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Une gauche sans boussole prière d’insérer Hoda Barakat Mont-Liban, mon roman Chronique magistrale d’un village maronite avant la guerre civile, «Le Royaume de cette terre» explore les origines de la violence Jean Birnbaum Catherine Simon D ’abord, à cause de la nei- ge, on pense à Bruegel l’Ancien, avec ses villa- geois qui dansent dans la campagne blanche. Ou à La Légende de Gösta Berling, de la romancière suédoi- se Selma Lagerlöf. Un conte d’hiver, oui : Le Royaume de cette terre, cinquiè- me roman traduit en français de l’écri- vain de langue arabe Hoda Barakat, en a l’allure classique, presque surannée. Sauf que nous sommes au Liban, dans les hautes montagnes des chrétiens maronites ; le récit démarre dans les années 1920, à l’époque du Mandat français, et s’achève au milieu des années 1970, à l’orée de la guerre civile. Un roman historique, alors ? Une parodie plutôt : les histoires ici racon- tées sont truffées d’erreurs, comme le sont les souvenirs d’enfance et les médisances de village. C’est l’un des coups de génie de ce livre protéiforme, plongée quasi ethnologique d’un écri- vain parmi les siens : tout y est véridi- que, rien n’est tout à fait vrai. On a beau croiser les ombres de Pétain et de Mussolini, celles du président Cha- moun ou du général de Gaulle, elles restent floues – simples repères chro- nologiques. Les seuls visages qu’on dis- tingue, nets et nus, en gros plan, sont ceux des villageois : les paysans, les moines et les nonnes (italiennes), l’ins- titutrice Najibé, le jeune Khalil qui « se soûle à l’arak » et « insulte la Vierge », Martha, qui rêve d’épouser un officier français, l’oncle Schéhadé, parti en Egypte retrouver une starlette, le cou- sin Hanna, un moins que rien, qui finit par se marier avec la fille d’un mar- chand d’armes… Les seules histoires qu’on entend, ce sont les leurs : minus- cules, monstrueuses, quelquefois lumineuses, mais le plus souvent dures et grises, comme les pierres du Mont-Liban. Pour les raconter, Selma et Tan- nous, fille et fils de Mouzawaq – mon- tagnard à la voix divine, dont la mort tragique sert de prologue au livre –, se relaient, déroulant le cours de leur vie et de celle du village comme on le fait de tapis anciens. Dans les guerres picrocholines qui opposent, avec une violence folle, tel village maronite à tel autre, se devinent, arrivant à grands pas, l’explosion générale qui va embra- ser le Liban au milieu des années 1970. « J’ai essayé de remonter la faille », résu- me Hoda Barakat, qui a elle-même quitté Beyrouth et les bombes, ses enfants sous le bras, en 1989. A Paris, elle habite un immeuble modeste de la rue… des Partants. « Mes personnages sont plus ancrés que moi », nous avait-elle confié, il y a onze ans (Le Monde du 21 septembre 2001), après que son troisième roman, Le Laboureur des eaux, lauréat du prix Naguib Mahfouz en 2000, avait été tra- duit en français (chez Actes Sud, com- me tous ses livres). Jusqu’alors, les romans de Hoda Barakat se foca- lisaient sur un individu ou sur des couples d’individus : Khalil, le jeune homosexuel de La Pierre du rire (1996), le duo déchiré des Illuminés (1999), Nicolas, l’ermite beyrouthin du Labou- reur des eaux (2001) ou Wadî, l’amou- reux (d’un autre homme) de Mon maî- tre, mon amour (2007). Dans Le Royaume de cette terre, il y a bien sûr le tandem fraternel de Sel- ma et Tannous. La première déploie toute son énergie pour conjurer le mauvais sort qui menace la famille ; le second, chanteur à la voix extraordi- naire, comme son père, est contraint de fuir le Liban, se réfugiant un moment à Alep, où il fera, auprès des Syriens, ces étranges étrangers, son apprentissage d’homme et d’artiste. Mais c’est le chaudron collectif du village qui est le personnage principal du roman, son moteur – et son fatum ; en l’occurrence, la communauté très fermée des chrétiens maronites, dont Hoda Barakat est issue. Elle en fait un portrait cruel et tendre à la fois, sans concession. « C’est du faux collectif : au lieu des maronites, on aurait pu mettre des Kurdes d’Irak ou des chiites du Liban sud – tous ces micro-mondes fonctionnent de la même manière », explique la romancière en nous rece- vant de nouveau dans son apparte- ment de Ménilmontant. « Ce livre est dans ma tête depuis longtemps, ajou- te-t-elle. Je savais qu’il me fallait vieillir pour pouvoir l’écrire, c’est-à-dire ac- quérir la bonne distance. » Née en 1952, cette amoureuse de Proust, de Musil et des poètes arabes des IX e et X e siècles a entendu, petite, sa mère « lire le Coran à la maison », dans leur village du Mont-Liban, prenant ainsi le contre-pied des préjugés anti- musulmans de l’époque. Mais la lan- gue arabe de Hoda Barakat n’est pas, précisément, celle – sacrée – du Coran : elle n’y reste pas enfermée. Réinventant l’arabe classique, dont elle joue en virtuose, la romancière a su l’enrichir des particularités locales, ajou- tant ici l’accent syriaque, gref- fant là des mots de « l’arabe des montagnes » libanaises, le mot « neige », par exemple, n’existant pas en arabe classique. Auteur de romans, mais aussi de piè- ces de théâtre, Hoda Barakat signe, avec Le Royaume de cette terre, l’un des textes les plus radicaux de son œuvre pionnière. p 8 aLittérature Francis Scott Fitzgerald dans « La Pléiade », Alejandro Zambra 10 aRencontre Eva Illouz, enquête d’amour 23 aDossier HISTOIRES DE LA GAUCHE Jacques Julliard, Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel, Alain Supiot S amedi 15 septembre, à la Fête de L’Humanité, quelques dizaines de militants étaient venus protester contre la présence de la journaliste Caroline Fourest à un débat intitulé « Comment faire face au FN ? ». Se présentant comme des militants antiracistes, ils s’étaient rassemblés en scandant : « Fourest, fasciste, dégage ! » Peu leur importait que leur cible se soit toujours réclamée, elle aussi, de la gauche antiraciste, et qu’elle ait souvent eu maille à partir avec le Front national : à leurs yeux, pas de doute, Fourest est « islamophobe » et « raciste ». Après un moment de pagaille, le débat a fini par être annulé. Dans les vidéos qui ont ensuite circulé sur Internet, une scène retient l’attention. On peut y observer un militant d’âge mûr lancer aux perturbateurs, micro en main : « C’est la première fois qu’ici on arrive à faire arrêter un débat. Ce n’est pas dans notre culture à nous ! » Quel était donc ce « nous » dont la culture se trouvait ainsi bousculée ? Dans la bouche de l’orateur, ce « nous » était d’abord celui des « Amis de L’Humanité » qui organisaient la table ronde. C’était aussi, plus largement, celui d’une gauche qui voit vaciller ses repères et son vocabulaire, mais qui pense encore savoir ce que le mot raciste signifie. De ce trouble politique et lexical, le philosophe Daniel Bensaïd (1946-2010), auquel est consacré un recueil d’hommage (Daniel Bensaïd, l’intempestif, sous la direction de François Sabado, La Découverte, 200 p., 17 ¤) fut l’un des témoins les plus affligés. « Le fond de l’air est bien plus opaque, la distinction entre amis et ennemis, bien plus obscure, écrivait-il en 2005. Il ne se passe pas une semaine qui n’ajoute son grain de confusion (…). Comme le laissaient déjà prévoir les polémiques autour du foulard islamique, les boussoles s’affolent. » C’est donc le moment qu’a choisi « Le Monde des livres » pour consacrer un dossier de deux pages à la cartographie de la gauche comme espace politique, comme tradition vécue. p 6 aLittérature Karen Russell, Patrick Roegiers Traduit de l’anglais par Gérard Meudal 736 pages, 24 Plon www.plon.fr © Syrie Moskowitz LE livre le plus attendu de Salman Rushdie: récit unique de la vie d’un écrivain condamné par une fatwa, de son combat contre la peur et le terrorisme religieux, et pour la liberté d’expression. 4 aHistoire d’un livre Quand la lumière décline, d’Eugen Ruge 7 aLe feuilleton Eric Chevillard prendrait presque Philippe Delerm pour son beau-frère 9 aPolar Quand Kurt Wallander était optimiste 5 aLittérature Patrick Modiano, Aleksandar Hemon Livre protéiforme, plongée quasi ethnologique d’un écrivain parmi les siens Le Royaume de cette terre (Malakoutou hadhihi l’ard), d’Hoda Barakat, traduit de l’arabe (Liban) par Antoine Jockey, Actes Sud, 350 p., 22,50 ¤. LEA CRESPI POUR « LE MONDE » Cahier du « Monde » N˚ 21054 daté vendredi 28 septembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.09.28

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Unegauchesansboussole

p r i è r e d ’ i n s é r e r

HodaBarakatMont-Liban,monromanChroniquemagistraled’unvillagemaroniteavant la guerrecivile,«LeRoyaumedecette terre»explore lesoriginesde laviolence

Jean Birnbaum

Catherine Simon

D’abord,àcausedelanei-ge, on pense à Bruegell’Ancien, avec ses villa-geois qui dansent dansla campagne blanche.Ou à La Légende de

GöstaBerling,delaromancièresuédoi-se Selma Lagerlöf. Un conte d’hiver,oui:LeRoyaumedecetteterre,cinquiè-meromantraduiten françaisde l’écri-vainde languearabeHodaBarakat, ena l’allure classique, presque surannée.Saufquenous sommesau Liban, dansles hautes montagnes des chrétiensmaronites ; le récit démarre dans lesannées 1920, à l’époque du Mandatfrançais, et s’achève au milieu desannées1970,à l’oréedelaguerrecivile.

Un roman historique, alors? Uneparodie plutôt: les histoires ici racon-tées sont truffées d’erreurs, comme lesont les souvenirs d’enfance et lesmédisances de village. C’est l’un descoupsdegéniedece livreprotéiforme,plongéequasi ethnologiqued’unécri-vain parmi les siens: tout y est véridi-que, rien n’est tout à fait vrai. On abeaucroiser lesombresdePétainetdeMussolini, celles du président Cha-moun ou du général de Gaulle, ellesrestent floues – simples repères chro-nologiques.Lesseulsvisagesqu’ondis-tingue, nets et nus, en gros plan, sontceux des villageois : les paysans, lesmoineset lesnonnes(italiennes), l’ins-titutriceNajibé, le jeuneKhalil qui«sesoûle à l’arak» et « insulte la Vierge»,Martha, qui rêve d’épouserunofficierfrançais, l’oncle Schéhadé, parti enEgypte retrouver une starlette, le cou-sinHanna,unmoinsquerien,qui finitpar se marier avec la fille d’un mar-chand d’armes… Les seules histoiresqu’onentend,cesont les leurs:minus-cules, monstrueuses, quelquefoislumineuses, mais le plus souvent

dures et grises, comme les pierres duMont-Liban.

Pour les raconter, Selma et Tan-nous, fille et fils deMouzawaq –mon-tagnard à la voix divine, dont la morttragique sert de prologue au livre –, serelaient, déroulant le cours de leur vieet de celle du village comme on le faitde tapis anciens. Dans les guerrespicrocholines qui opposent, avec uneviolencefolle, telvillagemaroniteàtelautre, se devinent, arrivant à grandspas, l’explosiongénéralequivaembra-ser le Libanaumilieudesannées 1970.«J’aiessayéderemonterlafaille»,résu-me Hoda Barakat, qui a elle-mêmequitté Beyrouth et les bombes, sesenfants sous le bras, en 1989.

A Paris, elle habite un immeublemodestede la rue…desPartants.«Mespersonnages sont plus ancrés quemoi»,nousavait-elleconfié, il yaonzeans (Le Monde du 21septembre 2001),après que son troisième roman, LeLaboureur des eaux, lauréat du prixNaguibMahfouzen2000,avaitététra-duit en français (chez Actes Sud, com-me tous ses livres). Jusqu’alors, lesromans de Hoda Barakat se foca-lisaient sur un individu ou sur descouples d’individus: Khalil, le jeunehomosexueldeLaPierredurire (1996),

le duo déchiré des Illuminés (1999),Nicolas, l’ermitebeyrouthinduLabou-reur des eaux (2001) ouWadî, l’amou-reux(d’unautrehomme)deMonmaî-tre,monamour (2007).

Dans Le Royaume de cette terre, il ya bien sûr le tandem fraternel de Sel-ma et Tannous. La première déploietoute son énergie pour conjurer lemauvaissortquimenace la famille; lesecond, chanteur à la voix extraordi-naire, comme son père, est contraint

de fuir le Liban, se réfugiant unmoment à Alep, où il fera, auprès desSyriens, ces étranges étrangers, sonapprentissaged’hommeet d’artiste.

Mais c’est le chaudron collectif duvillagequi est le personnageprincipalduroman, sonmoteur– et son fatum;en l’occurrence, la communauté trèsfermée des chrétiensmaronites, dontHoda Barakat est issue. Elle en fait unportrait cruel et tendre à la fois, sansconcession.«C’estdufauxcollectif : aulieudesmaronites,onauraitpumettredes Kurdes d’Irak ou des chiites duLiban sud – tous ces micro-mondesfonctionnent de la même manière»,explique la romancière en nous rece-vant de nouveau dans son apparte-ment de Ménilmontant. «Ce livre estdans ma tête depuis longtemps, ajou-te-t-elle. Je savaisqu’ilmefallaitvieillirpour pouvoir l’écrire, c’est-à-dire ac-quérir la bonnedistance.»

Née en 1952, cette amoureuse deProust, de Musil et des poètes arabesdesIXeetXesièclesaentendu,petite,samère« lire le Coranà lamaison»,dansleur village du Mont-Liban, prenantainsi le contre-pied des préjugés anti-musulmans de l’époque. Mais la lan-gue arabe de Hoda Barakat n’est pas,précisément,celle– sacrée–duCoran:

elle n’y reste pas enfermée.Réinventantl’arabeclassique,dont elle joue en virtuose, laromancière a su l’enrichir desparticularités locales, ajou-tant ici l’accentsyriaque,gref-fant là des mots de « l’arabedesmontagnes» libanaises, lemot «neige», par exemple,

n’existant pas en arabe classique.Auteur de romans, mais aussi de piè-ces de théâtre, Hoda Barakat signe,avec Le Royaume de cette terre, l’undes textes les plus radicaux de sonœuvrepionnière.p

8aLittératureFrancis ScottFitzgerald dans«La Pléiade»,AlejandroZambra

10aRencontreEva Illouz,enquêted’amour

2 3aDossierHISTOIRESDE LA GAUCHEJacques Julliard,Denis Pelletier,Jean-LouisSchlegel, AlainSupiot

S amedi 15septembre, à la Fête de L’Humanité,quelques dizaines demilitants étaient venusprotester contre la présence de la journaliste

Caroline Fourest à undébat intitulé «Comment faireface au FN?». Se présentant commedesmilitantsantiracistes, ils s’étaient rassemblés en scandant:«Fourest, fasciste, dégage!» Peu leur importait que leurcible se soit toujours réclamée, elle aussi, de la gaucheantiraciste, et qu’elle ait souvent eumaille à partir avecle Front national : à leurs yeux, pas de doute, Fourest est«islamophobe» et «raciste». Après unmoment depagaille, le débat a fini par être annulé.

Dans les vidéos qui ont ensuite circulé sur Internet,une scène retient l’attention. Onpeut y observer unmilitant d’âgemûr lancer auxperturbateurs,micro enmain: «C’est la première fois qu’ici on arrive à fairearrêter un débat. Ce n’est pas dans notre culture à nous!»Quel était donc ce «nous» dont la culture se trouvaitainsi bousculée?Dans la bouchede l’orateur, ce «nous»était d’abord celui des «Amis de L’Humanité» quiorganisaient la table ronde. C’était aussi, plus largement,celui d’une gauche qui voit vaciller ses repères et sonvocabulaire,mais qui pense encore savoir ce que lemotraciste signifie.

De ce troublepolitique et lexical, le philosopheDanielBensaïd (1946-2010), auquel est consacréun recueild’hommage (Daniel Bensaïd, l’intempestif, sous ladirectionde François Sabado, LaDécouverte, 200p., 17¤)fut l’undes témoins les plus affligés.«Le fondde l’air estbienplus opaque, la distinction entre amis et ennemis,bienplus obscure, écrivait-il en 2005. Il ne se passe pasunesemainequi n’ajoute songrain de confusion (…). Commele laissaient déjàprévoir les polémiquesautour du foulardislamique, les boussoles s’affolent.»C’est donc lemomentqu’a choisi «LeMondedes livres»pour consacrerundossier dedeuxpages à la cartographie de la gauchecommeespacepolitique, comme traditionvécue.p

6aLittératureKaren Russell,Patrick Roegiers

Traduit de l’anglaispar Gérard Meudal

736 pages, 24 €

Plonwww.plon.fr

© Syrie Moskowitz

LE livre le plus attendu de Salman Rushdie:récit unique de la vie d’un écrivain condamnépar une fatwa, de son combat contre la peuret le terrorisme religieux, et pour la libertéd’expression.

4aHistoired’un livreQuand lalumière décline,d’Eugen Ruge

7aLe feuilletonEric ChevillardprendraitpresquePhilippe Delermpour sonbeau-frère

9aPolarQuand KurtWallanderétait optimiste

5aLittératurePatrickModiano,AleksandarHemon

Livre protéiforme,plongée quasiethnologique d’unécrivain parmi les siens

LeRoyaumede cette terre(Malakoutouhadhihi l’ard),d’HodaBarakat,traduitde l’arabe(Liban)parAntoineJockey,ActesSud,350p.,22,50¤.

LEA CRESPI POUR «LE MONDE»

Cahier du «Monde »N˚ 21054 datévendredi 28 septembre 2012 - Nepeut être vendu séparément

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Yannick Grannec La Déesse des petites victoires

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Photo©BrunoCharoy

« La Déesse Des petites victoiresest précisément ce que l’onappelle un roman épatant. »pierre assouline,La république des livres

Hommede l’ombreEn1956,pourGeorgesAlbertini,hommedegaucheà la têted’uneofficineanticommuniste, il paraîtopportund’aider financièrementlacampagnelégislativedeFrançoisMitterrand.Caravantdedevenirgaullisteaudébutdesannées1960,Albertinitente longtempsd’in-fluencersesancienscamarades.Jeunecadreprometteurde laSFIO,néen1911, ilbasculaen1940et jouaunrôleconsidérablesousl’Occu-pation,assumant les fonctionsdenumérodeuxdupartique fondaunautresocialiste,MarcelDéat,sur labased’unecollaborationactiveavec lesnazis.Ceux-cin’étaient-ilspasparvenusàsou-mettre les forcesde l’économieetàéloigner lepéril communiste?N’étaient-ilspas,departetd’autreduRhin, frèresensocialisme?GeorgesAlbertiniavaitnourriavant-guerreunantilibéralismeetunantiparlementarismevirulents,marquésparunfortpacifisme.L’allianceavec l’Allemagneétaitàsesyeuxunechanceque laFrancenedevaitpasmanquer.Desposi-tionsqui, après laLibérationetunprocèsauverdict trèsclément,neluivaudrontpourtantpas l’ostra-cismede laclassepolitique.En1983, c’estunhommedel’ombremais influent, intégrédansdesréseauxdedroiteetdegauche,quis’éteint.Cetteétonnantetrajectoireenapprendbeaucoupsur lesarca-nesde lapolitiquefrançaise. p J.Cl.aGeorges Albertini, socialiste,collaborateur, gaulliste, de PierreRigoulot, Perrin, 410p., 24,50 ¤.

CompagnondedérouteSi l’on évoqueet critique souvent l’anticommunismedes années 1970 – aupoint d’accorderaux «Nou-veauxphilosophes»un rôle historiquedémesuré –,les recherches sérieusesproduites à gauche sur lescauses internesde l’effondrementduParti commu-niste français sontmoins fréquentes. C’est undesméritesdu sociologue Jean Lojkine, encoreprocheduPCF, quede revenirminutieusement sur l’histoiredeceparti qui, dans sa phase d’ouverturedes années1960, voulait inventerun «socialismeaux couleursde la France». On trouvera denombreuxélémentssur les idéesdes économistesduPCF – Pierre Boccaraet PhilippeHerzog–, sur la vision communistedesnationalisations, ou encore sur l’intégrationduthèmede l’autogestion. La thèsede Lojkine est sim-ple: le PCFn’est pas parvenuà sortir de la «matriceléniniste». S’il abandonneofficiellement, en 1976, la«dictature duprolétariat», il ne renoncerapas auprincipedu «parti-guide avant-garde révolution-naire», et persisteradans sonautoritarisme. Partisand’une refondationdémocratiquedu communisme,indispensable face à la « logiquede la rentabilitécapitaliste», le sociologue souligneque la révolutioninformationnelle, avec ses ambivalences, change ladonne: les échecs et les promesses de la révolte inter-nationaledes «indignés», qui a eupourvéhiculeInternet, obligent à repenser le rapport entre lespartispolitiques, les syndicats et les citoyens.p S.Au.aUne autre façon de faire de la politique,de Jean Lojkine, Le Temps des cerises, 236p., 18 ¤.

Avec Les Gauches françaises,un impressionnant opuscomplété par une antholo-gie (La Gauche par les textes,avec Grégoire Franconie,Flammarion,458p.,22¤), Jac-

ques Julliard s’impose un défi personnelautant que critique. Lui qui, à l’instar detouteunegénérationd’hommesetdefem-mesdelagaucheintellectuelle,avécuplu-sieurs vies, passant du syndicalisme(CFDT) à l’engagement pour la Bosnie, dujournalisme (Esprit, Le Nouvel Observa-teur etMarianne) à l’engagement dans ladeuxièmegauche, de l’édition (au Seuil) àla publicationd’unequinzained’essais deréflexion politique, renoue ici avec sadimensiond’historien.

Sa carrière de chercheur a débuté parune thèse sur les originesdu syndicalismerévolutionnaire, elle s’est poursuivie àl’universitédeVincennespuisà l’Ecoledeshautes études en sciences sociales et dansdes revues scientifiques (Le Mouvementsocial,Milneuf cent). Bienqu’ayant inspiréoudirigédestravauxderecherche,JacquesJulliardn’avaitpasproduitdegrandessom-mesdepuissathèse; ledéfiquereprésentecet ouvrage était donc élevé. Peu importeaufinalquelerésultatsoitfoisonnant,par-fois redondant, qu’il minore des avancéeshistoriographiques comme l’Histoire desgauches (La Découverte, 2004, 2005), ounéglige femmes et étrangers dans le choixde ses brillants portraits croisés (Robes-pierre-Danton, Mendès-Mitterrand). CarJulliardaécrit le livrequ’il sedevait etqu’ildevait à ses contemporains. Comme toutgrand ouvrage, Les Gauches françaisesdépasse son sujet, s’interrogesur sa raisond’être, force les évidences. Il s’approchedel’énigmedelapolitique,objetdupirecom-me dumeilleur, lieu du despotismemaisaussi de la liberté à laquelle, définitive-ment, Julliardveut arrimer la gauche.

Troisapprochesstructurentcettetenta-tive d’analyse des gauches françaises : lalongue durée, le système culturel, l’expé-rience du pouvoir. Inscrivant les gauchesfrançaises dans l’histoire contemporaine,Jacques Julliardendécouvre l’originedansl’idée de progrès, née au milieu duXVIIIesiècle sous l’influence de Diderot,Rousseau et Condorcet, et bientôt relayéeparlaRévolutionfrançaise:«Elles’apprêteàdevenirlecœurdelanouvellereligioncivi-quequeprêchera laRépubliqueet lapoutre

maîtresse de l’édifice philosophique de lagauche.» A ce «moment philosophique»où se lit, selon l’historien, la pensée politi-que de la gauche jusqu’à une périoderécente, succède le «moment fondateur»de la Révolution française, origine de lapolitiquemoderneetdeladistinctiongau-che-droite, commel’amontréMarcelGau-chet.PourJulliard,l’expériencerévolution-naire,quifondel’égalitépolitique,lasouve-raineté populaire et le règne de la loi, irri-gue « l’imaginaire politique français»durant tout le XIXe et le XXesiècle, et parti-culièrement celui de la gauche confrontéeà l’interprétationde l’événement.

Si la fragmentation idéologique de lagaucheest bienconnuedeshistoriens, Jul-liard innove doublement en l’examinantau regard des pratiques de liberté et en la

validantpar l’historiographie: les récitsdela Révolutiondéfinissentune gauche libé-rale qui rejette «93» et la Terreur auprofitde«89»etdesdroits;unegauchejacobinecentrée sur l’Etat et sa puissance renouve-lée par la Révolutionet l’Empire; une gau-che collectiviste qui appelle au dépasse-ment de la Révolution et de la Républiquedans le socialisme; une gauche libertaire,enfin,défendant, contre lepouvoirdeséli-tes, les rôles des classes populaires dans larecherchede l’égalité.

LaRévolution,c’estdoncàlafois lanais-sance de la gauche et le germe de ses divi-sions ultérieures autour de clivages tou-joursopératoires:républiqueoudémocra-tie, centralité étatique ou décentralisa-tion, république libérale ou républiquesociale, éducation et instruction, gallica-

nisme ou séparation d’avec les Eglises.Confrontée à ses divisions, la gauche aexalté le combat commun contre l’autrecampet les doctrines de l’unité nationale.D’où sa préférence pour la républiqueidentifiéeà ceprojetd’unité, à l’inversedela démocratie où persiste l’idéal du plura-lismeet de la diversitédes opinions.

L’âge des partisAprès le «moment libéral », l’expé-

rience de la monarchie censitaire et sonéchec, vient le «moment républicain» où,entre1848 et 1898, coïncident, selon Jul-liard, gauche et république. A partir de1871,celle-cineserapasseulementlecadreinstitutionnel du pays,mais «la bannièreet le programmede la gauche» forgés parles plus modérés, dont Léon Gambetta et

Jules Ferry. Le «moment radical» est alorscelui d’une républicanisation du pays etde la société, dans une lutte ouvertecontre le catholicisme. En sort une allian-cedesgauches,quereflètentlesgouverne-ments dudébutduXXesiècle, la «Défenserépublicaine»puis le «Blocdesgauches».La «participation» est cependant le ter-reaude ladivisiondessocialistes, définiti-ve après le congrès de Tours, en 1920. Le«grandschisme»vaalorsrestructurerpro-fondément toute la gauche française et lafaire entrer dans l’âge des partis.

Ces partis modernes ne peuvent, dureste, épuiser le «système culturel» de lagauche française constitué par les quatrefamilles que Julliard rapproche de lafameuseclassificationdesdroitesparl’his-torien René Rémond. Il propose ainsi unessai de structuration de tout le champpolitique articulé sur « le jeu des grandsacteurs collectifs : l’individu, la société,l’Etat». L’intérêt de cette tentative est demettre en lumière des agrégats que for-ment les points de contact entre desfamilles de gauche et de droite: «collecti-visme,traditionalisme,fascisme»,«jacobi-nisme, bonapartisme», « libéralisme degauche, orléanisme, libertarisme, démo-cratie chrétienne». Ce dernier ensemblel’intéresse particulièrement puisqu’ilramène la gauche vers les libertés, l’éthi-quemorale et la critiquede l’Etat.

Car il n’est plus possible aujourd’hui,pour penser la gauche, de se satisfaire duclivageavec ladroiteoudel’appartenancepartitaire. Donner un avenir à cette gau-chedes libertés que Julliard appelle de sesvœux,c’estouvrirtoujoursdavantagel’ac-cès des individus à la politique. Revenueaux affaires, la gauche institutionnellesera jugée enconséquence sur«sa capaci-téàaccueillir,àanimer,parfoisàcanaliser,souventàexalter lesnouvelles formesde lapolitisation civique». Ce rapprochementde lapolitiqueetde la société, Julliard, parses livres d’idées, de textes et d’histoire, ycontribuede bellemanière.p

AlorsquelePartisocialisteestderetouraupouvoir, l’histoiredesmouvementsprogressistesenFrancefait l’objetdeplusieursessais.AupremierrangdesquelsunesommesignéeJacquesJulliard

Cartographier lagauche

Dossier

Les Gauches françaises. 1762-2012 :histoire, politique et imaginaire,de Jacques Julliard,Flammarion,944p., 25 ¤.

Vincent Duclerthistorien

Le Front populaire, mai1936. De g. à dr. et de haut en bas :Maurice Thorez(PCF), LéonBlum (SFIO), Joseph Paul-Boncour (Union socialiste républicaine),

EdouardDaladier (Parti radical socialiste). Suivent Pierre-Etienne Flandin(Alliance démocratique) et LouisMarin (Union démocratique républicaine),

pour l’opposition. Extrait dumagazine «Miroir dumonde».GUSMAN/LEEMAGE

2 0123Vendredi 28 septembre 2012

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SurleterraindeschrétiensdegaucheUnbeautravailcollectifsurcescroyantspourlesquelslafoisetraduitparl’engagementsocial

Serge Audier

Le 22mars 1968 ne fut passeulement le jour où desétudiants de Nanterredéclenchèrent la rébellion

de Mai 68 : il fut aussi celui où ledominicain Jean Cardonnel, prê-chant le carême devant une fouleréunie à la Mutualité, en appela àun mouvement collectif pour«paralyser, frapper de mort lesmécanismes d’une société injuste,dominée par l’argent et la puis-sance». Bien que singulier, le par-cours de ce «prêtre rouge», mili-tant de la «théologie de la libéra-tion», est riche d’enseignementspour comprendre ce courantmul-tiforme et minoritaire des chré-tiens engagés à gauche, qui a jouéun rôle essentiel,maismal connu,dans l’histoire de France.

«Chrétiens de gauche», et nonpas uniquement «cathos de gau-che» : le beau travail collectif quepublient Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel dresse un tableaud’autantpluscomplexequ’il traiteà la fois des protestants et descatholiques. Tandis que les pre-miers avaient été à l’avant-gardedes combats de la gauche républi-caine et laïque, les seconds eurentàinventeruncheminbienplusdif-ficile. On touche là, selon lesauteurs, une spécificité française:les luttes entre l’Eglise conserva-triceet lesrépublicainslaïquesontrestreint l’espace politique deschrétiens sociaux et de gauche.Aussi, nombre d’entre eux ont-ilsprivilégié une approche sociale etexpérimentale : «Ce qu’ils vontconstruire, c’est une gauche de ter-rain,mobilisée tant dans le champ

politique que dans ceux de l’actionsociale, du syndicalisme, des loisirset de la culture.»

Il faut remonter au XIXe sièclepour trouver les premières mani-festations d’une gauche chré-tienne, que ce soit dans certainesformesdechristianismelibéraloude socialisme chrétien. Il y eutmême, à la fin du siècle, un«dreyfusisme catholique», ultra-minoritaire, porté par Paul Violetet le Comité catholique pour ladéfense du droit, alors même quetant de catholiques soutenaientl’armée contre les intellectuelsdéfendant l’innocencedeDreyfus.LemêmeViolet avait promu, avecl’économiste protestant CharlesGide– l’undespèresdel’économiesociale et solidaire –, le Comité deprotectionetdedéfensedesindigè-

nes, au temps du colonialismetriomphant.

Certains chrétiens de gauchefurent aussi de grands résistants,mais ils eurent du mal à trouverleur place après 1945, entre lesdémocrates-chrétiens du MRP, leParti communiste et la SFIO. Lelivre reconstitue pédagogique-ment les moments-clés de cettehistoire: les effets du concile Vati-can II (1962-1965), la déconfession-nalisation de la Confédérationfrançaise des travailleurs chré-tiens (CFTC), le rôle des chrétiensduParti socialisteunifié (PSU), etc.Il dresse aussi le portrait de cer-tainsacteurspolitiquesouintellec-tuels – André Mandouze, AndréPhilip, Ivan Illich ou encore Jac-

ques Delors – et fait revivre descombats commeceuxpour l’auto-gestion ou ceux, moins visibles,des féministes chrétiennes, ouencore des mouvements de dé-fensedes immigrés.

Au-delà de ses riches informa-tions, l’intérêt de ce travail tient àson projet de saisir le sens de cette«autre gauche», évidemment di-verse. C’est peut-être l’affaireDreyfus, décidément, qui peut ser-vir de référence. Après le «dreyfu-sisme catholique», un autre événe-mentcapital sera la contestationdela politique coloniale pendant laguerre d’Algérie, notamment sousle gouvernementdu socialisteGuyMollet. Avec la dérive qui discrédi-tera la SFIO émerge une forme de«dreyfusismechrétien» :desfigurescomme Claude Bourdet – ancien

résistantdéporté,devenusocialiste antistalinien –dénoncent très tôt larépression et la torture,relayéspar d’autres, tel lejeune socialiste MichelRocard.Unespritderésis-tanceà la«raisond’Etat»,aunomde la justiceet de

lamorale, ressurgitalors.Là s’exprime sans doute cette

« inquiétude évangélique» évo-quéedans la conclusion: des chré-tiens de gauche, s’engageant enconscience, ont contribué à bous-culer certaines compromissionsavec le «réel». Aujourd’hui, parmiles altermondialistesou les défen-seurs des droits de l’homme, leurcombat se poursuit, plus discrète-ment,mais sûrement.p

©Pe

terDrubin

roman

« Superbe. »Didier Jacob, Le Nouvel Observateur

Propos recueillis par Julie Clarini

ProfesseurauCollègede France, spé-cialistedudroit, Alain Supiotdirigeà Nantes l’Institut d’études avan-cées. Il a préfacé, chez Fayard, dans

lanouvelle collectionqu’il dirige, «Poids etmesuresdumonde», LaCitédutravail (tra-duit de l’italien par Jérôme Nicolas, 448p.,25¤),ouvrageparuenItalieen1997,uneana-lysecritiquedurapportquelagaucheentre-tientavecletravail.Sonauteur,BrunoTren-tin, mort en 2007, a commencé très jeunedans l’engagementpolitique,d’abord com-me résistant en France, où sa famille avaitfui le fascisme, puis dans le mouvementsyndicalitalien.AlatêtedelaCGIL(Confédé-rationgénéraleitaliennedutravail)de1988à 1994, il a occupéun siègede député euro-péende1999à2004.Selonsesanalyses,l’in-capacité de la gauche à proposer une alter-nativeà l’ultralibéralismes’expliquepar sasoumission historique auxmodes de pen-séeissusdutaylorismeetdesformesd’orga-nisationscientifiquedutravail.

PourBruno Trentin, le tort historiquede la gauche est d’avoir fait sien lemodèle tayloriste. Pourquoi?

Leretourqu’ilopère sur lapériodede laseconde révolution industrielle au débutdu XXe siècle, l’époque du machinisme,permet de montrer comment ont étéenfouis les débats sur la position à adop-ter face aux nouvelles formes d’organisa-tiondutravail, cequ’onappelle le «mana-gement scientifique». La critique de l’in-humanité de ces modes d’organisationparcourtpourtanttouslesmilieux,artisti-ques autant qu’intellectuels, politiques etsyndicaux: c’est l’époque de Metropolis,de Fritz Lang, et des Temps modernes, deCharlie Chaplin. Mais ce managementscientifique a été perçu par unemajoritéde la gauchecommela rançonduprogrès.Il y a sur ce point une communauté devues entre communisme et capitalismepourconsidérerque laquestiondu travailrelève de la technique et pas de la politi-que.EttoutcommeLénine, lemarxisteita-lien Gramsci (1891-1937) considère quel’usine est un modèle d’organisation quidoit être étenduà la société tout entière.

Seuls quelques esprits lucides ont vuquelecœurduproblèmeétaitlaréificationdeshommesimpliquéeparcetteorganisa-tion et qu’il ne suffisait donc pas de luttercontre l’exploitation économique des tra-vailleurs. Ce fut le cas, par exemple, de laphilosophe Simone Weil (1909-1943),jeune intellectuelle qui s’engage en usineavec l’idée que c’est dans l’expériencemêmedu travail ouvrier qu’elle pourra encomprendre la nature. Mais, de manièregénérale,touteslesvoixquiexploraientunautre rapport au travail ont étéminoritai-resàgaucheet vaincueshistoriquement.

Peut-ondire que «La Cité du travail»est une relecture de l’histoire des gau-

ches nonpas à la lumière de l’opposi-tion traditionnelle entre révolution etréforme,mais à travers le regard portésur le travail?

En effet, ce qui a été commun au réfor-mismeetaucommunisme,c’est la croyan-ceenune«organisationscientifique»delaproduction, qui réduisait la vie de travailduplus grandnombreàune successiondetâches déshumanisantes. Dès lors, leconflit social – ou la réforme – a eu pourseul objectif de compenser, en temps et enargent,cetteviealiénée:parlaréductiondeladuréedutempsdetravailoul’augmenta-tiondusalaire…Cetteréductiondupérimè-tre de la justice sociale à la seule questiondes compensations réduit l’horizon dudroit du travail àun échangedequantités:dusalaired’uncôté, du temps subordonnédel’autre.Mais le travail lui-même,danssadimensionqualitative, est évacué. Celadit,les choses changent avec le nouvel imagi-nairecybernétiqueet les risquespsychoso-ciaux. Le droit commence à s’intéresser àl’organisationdu travail en ce qu’elle peutmettre en danger la santémentale. Autre-fois, seules les machines pouvaient êtreconsidérées comme pathogènes. Aujour-d’hui, l’institutionpeut ledevenir.

Y a-t-il chez Trentin unhéritagedu catholicisme social?

Il y a plutôt chez lui une interrogationsur cethéritage.Trentin sedemandecom-mentunintellectuelcommeGramsciapuabdiquer devant la déshumanisationimpliquéepar le scientificmanagement. Ily voit un reste de catholicisme: le travailcomme punition et comme ascèse. Dansla soumissionau taylorisme,on retrouve-rait la croyance en l’existence de loisimmanentes qui condamnent le travail àêtre une pure négativité. Or, ce quemon-trent Simone Weil et, dans son sillage,BrunoTrentin,c’estl’ambivalenceirréduc-tible du travail, ni pure négativité ni purepositivité.

Quel est le défi que Trentinassigne à la gauche?

Certainement de réinvestir politique-ment la question du travail, et cela à tousses niveaux d’organisation: celui de l’en-treprise,mais aussi celui desnations et del’organisation internationale du com-merce. Certains discours de Lénine évo-quentlestempstrèsheureuxoù,surlestri-bunes,onneverraplusdeshommespoliti-ques mais des agronomes et des ingé-nieurs… Nous sommes plus précisémentarrivés dans les temps « très heureux»d’unmagistèretenuparles«techniciens»de l’économie et de la finance oudu «newpublic management». C’est ainsi, parexemple, que le traité pour la «gouver-nance» européenne institue «un méca-nisme de correction [des déséquilibresbudgétaires] déclenché automatique-ment». On est en plein dans le rêve d’unesociétéqui pourrait êtremise surpilotageautomatique.Trentinappelait la gaucheàreprendre une distance critique vis-à-visdu «management scientifique» de lasociétéetàréinvestir laquestiondel’orga-nisation du travail comme une questionéminemment politique. Sa critique de lagauche dite «d’accompagnement» estsévère,maisnecèdejamaisà larhétoriquerévolutionnaire. Elle invite à penser lasociétépostindustriellequi est la nôtre.p

Un esprit de résistanceà la « raison d’Etat »,au nomde la justice etde lamorale

AlainSupiot:«Réinvestirlaquestiondutravail»Leprofesseurdedroitpréfaceunouvragedel’intellectueletsyndicaliste italienBrunoTrentin,disparuen2007

Dossier

Alagauchedu Christ.Les chrétiens de gauche enFrancede 1945 ànos jours,sous la directiondeDenis Pelletieret Jean-Louis Schlegel,Seuil, 614p., 27 ¤.

EtaussiHenriKrasucki,1924-2003,deChristianLangeois,Le ChercheMidi,372p., 19 ¤

La Findu secret.Histoiredesarchivesdu Particommunistefrançais,de FrédérickGenevée, Ed. del'Atelier, 172p., 23 ¤.

L’Unionsansunité.Leprogrammecommunde lagauche, 1963-1978,sous la directiondeDanielleTartakowski etAlainBergounioux,PressesuniversitairesdeRennes, 308p., 19 ¤.

LesGaucheseuropéennesauXXesiècle,de FabienConord,ArmandColin,«UHistoire»,272p., 26,90¤.

Manifestationd’enseignants,

Paris, août 2011.VIRGINIA CASTRO/CIRIC

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Ecrire l’Allemagnedel’Est«Quandlalumièredécline»revientsur laRDAetsafin.Unthèmeobsédantoutre-Rhin–et,surtout,autobiographiquepourEugenRuge,sonauteur

Nils C.Ahl

Il ne faut pas mépriser lesidées de roman, qui passentparfois en rangs serrés ets’évanouissent comme sielles n’avaient jamais exis-té. Il fautennotercertaines:

on ne sait jamais, cela peut servir.Pour preuve, à la fin des années1990, un dramaturge allemandd’une quarantaine d’années, dontl’idée du moment ne tient pas enuneseulepièce,penseàunroman.Mais EugenRugen’est pas roman-cier.Mathématicien, il est venuauthéâtre sur le tard – le roman, il secontente encore d’y réfléchir. Plusd’unedécennie s’écouleraavant lasortieallemandeen2011deQuandla lumière décline. Phénomène delibrairie, encensé par la critique etrécompensé par plusieurs prix,dont le très prestigieuxDeutscherBuchpreis, son texte tombe juste,aumoins autant qu’il sonne juste.Qu’on le croise à Berlin ou à Paris,en 2011 ou en 2012, Eugen Ruge acependant toujours l’air un peusurpris. Ou rêveur. Comme s’il nevoulait pas trop y croire. Commes’il voulait rester discret. Les350000exemplaires vendus deson livre sont pourtant difficiles àcacher.

Roman familial, Quand la lu-mière décline est aussi un romandesontemps,à touspointsdevue.

Sur trois générations, la familleUmnitzerditune certainehistoireallemande, qui passemêmepar leMexique et la Sibérie, et dont l’an-née 1989 constitue l’aboutisse-ment et le renversement. Intellec-tuels et militants communistes(avec plus ou moins de ferveur),les Umnitzer vivent le déclin de laRépublique démocratique d’Alle-magne. La lumière de l’utopie fai-blit et disparaît. «D’une généra-tion à l’autre, développe EugenRuge, c’est comme si ils y croyaientde moins en moins, sans pourautant anticiper l’effondrementdes idéaux communistes.» Alorsque le grand-père métallo est unmembre émérite du Parti, son

petit-fils passe à l’Ouest en 1989,quelques jours avant la chute duMur. Né en Russie en 1954, poussépar un père historien vers lesmathématiques («C’est une chosesur laquelle l’idéologie n’a pas deprise»), EugenRugeressemblejus-

tement beaucoup àSacha, le petit-filsUmnitzer. Jusqu’à cecancerqu’ondiagnos-tique au personnagedans les premièrespages, et qui lepousse à partir seulauMexique, en 2001,

sur les traces de ses grands-parentspaternels.

« Il y a deux choses qui m’ontdécidé à écrire ce roman, confieEugen Ruge. Lamort demon père,il y a quelques années, qui a sou-dain rendu les choses plus facilespour moi, et puis cette maladiequ’on m’a diagnostiquée. Du jourau lendemain, le temps m’a étécompté. Heureusement, les méde-cins avaient tort. Mais j’avais com-mencéà écrire.»

Depuis sonpassage à l’Ouest en1988, il s’est tourné vers la littéra-ture – il travaille pour le théâtre etla radio. Le communisme alle-mand s’est déjà invité dans sonœuvre, mais en se focalisant

«d’abordsurlagénérationdesmili-tantsd’avant1949,celledesgrands-parents, celle qui a cru à l’idéolo-gie».A cemoment-là, Eugen Rugea pour la première fois l’intuitiondeQuandlalumièredécline. C’estàcette époque aussi qu’il imaginepourunepièceunestructurerépé-titive qui préfigure celle duroman:«Au senspropre, cela tour-nait déjà autour de la date d’anni-versaire dugrand-père en 1989.»

Cette construction circulaireréfute d’ailleurs la seule critiquevalable qu’on lui ait opposée en

Allemagne concernant le classi-cisme de son roman. Les diffé-rents épisodes de la chroniquefamiliale sont éclatés enplusieursendroits du texte et réorganisés.Le lecteur repasse plusieurs foispar les mêmes dates, assiste par-fois aux mêmes scènes. La narra-tion s’enroule et se déroule demanière subtile et fluide. « Il y aune différence entre écrire simple-ment et écrire de manière lisible,sourit l’écrivain allemand. Je vou-lais écrire un livre lisible, mais jen’ai jamais essayé de le rendre fa-cile.» Ce montage très pensé, trèsprécis, au cœur de la mécaniqueromanesque, vient contredireautant qu’équilibrer la part auto-biographique de l’ouvrage. Aentendre Eugen Ruge, un maté-riau biographique n’est d’ailleurspas trèsdifférent d’unautre: il n’ade sens que celui qu’on lui donne.«J’ai même rajouté une forme desuspens», fait-il remarquer.

Pour le premier jet de sonmanuscrit, Eugen Ruge reçoit en2009 le prix Alfred Döblin desmainsdeGünterGrass. Il s’interditde lire La Tour, d’Uwe Tellkamp(Grasset, 2012), paru à l’automneprécédent.Déjà un récit de familleen RDA, récompensé par le Deuts-cher Buchpreis, trois ans avantQuandlalumièredécline : la littéra-ture allemande regarde décidé-ment à l’Est. Les deux romansn’ont certes que très peu en com-mun(nilespersonnages,nilachro-nologie,ni la composition,ni l’am-bition), mais ils insistent tous lesdeux sur un aspect de l’identitéallemande qui ne se limite pasaujourd’hui à la seule réunifica-tionde1990etàsesconséquences.Dontl’uneestdetransformerenlit-tératureunpaysperdu, la RDA. p

AnneFrankàWannsee

Quandla lumièredécline(In Zeitendes abnehmendenLichts),d’EugenRuge,traduit de l’allemandparPierreDeshusses, Les Escales, 430p., 22,95¤.

C’est d’actualité

Lecrépusculeducommunisme

CEPENDANTQUELE JOURNALd’AnneFrankest, pour la toute première fois, adapté surscènepar Eric-Emmanuel Schmitt, de l’autrecôté duRhin, l’écrivain américainNathanEnglanderenoffre une autre actualité, sousformed’un jeu.Mi-septembre, l’auteur dePour soulagerd’irrésistiblesappétits (Plon,2000) et duMinistère des affaires spéciales(Plon, 2008) est venuen exposer l’étrangenature à l’AmericanAcademydeBerlin,qu’abriteune superbe villa sur les berges dulacdeWannsee.Un jeudont le nouveau lau-réat duprestigieuxprix FrankO’Connor atiréunenouvelle, «Whatwe talk aboutwhenwe talk aboutAnne Frank» («Dequoiparlons-nousquandnousparlonsd’AnneFrank»), titre d’un recueil paru il y a quel-quesmois auxEtats-Unis.

Lovédansun fauteuil, le petitNew-Yor-kais en complet couleur, rejetond’unefamille juive orthodoxe, s’exprimeà unevitesse supersonique.Dans sanouvelle,deuxcouples se retrouventun soir d’oura-gandans le sudde la Floride.Mark et Lau-ren, des hassidimde Jérusalem, etDebbie etlenarrateur, leurshôtes, des juifs libérauxbien comme il faut. Arc-boutés sur leurspré-jugés, les deuxhommes seméprisent. Pourbriser la glace, ces quatre-là se défoncent auhaschichet à la vodka. Les langues sedélient, l’orage éclate et, affamés, ils finis-sent par jouer au «Anne Frankgame». Cen’est pas un jeu, ditDebbie. C’est unepatho-logie, pense sonmari : «En cas d’holocausteaux Etats-Unis, qui denos amis chrétiensnous cacheraient?»

«Obsédéspar l’Holocauste»Enfant,NathanEnglander a été initié à ce

drôle de divertissementpar sa sœur. «Nous,les juifs américains, sommesobsédés parl’Holocauste et nous ne pouvonsnous em-pêcherdepenser à l’éventualitéd’un second.Je suis habité par cette histoire comme lesont tous les personnagesde ce recueil. Ellenousa laissé des traces et des images indé-lébiles. Je chercheà comprendre commentces fantômes continuentdenous hanter.»PourNathanEnglander, Anne Frank lesincarne.«Dans L’Ecrivain fantôme, la pre-mièreaventuredeNathanZuckermann,PhilipRoth la convoquait physiquement.Moi, affirme-t-il, c’est autre chose: AnneFrank, dont je n’aimêmepas lu le Journal,est un symbole, lemoyend’évoquer la réso-nancede la Shoahennous.»

L’Allemagne, Berlin,Wannsee, siège de laconférencequi entérina la Solution finale…AnneFrank est revenue tarauderNathanEnglanderalors qu’il était pensionnaire àl’AmericanAcademy, il y a trois ans. «Je tra-vaillais à autre chose en arrivant.Mais ici, leséchosde l’Holocauste sont omniprésents, enville, tout autour et dans cettemaison.» Lavilla, qui appartenait au banquier juifHansArnhold, était un important salonduBerlinde la RépubliquedeWeimar avantd’êtreoccupéeparWalter Funk, le présidentde laReichsbanksousHitler. Anne Franket sesfantômes: «Quand j’y résidais, j’étais trèsémuà l’idée que l’immensemajorité demescollègues – juifs, gays ou radicaux –auraientété assassinés quelquesdécennies plustôt.»pOlivierGuez

LACONSTRUCTIONcirculaire, répétitiveet diffractée, deQuand la lumièredécline est très pro-bablement l’origina-lité la plus remar-quablede ce textepar ailleurs classi-que.D’un récit fami-

lial solide, qui fait notammentpenser àdesBuddenbrook est-allemands–unbon siècleplus tard (forcément), avectout ce que cela suppose. Pourtant, cen’est pas à proprementparler dudéclind’une famille qu’il s’agit, commechezThomasMann,mais bienplutôt de celuid’une idée, le communisme. Ici, lafamilleUmnitzer fonctionneaussicommeunemétonymiede la sociétéest-allemande.

Hantépar la déchéancephysique (etintellectuelle)de ses différentsperson-nages (que la structure romanesqueoblige à répéter dudébut à la fin), leroman installe peu àpeuune atmo-sphèrede vieillissementgénéral, depourrissement inéluctable – sans com-

plaisanceni facilité. Endépit de sesscènes touchantesou comiques, asseznombreuses, de rebondissementsbienorchestrés, le texte d’EugenRuge restemélancolique.Commeun long fonduaunoir. La grande sobriétédu style luipermetheureusementd’échapper aupathétiqueouà la descriptionnatura-lisée et démodéedu temps jadis.L’auteur afficheunebellemaîtrisedeses effets pourunpremier roman.

Textede son temps, presqueunegénérationaprès la chuteduMur et laréunificationallemande,Quand lalumière déclinen’abandonnepas sesambitions littéraires en cours de route.A égale distance de l’autobiographie, dela reconstitutionhistorique et duroman familial, EugenRugepropose aulecteurune architecture romanesquecomplexe, habile, aux lignes claires etprofondes.pN.C.A.

«Que faire? Il ne savait pas,mais comme il ne voulaitpas avouerdevantLisbethqu’il ne savait pas, il prit sa loupe et commençaàchercherun livre sur ses étagères. Fit commes’il cherchaitun livresur les étagères.Mais il trouve l’iguane. C’était unpetit iguane. Ill’avait tué, il y a très longtemps,d’un coupdemachette, et l’avaitfait empailler. Trèsbienempaillé ce petit iguane, il faisaitpres-quevivant.Mais il étaitmort.Mort et couvert depoussière surcette étagère, et soudainWilhelmeutde lapeinede l’avoir tuéd’uncoupdemachette.Qui sait? Peut-êtrevivrait-il encoreaujourd’hui.Combiende temps vivent les iguanes? Il prit leMeyers Lexikon, volumede Iaà Iu, et feuilleta jusqu’à “ignorer”.»

Quandla lumièredécline, pages195-196

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Berin-Est, 1973.KLAUSMORGENSTERN/

DDRBILDARCHIV.DE/ANDIA.FR

Histoired’un livre

Extrait

A entendre l’auteur, unmatériau biographiquen’a de sens quecelui qu’on lui donne

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AcôtédelaplaqueIlssesententdéplacéslàoùilssontmaiss’enaccommodent.Huitbellesnouvellesdel’Américaind’originebosniaqueAleksandarHemon

Critiques Littérature

©UlfAnderse

n

« Un immense écrivain de langue allemande. »Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche roman

Denis Cosnard

Qu’est-ce que tu dirais si j’avaistuéquelqu’un?» Ilyaduromannoirdans lenouveauModiano.Des repris de justice, des ballesperdues, un inspecteur à lamémoire longue. Beaucoup de

blanc aussi: une voix blanche, la rue Blan-che… Des nuits blanches passées à deux.Un jeune homme rencontre une femmeimpliquée dans une sale affaire, et décou-vre progressivement ce qui s’est passé.Maispeuluiimportequ’elleaittiré. Ilsauragarder le silence.«Ceque jedirais? Rien.»

Un roman poignant en noir et blanc,donc,commecesfilmsdesannées1960, lapériode où se sont noués le crime etl’amour au cœur de L’Herbe des nuits.Mais, avec PatrickModiano, rienn’est évi-demment aussi simple. Car toute l’intri-gue est racontée en clair-obscur, à la lu-mière d’aujourd’hui, lointaine, par unhomme qui tente de retrouver des bribesde son passé. Il n’y a plus guère detémoins. Juste des notes dans un carnetnoir, et des souvenirs qui émergent dubrouillard dans le désordre. Comme enrêve.Avecdunoir, dublanc rendugris parle temps, et quelques touches de couleur:une Lancia rouge, unmanteaubeige…

Modianoadéjà jouéaudétectivepartiàla recherche de son histoire. Depuis Ruedes boutiques obscures, prix Goncourt en1978, il s’en estmême fait une spécialité. Ycompris pour dévoiler sa propre enfanceet les secretsdesesparentsdansuneauto-biographie à nulle autre pareille,Unpedi-gree (2005). Ici, il prendmoins de risquesquedans cettemise ànu,mais porte à sonsommet un genre dont il est l’inventeur:l’autofictionpoético-policière.

Jamais Modiano n’avait en effet écritun texte aussi poétique que cet apparent

polar. Au foisonnement baroque et à laviolence de ses premiers livres a succédéau fil des années une écriture de plus enplus dépouillée, pudique, au rythme à lafois extrêmement travaillé et super-bement fluide, nourrie de poésie. L’Herbedes nuits, un titre emprunté à un poètebelge oublié, Joseph Boland, charrie ainsidiscrètement des vers d’Audiberti, Nabo-kovet Cendrars.

Quant à l’autofiction, l’auteur en faitjouerlesressortsavecbrio.Peuàpeu,lelec-teurdécouvrequelehérosetnarrateurduromans’appelle Jean– lepremierprénomde Modiano –, et qu’il est écrivain. Il ren-contre GérardMarciano et Pierre Duwelz,des personnages louches que Modiano,dans Un pedigree, racontait avoir croisésdansleParisdesannées1960.Dequoisus-citerun trouble grisant.

PatrickModianoadoreprendredesévé-nementsqui luiparlent, lesmettre enpiè-ces et en vaporiser les particules dans seslivres. C’est ce qu’il avait fait avec l’affaireProfumo pour Du plus loin de l’oubli(1996), et avec le suicide d’une amie deGuy Debord pour Dans le café de la jeu-nesse perdue (2007). Cette fois-ci, sonroman s’inspire en partie de l’affaire BenBarka. L’enlèvement de cet opposantmarocain en plein Paris, en 1965, puis samort, ont d’autant plus frappé Modianoqu’il a connuunhomme lié audossier.

Près d’un demi-siècle plus tard, l’écri-vainpuisedans cette sombrehistoiredesnoms,des lieux,desboutsd’intrigue,uneambiancelourde:«Partout, ilplanaitunemenace dans l’air qui donnait une cou-leur particulière à la vie. » Georges Bou-cheseiche, le probable meurtrier de Ben

Barka, devientGeorgesB., unhommequi«n’est pas un enfant de chœur». L’UnicHôtel, à Montparnasse, dont il était l’undes propriétaires, se retrouve au centredu récit. Son comparse Paul Chastagnierest cité nommément. Ghali Aghamouri,un autre des «toquards de l’Unic Hôtel»,comme les baptise l’héroïne, n’est passans évoquer Thami Azzemouri, l’étu-diantquiaccompagnaitBenBarka lorsdesa disparition.

Sur tout cela, Modiano ajoute sa dosehabituelledebrume.Sibienqueceroman,c’est un peu l’affaire Ben Barka,mais sansaffaire, ni Ben Barka! Il n’évoque l’enlève-mentqued’une ligne, etse focalisesurdesacteurssecondairesdudrame,enlessaisis-santquelquesmois avant qu’il n’éclate.

Et comme toujours avec l’auteur de LaPlace de l’Etoile (1968), le récit plonge sesracines plus loin encore, dans le terreauputridede l’Occupation. Bien avant d’êtremêlé au meurtre de Ben Barka, Georges

Boucheseiche avait prêté main-forte àlaGestapofrançaisede larueLauriston.LedocteurLucaszek,unautrepersonnagedeL’Herbedesnuits,a lui aussi été en contactavec cette sinistre bande. Quant àDannie,la jeune femme au centre du roman,Modiano l’a lourdement chargée : il luiattribuepournomdeguerreMireilleSam-pieri, celui d’une maîtresse d’HenriLafont, truand à la tête de la bande, et enfait la fille de Lydia Roger, ancienne dan-seuse nue qui fréquenta la rue Lauriston.Cette période noire, Modiano en a fait sa«nuit originelle ». Elle a permis à sesparents de se rencontrer, et ne cesse de lehanter. Autant que des années 1960, c’estde cette nuit-là que vient la délicieuseherbemodianesqued’aujourd’hui. p

Extrait

Raphaëlle Leyris

Aleksandar Hemon est unécrivain des accidents,des hasards. Cela n’estsans doute pas tout à fait

étrangerauxaléasdesaproprebio-graphie: en 1992, journaliste bos-niaquede 28ans, il était envoyageaux Etats-Unis quand a débuté lesiège de Sarajevo, sa ville natale.Renonçant à rentrer chez lui, ils’est installé à Chicago et a choisid’écrire en anglais, avant d’êtrereconnu comme l’un des jeunestalents les plus prometteurs de lalittératureaméricaine,s’appuyantsur son expérience de l’écart et dudéracinement pour livrer les nou-vellesdeL’espoirestunechoseridi-culeetdeDel’espritchez lesabrutis(Robert Laffont, 2000 et 2003),puissonformidable romanLePro-jet Lazarus (Robert Laffont, 2010)

A son tour, Amour et obstaclestémoigned’unegrande sensibilitéà la contingence, consubstantielleausensde l’humourde l’auteur, etd’unrapportaumondecaractérisépar l’étrangeté.Dans ceshuitmer-veilleusesnouvelles, lespersonna-ges semblent sans arrêt se deman-dercommentilsontatterri là, et ce

qu’ils y font, avant de se confor-mer à la bizarrerie de la situation.Quitteàenrajouterunpeu.C’est lecas de l’adolescent yougoslave enséjour à Kinshasa pour voir sonpère diplomate, en 1983; c’est aus-si celui du jeune homme que sesparents envoient en Slovénieacheter le congélateur le moinscher dumarché, de l’immigré bos-niaque qui vend des journaux auporte-à-porte aux Etats-Unis, ouencore de celui qui se retrouve àoccuper une chambre à Chicagosur un malentendu… Tous ont encommun la conscience de leurdécalage, une sensation d’incon-fortqui s’accompagned’unregardperplexe sur ce qui leur arrive.L’ensembleparticipede ladrôleriemélancolique caractéristiqued’Aleksandar Hemon et de l’at-mosphère de conte qui nimbe ceshuittextes,dontl’inspirationsem-blepourtant autobiographique.

«Accro auxbulletinsmétéo»«Semble», dit-on, parce que les

nouvelles d’Amour et obstacles,qu’elles emmènent le lecteurdansla Yougoslavie d’avant-guerre oudans les Etats-Unis des années1990, qu’elles se focalisent sur lenarrateur ou sur ses parents, ontpour point commun uneréflexion discrète mais constantesur le lien qu’un écrivain peutentretenir avec les faits, sur la

manière dont il s’en nourrit, lesdigère et les transforme dans sonécriture.

Ons’enrendcomptedès lapre-mière nouvelle, « Stairway toHeaven», dans laquelle un jeunehommede 16ans, loinde sapetiteamie, tente de lui faire le récit cir-constancié, par lettres, de ce quilui arrive au cours de son séjour àKinshasa – et échoue. Dans «Lesabeilles, 1re partie», le narrateurévoque« lahainede l’irréel»déve-loppée par son père («Tout ce quitraduisait la réalité s’attirait (sa)considération sans réserve (…). Ilétait accro aux bulletins météo.»)Si,dit lenarrateur,«rienne l’insul-tait plus que la littérature», celan’empêche pas cet éleveurd’abeilles de se livrer à des tenta-tives d’évocation, filmées ou écri-tes, de son passé, dans lesquellesfinit toujours par advenir quel-quechosed’autrequecequiavrai-ment eu lieu. Une forme de fic-tion surgit, qui vient contrarierses plans de coller précisément àce qui a eu lieu. Dans la dernièrenouvelle du recueil, enfin, « Lesnobles vérités de la souffrance»,l’introductionde l’écrivain imagi-naireRichardMacalisterpermetàAleksandar Hemon de donnerune brillante démonstration surle travail de déplacement et derevisitation de la matière vécuepar un écrivain.

Mais si Amour et obstaclescontient cette dimension auto-réflexive,sicestextespeuventaus-si se lire comme le récit du trajetd’unaspirantécrivainverssavoca-tion, qu’on ne s’y trompe pas: cestrès impressionnantes nouvelles

sont d’abord des «histoires tristespourdesgensquiontde l’humour»(selonunmotdeNabokovquecitesouvent Aleksandar Hemon). Desnouvelles sur le déracinement, ladiscordance, et toutes les «brû-lures»qui nous constituent. p

L’Amouretautresobstacles(LoveandObstacles),d’AleksandarHemon,traduit de l’anglaispar Johan-FrédérikHel Guedj,Robert Laffont, 245p., 21¤.

L’écrivain adore prendredes événements, lesmettreen pièces et en vaporiserles particules dans ses livres

«Je notais très peude ren-dez-vous sur ce carnet noir.Chaque fois, je craignaisque la personnene viennepas si je consignais àl’avance l’heure et la datedenotre rencontre. Il nefaut pas être aussi sûr queça de l’avenir. Comme ledisait Paul Chastagnier je“faisais profil bas”. J’avaisle sentiment demener unevie clandestine et alors,dans ce genrede vie, on évi-te de laisser des traces etd’indiquernoir sur blancson emploi du temps.»

L’Herbedesnuits, page 81

L’Herbedesnuits,dePatrickModiano,Gallimard, 192p., 16,90¤(en librairie le 4octobre).

Unpolar,«L’Herbedesnuits»?Maisalorssanscrimeavéré, racontécinquanteansaprèslesfaits,dansunelanguepoétiqueetpoignante

PatrickModianoennoiretbrume

NICOLAS GUÉRIN POUR «LE MONDE»

50123Vendredi 28 septembre 2012

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.09.28

RetrouvaillesfamilialesJadis, un jeune prêtre et une demoi-selle promise aumariage, deuxmarginauxdans leur ville de Rimini,ont vécu un amour contrarié. Ils sesont perdus de vue. Trente ans plustard, Pietro quitte sans regret saparoisse et emménage commeconcierge dans un immeuble deMilan. Voici, sous le signe de Fellini,une version transalpine de LaViemode d’emploi ; lesmœurs ethumeurs parfois fantasques d’unepetite copropriété : un avocat à laretraite, unemère courage élevantseule son adolescent handicapé, unpédiatre en butte à des problèmes decouple. Aux uns et aux autres, Pietrotend l’oreille, rend demenus ser-vices. Normal pour un concierge,dira-t-on. Sauf que celui-ci s’intro-duit chez le docteur du deuxièmeétage qui lui ressemble étrange-ment. Il le suit, le protège et l’assiste,lorsqu’il découvre que celui-ciabrège les souffrances de jeunespatients en fin de vie… Sur le thèmede l’abnégation, ce troisième roman

deMarcoMissirolientrecroise l’amourfilial et l’euthanasieavec pudeur et délica-tesse.pMacha SéryaLe Génie de l’éléphant(Il Senso dell’elefante),deMarcoMissiroli,traduit de l’italien parSophie Royère, Rivages,256p., 21,50¤.

Tombeaupourun exiléDespremiers éblouissementsà l’ap-prochede lanuit ultime, le corps,écrit Fabienne Jacob, est «la premièreet la dernière chose, de la naissance àlamort». On retrouvedans son qua-trième livre son écriture sauvage,abrupte, organique. S’éloignantdessouvenirs de son enfance lorraine, laromancière retracedans L’Averse, àrebours, la vie de Tahar, fils deharki.Veillé par sa femme silencieuse etson filsmutique, il semeurt dansunhôpital, en France, loin de l’Algériequ’il a quittée à 15 ans, en 1962.De la bouched’ombre ressurgissentles territoires aridesduConstanti-nois, lamisérable «souveraineté»del’exilé à la démarcheprincière,l’aimantationdes corpsde rencontre,la double solitudedes«traîtres (…)devant ceuxqu’ils ont trahis et devantceuxpour qui ils ont trahi». L’Averseest un«tombeau»pourundéraciné,

un récit intense et brû-lant, que déchire la«déflagrationdu si-lence», que baigne lafraîcheurdrue,salvatrice, d’unevio-lentepluie d’été.p

MoniquePetillonaL’Averse,de Fabienne Jacob,Gallimard, 144p., 12,50 ¤.

Envoyer vos manuscrits :Editions Amalthée2 rue Crucy44005 Nantes cedex 1Tél. 02 40 75 60 78www.editions-amalthee.com

Vous écrivez?Les EditionsAmalthéerecherchentde nouveaux auteurs

Sans oublier

«Il futuntempsoùnotrefamille, latribuBigtreedesDixMille Iles,vivaitsuruneîledecinquantehectares,dans legolfedeFloride.LongtempsSwamplandiaavaitété leplusréputédesparcsd’attractionsconsa-crésauxalligators.Onlouaitunpanneaud’affichagehorsdeprixaubordde l’autoroute,ausuddeCapeCoral:VENEZVOIR“SETH”,LE

MONSTREANTÉDILUVIEN!!! “Seth”était lenomquenousdonnionsàtousnosalligators (“Latraditionc’est importantlesenfants,aimaitàdireChefBigtree,etc’estpasçaquicoûtecher.”)L’affichereprésentaitunalligatordetroismètresauxécaillesd’unnoirbrillant.»

Swamplandia, page14

Josyane Savigneau

Elle a tout juste 30 ans, elle estjuvénile et volubile, à la foisheureuse et presque étonnéedes louanges que lui vaut sontravail. Karen Russell n’apublié que deux livres, un

recueildenouvelles et un roman, Swamp-landia,quivientdeparaîtreenFrance.Ellea été remarquée dès ses nouvelles, a reçuplusieurs prix, et son roman a été retenupar le New York Times parmi les dixmeilleurs livres de 2011.

Résumée en quelques mots, l’histoirede Swamplandia, la sagad’une famillequitenait un parc d’attractions, en Floride,spécialisédans ledomptagedesalligators,n’ariendetrèsengageant.C’estmêmeplu-tôt décourageant, surtout sur quelque450pages.Si l’ongardeunecertainecurio-sité, et si l’on sait que le pitch, comme onaime à dire maintenant, ne signifie pasgrand-chose,onouvre le livreetontombesur cette épigraphe, tirée de Lewis Carroll–Del’autrecôtédumiroir–:«Jenevoisper-sonne sur la route, dit Alice. – Comme jevoudraisavoird’aussibonsyeux!se lamen-ta le roi. Voir Personne! Et à cette distanceencore! Moi, tout ce que je suis capable devoir, sous cette lumière, c’est des gens…»Onest prévenu. Et, en effet, on entre dansun univers fantastique. Karen Russell al’art demanier le bizarre et l’incongru.

Les parcs d’attractions sont en eux-mêmes des lieux d’étrangeté. Swamplan-dia plus que les autres. C’est le grand-pèrequi a acheté unmarais insalubre en Flori-deet adécidéd’yvivre avec sonépouseen1932, etde le transformer.Lanarratriceestsapetite-fille,Ava,qui estdésormais char-gée de la gestion du parc, avec son père,qu’on appelle Chef Bigtree.Mais la star, lamère d’Ava, Hilola, qui plongeait chaquejour avec les alligators, est morte d’uncancer. Elle est l’héroïne en creuxdu livre,celle dont l’absence est peut-être syno-nymede ruinepour le parc.

Ava a une sœur, Osceola – Ossie –, quiest amoureuse d’un fantôme. Cela nedéplaît pas au père car, aumoins, elle n’apas de petit ami avec moto et boucled’oreille. Le fils, Kiwi, semble être le seulenprise avec la réalité. Ce qui le conduit à

quitter Swamplandia pour se faireembaucher dans le parc concurrent, TheWorld of Darkness. Et il croit qu’il vasauversafamilleenentreprenantdesétu-des universitaires.

Galerie desmystèresAlligators,fantômes,disparitions,réap-

paritions, conflits familiaux… Le lecteurestprojetédansceparcd’attractionscom-medansune sortedegaleriedesmystèreset parfois des horreurs. Amateurs de réa-lisme s’abstenir. Mais les amoureux de

Lewis Carroll sont priés d’aller voir. Ceuxde Stephen King aussi. «Ce livre a unedette envers StephenKing, expliqueKarenRussell, rencontrée à Paris en juin, maisj’aimis en épigraphe LewisCarroll pour luirendreunhommageparticulier. La phraseque j’ai choisiea étéune sortedephare,memontrant le chemin, pendant toute l’écri-ture de ce livre. Au fond, elle contient laquestion centrale de mon roman: com-ment peut-on vraiment voir “l’autre”, leconnaître, le reconnaître, quand tant degens passent leur vie à poursuivre des fan-

tômes? J’ai toujours été fascinée par leslivres qui proposent un autre monde, parles lieux où l’imaginaire règne en maître.Pourécrireceroman,jesuisretournéedansle parc national des Everglades, en Floride,qui m’avait impressionnée dans monenfance.Et je suispartied’unenouvellequej’avaisécriteà22ans,Avadomptelesalliga-tors. Depuis cemoment-là, j’avais l’idée decequi est devenu Swamplandia.»

Comme elle voulait que son roman nedise pas de contre-vérités sur la Floride,sur les parcs, Karen Russell a accumulé dela documentation. Et s’est retrouvée avecunmanuscrit trop touffu, «exactement lecontraire de ce que je souhaitais», dit-elle.Alors, comme Flannery O’Connor et Car-sonMcCullers,qu’ellecitesouventdanssaconversation, elle a élagué, concentré,pourquesonlecteurnesoitjamaisdétour-né de la folle histoire des Bigtree. Et c’estune réussite.p

LaBelgiqueestenfantderomanPatrickRoegiersrevisitesonpaysd’originedansuntextemusical, facétieuxetvirevoltant

Nils C.Ahl

Cela commence commeunconte: un petit garçon de11 ans franchit le seuild’une«maisonnettedebri-

quesrouges,à la façade jonquille».Dans le salon, des bonbons, ungâteau, et un petit carton qui dit :«C’est pour toi ». Il ne manqueplus qu’une sorcière. Elle arrive,«harpie fessue, carabosse hideuse,gorgone glapissante», on diraitYolandeMoreau. La confirmation

ne tardepas : c’est elle. Ainsi, deuxfées se penchent-elles dès les pre-mières pages sur ce livre qui encompte près de 500: l’une tout àfait fantaisiste, l’autre hyperréa-liste. Car Le Bonheur des Belges estun récit curieux, qui entretientune confusion permanente entrelevrai, levraisemblableet l’invrai-semblable. Mais il est surtout unrécit qui gravite autour d’uneidée: la Belgique, si l’on en croit lenarrateur,est«uneinventioncom-me un livre», dont « les chapitresse suivent et ne se ressemblentpas». Ce roman est à son image.

Depuis quelques années, le«plat pays» s’épanouit au cœurde l’œuvre de Patrick Roegiers, néen 1947 à Bruxelles, établi enFrance depuis 1983 et auteur (parexemple)duMaldupays.Autobio-graphie de la Belgique (Seuil,2003), de La Belgique. Le Romand’un pays (Gallimard, 2005), ouencoredeLaSpectaculairehistoiredes rois des Belges (Perrin, 2007).Cependant, l’écrivain (égalementhomme de théâtre) est aussifriandde jeux littéraires, demisesenscèneéruditeset joyeuses,com-me dans La Nuit dumonde (Seuil,2010), son précédent texte, quiréinventait la rencontre (avéréemais parfaitement anodine) deJames Joyce et Marcel Proust en

1922. Traversée excentrique de la(courte) histoire du royaume deBelgique, Le Bonheur des Belgessemble bien l’aboutissement logi-que autant que réjouissant de sesderniers livres.

Guidé par un jeune narrateuranonyme, le lecteur a droit à unetournée de la Belgique en troistemps: Wallonie, Flandres et… cequi s’en suit. Il visite un grandnombre de lieux, revisite plu-

sieursévénementshistoriques,deWaterloo à l’affaire Dutroux, jetteun œil sur l’Exposition univer-selle de 1958 et regarde passer lescoureurs cyclistes. Parodie delivre pédagogique, tour buisson-nier de la question belge par unenfant, le romanestunegaleriedeportraits souvent drôles, parfoisdurs. Un musée national facé-tieux.Naturellement,PatrickRoe-giers fait aussi écho à un grandromanpubliéen 1983parun com-patriote (mais d’expression néer-landaise),HugoClaus(1929-2008):

Le Chagrin des Belges (Julliard,1985). Un échoqui ne se limite pasau titre : le choix d’unpersonnageprincipal préadolescent, la poro-sité entre l’histoire et la chimère,le thème sécessionniste récur-rent, ledémultiplient toutau longdu récit.

Profondémentgai,enjoué,vire-voltant, Le Bonheur des Belges estune réussite romanesque et, sur-tout,stylistique.Alorsquelacohé-

rence de l’ensemblene repose finalementque sur un effet deplume, une distor-sion poétique et nar-rative permanente, letexte parvient mira-culeusement à sonterme – sans faiblir.

La phrase parfois déclamatoire(sans rien de péjoratif) de PatrickRoegiers, épique et carillonnante,parvient à lier les différentes scè-nes entre elles, définit la narra-tion, solidifie les chapitres – bref,agit comme un ciment alors que,ironiqueetrichedemultiplesréfé-rences, elle aurait facilement puirriter et fatiguer le lecteur. Letexte est en vérité d’une rare qua-lité musicale, autant rythmiquequemélodique:onne sait trop s’ils’agit d’une vertu spécifiquementbelge,mais on en redemande.p

Littérature CritiquesUnparcd’attractionsdépéritdanslatouffeurdeFloride: lafamillequi legèrepartàladérive.SignédelajeuneKarenRussell,unbeauromanimprégnédefantastique

Avaaupaysdesalligators

Swamplandia(Swamplandia!),deKarenRussell,trad.de l’anglais (Etats-Unis)parValérieMalfoy,AlbinMichel, 462p., 22,50¤.

«Le Bonheur desBelges» est uneréussite romanesqueet, surtout, stylistique

Extrait

LeBonheurdes Belges,dePatrickRoegiers,Grasset, 464p., 22¤.

Avec les Éditions Grasset :

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Librairie la hunePlace Saint-Germain des Prés

75006 PARIS - Métro St GermainTel. : 01 45 48 35 85

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vous invite à sesRencontres

Le Vendredi 28 septembre 2012 à partir de 19h30

Jean-Marie Rouartà l’occasion de la sortie de son nouveau livre

Napoléon ou La destinée

Le Jeudi 27 septembre 2012 à partir de 19h30

Pascal Quignardà l’occasion de la sortie de son nouveau livre

Les désarçonnés

DENNIS STOCK/MAGNUMPHOTOS

6 0123Vendredi 28 septembre 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.09.28

LecinémadeGüntherAnders

MarielleMacéchercheuse en littérature et essayiste

Souverainetédustyle

Figures libres

A titre particulier

CEN’ESTPAS LÀUNLIVREACCUEILLANT, sympathique, ni facile àacclimater ànotre présent. C’est bienmieuxque cela: unmonu-ment anachronique, énigmatique, qui déplacenos catégoriesmo-rales et esthétiques. Son auteur est un jésuite atypiquequi a beau-coup influencé lesmoralistes français (à la faveurd’une traductionqui lissait considérablement sa prose), et nourri les penséesmor-dantesdeNietzscheoude Schopenhauer. En 1971, Lacan évoquaitencore, pour s’y reconnaître, cette lignéedérangeantedes penseurs«enqui s’incarneune traditiond’analysehumaniste, voie lactée auciel de la culture européenneoùBaltasarGraciánet LaRochefou-cauld font figures d’étoiles depremière grandeur, et Nietzsched’unenovaaussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres».

Paru en 1647,Art et figuresdu succès (Oraclemanuel) – «manuel»car il importait àGraciánqu’il soit à portée demain – est unprécisdemoralemondaine et demaîtrise de soi, qui enseigne l’art deplaire, de conquérir les cœurs, de se faire uneplace en sachant dissi-muler, contrôler, réduire. Il y a quelque chosedenoir et d’agressifdans ces préceptes, et cette noirceurn’est facilement récupérableparpersonne. Le livre avait paru en français en 1978 sousun titreaguicheur:Manuel depoched’hier pour hommespolitiquesd’aujourd’hui et quelques autres,qui pouvait faire croire enunGraciánprécurseurde la culture actuelle des apparences.Mais c’estson étrangetéqui doit nous toucher: car si cette sorte demachiavé-lisme intime consonneavec la course actuelle aux intérêts et aucynisme, le livre vise aussi un art dubonheur et de résistance à laviolence sociale, et se clôt sur la figuredu «saint»,mur contrelequel «vient se fracasser» la carrièrede l’ambitieux. Proseconstammentdouble, dissimulatriceelle aussi, dont onne saitexactementenquel sens elle poussenosdésirs. Prose toute eneffets,dont la vérité est justement celle de la force des formes.

CarGracián, commetout hommede rhétorique, croyait aux for-mes et auxmanières. Son livre est écrit enun style flamboyant,constamment tenuet efficace; et ce triomphedu style ne fait queredoubler l’exigencehautaine (aujourd’hui transforméeen slogan,mais ici engagéedansun effort permanent), que l’individu lui-mêmeprenne forme– trouveun style et un style de vie.

De ce pointde vue, l’unedes beautésde cette édition est l’auto-rité dugeste qu’y ose le traducteur. La traductiondeBenitoPelegrinn’est pas auplus près du texte, si l’on entendpar làune démarched’accompagnement,d’explicitationoudediscrétion; bienplutôtelle aggraveGracián, réaffirme la supérioritéde son éclat et de sonparti pris pour la forme, luttant à son tourpour la reconnaissanced’une souverainetédu style en toutes choses. La traductiondoncs’avance, en formidables trouvailles de rythmes et de rimes,voyante et despotique. Elle en rajoute sur le texte initial, ornantl’ornement, obscurcissant l’opaque, accentuant le baroque sansmodestieni retrait. Unbeau livre d’AntoineBermanpublié enmaipar les éditionsBelin, JacquesAmyot, traducteur français. Essai surles origines de la traductionen France, souligneque l’onpense tropsouvent la traduction sur lemodèlede la perte et de l’appauvrisse-ment, alors qu’elle estœuvrede dépense, de générosité, d’abon-dance, et que c’est en cela qu’elle participe activement à la vie de lalangue.Onne saurait trouverplus éclatant exemplede cette copiaet de ce désir de style.p

HOLLYWOOD, 1941. Gros plan surlemagasindes costumeset acces-soires. Avec les artifices, laMetroGoldwynMayer ne fait pas sem-blant. Armures, cottes demaille,heaumesou glaives, tout estconçu, certifié, vérifié par unetrouped’érudits appointés. IlsviennentdeGöttingen, IénaouHeidelbergetmettent autant desérieuxàpréciser lesnervures desépéesqu’autrefois les référencesdebas depage. Chaqueobjet por-tant sadatede fabrication, denou-veauxmodèles sont exigésau-delàde dix ans. Car, évidem-ment, pour que le film soit à lahauteur, il faut que les antiquitéssoient récentes.

Récentes,mais vieillies commeil sied. Empoussiérées à souhait,patinéespar des siècles d’illusion.Une arméedepeintres s’active àcontrefaire les outragesdu tempssur les boucliersneufs et les étof-fesnettoyées. Peu àpeu, entre cesplacardsoù les époques se trou-

vent rangées par siècles et partailles, ces entrepôts où cohabi-tent javelines troyennes, sellespour éléphants etmousquetsdetoutes sortes, s’installe une sortedevertige dialectique.Où est lepassé? L’original? La copie?

Lemalaiseestd’autantplusgrand,pourceluiqui travailledanscecapharnaümméthodique,qu’ilsaitqu’enEurope,aumêmemoment, laguerre fait rage, lesmassacress’amplifient. Il a 39ans,il est juif, philosophe, journalisteetsans illusion. Il a fui l’Allemagneetsurvit commeilpeut. ElèvedeHei-degger,premiermarid’HannahArendt,de sonvrainomGüntherStern (1902-1992), il a choisidesenommerAnders («autrement»enallemand)depuisqu’unrédacteurenchef, lui reprochantde signertropd’articles, luiadit :«Appelez-vousautrement»…

On le connaît, dans des cerclesdemoins enmoins restreints,commepremier penseurde la fin

de l’humanité, critique radical delamenacenucléaire, de déréalisa-tiondumondeet de la déshuma-nisationduquotidien. Avec cesJournaux,ondécouvreunautreAnders. Pasmoins caustiquenipénétrant,mais plus nuancé, plussubtil, plus surprenantquedansses grands livres.On le suit desentrepôtsd’Hollywood (où ils’amuseà imaginer qu’on luidemandede cirer des bottes de SS,pourdes figurants…) à l’hôpital deNewYork, en attendant le retourenEurope (Paris, Vienne, Berlin)après guerre.

ABerlin, en 1957,pour lesbesoinsd’un film, il faut reconsti-tuerunerueenruines, commeà lachuteduReich.Onapportedesgra-vatsparcamion, etde fausses faça-desamochées,puisque toutaétéreconstruit.Les riverainsviennentlescontempleravecquelquenos-talgie, et commeenoutre ils sontdédommagés, tout lemondeestcontent.«C’est la finde la findeBer-

lin»,noteAnders. Justeavant, ilsouligne l’étrangesentimentquesuscitent lesbâtimentsrestésdebout, commelesgensquin’ontrienapprisni riencompris, etdemande:«Lemalheurest-il unmérite?»Dernier clapd’uncinémad’auteurétonnantd’intelligence,de sobriété,dedésarroidoux-amer.Lesvieilles excusespour leraterne sontplusvalables.p

Je vais passer pourunvieux conetautres petites phrases qui endisent long,dePhilippeDelerm,Seuil, 124p., 14,50¤.

Roger-Pol Droit

Art et figures du succès (Oraclemanuel)(Oráculomanualyartedeprudencia),deBaltasarGracián, traduitde l’espagnolpar Benito Pelegrin, Points, «Essais», 224p., 7¤.

Journauxde l’exiletduretour(TagebücherundGedichte),deGüntherAnders,traduit de l’allemandpar IsabelleKalinowski,Fage, «Collectionparticulière»,310p., 22 ¤.Signalons, dumêmeauteur,chez lemêmeéditeur, dans lamêmecollection, par lamêmetraductrice, la parutiond’Aimerhier. Notespourunehistoiredu sentiment (NewYork1947-1949), 164p., 18 ¤.

Guidebanaldeslieuxcommuns

Passe-moi l’écureuil, veux-tu?Il a les pouces coincés dans unmoule à gaufrettes. Attentionàmacornemuse! Yadunuagedans la confiture. Mâche tongras. Ça se passe comme ça

avec Popaul. Ote tes orteils de tes narinesquand tu nages. Tu rames ou tu rimes?T’es grave quand tu baves. J’allaite les fre-lons si je veux. C’est trans-boueux! Unerustine sur la montgolfière. Va me fairecouler une douche. Je vous prie de m’ex-cuser, ce sontmes frites…

Impossibleévidemmentdelescitertou-tes, mais combien de fois par jour enten-dons-nous ces expressions toutes faites,ces locutions d’époque qui émaillent lesconversations et passent d’une bouche àl’autre comme un bâillement? Combiendefoisnoussurprenons-nousà lesutilisernous-mêmes, avec la conscience alorsd’énoncer une banalité nous fige dansnotre honte? Ne sont-elles pas révéla-trices pourtant d’un fond de pensée quiest celui de ce temps? Quand nous nouslançons à tout propos «Lâche la queue dema cerise !», ne parlons-nous pas à motscouverts de nos solitudes contemporai-nes? Et demême, l’horripilant «Quand tusautes, la puce se gratte» qui revient danstousnoséchangesnousrenseignesurtoutsur la brutalité des contacts urbains et ledélitementdu lien social.

Philippe Delerm s’est institué spécia-liste du décryptage de ces automatismesde langage ou, selon ses termes, de ces«petites phrases qui en disent long» etsont en somme aussi significatives quedes lapsus. Avec Je vais passer pour unvieux con, il en publie un nouveau flori-lègequi ignore curieusementcelles que jecite plus haut mais recense «C’est vrai-ment par gourmandise», «C’est peut-êtremieux comme ça», «On ne vous voit pasassez souvent», « J’en parle dans monlivre» ou «J’ai fait cinq ans de piano», soitunequarantainedecesformulesauxquel-les il consacreàchaquefoisuneanalysededeux pages qui le plus souvent, hélas, nefaitguèremieuxque légenderdemanièreredondanteleclichéépinglédansl’album.Voiciparexemplecommentildécrit l’esti-vant entrant dans la mer : «On avancedans l’eau par étapes, l’orteil réticent, lasensation à mi-jambes plus encoura-geante,mais lepassageenhautdescuissespuis surtout àmi-ventre franchement dis-suasifs.» Il s’agitlàdedévoilerlessignifica-tions cachéesdu truismebalnéaire le plushâlé («Quand on est dedans, elle estbonne»), or l’auteur au contraire le redou-ble en le dépliant, relatant avec forcedétails ce que nous savons déjà, omettantjuste de confirmerque le baigneur ressor-tira de l’eaumouillé.

Voici encore ce qu’il dit dupiètre profitque faitde sesvoyages le touristeocciden-tal dont le commentaire, au retour de la

plus lointaine étoile, se limite àun laconi-que «C’est à voir» : «En se rendant à Nai-robi, onn’apas cédéàune impulsivitépas-sionnée, on n’a pas réalisé un rêve. Sur lepetit carnet du monde, on a simplementeffacéd’untraitdecrayonla lignesafariauKenya,entre la lignecroisièresur leNil et larandonnée pédestre en Islande. (…) Quechercheceluiqui reviendraendisantc’estàvoir? (…)Peut-êtredavantageque la jubila-tiondevoiretdesentir, lasatisfactionmen-tale d’avoir vu, d’avoir senti.» La citationest un peu longuemais on sait comme le

contextesevexefacilementdèsquelepro-jecteur l’ignore, et puis je voulais surtoutdérouler autant que possible ce magnifi-que tissudebanalitéspour en faire appré-cierlatextureet lesmotifs.LaleçondePhi-lippeDelermrelève elle aussi du poncif. Ily a loin de ces considérations de bon sensdont l’évidence nous accable – à quoi bonlire ce que notre beau-frère nous a apprisdéjà?–auxsubtilsdévoilementsdeNatha-lie Sarraute, sensible elle aussi à ces cram-pesde la penséedans la langue,mais dontles auscultations et les diagnostics sont sidélicats qu’ils constituent le soin.

Il se rencontre certes quelques remar-ques amusantes et pertinentes dans Je

vais passer pour un vieux con. Tout n’estpas aussi plat. Il n’est pas fauxque la voixenregistrée de l’opératrice qui vousannonce que «Vous n’avez aucun nou-veaumessage» est d’«une neutralité cris-pante» et que, cependant, la formulemanifeste«dans sonexcès de retenueunevolonté sournoise de nous faire souffrir».Ces aperçus sagaces restent trop rares ;le chantier de l’auteur n’excède jamaislapalissade.

Mais ce qui rend finalement exaspé-rante la lecture de ses chroniques plutôtanodines et gentillettes, c’est la conni-vence forcée dans laquelle il nous englueet dont atteste son usage intempestif duOn,substituécavalièrementàtous lespro-nomspersonnels:«Onavouequ’onétait»,«Onestsincèrecependant»,«Onapresquechaudd’y être allé», «Onn’en a sans doutepas l’apanage» (!), etc. Philippe Delermnousfait touspasserpourdesvieuxOn.Salittérature nous réduit à notre plus petitdénominateur commun. Elle nous veuttous semblables absolument, tous desbonshommes couleur de muraille, prévi-sibles et mesquins. Elle exalte ce gréga-risme qu’elle prétend dénoncer. Après leprésidentnormal,voicidoncl’écrivainnor-mal. Quant aux clowns, dans ce pays, ilserait peut-être temps qu’ils se chaussentde savates à leurpointure!p

EMILIANO PONZI

d’Eric ChevillardLe feuilleton

Aquoi bon lirece que notre beau-frèrenous a appris déjà?

Partagesroman

SÉLECTIONNÉ PAR

LE JURY GONCOURT

GwenaëlleAUBRY

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Chroniques 70123Vendredi 28 septembre 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.09.28

DisparitionLesPatriarches sedéploie surplusieursplansnarratifs, à la fois en-quête,documentaireet curieuxromand’apprentissage,dont l’héroïnen’est jamaisdirectementcontempo-rainedes faits qu’elleévoque.Denise,22ans, est la filledePatriceMaisse, unacteurdecinémaqui sombradans ladrogueet l’oubli àuneépoque, lesseventies, où l’oncroyait«les subs-tances capablesdevous faire oublierque ledestinestun tyrancapricieuxqui tient rarement sespromesses». Lajeunefemmevadécouvrir l’amouretle sexeen tentantde reconstituerl’histoiredesonpèregrâceàdes témoi-gnagesqu’elle retranscrit. C’est ainsiqu’elle rencontreGérardRambertquia connuPatrice.Denisen’aqu’uneobsession: savoir cequi s’estpassédurant l’année 1985, oùPatriceadisparu. Sur cettepériode, tous sesinterlocuteursse taisentoùmentent– ycompris sapropremère. Rambertlui révèlequesonpère futenrôlédansunesectedéguiséeenassocia-tionde lutte contre la toxicomanie.AuteurduremarquéLaFillede sonpère (Seuil, 2010),AnneBerestsigneavec LesPatriarches le romanfort et ampled’unegénérationdontelle questionnela légendedouloureuse.pVincent RoyaLes Patriarches, d’Anne Berest,Grasset, 288p., 18,50 ¤.

SilencescontaminésPoète et écrivainpublic installé àKiev, Gouri roule jusque chezVera etIakov. Le visagedu second estmécon-naissable; aux côtés deGouri, il jetaitdespelletéesde sable dans le cœurduréacteurde Tchernobyl, le 26avril1986. Lepoètemotocycliste s’estdonnépourmissiondegagner sonancien appartementde Pipriat, villeinterditeparce que contaminée. Ilveut récupérer la porte de la chambrede sa fille Kenia. Le texte fait alternerleminimalismede sonécriture et lessilencesde ses personnages avec l’im-mensitéde la catastrophedeTcherno-byl. AntoineChoplin, écrivaindiscretmais passionnant, atteintune forme

depoésie pure, quitémoigned’une sensi-bilité toute en retenue,respectueusede ladignité de ses person-nagesblessés. p

DominiqueLeGuilledoux

aLaNuit tombée,d’Antoine Choplin,LaFosseauxours, 122p., 16¤.

“Une épopée hypnotique et extrême”Émily Barnett, Les Inrockuptibles

“Le voyage est dans le livre et les diamantsdans la prose plus que jamais inspirée de Claro.”

Alain Nicolas, L’Humanité

“Notre drogue à nous est littérature.Et Claro est un sacré dealer.”Nils C. Ahl, Le Monde des livres

ACTES SUD

©Mela

niaAvanzato

Sans oublierNouvellestraductionsàl’appui,«LaPléiade»célèbrelapuissancelittérairedel’auteurde«Gatsby».Pourenfiniraveclemythedufêtardinvétéré

ScottFitzgeraldseulcontretous

Décombresdel’enfanceLeChilienAlejandroZambraréinventeses jeunesannéessousPinochet

XavierHoussin

Ilasuffid’unrien.Uninstantd’inatten-tion, une main lâchée dans la foule,quelquespas de tropàun coinde rue.Voilà qu’on a perdu ses parents. Seul,

dans l’effroi de l’absolu abandon, la pani-que de la désorientation, il faut pourtantretrouver son chemin…

Le titre original de Personnages secon-daires d’Alejandro Zambra est Formas devolver a casa : « les moyens, lesmanièresde rentrer à la maison ». L’écrivainchilien raconte en effet un retour hési-tant. Ce troisième roman, après Bonsaï(Rivages, 2008) et LaVie privée des arbres(Rivages, 2009), explore les itinérairesinquiets qu’emprunte l’adulte vers sessouvenirs d’enfant. « La facilité aveclaquellenousoublions cequenousressen-tions, ce que nous aimions, me surprendtoujours…», écrit-il. Il ne s’agit pas tantpour lui, ici, de mener la quête du passémais davantage de s’efforcer d’endénouer les enchevêtrements.

Que garde-t-on en soi, lorsqu’on est néauChili auxpremières annéesde la dicta-ture militaire ? Zambra remet ses pas

dans ceux d’un petit garçon vivant avecson père, sa mère et sa grande sœur àMaipú, une ville de la banlieue ouest deSantiago. La terre vient de trembler, le3mars 1985. Les gens campent au-dehors,attendantdepouvoir regagner leurs loge-ments. Tout le quartier est là. Il y amêmeRaúl, levoisincélibataire,dontonchucho-tequ’il estdémocrate-chrétien,voirepire.Ce jour-là, il est accompagnéde sasœuretde sa nièce Claudia. «Claudia avait 12 ansetmoi9, cequirendaitnotreamitié impos-sible», note le gamin avec regret. Ils vontpourtant se revoir. Souvent. Et Claudia deconfier à son jeune amoureux transi unemission plutôt étrange: il faut surveillersononcleRaúl,noter sesmoindres faits etgestes et lui rendre un rapport précis unefois par semaine. Commencent alors dessemaines d’espionnage, d’écoutes auxcloisons, de filatures des visiteurs. Il seprendaujeusansvraimentbiencompren-dre. Jusqu’au jour où Raúl quitte sa mai-sonetoùClaudiaetsamèredisparaissent.Définitivement.

Un livre en train de se faire« J’avance doucement dans mon

roman. Je passe le temps en pensant àClaudia comme si elle existait, comme sielle avait existé.» Pinochet estmort. Il y alongtemps que la transition démocrati-que s’est accomplie au Chili. Mais com-

ment? En embarquant son lecteur dansunlivreentraindesefaire,AlejandroZam-bra mène une succession d’allers-retoursà travers les années, où la fiction finit parfaire intimementcorpsavec la réalité. Est-ce lapeinedeseposer laquestiondecequisemble le plus «vrai» entre ces visionsd’un passé mal compris, le silence desparents, leséchoslointainsde ladictature,la séparation triste avec la femme qu’onaime, ou justement les retrouvailles avecClaudia où se dévoile, enfin, une part de

mystère?Se déchiffrant comme une

partition complexe deshasards et des circonstances,Personnages secondaires estun texte obsédant, douce-ment oppressant, aux phra-sesquisebouclent,quirevien-nent, qui se rejouent sanscesse. On se trouve pris danscette proximité étrange desgénérations d’entre-deux.Celles qui n’ont pas eu àpren-

dre parti. Qui n’ont rien fait qu’attendre.Et regardent le monde en enfants vieillis.«J’allais être un souvenir, devenu grand»,écrit Zambra. Premierversd’unpoème.Etle livre commencé dans un tremblementde terre s’achève dans les secousses d’unautre.27février2010.Dans lesdécombres,il faut retrouver le cheminde lamaison.p

CécileGuilbert

Je me fiche un peu des gens dumilieu littéraire – ils me ren-dentnerveux»,écrivaitFrancisScott Fitzgerald (1896-1940)dans une insolente «auto-interview» destinée à pro-

mouvoirsonpremierroman.Ôrai-son ! Ô sagesse ! Ô précoce luci-dité! Car réduit dès son sensation-nel surgissement sur la scène deslettres américaines à ne figurerqu’un symptôme générationnel,une célébrité successful gaspillantsontalentaubrasdeZeldadansuntourbillon de fêtes et d’alcool, leprodige enterré de son vivant parses(faux)amisn’aguèrevulejuge-ment sur son œuvre modifiédepuis.Commequoi, si lesauteursmeurent, le milieu littérairedemeure, auquel il faut ajouter leséberluésducinéma,cetart«méca-nique et communautaire» qui,jugeait-il, «ne peut plus refléterque lapensée laplustriviale, l’émo-tion la plus convenue». C’est ainsique la mythologie imagée à la-quelle le nom de Fitzgerald se ré-sume n’a jamais cessé d’enfler,recouvrant ses livres et falsifiantsa pensée. Car à quoi bon savoirlirequandl’artsubtild’unécrivainpeut être avantageusement rem-placé par les séductions specta-culaires d’unbiopic?

Aussi, sortir de la légende,«affaiblir l’emprise de la biogra-phie du couple sur l’œuvre» et res-

pecter les choix éditoriaux deFitzgerald sont les buts que se pro-pose cette monumentale éditiondans la «Pléiade». Alors qu’il étaitde notoriété publique qu’il avaittoujourspâtidel’incurieéditorialede Scribner’s et que les anciennestraductions disponibles en fran-çais de la plupart de ses romans,nouvellesetrécits laissaientàdési-rer, toutaété retraduitpardixspé-cialistes.

Avec de beaux résultats iné-gaux? Forcément. Prenons parexemple l’ancien et fameux inci-pit du non moins célèbre récit«TheCrack-Up» («LaFêlure», titreconservé dans cette nouvelle tra-duction):«Toutevieestbienenten-duunprocessusdedémolition.»Cederniermot était inepte mais quedire,désormais,de«Toutevie,biensûr, au fil du temps se délabre»?Rappelantque«La Fêlure»passaitle «up» à la trappe, Pierre Gugliel-minaavait récemmentchoiside letraduire,dansUnlivreàsoi(LesBel-les Lettres, 2011), par «Craquer», etla première phrase par «Toute vie,dans sa course, est un processus dedécomposition», nous apprenantau passage que, privé de tiret,crack up signifie «craquer ner-veusement» mais aussi «rire» ou«faire rire».

Dieu gisant dans ces détails,pourquoi diable tant de surdité àtout ce qui est ascensionnel etrésurrectionnel dans la prose del’auteur catholique de Tendre estla nuit? Même chose pour le titre

de sonpremier roman,This SideofParadise. Anciennement (mal) tra-duitparL’Enversduparadis, il s’in-titule désormais Loin du paradis –contresens incompréhensibledont les justifications ne convain-quentpas.

Un illusionnisteDifficile, néanmoins, de muti-

ler la puissance d’un art dontFitzgerald, beaucoup plus guer-rier, héroïque et viril qu’on veutbien l’admettre, a su très tôt qu’ilétait celuid’un illusionniste trans-mutant en fééries son expérienceetsesémotions.Areboursdetoutethéorie (ce qui ne signifie nulle-ment qu’il ne pensait pas). Au ris-quedetouslesmalentenduspossi-bles (à commencer par sa préten-due révérence devant les riches).Car comme les enfants, il sait quele bonheur n’est rien sans lamagie.

«Lafiction,écrit-ildans«Lamai-sondel’écrivain»,c’estuntourquejouent l’esprit et le cœur, et ils ontpour cela recours à autant d’émo-tionsdistinctesqu’unmagicienuti-lise de trucs pour faire apparaîtreet disparaître les choses.» Croyantstigmatiser l’inconsistance de sontalent, Hemingway dit qu’il est«aussi naturel que les dessins pou-drés sur les ailes d’un papillon».Unemétaphore le rapprochant decet autre «enchanteur» nommé

Nabokov dès lors qu’enses royaumes majeurspeuplés par Jay Gatsby,RichardDiver etMonroeStahr, tout n’est quelumière et beauté, musi-que, grâce et légèreté.Commedans le salondesBuchanan de Gatsby où«les souffles d’air, en tra-versant la pièce, repous-saient d’un côté lesrideaux au-dehors et, à

l’autre bout, les gonflaient endedans comme des drapeaux auton pâle, les envoyaient en torsadevers cette piècemontée enrobée desucreglacequ’était leplafond,puisrépandaient sur le tapis lie-de-vindes ondulations, le couvraientd’uneombrecommefait leventsurla mer» ? Oui, car «qui donc neserait pas ravi d’aider à répandredela lumièredans les ténèbres?».p

Littérature Critiques

Romans, nouvelleset récits,de Francis Scott Fitzgerald,multiples traducteursde l’anglais (Etats-Unis),Gallimard, «Bibliothèquede la Pléiade», édité sousla directionde PhilippeJaworski, 2 tomes, 1648p.,et 1792p., 62,50¤ chacunjusqu’au31 janvier 2013.

Personnagessecondaires(Formasde volvera casa),d’AlejandroZambra,traduit del’espagnol (Chili)parDeniseLaroutis, L’Olivier,166p., 17,50¤.

Francis Scott Fitzgerald, vers 1925.THE GRANGER COLLECTION NYC/RUE DES ARCHIVES

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LapoésiedeLeoLionni

Pastorale californienneDans LaGuerre d’Alan (2000-2008), EmmanuelGuibert racon-tait – à la premièrepersonne– les pérégrinationsd’Alan IngramCope, unvétéran américainde la secondeguerremondiale avecqui il s’était lié d’une solide amitié. L’auteur s’était promisdedonnerune suite à ce récit. La voici, en formede flash-back. L’ac-tion se dérouledans les années1920et 1930et revient sur l’en-fancede sonhéros dansuneCalifornie enchantée,uneAméri-quepastorale. Guibertn’a rien changé à sa technique si particu-lière,mélanged’eau et d’encredeChine jeté sur la feuille avecdespetites pipettes. Son lavis granuleuxmagnifie la nostalgie,donnant au lecteur l’impressiondevoir défilerun filmennoiret blanc – sansoublier un texte d’une touchante simplicité qui

pose à chaque instant la questiondu travail demémoire: au sommetde son art, EmmanuelGuibert pour-suit sonprojet: faire de la vie d’unhommeunprécipitéd’humanité.p

Frédéric PotetaL’Enfance d’Alan. D’après lessouvenirs d’Alan IngramCope,d’Emmanuel Guibert,L’Association, 160p., 19 ¤.

SIDONNERDESLIVRESAUXBÉBÉS sembledésormais aller de soi,cette idée n’apas toujours prévalu, loin s’en faut. Onpeutmêmedire que, dans les années 1950, lorsqu’unenouvelle générationd’artistes a commencéà inventer desouvragespour les tout-petits, l’heure était au scepticisme–même si certains s’y aventu-rèrent, commeBrunoMunari et… Leo Lionni. Il fallait ainsi oser,en 1959, proposerun livre, Le Petit-Bleuet le Petit-Jaune,où lesper-sonnagesétaient réduits à deux taches de couleur. Tout en ris-quant l’abstraction, Leo Lionni inventait un langagenouveau,fait de papiers collés, l’une desmarquesde fabriquede cetimmenseauteur-illustrateur (1910-1999)qui, en tant que direc-teur artistiquedansune agencedepublicité, fit travaillerdesartistes tels que Léger, DeKooning, Calder.

Dans ses ouvragespour enfants (touspubliés à L’Ecoledesloisirs), Leo Lionni s’est attaché à raconter deshistoires simplesdans lesquelles il questionne la place de l’individudans lasociété. Il en est ainsi dansTico et les ailes d’or (1967), aujourd’huitraduit, sublimealbumoù le droit à la différence est, demanièreà la fois simple et subtile, réaffirmé, et où lapoésie affleure àchaquepage.p EmilieGrangerayaTico et les ailes d’or, de Leo Lionni, traduit de l’anglais par AgathePeltereau-Villeneuve, L’Ecole des loisirs, 30p., 13,20 ¤. A partir de 5 ans.

Les joies du bushIl faut seméfierdes auto-stoppeuses jeunes et jolies. Pour avoiroublié cet adage,Nick, envacances enAustralie, se réveille unmatinàWollanup,unbledpauméoù l’étrangeAngie l’a conduitcontre songré. Kidnappé, droguéetmêmemarié sans sonconsentement,Nick est adoptéde force parune communautédedégénérés…Excellente idée que celle deChristiandeMetter,spécialistedes adaptationsenbandedessinée (Scarface, ShutterIsland…), d’avoir transposéce best-seller deDouglasKennedy:sa virée chez les fousdubushglace et déride tout à la fois. p F.P.aPiège nuptial, de Christian deMetter, Casterman, 128p., 18 ¤.

PassionprivéeSally est détectiveprivée. Undrôle de client enturbannédepansementsvient frapper à sonbureaupeu avantNoël:OsvaldoBrown, agentdenettoyagedans le civil et poète à sesheures, veut savoir qui lui a tiré dessus, sans raisonapparente– dumoins le croit-il. Dans cette petite ville perduedes Etats-Unis suintant l’ennui et le qu’en-dira-t-on, l’amour est unequête compliquée. Ce que raconte ce polar d’ambiance joli-mentmené, peuplé de loosers sympathiques.p F.P.aCastilla Drive, d’Anthony Pastor,Actes Sud, «L’An 2», 160p., 19 ¤.

Pourlebonheurdesfansdesoncélèbreflic, leSuédoisHennigMankelldonneencinqnouvellesunaperçudesesannéesdeformation

Wallanders’offreunejeunesse

p o c h e

TensionargentineUnpetitbourgsevoitcoupédumonde.Aucœurduromand’EugeniaAlmeida, lapeuret lepouvoir

“Une satire originale du pouvoir.”Les Inrockuptibles

“Mathieu Larnaudie sait aussi user des motspour manipuler son lecteur – mais afin d’amener

celui-ci à de fructueuses prisesde conscience. (…) Il décline son motif

avec une grande intelligence.Ӄric Chevillard, Le Monde des livres

ACTES SUD

©MarcM

elki

MathieuLarnaudie

Bandes dessinées

Macha Séry

Le 8février 1990, les citoyens dela RDA manifestent en faveurde l’unité allemande, le gouver-nement roumain annonce lacréation de tribunaux d’excep-tion, l’acteur britannique Terry

Thomas s’éteint dans le Surrey, AmélieNothombeffectuesapremière journéeausein de la firme Yumimoto (Stupeur ettremblements) et un personnage de fic-tion, Kurt Wallander, reçoit un appelurgent. Un policier de garde avise le com-missaire d’Ystad (Suède), à moitié endor-mi, qu’un couple de paysans vient d’êtremassacré. Tel était l’entrée enmatière deMeurtriers sans visage (1991). Avec ce pre-mierroman, la littératuregagnaitunnou-veau loup solitaire, 42 ans, divorcé, passa-blement désabusé, et un grandmaître dupolar venu du froid, comme on aime à ledire:HennigMankell.

«Il y a un temps pour vivre et un tempspour mourir» : cette formule de conjura-tion, répétée par Kurt Wallander tout aulong de sa carrière, résume le sort quiéchoitauxhérosdesagaslittéraires.Aprèsunedizainede romans, ils sont essoufflés,distraits, dépressifs. Ils ont bien ou malvécu.N’empêche. Il est tempspoureuxdepasser la main. «Kurt Wallander est cou-chédansson lit et ilpenseà lamort», lisait-on dans L’Homme inquiet, paru en Franceen 2010. Jumeau de son héros à troissemaines près, HennigMankell lui offraitun reposmérité. Lui aussi était fatigué dece double qui avait tant bataillé. Sauf queses innombrables lecteurs à travers lemonde ne l’entendirent pas de cetteoreille. Wallander était leur familier. Al’écran, Kenneth Branagh lui avait prêtéses traits dans une série télévisée(2008-2010). Ils l’avaient suivi dans toutela Scanie et même jusqu’en Afrique duSud(LaLionneblanche).Wallandern’avait-ilpasencorequelquesmunitions,unrested’indignation?

Pour Hennig Mankell, il n’était pasquestionde sortirWallanderde sa retraiteni de lui rendre sur le tard ses illusions.C’est donc sa jeunesse que l’écrivain lui

rend, en guise d’épilogue. Sa jeunesse etses doutes. Wallander a 21 ans, écoute del’opéra et fumedes John Silver. Affecté aumaintiendel’ordre, ilestcensépatrouillerdans les rues de Malmö. Il entretient unerelationorageuseavecsonpère,douxdin-gue qui ne peint que des coqs de bruyère,ainsi qu’avec sa fiancée, Mona, agacéequ’il lui fausse compagnie à cause de sontravail. Le jeune adulte se désole à l’idéeque lamaisonde sonenfance soit vouée àla démolition. Et le novice en passe d’êtremuté à la brigade criminelle s’interroge:«Mais peut-on être à la fois sentimental etunbonflic?»L’avenir le luidira.Lesfidèlesd’HennigMankell,eux,lesavent.Cetteiro-nie dramatique – tout savoir d’un destinquel’intéresséignore–insuffleàla lectureun sentimentdemélancolie.

D’une centaine de pages, la premièredes cinq nouvelles du recueil La Faillesouterraine voit Wallander enquêter sur

lesmotifs qui ont conduit son voisin à sesuicider. Cette traque où s’exprime déjàsonflair sanspareil le conduiraauxportesde lamort. Première enquête et premièreleçon infligée, dans la douleur, par l’ex-

périence.Parce que les his-

toires s’échelonnententre 1969 et 1989,celles-cioffrent le rac-courci d’une vie. A30 ans, Wallanderparaissait plus jeuneque son âge. Dix ans

plus tard, il a prématurément vieilli. L’an-cien premier ministre Olof Palme a étéassassiné, les formesque revêt la violence(xénophobie, corruption, mondialisationdes réseaux criminels) témoignent d’uneinquiétante évolution. Wallander détientenfinlaréponseàsaquestion: ilestmalai-sé d’être à la fois bon flic et sentimental.p

Ç a ne dure que quelquesjours, et ça n’a pas l’air biengrave: il y a cet autobus quicesse de s’arrêter comme il

le fait normalement chaque soir,dans ce village du fin fond del’Argentine, et ce train qui nepasse plus. Les habitants nes’inquiètent pas vraiment: il doitbien y avoir une explication. Detoute façon, ils vont rarementbien loin…

Maisilyaaussiceslivresquidis-paraissent de la bibliothèque, cesjournauxquinesontplus livréset,surtout, ces militaires qui inven-tent de nouveaux mensongespour se justifier, et se mélangentles pinceaux. Sans oublier cetoragequin’éclatepas,cescoupsdefeu qui résonnent au loin, cettefemme, épouse soumised’unavo-cat, qui devient folle, cette tensionquimonte…

Avec samise en scèned’unhuisclos étouffant et l’omniprésencede ses dialogues, L’Autobus faitpenser à une pièce de théâtre quiemprunterait à Ionesco pour larécurrence de phénomènes appa-remment sans intérêt et la répéti-tionde phrases absurdes oud’unesimplicité désarmante.

Ecrit sans le moindre effet demanchesnilapluspetitetendanceà la démonstration, le premierroman de l’Argentine EugeniaAlmeida raconte, à travers l’his-toire apparemment bénigne d’unvillage coupé du monde l’espacedequelques jours, lamise enplaced’unedictature.

FoulemoutonnièreTrès court, le livren’a lui-même

pas l’air bien dangereux. Aprèstout, il s’achève sur le rétablisse-ment des communications et destransports… Mais, entre-temps,toute la vie de ce petit bourg auraété changée, et l’auteur – né en1972–auramisaujourlesmécanis-mes du pouvoir et de la peur, et lacapacitéd’inertied’unefoulemou-tonnière, contente tant qu’on luifournit une animation, et qui sesatisfait des prétextes délivrés à laradio par les autorités. Un texted’une puissance étonnante, quiévoque autant le passé dictatorialde l’Argentine qu’il démonte lefonctionnement de tout pouvoirà visée totalitaire.p

Raphaëlle Leyris

j e u n e s s e

p o l a r

L’Autobus (El colectivo),d’EugeniaAlmeida,trad. de l’espagnol (Argentine)parRené Solis,Métailié, «Suitehispano-américaine», 132p., 7¤.

Mélangedesgenres

La Faille souterraineet autres enquêtes,d’HenningMankell,traduit du suédois parAnnaGibson, Seuil, «Policiers»,474p., 21,80¤(en librairie le 4octobre).

TANJA LUTHER/PLAINPICTURE

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.09.28

Eva Illouz

NicolasWeill

Dérangeant sansdoute, pour unesociologue, d’avoirproduit un best-seller.Habituéeàsesatisfairedumillier

d’exemplaires réservé aux ouvra-ges de sciences humaines – quandils «marchent» ! –, l’IsraélienneEva Illouz en vient à s’interrogersur cette coïncidence entreréflexion scientifique et intérêtgoulu du public. Celui-ci ne naî-trait-il pas d’un malentendu? Lasociologie ne consiste-t-elle pas àdévoiler la prose des relationssociales sous la «poésie du cœur»etnon àprescrire ou conseiller?

C’est l’Allemagne qui a révéléPourquoi l’amour fait mal. Quandelleestsortiedébut2011, cetteana-lyse de « l’expérience amoureusedans lamodernité» s’y est venduepar dizaine de milliers d’exem-plaires. Certes, le sujet, le titre et lacouleur rose bonbon choisie pourla couverture de l’édition alle-mande (à son corps défendant,assureEvaIllouz)ysontpourquel-que chose. Mais quiconque litl’ouvrage constate le sérieux desanalyses et le refus du racolage.

Elégante, toute de noir vêtue,Eva Illouz est visiblement de nou-veau inquiète de voir son livre,désormais traduit en français,confondu avec les manuels de«développement personnel» oude«self-help». Par crainte,dit-elle,«du mélange des genres», elle ad’ailleurs refusé des sollicitationsémanantde journaux féminins.

Sonessai se veut une étude exi-geante sur la crise contemporainede la relation amoureuse en criseprovoquée, selon elle, par une«grande transformation» quiserait induite par la révolutionsexuelle et ses effets indirects : lamultiplication des partenairespossibles et la métamorphose del’amour qui, de passion, devient,dans une économie de l’abon-dance, l’objet d’un froid calculrationnel. Tout en se défendantd’être une nostalgique de l’amourcourtois, simple mise en scène dela domination masculine, elleconstate que les femmes ont été

lesgrandesperdantesd’uneévolu-tion qui a reformulé, sans l’abolir,la «domination affective » deshommes.

Même si la sociologie del’amouraquelquesprédécesseurs,dont Erich Fromm (1900-1980) ouNiklas Luhmann (1927-1998) parexemple, Eva Illouz est la premiè-re à introduire aussi radicalementaucœurdelavieaffective,ordinai-

rement abandonnée aux «psys»ou aux neurologues, l’ombre desinstitutionset de la vie sociale.

Cechampdel’expérienceamou-reuse, Eva Illouz le laboure depuisses études. Née auMaroc dans lesannées1960,d’unpèrebijoutieretd’une mère au foyer plutôt tradi-tionalistes, elle atterrit à Sarcelles(Val-d’Oise), alorsmétropole fran-çaisedelacommunautéjuiveséfa-rade.Unpassédifficile à imaginer,tantEva Illouzestmaintenantunepersonnalité internationale, quiécrit en anglais et donne ses coursen hébreu. Elle n’en voue pas

moins une certaine reconnais-sanceausystèmed’éducationfran-çais. Au lycée, elle a eu pour pro-fesseur de philosophie CatherineColliot-Thélène,elle-mêmespécia-listedeMaxWeber, qui l’a initiéeàla sociologiede Pierre Bourdieu.

Pourtant, son intérêt pour larelationamoureuse,elledit l’avoiraussi puisé dans la littérature, enlisant, à 19ans, Belle du Seigneur,

d’Albert Cohen(Gallimard,1968) : « C’estCohen qui m’arendue sociolo-gue. Parce quele langage deséduction deSolaletd’Arianeétait explicite-

ment relié à un discours de pou-voir.Ontrouveunevisionsociologi-que du savoir amoureux dans lesstratégiesd’ascensionsocialeprati-quées par Solal.»

La littérature demeured’ailleursl’undeses«terrains»pri-vilégiés, avec les enquêtes à ques-tionnaireoulaméthodedesentre-tiens encadrés. Dans Pourquoil’amour fait mal, l’œuvre de JaneAusten sert de contrepoint absolude l’amourmoderne.

La voix douce et posée d’EvaIllouz fait entendre la rumeur detous les chemins qu’elle a traver-

sés de par le monde. A 24 ans, elleest partie pour les Etats-Unis faireun doctorat de communication àl’université de Pennsylvanie.Pourquoi ce nouveau départ? «Al’époque, au début des années1980, le système américain mesemblait plus ouvert sur le mondeet, à la différence de l’universitéfrançaise, pratiquait un recrute-ment international », expli-que-t-elle.

Pourtant, elle a fini par s’instal-lerà Jérusalem.Lesexplicationsdece choix sont assez sobres, désen-chantéesmême: «Je neme voyaispas vivre aux Etats-Unis. » Elleconcède avoir eu «une fibre sio-niste sans trop savoir ce que celavoulait dire» et l’avoir perdu au fildes ans. A Jérusalem, elle a trouvéavant tout un poste à l’Universitéhébraïque.

HabituéedespagesopinionsduquotidienHaaretz, elle s’impliquecependant dans la vie publiqueisraélienne, où les voix de gauched’origine marocaine ne sont paslégion (professer un libéralismeéclairé ayant été traditionnelle-ment l’apanage de l’establish-ment intellectuel ashkénaze).Mais elle sépare nettement sonengagement critique de son tra-vail de sociologue.

A l’extérieur, c’est donc l’Alle-magne qui l’a propulsée au rangd’intellectuelle mondialementreconnue. Adoptée par les presti-gieuses éditions Suhrkamp, elleest chargée, au début des années2000, des «conférences Adorno».Cette série d’interventionsdonne-ra Les Sentiments du capitalisme(Seuil, 2006). Depuis lors, elle estrégulièrement sollicitée par lesmédias allemands.

Tout récemment, elle est inter-venue dans l’hebdomadaire DerSpiegel en faveur de la théori-cienneaméricainedugenre, JudithButler,quiavaitvul’attributionduprix Adorno contestée par la com-munauté juive de Francfort pourses positions anti-israéliennes,jugées virulentes. Fidèle à son ins-piration de toujours, la pensée dusociologue Max Weber, elle appe-lait à nettement séparer le savant

et le politique et à reconnaîtrel’œuvre, sanspartager les thèses.

La voilà qui s’apprête à publierune étudeconsacrée aubest-sellerSM américain Fifty Shades of Greyde E. L. James (près de 20millionsd’exemplaires vendus aux Etats-Unis, lire Le Monde du 10août).« Le personnage féminin de ceroman, je levoiscommeunperson-nage post-féministe », assu-re-t-elle. Ou une nouvelle proiepour une sociologie culturelle del’amour-qui-fait-mal!p

Plonwww.plon.fr

«Un amour lustré par la vodka et déchirépar les non-dits vient s’échouer dans undélicieux fracas.» Paris Match

«Delphine de Malherbe est une romancièrede la passion.» MadaMe Figaro

En librairie

Sociologueisraéliennereconnue,ellerencontremaintenantunlargesuccèspublic:«Pourquoil’amourfaitmal»,sonnouvel–etexigeant–essai,estunbest-sellerenallemandetenanglais.Levoilàtraduitenfrançais.

Enquêted’amour

Réinventeruneéthiquedelapassion

Rencontre

Pourquoi l’amour faitmal.L’expérienceamoureusedans lamodernité(WhyLoveHurts.A Sociological Explanation),d’Eva Illouz,traduit de l’anglais parFrédéric Joly, Seuil, «La couleurdes idées», 400p., 24¤.

Son intérêt pour la relationamoureuse, elle dit l’avoirpuisé dans la littérature,en lisant, à 19ans,«Belle du Seigneur»

Parcours

COMMENTPRODUIREune théorienou-velle de la souffranceamoureuse, ce«mal» si prenant quinous saisit à cha-que abandonet semblemettre à bas lefoyermêmedenotre identité, à l’èremoderne?Comment éviter de sombrerdansunpsychologismequi rend les indi-vidus, leur petite enfanceou leurspatho-logiespsychiques, systématiquementcoupablesdenospropres échecs?DansPourquoi l’amour faitmal,Eva Illouzopposeau «tout-psychanalytique», quirègne enmaître sur le sujet, une concep-tion exclusivement sociologiquedumalheur amoureux.

Car si nous sommeséprouvés enamour, suggère l’ouvrage, il faut en cher-

cher les causes dansunemutation collec-tive qui a détaché celui-ci de l’endoga-mie sociale de jadis. Le «champsexuel»est devenuouvert et autonomeet lespossibilités innombrables.

PourEva Illouz, cettemutationprofiteauxhommes, plus libres, dès lors que ledésir d’enfantdes femmesdésavantagecelles-ci sur ce qui sembledevenuunvéritable«marché». Comment réconci-lier la revendication féministed’égalitéet l’amour? La sociologuesuggèreplu-sieurspistes: séparer strictement repro-ductionet amour, envisagerque lesenfants soient élevés surunmodecom-munautaireurbain, et surtout réinven-teruneéthiquede la passion.pN.W.

1961Eva Illouznaît à Fès (Maroc).Elle arrive en France à l’âge de 10ans.

1991Elle reçoit sondoctorat encommunicationde l’universitédePennsylvanieavantde rejoindrel’Universitéhébraïquede Jérusalem.

2004Elle est invitée à prononcer les«ConférencesAdorno» à Francfort.

2006Les Sentimentsdu capitalisme (Seuil).

2011Pourquoi l’amour faitmalsort en allemandchez Suhrkampavantdeparaître en anglais. Prèsde40000exemplairesvendus. ISABELLE LEVY-LEHMANN POUR «LE MONDE»

10 0123Vendredi 28 septembre 2012