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Hugo Lopez-Castaño Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne In: Tiers-Monde. 1987, tome 28 n°110. Industrialisation, salarisation, secteur informel (sous la direction de Gérard Grellet) pp. 369-394. Citer ce document / Cite this document : Lopez-Castaño Hugo. Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne. In: Tiers-Monde. 1987, tome 28 n°110. Industrialisation, salarisation, secteur informel (sous la direction de Gérard Grellet) pp. 369-394. doi : 10.3406/tiers.1987.4558 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1987_num_28_110_4558

Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne

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Hugo Lopez-Castaño

Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienneIn: Tiers-Monde. 1987, tome 28 n°110. Industrialisation, salarisation, secteur informel (sous la direction de GérardGrellet) pp. 369-394.

Citer ce document / Cite this document :

Lopez-Castaño Hugo. Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne. In: Tiers-Monde. 1987, tome 28 n°110.Industrialisation, salarisation, secteur informel (sous la direction de Gérard Grellet) pp. 369-394.

doi : 10.3406/tiers.1987.4558

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1987_num_28_110_4558

Page 2: Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne

SECTEUR INFORMEL

ET SOCIÉTÉ MODERNE :

L'EXPÉRIENCE COLOMBIENNE

par Hugo López-Castaňo*

L'économie colombienne n'est pas homogène. D'une part, existe une économie « formelle », dont la production capitaliste moderne forme le noyau et pour laquelle l'ensemble des réglementations juridiques et économiques (du travail, fiscales, urbaines...) a été conçu, d'autre part, on trouve l'économie « informelle ». Même si elle s'articule de diverses façons avec l'économie moderne, pour qui elle représente parfois une source de surplus, elle se situe en marge de la normalité, si ce n'est en opposition avec elle. Plus de la moitié de l'emploi urbain du pays se développe en marge de la légalité économique; même dans les grandes villes, pour ne pas parler des zones rurales, la plupart des Colombiens doivent agir non seulement sans le soutien de l'Etat, mais aussi en dehors du droit économique pour pouvoir vivre et dans beaucoup de cas pour pouvoir survivre.

Cela signifie qu'il existe une distance énorme entre l'ensemble de normes juridiques et économiques et la réalité économique. L'existence de ce fossé, qui ne cesse d'ailleurs de s'agrandir, montre l'incapacité du droit actuel à régir de façon effective la totalité de la vie économique réelle. Elle pose à la société colombienne le défi de« formaliser l'informel », formule qui recouvre un large éventail de propositions, allant de l'insistance sur la modernisation forcée et la destruction à outrance des activités informelles, jusqu'à la conception de politiques qui soient capables, d'une part, de générer des emplois alternatifs pour les activités les plus précaires et, d'autre part, de produire une intégration économique nouvelle et une intégration juridique des activités qui sont des sources

* ciE, Université d'Antioquia-Medellin. Traduction : Rodrigo Uprimmy, Pierre Salama, Bruno Lautier. Revue Tiers Monde, t. XXVIII, n° 110, Avril-Juin 1987 тм — 13

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37О HUGO LÓPEZ-CASTANO

potentielles de développement dans un cadre plus démocratique. Le choix de Tune de ces politiques pour le secteur informel devrait dépendre d'une meilleure compréhension du phénomène, à laquelle ce texte cherche à contribuer.

Nous traiterons ici des cinq sujets suivants : premièrement (Section A) l'importance relative prise par le secteur informel urbain et son degré de déconnexion juridique. Deuxièmement (Section B) la disparition progressive des différences personnelles entre les travailleurs du secteur formel et ceux du secteur informel de l'économie : nous verrons que l'emploi informel devient de plus en plus une alternative pour tout le monde. Troisièmement (Section C) nous examinerons la dynamique des différents mécanismes d'ajustement des deux secteurs dans le cycle économique. Quatrièmement (Section D) nous étudierons la différenciation interne des activités informelles. Cette différenciation nous permettra de comprendre les interrelations macroéconomiques (par le biais de la demande et par le biais de l'offre de main-d'œuvre) entre les deux économies. Finalement (Section E) nous traiterons de la politique vis-à-vis du secteur informel, du contenu que peut renfermer la proposition « formaliser l'informel »1.

A. Importance relative du secteur informel urbain en Colombie

Le secteur informel, au sens le plus large, est défini comme « économie non officielle ». Il recouvre une très vaste gamme d'activités qui ont en commun le fait qu'elles s'intègrent diffitilement dans le cadre des réglementations de l'Etat moderne. Par conséquent, elles sont mal comptabilisées. D'où cette autre dénomination : « économie non comptabilisée ». On a l'habitude d'y inclure la production domestique et communautaire non marchande (par exemple, l'autoconstruction de logements), à côté des pratiques frauduleuses des entreprises modernes, de la contrebande, du trafic de drogue ainsi que des microactivités qui — selon les pays — ont du mal à rentrer dans le cadre de la légalité juridique et économique2.

1. Cet article fait la synthèse de résultats d'un travail plus vaste réalisé par le cie pour la Mission de l'Emploi mise en place par le gouvernement du président Bétancur : Hugo Lopez, Martha Luz Henao, OHva Sierra, El Sector Informal Urbano, Estructura, dinámica y Políticas, Centro de Investigaciones Económicas (cm), Universidad de Antioquia, Medellin, Mayo 1986.

2. Voir E. Archambault, X. Greffe, Les économies non officielles, Paris, Ed. La Découverte, 1984, Présentation, p. 5-45.

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SECTEUR INFORMEL ET SOCIÉTÉ MODERNE 37I

Mais on ne traitera ici ni de la fraude, ni du trafic de drogue. Nous limiterons l'utilisation du terme « informel », d'une part, en ne faisant référence qu'au cas urbain (on traitera donc du secteur informel urbain) et, d'autre part, en traitant seulement la petite production marchande de biens et services. Pour des raisons strictement statistiques, nous laisserons de côté la production non marchande effectuée par les ménages et les communautés.

La justification principale de cette restriction terminologique est la suivante : à côté de 1' « informalisation » partielle du grand capital (pratiques frauduleuses du capital « traditionnel », illégalité ouverte des « nouveaux » capitaux liés au trafic de la drogue) on trouve aussi une informalisation massive du travail qui peut faire l'objet d'une étude indépendante. Pour des raisons différentes de celles de la fraude et du trafic de drogue, une grande partie de la population colombienne — qui est aujourd'hui essentiellement urbaine — doit se situer en marge des règles de l'économie salariale moderne et s'articuler avec elle par le biais du marché et sur la base de micro-activités.

Une première façon d'estimer l'ampleur relative de l'économie informelle consiste à définir cette dernière à partir des micro-activités. On verra ultérieurement dans quelle mesure celles-ci échappent au domaine légal. Le Département National de Statistiques de la Colombie (dane), en s'inspirant des critères du prealc3, définit l'emploi informel comme celui qui est composé par les travailleurs installés à leur propre compte autres que les professions libérales, par les aides familiaux et les domestiques, et par les patrons et les salariés des entreprises d'un effectif maximal de 10 personnes. En revanche, l'emploi formel comprend les professions libérales et les personnes qui travaillent dans le secteur public ou dans des entreprises privées de plus de 10 employés. Compte tenu de la faible importance quantitative des professions libérales et de celle des aides familiaux et domestiques embauchés dans des entreprises de plus de 10 personnes, cette définition aboutit en fait à délimiter le clivage formel/informel d'après la dimension des entreprises : effectif supérieur/inférieur ou égal à 10 personnes.

Ainsi défini, l'emploi informel représente (selon les données du mois de juin 1984) 5 5 % de l'emploi total dans les quatre agglomérations urbaines (Bogota D. E., Medellin-Valle de Aburra, Cali-Yumbo et Barranquilla-Soledad) et 63 % dans les villes intermédiaires (moyenne pour Bucaramanga, Cucuta, Pereira, Manizales, Pasto et Villavicencio)4.

3. PREALC-oiT, Caracteristicas del subempleo y la segmentation del mercado de trabajo, in Planification del Empleo, Argentina, 1982, chap. II, p. 29-35. 4. H. López et al., op. cit., chap. II.

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Illustration non autorisée à la diffusion

372 HUGO LOPEZ-CASTANO

Tableau i . — Distribution et poids sectoriel de l'emploi informel urbain

dans les quatre principales agglomérations (juin 1984) Indicateurs de l'emploi informel

(1) (2)

■tJ S lit

V/

и а 1 8 a & « ^ ^ V/

(3) (4) (5)

A / Activités non spécifiques

В / AgriculturelChassefSyhiculturejPeche 1. Agriculture/Chasse 2. Sylviculture/Extraction bois 3. Pêche

С / Mines 1. Charbon 2. Pétrole et gaz naturel 3. Métaux 4. Autres minéraux

D / Industries manufacturières 1. Produits alimentaires, Boissons, Tabac 2. Textiles, Industrie du cuir 3. Bois, Objets en bois y compris

meubles 4. Papier, Articles en papier, Imprimerie,

Edition 5. Industrie chimique, dérivés du pétrole

et du charbon, caoutchouc 6. Produits minéraux non métalliques 7. Sidérurgie et première transformation

des métaux 8. Fabrications et ouvrages métalliques,

construction de machines et matériel d'équipement

9. Autres industries manufacturières

E / Electricité /Eau/ Gaz 1. Electricité/Gaz 2. Service d'eaux

0,0 0,0

0,4

36,3

54,2

10,4 0,0

44,i 15,8 1,1 0,0 o,o

0,4 0,2 0,1 0,0 0,0

24,9 3,6 9,2

2,0

1,6

2,6 I,O

O,O O,O

O,O O,O O,O O,O O,O

19,4 2,6 8,6

2,7

0,9

0,6 0,7

53,1 100,0 78,2

12,3 4,i 5,7

10,6 60,1

42,3 39,o 50,5

72,4

31,6

".7 35,9

42,7 100,0 78,2

7,o

8,4 2,8

10,6 33,8

32,9 29,4 4i,5

58,1

21,1

5,9 26,3

13,5 0,0

7i,i

3,7 0,0 0,0

10,6 25,1

",9 4,6

20,0

16,7

4,3

0,6 4,9

24,9 12,7 2,7

3,7 0,6

o,7 o,5 0,2

2,3 O,9

O,O O,O O,O

33,O 76,8

i,9 2,8 0,0

23,3 68,0

i,3 1,9 0,0

7,3 ЗЬЗ

i,3 1,8 0,0

Page 6: Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne

Illustration non autorisée à la diffusion

SECTEUR INFORMEL ET SOCIETE MODERNE 373

F

G

H

I

J

/ Construction 1 Commerce et restauration

i. Commerce de gros 2. Commerce de détail 3. Restaurants et hôtels 4. Commerce

/ Transports et communications 1. Transports et entrepôt 2. Communications

/ Banques] Assurances\lmmobilier 1. Banques 2. Assurances 3. Immobilier

/ Services publics, commerciaux et personnels 1. Administration publique et Défense 2. Santé 3. Services sociaux 4. Loisirs 5. Services personnels

a) Autres que le service domestique b) Service domestique

6. Organismes internationaux Total emploi

Emplo:

:al s* g (1)

6,8 25,2 o,9

17,7 3,8 2,8

6,1 5,6 o,5

7,3 2,1 0,6 4,6

27,6 3,8 o,3 7,9 i,4

14,1 8,4 5,7 0,0

100,0

Emplo ormel

0*3 (2)

7,3 35,4 o,7

24,5 5,3 4,8 5,8 5,7 0,0

3,7 0,1 0,2 3,4

27,6 0,0 0,0 2,2 0,8

24,1 13,6 io,5 0,0

100,0

ce « G ■O G

en

unit

10

perso

^ Л\ (3)

59,°

75,8 44,4 74,4 75,9 94,4 5i,6 55,7 4,2

38,3 3,6

i6,7 56,5 55,8 o,3 7,4

20,0 42,2 93,5 89,2 90,8 33,3 55,6

ce

en

unit

5

persoi

2Č Л\ (4)

49,i

66.О 31,2 65,6 57,4 91,2

48,6 52,6 2,6

32,1 2,1

I2,O 48,O

51,1 O,2 5,2

16,5 29,8 87,6 79,5 99,5 22,2 48,1

leurs its Travail] lépendai

_ >■»

(5)

21,4

29,4 6,1

27,6 11,3 72,6 34,o 36,8 i,7

14,5 0,2 2,4

22,5 34,8 0,1 1,3 5,7

63,4 50,2 84,2 11, 1 24,8

Source : dane, Encuesta de Hogares, etapa 44, juin 1984 Méthodologie. Cf. H. López et al., op. cit., tableau 2.5.

De plus, les « entreprises » de 6 à 10 personnes ont un faible poids relatif. Les entreprises de i à 5 travailleurs — si on peut les appeler ainsi — génèrent 48 % des emplois dans les quatre métropoles les plus importantes5. La Colombie est définitivement un pays de petites entreprises. On peut estimer le nombre des petites unités informelles produc-

5. Ibid.

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374 HUGO LOPEZ-CAST ANO

trices de biens et services à i 200 000 dans les 10 villes les plus importantes. Mais, même si on excluait les branches du « bâtiment » (où les équipes de travailleurs ne constituent pas des entreprises indépendantes mais sont des sous-traitants de grandes firmes), du « transport » (où les conducteurs de bus et les chauffeurs de taxi, bien qu'étant partiellement propriétaires de leur véhicule, sont sous contrat avec des entreprises du secteur), le « secteur financier » (où les petits bureaux d'avocats, d'architectes, de publicistes, de consultants... sont « institutionnalisés » de façon adéquate) et les employés domestiques (où l'on ne peut vraiment parler ď « entreprises » ou ď « unités de prestation de services »), même en excluant toutes ces branches et en se limitant exclusivement aux secteurs industriel, commercial et de services, autres que le service domestique, le nombre des petites unités dans les 10 principales villes serait encore de 800 000 avec chacune un effectif moyen de 1,9 personne6.

82 % de l'emploi informel urbain est concentré dans trois grands secteurs : le commerce, l'industrie et les services. Dans le cas du commerce, 76 % de l'emploi se trouve dans des entreprises d'au plus 10 personnes, 66 % dans des unités d'au plus 5 personnes et 29 % sont des travailleurs isolés. Dans le cas des services, ces chiffres sont respectivement de 56%, 51 % et 35 %. Même dans l'industrie manufacturière — en principe secteur moderne — les entreprises avec un effectif maximal de 10 personnes engendrent 42 % de l'emploi et celles ayant au plus 5 personnes, 33 %. Elles sont dominantes dans la confection et le cuir, l'alimentation, l'industrie du bois, l'industrie métallique et mécanique (cf. tableau 1).

Plus important encore est le fait que la production informelle satisfait en premier lieu une demande finale interne de consommation des ménages. Les secteurs producteurs de biens et de services de consommation représentent — selon les classifications — entre 80 et 93 % de l'emploi informel dans les quatre villes principales7. Ce seul résultat permet d'exclure, à court terme, toute stratégie pour le secteur fondé sur le marché externe (type Hong-kong) ou sur la sous-traitance d'exécution pour l'industrie (type Japon)8. En fait, en Colombie, la masse des salaires versés dans le secteur moderne constitue la source de la demande du secteur informel. Une analyse économétrique effectuée dans

6. Ibid. 7. Ibid., p. 63 et s. 8. Sur cette problématique, cf. Edgar Forero Pardo, Aspectos Macroeconómicos de ma

polîtica de desarrollo para el sector informal, Foro sobre la problemática del sector informal, Sena, Medellin, 1985, mimeo. Voir aussi : F. Tenjo, Condiciones Macroeconómicas de tma estra- tegia contra la pobreya, Bogota, Uniandes, Líder 1984.

Page 8: Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne

SECTEUR INFORMEL ET SOCIETE MODERNE 375

le cas des travailleurs établis à leur compte (qui représentent 43 % de l'emploi informel) a montré que l'élasticité de la demande monétaire de leurs produits, par rapport à la masse salariale, était égale à l'unité; ce qui signifie que toutes deux — demande et masse salariale — variaient dans la même proportion9. La caractéristique principale des activités informelles n'est pas la marginalité économique; elles s'articulent de différentes façons avec l'économie moderne; pour commencer — nous venons de le voir — par le biais de la demande. Ce qui définit les microunités en tant que telles, c'est leur marginalité juridique et sociale. En laissant de côté tout ce qui concerne le paiement des impôts et l'application des réglementations urbaines (licences, localisation), nous nous limiterons à l'étude de deux exemples du droit du travail : la législation sociale et le salaire minimum.

Ces unités sont en marge des normes de la sécurité sociale. Dans les quatre principales capitales régionales, 82 % des travailleurs informels sont dépourvus de toute forme de couverture sociale. Dans le cas des travailleurs installés à leur compte, des aides familiaux et des domestiques, le manque de protection sociale dépasse 90 % ; 75 % des petits patrons sont dépourvus de couverture sociale et, pour les salariés des petites entreprises, ce chiffre est de 64 %. En revanche, dans le secteur formel, 84 % de l'emploi est couvert par une forme quelconque de sécurité sociale10.

Les normes sur le salaire minimum s'appliquent, bien que non intégralement, dans le secteur moderne : 87 % des salariés y gagnent plus que le salaire minimum. En revanche, on ne peut appliquer ces dispositions aux travailleurs établis à leur propre compte, étant donné l'absence d'un rapport salarial : 5 о % ont un revenu inférieur au salaire minimum. Elles sont partiellement appliquées chez les salariés des petites entreprises (32 % se trouvent en dessous du salaire minimum) parmi lesquels le salaire minimum joue un certain rôle régulateur même s'il n'est pas intégralement appliqué. En moyenne, 40 % des travailleurs informels des principales villes ont reçu en 1984 moins que le salaire minimum11.

9. H. López et al., op. cit., chap. IV, p. 149. 10. Ibid., chap. II. 11. Ibid., chap. П.

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376 HUGO LOPEZ-CAST ANO

В. Disparition progressive des différences personnelles entre les travailleurs des deux secteurs

Pendant la dernière décennie on pouvait affirmer avec assurance que l'emploi informel était surtout une alternative pour les migrants, les personnes sans instruction et pour fournir un revenu d'appoint aux ménages. On ne peut dire aujourd'hui la même chose : avec le ralentissement de l'exode rural et l'augmentation de la scolarité des Colombiens, les différences entre les travailleurs des deux secteurs se sont progressivement estompées (cf. tableau 2). La distribution hommes- femmes dans le secteur informel tend à se rapprocher de celle existant dans le secteur formel. La sous-représentation des chefs de famille et des enfants masculins dans le secteur informel disparaît. Le poids de la migration récente diminue notablement; de même en est-il de la population n'ayant pas suivi d'étude ou possédant seulement le niveau d'instruction primaire. Aujourd'hui la moitié des bacheliers et le quart des travailleurs ayant un niveau supérieur d'instruction travaillent dans le secteur informel.

De plus, si on ne tient pas compte du service domestique, les caractéristiques des travailleurs formels et informels sont sensiblement les mêmes en ce qui concerne le sexe (% d'hommes : 65 et 67 respectivement), l'état crvil (% de personnes mariées : 57 et 58 respectivement), la place dans le foyer (% de chefs de famille : 49 % dans les deux cas) et les années de résidence en ville (21, 35 et 21, 98 respectivement)12.

Aujourd'hui subsistent seulement des différences en ce qui concerne l'instruction — qui, toutefois, s'estompent comme nous l'avons vu — et surtout l'âge et particulièrement la distribution par âge : les travailleurs informels sont plus âgés (34,4 ans contre 33,2 dans le secteur formel); et les jeunes (moins de 20 ans) et les vieux (plus de 50 ans) ont un poids relatif plus important dans la pyramide des âges (cf. tableau 2).

Ces différences persistent, et même s'accentuent, au cours des années. Elles révèlent l'existence d'une très grande mobilité entre les secteurs liée au cycle de vie. En effet tout se passe comme si les jeunes commençaient leur vie active dans le secteur informel en travaillant essentiellement en tant que salariés ou aides familiaux dans des petites entreprises. Puis, après y avoir acquis la nécessaire discipline du travail — et peut- être une formation préalable — ils passeraient, entre 20 et 30 ans,

12. Données de Y "Enquête des ménages du dane pour les 4 principales aires métropolitaines, juin 1984.

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Illustration non autorisée à la diffusion

Tableau z. — Caractéristiques sociodémographiques des travailleurs des deux secteurs en 19J4 et en 1984

A / Sexe (% de l'emploi de chaque secteur) i. Hommes 2. Femmes

В / Place dans le ménage (% de l'emploi de chaque secteur) i. Chef de famille 2. Epouse 3. Enfants 4. Autres

С / Années de résidence (% de l'emploi de chaque secteur) 1. Moins de 1 an 2. De 1-2 ans 3. De 2-5 ans 4. + 5 ans

D / Instruction (% emploi de chaque secteur) 1. Aucune 2. Primaire 3. Secondaire 4. Supérieure

E / Age (ans) (% emploi de chaque secteur) 1. — 20 ans 2. 20-25 3. 25-30 4. 30-40 5. 40-50 6. 50-60 7- 60 +

1974

SI

53,5 46,5

40,0 8,5

16,3 35,i

10,3 4,o

10,0 75,6

8,5 65,7 25,6 0,2

34,3 19,4 15,7 ii,5 20,1 16,5 io,8 6,0

SF

7O,4 29,6

5O,3 7,5

26,8 15,4

4,i 2,9 8,3

86,7

1,8 35,2 41,8 24,2

33,8 7,6

19,7 19,1 26,9 i5,9 8,3 2,6

1984

SI

60,7 39,3

44,4 13,2 23,9 18,5

3,4 2,7 7,4

86,4

4,9 47,i 4i,7 6,4

34,4 13,0 16,9 14,5 22,8 16,0 10,9 6,0

SF

64,9 35,i

49,o 11,3 28,9 10,7

1,8 i,7 5,8

9O,7

i,4 25,7 48,0 24,9

33,2 4,o

20,0 21,4 29,3 16,0 7,5 2,3

Différences entre les secteurs (en %)

1974

— 16,9 16,9

— 10,3 1,0

— 10,5 19,7

6,2 1,1 1,7

— 11, 1

6,7 30,5 — 16,2

— • 24,0

0,5 an 11,8

— 4,0 - 7,6 — 6,8

0,6 2,5 3,4

1984

— 4,2 4,2

- 4,6 i,9

— 5,o 7,8

1,6 1,6 1,6

— 4,3

3,5 21,4

- 6,3 -18,5

1,2 an 9,o

— 3,1 - 6,9 - 6,5

0 3,4 3,7

Sources et notes : Pour 1974, les données proviennent de F. Bourguignon, Pobreza y dua- lismo en el sector urbano de las economias en desarollo : el caso de Colombia, in Desarollo y Sociedad, n° i, cede, Université de Los Andes, janvier 1979, p. 51 sq., tableau 7. Pour 1984, la source est l'Enquête des Ménages du DANE, étape 44, juin 1984. Il y a des différences de champ (1974 : 7 villes, 1984 : les 4 métropoles principales), et dans la définition du secteur informel (1974 : travailleurs « à leur propre compte non professionnels » -f- service domestique + patrons et employés des entreprises de moins de 5 actifs; en 1984 sont inclus les patrons et employés des entreprises jusqu'à 10 actifs). Néanmoins, ce dernier point n'altère pas significativement la comparaison, car seulement 12 % de l'emploi informel en 1984 a été engendré par les établissements de 6 à 10 actifs.

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Illustration non autorisée à la diffusion

378 HUGO LOPEZ-CAST ANO

dans le secteur moderne pour y travailler comme salariés. Enfin tout laisse à penser qu'à partir de 30 ou 40 ans ils quitteraient, de gré ou de force, ces derniers emplois pour revenir au secteur informel, pour y travailler de façon indépendante, comme patrons de petites entreprises ou à leur propre compte.

Graphique i. — Type d'emploi selon

(4 villes principales en juin 1984)

•з ю gç - 20 20-30 30-40 40-50 50-60 60 + —o— Salariés des petites entreprises + aides familiaux + service domestique — -a — Salariés des petites entreprises + aides familiaux

■ ■ Salariés du secteur moderne ■ ■ Salariés du secteur privé moderne

— * — Travailleurs à leur compte et patrons du secteur informel — л — Travailleurs du secteur informel à leur compte

Source : dane, Encuesta de Hogares, juin 1984.

Outre cette mobilité intersectorielle à long terme, il existe aussi — nous le verrons — une mobilité à court terme liée au cycle économique.

En tout état de cause, l'existence de cette mobilité et la disparition progressive de presque toutes les différences personnelles entre les travailleurs de ces deux secteurs ne signifient pas pour autant que les deux types d'emploi sont équivalents et qu'il existe un marché du travail unique, comme semblent le penser certains. Le secteur informel n'est pas un « secteur comme les autres ». Les différences entre les travailleurs s'effacent mais les différences entre les secteurs demeurent.

Page 12: Secteur informel et société moderne : l'expérience colombienne

SECTEUR INFORMEL ET SOCIÉTÉ MODERNE 379

C. Dynamique : marchés « keynésiens » et marchés « néo-classiques »

Secteur formel / Secteur informel; de ce clivage qui renvoie — nous l'avons vu — surtout à l'influence des normes (en matière de conditions de travail et de revenu) sur ces deux économies, découle cette autre différenciation : Marché (du travail) réglementé / Marché (du travail ou de biens et services) non réglementé. L'influence plus ou moins grande de la réglementation produit dans les deux secteurs des mécanismes différents de fonctionnement et d'ajustement aux cycles économiques13. Prenons trois exemples.

Le premier est celui du marché du travail des ouvriers et des employés. Les statistiques ne permettent pas d'y distinguer — comme il serait souhaitable — les salariés des petites entreprises de ceux des entreprises modernes; nous devons donc analyser ces deux groupes en bloc, même si le plus grand poids relatif de ces derniers (69 % dans les quatre villes principales au mois de juin 1984) finira par se refléter sur la moyenne. Dans ce contexte, les désajustements entre l'offre et la demande dans ce marché du travail se manifestent principalement par l'augmentation ou la diminution du chômage. En revanche, les salaires réels ne sont pas déterminés par l'offre et la demande de travail, mais, d'une part, par l'inflation et, d'autre part — pour ce qui est du salaire nominal — , par les réglementations légales, la politique officielle et les conventions collectives (qui, elles, expriment les prévisions d'inflation, les anticipations de revenus... des patrons et des employeurs). La preuve en est que, entre 1976 et 1980, à la suite de la croissance économique, l'emploi salarié urbain — exprimé en pourcentage de la population en âge de travailler — a augmenté, passant de l'indice 100 à 114. Le taux de chômage sur ce marché a chuté de 16 à 11 %. En 1984, la crise fait remonter le taux de chômage à 19 %. Mais les salaires réels qui n'avaient pas cessé de s'élever pendant les années antérieures ont continué à augmenter à un taux de 2,6 % par an.

Ceci ne signifie pas que le salaire réel ne puisse chuter : en fait, il a baissé en 1985 à la suite de la politique d'ajustement pratiquée par l'Etat. Cela signifie cependant que ses variations ne peuvent être expli-

13. Cette idée avait déjà été formulée par Juan Luis Londoňo, Evolución vigente del empleo y del desempleo urbano, in Economia Colombiana, Revisia de la Contraloria General de la Reptiblica, n° 172-173, Bogota, Agosto-Septiembre 1983. Voir aussi son papier pour la Mission sur l'emploi, Un repaso empirico de la ultima década, Misión del Empleo, documente n° 7, Bogota, Marzo 1986. Les pages qui suivent sont le résumé de l'étude de H. López et al., op. cit., chap. IV.

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Graphique 2. — Taux de chômage et salaires réels des ouvriers et des employés

(4 villes principales 1976- 1984)

11 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984

■ ♦ ■' Taux de chômage (%) "' t Indice des salaires réels (mars 1976 = 15)

Source : H. Lopez et al., op. cit., graphique IV, 3 A. Données du dane et de la « Misión del Empleo ».

quées essentiellement par le jeu de l'offre et de la demande. Il s'agit plutôt d'un marché keynésien qui s'ajuste plus par le biais des variations du volume de l'emploi que par le niveau des salaires.

La situation est très différente dans le secteur informel. Prenons comme premier exemple un autre marché du travail, celui des employées domestiques. Celles-ci ne représentent que 6 % de l'emploi urbain mais constituent un cas significatif. A long terme, l'offre montre une tendance à la baisse. Mais elle décroît plus vite pendant les périodes d'expansion et se redresse partiellement pendant les périodes de récession, faute d'existence d'emplois plus avantageux. La demande monétaire de la part des ménages suit donc le cycle suivant : quand les revenus augmentent, on fait davantage appel au service domestique, alors qu'en temps de crise les foyers évitent cette dépense. Il en a résulté que les salaires réels du service domestique — en espèce et en nature — ont augmenté jusqu'en 1980 (l'offre baissait alors que la demande augmentait) pour s'écrouler avec la crise (la demande a chuté et l'offre a augmenté) et se retrouver aux niveaux atteints dix ans auparavant. Par ailleurs le taux de chômage a toujours été très bas, à un niveau presque frictionnel : 3,2 % pendant les années soixante-dix et 5,8 % pendant les années quatre-vingt. Ceci démontre que dans ce marché — de type néo-classique à la différence du précédent — le chômage n'existe presque pas. Les variations de l'offre et de la demande se manifestent principalement par des hausses ou des baisses du niveau des salaires, justement

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parce que ces derniers sont peu réglementés. Le salaire minimum légal ne protège pas les domestiques car il ne fait pas référence seulement au paiement en espèce, mais inclut aussi la nourriture et le logement, dont la valeur est difficilement appréciable lors d'un procès.

On retrouve ce même comportement dans le cas de l'emploi des travailleurs informels installés à leur compte (on exclut les professions libérales). Pour des raisons complexes, l'emploi y augmente de façon permanente. Il s'élève aussi bien durant les périodes d'expansion que de crise. En période d'expansion, il bénéficie des effets positifs de l'accroissement de la demande. En période de crise, il est renforcé par le chômage qui se présente sur le marché salarial. En conséquence, l'offre des biens et services — pour la plupart de consommation finale — que ces travailleurs produisent augmente aussi. En revanche, la demande de ces biens et services — qui, elle, dépend de la masse salariale — a crû rapidement jusqu'en 1981 avec l'expansion; mais elle s'est stabilisée à partir de cette date, il en résulte que les revenus réels de ce secteur se sont élevés de 30 % entre 1976 et 1981. En 1981 le revenu réel des travailleurs à leur compte était même supérieur au salaire moyen de l'économie.

Mais après 1981 leur revenu réel a chuté de 16 %. Ce sont donc les revenus qui varient, le chômage — pratiquement inexistant — n'ayant jamais dépassé 2 %14.

D. Différenciation au sein du secteur informel

Malgré des traits communs (influence négligeable des réglementations, flexibilité des rémunérations) le secteur informel ne constitue pas une réalité homogène. On peut distinguer deux groupes d'activité. Le premier se caractérise par l'inexistence de barrières à l'entrée (capital, qualifications et expériences indispensables sont faibles). Le caractère rudimentaire des techniques employées conduit à une qualité médiocre des produits et des services fournis. Cette production fait face à une demande dont l'élasticité par rapport au revenu est faible. Le second groupe se caractérise par des barrières à l'entrée. La technologie utilisée profite des avantages de la « petite échelle » relativement à la grande série de production du secteur moderne et lui permet de répondre à une demande élastique par rapport au revenu avec des biens et des services de qualité. Il constitue une alternative, non au sous-emploi, mais à l'emploi salarié dans le secteur formel et au placement passif de l'épargne salariale sur le marché financier.

14. Pour les sources de ces statistiques, cf. H. López et al., op. cit., p. 149 et s.

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On manque d'informations précises sur les besoins en capital des petites unités qui permettraient d'opérer une classification fine selon l'importance des barrières à l'entrée. Par ailleurs les données disponibles en Colombie font référence à l'emploi et non aux unités de production. On ne peut donc déduire directement le caractère dynamique du comportement de ces deux groupes d'activités informelles. Il existe cependant des indices indirects : le premier est le comportement de l'emploi non salarié classé selon le niveau de rémunération par tête. On constate que pour le groupe des bas revenus l'emploi chute avec l'expansion et augmente avec la crise. Par contre le groupe des revenus élevés est en phase avec le cycle : l'emploi augmente avec l'expansion et baisse avec la crise.

Graphique 3. — Emploi non salarié selon niveau de revenu

1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 Pourcentage de l'emploi au-dessous du salaire minimum Pourcentage de l'emploi au-dessus de deux salaires minimum

Source : dane, Série de Encuestas de Hogares.

D'autre part l'analyse de la situation des travailleurs à leur propre compte, qui exclut donc les professions libérales, suggère que la dynamique de l'emploi est gouvernée par deux facteurs opposés : d'une part le chômage sur le marché du travail salarié, d'autre part le revenu par rapport à celui des ouvriers et des employés. L'élasticité par rapport au chômage est d'environ 33 %, celle par rapport au revenu relatif est de 66 %. Dans les deux cas, cette dynamique semble jouer avec un retard d'au moins un trimestre. Il semble aussi qu'il existe une certaine force d'inertie (la variable « temps » manifeste des effets cumulatifs).

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II est peut-être plus facile d'entrer dans la catégorie des travailleurs établis à leur propre compte que d'en sortir, étant donné l'âge avancé auquel on y accède.

Le premier facteur représente une force de répulsion : une croissance du chômage chez les salariés entraîne une augmentation de l'emploi informel des travailleurs établis à leur propre compte15. Le second facteur représente une force d'attraction : si le revenu relatif s'élève, suite à une pression de la demande, ce type d'emploi informel augmente16. L'action de ces deux forces reflète la différenciation interne des activités informelles : absence/présence de barrières à l'entrée, activités précaires ou potentiellement efficaces. Pendant la crise, les perspectives d'une augmentation du chômage chez les travailleurs salariés conduisent les plus démunis à faire des travaux précaires pour leur propre compte, y compris des travaux domestiques. Ceux qui possèdent des économies, une qualification et une expérience suffisantes sont incités à monter une petite entreprise à la faveur de la reprise et de la poursuite du développement. Ces entreprises se situent dans des secteurs où les avantages comparatifs existent vis-à-vis des entreprises opérant à une grande échelle, et ont des effets positifs sur l'emploi, par création d'emplois salariés (effet multiplicateur). Il s'agit d'un choix plus intéressant que celui qui aurait abouti à devenir salarié, et à placer son épargne sur le marché financier. Cette épargne et cette expérience ne s'obtiennent qu'avec l'âge. C'est la raison pour laquelle le passage de l'état de « salarié » à celui de « petit patron » se fait à la fin du cycle de vie, comme nous l'avions indiqué.

Ces deux forces [et donc les deux types d'activité dans le secteur informel] peuvent avoir une explication unique : les limitations cycliques et structurelles de l'économie colombienne. Elle se révèle incapable — surtout dans les périodes de crise — d'absorber toute la force de travail; de ce fait, les exclus, les plus nécessiteux doivent recourir pour survivre aux activités informelles les plus précaires.

D'autre part, elle se montre impuissante — même dans les périodes d'expansion — à organiser et à diriger la totalité de la vie sociale, tout en assurant à tous les salariés des revenus suffisamment élevés.

15. Pour le cas plus général de l'emploi « indépendant » qui recouvre les travailleurs « pour leur propre compte », qu'ils soient professionnels ou non, et les petits patrons, la mission sur l'emploi a trouvé une élasticité par rapport au chômage dans le secteur formel de 0,17. Celle-ci était de 0,24 pour le cas de l'emploi « contingent » (services domestiques et aides familiaux). Cf. Misión del Empleo, op. cit., tableau 3.8.

16. L'emploi « indépendant » aurait une élasticité par rapport au pib de 0,3 1 et par rapport aux salaires des ouvriers et des employés (qui représentent aussi une demande) de 0,34. cf. ibîd.

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E. « formaliser V informel » : fondements d'une politique alternative pour le secteur

Jusqu'au milieu des années soixante-dix prédomine parmi les responsables de la politique économique l'idée selon laquelle le « secteur informel » est un « secteur marginal », fruit exclusif de l'exode rural et du chômage urbain. Les stratégies à son égard étaient centrées sur le ralentissement de l'exode rural ainsi que sur la création d'emplois alternatifs modernes.

On voit apparaître progressivement les premières manifestations d'une politique alternative fondée sur un appui sélectif aux petites unités urbaines : Artisanat de Colombie (Artesanias de Colombia, i960), le programme de crédit du Fonds agraire (Caja Agraria) destiné à la petite production agro-industrielle des communes de moins de 100 000 habitants (1964), la Corporation financière populaire (Corpo- racion Financiera Popular, 1967), le Fonds financier industriel (Fondo Financiero Industrial, 1968). En laissant de côté leur faible étendue et l'échec de la décentralisation vers les petites villes qu'ils préconisaient, ces programmes présentaient deux défauts de taille : d'une part l'accent mis sur le fait que les petites unités ne pouvaient jouer un rôle positif et fonctionnel que dans le secteur industriel, le commerce et les services étant considérés comme des formes du sous-emploi; d'autre part la prise en compte, sans distinctions d'aucune sorte, de petites et moyennes unités qui pourtant sont de nature différente. On parlait alors de la « petite et moyenne industrie », égalisation d'entités inégales qui a conduit à l'absorption du rare crédit par les moyennes entreprises. Les plus petites sont restées en marge du crédit institutionnel, et ceci même dans le cas de l'industrie17.

A partir du milieu des années soixante-dix se produit une prise de conscience du phénomène informel, de son ampleur, de sa spécificité (on y inclut tous les secteurs, et pas seulement l'industrie, et on le restreint aux petites unités en excluant les moyennes) ainsi que de l'impossibilité de son absorption totale par l'économie. Le premier pas a été franchi par le Plan « Pour combler le fossé » (Para Cerrar la Brecha)18 avec sa politique de « Développement rural intégré » (dri) visant les petits exploitants agricoles. Tout en se limitant à la campagne, ce plan a cependant ouvert les portes à une stratégie intégrale — que l'on attend encore — pour les petites unités non capitalistes en général. Les plans suivants, celui de

17. H. López et al., op. cit., chap. V, Section A. 18. Departamento Nacionál de Planeación, Para Cerrar la Brecha, Bogota, 1975.

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Г « Intégration nationale » (pin en 1979)19 et celui du « Changement avec Equité » (Cambio con Equidad en 1983)20 reconnaissent de façon explicite l'existence du « secteur informel » pour lequel ils proposent une stratégie fondée sur le crédit, l'assistance technique et administrative et l'encouragement de formes associatives pour faire face aux problèmes de marché et de couverture sociale des travailleurs. Les programmes de formation du sena (Service National d'Apprentissage) reflètent bien le changement de perspectives : on y inclut les petites unités et on élargit la formation du terrain théorique au terrain social en encourageant les formes associatives21.

Dans cette évolution qui va de la « Petite et Moyenne Industrie » des années soixante au « Secteur informel » des années soixante-dix et quatre-vingt, l'Etat colombien a cependant agi en retard par rapport à l'initiative privée. La Fondation Carvajal — en reprenant l'expérience des programmes organisés par des entreprises depuis 1972 à Bahia et à Recife au Brésil, et avec l'assistance de l'Agence internationale AiTEC — a mis en place en 1976 à Cali son programme desap pour le développement des petites entreprises, programme qui recevra ultérieurement l'appui financier du bid. L'exemple a été suivi et des programmes semblables, fondés sur le crédit et l'assistance aux entreprises, se sont multipliés dans le reste du pays. Ils ont récemment reçu l'appui de l'Etat — en ce qui concerne la concertation Gouvernement-Fondations, l'organisation et la coordination — avec la mise en place du « Plan national des petites entreprises » (Plan Nacionál de Microempresas, 1984)22.

Les résultats des programmes sont les suivants : au mois de juin 1985, on avait mis en place 13 fondations avec 21 sièges dans 19 villes. On avait assisté 10 600 petites entreprises et octroyé à 3 000 d'entre elles environ 3 600 crédits pour une valeur moyenne de 1 30 000 pesos (de 198 5) chacun23.

Néanmoins l'étendue de ces programmes est minime et leur impact sur l'emploi est encore très réduit. Dans les quatre grandes villes où sont concentrées 5 8 % des fondations, les programmes d'assistance n'avaient touché au mois de juin 1985 que 5,2 % des petites entreprises (ayant de 2 à 10 employés) existant dans l'industrie, le commerce et les services

19. Departamento Nacionál de Planeación, Plan de Integración Nacionál, Bogota, 1980. 20. Departamento Nacionál de Planeación, Cambio con Equidad, Bogota, 1984. 21. Contreras Carlos, Leyva Luis, Algunos comentarios sobre la aceton del Sena bacia los

nivelés informulés de la economta, 1984. 22. Departamento Nacionál de Planeación. Plan Nacionál de Desarrollo de las Micro

empresas, in Kevista de Planeación y Desarrollo, vol. XVI, n° 1, Enero-Marzo 1984. 23. H. López et al., op. cit., chap. V, p. 194.

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autres que le service domestique. L'octroi de crédit ne concernait que 1,6 % des entreprises24. L'incidence sur l'emploi a été moins étudiée et les travaux qui existent offrent des résultats contradictoires.

Les plus optimistes suggèrent que les petites entreprises ayant reçu des crédits augmentent leur emploi de 3 3 % pendant la première année avant de stabiliser leur niveau d'emploi25. Si on accepte cette analyse, et si on suppose que le plan pour les petites entreprises prévu pour les années 1984-1986 a été exécuté à 100 % (ce plan cherchait à multiplier par 6,5 le volume du crédit octroyé), on conclut néanmoins que pendant ces trois années on aurait créé moins de 1 6 000 emplois nouveaux, c'est-à-dire moins de 5 300, par an, dans l'ensemble des 18 villes26, et ceci malgré l'optimisme des hypothèses de départ.

Ces chiffres obligent à conclure que les programmes des petites entreprises, même s'ils ont des aspects positifs, n'ont qu'un caractère « expérimental ». Ils ne peuvent être considérés comme une solution d'urgence au chômage et ils n'ont de sens que comme instrument à long terme. La politique pour le secteur informel en Colombie reste encore à faire. Elle devrait se fonder sur ce que nous ont appris les recherches sur sa nature et son importance. Nous savons que le secteur informel opère à la marge de l'activité économique; il se déroule sur des marchés non réglementés (soit du travail, soit des biens et services), très flexibles en matière de rémunérations et de conditions de travail, dont la fixation dépend du libre jeu de l'offre et de la demande. Nous savons qu'il a deux composantes : l'une est précaire, sans barrières à l'entrée, et n'est qu'une alternative au chômage, l'autre, efficace, présente des barrières à l'entrée et constitue une alternative non au chômage, mais à l'emploi salarié sur le secteur formel et au placement passif de l'épargne sur le marché financier. C'est donc une réalité à double face qui représente 5 5 % de l'emploi urbain et devient de plus en plus une alternative pour tout le monde : hommes ou femmes, migrants ou citadins, quel que soit leur niveau d'instruction. Même si elle se trouve en marge des réglementations du travail, fiscales ou urbaines de l'économie moderne, sa dynamique fonctionnellement dépend de cette dernière, soit par le biais de l'offre de travail, car les variations du chômage dans le secteur formel affectent le nombre des travailleurs informels, soit par le biais de la demande, car les débouchés du secteur informel sont constitués essentiellement par la masse salariale du secteur moderne.

24. Ibid., p. 204. 25. bid, Ex-post evaluation of two microentreprise projects. Small program Colombia, 1984,

P- 55- 26. H. Lopez et al., op. cit., p. 207-208.

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Dans une perspective démocratique — l'autre consiste à ignorer le secteur informel ou à le combattre — notre société est confrontée au défi de concevoir une stratégie à la fois économique, juridique et politique qui soit capable de :

— premièrement, générer des emplois alternatifs pour les activités informelles les plus précaires;

— deuxièmement, favoriser celles qui représentent des options efficaces pour la production et la distribution;

— troisièmement, établir une nouvelle normalité qui permette l'intégration juridique des travailleurs informels et leur participation dans les appareils d'Etat et dans la vie sociale.

Les fondements économiques, juridiques et politiques de cette stratégie — qui d'ailleurs a été reprise en grande partie par la Mission de l'Emploi « Chenery » — sont les suivants :

/ / Politiques économiques pour le secteur informel urbain

Elles doivent combiner des aspects macroéconomiques, mésoéconomiques et microéconomiques.

a I Au niveau macroéconomique : l'unique politique efficace pour le secteur informel consiste à promouvoir un développement rapide et soutenu, accompagné de la redistribution du revenu en faveur des travailleurs.

En l'absence d'un développement économique et de l'augmentation du PiB par tête, les activités précaires se multiplient alors que les activités efficaces régressent et les revenus chutent. En revanche le développement économique permet de créer des emplois alternatifs pour les activités les plus précaires, ainsi que des débouchés pour celles qui sont potentiellement efficaces. Ainsi les revenus augmentent. La redistribution du revenu est nécessaire car, en Colombie, la demande des biens et services produits par les petites unités est essentiellement une demande interne. Cette demande dépend des revenus du travail des ménages et, au fond, de la dynamique de la masse salariale. En l'absence d'une telle politique de redistribution, les taux de croissance du pib devraient être excessivement élevés pour atteindre des niveaux acceptables d'emploi dans le secteur formel, et de demande vers le secteur formel. On parvient à cette redistribution : d'une part, par des mesures indirectes concernant l'emploi salarié (appui sélectif aux secteurs ayant un coefficient d'emploi

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élevé) et le salaire réel (politique agricole, contrôle de l'inflation, augmentation des salaires au moins égale aux taux de croissance de la productivité dans le secteur moderne); d'autre part, par des mesures directes de réorientation de l'investissement et des dépenses publiques vers des secteurs qui contribuent largement à la valeur ajoutée nationale et qui sont une source d'emplois importante. (Par exemple vers le secteur social : construction de logement et d'infrastructures urbaines pour les couches populaires, assistance familiale, santé, loisir...) Cette réorientation des dépenses publiques peut se faire également en affectant prioritairement (partout où c'est possible) les commandes d'Etat aux petites entreprises.

b I Ли niveau sectoriel : de ce point de vue, la politique à l'égard du secteur informel urbain ne doit pas constituer un ensemble de mesures globales, mais plutôt représenter un aspect de toute stratégie sectorielle. Elle doit donc être à la fois différenciée (selon le secteur) et plus étendue : elle doit faire référence aux unités informelles, aux unités formelles et à leur articulation.

La politique doit être différenciée, car la problématique de chaque secteur (technologie, marché, crédit) est spécifique. Dans certaines branches, les petites unités ont la possibilité de se développer efficacement alors que dans d'autres ce n'est pas le cas. Il faut en tenir compte, en particulier pour les programmes concernant les petites entreprises qui, traditionnellement, avaient mis l'accent sur les aspects microéconomiques (telle entreprise plutôt qu'une autre) en négligeant l'approche sectorielle (tel secteur plutôt qu'un autre).

La politique sectorielle doit être plus étendue. Elle doit faire référence non seulement aux petites unités, mais aussi aux moyennes et aux grandes unités de chaque secteur. L'efficacité de chaque unité dépend — et ceci plus particulièrement dans le cas des petites entreprises — non seulement des économies internes qu'elles peuvent dégager, mais aussi des économies externes qui découlent de l'organisation du secteur. En fait, on doit chercher une spécialisation et une complémentarité des unités de telle sorte que chacune puisse profiter au maximum de ses avantages comparatifs, une fois éliminés les obstacles qui bloquent le développement du secteur.

Tout ce processus exige, du point de vue organisationnel, de renforcer l'organisation chargée du développement des petites entreprises — qui aurait alors des fonctions de planification et de coordination — ainsi que la création de comités de planification par secteur où participeraient des entités autres que l'Etat, des fondations privées, des associations

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des petites et moyennes entreprises de production et distribution, des associations et des syndicats des travailleurs informels.

Quelques exemples illustrent l'importance de cette approche sectorielle.

— Le problème des artisans travaillant dans des ateliers de confection et de travail du cuir, qui regroupent 8,6 % de l'emploi informel dans les quatre principales villes, ne pourrait être réglé sans une politique générale pour le secteur des textiles et du cuir. Les artisans de la confection dépendent de la grande industrie pour ce qui est des inputs et des grands magasins de distribution pour l'écoulement de leur production. Les petits ateliers du cuir sont, eux, pris en tenaille entre les distributeurs et les vendeurs de cuir brut, généralement contrôlés par les précédents.

— U artisanat du meuble (2,7 % de l'emploi informel) fait face, pour sa part, à une structure productive où l'on trouve une certaine segmentation du marché, selon les dimensions des entreprises. Les petits ateliers fabriquent des meubles de « style », des meubles rustiques et font des réparations; les moyennes entreprises produisent des meubles simples pour les ménages, et les grandes usines produisent à grande échelle des meubles de bureau. Le marché est toutefois soumis à un contrôle oligopolistique de la part des grands commerçants. Les problèmes structurels des petits établissements (pénurie en matières premières et par conséquent sur-stockage de bois, sur-équipement en matière de coupe, problèmes de création de modèles) ne peuvent être résolus que dans le cadre d'une politique pour le secteur concernant les producteurs de toute taille, les sociétés de commercialisation, les scieries, les dépôts de bois et l'Etat27.

— Le commerce regroupe 3 5 ,4 % de l'emploi informel. Les boutiques de quartier peuvent être efficaces — elles le sont d'habitude — à condition, d'une part, que l'on améliore dans les villes où cela est nécessaire leur articulation avec les réseaux de grossistes et, d'autre part, que les unités les plus petites puissent augmenter leur capital. Une politique globale concernant toutes les étapes de la distribution d'aliments (vente en gros et au détail) s'avère donc nécessaire28.

Pour sa part, le commerce de rue (4,8 % de l'emploi informel) est divisé en deux composantes. D'une part, la vente de vivres et de produits manufacturés et, d'autre part, la vente de produits de consom-

27. Hugo Lopez, Ana Maria Arcila, Alberto Jaramillo, Marta L. Quiroz, La Industria del Mueble en el Valle de Aburrá, Corporation Financiera Popular, U. eafit, 1 981.

28. López, Henao, Sierra, op. cit., chap. IV.

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mation immédiate et de services. Les unités du premier groupe sont de véritables « supermarchés » localisés sur les trottoirs et dans les rues qui vendent à bon marché pour les couches populaires. Elles ne pourront dépasser la précarité de leurs formes de distribution, et leur utilité réelle ne pourra être reconnue que dans le cadre d'une politique globale de la distribution au détail qui relève des politiques urbaine et commerciale : c'est-à-dire, grâce à une politique visant leur relocalisation dans des grandes aires bien équipées pour la distribution au détail, ce qui implique une concertation des syndicats, des autorités de planification urbaine et des grands commerçants29. Les unités du second groupe — vente ambulante de produits de consommation immédiate et services — font face à une situation très différente. En général il s'agit d'activités marginales de faible rémunération dont la dynamique dépend du chômage plutôt que de l'existence d'une demande. Cette logique empêche leur concentration dans des grandes surfaces, la seule solution étant la création d'emplois alternatifs plus productifs. Des améliorations de leur revenu et de leurs conditions de vie sont cependant possibles, grâce à des politiques adéquates de regroupement géographique et d'enregistrement. Cela exige une collaboration des organisations regroupant ces travailleurs — celles-ci devant être invitées à participer aux comités municipaux créés à cet effet — et un changement de la mentalité des autorités : nos villes ne peuvent être organisées en suivant l'idéal des villes européennes, propres et sans pollution30.

C'est seulement dans ce cadre, à la fois macroéconomique et microéconomique, que les politiques microéconomiques d'assistance individuelle aux petites entreprises — comme celles qui ont été pratiquées jusqu'à aujourd'hui par le sena et les fondations privées — pourront avoir un véritable sens. L'accent doit être mis sur les politiques à moyen et à long terme plutôt que sur celles à court terme, et sur les problèmes de marché plutôt que sur ceux du crédit ou de l'assistance aux entreprises.

2 I Intégration juridique et Participation politique du Secteur informel

Cest précisément parce qu'elle méconnaît certaines règles que l'économie informelle peut rendre de nombreux services. Dans ce domaine, l'objectif ne peut être tout simplement d'établir une exception — « exception » qui existe d'ailleurs à différents degrés dans la pratique — pour

29. Ibid. 30. Ibid.

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le secteur informel et de l'exclure de toute forme de réglementation. Il s'agit plutôt de concevoir une réglementation adéquate à la nature du phénomène.

a I Les réglementations urbaines. — Les réglementations urbaines expriment les idéaux des citoyens modernes en ce qui concerne les conditions locatives et la structuration de l'espace urbain. Elles se concrétisent par l'exigence de « licences de fonctionnement » dont le coût direct est bas, mais dont les coûts indirects sont très élevés (réfection des locaux, réaménagement des espaces, expulsions). Elles sont inefficaces et de plus « elles se traduisent... par une illégalité généralisée... par la fermeture et la réouverture — après le paiement des amendes — des négoces... et surtout par l'existence d'une pratique odieuse qui semble généralisée : le paiement périodique de dessous-de-table aux fonctionnaires et aux inspecteurs »31.

Cette inefficacité révèle la distance qui existe entre les idéaux et les faits. Un changement des idéaux des urbanistes est une exigence imperative : on doit se faire à l'idée d'une ville adaptée à nos conditions. Cette inefficacité devrait aussi susciter une meilleure compréhension des conditions locatives — celles des unités informelles ne pouvant s'adapter aux normes modernes — et une révision des critères de classification et d'utilisation du sol urbain. La dichotomie zone résidentielle / zone de travail doit être exclue face à l'existence des « entreprises familiales ». Il en est de même pour le clivage entre le commerce (= local) et la rue (= lieu de circulation des piétons et des véhicules), car la rue peut aussi être un lieu de commerce.

b I Les réglementations fiscales. — II existe toute une pléthore d'impôts pour l'industrie et le commerce : « Impôt de l'industrie et du commerce », « Impôt sur le revenu »,« Impôt sur la valeur ajoutée »; il faut y ajouter les obligations concernant la retenue à la source des prélèvements sur les salaires. Néanmoins la basse rentabilité des petites entreprises, ainsi que leur bas niveau de capital rendent l'aspect fiscal insignifiant32.

C'est pourquoi — exception faite de Г « Impôt de l'industrie et du commerce » que l'on pourrait appliquer avec des critères réalistes et un traitement préférentiel pour les petites unités — il y a peu de choses à faire dans ce domaine, si ce n'est d'essayer d'adapter les réglemen-

31. Jorge Acevedo, Blanca Lilia Саго, Gloria Lucia Santa, Análisis de la Problemáiica de la Legalization de la Microempresa, Instituto sfr de Investigación Social, Bogota, Diciembre 1985, p. 89.

32. Ibid., p. 87.

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tarions aux faits : reconnaître que les recettes de ces impôts sont piètres alors que leurs coûts de perception sont élevés33.

с I Les réglementations du travail. — On doit distinguer trois catégories de travailleurs informels : les employés domestiques, les salariés des petites entreprises et les non-salariés (travailleurs établis à leur compte, aides familiaux et petits patrons).

— Pour le cas du service domestique — le marché du travail libre et flexible par excellence — l'intervention de l'Etat doit viser l'accélération du processus de transformation du service interne (paiement en espèces et en nature avec obligation pour l'employé d'habiter chez les patrons) en service externe (paiement essentiellement en argent et sans obligation d'habitation). La principale mesure doit être la fixation d'un salaire monétaire minimum à partir duquel seraient établies les autres prestations sociales; on y inclurait une cotisation patronale pour une sécurité sociale limitée — la pension vieillesse serait exclue au début — qui remédierait au manque actuel de protection de ces travailleurs (90 % des employés domestiques sont dépourvus de toute formes de couverture sociale). Ce salaire minimum devrait être — tout au moins au début — inférieur à celui en vigueur sur le marché du travail, mais à long terme il devrait s'en rapprocher. Une autre politique possible serait de ne retenir qu'un seul salaire minimum, et de déterminer le salaire des domestiques comme un pourcentage — croissant au cours du temps — de ce dernier34.

— Le traitement juridique des salariés des petites entreprises — qui d'ailleurs devraient être définies de façon adéquate — exige la reconnaissance préalable des deux faits suivants :

• Même si l'existence d'une certaine flexibilité est une des conditions de fonctionnement des petites unités, il n'en demeure pas moins que leur rentabilité ne peut reposer sur le paiement de salaires de misère. Elles doivent donc respecter les obligations directes qui découlent du droit du travail (salaire minimum, primes, vacances, indemnités de départ), obligations que l'on devrait d'ailleurs rendre plus contraignantes.

• II semble que l'essentiel des coûts de la légalisation des petites entreprises (entre 80 et 90 %) découle d'autres charges : versement des cotisations à la Sécurité sociale, à l'Institut colombien de la Famille (icbf), au sena et aux caisses de compensation. Toutefois 35 % des salariés

33. Ernesto Parra, Microempresa y Desarrollo, sena, Unicef, Bogota, 1984, p. 100. 34. C'est la proposition de la Mission Chenery. Misión del Empleo, op. cit., chap. VII,

p. 25.

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de ces petites entreprises sont affiliés à un système de sécurité sociale, ce qui prouve l'intérêt, du moins partiel, des patrons pour la protection des risques. On doit donc proposer un régime de travail spécial pour les petites entreprises35, visant une extension de la couverture sociale des salariés. Les avantages en seraient limités — la pension de vieillesse étant exclue — et par conséquent les cotisations seraient moins élevées. D'autre part, les petites entreprises pourraient être exonérées de leurs contributions au sena, à I'icbf et aux caisses de compensation.

— Le régime légal des travailleurs indépendants est totalement à part car les réglementations sur le salaire minimum et sur les prestations sociales ne leur sont pas applicables. Néanmoins, compte tenu de l'ampleur de leur manque de protection sociale (94 % pour les travailleurs à leur compte, 75 % pour les petits patrons), il serait souhaitable d'encourager leur affiliation à la sécurité sociale, aux tarifs en vigueur pour ceux qui peuvent les payer [une proportion croissante si l'on atteint une croissance rapide avec redistribution du revenu] en laissant l'assistance de base des plus démunis aux programmes généraux du Service national de la Santé. Toutefois, dans certains cas (vendeurs de billets de loterie et de journaux...), les travailleurs à leur compte travaillent en fait pour des grandes firmes (Loteries, Journaux...), qui pourraient alors assumer par des contributions globales les cotisations de la sécurité sociale de « leurs » travailleurs.

Association et participation politique : L'encouragement de formes associatives des travailleurs informels — sociétés de fait, coopératives... — semble peu viable dans le domaine de la production, du moins en Colombie.

En revanche, les possibilités sont plus grandes pour ce qui est de la commercialisation des produits et l'approvisionnement en inputs si l'on respecte les deux principes suivants : — il doit exister un réel intérêt commun qui doit être perçu par les

intéressés eux-mêmes; — on doit établir des mécanismes qui évitent la séparation entre la

direction et la base du groupe associatif. En l'absence de tels mécanismes, les associations finissent par se dissoudre en faveur de l'intérêt des dirigeants36.

35. Cette suggestion a été reprise par la Mission Chenery. Misión del Empleo, op. cit., p. 9-1 1. 36. Sur ce sujet les expériences abondent. Cf. PMUR-SENA-Holanda, Las empresas asocia-

tivas en Colombia, alcances y limitaciones> Bogota, 1981.

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Finalement l'encouragement à l'organisation du secteur informel (associations, syndicats, si possible par secteur...), et à sa participation dans les organismes de l'Etat responsables de la politique pour le secteur, peut jouer un rôle essentiel, si l'objectif — objectif impératif dans un cadre démocratique — est celui d'intégrer les travailleurs informels à la gestion de la vie sociale dont ils ont été traditionnellement exclus.

74e Année Numéro 4 Octobre-Décembre 1986

ANNALES DE L'ECONOMIE PUBLIQUE, SOCIALE ET COOPERATIVE

SOMMAIRE

La performance dans l'économie de l'entreprise publique ('), par Henry TULKENS 429

Frontières d'efficacité et performance technique des chemine de fer, par Sergio PERELMAN 445

La mesure des gains de productivité globale dans les chemins de fer - Une comparaison internationale, par Henry^Jean GATHON 459

Entreprise publique/Entreprise privée : Un aperçu de la littérature (*) , par Douglas SIKORSKY 477

Les monopoles du secteur de l'énergie en Allemagne (*), par Franz-Josef HÓLKER 513

Initiatives financières pour accroître la compétitivité dans une coopérative internationale : le cas d'INTELSAT (*), par David TUTDGE 523

Résumés des articles (en français, anglais et allemand) 531 (*) Articles en langue originale anglaise ou allemande .

Rédaction, administration et abonnements: Centre international de recherches et d'information sur l'économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC), Université de Liège au Sart Tilman, Bât. B31, 4000 Liège (Belgique)

Directeur : Prof. Guy Quaden, Université de Liège Abonnement annuel et années précédentes : 60 francs suisses + port (8 FS). payables soit par chèque, soit par versement au Compte de chèques postaux n° 12-2107 des "Annales de l'économie publique, sociale et coopérative", Genève, ou au Compte "Annales-CIRIEC" près la Banque centrale coopérative Genève

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