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Spaggiari ou le Casse du siècle

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Page 1: Spaggiari ou le Casse du siècle
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SPAGGIARI ou

Le casse du siècle

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D U MÊME A U T E U R

A u x Édit ions Fleuve Noir

Dans la collection Le Carroussel

L ' E n f e r des sectes La France envoûtée

L ' E n f e r des an imaux (Grand Prix de la S .P .A. , 1981)

Dans la collection Spécial-Police L ' H o m m e au doigt coupé La Maraine

Le Jugement premier (Prix Moncey, 1984) La Dernière Arabesque Le Tueur de l 'autoroute

La Mort g rand standing Le N e u f de la poisse Les Noces noires Les Racines du mal

La Voyante Les prisonniers n 'on t pas d'ailes Jeux de Racket

Le compte est bon ( G r a n d Prix Festival d 'Ant ibes Juan-les-Pins, 1986) Meurtre à l 'Assemblée

Le Sacrificateur Le Parrain jaune Le Calife des neiges

Dans la collection Espionnage Les Mirages du désert Les Gazelles du Tchad Le Dissident de Cuba Les Commandos d 'Allah O. K. Auck land

Les Taupes du ciel (Grand Prix Association des Journalistes Parachu- tistes, 1987)

Cap sur Bander A b b a s Le Sous-marin maltais Les Chemins de Damas Les Tam-tam de Lome

Dans la collection Anticipation Le Miroi r du passé A quoi bon ressusciter Les Combattants des abysses Le Volcan des sirènes

Dans la collection Femmes Viva

Ingrid

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A la Librairie des Champs-Élysées

Les lions sont morts à l'aube Solo pour Toumba Demain n'est qu'une chimbre Le Gang du crépuscule L'Assassin de l'été Les Vendredis de La Part-Dieu (Grand Prix du Roman d'Aventure,

1977) La Mort sur un plateau L'Affaire des trois cannes blanches (Prix de la Littérature Policière,

1979) Mourir au son du cor Les Malles du passé La Martingale d'Amandine La Justice des loups La Manipulation Meurtre par ordinateur

Aux Éditions du Rocher

L'Enfer de la Santé L'Affaire d'Ouvéa

Aux Éditions Aramon

Au Feu avec la Division Daguet Les Crimes du temps A tombeau ouvert

Aux Éditions Amphora

Le Parachutisme moderne

Aux Éditions Hermé

Avoriaz : Les Fantômes du festival Gendarmerie : Unités spécialisées Monsieur le Maire

Aux Éditions Gauloises Aventures

L'Assassin habite au 36.15

Pièces de théâtre radiophoniques France Inter

La Villa des Bougraine Le Cœur et la raison L'Affaire Charmelat

Et si on faisait semblant Studio à louer Rapt

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DANS LA MÊME COLLECTION

1. L'Affaire Simone Weber Christian, GONZALEZ 2. L'Affaire Mesrine Philippe RANDA

et Nicolas GAUTHIER 3. L'Affaire Pauline Dubuisson Serge JACQUEMARD 4. La Tuerie d'Auriol Jean VIGNEAUX 5. Spaggiari ou le casse du siècle Gilbert PICARD 6. L'Affaire Jaccoud Stéphane JOURAT

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GILBERT PICARD

SPAGGIARI ou

Le casse du siècle

FLEUVE NOIR

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple ou d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© 1992, Édit ions Fleuve Noir.

ISBN : 2-265-04717-1

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CHAPITRE PREMIER

Romain était assis devant sa maison. Une vieille ferme qui avait fière allure depuis qu'il l'avait complètement retapée de ses mains. Il avait eu le coup de foudre en la découvrant, à l'écart et à l'abandon, dans un petit village de la Vénétie du nord. Elle était délabrée. Sans eau, sans électricité. Les volets tenaient par miracle. La porte grinçait sur ses gonds. Le toit, où manquait une tuile sur deux, ressem- blait à un damier. A l'intérieur, les tommettes croulaient sous les pas. Le salpêtre dessinait des auréoles sur les murs.

Cette masure sentait le renfermé. Mais elle avait une âme. Et c'était un peu la maison du bon Dieu, puisqu'elle appartenait à... une reli- gieuse. En toute bonne foi, celle-ci lui déconseilla fortement de l'acheter :

— Dans la région, vous en trouverez

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d'autres, en bien meilleur état. Celle-ci est une ruine !

— J'en ferai un palais. Ce sera mon Ver- sailles, affirma Romain.

— Que Dieu vous entende ! Mais vous n'êtes pas au bout de vos peines !

— Ce ne seront pas des peines, ma sœur. Mais des joies profondes et sans cesse répé- tées...

Quand la sœur disparut sous sa cornette au détour du chemin broussailleux, Romain Clé- ment — c'est le nom qui figurait sur sa carte d'identité, une fausse achetée à prix d'or —, passa le bras autour des épaules de sa compagne qui était heureuse et inquiète à la fois. Il lui dit tendrement mais avec convic- tion :

— Je jette définitivement l'ancre sur cette parcelle de terre italienne. L'air y est doux. Le paysage me rappelle celui de ma Provence.

« C'est ici que nous vivrons. C'est ici que nous nous aimerons. C'est ici que je mourrai. »

Comme d 'habitude, Romain Clément- Albert Spaggiari a tenu sa parole. Jusqu'au bout. Jusqu'à la seconde où il a définitivement fermé les yeux, emportant dans sa dernière

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cavale l'image de cette femme qui, par amour, avait tout quitté pour lui permettre d'oublier le casse du siècle, et pour vivre avec lui dans la discrétion et la tranquillité.

Une tranquillité éphémère ! On peut échap- per aux policiers, se soustraire à la justice... Mais lutter contre les métastases, c'est plus difficile! Le combat est trop inégal!

Romain, en bottes et en salopette — sa tenue de prédilection —, goûtait la saveur de la liberté. Il laissait planer son regard sur le ciel d'un bleu pastel, sur cet espace infini tellement plus beau que celui découpé en petits carreaux réguliers par les barreaux des prisons.

Puis ses yeux revenaient sur cette maison pour laquelle, et pendant six années, il avait été maçon, couvreur, menuisier, électricien et plombier. Comme un professionnel du bâti- ment, il avait manié avec la même compétence la truelle, le burin, le marteau, ou les pinceaux.

« — Sa maison, il se l'est faite ! » disait-on dans le village.

A l'arrivée du couple dans le pays, les gens s'étaient interrogés :

« Quelle idée de venir habiter la maison de la bonne sœur! »

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Au fur et à mesure que les travaux avan- çaient, il gagnait la sympathie des villageois. A l'épicerie et à la boulangerie, Emilia De Sacco, sa compagne, avait intentionnellement fait des confidences :

— Mon mari est écrivain. Il a besoin de calme pour son travail. En France, il est trop connu, on pourrait l'importuner. Ici, il risque moins d'être dérangé. Et puis surtout, il aime tant la nature !

Romain avait acheté une Jeep. Cette voiture lui plaisait. Elle lui rappelait son passé de baroudeur. L'Indochine, les rizières. L'Algé- rie... Les deux chiens, Kelly et Bricotto, deux bâtards abandonnés et qu'il avait adoptés, ins- tallés à l'arrière, il la conduisait sur les cha- peaux de roues. Il ne risquait pas la contraven- tion pour excès de vitesse, étant devenu très copain avec les carabiniers. Amitié qu'il parta- geait aussi avec le curé, ayant avec lui beau- coup d'idées communes, le refus de l'avorte- ment, les messes en latin... Spaggiari était plus près des catholiques intégristes que des prêtres progressistes. Et il avait une morale : la sienne.

Tous les jours, il descendait dans le pays pour acheter des journaux et boire une bière au

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café où il discutait pendant quelques minutes. Puis il revenait par le chemin pierreux vers sa maison, son oasis, son havre de paix, située tout près du bois, domaine des chevreuils, des cerfs et de leurs biches.

Souvent, au petit jour, muni de jumelles, Spaggiari se cachait à la lisière pour suivre leurs évolutions. Mais surtout pas avec un fusil! Sa passion pour les animaux lui interdisait de tuer... même une mouche! S'il découvrait une araignée dans le salon, il la laissait vivre sa vie ou, si elle était un peu trop voyante, il la mettait délicatement dans une boîte d'allu- mettes pour aller la libérer dans la remise ou sous un arbre. Pour lui, tous les chasseurs étaient des assassins et il ne manquait jamais de le leur dire chaque fois que l'occasion se pré- sentait.

Curieusement, les animaux n'avaient pas peur de lui. Il savait comment agir avec eux. Sa dernière conquête fut une souris. Une vraie... Voulant profiter de la vie au maximum, il repoussait le plus possible le moment de som- brer dans le sommeil et regardait les pro- grammes de la télévision jusqu'au milieu de la nuit. Un soir, il remarqua une petite souris qui

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longeait la plinthe avant de disparaître dans son trou. Le soir suivant, il déposa près de l'orifice un biscuit imbibé d'huile d'olive. Le

rongeur trouva le festin à son goût. Compre- nant, au fil des nuits, que l'homme ne lui voulait aucun mal, il s'enhardit jusqu'à venir devant le fauteuil du maître si celui-ci oubliait de lui servir son repas.

L'hiver, il accrochait des blocs de graisse dans les arbres pour que les oiseaux puissent s'alimenter. Il leur avait construit des petits abris. L'un de ses rêves avait été d'ouvrir un refuge pour recueillir les animaux abandon- nés : il l'avait en partie réalisé. Comme beau- coup d'autres. Certains sont restés à l'état de projet. Celui, par exemple, de voler au pavillon de Breteuil le mètre international en platine iridié. Quitte à le rendre ensuite. C'était sim- plement l'exploit du geste qui l'intéressait. Pour réussir ce coup encore plus spectaculaire que le casse de Nice, il lui fallait, disait-il, une grue et un aimant extrêmement puissant. Et surtout pas une bande de Marseillais. Allusion aux perceurs de coffres qui, selon lui, avaient été loin d'être à la hauteur.

Romain écoutait chanter sa fontaine. Elle lui

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donnait l'eau pour son pastis. Avec le chant des oiseaux, elle lui offrait des concerts. De la musique plus belle que celle de Vivaldi.

En humant le fond de l'air, il disait : — Il est tellement pur que je regrette encore

plus de ne pas avoir de bons poumons pour m'en emplir!

En fait, la plus longue cavale du « Cerveau » a été sa lutte contre la maladie. Contre ce mal qui le rongeait à petit feu et contre lequel il ne pouvait opposer que son courage et sa farouche volonté de vivre... le mieux et le plus long- temps possible.

Son calvaire commença en 1981 et dura pen- dant neuf années. Un soir, il se coucha avec une douleur lancinante dans la région des reins. L'attribuant à un faux mouvement, puis à un début de sciatique, il prit de l'aspirine et essaya de trouver le sommeil. Pendant toute la nuit, il eut l'impression qu'on lui plantait des poignards dans le bas du dos.

Le lendemain, il se procura des médicaments plus forts qui le soulagèrent. Mais rapidement, il lui fallut augmenter les doses. Ses moments de répit se faisaient de plus en plus courts et de plus en plus rares. L'inquiétude le gagnait mais

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il se raccrochait à l'idée d'une sciatique chro- nique ou d'un tassement de vertèbres dû à une mauvaise réception d'un saut en parachute. Quelques filaments de sang dans les urines le forcèrent à voir la réalité en face. Il confia ses craintes à sa compagne :

— Je crois bien que j'ai chipé une saloperie. J'ai pissé du sang!

Emilia comprit immédiatement la gravité du mal. Mais elle dissimula son angoisse.

— Il ne faut pas dramatiser, lui dit-elle. Ce qui ne signifie pas que nous devons imiter les autruches. Nous allons prendre un rendez-vous avec un spécialiste. Il te soignera. Et tu guéri- ras.

Ils consultèrent un éminent praticien de Rome. Les radios ne laissèrent aucun doute. Une importante zone d'ombre noircissait l'un des reins.

— Alors, docteur! demanda le patient. Je suis foutu? C'est un cancer, n'est-ce pas ?

— Pourquoi imaginer le pire ? Nous devons faire des analyses. Evidemment, je n'exclus pas cette hypothèse. Mais je ne la confirme pas. Et, si tel était le cas, cela ne signifierait pas obliga- toirement que vous seriez foutu, pour

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employer votre expression. Quand les cancers sont pris au début, ils se soignent très bien. En revanche, je ne vous cache pas qu'il nous faut, tout de même, envisager l'ablation du rein. La tumeur est trop importante. Mais je vous ras- sure, on peut vivre très vieux avec un seul rein.

— Quand dois-je passer sur le billard ? — Le plus tôt sera évidemment le mieux. — Alors, tout de suite... Emilia reprit contact secrètement avec le

professeur. Son instinct lui disait qu'Albert souffrait d'un cancer. Le médecin lui confirma ses craintes.

— Je voudrais que mon mari continue à vivre normalement. Croyez-vous, demanda- t-elle, qu'on puisse lui cacher la vérité ?

— Je resterai évasif. Toutefois, je peux vous assurer qu'il aura encore quelques bonnes années devant lui. Ce qui ne signifie pas, hélas, qu'il sera définitivement guéri. Si des méta- stases s'échappaient, elles pourraient se fixer... ailleurs, atteindre d'autres organes...

Spaggiari entra en clinique. Sans beaucoup d'illusions. Mais avec un moral d'acier. Croyant et pratiquant à l'occasion, sur la table d'opération il recommanda son âme à Dieu, tout en plaisantant avec lui-même.

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« O.K. ! Je ne suis pas un enfant de chœur, j'ai effectivement dilapidé l'argent qui dormait dans les coffres de la Société Générale. Mais mon casse, je l'ai fait sans arme, sans haine et sans violence. Je n'ai tué personne.

« J'ai sans doute brisé la carrière du juge d'instruction en m'évadant de son bureau, sous ses yeux. On ne peut reprocher à un prisonnier de tenter de s'enfuir!

« Si je devais passer l'arme à gauche, je suis bon pour quelques années ou décennies de purgatoire. Je finirai tout de même par avoir ma place au paradis. L'enfer, c'est pour les assassins, les violeurs de petites filles. Pas pour un voleur occasionnel qui a travaillé "propre- ment". L'enfer, je l'ai connu dans les égouts de Nice qui m'ont permis d'accéder à la banque. Quand j'étais dans la merde jusqu'au cou. L'Au-delà ne peut être pire! »

Il vit le chirurgien s'approcher de lui et lui dire amicalement :

— On va vous anesthésier. Un gros dodo ! Et quand vous vous réveillerez, vous serez un homme tout neuf.

— Vous faites un beau métier, docteur! — Mais vous aussi, mon cher. Ecrivain. Un

métier passionnant.

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Spaggiari se sentit honteux. Il regretta d'être obligé de mentir à cet homme généreux qui s'apprêtait à lui sauver la vie. Il aurait aimé lui dire la vérité, pour être honnête avec lui. Il bredouilla :

— Ecrivain d'occasion. Je vais vous confier...

L'anesthésiste libéra le liquide. Le patient ne put finir sa phrase. Il se sentit aspiré dans un trou. Ou un tunnel noir. Ceux de Nice l'avaient conduit à un trésor. Au bout de celui-ci se trouvait peut-être, sinon la guérison, du moins une rémission de son mal. Pour une période indéterminée. Il perdit la notion du temps.

L'opération fut longue. A la fin, Spaggiari aperçut d'abord une petite lumière, semblable à celle d'une bougie. Puis la clarté s'intensifia pour devenir presque aveuglante. Il entendait des bruits sans pouvoir les identifier.

« Les flics ! Je suis pris dans une souricière ! » Sa hantise.

Les paroles lui devenaient audibles : — Réveillez-vous, monsieur Clément ! C'est

terminé. L'opération a réussi. On va vous reconduire dans votre chambre. Bientôt, vous pourrez écrire de nouveaux livres...

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— Monsieur Clément? Des livres... Ce n'est pas moi. Il y a erreur sur la personne...

L'esprit se remettait en marche. L'opéré reprenait connaissance et il était plein de grati- tude et d'admiration pour l'équipe médicale qui l'entourait. Il apercevait maintenant des visages, sans les masques. Tous lui souriaient.

Il reprit la confession là où il l'avait laissée avant de sombrer :

— Clément, c'est ce qui est écrit sur ma carte d'identité. Mais en réalité je m'appelle Albert Spaggiari! Cela ne vous dit rien ? Le fameux casse du siècle? Les coffres de la Société Générale de Nice. C'est moi. C'est moi qu'on appelle le « Cerveau »...

Le chirurgien dit à un interne qui l'assistait : — Il est fréquent que des opérés délirent

quand ils se réveillent. Ils racontent n'importe quoi. Il ne faut pas prêter attention à leurs pseudo-confidences... Le conscient s'oppose au subconscient. L'opéré ne sait plus très bien ce qui appartient au domaine du rêve et des fantasmes ou à celui de la réalité...

On ne saura jamais si le chirurgien a bluffé ou non. Au fond de lui-même, il a certaine- ment cru son malade. D'autant plus que

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celui-ci n'a pas payé avec un chèque à son nom en quittant la clinique...

Albert Spaggiari retrouva son lit et sombra, cette fois, dans un sommeil naturel. Il oublia ses confidences, goûtant le bonheur d'être en vie. Doté d 'une robuste constitution, il remonta rapidement la pente au cours des jours suivants. Les forces revenaient et, avec la cica- trisation de la plaie, la douleur s'était enfin évanouie.

Un matin, il eut l'impression que le chirur- gien le regardait d'une façon étrange en lui disant :

— Vous devez en avoir des anecdotes à raconter !

Cette remarque réveilla sa mémoire. Quand il fut à nouveau seul, en prenant son repas à la petite table en face de son lit, il se demanda pourquoi le professeur lui avait fait cette réflexion. Il se revit sur la table d'opération, et entendit dans ses oreilles des bribes de sa confidence.

— Merde... merde et merde! lâcha-t-il rageusement, en colère contre lui-même. Ils ont dû me mettre dans le sang une substance ayant le même effet que le penthotal. Ai-je

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réellement parlé ou suis-je abusé par ma mémoire? Personne ne peut me le dire. Et dans le doute, il est préférable que je prenne toutes les précautions.

La porte s'ouvrit. Il sursauta, s'attendant à voir surgir une escouade de policiers venant lui passer les menottes à la suite du mandat d'arrêt international lancé contre lui. Ce n'était qu'une infirmière...

Deux jours plus tard, ayant pris sa décision, il appela Emilia. Quand elle fut en ligne, il avoua :

— J'ai commis une très grande imprudence, mais il ne faut pas m'en vouloir. J'étais encore sous l'effet de l'anesthésie. Dans ces cas-là, on ne peut pas diriger son cerveau. Il agit tout seul. Sans retenue. Je crois bien que j'ai révélé ma véritable identité. Et ce qui est plus grave, mon adresse aussi.

— Ne t'inquiète pas. Les médecins sont liés par le secret professionnel. Ils sont là pour te soigner. Pas pour te dénoncer à la police. Ce n'est pas leur genre.

— Il y avait trop de monde dans la salle d'opération, autour de moi. Tous ont pu entendre. Pour se faire du fric, une infirmière

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peut très bien vendre le tuyau. Aux policiers ou à la presse. Si je fais les gros titres des jour- naux, les carabiniers auront vite fait de re- trouver ma maison.

« Maintenant, je ne pourrais plus vivre sans toi. La prison, je m'en fous à moitié. Mais il me serait intolérable d'être séparé de toi. Je vais partir pour la Bolivie. De là-bas, je te dirai où tu pourras me rejoindre. Nous devons nous mettre à l'abri. »

— Je pense sincèrement que cette nouvelle cavale n'est pas nécessaire, mais je t'aime trop pour ne pas respecter ta décision. Comme toujours, je ferai ce que tu voudras. Ce ne sera pas la première fois que je te suivrai au bout du monde !

Quelques jours plus tard, Albert Spaggiari quittait la clinique après que le chirurgien lui eut souhaité bonne chance. Sachant que les métastases se propageraient lentement, le pra- ticien dut se forcer pour tenir ces propos encourageants. Le cancer était bien trop important pour que la guérison puisse être espérée. Il dut se dire qu'il reverrait son patient, dans cinq ans au plus tard, et qu'alors, il ne pourrait plus grand-chose pour lui.

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Emilia était tellement émue et impression- née qu'elle ne parvenait plus à démarrer. Elle se calma en prenant une longue inspiration. Le moteur du camping-car se mit enfin à ronron- ner.

Elle fit un petit signe à un C.R.S. et elle accéléra.

Voulant arriver avant le lever du jour, elle roula plus vite tout en appréhendant le moment où elle devrait se séparer de son mari en l'abandonnant. C'était leur dernier voyage ensemble...

Les premières lueurs de l'aube rosissaient l'horizon quand elle stoppa devant la maison de sa belle-mère, située sur les hauteurs de Hyères, dans le quartier du Paradis. Par chance, elle put se garer juste en face. C'était une villa entourée de massifs de magnolias, de géraniums en fleur et de buissons de lauriers- roses. A l'intérieur, Juliette Clément avait veillé toute la nuit, priant Dieu de la laisser serrer dans ses bras son fils encore vivant.

Emilia s'assura que les grilles de la « Douny » étaient bien ouvertes. Les deux femmes transportèrent le hamac. Avec beau- coup de mal car il fallait gravir de nombreuses marches pour arriver sur le perron.

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Sans un mot, elles pénétrèrent à l'intérieur de la maison et déposèrent le corps sur un lit, puis elles se retirèrent presque en courant.

La mère resta un long moment avec son fils, comme prostrée. Elle lui parlait, observait son visage, retrouvait les traits de l'enfant. Puis elle se décida à appeler le médecin de famille, qui lui apprit que la mort remontait à une vingtaine d'heures. Mme Clément soupira :

— J'aurais tellement aimé l'entendre une dernière fois ! Comme il est amaigri ! Comme il a dû souffrir!

Après le départ du médecin, elle téléphona à maître Peyrat, l'ami et l'avocat de son fils, qui se chargea des formalités en prévenant le Par- quet puis la police judiciaire.

C'est Emilia qui raconta la fin de Spaggiari. Les policiers, eux, ne sont pas persuadés que cette version est la bonne. Ils croient que celui qui leur a toujours filé entre les doigts aura été ramené, certes à l'agonie, mais vivant, au domicile de sa mère. Les proches auraient fait un pieux mensonge. Et comme cela n'avait plus beaucoup d' importance, les policiers n'auraient pas cherché à en savoir davantage. Pourquoi tourmenter, accabler une pauvre femme qui venait de perdre son enfant?