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  • LES RITES EGYPTIENS

    - PHILOSOPHIE ET MORALE -

    J.L. de Biasi ------------ POSTFACE

    Ludovic Marcos

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  • Le vice de lme, cest lignorance. En effet quand

    une me na acquis aucune connaissance des tres, ni de leur nature, ni du Bien, mais quelle est toute aveugle, elle subit les secousses violentes des passions corporelles. [] Au contraire la vertu de l'me est la connaissance

    Corpus Hermeticum, Trait X.

    Il comprit que celui qui lui donnait ces conseils, ne se souciait pas de redresser sa vie, tout en s'enorgueillissant de son initiation. Il le corrigeait et lui enseignait que pour ceux qui,

    mme sans avoir t initis, avaient connu une vie qui mritait l'initiation, les dieux gardaient intactes les rcompenses ; mais que les mchants ne gagnaient rien avoir

    pntr l'intrieur des enceintes sacres. N'est-ce pas ce que proclame l'hirophante ?

    Car il interdit l'initiation ceux qui n'ont pas la main pure et qu'il ne faut pas initier. Julien - Discours, VII, 239b-c

    A bono in bonum omnia diriguntur

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  • SOMMAIRE

    SOMMAIRE ___________________________________________________________________ 5 AVANT PROPOS _______________________________________________________________ 9 PHILOSOPHIE DU RITE EGYPTIEN ____________________________________________ 11

    Les sources philosophiques du rite_____________________________________________________ 12 La tradition gyptienne ______________________________________________________________ 15 Lhermtisme ______________________________________________________________________ 20 La renaissance dHerms ____________________________________________________________ 22 Philosophie hermtiste et rite gyptien _________________________________________________ 25 Papisme maonnique et Grande Hirophanie_________________________________________ 28 Irrationnel et sotrisme maonnique __________________________________________________ 32

    SYMBOLES ET SOURCES RITUELLES DE LA MAONNERIE EGYPTIENNE_________ 35 La question symbolique dans la maonnerie gyptienne ___________________________________ 35 Symboles maonniques gyptiens______________________________________________________ 38

    Structure architecturale dun temple maonnique_________________________________________________ 38 Le parvis ________________________________________________________________________________ 39 La vote ________________________________________________________________________________ 39 Le pav mosaque _________________________________________________________________________ 40 Les trois colonnettes _______________________________________________________________________ 40 Le naos _________________________________________________________________________________ 40 Les outils sacrs et le brle parfum____________________________________________________________ 41 Lorient _________________________________________________________________________________ 41 Le delta _________________________________________________________________________________ 41 Soleil et lune _____________________________________________________________________________ 41 Ltoile flamboyante_______________________________________________________________________ 42 La canne du matre de crmonie _____________________________________________________________ 42 Le livre sacr_____________________________________________________________________________ 42

    Sources de linitiation maonnique ____________________________________________________ 42 LA QUESTION DES HAUTS-GRADES ___________________________________________ 48

    Naissance des hauts-grades ___________________________________________________________ 48 Le Rite Egyptien et le Grand Orient de France __________________________________________ 50

    POSTFACE___________________________________________________________________ 56 Trajectoire historique et origines de la crise _____________________________________________ 56 2) Le paysage maonnique gyptien actuel ______________________________________________ 58 En guise dintroduction la rflexion et au dbat ________________________________________ 59

    ANNEXE_____________________________________________________________________ 61

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  • Rapport du Prfet de Police au Ministre de lIntrieur pour la dissolution du Rite de Misram en 1822 ______________________________________________________________________________ 61 Circulaire de 1862 du Marchal de France Magnan appelant lunit maonnique ____________ 63 Rponse de Marconis de Ngre Magnan ______________________________________________ 65 Rapport du Grand Collge des Rites du Grand Orient de France (1862) _____________________ 66 Le mythe dOsiris___________________________________________________________________ 71

    BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE__________________________________________________ 73 Analyses __________________________________________________________________________ 73 Textes de rfrence _________________________________________________________________ 74

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  • AVANT PROPOS

    Divers rites maonniques sont en usage en France. Ils donnent notre gnie national cet

    aspect composite et pour tout dire un peu dsordonn que nous nous plaisons qualifier

    dexception. Le rite gyptien est une belle exception qui, depuis deux sicles, malgr ses

    ramifications internationales, a trouv dans notre pays un berceau et une terre dlection. Cest un

    rite paradoxal, sachant mler des filiations et des dmarches quun esprit simpliste prendrait pour

    contradictoires. Rite de tradition, il a toujours fermement camp sur les terres rpublicaines,

    donnant mme souvent lexemple des combats mener. Il a su aussi, tt, souvrir aux femmes.

    Enfin, il nourrit partir de ses racines antiques une spiritualit particulirement actuelle, mille

    lieues des religions rvles et dogmatiques.

    Le Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misram est une pice vivante du patrimoine du

    Grand Orient de France, qui ne prtend pas pour autant le monopoliser. Toutefois, la crise qui a

    secou les rites gyptiens dans la dcennie des annes 1990 a montr que la franc-maonnerie, en

    continuant se morceler en petites obdiences, multipliait les risques de toutes natures. Elle a

    permis didentifier la confusion entre rite et obdience, entretenue par ceux dont la haute mission

    initiatique sest rvle tre un alibi aux pires tyrannies domestiques. Enfin, elle a montr que les

    rgulations au sein de lOrdre maonnique relvent dune responsabilit collective. Il faudra encore

    du temps pour mettre en place les mcanismes qui permettront cette dernire de sexercer.

    Dans ce contexte, ce petit ouvrage est un salubre exercice de prsentation philosophique et

    morale du rite gyptien. Dense et exigeant. A lheure o ce rite entame, dans ses saines

    composantes, une mue bnfique, il tait utile et opportun dapporter une contribution de mmoire

    qui, pour une fois, sattachait restituer lEsprit plutt que lHistoire. Progressivement, limage

    brouille et la rputation ternie laissent la place au respect et la curiosit auxquels ont droit toutes

    les facettes de notre culture maonnique. Lavenir de la franc-maonnerie dpendra en grande

    partie de sa capacit se tourner vers lavenir sans se trahir. Dvidence, lvolution de cette

    composante l et sa capacit nous enrichir participent des rponses trouver. Bon courage elle

    et bonne lecture tous.

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  • Grard Cambuzat

    Premier Grand Matre adjoint du Grand Orient de France

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  • PHILOSOPHIE DU RITE EGYPTIEN

    Parler de lhistoire dun rite est utile pour en comprendre les volutions, mais il est tout aussi important de mettre en lumire ses spcificits, en se demandant ce quil peut avoir de caractristique et de novateur. En effet, si un rite a une prennit, cest vraisemblablement quil correspond une sensibilit, une expression qui a sa place dans la tradition Maonnique. Mais pour quil se dveloppe dune manire stable et quilibre, encore faut-il que lon en saisisse le caractre sotrique.

    Le rite gyptien est un de ces rites que la lgende, les mythes ou les fantasmes ont accompagns durant toute son existence. Beaucoup plus ancien que lon imagine habituellement comme nous avons pu le voir, il nous conduit nous interroger sur des points essentiels de la maonnerie en gnral. En effet la tradition maonnique a cette particularit de senraciner dans lhistoire et de se fonder sur des mythes. Mais sans renier la premire, elle sait sarticuler sur la seconde en tentant de conserver une distanciation critique vis vis de ce type de discours. En dautres termes cela signifie que la tradition maonnique possde une historicit maintenant relativement bien tablie, y compris sur le rite gyptien, mais quelle a su - et sait encore - intgrer des lments trouvant leur origine dans les traditions et initiations occidentales les plus anciennes. Car il faut bien distinguer les filiations historiques, de celles qui se fondent sur la communaut desprit et didaux. Il y a fort peu de chance quil y ait eu filiation directe entre les initiations antiques et les initiations modernes. Mais lesprit qui prsidait la dmarche tant philosophique quinitiatique dans lantiquit, na absolument pas disparu. Comme nous allons le voir, elle sest clairement manifeste la renaissance et a repris force et vigueur dans plusieurs traditions dont celle de la franc-maonnerie et plus spcifiquement au sein des rites gyptiens.

    Ne faisons pas lerreur de croire que les fondateurs taient des tres exceptionnels, dune immense culture et dune vertu irrprochable. Ltude approfondie de lhistoire de ces rites nous montrerait vite, quici comme ailleurs dans les traditions, le courant initiatique fait parfois fi des personnes. Pour comprendre, il nous faut donc regarder au travers des acteurs de lhistoire du rite, percevoir leur intention, leur espoir, leur vision, en un mot leur Utopie. Il faut tcher de faire le tri entre les imperfections inhrentes lpoque historique, un manque de connaissance, une absence de diffrenciation entre le mythe et le rel, puis prendre en compte les faiblesses humaines. Il faut aller au-del des voiles et des apparences, par-del les drives, les dlires thocratiques pour saisir la part profondment originale que reclent ces rites. Car on se rend compte avec du recul que les fondateurs, ou rformateurs de ce rite ne purent pour la plupart se dtacher de leur contexte et conditionnement culturel. Chacune des tapes de dveloppement dun rite se fonde naturellement et logiquement sur les connaissances, la culture et la personnalit dun ou de plusieurs personnages qui insufflent un nouveau dynamisme, une nouvelle formulation dans une tradition dj ancienne. Le philosophe Hegel parlait dans un autre contexte dindividus historiques , de personnages qui incarnaient un moment donn la Raison de lHistoire , les aspirations et lidal vers lequel tendaient les hommes de manire non consciente. On peut dire quil en est un peu de mme dans la tradition maonnique. Les vritables acteurs de ce rite ont fait leur, dune manire spontane et souvent inconsciente, lhritage du rite. Ils sont vritablement devenus, pour reprendre le titre dun des Hauts Grades, les Patriarches Grands Conservateurs du rite, rassemblant en eux lhritage de celui-ci et devenant soudain capable dexprimer les aspirations inconscientes et non formules des frres devenus alors capables de se tourner vers le futur. Mais bien videmment ce processus,

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  • ne se fait pas dune faon dlibre et calcule. L comme ailleurs on reconnat larbre ses fruits et on ne peut imaginer quun rsultat ayant des rpercussions vritables et constructives sur lhistoire, soit le fait dgosmes individuels. Il est de plus frquent quun tel processus se droule comme port par les circonstances, pouss par un souffle qui dpasse les acteurs eux-mmes. Ne croyons pas que tout ce qui vient dtre dit ne sapplique quau rite gyptien. Il en va de mme pour toutes les traditions et tous les rites maonniques.

    Dans nos analyses, il convient donc que nous nous dtachions de la stricte histoire vnementielle, pour considrer les caractristiques du rite travers les aspirations de ceux qui participrent son dveloppement et percevoir la philosophie de cette initiation. Or nous allons nous rendre compte quil existe de riches caractristiques qui nous permettent de lenraciner dans une tradition trs ancienne. Cest cette origine qui lui donne la fois sa force et son caractre propre. Car le rite gyptien a ceci de caractristique, quil est profondment structur sur la tradition maonnique. Elle est sa chair et sa colonne vertbrale. Mais en mme temps, sa vie et son souffle sont profondment hermtistes, associant dans une fusion quilibre, la philosophie antique et les antiques traditions initiatiques. Certes nous pourrions sans doute tenir un langage quivalent pour dautres rites et cest pourquoi nous montrerons au dtour de telle ou telle analyse, en quoi il se distingue des autres sans sy opposer.

    Les sources philosophiques du rite

    Il est courant de considrer que la tradition maonnique est une institution issue des corporations de mtiers et par extension un prolongement original de la tradition biblique. L'introduction dans la Loge, la dcouverte de la lumire et plus encore le mythe d'Hiram, semblent une nouvelle exgse symbolique, initiatique, pour ne pas dire humaniste, de la rvlation biblique. Les Hauts Grades de l'cossisme approfondissent cette relation en tirant les consquences du mythe et en revenant sur tel ou tel pisode biblique. Les points susceptibles de conforter ces sources dans nos rites sont nombreux et c'est la raison pour laquelle on ne cherche habituellement pas d'origine diffrente qui soutiendrait, telle une fondation oublie, l'ensemble de l'difice maonnique.

    Une des raisons qui nous conforte dans cette position est l'origine historique de la franc-maonnerie spculative et la considration du milieu dans lequel elle est apparue. Langlicanisme dalors tait sensiblement plus libral que l'glise de Rome, qui n'a cess de condamner la franc-maonnerie et sa libert de pense. L'histoire qui a suivi nous a d'ailleurs montr cette rsistance du catholicisme protgeant les dogmes, c'est dire les vrits absolues qui ne peuvent tre soumises l'examen critique de la raison et au libre choix de chacun.

    En apparence btie sur le socle biblique et imprgne de cette culture, la maonnerie a dans certains pays et Obdiences, volue plus nettement vers une expression symbolique et adogmatique. C'est cet aspect plus dmocratique et moins religieux qui devient peu peu la norme dans tous les pays. Il ne faut d'ailleurs pas confondre comme cela arrive parfois, une hirarchie initiatique et une structure d'autorit temporelle pyramidale. Dans l'histoire, c'est bien la confusion entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel qui a plac la papaut dans une telle position, fondant sa richesse et son autorit matrielle sur une thologie et tlologie spcifique. Il serait regrettable de rutiliser le mme schma dans la tradition dont nous parlons.

    Dans un premier temps, nous pouvons donc dire que la franc-maonnerie est une institution initiatique et adogmatique reposant entre autre sur un fond judo-chrtien, en un mot biblique.

    Il faut toutefois bien reconnatre que l'tude attentive des rites et symboles utiliss ne conforte pas beaucoup cette origine suppose. Comme nous allons le dcouvrir, les exemples qui s'en loignent sont nombreux. Remarquons d'ailleurs que cet tat de chose a d tre peru, car quelques rites ont

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  • dvelopp d'une faon plus accentue une sensibilit judo-chrtienne. C'est le cas par exemple de la franc-maonnerie des Elus-Cohens fonde par Martins de Pasqually et son prolongement paramaonnique le Martinisme. Nous trouvons une dmarche similaire dans le Rite cossais Rectifi fond par J.B. Willermoz, lui-mme disciple de Martins.

    Mais d'autres rites se sont dvelopps en marge de l'cossisme, se fondant sur les initiations du pass, antrieures ou coexistentes au dveloppement du christianisme. Il s'agit de tous les rites s'inspirant des cultures mditerranennes telles que l'gypte, la Grce, Rome, etc. Les dnominations de ces rites sont nombreuses : Rite de Memphis, Rite de Misram, Rite des Ngociates ou Sublimes Matres de lAnneau lumineux, Rite des Parfaits Initis dEgypte, Rite de lAcadmie Platonique, etc.

    Cela montre qu'il existe une constante tendance depuis la cration de la franc-maonnerie, d'associer des lments faisant partis du pass commun. Or le fait que ces rites soient demeurs minoritaires n'impliquent pas qu'ils soient dnus d'intrt, loin de l. Nous allons au contraire nous rendre compte que les crateurs de ces rites ont pressentis, sans parvenir tout fait le formuler objectivement, que nombre d'lments rituels fondamentaux ont pour origine les initiations antiques du bassin mditerranen, que lon connat galement sous le nom de Mystres sacrs . Nous pourrions penser qu'une telle affirmation demeure anecdotique et naurait que peu de consquences. N'est-il pas naturel en effet qu'une philosophie chasse lautre et que les spiritualits antiques replaces dans une perspective de progrs, auraient d tout simplement seffacer devant la nouvelle forme de spiritualit tire de la Bible ? Il serait possible de dire en effet, que la structure du mythe d'Hiram, le plan du temple de Salomon, les glises et les cathdrales confortent linterprtation maonnique classique dont nous avons hrite. Or il est clair quil est tout fait hors de propos dappliquer la notion de progrs historique la spiritualit. Comment en effet pourrions nous affirmer quune philosophie ou une spiritualit puisse tre suprieur une autre ? Il convient au contraire de considrer toute initiation et tout mythe sur lequel elle est fonde, avec louverture desprit la plus large possible. Cette attitude nous permettra dans ce cas de voir que le fait mme denvisager une autre forme de lecture moins apparente nous apportera une vision peut-tre nouvelle sur la tradition maonnique, mais galement sur la comprhension de sa philosophie et de sa pratique.

    Mais avant d'aller plus loin dans cette direction, il est important d'illustrer notre propos et de montrer quelques exemples significatifs de la trame symbolique issue des anciennes initiations. Il est bien vident quune tude exhaustive serait ncessaire pour envisager tous les aspects qui sy rattachent. Toutefois, les lments que nous prsentons ici, pourront dj servir de base notre rflexion.

    Rappelons tout dabord que les rites dits gyptiens se caractrisrent essentiellement par leurs

    Hauts Grades et non par les rituels en usage dans les loges bleues. En effet, la cration de ces rites au 18me sicle ne concernait que ceux qui taient suprieurs au 3me, celui de la matrise donc, les trois premiers utilisant la plupart du temps le rite majoritaire cette poque l, le Rite Franais. Il est important de retenir cette nuance dans la mesure o cela va nous permettre de comprendre lvolution et galement les difficults qui semblent souvent inhrentes ce rite. Nous y reviendrons galement dans la partie consacre aux Hauts Grades qui connurent quant eux des volutions extrmement nombreuses, tant dans leur nombre, leur contenu, leur riche symbolique, que lordre dans lequel ils taient hirarchiss.

    Plusieurs Rites ou Ordres ont donc exists la fin du 18 sicle et faisant trs vraisemblablement suite divers courants mystiques non maons beaucoup plus anciens. Se rajoutant ceux que nous avons cits plus haut, cest le cas par exemple en 1767 des Architectes africains, en 1780 du Rite primitif des philadelphes, en 1801 de lOrdre sacr des Sophisiens et en 1806 des Amis du dsert. Ces Rites, connus pour quelques uns, sinspiraient de ce que lon appelait cette poque la tradition gyptienne, mais qui se rvle tre lassociation de diverses traditions du Moyen Orient, telles

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  • quelles taient comprises travers les textes et tudes alors connues tels que le Sthos de lAbb Jean Terrasson (1731), lOedipus aegyptianicus dAthanase Kircher (1652) et du Monde primitif de Court de Gbelin (1773). La Kabbale judo-chrtienne, lhermtisme no-platonicien, lsotrisme, les traditions chevaleresques et autres, trouvaient l une source naturelle dexpression. Toutes ces influences sont prendre en compte, lorsque lon souhaite comprendre ltat desprit des courants gyptiens et les enjeux qui sy dvelopperont dans les sicles qui suivirent.

    Comme nous lavons dit, seuls les Hauts Grades constituaient cette poque la franc-maonnerie gyptienne. Mais les rites gyptiens dcidant de se constituer en Obdiences indpendantes, Misram dabord puis Memphis ensuite, furent videmment amens dfinir trois grades de loges bleues, Apprenti, Compagnon, Matre, utilisant peu ou prou les connaissances acquises au niveau des Grades Suprieurs. Or si une certaine forme dgyptomania est prsente dans les textes fondateurs et les Hauts Grades, il nen va pas de mme au niveau des trois premiers Grades. Les premiers textes rituels de Misram aux trois premiers grades sont ceux de 1820. Ils sinscrivent dans la continuit du Rite de Cagliostro et videmment dans celle des rites dj existants, Rite Franais, quelques aspects du Rite Ecossais Ancien et Accept ainsi que plus tard des lments du Rite Ecossais Rectifi.

    Paralllement le Rite de Memphis va lui aussi dvelopper les trois premiers grades codifis par Marconis de Ngre. Sans entrer dans une longue analyse de lvolution de ces trois premiers degrs, retenons simplement quil faut compter au moins six versions ou tapes de rdaction de ces rituels, chacune tenant compte, comme nous le disions plus haut de lintentionnalit du rite, des connaissances et du milieu culturel de lpoque. Dune certaine manire, nous pourrions dire que quelle que soit la version du rite utilise pour ces trois grades, il est anim dune mme vie, vivifi par un mme souffle qui lui donnent sa tonalit et son originalit. Cela se traduit vraisemblablement par cette ambiance, daucuns diraient cette grgore, que lon peut ressentir lorsquon y assiste ou participe. Et pourtant, les rites de Loge bleue nont jamais eu lpoque de leur constitution et pour la plupart, de caractristiques vritablement gyptiennes. Ce nest que peu peu, et encore plus une poque relativement rcente, que lon a introduit la fois en France (et ltranger) des lments tirs des connaissances que lon avait de lEgypte. Quelques textes potiques et vocateurs, associs des terminologies spcifiques et des squences rituelles intenses impliquant ltre dans sa totalit, en firent toutefois un rite spiritualiste dune trs intressante porte.

    Les rituels, tant de Misram que de Memphis sont connus. Quant ceux de Memphis-Misram dans leur formulation de 1945, ils ont t publis par R. Ambelain dans son livre Franc-Maonnerie dautrefois paru en 1988 aux ditions Robert Laffont. Les rituels de Misram dorigine sont quasi dpourvus de rfrences gyptiennes, tandis que ceux de Memphis y font plus largement appel, mme si la forme demeure relativement classique du point de vue maonnique. La formulation de 1945 des deux rites runis, y fait plus largement rfrence, mme si la phrasologie est souvent lourde et renoue avec les longues dissertations et commentaires commune aux initiations des Hauts Grades aux XVIII et XIX sicles . Pour illustrer ce que nous venons de dire, nous pouvons nous reporter par exemple au rituel du grade Apprenti dans sa version compose par R. Ambelain et publie par ses soins.

    Une des caractristiques rside dans les formules vocatrices de cette antiquit mythique. Ainsi dans la crmonie dallumage des luminaires trouvons nous cette phrase : Maons de la vieille Egypte, nous venons ici mme, en la terre de Memphis, riger des autels la vertu et creuser des tombeaux pour les vices. Phrase connue dans tous les rites maonniques, mais qui est associe de faon originale aux origines antiques par parent ou sympathie vocatoire. De mme nous trouvons cet change :

    Le Vnrable : Frre Second Surveillant, quelle heure les Maons dEgypte ont-ils coutume douvrir leurs travaux ?

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  • Second Surveillant : Lorsque le soleil culmine sur les sables de Memphis, lorsquil est Midi, et que lombre est la plus courte, alors les Maons dEgypte ouvrent leurs travaux, Vnrable Matre.

    Ou encore : Puisque le Temple de la Sagesse dEgypte est juste et parfait Et enfin ces deux formules utilises lors de la clture : Le Vnrable : Frre Second Surveillant, quelle heure est-il ? Second Surveillant : Minuit plein, Vnrable Matre. La Nuit rgne sur lEgypte et lAstre des

    Nuits baigne de sa lumire les Sanctuaires endormis Plus loin : Mes Frres, n'oublions pas que c'est en notre me et en l'me de nos semblables que nous devons semer le Verbe dHorus, afin qu'il produise des fruits de tout genre et de toute espce. Car l'me de l'Homme est la terre naturelle sur laquelle plane le faucon divin. Et comme les eaux du Nil fcondent la terre de Memphis, dans la saison Sh et au mois de Tht, ainsi les Eaux d'En Haut fcondent le Temple intrieur de l'Homme en la mme mystrieuse Saison. La formule maonnique classique Grand Architecte de lUnivers est par exemple remplace trs tt par Souverain Architecte des Mondes ou parfois de tous les Mondes , puis Sublime Architecte des Mondes . Nous pourrions ainsi poursuivre, mais chacun a la possibilit de se rapporter aux textes concerns cits plus haut. Il faut sans doute rapprocher ces vocations potiques des variations quassocient les solistes leur chant. La trame rituelle tant propre la maonnerie universelle, chaque rite va, avec plus ou moins de bonheur, tisser, improviser autour de cet axe un ensemble dlments susceptibles de rvler son caractre, sa tradition. Il sagira par exemple dune certaine forme dsotrisme chrtien dans le cas du Rite Ecossais Rectifi ou dun hermtisme gyptien pour le rite dont nous parlons. Bien videmment, si cela est suffisant pour donner un caractre particulier, cela ne lest pas pour llever au rang dun rite dit spiritualiste . Mais nous entrons l dans une autre dimension, celle des caractres propres la ritulie qui senracine dans la philosophie. Le droulement du rite lui-mme rvle une volont dlvation de lesprit, douverture du cur un autre niveau de conscience qui, sil nest pas toujours atteint ou perceptible, est nanmoins vis.

    Car ce quil est important de remarquer cest la constante direction emprunte par les acteurs de lhistoire du rite. Cest elle qui peut nous permettre de comprendre lenjeu de cette forme de la tradition et dentrouvrir les portes qui dvoileront le relief et la profondeur dun rite, qui serait sans cela rduit une suite de conflits entre bandes rivales . Or, la franc-maonnerie de rite gyptien va bien au-del, si on prend la peine de la comprendre et den percevoir son essence et ses qualits propres.

    La tradition gyptienne

    Parler des rites gyptiens, sans voquer directement lEgypte, pourrait paratre bien surprenant. Or il sagit l dune question fort complexe. En effet, la reprsentation dans la conscience maonnique de lEgypte, de ses traditions et de sa culture est bien souvent fort dcale par rapport la ralit historique. Il est donc intressant de dire quelques mots sur la faon dont cette civilisation envisageait sa relation au sacr. Nous pourrons ensuite comprendre de quelle manire, la tradition maonnique gyptienne sarticule concrtement par rapport cette lointaine origine.

    La premire remarque que nous pouvons faire, cest quil nest a priori pas possible de parler de

    philosophie gyptienne, cette approche de la connaissance tant une cration hellnistique. Le

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  • monde gyptien se fonde sur la religion, sur la relation au sacr. Les dieux sont llment fondamental de toute la civilisation et le rapport que les hommes et les prtres entretiennent avec eux est garant de cet quilibre universel.

    Lutilisation de rfrences mythologiques ou culturelles est toujours possible. Mais on ne peut se contenter de rpter mcaniquement les gestes et les paroles dun rituel qui utiliserait de telles rfrences gyptiennes. Il convient douvrir notre conscience et de replacer ces notions dans un contexte qui leur soit cohrent. Il nest pas ncessaire quil sagisse de la ralit historique la plus stricte. Cela relverait du dfi impossible, en tout cas pas utile. Mais mconnatre lalgbre des mythes, des symboles, des fonctions et des noms qui les accompagnent relverait du seul plaisir anodin et gratuit. Il est donc utile un moment donn den savoir suffisamment de la culture de ceux qui les ont utiliss pour tenter de penser comme eux. Lon peut approcher ltude de lhomme gyptien, de son histoire, de son art, de son panthon, de ses conceptions religieuses et ventuellement de sa langue, avant de chercher faire quelque interprtation que ce soit. Cette approche de type universitaire peut paratre dcale par rapport au but recherch mais il faut bien reconnatre que les auteurs sotristes sont souvent bien loigns de la ralit des choses. Au pire il sagit dun pur dlire pyramido-maniaque, au mieux dune rinterprtation la lumire des concepts occidentaux du symbolisme et des mythes. Sous prtexte de Connaissance avec un grand C, on fait limpasse sur la connaissance proprement dite. Pour liade, se plonger dans les livres, tudier, est un acte initiatique.

    Il est certain que le panthon grec est bien connu. Sa structure est atteste par une nombreuse

    littrature qui lui tait contemporaine et des tmoins archologiques. Ces dieux sont encore prsents dans notre culture au moins sous leur forme romanise. Pour les principaux dentre eux, ils reprsentent chacun une fonction archtypale lmentaire du comportement humain. Ce nest pas pour rien que les psychologues et les astrologues les ont rcuprs sous leur forme authentique ou remanie comme outils danalyse. Plus proches de nos proccupations, les initiations de la plupart des obdiences maonniques reprennent en partie la structure des Petits Mystres mme celle dont nous parlons et qui utilisent un vocabulaire gyptiannisant. Petits et Grands Mystres sarticulent videmment sur le thme de la mort et rsurrection en utilisant le support mythique de Dmter.

    Il faut dire que lutilisation de mythes et symboles grecs dans des rituels faisant intervenir le

    panthon gyptien peut paratre curieux un esprit fru de cohrence. Mais nous sommes trs aids par la synthse hermtique ne Alexandrie vers le II sicle, plus tentative de synthse que syncrtisme, qui rassemble le monde de Thot et celui dHerms, sans trop de dissonance.

    A loppos du domaine grec le panthon gyptien noffre aucun cadre cohrent tout au moins perceptible demble. Lorsque lon ne sattarde pas sur les simplifications abusives ou rinterprtations des sotristes ou occultistes, la premire impression est celle dun joyeux dsordre. La personnalit de chaque dieu, et ils sont innombrables, est fluctuante, mallable, voire contradictoire. Ils pouvaient inspirer de la rpulsion aux grecs contemporains : Tu adores le buf, moi je sacrifie aux dieux disait lun deux. Par ailleurs, labsence de livre canonique ne facilite pas le travail de lexgte.

    Nous pourrions nous demander pourquoi les gyptiens utilisaient un tel panthon. Lavis des grecs est ici intressant. Certains sen moquaient mais dautres admiraient les mystres gyptiens. La tradition voudrait que Pythagore et Platon aient acquis leur savoir en gypte.

    Pythagore, Plutarque, Platon, pour ne citer queux, se rendirent sur cette terre. Citons Diogne Larce propos de Pythagore : Comme il tait jeune et studieux, il quitta sa

    patrie et fut initi tous les mystres grecs et barbares. Il gagna donc lEgypte, quand Polycrate leut recommand par lettre Amasis, et il apprit la langue du pays. Il alla aussi chez les Chaldens et les mages. Etant en Crte, il descendit avec Epimnide dans lantre de lIda. Tout comme en

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  • Egypte il tait all dans les sanctuaires, il y apprit les secrets concernant les dieux. (Diogne Larce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Tome II p.126, GF, Paris, 1965.)

    Puis propos de Platon il crit : A lge de vingt-huit ans, selon Hermodore, il sen alla Mgare, chez Euclide, accompagn de quelques autres lves de Socrate. Puis il alla Cyrne, auprs de Thodore le mathmaticien, et de chez lui en Italie, chez Philolaos et Eurytos, tous deux pythagoriciens, puis en Egypte, chez les prophtes. (Ibid. Tome I p.165) Il en fut de mme pour de nombreux philosophes de lantiquit qui taient initis aux principaux cultes de Mystres et accomplissaient un voyage dtude plus ou moins long en Egypte.

    La vrit est quil faut faire leffort pralable de pntrer ce monde avant den percevoir la

    richesse. Au dbut, on est attir par son tranget, puis on est rebut par cette mme tranget qui ne semble rductible aucune comprhension. Enfin, si lon fait leffort de penser gyptien , une lueur claire le chemin.

    On ne peut se dpartir du religieux et parler uniquement de symbolisme. Lun ne va pas

    sans lautre, surtout avec lgypte. La religion nest pas prire ou dvotion, cest au sens propre un acte qui nous relie (religere). Au sens commun, cet acte suppose lexistence a priori du dieu, mais ce nest pas aussi simple.

    Il existe une forme daction indissociable de la religion gyptienne qui tend matriser les

    nergies de la nature, celles qui constituent la trame cache du tissu de lunivers. Les gyptiens distinguaient le vrai et le rel. Le rel est la nature perceptible. Au-del, le vrai est lordre universel gr par les dieux, lensemble des nergies cosmiques qui donnent du sens la cration et luttent en permanence contre le chaos originel. Dans ce monde du vrai, se trouve ce que nous pourrions assimiler une matrice contenant une infinit de potentialits correspondant toutes les possibilits dvolution de lunivers et des tres un moment donn. Et chaque instant une seule possibilit se dgage et alimente le phylum temporel du rel. Ce lien du vrai et du rel nest pas sous la coupe dun dterminisme divin absolu. Lhomme, le prtre est galement acteur et accompagne laction divine, comme Khnoum, il est le potier qui travaille sur la pte mallable du vrai par une sorte de cration perptuelle et lutte en mme temps contre le chaos.

    Le prtre gyptien nest pas un mystique adorant un dieu unique et transcendant, mais il tablit un lien avec des dieux ayant revtu une ou plusieurs formes, dots dun ou plusieurs noms, mais accomplissant essentiellement un nombre limit de fonctions identifies. Ces fonctions sont souvent dapparences opposes mais relevant de la mme finalit : entretenir et maintenir lordre, social et cosmique. Le prtre est aussi une sorte de mathmaticien qui connat les formules, les symboles runis en une algbre, une combinatoire complexe mais efficace.

    Le moyen daction cest bien sr le rituel. On nen connat que peu. Citons parmi les plus intressants, le rituel divin journalier et les rituels royaux de rgnration et le rituel danimation des statues, trs semblable au rituel douverture de la bouche. Le texte de lAsclepius parle de la faon dont un dieu peut se corporifier dans une statue. Mais il sagit dune uvre bien diffrente de la prsence de la chair et du sang du Christ sous les espces. Dans la perspective gyptienne, cest le Ba du Dieu qui descend dans la statue grce au rituel douverture de la bouche. Le Ba nest pas lme contrairement ce qui est gnralement crit mais, entre autre, le pouvoir de transformation du dieu qui lui permet de passer dune forme une autre. Donc plus exactement, le dieu ne se corporifie pas, mais revt la forme de la statue.

    Ces images ou ces statues performatives, les Pres de lglise les ont appeles idoles avant de les dtruire. Ils montraient l, soit leur ignorance, soit leur mauvaise foi. Ce ntaient pas des idoles mais des icnes, car jamais les gyptiens nauraient ador ou utilis une image ou une statue sans vie. Ces statues animes taient le moteur mme de la religion. Traunecker parle leur sujet de thophanie portative , cest dire quavec elles le sculpteur par le rituel douverture de la

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  • bouche et la conscration sous le feu solaire, puis le prtre, par dlgation du roi, au moyen du rituel quotidien tablissait un point de contact entre le monde du vrai, celui des dieux et le monde du rel celui des hommes. Par cet intermdiaire lhomme pouvait se rendre favorable les dieux et agir avec leur aide sur les forces puissantes de lunivers afin que lordre vainque le chaos et que rgne la Mat. On parlerait aujourdhui de la lutte contre les forces dentropie, le chaos tant le retour lindiffrenciation primordiale.

    Il sagit bien dune action dtermine par une procdure volontariste entirement mene par le prtre. La thophanie ne relve pas ici de la volont divine comme par exemple celle qui gouverne les apparitions de la Vierge, car ici lhomme en est le dclencheur.

    Nous ignorons galement les caractristiques de la prtrise qui confrait, par dlgation du roi, la

    dignit permettant loprateur duvrer. Il faut remarquer que ces rituels taient trs dpendants des conditions gographiques, historiques et culturelles de lgypte antique. Par exemple, le phnomne annuel de la crue du Nil, de mme que lorientation Sud-Nord de ce fleuve jouaient un grand rle. Larticulation des dieux par triades, ogdoades ou ennades, leurs gnalogies, leurs fonctions, leurs formes interpntres sont trs complexes et rebelles une comprhension immdiate pour un esprit contemporain.

    Il faut comprendre que le dieu en gypte est une forme dnergie oriente vers des fonctions

    spcifiques prsentant gnralement deux aspects, lun favorable, lautre destructeur, les deux tant indispensable lquilibre social et cosmique. Hathor par exemple personnifie la femme, lamante, mais cest galement la desse dangereuse. La divinit, dans son naos, lorsquelle revt la forme daccueil, requiert de navoir aucun contact avec le monde profane, sauf avec le prtre. Si une protection, une scurit totale ne lui sont pas assures, elle sen chargera elle-mme par tous les moyens dont elle dispose y compris destructeurs. Les dieux gyptiens ne sauraient se comporter en fonction dune morale du bien et du mal au sens o nous lentendons, ils lignorent tout simplement.

    Le fil, le canal qui reliait les Dieux et leur monde lhomme gyptien est aujourdhui rompu,

    mais ils survivent dans notre mmoire sous une forme occidentalise. Nous devons remercier les grecs et les romains qui ont transplant sous nos climats les cultes principalement isiaques, mmes sils ont t trs largement adapts et transforms. Remercions mme la chrtient qui a maintenu bien involontairement une tincelle de vie grce aux vierges noires, quand ce nest pas des saints directement issus du panthon gyptien. Cette expatriation des dieux tout en entretenant leur souvenir les a rendus plus accessibles nos sensibilits occidentales par les diverses adaptations de caractre thologique que leur a fait subir le monde grco-romain. Leur complexit a t rduite de faon drastique en focalisant les fonctions de toutes les divinits du panthon sur Isis et Osiris, Isis surtout.

    Finalement, ces dieux nous sont proches car nous les percevons au niveau des sentiments. On

    pourrait, rebours de ce que dit la Bible, les voir comme faits notre image. Simplement, ils ne sont pas actualiss comme un individu et une destine figs dans le temps, mais comme des potentialits de toutes les possibilits de vie attaches leur fonction. Isis/Hathor est celle qui potentialise la femme, toutes les femmes, surs, filles, amantes, pouses, mres et veuves et chaque femme sur terre en est une actualisation, chaque femme est de la chair dIsis et chaque homme en est le fils. En cela se trouve la proximit.

    Si jen reviens au panthon gyptien dans son contexte authentique et non dans les formes

    adaptes grco-romaines, cette mythologie nest pas plus adapte que les autres la dmarche

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  • symbolique car aucun processus de caractre initiatique nest attest en gypte. Certains considrent que les plerinages voqus par le papyrus de Leiden constituaient des initiations, mais alors il faudrait largement tendre lacception du mot initiation. Ce nest probablement quaux derniers sicles, que sous les influences grecque et romaine, les cultes isiaques ont inclut la dmarche initiatique. Cela dit, il convient dapporter deux rserves. Dune part il est inconcevable que laccession la prtrise nait pas t accompagne de rites spcifiques. Dautre part labsence dattestation nest pas une preuve dinexistence, la transmission orale tant frquente dans le milieu smitique. En fait, il existait bien une initiation au sens de passage dun tat un autre, mais elle ne se pratiquait qu la mort de lindividu.

    Le rituel douverture de la bouche qui en tait un des composants tait utilis sur les morts afin de leur permettre de percevoir et de salimenter dans le monde de la Dout. On a vu tout lheure quil tait utilis pour lanimation des statues. Or sa structure mme, indique quil aurait pu, presque en son tat, tre mis en uvre pour la phase de renaissance dun myste mort symboliquement dans un cadre initiatique classique. A lextrme, cest dire mme en considrant quil ny a pas eu dinitiation dans lgypte ancienne, le fait de lutiliser dans les Hauts Grades typiquement gyptiens, moyennant les adaptations et complmentations qui furent ncessaires, en font une initiation dune grande richesse et dun niveau quivalent celui des Grands Mystres . La phase de nouvelle naissance au plan de perception/action auquel le myste doit accder est tout fait significative cet gard. Il permet louverture des sens du nouveau-n, sa dcouverte des dimensions de son nouveau monde et lactivation des fonctions physiologiques ncessaires sa survie et son dialogue avec le sacr. En revanche pour toute la phase de dambulation dans la Dout et de celle de la psychostasie, le Livre des Morts et autres textes similaires ne sont pas utiliss tel quel en raison de leur dcalage culturel, bien que lesprit en soit conserv.

    Il faudrait galement voquer ici les rites de naissance et de rgnration du roi. Malheureusement on ne sait pas grand chose.

    Sur le plan artistique lgyptomania a certainement produit des uvres dun intrt esthtique parfois discutable. Il en est de mme quant laspect sotrique, mais en ce domaine, les erreurs ou approximations ne sont pas en elles mmes trop problmatiques. Nont-elles pas permis cette tradition de traverser les sicles et les gnrations ? Ce que lon pourrait vritablement critiquer dans une socit pratiquant lgyptomania sotrique serait dabuser leurs membres sur le sens et la porte de leurs pratiques.

    Pourquoi par exemple faire remonter lorigine de telle ou telle socit purement contemporaine Thoutmosis III, pourquoi continuer dencenser Akhnaton, ce qui reste en grande faveur dans les milieux sotristes, mais ne correspond aucune ralit tablie ? Il est trs diffrent de se rclamer dune filiation spirituelle, que de faire croire son historicit. Plus gnralement ce problme des filiations, des chartres, des secrets dont tel ou tel ordre se rclame pour asseoir son authenticit est un faux-semblant quand ce nest pas purement et simplement une escroquerie intellectuelle. Il parait vident que la franc-maonnerie a ramen au passage des lments de la tradition gyptienne. Matre Hiram sous lacacia, cest Osiris sous le tamaris de Byblos, retrouv par Isis la Veuve. Mais cela illustre plus un paralllisme tonnant des mythes fondateurs, quune simple gyptomanie.

    Ce qui est important cest dtablir un lien par lesprit, par lme et par le corps avec une tradition comprise de la faon la plus exacte possible. Cest avant tout une aventure personnelle, mme si lappui dun groupe ou dun rite reste souvent indispensable. Dans la tradition maonnique de Memphis-Misram et dans les rituels des trois premiers grades, quelques rfrences gyptiennes sont utilises. Il sagit vritablement dune sorte de rappel symbolique, dun rattachement motionnel avec une tradition pressentie comme la source de la culture mditerranenne. Cela nimplique pas que toutes les rveries et fantasmes sur une tradition primordiale atlanto-lmurienne possdant la vrit de toute chose et layant transmise aux gyptiens soient vrais L encore, une dmarche authentique et honnte implique une exigence intellectuelle. On ne peut pas placer sur le

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  • mme plan la ralit historique et le mythe. Ainsi, une fois le mythe replac dans le contexte qui la vu natre, les rites qui se fondent sur lui pourront prendre toute leur valeur et accompagner le dveloppement de liniti. Cest bien pour cette raison que lchelle gyptienne, comme nous le verrons dans le chapitre sur les Hauts Grades, conduit progressivement vers lorigine de notre tradition et donc vers lEgypte. Mais avant de parvenir ce point, nous pouvons remarquer que lEgypte sur laquelle nous nous fondons dans la tradition sotrique est en ralit, et pour une trs grande part, celle de lpoque ptolmaque. Cette riche priode a permis la fusion dans le milieu alexandrin des principaux courants spirituels et la naissance de la tradition gypto-hellnique, de lhermtisme dans laquelle senracine vritablement les courants maonniques gyptiens dont nous parlons.

    Lhermtisme

    Tous les acteurs de la tradition gyptienne ont tent de faire revivre sous la forme maonnique, les anciens Mystres. Nombreux ont t les symboles, les squences rituelles qui ont pntrs la tradition maonnique dans ses diffrents aspects et cela quels que soient les rites. Plus explicitement, le rite dont nous parlons a tent de faire revivre dans son systme de Grades ce qui lui semblait particulirement riche dans les traditions du pass.

    L'hermtisme est prsent plus d'un titre dans la tradition maonnique et il convient de le

    distinguer de l'sotrisme. Il s'agit d'un courant de la tradition occidentale ou mditerranenne qui s'est dvelopp partir des civilisations gyptiennes, grecques, latines et byzantines, avant de revoir le jour au cours de la renaissance italienne dans le milieu florentin. Comme l'crit Franoise Bonardel dans l'introduction de son remarquable ouvrage L'hermtisme : Parler de la tradition hermtique, c'est donc dsigner un courant de pense mythiquement et historiquement fond sur les Hermetica (textes hermtiques) et plus particulirement sur la fameuse Table d'Emeraude. [...] Autonome par rapport au Christianisme, indpendant l'gard des socits initiatiques constitues, l'Hermtisme aurait en fait rassembl au cours des sicles de l'histoire occidentale, une famille d'esprits avant tout dsireux de "travailler" au dpassement de toutes les formes de dualisme ; il serait caractris par un certain type de sensibilit, susceptible par sa plasticit mme, d'accueillir des voies de ralisation spirituelle diffrentes.

    On le voit, la pense que va constituer au cours de son histoire l'hermtisme et en assurer la prennit, c'est un dsir d'associer la raison, l'intelligence, la qute du dpassement de soi et l'avancement vers une libre spiritualit non infode une chapelle quelconque, fusse-t-elle initiatique. Malgr la disparition de textes dune trs grande importance, un vritable corpus philosophique nous est nanmoins aujourd'hui accessible. Nous pouvons trouver plusieurs catgories d'uvres. Celles qui sont typiquement hermtistes et qui se trouvent pour la plupart dans le Corpus Hermeticum et ensemble des textes qui le compltent comme les Oracles Chaldaques, et divers traits thologiques et philosophiques. Bien videmment laxe central de cette tradition philosophique et spiritualiste sinspire des uvres de Platon et ses continuateurs firent plus que perptuer son enseignement. Ils codifirent et runirent en un tout quilibr et significatif la philosophie et la spiritualit dans un idal que lon peut appeler la Religio Mentis. La philosophie est alors pratique comme une activit de la vie spirituelle, une vritable qute du divin. Les philosophes noplatoniciens ou hermtistes dalors, runirent linitiation aux Mystres antiques dont la franc-maonnerie est lhritire spirituelle cette approche originale de la philosophie.

    L'antiquit connut ce qu'il est convenu d'appeler les cultes de Mystres . Ils correspondent de trs prs certaines formes maonniques et sont distincts de l'expression et la pratique religieuse

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  • courante. Les mystres transmettent une connaissance cache, sotrique donc, un petit nombre d'individus qui ont t slectionns pour leurs qualits essentiellement morales. Ils utilisent des techniques spirituelles et rituelles diffrentes selon les lieux sacrs qui les perptuent. Les initis ou Mystes sont lis par des serments qui les obligent garder secrets leurs connaissances et expriences. Il en est de mme pour certaines coles de la philosophie grecque. Ainsi Clment d'Alexandrie crit-il : Non seulement les Pythagoriciens et Platon cachent la plupart de leurs dogmes, mais les picuriens eux-mmes avouent qu'il y a chez eux des secrets et qu'ils ne permettent pas tout le monde de manier les livres o ils sont exposs. D'autre part encore, suivant les stociens, Znon crivit certains traits qu'ils ne donnent pas facilement lire leurs disciples. (Stromates, V, 9) De mme Jamblique crit : Les plus importants et les plus comprhensifs des dogmes admis par leur cole, les pythagoriciens les gardaient toujours en eux-mmes, observant un mutisme parfait pour ne pas les dvoiler aux exotriques, et les transmettant sans l'aide de l'criture, comme des mystres divins, la mmoire de ceux qui devaient leur succder. (Vie de Pythagore) Proclus affirme que Platon se servit de noms mathmatiques comme de voiles recouvrant la vrit des choses ; de mme que les thologiens se servent de mythes, de mme que les pythagoriciens se servaient de symboles. (Commentaires sur le Time, 36b) Soulignons encore que les diffrents Mystres (ou rites diffrents) ne sont en rien incompatibles, car il est tout fait possible d'tre initi l'un ou l'autre de ceux-ci. Jai t initi en Grce la plupart des religions. Des symboles et des souvenirs mont t donns par des prtres et je les garde pieusement. Il ny a l rien dextraordinaire, rien dinou. [] Il y a de multiples religions, quantit de pratiques rituelles, une grande varit de crmonies que jai tudies par amour de la vrit et par devoir envers les dieux. (Apule, Apologie, Belles Lettres p. 101-103)

    Comme nous le voyons, la dmarche hermtiste n'est toutefois pas trangre l'esprit des Mystres. Il sagit dun enseignement issu du Verbe d'Herms et consign dans les livres quil transmit. Mircea Eliade note : A la diffrence des associations fermes comportant une organisation hirarchique, des rites initiatiques et la rvlation progressive d'une doctrine secrte, l'hermtisme tout comme l'alchimie, implique tout simplement un certain nombre de textes rvls, transmis et interprts par "un matre" quelques disciples soigneusement prpars [...] Il ne faut pas perdre de vue que la rvlation contenue dans les grands traits du Corpus Hermeticum constitue la gnose suprme, notamment la science sotrique assurant le salut ; le simple fait de l'avoir comprise et assimile quivaut une "initiation".

    Une fois de plus, et sans entrer dans les dtails de tous les ouvrages et matres qui constituent ce courant, il est fondamental de remarquer que cette cole met en avant la philosophie, la raison et l'tude. Tmoin la prire qui ouvre le Commentaire de Proclus sur le Parmnide : Je prie tous les dieux et toutes les desses de guider mon esprit vers le sujet que je me propose et, aprs avoir allum en moi la brillante lumire de la vrit, de dployer mon intelligence pour atteindre la science mme des Etres, douvrir les portes de mon me pour quelle puisse accueillir la doctrine divinement inspire de Platon, et, ayant mis en mouvement ma facult de connaissance vers ce quil y a de plus lumineux dans lEtre, de mettre fin en moi la prtendue sagesse et lerrance parmi les non-tres, par ltude toute intellective des Etres, desquels lil de lme se nourrit et sabreuve, comme le dit Socrate dans le Phdre. (Proclus, In Parm. I, 617-1)

    L'tudiant se doit d'tudier, de rflchir, d'approfondir les textes de la tradition qui lui sont confis. Cet apprentissage est certes le fruit d'une longue rflexion solitaire, mais elle peut ne pas se rduire cela. En effet nous ne pouvons pas rellement sparer la tradition hermtiste des courants et coles philosophiques lis directement ou indirectement au noplatonisme. Il est clair que l'tude philosophique telle qu'elle est conue par Platon la suite de Pythagore, est en troite relation avec les courants mystiques tels que le Pythagorisme ou l'Orphisme. Vouloir cloisonner les diffrents courants serait vain, car la parent de certaines doctrines est vidente. Quoi qu'il en soit, l'hermtisme mit davantage l'accent, au dbut de sa tradition, sur l'tude philosophique plutt que sur la rvlation mystique. Ce fut entre le II et le VI sicle que la fusion entre les diffrents

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  • aspects philosophiques et mystiques seffectua. Parmi ceux qui constiturent cette tradition, nous pouvons citer par exemple, Plotin, Jamblique, Plutarque, Syrianus, Proclus, Damaskios. Enfin les initiations de lantiquit dont nous reparlerons de manire plus approfondie plus loin, bien que spares de l'hermtisme, n'en sont pas moins en interaction.

    Herms est celui qui voit et embrasse toute chose. Nous qui sommes noys dans la multiplicit du monde, aspirons un recul, une perspective qui nous permettrait de donner un sens notre existence et au monde dans lequel nous vivons. C'est un des objectifs de la qute hermtiste : rechercher et restaurer l'unit qui replace l'homme dans son rle de mdiateur entre les puissances divines et le monde naturel. Cette place retrouve de l'homme accomplissant l'acte rconciliateur, ouvre la voie cette tradition et donne naissance ce que l'on a appel l'Aurea Catena ou "chane d'or" des initis. La vocation d'Herms est donc d'tre mdiateur, restaurateur ou 'sauveur' de l'ambigut lgitime et primordiale, pre de la rcurrence et donateur la fois du perfectionnement du savoir.

    Comme l'crit F. Bonardel, la philosophie hermtique, c'est d'abord le refus de morceler le savoir en rgions rivales. C'est d'ailleurs ce qu'en retiendront les diffrents courants qui ultrieurement se recommanderont d'elle : Illuminisme, chimisme romantique, thosophie attesteront de la permanence d'une voie sotrique hermtiste de l'Occident. Mais il faut parler d'une rencontre exceptionnelle entre Herms et l'Esprit renaissant, lui-mme pris de rconciliation, d'unification diversifie, de retour aux origines et de progrs. Rencontre effectue aux confins du mythe et de l'histoire comme ce fut le cas dans l'Antiquit.

    L'hermtisme semble avoir t une immense tentative de runir par l'exercice de la raison lucide et de l'amour de la vrit, des philosophies loignes, des fois fondamentalement diffrentes, savoir scientifique et gnose.

    Mais l'hermtisme avait pour ainsi dire disparu vers le V sicle, lorsque les coles philosophiques furent fermes sous linfluence de lEglise. Il fallut attendre les annes 1460 et les traductions de Marsile Ficin pour que ce nouvel Orphe permette l'Occident chrtien de dcouvrir les textes de la philosophie antique, son esprit ainsi que les mystres qui s'taient jusque l symboliquement assoupis.

    La renaissance dHerms

    Depuis dj longtemps, la tradition gyptienne tait aurole de mystres et dattraits. Durant tout le moyen ge on tait rest peu prs ignorant des traditions prcdentes. Puis lOccident connut une rvolution intellectuelle considrable, qui prit plus particulirement naissance en Italie et pour la question qui nous occupe, Florence. Les sources de ce qui devint la Renaissance, marquant un tournant dans lhistoire de lEurope, sont chercher dans les milieux de cette poque. Cme de Mdicis, matre de Florence, invita en 1439 le Concile, tentant de runir les Eglises dOrient et dOccident se tenir en sa ville. Or parmi les grecs, se trouve un rudit de 85 ans, Giorgios Gemistos Plthon. Il ntait pas thologien, mais philosophe. Formidable rudit, connaissant la tradition chrtienne aussi bien que grecque, il apportait cette prsence et cette permanence de la pense platonicienne, capable de dnouer les subtilits thologiques dans lesquelles senfermaient les docteurs chrtiens. Mais son objectif ntait en rien comparable celui du concile car selon ses termes, toutes les religions ne sont que des morceaux du miroir bris dAphrodite. Profondment platonicien, il transmettait une vision renouvele de lhellnisme, pur par le noplatonisme et seul capable selon lui dviter la dcadence morale et spirituelle. Son objectif tait de permettre lhomme de samliorer et datteindre le bonheur. Comme il lcrivait, la nature

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  • est ainsi faite que les hommes tendent tous au mme but : vivre heureux. (Cit par D. Bresniak dans son remarquable ouvrage Les premiers Mdicis. (cit en bibliographie)). Sa philosophie fonde sur lexistence des deux mondes (celui des ides transcendantes et le monde matriel), sur les Emanations constituant le lien entre la Matire et lEsprit soppose au monde fig des Catgories dAristote. Cest sur ce dernier que les thologiens chrtiens de cette poque se fondaient pour tablir leur systme.

    Durant ce mme sjour Florence Plthon fut reu rgulirement par Cme de Mdicis et anima de nombreuses discussions philosophiques. Sur la proposition de ce dernier, il ouvrit une cole divisant les lves en Exotriques (ceux qui taient attachs la doctrine chrtienne et ne pouvaient recevoir la totalit de la doctrine) et Esotriques (ceux qui taient initis la doctrine des Emanations, la doctrine complte de lhellnisme platonicien). Comme nous le disions, Plthon sopposait laristotlisme, enseignant la mthode qui permettait chacun de remettre en cause ses prjugs et de pratiquer lancienne technique de la connaissance de soi selon lancienne formule grecque connais-toi toi-mme et tu connatras lUnivers et les Dieux. A travers lui, cest lAcadmie de Platon qui renaissait, en rupture avec les systmes habituels de cette poque.

    Cette cole poursuivit ces activits, jusqu ce que quelques annes plus tard, en 1459, Marsilio Ficino, fils du mdecin personnel de Cme, fonde sur sa demande, la premire Acadmie Platonicienne et linstalle la villa Careggi prs de Florence. Pendant de nombreuses annes, les plus grands esprits et artistes vont se rencontrer, rsider, travailler et vivre pour certains dans ce vritable monastre laque ouvert tous les hommes de talent sans distinction de religion. Les acadmiciens se consacraient la recherche de la vrit et tudiaient des textes anciens occults pendant des sicles, dans un climat de totale libert. Lunique contrainte tait de respecter la libert dautrui. (p.70) Les membres de lAcadmie taient selon leurs propres mots frres en Platon . Pour tre acadmicien, il convenait dtre bon et honnte et aspirer cultiver ce quil y a de meilleur en soi. Comme le dit Ficin lui-mme : Lamiti est lUnion de la volont et des dsirs. Les frres acadmiciens doivent avoir le mme but : or si ce but est la richesse, les honneurs et la science pure, il ne peut exister damiti, parce que ces buts provoquent au contraire la jalousie, la vanit, lenvie et la haine. Lamiti vritable nest possible quentre frres qui cherchent ensemble le bien. (Marsile Ficin, Opra Omnia, Vol. 1- cit par D. Bresniak) On voit combien ce travail et cette qute sont proches de la dmarche maonnique bien comprise.

    Durant plusieurs annes, de grands esprits se rassemblrent et travaillrent souvent en quipe. Sous la direction et limpulsion de M. Ficin, avec la protection constante et la demande de Cme de Mdicis, la plupart des textes hermtistes, platoniciens et noplatoniciens seront traduits. Les acteurs de lacadmie de Florence rveillrent alors la tradition hermtiste des anciens philosophes noplatoniciens et travers eux, celle de lEgypte ptolmaque. Ils redonnrent vie cette Aurea Catena (chane dor) qui unit les initis leurs anctres du bassin mditerranen.

    Outre Marsilio Ficino, le fondateur de lAcadmie, Pic de la Mirandole, Fortuna, Giovani Cavalcanti, Alessandro de Rinaldo Braccesi, et bien sr Cme de Mdicis lui-mme furent les premiers et les plus renomms des acadmiciens. Campanella, Giordano Bruno, Dante et bien d'autres taient sinon acadmiciens, du moins en relation avec cette uvre. Certains des enseignements de l'hermtisme ancien furent ractivs spculativement mais aussi rituellement. Leurs efforts furent extrmement importants dans la volont de concilier, autant que cela tait possible, la tradition chrtienne dans son interprtation la plus thologique, pour ne pas dire kabbalistique, et les textes hermtistes. Les commentaires du dernier livre du Corpus Hermeticum, l'Asclepius nous montre bien cette association entre la kabbale et le platonisme. A partir de cette poque, il est possible didentifier avec une relative prcision la trace de la tradition hermtiste, dont la philosophie de la franc-maonnerie gyptienne est la lointaine hritire.

    Il est intressant de dire un mot sur cette chane dor , qui va devenir le cur de lhermtisme,

    reliant par lesprit chacun des acteurs de cette tradition tout au long de lhistoire et symboliquement

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  • les hommes aux Dieux. Cest encore elle qui est toujours prsente dans les aspects les plus riches de cette tradition maonnique gyptienne.

    La chane dor est mentionne sans doute pour la premire fois dans le VIII chant de lIliade. Homre fait parler Zeus qui se dclare le plus grand et le plus puissant des Dieux. Il dit : Eh bien ! dieux, tentez une preuve, afin que tous en soyez convaincus ! Suspendez au ciel une chane dor et accrochez-vous-y, tous, dieux et desses ; vous ne parviendrez pas tirer un ciel sur la terre Zeus, matre suprme, si grand que soit leffort que vous fassiez. Mais si moi-mme alors je me dcidai tirer, je tirerais avec vous et la terre et la mer. Je pourrais ensuite attacher cette chane au sommet de lOlympe et tout resterait suspendu dans les airs, tant je suis au-dessus des dieux et au-dessus des hommes !

    Ainsi parla-t-il, et tous restrent silencieux et cois, mus de ses propos Bien videmment et comme pour la plupart des textes fondateurs, les philosophes et hermtistes en feront une lecture minemment symbolique. Elle sera rapproche des interprtations noplatoniciennes des manations de lUn, elle deviendra la chane qui relie autant les initis de la mme rvlation hermtique que les divers mondes entre eux ou les diffrents tats de la matire en alchimie. Elle nest que la figuration symbolique de lArt hermtique tout entier et des fonctions du Mage. (Lhermtisme, F. Bonardel, Ed. Que sais-je ?) J.-B. Porta, dans son ouvrage sur la magie naturelle crit [La chane dor] est une corde tendue depuis la premire cause jusques aux choses basses et infinies, par une liaison rciproque et continue : de telle sorte que la vertu suprieure rpandant ses rayons viendra ce point, que si on touche une extrmit dicelle, elle tremblera et fera mouvoir le reste . Car dans cette conception, lhomme est le point central de la cration. Il est la rfrence perceptive partir de laquelle le monde sorganise, se pense, reli par cette chane dor lensemble de lUnivers, aux diffrentes manations issus du Sublime Architecte des Mondes .

    La nouvelle Acadmie de Florence se plaa dans cette continuit et devint un centre intellectuel de premier plan o seffectua la riche fusion de la tradition judo-chrtienne et des philosophies de lhermtisme antique. Il est intressant de remarquer que la Nouvelle Acadmie nopposait pas la philosophie du paganisme antique noplatonicien au christianisme. Cette redcouverte des traditions anciennes entrana au contraire un enrichissement rciproque. Ces esprits clairs et libres concilirent la tradition dHerms prsente dans les enseignements des philosophes de cette chane dor , (Platon, Plotin, Plutarque, Jamblique, Proclus, etc.) avec les enseignements kabbalistiques judo-chrtiens.

    Cest en effet cette poque de lhistoire que saccentue la rupture dcisive entre la raison et la foi. Or lhermtisme du 15 sicle, fidle en cela la vocation dHerms dtre mdiateur, restaurateur ou sauveur de lambigut lgitime et primordiale, pre de la rcurrence et donateur la fois du perfectionnement du savoir va tenter une rconciliation et une rgnration de la tradition que lon pourrait qualifier de philosophie-occulte. Car sous lgide dHerms, la nouvelle acadmie va tenter de runir savoir scientifique et gnose, foi paenne et chrtienne, antiquit et modernit. Cest une sorte de nouvelle re, denthousiasme de lesprit sortant de sicles de tnbres.

    Il est bien vident que cette hroque tentative ne fut pas perue avec autant de tolrance de la part des pouvoirs de lEglise, dautant plus que laccent tait tout de mme plus fort sur le plan philosophique et noplatonicien, que chrtien. Linfluence et lapproche de luvre de M. Ficin, de Giordano Bruno, de T. Campanella et de bien dautres se firent sentir dans toute lEurope.

    Or, outre la richesse et la profondeur philosophique dont nous allons parler un peu plus loin, les ouvrages grecs traduits identifiaient lEgypte comme origine mythique et source de la tradition spirituelle. Comme nous lavons vu dans le paragraphe prcdent, lEgypte tait pour les Grecs le lieu o devait se rendre tout philosophe, tout individu qui dsirait sinitier la sagesse. Leur civilisation et leur religion taient identifies et reconnues comme les plus anciennes.

    La redcouverte des textes qui mentionnent ces expriences, des ouvrages de Plutarque et de Jamblique sur la tradition gyptienne, rendit peu peu vident aux traducteurs de la renaissance

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  • quil existait au-del de lancienne Grce, une tradition encore plus ancienne quil convenait dtudier. Cest ce qui se passa ds la Renaissance jusqu la dcouverte en 1822 de lcriture hiroglyphique par Champollion. La campagne dEgypte de 1798 aboutit dans son ensemble quantit de dcouvertes dont nous bnficions encore, toutes nayant pu tre pleinement exploites.

    Dj en Angleterre, Anderson faisait rfrence aux Mystres antiques et la franc-maonnerie se mit peu peu intgrer des lments symboliques relevant des traditions antiques.

    Le dcor du temple, le droulement des rituels se modifia quelque peu dans les premiers grades et acquit dans les Hauts Grades une teinture lAntique .

    Les rites gyptiens ont ainsi peu peu dvelopps des caractristiques propres, quelles soient

    positives ou au contraire sources de problmes. Nous pouvons distinguer deux influences principales, dans lintention des premiers fondateurs du 18me sicle. Elles dfiniront deux aspects de la philosophie de ce rite.

    Le premier, plus propre Misram et mis en place par les Bdarride, relve dune influence de kabbale judo-chrtienne sinspirant assez vaguement de lOrdre des Elus-Cohen de Martins de Pasqually et des kabbalistes chrtiens de la renaissance.

    Le deuxime, celui de Memphis, activ par Marconis de Ngre, visera plus spcifiquement lhermtisme classique et les mystres anciens pr-chrtiens. Nous pourrions presque dire quil sinspire davantage dans lesprit de la Haute Maonnerie gyptienne de Cagliostro.

    Philosophie hermtiste et rite gyptien

    Insistons sur le fait que notre analyse est bien videmment faite a posteriori. Rien n'indique que de mystrieux initis aient au cours de l'histoire, vhiculs un corpus doctrinal et des rituels inchangs, qui se seraient transmis travers les cultes sotriques, jusqu'aux corporations de mtiers, pour enfin parvenir jusqu' nous. Plus vraisemblablement, nous utilisons aujourd'hui un amalgame symbolique qui s'est, sous certaines influences, constitu peu peu en un systme cohrent et structur que nous appelons franc-maonnerie.

    Il est cependant ais de montrer que philosophiquement, pour n'en rester qu' ce niveau, la franc-maonnerie est beaucoup plus proche des coles de Mystres de lantiquit, que de la tradition biblique ou judo-chrtienne.

    Pour ne prendre quun exemple, la notion de Vrit est fort diffrente si lon se place sur le plan religieux, ou sur celui de linitiation maonnique. Dans le christianisme, la Vrit procde de la Rvlation et dbouche sur la formulation dun dogme fondant la foi du croyant. La raison napparat quen un second temps et ne se dveloppe qu partir des principes admis par la foi. Elle sexprimera dans les disciplines que sont la thologie ou la philosophie chrtienne. La voie initiatique au contraire, est multiple et varie dans son interprtation de la vrit et la faon d'y accder. Certes il sagit parfois dune sorte de rvlation divine, mais la multiplicit et diversit de ces rvlations est source mme de leur relativit. Quant la philosophie des anciens grecs, elle sarticule plus ou moins troitement avec cette dmarche spirituelle.

    Mais une des constantes de ces rites antiques est la possibilit pour nous davancer vers la lumire de la vrit par la pratique des rites de l'initiation, la vertu personnelle lie nos actes et nos penses, ainsi que l'tude et la rflexion. Dans cette perspective, manifeste dans la tradition noplatonicienne, la raison et la mditation philosophique nous lve vers la Vrit. Nous n'attendons rien comme une grce qui descendrait du ciel, mais considrons que seule notre vertu morale et nos efforts intellectuels nous permettent de nous grandir, de devenir sans cesse plus responsables de ce que nous sommes et d'autrui. Cette ide n'est pas nouvelle. Comme nous le

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  • disions, elle est intimement lie l'hermtisme et la tradition. Ainsi nous pouvons lire dans le Corpus Hermeticum : Il ne reste donc plus qu' faire, ce que tu as toi-mme entrepris : faire du bien tous et imiter la divine nature qui est dans l'homme. (Discours, I, 48a)

    Mais si nous nous limitions ce que nous venons de dire, nous ne donnerions quune vision trop

    fragmentaire de cette voie. En effet, comme le dit le texte du Corpus Hermeticum cit plus haut, celui qui connat est bon [] et dj divin. Nous sommes amens reconnatre lexistence dune dimension sacre, spirituelle, inhrente ltre et au monde. Car la tradition maonnique telle quelle est vcue dans les rites gyptiens, nest pas une simple philosophie morale. Elle est une vritable voie initiatique impliquant une relation au sacr la fois en soi et lextrieur de soi. Le mythe et le rite ont alors pour fonction de servir de guides la conscience de celui qui parcourt cette voie. Dclarer que lexercice de la raison, associe la vertu permettent de savancer vers le monde spirituel, est une condition ncessaire, mais non suffisante. Cette ascension de lesprit vers le Beau et le Bien dont parle Platon est lie dans la franc-maonnerie, et dune faon explicite dans le Rite de Memphis et Misram, lvocation du sacr par lintermdiaire de lactivation symbolique et rituelle du mythe. Car, comme nous allons le montrer dans le paragraphe suivant, les symboles utiliss au cours des rituels sont la reprsentation des Ides du monde intelligible ou idal.

    Les crmonies rituelles associes la pratique de la raison et de la vertu permettent donc lesprit de se purifier et de se dtacher des passions, pour dvelopper les qualits propres ltre que sont la fraternit, lamour, le courage, lhonneur, etc.

    Les mthodes furent videmment diffrentes selon les coles et comme nous le disions plus haut

    nous n'en hritons qu'indirectement. Noublions pas que les initiations des mystres disparurent jusqu ce que certains aspects rituels soient de nouveau pratiques la Renaissance. Lorsque la franc-maonnerie apparut sous la forme que nous lui connaissons, elle tait imprgne des valeurs religieuses et spirituelles propres son poque. Mais de nouveaux lments rituels et symboliques y furent introduits et se rassemblrent entre autre au sein de rites hermtistes et gyptiens. La remarquable intuition des frres qui adaptrent les rites maonniques fut de les replacer dans ce qui leur semblait tre leur source originelle, cest dire ce que l'on pourrait appeler au sens large, l'gypto-hellnisme. Bien que peu de connaissances historiques et archologiques taient accessibles cette poque, le sentiment d'une parent spirituelle se rvla le plus fort et compensa souvent les faiblesses documentaires. Les rites gyptiens de Cagliostro, de Misram, de Memphis, de Naples, etc. apparurent et se dvelopprent jusqu' aujourdhui.

    Or, bien que l'intuition de dpart fut tout fait cohrente, la mconnaissance des corpus philosophiques, hermtistes, ainsi que des donnes archologiques ne permirent pas rellement ce que l'on peut appeler la maonnerie gyptienne, de trouver sa voie et sa pleine expression.

    Comme nous venons de le montre, l'hermtisme implique un dveloppement parallle entre la

    raison et la spiritualit. De la mme manire, la franc-maonnerie spculative cherche associer la rflexion intellectuelle, en un mot l'exercice de la raison, l'initiation, vritable dmarche spirituelle. Considrer ou pratiquer l'une sans l'autre pouvait tre, selon nos lointains matres, source d'erreur, d'orgueil, vanit, autrement dit la porte ouverte aux passions.

    Mais l'tude intellectuelle est comprendre de deux manires. Tout d'abord comme l'exercice constant de la raison critique, la prsence d'un certain scepticisme mthodique nous aidant conserver et accrotre notre libert de pense. C'est l le point central, car nous savons qu'il n'est pas toujours vident de former des esprits libres et respectueux d'autrui. Le deuxime aspect est la vritable tude intellectuelle des uvres du pass. Comme nous avons eu largement l'occasion de le montrer, nous vivons tous sur les paules de nos prdcesseurs et il est fondamental de connatre

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  • son hritage. Le mconnatre revient ne pas percevoir la profondeur de nos rites et ne pas acqurir les repres ncessaires notre vie.

    En effet, les anciens textes de la tradition hermtique ninvitent pas une soumission aveugle un principe, aussi divin soit-il. Linitiation telle que nous la dfinissions nest pas cet influx qui descend travers tel ou tel hirophante. Elle est au contraire lexpression de la vertu et de lintelligence de lhomme, manifestation de cette dtermination qui lui a permis de dpasser le statut danimal. Nous sommes vraiment l au cur de la tradition maonnique, dans ce quelle a de plus riche et de plus noble.

    Les anciennes instructions maonniques disent : Nous sommes ici pour creuser des tombeaux pour les vices et lever tes temples la vertu ; et nous lisons dans le Trait X-9 (p.117) du Corpus Hermeticum : Or le vice de lme, cest lignorance. En effet quand une me na acquis aucune connaissance des tres, ni de leur nature, ni du Bien, mais quelle est toute aveugle, elle subit les secousses violentes des passions corporelles. Alors la malheureuse, pour stre ignore elle-mme, devient lesclave de corps monstrueux et pervers, elle porte son corps comme un fardeau, elle ne commande pas, on lui commande. Tel est le vice de lme. Au contraire la vertu de l'me est la connaissance, car celui qui connat est bon et pieux et dj divin. [] Aussi, quand tu rends grce dieu, il te faut prier dobtenir un bon intellect . [] Lhomme est un vivant divin, [] cest un dieu mortel.

    Platon explique plusieurs reprises dans ses dialogues que les passions emprisonnent lme, la

    partie spirituelle du corps. Elle ne peut alors slever naturellement vers le monde des Ides. La vertu morale va au contraire nous permettre de dvelopper en nous ce qui est essentiel et de dbuter cette ascension vers la Lumire. Remarquons que cest en cultivant la connaissance et donc lintelligence, nous dirions aujourdhui la raison, que nous nous dtachons des passions et que nous manifestons pleinement notre humanit, notre nature de dieu mortel . Nous navons pas attendre une quelconque rvlation, un salut qui viendrait de lextrieur. Nous possdons dj les qualits ncessaires et il nous appartient de les exprimer, de les cultiver par notre travail constant et dtermin. Gloire au travail dirait la franc-maonnerie Sil existe alors une hirarchie, elle ne peut-tre que le fait dindividus conscients de leurs faiblesses et de la fragilit de la nature humaine uvrant se parfaire sur tous les plans. Lmulation par la raison, la connaissance et la vertu, voil ce que propose lhermtisme.

    Cest pour cette raison quil convient de ne pas confondre le dveloppement spirituel impliqu

    dans la dmarche initiatique, avec la pratique religieuse. En effet la spiritualit personnelle n'est en rien comparable la pratique communautaire ou individuelle d'une religion. Il nous est par exemple possible de parler d'une spiritualit laque ou athe, ce qui semble videmment incompatible avec la pratique d'une religion dogmatique. La spiritualit comprise sous cette forme correspond au dpassement de soi, l'ascension vers un idal de vertu et d'quilibre. Il ne s'agit pas dans ce cas d'attendre qu'une grce quelconque descende vers nous, ou qu'un quelconque sacrement nous place dans une position privilgie vis vis de nos actes et des responsabilits. Dans la franc-maonnerie, chacun est responsable de ce quil est et de ce quil fait. Les anciens hermtistes considraient qu'il existait un principe divin impersonnel Nos (Now) ou Nos Pater (Now patr). Nous pourrions aujourd'hui rapprocher cette notion de celle du Grand Architecte de lUnivers ou Sublime Architecte des Mondes . Selon la philosophie noplatonicienne, l'effort d'ascension, de retour vers cette harmonie d'o nous sommes issus nous conduit, ouvrir notre conscience une ralit plus vaste, une autre perception du monde et des tres.

    La franc-maonnerie dite gyptienne met fondamentalement l'accent sur cet aspect du

    dveloppement de l'tre. Mais paradoxalement, nous pouvons nous rendre compte que ce travail, la fois philosophique et initiatique, ne peut s'effectuer avec sret et efficacit que dans un contexte

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  • rationnel et adogmatique. Il faut en effet une grande exigence et rigueur pour pouvoir aborder la dimension spirituelle ou hermtiste sans glisser vers la superstition, la religiosit, le dogme ou la volont de puissance.

    Mais comme nous lavons vu, cet espoir et cet idal eurent beaucoup de mal sexprimer car ils exprimaient deux systmes de pense apparemment opposs, deux faons de voir le monde : un dmocratique, exotrique face un aristocratique et sotrique.

    Doit-on donc en conclure que cette opposition est irrductible et que toute compromission de lun envers lautre doit tre ncessairement diabolise ?

    Les anciens Mystres et la philosophie classique nont-ils rien apporter la franc-maonnerie daujourdhui ?

    Certainement non et cest sans doute linverse qui est vrai. Car cette opposition repose sur une mconnaissance des principes de la philosophie et de lhermtisme, conception quavaient parfaitement compris les acteurs de lAcadmie de Florence, mme si les circonstances historiques les empchrent de lexprimer dans leur plnitude.

    Papisme maonnique et Grande Hirophanie

    Lambigut philosophique nat de la synthse non accomplie entre la philosophie chrtienne et la philosophie antique redcouverte. Cette synthse pouvait exister au sein de lAcadmie de Florence. En effet, les grands esprits y uvrrent tant sur le plan intellectuel que pratique, hiratique auraient dit les anciens. Mais cette synthse intellectuelle ne fut jamais clairement exprime dans un texte fondateur. Elle sest tout simplement et en partie exprime dans luvre de ses fondateurs, se dveloppant sans vritable comprhension des responsabilits dues cet hritage. Cela explique sans doute en partie les volutions dogmatiques qui suivront Quant aux rites de lAcadmie, ils se voilrent, mais ne disparurent videmment pas.

    Les maons de rite gyptien se sont longtemps considrs comme les reprsentants de lsotrisme maonnique, les garants dune vritable aristocratie initiatique sopposant une forme plus dmocratique et galitaire. Persuads de dtenir les cls de linitiation, ils ont peu peu labor un systme rigide et contraignant qui sloignera des rgles simples qui garantissent dans la franc-maonnerie, la libert de chaque frre. Bon nombre de raisons ont concouru cet tat de fait. Une des premires conceptions en cause est lide que toute initiation vritable vient den haut. Ainsi Marconis de Ngre crit-il dans le prambule du statut organique de Memphis un paragraphe qui sera reprit parfois explicitement par un grand nombre de ses successeurs : La voix qui parle du sein de la nue a dit : Homme, tu as deux oreilles pour entendre le mme son, deux yeux pour percevoir le mme objet, deux mains pour excuter le mme acte ; cest pourquoi la science maonnique, la science par excellence, est sotrique et exotrique. Lsotrisme constitue la pense, lexotrisme le pouvoir ; lexotrisme sapprend, se donne ; lsotrisme ne sapprend, ne senseigne ni se donne, il vient den haut.

    Dans le panthon maonnique il crit : La Puissance Suprme, place au sommet de la hirarchie maonnique, en possde les symboles et les arcanes inconnus au plus grand nombre des initis : elle est le gouvernement des ateliers qui en relvent (p.3)

    Pour tre authentique dans cette perspective devrait descendre vers le rcipiendaire qui deviendrait par cet influx un myste, un initi. Certes le rite possderait une force propre, mais il ne serait que le canal dune force spirituelle ou divine. Cette origine transcendante implique donc un statut de supriorit et dimmuabilit de la puissance divine en question. Si lsotrisme ne se donne pas, mais se reoit den haut, cest quil est assimil une grce qui peut descendre sur le frre nouvellement initi, pour autant que celui qui transmet soit rellement en contact avec les

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  • plans subtils dont il est question. Cela implique que non seulement la filiation initiatique doit tre rigoureusement tablie, mais quil existe galement une sorte de pouvoir sacramentel permettant cette transmission. Les origines de ces conceptions sont assez faciles identifier et sinspirent des principes thologiques de la rvlation et du salut, tels quils ont t exprims dans les religions du livre, ou du moins tels que les occultistes et sotristes les ont compris. Rappelons simplement que dans le judo-christianisme, Dieu tant radicalement spar de sa crature, il est absolument impossible lhomme de slever jusqu lui ou mme de saisir la totalit des mystres du monde par sa seule volont. Lhomme peut cultiver sa raison et matriser ses passions, il nen reste pas moins que la rvlation et le salut ne dpendent pas directement de lui, mais de Dieu. Lui seul peut manifester sa grce et ses volonts soit directement, soit par lintermdiaire de ses reprsentants. Cela est videmment prendre avec quelques nuances, dans la mesure o les conceptions sont diffrentes dans les divers courants chrtiens.

    Dans le catholicisme, la continuit de cette autorit sexprimera par la papaut et par le clerg ayant reu lordination de la prtrise. Il faut bien reconnatre que cette croyance trouve sa justification dans les textes vangliques et il est clair quils servirent de source dinspiration, de fondement cette foi. Ainsi pouvons nous lire dans lEvangile de Jean :

    Si quelqu'un me sert, qu'il me suive ; et l o je suis, l aussi sera mon serviteur. Si quelqu'un me sert, le Pre l'honorera. (Jean 12:26)

    Jsus lui dit : Je suis le chemin, la vrit, et la vie. Nul ne vient au Pre que par moi. Si vous me connaissiez, vous connatriez aussi mon Pre. Et ds maintenant vous le connaissez, et vous l'avez vu. (Jean 14:6-7)

    Ou encore : Celui qui nest pas avec moi est contre moi et celui qui nassemble pas avec moi, disperse. (Mathieu 12:30)

    Cest sans doute pour cette raison que nous pouvons lire dans les Constitutions et Rglements Gnraux de lOrdre Maonnique Oriental du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misram en 1938 sous la Grande Matrise de Chevillon : Esotrisme : Toute lumire, toute science, toute doctrine, mane du Souverain Sanctuaire o repose lArche vnre des Traditions. [] Exotrisme : [] A tous il [le Souverain Sanctuaire] rpte : Inclinez-vous devant cette puissance souveraine et mystrieuse, que la raison humaine est aussi impuissante dfinir qu nier, et que la Franc-Maonnerie proclame sous le nom de SUBLIME ARCHITECTE DES MONDES.

    Les textes des diffrents fondateurs du rite gyptien et des Grands Hirophantes qui se succderont sont sans ambigut et montrent clairement la volont qui est luvre. Il sagit de faire de lsotrisme maonnique une sorte de systme monothiste, charg de transmettre la puret dune tradition originelle ncessairement unique, par lintermdiaire dun Grand Hirophante nomm vie, comme le Pape Noublions pas que le dogme de linfaillibilit pontificale est relativement rcent puisquil fut prononc en 1870. Cette anne l, le Pape Pie IX sattribuait par la voie du concile du Vatican une suprmatie sur tous les hommes dans les matires de foi et de morale ; suprmatie fonde sur un prtendu privilge dinfaillibilit. Lhistoire du rite montre dune faon extrmement claire ce que ces ides transposes dans la franc-maonnerie ont pu entraner jusqu aujourdhui : le foisonnement de telles Obdiences, le dlire de la puret de la tradition, le puissance du mythe sur la raison, les amalgames avec les systmes martiniste et martinsiste, imbrication avec certaines petites glises, etc..

    Il faut bien reconnatre que les jugements svres sur ladministration fantaisiste des Hauts Grades du rite gyptien ne datent pas dhier. Ainsi en 1816 Ragon, parlant de Misram et des frres Bdarrides crit dans son Tuileur gnral : Ce rite reprsente lautocratie. Un SEUL, sous le titre de SOUVERAIN-GRAND-MAITRE ABSOLU, gouverne les ateliers ; il est irresponsable. Cette anomalie toute profane rappelle le droit divin. Ce rgime qui na de maonniques que ses emprunts aux collections et aux rites connus, nest mme pas maonnique dans ses formes. (p. 234) Un peu plus loin Ragon poursuit : Les Souverains Grands-Matres Absolus, puissance suprme de lordre, 90 degr, sarrogent le droit de rgir, tous les rites, qui ne sont, disent-ils, que des branches dtaches

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  • de larbre misramite. Nous ne pouvons que les fliciter, ainsi que leurs Grands Matres Constituants, sur limmense tendue de leur science et sur les talents dont ils doivent tre pourvus pour gouverner et administrer TOUS LES RITES EXISTANTS SUR LE GLOBE.

    Sur ce RITE MONSTRE, pour lequel ses auteurs ont puis dans lEcossisme, le Martinisme, lHermtisme, le Templirisme et dans des rformations maonniques, voici ce que dit lauteur de lHistoire pittoresque de la Francmaonnerie :

    Cest en 1805 que plusieurs FF de murs dcries, nayant pu tre admis dans la composition du Suprme-Conseil cossais, qui stait fonde en cette anne Milan, imaginrent le rgime Misramite. []

    Ds que lon connat cette triste origine, ne dun orgueil bless chez des FF tars, on conoit pourquoi ces deux rites sont comme un habit darlequin, composs de pices et de morceaux assembls la hte. Que de dupes ils ont fait, nous compris ! (p. 236) Ragon reconnat pourtant lintrt des grades de Misram, mais il souhaite les recevoir condition dtre charg ds que jaurai pu en apprcier le mrite, de le prsenter au Grand Orient de France (GO), centre unique de la Maonnerie en France, o ils ladministreraient labri de cette puissance lgitime. Mais des circonstances dues ce que Ragon considre comme de la malhonntet de la part des Bdarrides empcheront alors lintroduction du rite de Misram au sein du GO. Ragon abandonnera donc la pratique des rites, mais certainement pas cette approche hermtiste de la franc-maonnerie, comme le montre entre autre le titre de son ouvrage : De la maonnerie occulte et de linitiation hermtique .

    Comme nous venons de le dire, le systme gyptien, trs nettement inspir sur ce point de la thologie chrtienne et du fonctionnement temporel du catholicisme, fait du Grand Hirophante sa clef de vote et devient en mme temps larticulation de sa doctrine dune maonnerie sotrique et donc pyramidale. Cette toute puissance du Grand Hirophante est bien rsume par Marconis de Ngre lorsquil crit : Art.1. Le Grand Hirophante est le dpositaire sacr des traditions, il est la premire lumire du temple mystique ; il dclare la doctrine et la science ; toute uvre maonnique mane de lui. []

    Art.3. Nulle communication sotrique nest faite que par lui ou son organe. Art.4. Dans des circonstances qui intressent la prosprit du rite de Memphis, le Grand

    Hirophante peut prendre une dcision spciale, qui devra tre enregistre sur le grand livre dor, dclarant quil y a urgence, et, dans cette position, prendre telles mesures quil jugera convenable dans lintrt du rite, et dont lexcution ne sera soumise aucune formalit quau Grand Chancelier de lOrdre.

    Art.5. Le Grand Hirophante est nomm vie par les membres actifs de lOrdre, la majorit absolue des FF prsents.

    Art. 6. Le Grand Hirophante nomme les membres du Temple mystique pour sept ans. (Le Rameau dor dEleusis, p. 401)

    Il faut bien reconnatre que transformer un individu en une sorte de guide et de rfrence absolus en dehors desquels il ne pourrait y avoir dautre vrit, ressemble fort