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Psychanalyse et science Sur le zinc avec Karl Popper ou de l’inconvénient d’accommoder les fraises comme les échalotes Et tout d’abord, qu’est-ce qu’une science au sens propre du terme? On peut soutenir (à la suite, par exemple, du physicien Jean Bricmont, Université de Louvain) qu’à strictement parler une démarche intellectuelle ne mérite le nom de scientifique que si elle peut se plier aux exigences de la méthode expérimentale. Dans ce cas, les sciences humaines doivent d’emblée déclarer forfait. À leur niveau en effet – quelles que soient les ruses méthodologiques déployées – le chercheur, peu ou prou, fait toujours lui-même partie du phénomène étudié. Ceci par le seul fait de son appartenance à l’espèce humaine. Tel le docteur Roger Ackroyd, dans le roman d’Agatha Christie, il enquête sur un meurtre qu’il a lui-même commis. S’il veut remédier à ce biais dans l’observation, le voilà confronté à un cruel paradoxe : plus il tente de prendre du recul pour atteindre malgré tout à l’objectivité, plus il sabre dans la complexité du champ pour le rendre expérimentable (formaté en variables permettant mesures et contre-épreuves), plus l’objet de son étude finit par lui échapper. C’est ainsi que le champ du désir en arrive à se confondre avec celui de l’érection, et qu’il ne reste bientôt plus entre les doigts du chercheur qu’un bout glacé de la queue du lézard… Ni lui, ni le reptile, ni la poésie, ni la rigueur, ne gagnent grand chose à ce tour de passe-passe. Tout au plus glane-t-il au passage quelque habileté technologique, trop souvent confondue avec le savoir scientifique lui-même. Allons-nous dès lors clore le débat sur une provocation du style : Tout ce qui est rigoureux est insignifiant ? Ou plus joliment, avec le poète victorien Alfred Tennyson - un ami du logicien Lewis Carroll - conviendrons-nous de ce que Rien de ce qui en vaudrait la peine, ne peut être ni prouvé, ni infirmé ? Je me demande ce que Freud (1856-1939) aurait pensé d’une telle assertion — lui qui tentait d’éclairer sans le saccager le cœur même de la nature humaine, tout en se montrant «poppérien» dans l’âme dès avant la naissance de Karl Raimund à Vienne, en 1902. Que Freud, fils du positivisme et rompu aux exigences du laboratoire, ait été méthodologiquement un «bon» poppérien est une autre histoire. Mais il faut convenir avec regret de ce qu’en matière de psychanalyse, Sir Karl ne fut lui-même qu’un assez médiocre poppérien… En réalité, sans avoir pris la peine de vraiment l’examiner, il ne s’intéressa jamais à elle qu’en tant qu’illustration négative du noyau dur de son épistémologie : le critère de réfutabilité (et non de «falsification», comme nous incite à le dire un faux ami). Adolf Grünbaum - un autre épistémologue, critique envers la scientificité de l’œuvre freudienne - se montre sévère avec Popper à cet égard. Mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle, car là où Popper conclut à la non-scientificité de la théorie psychanalytique en vertu de sa non-réfutabilité, Grünbaum, après avoir montré qu’elle était testable et réfutable, aboutit plutôt à sa réfutation. Du moins, au niveau de sa testabilité «intraclinique». Notons que Popper se garde de confondre scientificité et vérité, mais ce n’est là qu’une maigre consolation. Pour Freud la psychanalyse était une entreprise scientifique et, tant du point de vue de Popper que de celui de Grünbaum, elle semble à ce niveau avoir échoué. Comment expliciter ce qui précède pour mieux saisir la nature des enjeux? Est-il possible de décaler le regard pour opposer aux deux épistémologues de renom une autre entrée en matière

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Sur le zinc avec Karl Popper ou de l’inconvénient d’accommoder les fraises comme les échalotes Comment expliciter ce qui précède pour mieux saisir la nature des enjeux? Est-il possible de décaler le regard pour opposer aux deux épistémologues de renom une autre entrée en matière

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Psychanalyse et science Sur le zinc avec Karl Popperou de l’inconvénient d’accommoder les fraises comme les échalotes

Et tout d’abord, qu’est-ce qu’une science au sens propre du terme? On peut soutenir (à la suite, par exemple, du physicien Jean Bricmont, Université de Louvain) qu’à strictement parler une démarche intellectuelle ne mérite le nom de scientifique que si elle peut se plier aux exigences de la méthode expérimentale. Dans ce cas, les sciences humaines doivent d’emblée déclarer forfait. À leur niveau en effet – quelles que soient les ruses méthodologiques déployées – le chercheur, peu ou prou, fait toujours lui-même partie du phénomène étudié. Ceci par le seul fait de son appartenance à l’espèce humaine. Tel le docteur Roger Ackroyd, dans le roman d’Agatha Christie, il enquête sur un meurtre qu’il a lui-même commis. S’il veut remédier à ce biais dans l’observation, le voilà confronté à un cruel paradoxe : plus il tente de prendre du recul pour atteindre malgré tout à l’objectivité, plus il sabre dans la complexité du champ pour le rendre expérimentable (formaté en variables permettant mesures et contre-épreuves), plus l’objet de son étude finit par lui échapper. C’est ainsi que le champ du désir en arrive à se confondre avec celui de l’érection, et qu’il ne reste bientôt plus entre les doigts du chercheur qu’un bout glacé de la queue du lézard… Ni lui, ni le reptile, ni la poésie, ni la rigueur, ne gagnent grand chose à ce tour de passe-passe. Tout au plus glane-t-il au passage quelque habileté technologique, trop souvent confondue avec le savoir scientifique lui-même.

Allons-nous dès lors clore le débat sur une provocation du style : Tout ce qui est rigoureux est insignifiant ? Ou plus joliment, avec le poète victorien Alfred Tennyson - un ami du logicien Lewis Carroll - conviendrons-nous de ce que Rien de ce qui en vaudrait la peine, ne peut être ni prouvé, ni infirmé ? Je me demande ce que Freud (1856-1939) aurait pensé d’une telle assertion — lui qui tentait d’éclairer sans le saccager le cœur même de la nature humaine, tout en se montrant «poppérien» dans l’âme dès avant la naissance de Karl Raimund à Vienne, en 1902. Que Freud, fils du positivisme et rompu aux exigences du laboratoire, ait été méthodologiquement un «bon» poppérien est une autre histoire. Mais il faut convenir avec regret de ce qu’en matière de psychanalyse, Sir Karl ne fut lui-même qu’un assez médiocre poppérien… En réalité, sans avoir pris la peine de vraiment l’examiner, il ne s’intéressa jamais à elle qu’en tant qu’illustration négative du noyau dur de son épistémologie : le critère de réfutabilité (et non de «falsification», comme nous incite à le dire un faux ami). Adolf Grünbaum - un autre épistémologue, critique envers la scientificité de l’œuvre freudienne - se montre sévère avec Popper à cet égard. Mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle, car là où Popper conclut à la non-scientificité de la théorie psychanalytique en vertu de sa non-réfutabilité, Grünbaum, après avoir montré qu’elle était testable et réfutable, aboutit plutôt à sa réfutation. Du moins, au niveau de sa testabilité «intraclinique». Notons que Popper se garde de confondre scientificité et vérité, mais ce n’est là qu’une maigre consolation. Pour Freud la psychanalyse était une entreprise scientifique et, tant du point de vue de Popper que de celui de Grünbaum, elle semble à ce niveau avoir échoué.

Comment expliciter ce qui précède pour mieux saisir la nature des enjeux? Est-il possible de décaler le regard pour opposer aux deux épistémologues de renom une autre entrée en matière

psychanalytique ? Je pense que oui. Revenons donc un peu en arrière pour éclairer des concepts importants et sans doute plus simples qu’il n’y paraît. En réalité, Popper (contrairement à Grünbaum) ne s’est jamais réellement intéressé à la psychanalyse. Elle lui a seulement servi de contre-exemple pour établir, au moyen du concept de réfutabilité, un critère de démarcation entre vraies et fausses sciences. Ainsi, après avoir considéré trois construction théoriques globalisantes et hautement spéculatives – celle de Freud, celle de Marx et celle d’Einstein – Popper en arrive-t-il à se dire que seule la théorie de la relativité mérite le nom de démarche scientifique (qu’elle soit vraie ou fausse) car, dans ce trio, elle seule permet d’imaginer une épreuve susceptible de l’infirmer. La théorie psychanalytique au contraire, confrontée à un fait paraissant la contredire, pourra toujours le retourner comme une crêpe : elle semble immunisée contre toute tentative de réfutation. Ainsi, une interprétation concernant un pan de réalité sexuelle refoulée sera tantôt acceptée par l’analysant - ce qui en confirme la justesse - tantôt rejetée par lui — cette «résistance» attestant de son côté la présence du refoulement ciblé par l’interprétation… Du point de vue clinique, ceci est parfaitement crédible. D’un point de vue théorique, il n’y a là rien d’incohérent. La définition même des processus inconscients implique qu’ils échappent à la logique aristotélicienne : la théorie de l’inconscient - parfaitement logique dans son exposé - implique qu’en ce registre tout puisse se dire et son contraire. Pratiquement, cela signifie que l’épistémologue de terrain, s’il aborde les Freudian Hills par le versant clinique individuel, risque de déboucher sur un paysage du style «Face je gagne, pile tu perds», «Heads I win, Tails you lose» — ce qui n’est pas vraiment sa tasse de thé. Si non démoralisé, il aborde en outre le terrain épidémiologique, il se verra alors confronté à des résultats très peu convaincants. Par exemple, si le lien établi par Freud entre paranoïa et refoulement de l’homosexualité est pertinent, on devrait s’attendre à trouver proportionnellement moins de paranoïaques dans les sociétés qui répriment peu les homosexuels — ce qui, note Alfred Grünbaum, semble ne pas correspondre à la réalité.

Il faut bien en convenir , ce n’est qu’a posteriori que la psychanalyse s’avère prédictive. Face à telle pathologie individuelle, elle pourra reconstruire des causalités probables mais, à partir des mêmes causes appliquées à un autre individu, elle ne pourra rien prévoir avec certitude — pour la bonne raison qu’il y a trop de bifurcations possibles et - Dieu merci ! - trop de systèmes de défense potentiels. Dans une perspective psychanalytique, l’anorexie mentale n’est pas un dysfonctionnement associé à des facteurs suffisamment ciblés pour qu’en les touchant on favorise la restauration d’un comportement normal. C’est une souffrance singulière dont les traits de surface - relativement familiers - dissimulent des tentatives de solution strictement individuelles. Ceci laisse entendre que l’évaluation de la clinique et la réfutation de la théorie psychanalytiques sont tout sauf simples et pas forcément liées. Deux cohortes de quarante femmes célibataires anorexiques, de quarante ans, de même milieu social, pesant chacune quarante kilos et bénéficiant, les unes d’une psychanalyse, les autres d’un placebo, ne peuvent s’évaluer de la même façon que deux groupes homogène de rats White Star, nourris l’un avec des corn flakes et l’autre avec le carton d’emballage. Face à cette fragilité épistémologique, la psychanalyse pourrait se consoler avec les multiples confirmations que sa théorisation élégante et sobre rencontre au fil de milliers d’observations, tant dans le champ de la clinique que dans celui de la culture. C’est loin hélas d’être suffisant.

Le coup de génie de Karl Popper, sa géniale simplicité, c’est d’avoir perçu que l’accumulation des confirmations ne suffit pas pour distinguer une vraie science d’une fausse. Après tout, de multiples observations nous confirment que le soleil tout comme la lune tournent bien comme prévu autour de nous. Cette théorie géocentrique de la marche des astres est parfaitement

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scientifique : elle repose sur des observations objectives, réitérées et partagées. Elle est de surcroît parfaitement réfutable : tout un chacun peut avancer, s’il en trouve, des observations incompatibles avec cette conception. C’est d’ailleurs ce qui fut fait. Qu’une théorie soit scientifique ne signifie pas pour autant qu’elle soit exacte. S’exposant à la réfutation, elle accepte par avance de se voir supplantée par une autre plus conforme à la réalité. Son savoir, autrement dit, n’est jamais absolu et ses erreurs peuvent comporter une part d’exactitude (ici, la rotation des corps célestes). De nos jours encore, la physique se parle en deux idiomes non traductibles l’un dans l’autre : celui de la relativité et celui des quanta. Il y aura forcément des réajustements. En attendant, les deux fonctionnent avec assez d’exactitude pour s’incarner en une foule d’applications (par exemple, Hiroshima). Quoi qu’il en soit, sans réfutabilité pas de science : là se trouve le critère de démarcation entre travail scientifique et démarche étrangère à la science — quelle que soit sa part de vérité. Notons que l’exactitude a plutôt à voir avec la mesurabilité et avec l’applicabilité technologique, la vérité avec le sens (dans tous les sens du mot). Paradoxalement, c’est son aptitude à avoir réponse à tout qui signe la non scientificité de la psychanalyse. En tout cas, de la psychanalyse selon Popper… Mais plus largement, n’y aurait-t-il au fond de science qu’expérimentale ou s’attachant à des phénomènes permettant une quantification rigoureuse ? Les sciences de la nature, autrement dit, sont-elles les seules à pouvoir prétendre à la scientificité ?

Bien sûr que non. Il importe de refuser une définition aussi limitée. Toute mise en ordre rationnelle et réfutable du chaos peut prétendre à un statut scientifique. Il existe des systèmes logiques de classification du réel, et d’élucidation de ses apparentes contradictions, qui ne se prêtent ni à l’expérimentation, ni à la quantification, ni aux applications technologiques, sans s’avérer irréfutables pour autant. Prenons, par exemple, l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Pour telle population exotique, épouser la fille du frère de son père constitue pratiquement un inceste, tandis que se marier avec celle du frère de sa mère est présenté comme l’union idéale. Si nous n’avons d’autre horizon que la génétique, nous trouvons ici confirmation - une fois de plus – de ce que les sauvages sont assez primitifs et les primitifs plutôt limités. C’est pourtant à partir d’observations du genre que Lévi-Strauss (un des piliers des sciences humaines) montrera la rationalité et la fonctionnalité de règles matrimoniales à première vue arbitraires. Ce grappillage ethnographique débouchera sur une théorie générale de la société, identifiée essentiellement à l’échange et à la multitude des règles qui visent à l’assurer. Rien ne permet d’affirmer qu’une telle conception ne soit pas scientifique au sens fort du terme, pour peu que le modèle fasse preuve de cohérence interne et ne se trouve supplanté par un autre capable de percer, avec autant de simplicité et de rationalité, un peu plus d’énigmes que celui qu’il vient remplacer. Pour peu aussi qu’à cet ordonnancement modélisé du réel soit opposable la réalité des faits. Et il est clair ici que la rencontre d’une société qui fonctionnerait par simple juxtaposition d’individus autocentrés, ne faisant montre ni d’échange ni même de coopération, ruinerait la conception de Lévi-Strauss. De même, des évènements socio-cliniques traumatisants, qui auraient détruit les modalités de la réciprocité et ruiné les réseaux de l’échange, devraient – en fonction du modèle – mener logiquement à l’extinction d’une société. Cette prédiction se voit confirmée sur le terrain. Il suffit de considérer le naufrage de la société des Ik (étudiée par Colin Turnbull, en Ouganda) qui, suite à une déculturation traumatique, a progressivement renoncé à toute forme de solidarité. D’un côté donc le modèle s’avère virtuellement réfutable , de l’autre il trouve confirmation dans la réalité des faits. La différence avec un schéma expérimental, c’est qu’on ne peut machiner ici ni mettre en œuvre systématiquement, des procédures de réfutation. Il faut attendre que la situation se présente et ne pas s’immuniser préventivement contre elle. L’arrivée

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d’un merle blanc semble ruiner l’assertion selon laquelle tous les merles sont noirs, mais est-ce bien un merle ? Évidemment non puisque tous les merles sont noirs… En définissant après coup le merle par sa couleur, je puis donner tort à la réalité.

Pour des raisons éthiques autant que pragmatiques, on ne peut tester une population humaine de la même façon qu’un échantillon de rats. C’est bien pourquoi il s’agit de réfutabilité «virtuelle» : on peut concevoir une situation dont la survenue ruinerait les assises de la théorie, mais il est exclu de produire en laboratoire cette occurrence pour en mesurer les effets. Par contre, en levant d’apparentes contradictions, le modèle scientifique trouve plus que de simples confirmations dans la réalité : il en rend intelligibles des pans entiers voués jusqu’alors au non-sens. Dans le cas du mariage préférentiel avec la fille de l’oncle maternel, par opposition à l’union prohibée avec la fille de l’oncle paternel, la règle matrimoniale d’apparence absurde garantit en réalité une meilleure circulation des épouses : en d’autres termes, elle assure un système d’échange plus efficace au sein de la société concernée. Ce qui nous semblait folie apparaît soudain fonctionnel. Une dernière différence entre «schéma expérimental concret» et «modèle rationnel de déchiffrement», c’est que du modèle ne découle aucune application technologique immédiate. Au mieux, il offre carte et boussole pour cheminer dans la complexité du réel. Contrairement à la physique théorique la plus abstraite, qui débouche sans solution de continuité sur des applications donnant prise sur la nature, il n’existe pas de psychanalyse appliquée. Encore moins de technique psychanalytique. Ces expressions ne sont que des analogies malheureuses. Aucun apprentissage standard qui déboucherait sur un savoir-faire technique ne découle de la théorisation de l’inconscient. La théorie psychanalytique propose seulement au clinicien un modèle, une formation et un cadre.

Quand Popper fait appel à l’irréfutabilité de l’interprétation psychanalytique pour illustrer la non-scientificité de la psychanalyse, il atteste sa méconnaissance de cette discipline. Il confond par ailleurs psychanalyse freudienne et psychologie adlérienne. En réalité, quand Sir Karl évoque la psychanalyse, c’est plutôt sur le mode d’une «brève de comptoir» dans un café qu’on devine enfumé : Je rapportai à Adler, en 1919, un cas qui ne me semblait pas particulièrement adlérien, mais qu’il n’eut aucune difficulté à analyser à l’aide de sa théorie des sentiments d’infériorité, sans même avoir vu l’enfant. Quelque peu choqué, je lui demandai comment il pouvait être si affirmatif. Il me répondit : «grâce aux mille facettes de mon expérience» ; alors je ne pus m’empêcher de rétorquer :«avec ce nouveau cas, je présume que votre expérience en comporte désormais mille et une». Et Popper de commenter : c’est précisément cette propriété – la théorie opérait dans tous les cas et se trouvait toujours confirmée – qui constituait aux yeux des admirateurs de Freud et d’Adler, l’argument le plus convaincant en faveur de leurs théories. Et je commençais à soupçonner que cette force apparente représentait en réalité leur point faible (K. R. Popper, Conjectures et réfutations, [1963] 1985, 62-63). Après avoir tâté de l’ébénisterie et s’être occupé de jeunes précarisés, dans le contexte de dispensaires sociaux créés par Adler, le jeune Karl s’était passionné pour l’épistémologie. Il s’était mis en quête de critères décisifs qui permettraient de distinguer entre «science» et «pseudo-science». Dans le milieu étudiant on ferraillait ferme avec les idées. Vienne était encore une métropole de l’art et de la pensée. Une véritable révélation s’est produite, pour l’épistémologue débutant, lors de sa découverte du critère de démarcation entre freudisme, marxisme et théorie de la relativité — trois univers conceptuels prétendant chacun à la scientificité. Plus tard, Popper devait enseigner la physique mais il ne s’est jamais intéressé, répétons-le, à la psychanalyse. En réalité, quand il compare les théories de Freud et d’Einstein en les passant au scalpel commun du critère de réfutabilité, il est comme un

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apprenti-cuisinier qui, après avoir salé, poivré et fait revenir dans l’huile quelques échalotes et quelques fraises, conclurait à la médiocre valeur gastronomique de ces fruits — et finirait par expulser de la cuisine tous les cageots de sciences humaines.

Où le bât blesse concernant la théorie psychanalytique, c’est quand Popper y applique son critère de réfutabilité en postulant – au moins implicitement - qu’il existe une psychanalyse appliquée sur le même mode qu’une physique appliquée. Or, il n’en est rien. Si l’exigence de réfutabilité demeure, ici c’est directement à la théorie qu’il faut l’adresser. En effet, la pratique psychanalytique ne procède nullement de l’application d’une technique, il n’y a aucun lien méthodologique direct entre divan et inconscient. Ce n’est pas le lieu de s’attarder sur ce thème. Soulignons seulement que, dans le cadre de la cure, chaque cheminement est singulier et ne peut se voir évalué selon des critères standardisés : protocoles pour la phobie, la dépression, l’anorexie, etc. Pour des raisons psychanalytiques aussi bien théoriques que pratiques, il n’est pas de validation clinique individuelle possible de la psychanalyse. Autrement dit, la réponse d’Alfred à Karl n’était pas forcément sotte. Les enjeux épistémologiques sont ailleurs. Si l’analyste peut s’avérer fautif, ce n’est pas de la même façon que l’ébéniste ou le chirurgien. Mais qu’en est-il alors de la soumission de la théorie psychanalytique à une épreuve de réalité ? Est-il possible d’imaginer une ou des situations précises qui la feraient vaciller sur ses bases ? En principe, cela ne devrait pas poser de problème à condition d’avoir défini préalablement ce qu’on entend par «théorie psychanalytique». C’est ici qu’il faut convenir de ce que, dans sa légèreté, Sir Karl ne manquait pas de circonstances atténuantes. Quel rapport en effet, entre les systèmes conceptuels de Jung, d’Adler et de Freud, si ce n’est le mot «psychanalyse» ? Et plus près de nous, est-il sûr que lacanien, kleinien, ne soient que des prénoms et Freud le nom de famille ? Qu’en est-il de l’œuvre freudienne elle-même par-delà ses propres contradictions ? Toutes questions qui méritent discussion, alors que la désastreuse transmission institutionnelle de la psychanalyse - sa dérive identitaire - a coutume de transformer la recherche en célébration, et le débat en exécration.

Sigmund Freud a découvert quelque chose que beaucoup pressentaient confusément, mais n’avaient jamais explicité comme lui avant lui. Quelque chose d’aveuglant par sa cruelle simplicité. Quelque chose que lui-même a failli laisser recouvrir en chemin. Comme celui de Lévi-Strauss, le cheminement freudien part de la réalité la plus anecdotique (les dires étranges, les symptômes envahissants, le mal de vivre pesant, de quelques hystériques viennoises) pour déboucher sur une théorie anthropologique générale, applicable à toute culture. Il fait retour en outre vers un cadre clinique apte au déploiement et quelquefois à l’apaisement de la maladie humaine. Le propos n’est pas d’en faire un résumé, encore moins un panégyrique. L’œuvre est pleine de chausse-trappes, le sérail peu aimable : il est tentant pour certains de jeter l’enfant avec l’eau du bain. Ce serait dommage, car la théorie freudienne nous montre où se trouvent les ressorts proprement humains de l’être humain et offre une clef simple pour en déchiffrer les feintes absurdités. Avant elle, les fous étaient simplement fous. Après elle, c’est de son humanité même que l’homme est malade. Bien sûr, les poètes l’avaient déjà suggéré de même que les mythes, mais d’une tout autre façon. La découverte tient en deux mots : au sein de la nature humaine, l’instinct est supplanté par la pulsion, le génésique par l’érotique. La société humaine est traversée d’un incessant soubresaut entre les exigences rivales de l’instinct, de la culture, et de la pulsion. Au départ, pour faire un humain, trois transmissions sont nécessaires : une «génétique», une «généalogique» culturelle ainsi qu’une «généalogique» sexuelle — celle-ci étant largement inconsciente, et opérant une érotisation du corps et de ses fonctions sans laquelle

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le bébé ne peut vivre. La prématurité du nouveau-né (sa «foetalisation», selon le biologiste Louis Bolk), la longue impotence du petit d’homme (son «Hifllosigkeit», dont la paradoxale valeur adaptative est étrangement peu commentée par les darwiniens), servent de berceau à l’imprégnation culturelle et à l’implantation sexuelle. C’est le propre de l’œuvre de Jean Laplanche d’avoir dégagé des gravats et déployé dans ses conséquences le noyau dur de la découverte freudienne. La position anthropologique fondamentale est celle de l’enfant originairement «séduit» : exposé sans relâche aux effets excitants de l’inconscient sexuel refoulé de l’adulte, qui vient lester tous les messages, toutes les interactions. Incapable de s’esquiver, le petit d’homme ne peut se protéger que par une opération mentale – véritable interface entre biologique et psychologique - que Laplanche, à la suite de Freud, nomme «traduction». Le reste intraduit est refoulé et sert de source à la pulsion. Cette dernière, par définition, veut tout et tout de suite, alors que la culture, par nécessité, impose des médiations sans lesquelles la coopération – vitale pour le fragile prédateur humain – s’avère impossible. Il en résulte un inévitable «malaise dans la culture».

La remise en forme de Freud par Laplanche souligne la nature prégénitale du sexuel, son souci d’érotiser la vie plutôt que de la transmettre, l’aspect inévitablement intrusif de sa mise en place, ses relations foncièrement orageuses avec la culture, ses fonctions générales de liaison et de déliaison (pulsions sexuelles de vie et de mort), ainsi que son ébranlement «après-coup» (puberté) par le programme génésique blotti au coeur de l’espèce. Cet abord de l’anthropologie par le versant psychanalytique, offre un modèle rationnel d’élucidation d’une foule de phénomènes sinon dépourvus de sens. Qu’on pense aux violences sadiques perpétrées à la faveur de guerres ou de conflits par des citoyens ordinairement bien élevés, à la connotation lourdement sexuelle de nombre d’insultes et de la plupart des sous-entendus, sans oublier l’étrange identification des adultes occidentaux contemporains à des enfants victimes de pédophilie — au moment précis où la culture environnante contient moins l’expression publique de la sexualité. Qu’on s’interroge, d’un autre côté, sur le subtil rapport qu’entretient avec la séduction un phénomène aussi fondamental et universellement répandu que l’effet placebo. Et qu’on n’hésite pas à s’étonner, parmi les mammifères, de la présence d’une espèce sexuellement excitable en tout temps, où les femelles sont dotées de seins indépendamment de toute grossesse et de toute lactation.

Entre refoulement individuel et répression collective, le modèle anthropologique psychanalytique implique qu’une société humaine ne soit pas compatible avec le libre déferlement des pulsions. En réalité, de ce point de vue, nous menons tous une triple vie : manifestation publique tempérée du sexuel dans la vie sociale, érotisation plus appuyée de la vie privée, travail permanent en sous-œuvre de l’inconscient sexuel refoulé. Éthique mise à part, on pourrait imaginer diverses mises à l’épreuve du modèle psychanalytique. Mais, outre sa cohérence interne, sa scientificité semble déjà assurée par son aptitude à donner un sens - rationnel et fonctionnel - à une myriade de phénomènes voués sans lui à l’incohérence. Cela dit, il est clair que la réfutabilité ne viendra pas du divan, encore moins du fauteuil. La théorie psychanalytique n’en reste pas moins virtuellement réfutable : qu’on puisse faire état d’une seule société capable de survivre sans mettre un frein à l’expression du sexuel prégénital, et le modèle s’effondre.

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ApostilleQuelques remarques traductives adressées à Jean Laplanche i

La «remise en forme de Freud» via la théorie de la séduction généralisée, sa réfutabilité virtuelle et le recentrement de la notion d’inconscient, permettent enfin de confronter un modèle psychanalytique stable aux autres disciplines, qu’elles appartiennent aux sciences humaines ou à celles de la nature. D’un côté, la notion de traduction (avec ses connotations étymologiques de traversée) semble une interface possible entre les approches neuroscientifique et métapsychologique. De l’autre, l’insistance sur la situation anthropologique fondamentale (un enfant vierge encore d’inconscient confronté à un adulte en proie au sien), permet de situer les enjeux cruciaux à un niveau plus fondamental que l’Œdipe : de même que l’acquis précède l’inné (convoqué à la puberté par l’horloge biologique), on peut dire ici que le sexué polarise le sexuel qui est logiquement en amont. Interviennent à ce niveau tant le codage génétique de la différence des sexes que sa prise en relais par la codification culturelle du genre. S’il est exclu de savoir quels messages compromis une mère allaitante envoie à son nourrisson, d’anciennes statistiques françaises signalent qu’une mère choisit plus volontiers d’allaiter un fils qu’une fille, que les garçons sont sevrés plus tard que les filles et bénéficient de tétées plus longues et plus fréquentes. Par ailleurs, s’il n’est pas facile de reconstruire, du point de vue du bénéficiaire, la façon dont intervient l’«aide à la traduction», il n’est pas difficile de constater que la culture offre une caisse de résonance assez différente au bambin que son institutrice n’ose plus mener aux toilettes (depuis l’«affaire Dutroux»), et au futur Louis XIII dont les nourrices s’amusent à flatter le guilleri jusqu’à le transformer en «pont levis» (journal d’Héroard, médecin du roi).

L’enrichissement du modèle de la séduction généralisée par l’adoption de la nouvelle topique proposée par Christophe Dejours (introduction de l’inconscient «amential» aux côtés de l’inconscient sexuel refoulé) éclaire à neuf la clinique des somatisations et des agirs impulsifs, et étend au fonctionnement psychique commun des mécanismes d’abord repérés grâce à leur inflation pathologique (clivage et déni)ii. Elle est aussi l’occasion d’une mise au point sémantique par Jean Laplanche qui préfère l’appelation d’inconscient «enclavé» : le terme «d’inconscient amential», écrit Jean Laplanche, (…) suppose que le refoulement-traduction est un processus de mentalisation que ne subit pas l’inconscient psychotique. Il suppose aussi que les messages de l’autre ne sont pas «mentaux», mais qu’ils doivent le devenir. J’ai du mal à faire mienne une opposition ou même une dialectique âme/corps, mens/soma. Cette remarque infrapaginale n’est pas anodine. Elle amène à préciser que cette théorie claire et nette du réalisme de l’inconscient s’exprime néanmoins – et sans doute inévitablement - en termes métaphoriques, correspondant à des lieux fictifs bien qu’à des processus réels. Le mot «traduction» est lui-même métaphorique et implique un mouvement, un processus, une transformation. Le mot «topique» est une métaphore spatiale qui va bien de pair avec une enclave (et même avec un «purgatoire»). Au plan fonctionnel, l’un et l’autre cadrent bien avec le terme de «mentalisation». Peut-être faut-il les garder tous les deux ? Peut-être encore pourrait-on décaler le regard en les traduisant en des termes familiers à la psychologie scientifique.

Les messages de l’autre sont évidemment mentaux et lestés par son insconscient — si l’on se met du point de vue de cet autre. Mais du point de vue de l’enfant, ne s’agit-il pas précisément du processus de mentalisation in statu nascendi ? Le piège du mot «traduction», si l’on n’y prend

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garde, c’est qu’il incline à penser que l’enfant traduit dans sa langue à lui ce que l’autre lui envoie, alors qu’il s’agit de la construction même de cette langue — sous l’empire de l’autre, au travers d’un processus essentiellement individuel, mais avec l’assistance de la boite à outils culturelle. D’un côté, un message compromis plus ou moins invasif émis par l’adulte. De l’autre, ce qui est tout d’abord senti comme simple excitation (stimulation imposée du dehors qui vient lester les soins, et qu’il est sans doute difficile de distinguer des stimulations internes accompagnant le besoin), pour acquérir progressivement le statut de signal et finalement s’intégrer dans un univers de signes. Dans cette perspective, le reste «intraduit» de l’opération n’est autre qu’une part de l’ex-citant initial, devenu en fin de parcours in-citant (excitant intériorisé), c’est-à-dire foyer pulsionnel. Il faut ajouter que ce n’est pas pour avoir échappé à l’intégration traductive que ce reste – véritable corps étranger interne - est non signifiant. On peut lui postuler quelque chose comme une forme : ainsi, les résidus non mentalisés d’excitation liée aux soins alimentaires, ne sont probablement pas configurés de la même façon que ceux ayant pour objets les sphincters. On peut supposer qu’ils sont susceptibles d’entrer soudainement en résonance – en deçà de toute représentation – sous l’impulsion de formes similaires rencontrées dans l’environnement extérieur (voyez les agirs impulsifs régressifs d’enfants proches de l’«âge de raison» mais conviés à l’anniversaire d’un «petit»...).

La psychologie expérimentale, pour la convoquer un instant, s’est fortement intéressée à la sensation. Gustav Theodor Fechner (un contemporain de Freud, fondateur de la psychophysique) constate que «la sensation croît comme le logarithme de l’excitation». Mais au-delà d’un certain seuil d’intensité, toute sensation s’indifférencie dans la douleur. Un pas plus loin, certaines excitations – qui impliquent la capacité sensorielle de discrimination correspondante - peuvent devenir des «stimuli» entraînant automatiquement l’une ou l’autre réaction. On peut les appeler chacune «signal» (aussitôt perçu, par exemple, tel stimulus – qu’il soit conditionnel ou inconditionnel – déclenchera une réaction de salivation). Ainsi mon chien pavlovien, s’il est capable d’identifier la couleur rouge, pourra-t-il japper et frétiller à la seule vue d’une couleur associée à sa balle préférée. Un peu plus loin, s’il est un bon chien skinnerien, il pourra apprendre seul à la rapporter. Plus fort que ça, il deviendra même capable de s’arrêter au feu rouge ! Mais, quelles que soient ses aptitudes perceptives - qui impliquent une certaine reconnaissance de la situation – et quelle que soit la qualité de l’enseignement dispensé, il y a peu de chances que le sémaphore lui fasse suffisamment «signe», pour qu’à la manière des Gardes Rouges il se demande s’il est opportun de s’arrêter au rouge, vu l’idée de progrès attachée à cette couleur. Un signal comme un signe peut entraîner une réaction, mais entre un signe et le comportement qui va suivre s’étend une scène imaginaire aussi vaste potentiellement que la culture intériorisée par celui qui a capté ce signe. Réflexif par définition, l’esprit individuel s’étend aussi loin que le réseau socio-culturel dont il émerge, note le philosophe George Herbert Mead (Mind, Self and Society, 1934). Mon chien n’est pas un petit-bourgeois. Selon toute apparence, sa conscience perceptive n’est pas assez réflexive pour qu’il puisse se représenter lui-même à la barre aux côtés du Grand Timonier… Pour lui, le feu reste un signal identique à lui-même en dépit de la Grande Révolution Culturelle.

L’aptitude à la mentalisation, à la représentation, à la réflexion, à la symbolisation, est une compétence virtuelle qui ne se développe probablement que sous l’empire de la nécessité. En un temps premier, l’enfant est stimulé par les messages de l’adulte sans pouvoir s’y soustraire. Il est envahi, en outre, par ses propres signaux biologiques sans pouvoir y parer. Par une sûre intuition, Freud souligne la déréliction originelle – Hilflosigkeit – du nouveau-né. Laplanche insiste :

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«désaide», «insecours», traduit-il. L’enfant est incapable d’échapper tant à ce qui l’excite du dedans qu’à ce qui l’envahit du dehors. Longtemps, il n’a aucune prise directe sur le monde. Pour échapper à la saturation douloureuse, il faut lui supposer une compétence spécifique : celle de s’éloigner en lui-même dans un retrait qui permet de se représenter ce qui arrive plutôt que de subir l’«autre» de plein fouet. L’autre en effet, quelle que soit sa sollicitude, n’est pas de tout repos. Son mode est intrusif selon la théorie de la séduction originaire : il procède au mieux par «implantation», au pire par «intromission». De la capacité autodéfensive à s’absenter en soiiii

témoignent diverses réponses pathologiques connues, qui peuvent aller jusqu’à l’anesthésie totale en cas de grave automutilation. Dans une perspective psychanalytique, les aberrations les plus spectaculaires ne font souvent que souligner des modes de fonctionnement communs. Divers tableaux cliniques témoignent rétrospectivement, semble-t-il, de la violence originaire à laquelle est exposé tout enfant : ainsi, les mises en scène sado-masochistes peuvent-elles porter l’intrusion et l’excitation aux confins du supportable, sur un mode de prise en main qui mime quelquefois le nursing.

À partir de ce qui précède, il est possible de définir le processus originaire de traduction comme une traversée qui - à la faveur de la capacité de s’éloigner en soi faute de pouvoir s’éloigner tout court – fait muter le signal en signe — mais non sans laisser un reste d’excitation sensorielle. En ne cessant de clignoter énigmatiquement en moi, ce solde incarne la mutation d’un ex-citant en in-citant. La douleur qui m’envahit tout entier, autrement dit, peut se focaliser utilement autour de la représentation du docteur mais n’abolit pas pour autant la trace sensible de la piqûre. Dépourvue en elle-même de sens (pur signal douloureux) mais associée à une représentation significative (l’image du praticien), cette zone douloureuse peut s’inscrire métonymiquement dans un réseau virtuellement illimité de significations. Par contre, la cicatrice liée à une douleur fulgurante au point d’avoir aboli toute autre perception, ne pourra renvoyer qu’à cette douleur elle-même. En tant que trace, cette cicatrice a néanmoins une forme qui la rend accessible à quelque construction rétrospective du sens.

Apte à transformer le signal en signe, la mentalisation serait comme une interface entre les versants biologique et psychologique d’une même réalité - le corps - qu’il serait particulièrement malvenu d’opposer à l’esprit. En fait, les distinctions esprit/corps, psyché/somaiv, ne sont opérationnelles que dans la fiction pragmatique de l’«organisme», introduite par la médecine expérimentale de Claude Bernard après avoir été gestée par l’«animal-machine» de Descartes. La traduction n’est pas, dans cette perspective, le passage d’un sens à un autre, mais une production individuelle de sens sous l’inesquivable aiguillon de l’autre. «Sens», faut-il le noter, se décline ici dans tous les sens du mot : sensorialité, directivité, significativité. Dans la nouvelle topique, ce qui a échappé au processus traductif (par opposition à ce qui en constitue le reste actif et refoulé) est dangereusement excitable et se voit enclavé, faute d’un meilleur système de protection. Je parlerais donc plus volontiers d’«inconscient amential» et «d’éléments enclavés». Éléments plutôt que signifiants car, n’appartenant à aucun système de signes et de représentations, ne s’inscrivant dans aucun agencement fantasmatique, ils sont susceptibles de réagir à tout moment - sans médiation ni mesure - aux signaux venus du dehors.

Francis Martens

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SOMMAIRELa théorie de la séduction généralisée (Jean Laplanche) constitue une remise en forme du modèle scientifique, quelquefois tâtonnant, établit par Freud. Dégagée du malentendu poppérien, la psychanalyse s’avère parfaitement réfutable. L’adoption d’une nouvelle topique (Christophe Dejours) ainsi que la redéfinition du sexuel, de la pulsion, du processus traductif, permettent une mise en débat réelle tant avec les sciences-humaines qu’avec les neurosciences.

MOTS-CLEFS Réfutabilité, traduction, inconscient amential. Jean Laplanche, Christophe Dejours

KEYWORDS Falsification, translation, «amential» unconscious, Jean Laplanche, Christophe Dejours

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i Jean Laplanche, Trois acceptions du mot «inconscient» dans le cadre de la Théorie de la Séduction Généralisée : à paraître (anglais et français), en 2006, dans Psychiatrie Française

ii Christophe Dejours, Le corps, d’abord, Payot, Paris, 2001

iii Les cosmogonies (mythes rendant compte de la naissance du monde) ne sont peut-être que des «psychogonies» implicites (des allégories imagées de la naissance du psychisme et de la pensée, racontées en forme de création du monde). Dans le récit biblique de la Genèse, créer équivaut à «séparer» : l’acte créateur de Dieu (exprimé par le verbe bara) est en réalité un acte de séparation-différentiation. La Genèse (ou mieux : Bereshit, c’est-à-dire «en tête», au commencement), nous convie au spectacle imagé de cette mise en forme. Mais certains sages ont eu l’audace de se demander ce qui avait bien pu se passer, à l’étape précédente, au sein de la perfection éternelle de Dieu en soi lui-même (en-sof), pour que cet acte fût possible ? Ainsi, Isaac Luria (un des piliers de la mystique juive, 1534-1572) postule-t-il, au sein de la plénitude divine, un acte d’autocontraction – appelé «tsimtsum» - en un point de sa propre infinité, apte à laisser place à la suite de l’histoire — y compris, ajouteront certains kabbalistes, à l’émergence même du mal. Dieu, persiflait Voltaire, a créé l’homme à son image et à sa ressemblance, et l’homme le lui a bien rendu…

iv Où est donc passé germen ?