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PROPAGANDE NOIRE ET DÉSINFORMATION AU COEUR DE L'ENGAGEMENT MILITAIRE FRANÇAIS Jean-François Dupaquier P.U.F. | Cités 2014/1 - n° 57 pages 37 à 51 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2014-1-page-37.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dupaquier Jean-François, « Propagande noire et désinformation au coeur de l'engagement militaire français », Cités, 2014/1 n° 57, p. 37-51. DOI : 10.3917/cite.057.0037 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 14h49. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Taichung Institute of Technology - - 163.17.131.247 - 30/04/2014 14h49. © P.U.F.

Propagande noire et désinformation au c?ur de l'engagement militaire français

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PROPAGANDE NOIRE ET DÉSINFORMATION AU COEUR DEL'ENGAGEMENT MILITAIRE FRANÇAIS Jean-François Dupaquier P.U.F. | Cités 2014/1 - n° 57pages 37 à 51

ISSN 1299-5495

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Cités, 2014/1 n° 57, p. 37-51. DOI : 10.3917/cite.057.0037

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Cités 57, Paris, puf, 2014

Propagande noire et désinformation au cœur de l’engagement militaire français

Jean-françois Dupaquier

Dans les années qui suivirent le génocide des Tutsi du Rwanda, les révé-lations des médias sur l’implication de l’armée française dans le soutien au régime du président Juvénal Habyarimana provoquèrent un trouble crois-sant dans l’opinion publique. Le point d’orgue fut la longue enquête du journaliste Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro en janvier 1998. Que des militaires français fussent mis en cause dans le quotidien embléma-tique de la droite française montrait que des digues avaient cédé. Lionel Jospin venait de forger le concept de « droit d’inventaire » après les deux septennats de françois mitterrand. Premier ministre de cohabitation, il décida d’appliquer ce droit au « dossier Rwanda » en confiant sa gestion à Paul Quilès, ancien ministre socialiste de la Défense, alors président de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’assem-blée nationale. Ce dernier organisa à partir du 3 mars 1998 une « mission d’information » qui auditionna de nombreux universitaires, officiers ou acteurs politiques et compila un gros corpus documentaire. Ses conclusions (3 tomes, 4 volumes) furent rendues publiques le 15 décembre 1998.

Si l’État n’avait d’autre choix que la transparence pour apaiser l’émo-tion publique, le dessein n’était pas moins audacieux. Pour la première fois, les parlementaires examinaient le processus de décision dans deux « domaines réservés » du chef de l’État qui s’étaient juxtaposés au Rwanda : la politique africaine et l’emploi des forces. Bien que le huis-clos ait protégé les auditions des responsables du Renseignement français, les par-lementaires attentaient aussi à la sacralité de la DGSE et de la DRm. Les

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députés de droite de la mission Quilès supportaient mal ces atteintes à ce qu’ils considéraient comme des valeurs fondamentales du gaullisme1. Espérant – vainement – se concilier leur vote final, Paul Quilès fit atténuer les critiques visant françois mitterrand et la « Cellule afrique » de l’Élysée. mais les conclusions du Rapport restèrent relativement sévères : « Erreurs d’appréciation », « coopération militaire trop engagée », « sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais », « dys-fonctionnements institutionnels2 », etc.

Le principal de ces dysfonctionnements était l’argument invoqué pour justifier l’opération militaire « noroît », à savoir : défendre l’intégrité ter-ritoriale du Rwanda face à une « agression étrangère » venue d’Ouganda3. L’attaque menée par le front patriotique rwandais (fPR) à compter du 1er octobre 1990 sortait, il est vrai, de l’épure habituelle des rébellions. Des Tutsi rwandais, chassés de leur pays et parqués en Ouganda après la Révolution « socio-raciale » de 1959, s’étaient massivement enrôlés dans la rébellion de Yoweri museveni et avaient contribué à sa prise du pouvoir en 1986. S’ils espéraient ne plus être traités en parias, ils durent déchanter. L’État ougandais refusait toujours de les naturaliser et, aux postes émi-nents qu’ils avaient acquis dans l’armée nationale (nRa), ils étaient les cibles de contestations xénophobes de plus en plus virulentes. D’autant qu’un Plan d’ajustement Structurel (PaS) de la Banque mondiale contrai-gnait l’Ouganda à démobiliser la moitié de ses effectifs militaires – les « Rwandais » étant les premiers visés. Le chef de l’État ougandais ferma les yeux sur le plan de désertion de ses compagnons de route qui se bapti-sèrent Inkotanyi (du nom d’une armée royale connue pour son intrépidité). Il n’ignorait certainement pas qu’ils « emprunteraient » du matériel mili-taire pour reconquérir par la force une place dans leur pays d’origine.

Cette issue aux graves problèmes internes que connaissait l’Ouganda faisait-elle de ce pays et de son armée les « agresseurs étrangers du Rwanda » ? C’était la thèse du chef de l’État rwandais, qui avait multiplié les obstacles à un règlement pacifique du retour de ses réfugiés. Dans un message à la

1. Dans une explication de vote justifiant leur refus d’avaliser les conclusions de la mission, les députés de droite dénoncèrent des « propositions allant jusqu’à la réforme de la Constitution, la modification de l’ordonnance de 1959 portant organisation générale de la Défense ou le fonc-tionnement des services de renseignements français ». mission d’Information Parlementaire (mIP), Rapport, Tome I, p. 386.

2. Ibid., pp. 337-353.3. Officiellement, l’intervention militaire était « humanitaire » et avait pour but de « protéger

les expatriés ».

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nation prononcé le 5 octobre 1990, au lendemain d’une fausse attaque de Kigali ayant servi de prétexte à quelque 8 000 arrestations de « suspects », Juvénal Habyarimana reconnut que l’attaque des Inkotanyi avait échoué. mais il prétendit : « l’ennemi a choisi de s’infiltrer en petits, parfois tout petits groupes dans le pays [...] pour essayer de jeter le trouble et le désarroi dans l’esprit de la population [...] surtout à Kigali. [...]. C’est ainsi que les quelques affrontements dont les habitants de Kigali ont entendu les bruits caractéristiques cette nuit ont eu lieu. » Et il conclut : « Cette trahison dépasse notre entendement 4 ».

Conforté par l’arrivée de plusieurs centaines de militaires français, le régime entendait à la fois diaboliser « l’ennemi intérieur » tutsi et pro-voquer un sursaut national. Cette posture laissait les observateurs occi-dentaux sceptiques. De nombreux journalistes occidentaux arrivés à Kigali dénonçaient déjà les violations des droits de l’Homme. L’Événement du Jeudi interpella l’Élysée : « À la suite de la révolution de 1959, le Rwanda s’est doté d’une législation raciale très sévère. [C’]est le dernier pays du monde après l’afrique du Sud à inscrire l’appartenance ‘‘raciale’’ des habi-tants sur les cartes d’identité. [...]. Depuis, les appels à la délation de la radio gouvernementale, les rafles et les exécutions sommaires se succèdent sous les yeux des militaires français et belges5. »

En 1998, les rapporteurs de la mission Quilès noteront que « l’ambas-sadeur de france à Kigali, Georges martres, a également souligné les risques de violences ethniques. Il a notamment adressé, le 15 octobre 1990, au Quai d’Orsay et au Chef d’état-major particulier du Président de la République, l’amiral Jacques Lanxade, le télégramme suivant : “La popu-lation rwandaise d’origine tutsie pense que le coup de main militaire a échoué dans ses prolongements psychologiques... Elle compte encore sur une victoire militaire, grâce à l’appui en hommes et en moyens venus de la diaspora. Cette victoire militaire, même partielle, lui permettrait d’échap-per au génocide”6. »

Par la suite, les analyses de l’ambassadeur et de son attaché de défense se rapprocheront très vite de la thèse officielle, en minorant ou « oubliant » les pogroms de Tutsi orchestrés par le régime. Les critiques de la presse internationale avaient mis dans l’embarras l’ambassadeur de france au

4. message à la nation du Chef de l’État le 5 octobre 1990 à la suite de l’attaque perpétrée contre le Rwanda, 1/10/1990, copie aux missions diplomatiques.

5. « Rwanda : Que fait l’armée française ? », L’Événement du Jeudi, 11-17 octobre 1990.6. mIP, op. cit., pp. 134-135.

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moment où Bruxelles prenait ses distances avec le régime. une situation qui inquiétait le chef du Renseignement militaire, le lieutenant-colonel anatole nsengiyumva. Ce brillant militaire du nord âgé de 40 ans était l’un des officiers rwandais les mieux formés à l’étranger. Sur ses épau-lettes il arborait l’étoile d’argent du breveté de l’uS army Command & General Staff College7 (CESC). Il était l’un des rares officiers rwandais à avoir participé à deux reprises aux sessions de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale (IHEDn) à Paris8. Ce partenariat avait été expéri-menté deux ans plus tôt par le lieutenant-colonel Théoneste Bagosora9. Ces sessions dispensent toujours une formation très pointue au profit d’auditeurs africains « qui occupent des postes de haute responsabilité militaire10 ». Les auditeurs étaient notamment initiés à la doctrine de la guerre psychologique, « guerre anti-subversive », encore appelée « guerre totale » : un corpus conceptualisé par les militaires français durant la guerre d’Indochine, puis expérimenté à une grande échelle tout au long des « événements » d’algérie. Le journaliste David Servenay et l’analyste militaire Gabriel Periès ont retrouvé les travaux menés par des officiers et élèves-officiers rwandais sur cette doctrine, notamment dans les archives de l’école supérieure militaire de Ruhengeri où le colonel nsengiyumva dispensait des cours11. Le scénario est connu : face à une guérilla qui espère agir « comme un poisson dans l’eau », il s’agit de gagner la guerre en terro-risant et contrôlant les populations par un quadrillage confié aux militaires et à des milices d’autodéfense, par la mise en place de hiérarchies parallèles et par la guerre psychologique qui inclut tous les degrés de la propagande et de la désinformation.

Déjà le 7 octobre 1990, anatole nsengiyumva avait rédigé une note d’analyse sur « la sécurité et intérieure et extérieure du pays12 », observant le flottement sémantique du régime. Il se demandait s’il fallait considérer que

7. Le 2 juin 1988, anatole nsengiyumva obtint le diplôme du collège militaire de fort Leavenworth, au Kansas.

8. anatole nsengiyumva – alors commandant – et le major félicien muberuka participèrent à la session de l’IHEDn organisée à Paris du 7 au 25 mai 1984. archives du ministère de la Défense, Kigali.

9. Paris, du 19 avril au 7 mai 1982.10. note du major Rusatira, chef du cabinet du ministre de la Défense nationale, Kigali,

21/2/1984.11. David Servenay et Gabriel Périès, Une Guerre Noire : Enquête sur les origines du génocide

rwandais (1959-1994), Paris, La Découverte, 2007.12. anatole nsengiyumva, « note sur la sécurité et intérieure et extérieure du pays »,

7/10/1990.

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l’attaque du 1er octobre 1990 s’inscrivait dans la continuité de l’agitation historique de l’unaR, le vieux mouvement politique monarchiste tutsi, ou bien si elle devait apparaître comme une agression délibérée du régime ougandais. alors que l’offensive militaire du mouvement rebelle tournait à la débâcle, le colonel reconnaissait le dilemme : « La situation qui prévaut dans notre pays est TRÈS préoccupante ». anatole nsengiyumva observait que les attaquants étaient pour une grande part des réfugiés tutsi, mais qu’on y dénombrait aussi « certains HuTu avides d’argent ou d’aventure, qui, pour une raison ou une autre, veulent, à tout prix, faire tomber le régime en place, afin de satisfaire [à] leurs propres desseins ». Passant en revue les difficultés intérieures du Rwanda, « problème ethnique, régio-nalisme, affairisme, clientélisme, problème des réfugiés, crise économique, etc. », le colonel nsengiyumva ne voyait pas d’autre issue positive à la crise que l’intervention militaire des alliés traditionnels du Rwanda. au moment où il rédigeait sa note, les militaires français, belges et zaïrois étaient arrivés. « La coopération militaire avec des pays amis pourrait nous aider à nous en tirer. Les secours sont arrivés juste à temps, à mon avis, plus tard, c’était trop tard », concluait le chef du G2.

Les interventions militaires françaises en afrique revenaient tradition-nellement aux troupes de marine (les ex-« troupes coloniales », devenues aujourd’hui l’ossature des « forces spéciales »), y compris leur comman-dement. Le colonel Jean-Claude Thomann, alors à la tête du 8e Régiment de parachutistes d’infanterie de marine (8e RPIma), fut nommé commandant opérationnel du détachement noroît. À l’issue de deux missions de reconnaissance effectuées à Butare les 27 et 28 octobre 1990, à Ruhengeri et Gisenyi les 30 et 31 octobre, Jean-Claude Thomann ne vit au Rwanda que « l’accueil enthousiaste des populations et des forces armées rwandaises réservé aux soldats français13 » et le soulagement de coopérants devant le déploiement de force : « Tous sont certains qu’en cas de troubles graves en ville, ni la population ni les rebelles ne s’atta-queraient à eux et à leur famille ». L’autosatisfaction du commandant opérationnel de noroît montrait surtout sa méconnaissance du Rwanda où toute expression collective se faisait sous le contrôle d’une adminis-tration omniprésente, particulièrement douée pour orchestrer les mani-festations « spontanées » de joie populaire. Le colonel Thomann ne fut pas, et de loin, le seul haut gradé français abusé par les « villages

13. mIP, op. cit., p. 132.

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Potemkine » de la propagande rwandaise, mais d’autres comprirent plus vite la désinformation. Commandant de l’Opération turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade sera en juin 1994 à son tour confronté à des foules en liesse acclamant les français : « Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR), infréquentable mais reconnu pour l’instant à l’Onu, a dressé un podium à Gisenyi pour nous accueillir. Ils clament que nous venons les sauver et invoquent le sort des populations hutu désemparées par le chaos qui règne au Rwanda pour nous compromettre. Ils tentent et tenteront encore de nous mouiller14. »

Derrière les « villages Potemkine » était tapie l’idéologie raciste qui a conduit au génocide. L’un des commandants de noroît, le colonel Tauzin (aujourd’hui général de réserve) en étale involontairement les ravages dans un livre autobiographique où il « demande justice pour la france et ses soldats » : « En “toile de fond” de ce conflit, il faut réaf-firmer que la violence est une constante des relations entre les deux ethnies rwandaises. [...] le terme de génocide serait inapproprié s’il n’y avait existence de singularités génétiques entre Hutu et Tutsi, et non de simples différences sociales comme cela a été dit et écrit15... » Il explique également que les Hutu ont colonisé le Rwanda avant Jésus-Christ, et que les Tutsi sont arrivés après l’apparition du Sauveur, ce qui conférerait un « droit au sol » exclusif aux premiers. Les consi-dérations « ethnographiques » de ce haut gradé des forces spéciales, nourri de clichés empruntés à une raciologie obsolète, sont souvent surprenantes. Elles montrent la prégnance de l’idéologie hamitique qui avait accompagné les premiers pas des explorateurs16 par le relais d’une « fraternité d’armes » avec les forces armées rwandaises (faR). Or ces dernières incarnaient, plus que tout autre corps d’État, la propagande et la pratique racistes du régime. Les faR ne toléraient officiellement dans leurs rangs aucun Tutsi. Il était interdit à un officier d’épouser une Tutsi (même si certains officiers supérieurs se dispensaient de cette règle implicite). La haine des Tutsi, voire le projet de les éradiquer, semblait une des « valeurs » les mieux partagées de l’armée gouver-nementale. Le général Jean Varret, chef de la mission militaire de

14. Général Jean-Claude Lafourcade, avec Guillaume Riffaud, Opération Turquoise, Paris, Perrin, 2010, pp. 78-79.

15. Général Tauzin, Rwanda : Je demande justice pour la France et ses soldats, Paris, Jacob-Duvernet, 2011, pp. 157-158.

16. Voir Jean-Pierre Chrétien et marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013.

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coopération au ministère de la Coopération à Paris, a ainsi entendu le colonel Rwagafilita lui déclarer lors d’une de ses visites au Rwanda : « Ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider17 ».

une certaine forme de « racisme de bon aloi » aveuglait les décideurs français sur l’agenda des « génocidaires ». Comme l’ont observé les parle-mentaires de la mission Quilès :

La situation rwandaise a été analysée à travers une grille de lecture traditionnelle, héritée de la décolonisation belge, qui fait du critère ethnique le critère explicatif prin-cipal des rapports sociaux et politiques.

C’est ainsi que le Président de la République, dans un entretien accordé le 9 septembre 1994, répondait lorsqu’on l’interrogeait sur le soutien de la france au Président Juvénal Habyarimana : « Son pays était à l’Onu et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C’est la france, au contraire, qui a facilité la négociation entre les deux ethnies18. »

une telle analyse, qui supposait que le concept de citoyenneté ne s’appliquait pas aux pays « du champ », laissait le champ libre aux mili-taires français au Rwanda. Le « piège ethnique » s’est vite refermé sur un corps expéditionnaire qui ne disposait que d’ordres d’opérations vagues et constamment changés19.

Si la décrépitude des faR amenait les militaires français à s’impliquer chaque mois davantage contre la rébellion, au risque d’un engagement direct20, elle masquait aussi les performances du Renseignement militaire rwandais (G2), bien décidé à appliquer toutes les ressources de la guerre psychologique. Il s’agissait de prouver aux français que l’armée ougan-daise (la nRa) participait elle-même aux incursions armées, comme ne cessait de le répéter le président Habyarimana. L’Élysée ne demandait qu’à être convaincu. Le 3 février 1991, l’amiral Jacques Lanxade qualifia

17. mIP, Tome I, Rapport, p. 276.18. Ibid., p. 340.19. Ibid., pp. 158-159.20. Comme l’a indiqué le colonel Didier Tauzin aux parlementaires, « les militaires français ont

dû rappeler à l’état-major rwandais les méthodes de raisonnement tactique les plus élémentaires, lui apprendre à faire la synthèse des informations, l’aider à rétablir la chaîne logistique pour apporter des vivres aux troupes, à préparer et à donner des ordres, à établir des cartes. Dans un tel contexte de reprise en main, il n’est guère étonnant que certains responsables militaires français aient pu avoir le sentiment de construire une armée, dont il fallait de surcroît s’assurer qu’elle serait régulièrement alimentée en munitions » (Ibid., p. 340).

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d’« offensive ougando-tutsie21 » une opération menée par la rébellion, un qualificatif qui n’avait rien d’anodin. Définir l’adversaire, c’est aussi se définir soi-même. Cet élément de langage inscrivait la france face à un adversaire ravalé au rang d’étranger et racialisé. « L’histoire des représen-tations est au cœur de l’histoire militaire en général et de celle des guerres en particulier22 », note frédéric Guelton, rédacteur en chef de la Revue historique des armées. Chez les militaires, l’identification sacrifie rarement au pragmatisme. Pour frédéric Guelton, le concept d’ennemi « est révé-lateur du poids de la représentation face à la réalité. [...] faire de “l’autre” un “ennemi” ne présente que des avantages. “L’ennemi” est clairement identifié, communément représenté, facilement identifié. Placé en posi-tion d’infériorité, porteur de valeurs intrinsèquement négatives, il ne peut y avoir de doutes sur le sort qui doit lui être réservé23 ». Le documenta-liste militaire et romancier nicolas Texier souligne également le poids de l’idéologie : « Les guerres de décolonisation et les doctrines communistes de guerre révolutionnaire [induisent] qu’une importance grandissante soit donnée à la propagande24 ».

Pour entraîner Paris dans une longue guerre contre des ennemis ima-ginaires « ougando-tutsi », le chef du G2 rwandais a imaginé une « pro-pagande noire » d’un type nouveau25. Selon les canons du genre, la propagande noire consiste à créer de toutes pièces un média ou un média-teur supposé émaner de l’ennemi et qui, par ses excès, va le discréditer vis-à-vis de ses propres troupes ou de la communauté internationale. La fabrication de bobards a été théorisée comme un art raffiné de la guerre depuis des millénaires avant de s’imposer, « au carrefour des techniques psycho-sociologiques [...] comme une invention, on n’ose écrire l’invention

21. amiral Lanxade, note au président de la République sous couvert du Secrétaire général, 3/2/1991, in Bruno Boudiguet (dir.), Rwanda. Les Archives « secrètes » de Mitterrand, Paris-Bondy, L’Esprit frappeur-aviso, sans date. Par la suite, nous nous référerons à ce volume de compilation de documents sous l’intitulé « archives mitterrand/Rwanda ».

22. frédéric Guelton, Revue historique des armées, Éd. Service historique de la Défense, n° 269, « L’Image de l’ennemi », Paris, 2012, Éditorial.

23. Idem.24. nicolas Texier, Ibid., « L’Ennemi intérieur », p. 52.25. La propagande grise se contente d’interposer un voile d’indétermination, c’est-à-dire

qu’on ne sait pas quelles sont les origines et l’appartenance de l’action de propagande. La propa-gande dite blanche est la propagande traditionnelle contre laquelle les personnes sont accoutumées à présenter des défenses. Définitions empruntées à Roger mucchielli, La Subversion, Paris, C.L.C, 1976, p. 25.

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du XXe siècle26 », observe le philosophe maurice mégret. Durant la Première Guerre mondiale les militaires français, abreuvés de ce type de propagande, avaient fini par s’en prémunir en lui trouvant une expression imagée : le « bourrage de crânes ». Par la suite, il fallut donc faire mieux. Les stages de « guerre psychologique » dans les écoles militaires mirent en valeur des méthodes beaucoup plus subtiles de désinformation. aux États-unis comme en france, le chef du Renseignement militaire rwandais en fut un bénéficiaire studieux et doué. Il mit sur pied un « centre d’intercep-tion radio » supposé capter les messages des radio-opérateurs rebelles, qui n’étaient que des bobards destinés principalement à tromper les français sur la nature « ougandaise » du front patriotique. Le trait de génie du colonel nsengiyumva fut d’associer le renseignement militaire français à la « formation » de cet opérateur, dont la production bénéficierait ensuite d’un label irrécusable27.

La nature « mixte » de l’armée patriotique, constituée à la fois d’ex-militaires de la nRa et de membres civils de la diaspora tutsi, rendait facile la désinformation car, comme le relève Sophie merveilleux du Vignaux, « désinformer n’est pas priver d’informations, mais prodi-guer une information frelatée28 ». Et quoi de mieux que de faux aveux pour servir de preuves ? Parmi les quelque cinq cents « comptes-rendus d’écoutes » du fPR, presque le tiers a été fabriqué pour documen-ter sa nature « ougando-tutsi » : « attention, car l’ennemi a déjà pris connaissance de notre déploiement le long de la frontière sur tous les fronts29 ». Sous-entendu : le fPR se trouve du côté ougandais de la fron-tière. « Vous informe que vers 8h30 l’ennemi a attaqué nos positions entre Sabyinyo et muremure au mortier et 120 mm et au katiusha. [Des secteurs situés en Ouganda]. apprêtez-vous à toujours coopérer avec l’armée locale [la nRa]30 ». « nos gens sont préparés par spécialistes de l’armée locale dans les endroits camouflés comme consignée afin de pouvoir faire front commun avec ladite armée31 ».

26. maurice mégret, La Guerre psychologique, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 1963, p. 6.27. Sur la genèse et le fonctionnement du centre d’interception du G2 rwandais, voir Jean-

françois Dupaquier, L’Agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi, ex-espion rwandais, Paris, Karthala, 2010.

28. Sophie merveilleux du Vignaux, Désinformation et services spéciaux, monaco, Éd. du Rocher, 2007, p. 15.

29. COmDT OPS GIS, 16/05/91. 30. Ibid., 18/05/91.31. Ibid., 19/05/91.

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Dans d’autres messages, la présence du fPR en Ouganda est « prouvée » en creux par les incursions des forces gouvernementales rwandaises qui ne peuvent les combattre qu’en violant la frontière : « À Gatuna Ouest [en Ouganda] nos positions se tiennent bien pour le moment malgré que nous craignions encore la nouvelle stratégie de l’ennemi qui nous pour-suit au-delà de ses frontières32 ». « Suivant informations reçues des gens, l’ennemi prépare une attaque contre nous à partir du Zaïre et entrer en Ouganda derrière Sabyinyo ou à partir du bas de Sabyinyo33 ». « Suivre de près le mouvement de l’ennemi de peur qu’il ne vous attaque et détruise vos positions. Voilà que ce dernier temps il ne craint plus de violer le terri-toire étranger. [...] On devait donc le savoir et agir en conséquence. nous avons perdu beaucoup de gens ces derniers temps surtout à Kamwezi34 [une ville ougandaise] ». La violation des frontières est un thème récurent, le G2 « prouvant » par là-même que les faR ne peuvent combattre le fPR qu’en intervenant en Ouganda : « L’ennemi connaît déjà tous nos projets et n’a plus peur de violer les frontières. alors si vous continuerez à vous comporter comme avant en vous assurant que vous vous trouvez là où l’ennemi ne peut oser vous attaquer [sinon] vous serez tous exterminés (sic). mettez-vous toujours en tête que vous êtes au front de la même façon que quand nous avions la région en face de Kamwezi. Que l’ennemi peut vous surprendre d’un moment à l’autre35. »

Les allégations de participation de la nRa aux entraînements et aux combats des « rebelles » étaient plus ou moins appuyées selon les nécessités de l’agenda de désinformation. Il y eut, par exemple, un pic de fausses interceptions fin mai et début juin 1991, au moment où la fable se nour-rissait d’un nouveau thème : le fPR cherchait à provoquer un incident de frontière pour aboutir à un conflit interétatique. Ce fut juste avant la conférence d’abuja qui donna l’occasion au président Habyarimana de se poser en victime et de tenter d’intoxiquer l’attaché militaire français. Observons l’un de ces faux messages :

Comme convenu nos positions ont été déplacées un peu plus loin de la frontière. Les troupes de l’armée locale [la nRa] chargées de contrôler les frontières et douanes feront désormais la reconnaissance en notre faveur. [...] Les troupes de l’armée régu-lière affectées avec nous et qui arrivent cette nuit doivent être encadrées sans complexe.

32. COmDT OPS muTaRa, 23/05/91.33. Ibid., 24/05/91.34. COmDT OPS GISEnYI, 25/05/91.35. Ibid., 09/05/91.

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Les exercices d’ensemble [nda : donc « ougando-tutsi »] se feront intensivement à par-tir de demain sur toutes nos positions. [...] Les troupes de l’armée régulière affectées chez nous sont arrivées à deux heures du matin. OK, OK, comme convenu vous com- mencez directement les exercices. Vous verrez tout désormais sous l’étiquette de l’armée régulière et celui qui vous agressera sur vos positions provoquera immédiatement le chef [Yoweri museveni]. Les motifs pour que le chef puisse intervenir en notre faveur doivent être trouvés par tous les moyens. Vous devrez continuer à provoquer l’ennemi par des sabotages et l’obliger à violer le territoire36.

Les membres du « poste » français à Kigali se sont sans doute demandé en public pourquoi la puissante armée « ougando-tutsi » ne se décidait pas à culbuter les faR, car les « interceptions » du colonel nsengiyumva répondent à cette interrogation. La rébellion serait un agrégat de gangs de voyous, lâches et prêts à s’étriper : « De Byakatonda pour coordinateur des opérations, information Kagamé : je m’étonne de voir toujours vos hommes et le haut commandement sur le sol ougandais alors que la lettre de Kurd [?] ainsi que les messages y relatifs sont clairs. Dès réceptions de ce message, devoir bouger vos hommes à l’intérieur du pays ennemi dans un délai de 24 heures. Si vous n’entrez pas je serai obligé de couper votre ravitaillement ou de vous attaquer37. »

La spécialiste du Renseignement Sophie merveilleux du Vignaux a eu accès à un texte fondamental de Guy Durandin, expert français de guerre psychologique, « La désinformation, analyse du concept38 ». Elle a résumé la classification des objectifs poursuivis par ce type d’action clandestine. Vis-à-vis de l’opinion publique considérée comme « amie », il faut conforter l’idée que le pouvoir politico-militaire est digne d’estime et qu’il faut garder courage, ne pas relâcher ses efforts, conserver bonne conscience dans le combat, se persuader que l’ennemi est destiné à être vaincu et que l’on combat pour une cause juste. Pour ce faire, présenter l’ennemi comme criminel, faible, dirigé par des chefs cruels, abjects, dia-boliques, est une des règles de base. Il faut également attiser la haine contre l’ennemi. Vis-à-vis de ce dernier, il faut marteler l’idée qu’il est vaincu d’avance, le persuader qu’il lui faut se rendre ou se révolter contre ses chefs. Et, en règle générale, utiliser tous les moyens possibles pour le démoraliser. Selon Sophie merveilleux du Vignaux, « transposée aux

36. Ibid., 30/05/91.37. COmDT OPS mutara, 08/06/91.38. Guy Durandin, « La désinformation, analyse du concept », Paris, SIRPa, décembre

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services spéciaux, cette typologie est également recevable [et] un large éventail d’objectifs peut être accessible par ce biais39 ».

Le chef du G2 rwandais ne procédait pas autrement. Si l’on en croit les comptes-rendus d’écoute, la situation militaire et la moralité des rebelles posaient chaque jour davantage de problèmes : « Cette fois-ci les problèmes commencent à naître au sein de nos troupes. Il y a peu d’entente entre nos soldats et ceux de l’armée nationale [la nRa]. Il y a encore les problèmes de libertinage [les viols]. Les soldats de l’armée nationale ne se soumettent à qui que ce soit et ne suivent aucun ordre donné. Ils vont même jusqu’à introduire des écrits subversifs dans nos camps40. »

L’un des principaux écueils de cette opération de désinformation tenait à la disproportion évidente entre les armées de Yoweri museveni et de Juvénal Habyarimana. malgré la formation assurée notamment par le DamI, les faR restaient peu performantes. Le général Didier Tauzin qui a commandé la force noroît en 1993, a été frappé par cette faible aptitude à relever les défis de la guerre : « Soldats débonnaires, trop gras, débraillés et manifestement inaptes au combat41 ». Les « boys » de l’armée ougan-daise, disciplinés, bien encadrés, endurcis par des années de lutte, dotés de matériel lourd, d’avions de chasse et d’hélicoptères de combat42, n’auraient fait qu’une bouchée des forces armées rwandaises, trois fois moins nom-breuses et peu motivées. Que le choc des deux armées ne produise qu’un conflit de basse intensité marqué par une kyrielle de petits accrochages n’était guère crédible.

Presque un quart de siècle après le début de l’intervention militaire au Rwanda, la plus grande partie des documents militaires et diploma-tiques français reste inconnue des chercheurs et du public. Les « archives mitterrand », conservées à l’Institut du même nom, semblent avoir été expurgées de tout ce qui pourrait incriminer Hubert Védrine, lequel, à l’issue de ses tête-à-tête avec un président de la République aux facultés obérées par le cancer, semble avoir joué un rôle souvent prééminent43. Questionné en 1998 par le rapporteur de la « mission Quilès », le direc-teur de l’administration générale du Quai d’Orsay a prétendu que presque tous les télégrammes diplomatiques (TD) chiffrés, envoyés par le « poste »

39. Sophie merveilleux du Vignaux, Désinformation et services spéciaux, op. cit., p. 29.40. Ibid., 21/06/91.41. Général Tauzin, Rwanda : Je demande justice pour la France et ses soldats, op. cit., p. 32.42. Voir Pascal Boniface (dir.), L’Année stratégique 1991, Paris, Stock, 1991.43. Voir infra.

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de Kigali avaient été égarés44. une forme d’autocensure s’est surajoutée à la mauvaise volonté (mauvaise foi ?) générale : quatre-vingt-dix TD déclassi-fiés de l’année 1991 et communiqués à la mission d’information parlemen-taire n’ont été ni publiés ni même commentés, alors qu’ils démontrent que l’ambassadeur de france et l’attaché militaire français au Rwanda étaient la cible d’une énorme opération de désinformation de la part de leurs pro-tégés des faR. Que la DGSE n’ait alors pas identifié cette manipulation ou se soit abstenue, à notre connaissance, de mettre en garde militaires et diplomates français, constitue une autre source d’étonnement.

Ces télégrammes diplomatiques « oubliés » couvrent la période du 4 juillet au 30 décembre 1991, soit en moyenne un compte-rendu tous les deux jours. Ils sont cosignés par l’ambassadeur Georges martres et par l’attaché militaire – le colonel René Galinier – puis très vite le colonel Bernard Cussac. Le diplomate et le militaire attribuent la valeur C3 aux informations qu’ils déclarent issues de l’état-major de l’armée rwandaise et vis-à-vis desquelles ils ne formulent aucune critique. Le colonel Cussac a-t-il été jugé plus malléable que son prédécesseur par le G2 rwandais ? À compter du 6 août, les TD font référence à « l’écoute des fréquences rebelles » et celui du 6 août cite un passage d’une supposée interception émanant de Gisenyi le 29 juillet dont nous avons la copie.

Pas plus dans ce TD que dans les suivants les deux signataires n’émettent de réserves sur la source, toujours créditée d’une valeur « C3 ». ainsi ce TD du 8 août 1991 : « Source : messages captés par les faR. Les chefs rebelles ont ordonné un cessez-le-feu équivoque car, dans le même temps, ils ont enjoint à leurs unités de poursuivre les actes de sabotage, la pose de mines et les opérations de ravitaillement en territoire rwandais. »

En écrivant le scénario et la distribution du flot de désinformation bap-tisé « écoutes des radios rebelles », le colonel nsengiyumva s’était octroyé une influence politique et diplomatique considérable. À peu près tout le monde pouvait, à un moment, être sa dupe. Cette subversion insidieuse s’inscrivait dans le moins connu des trois genres de la désinformation : la propagande noire, qui cherche à tromper l’adversaire sur l’origine ou l’appartenance de l’action de propagande.

La « propagande noire » reste enseignée à l’École de Guerre et à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDn) à Paris, qu’a fréquentés le lieutenant-colonel nsengiyumva entre 1984 et 1990. Le formateur est

44. ministère des affaires Étrangères, Jean némo à Bernard Cazeneuve, 29/06/1998.

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toujours assuré d’un petit succès lorsqu’il aborde l’exemple le plus pitto-resque et le mieux documenté de ce genre de propagande : la fausse radio nazie Soldatensender Calais45 qui émettait depuis le territoire britannique durant la Seconde Guerre mondiale. L’inventeur de cette radio, le jour-naliste Sefton Delmer, avait une connaissance intime de l’allemagne et d’adolf Hitler, qu’il fut le premier Britannique à interviewer. Parlant par-faitement l’allemand, il organisa pour le Renseignement britannique cette fausse radio nazie supposée relayer les récriminations du soldat de base de la wehrmacht contre ses chefs intransigeants et corrompus : « Les émis-sions ne devaient pas donner l’impression qu’on s’adressait au public. [...]. Je voulais faire croire aux auditeurs qui surprenaient, eux aussi, mes émis-sions, qu’elles ne leur étaient pas destinées. En tournant les boutons de leur appareil, ils se trouvaient soudain mêlés à ce qui paraissait être les signaux d’une organisation clandestine militaire, transmettant ses instructions codées, de cellule en cellule46. »

« Radio Calais-armée allemande » mêlait habilement informations vraies – diffusées avant les médias officiels nazis – et bobards, de telle sorte que même ceux qui soupçonnaient ses véritables promoteurs l’écoutaient, persuadés d’être en mesure de démêler le vrai du faux. Le ton de la radio noire a fait beaucoup pour son succès subversif auprès des militaire et civils allemands. Il se présentait comme une série de conversations familières d’opérateurs47. Le génie de Sefton Delmer fut d’avoir également campé le personnage principal du scénario en la personne du Chef : « Je décidai que le chef d’orchestre inconnu serait présenté sous le nom de “Der Chef” – Le Chef. Ce qui était le titre que les membres de son entourage donnaient à Hitler [...] en 1932-193348 ». « Radio Calais-armée allemande » qua-lifiait évidemment les bombardements alliés « d’attaques terroristes ». La grossièreté du propos vis-à-vis de ce qui était appelé de façon lancinante « pays ennemi » et aussi de ses chefs (Churchill était qualifié de « pied-plat d’enfant de putain de vieux juif ») ne pouvait pas laisser imaginer qu’un Britannique forcément respectueux de ses institutions en écrivait le script.

La similitude des fausses interceptions du front patriotique rwandais et des méthodes ou citations exposées par Sefton Delmer fait supposer que

45. « Radio Calais-armée allemande ».46. Sefton Delmer, Opération radio noire, Black boomerang, Paris, Stock, 1963, p. 66.47. « Entre les messages chiffrés, un Prussien coriace de la vieille école se servirait du micro

pour donner aux membres de l’organisation ses commentaire salaces, caustiques, brutaux sur la conjoncture. » (Idem).

48. Ibid., p. 67.

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Page 16: Propagande noire et désinformation au c?ur de l'engagement militaire français

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Propagande noireet désinformation

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non seulement le colonel nsengiyumva avait retenu les leçons de l’École de Guerre française mais qu’il avait fait de l’ouvrage Opération radio noire son livre de chevet, au point d’utiliser le concept « Le Chef » comme un hommage discret à son maître en propagande.

Les parlementaires de la mission Quilès se sont longuement interro-gés, en 1998, sur les lacunes du Renseignement français – DGSE puis DRm –, sans prendre conscience de l’importance de la propagande noire dont l’armée et la diplomatie française furent les cibles entre 1990 et 1994. Ce n’est pas faute pourtant qu’ils se soient posé des questions :

Comment des faits bruts, des informations d’ambiance sont-ils collectés et analysés et par quelles structures ? Comment ensuite contribuent-ils au niveau supérieur de l’État à l’élaboration d’une doctrine, d’une stratégie, d’une décision ? Dans le cas de la gestion de la crise rwandaise, la multiplicité des intervenants a fait coexister différents circuits hiérarchiques qui ont compliqué encore un peu plus une situation déjà fort complexe49.

Le 15 décembre 1998, Paul Quilès, présentant le rapport aux médias, n’excluait pas de poursuivre les investigations si des « éléments nouveaux » apparaissaient. Vingt ans après la catastrophe de 1994, et alors que la polé-mique n’a pas cessé sur le rôle de l’Élysée dans une guerre civile préten-dument « étrangère » qui allait conduire au génocide des Tutsi du Rwanda, ce réexamen semble d’actualité.

49. mIP, op. cit., p. 349.

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