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Mariage du troisième genre prière d’insérer Kafka, aimer et mourir Dans « La Splendeur de la vie », l’écrivain allemand Michael Kumpfmüller évoque la dernière passion de l’auteur du « Procès ». Poignant Jean Birnbaum Christine Lecerf A la fin de sa vie, Franz Kaf- ka a été un homme heu- reux. Les faits sont avé- rés depuis longtemps. Mais le mythe qui en- toure l’auteur du Procès est si puissant et si sombre qu’il rend cette vérité inconcevable. La Splen- deur de la vie, quatrième livre de l’écri- vain allemand Michael Kumpfmüller (le deuxième traduit en français, après Fugue en lit mineur, Denoël, 2003), la rétablit cependant avec tant de jus- tesse, et une telle puissance, qu’il sera désormais impossible de l’oublier. Solidement étayé sur près d’un siè- cle de recherches biographiques et pro- fondément imprégné par la lecture des journaux, carnets et lettres de l’écrivain pragois, ce très beau roman, unanimement salué par la critique allemande à sa parution, en 2011, réus- sit un tour de force. Obéissant à ce que Kafka nommait lui-même, dans son Journal, « l’essence de la magie », il par- vient à dévoiler ces ultimes moments de plénitude grâce aux seuls pouvoirs de l’invocation romanesque. Kumpf- müller rend en effet Kafka présent, comme il ne l’avait encore jamais été sous la plume des exégètes, à travers le regard aimant de Dora, jeune femme consciente de la grandeur de son œuvre mais avant tout amoureuse de son corps. Hommage d’autant plus bouleversant que les preuves tangi- bles de cet amour, les trente-cinq let- tres et les vingt cahiers que Dora Dia- mant, à l’instar de l’ami et exécuteur testamentaire de Kafka, Max Brod, avait sauvés de la destruction contre la volonté de l’écrivain, ont été empor- tées par la Gestapo et n’ont pas encore été retrouvées à ce jour. C’est l’été 1923. Kafka, déjà très ma- lade, se rend avec sa sœur Elli à Müritz, une petite station balnéaire sur la Balti- que. Du balcon de sa chambre d’hôtel, il voit les enfants du centre de vacan- ces du Foyer populaire juif de Berlin jouer et chanter en hébreu. C’est là que ses yeux bleus se fixent sur Dora pour la première fois. Il vient d’avoir 40 ans, elle en a tout juste 25. Elle est assise à la table de la cuisine, occupée à vider des poissons. C’est le déclic, la révélation que l’éternel célibataire n’attendait plus. Le lendemain, comme par mé- garde, il effleure sa main qui épluche des pommes de terre. Puis, il regarde « sa bouche, rien que sa bouche, et chu- chote quelque chose à ses cheveux, à la cambrure de son dos ». Tout l’art de Kumpfmüller consiste à arrimer son récit à ces détails concrets qui donnent plus à voir qu’à comprendre. La Splendeur de la vie tient tout entier dans l’accumulation de ces gestes dénués de toute psycholo- gie, de ces postures presque imperson- nelles des corps, montrant sans l’expli- quer la force irrépressible d’un amour « qui se passe de mots ». D’ailleurs, Franz n’écrit guère. Rasé de près, il ajuste sa cravate devant la glace com- me au premier rendez-vous. Envelop- pée dans la robe de chambre de son « chéri » et assise sur ses genoux, Dora ajoute un post-scriptum aux lettres qu’il vient d’adresser à Max Brod ou à Robert Klopstock, surprise par sa belle écriture « à la fois déliée et toute en saillies ». Le parti pris du roman est presque graphique. Il invite sans cesse le lecteur à visualiser, fidèle en cela à l’une des leçons fondamentales d’un écrivain également dessinateur. Mais les jours sont comptés. Kafka n’a plus qu’onze mois à vivre. La tuber- culose a déjà rongé ses poumons, elle est en train de gagner le larynx et va bientôt attaquer les intestins. Pour- tant, il lui semble disposer de plus de temps qu’il n’en a jamais eu. Le bon- heur, c’est peut-être cela. D’ailleurs, il s’est remis à écrire. Il lit parfois à Dora, qui écoute davantage sa voix que ses histoires d’animaux dont le sens lui échappe encore. Bientôt, Franz n’est plus capable de parler et communique seulement par billets : « Combien de temps pourras-tu le supporter ? Com- bien de temps pourrai-je supporter que tu le supportes ? » Découpée en trois parties, elles- mêmes scandées en douze chapitres, La Splendeur de la vie est sans cesse rat- trapée par l’imminence de la fin. Sous la plume de Kumpfmüller, Dora s’im- pose comme la complice de son ultime combat. A son côté, à l’instant décisif, il est allé jusqu’au bout pour la première fois. Il a rompu avec Prague, avec la famille, avec la solitude. Il s’est installé à Berlin, où l’inflation galope et l’anti- sémitisme se propage. Ensemble, lui le juif assimilé, coupé de la tradition, et elle la juive de l’Est, issue d’une tradi- tion étrangère, ils rêvent de Palestine. Comme si c’était pour la vie. « Comme si c’était son droit, et l’effroi une supers- tition vaincue », précise le romancier, dont le pouvoir est précisé- ment d’écrire « comme si », d’explorer aussi loin que les faits le permettent tout le sens du possible. En 1915, Kafka notait dans ses Carnets : « Il n’y a personne pour me com- prendre dans la totalité de mon être. Avoir quelqu’un qui le puisse, une femme par exemple, ce serait avoir pied de tous côtés, avoir Dieu. » Le temps d’un roman, sous le charme de La Splendeur de la vie, ce rêve peut devenir réalité. p 8 aLe feuilleton Javier Tomeo a métamorphosé Eric Chevillard 10 aRencontre Michèle Audin, géomètre du souvenir 2 La « une », suite aEntretien Kafka personnage de fiction, avec Georges-Arthur Goldschmidt aEclairage Sur la piste des archives C e fut tout à la fois une cérémonie traditionnelle et un mariage d’aujourd’hui. En cette matinée d’avril, la foule se pressait dans l’église de la Made- leine, à Paris, pour honorer les futurs époux que des prêtres en chasuble dorée s’apprêtaient à bénir. Tous admiraient la beauté androgyne du marié et la grâce altière de la mariée, dont les lèvres s’ornaient d’un imperceptible duvet. Déjà ces deux-là ne faisaient plus qu’un, partageant tout et d’abord leur identité : leur échange était d’autant plus parfait que lui était une femme et qu’elle était un homme. Ce « mariage mo- derne » entre deux travestis homosexuels (une duchesse virilisée, un duc efféminé) est raconté dans M. Antinoüs et M me Sapho, roman signé Luis d’Herdy, publié en 1899 et qui vient d’être réédité (GayKitschCamp, 100 p., 14 ¤). Le texte est typique de la littérature « décadente » de la Belle Epoque. On y retrouve l’écriture désuète, mais aussi la charge critique à l’égard du « mariage bour- geois ». Aujourd’hui, ce roman suscite au moins deux lec- tures. Il rappelle d’abord que, si le mariage homosexuel est une réalité nouvelle, le mariage des homosexuels, lui, ne date pas d’hier : depuis le XIX e siècle, ils ont été nom- breux à détourner les normes matrimoniales pour se bri- coler un espace symbolique. Mais ce livre en dit plus sur l’avenir que sur le passé. En mettant en scène une « nor- malité » hybride et recomposée (à la fin des fins, ici, un homme épouse une femme), il annonce une alliance qui n’est ni hétéro ni homosexuelle, une union du troisième type. Si un tel mariage suscite l’enthousiasme ou le trou- ble, c’est qu’il peut ouvrir tout l’espace des possibles : sans cesse à réinventer, il accueillera des identités mobi- les et de multiples arrangements sexuels, affectifs, voire amicaux. Cette union à venir est en train de s’élaborer sous nos yeux. C’est encore un mariage hors genre, un mariage sans nom, au sens où Théophile Gautier faisait dire à Mademoiselle de Maupin : « Je suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de nom. » p 6 aHistoire d’un livre Sombre dimanche, d’Alice Zeniter 3 aTraversée Les artistes et leurs muses 7 aEssais Une histoire des bas-fonds 9 aFantastique Décidément, le loup-garou y est 45 aLittérature Joan Didion, Claire Gallen, Ben Fountain, Emmanuelle Bayamack-Tam D’ultimes moments de plénitude dévoilés grâce aux seuls pouvoirs de l’invocation romanesque Philippe Forest Le chat de Schrödinger « Un roman poétique et somptueusement spéculatif. » Nathalie Crom, Télérama « Une méditation métaphysique d’une extraordinaire liberté. » Élisabeth Philippe, Les Inrockuptibles présente roman C. Hélie © Gallimard roman La Splendeur de la vie (Die Herrlichkeit des Lebens), de Michael Kumpfmüller, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 290 p., 19,50 ¤. JESSY DESHAIS Cahier du « Monde » N˚ 21144 daté Vendredi 11 janvier 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

Mariagedutroisièmegenre

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Kafka,aimeretmourirDans«LaSplendeurde lavie», l’écrivainallemandMichaelKumpfmüllerévoqueladernièrepassiondel’auteurdu«Procès».Poignant

Jean Birnbaum

Christine Lecerf

Ala findesavie, FranzKaf-ka a été un homme heu-reux. Les faits sont avé-rés depuis longtemps.Mais le mythe qui en-toure l’auteur du Procès

est si puissant et si sombre qu’il rendcette vérité inconcevable. La Splen-deurde la vie, quatrièmelivredel’écri-vain allemandMichael Kumpfmüller(ledeuxièmetraduitenfrançais,aprèsFugue en lit mineur, Denoël, 2003), larétablit cependant avec tant de jus-tesse, et une telle puissance, qu’il seradésormais impossiblede l’oublier.

Solidement étayé sur près d’un siè-clederecherchesbiographiquesetpro-fondément imprégné par la lecturedes journaux, carnets et lettres del’écrivainpragois, ce très beau roman,unanimement salué par la critiqueallemandeàsaparution, en2011, réus-situn tourde force.Obéissantà cequeKafka nommait lui-même, dans sonJournal, « l’essencede lamagie», il par-vient à dévoiler ces ultimesmomentsdeplénitudegrâce aux seuls pouvoirsde l’invocation romanesque. Kumpf-müller rend en effet Kafka présent,comme il ne l’avait encore jamais étésouslaplumedesexégètes,àtraversleregard aimant de Dora, jeune femmeconsciente de la grandeur de sonœuvremais avant tout amoureuse deson corps. Hommage d’autant plusbouleversant que les preuves tangi-bles de cet amour, les trente-cinq let-tres et les vingt cahiers que Dora Dia-mant, à l’instar de l’ami et exécuteurtestamentaire de Kafka, Max Brod,avaitsauvésdeladestructioncontrelavolonté de l’écrivain, ont été empor-téespar laGestapoetn’ont pas encoreété retrouvéesà ce jour.

C’est l’été 1923. Kafka, déjà trèsma-lade,se rendavecsasœurElli àMüritz,

unepetitestationbalnéairesurlaBalti-que. Du balconde sa chambre d’hôtel,il voit les enfants du centre de vacan-ces du Foyer populaire juif de Berlinjoueretchanterenhébreu.C’est làqueses yeuxbleus se fixent surDorapourlapremièrefois. Ilvientd’avoir40ans,elleenatout juste25. Elleestassiseà latablede la cuisine, occupée àvider despoissons. C’est le déclic, la révélationque l’éternel célibataire n’attendaitplus. Le lendemain, comme par mé-garde, il effleure sa main qui épluchedes pommes de terre. Puis, il regarde«sabouche, rienque sa bouche, et chu-chote quelque chose à ses cheveux, à lacambrurede sondos».

Tout l’art deKumpfmüller consisteà arrimer son récit à ces détailsconcrets qui donnent plus à voir qu’àcomprendre. La Splendeur de la vietient tout entier dans l’accumulationdecesgestesdénuésdetoutepsycholo-gie,decesposturespresqueimperson-nellesdescorps,montrantsans l’expli-quer la force irrépressible d’un amour«qui se passe de mots ». D’ailleurs,Franz n’écrit guère. Rasé de près, ilajuste sa cravate devant la glace com-me au premier rendez-vous. Envelop-pée dans la robe de chambre de son«chéri» et assise sur ses genoux, Dora

ajoute un post-scriptum aux lettresqu’il vient d’adresser àMax Brod ou àRobertKlopstock, surprisepar sabelleécriture «à la fois déliée et toute ensaillies». Le parti pris du roman estpresquegraphique. Il invite sanscessele lecteur à visualiser, fidèle en cela àl’une des leçons fondamentales d’unécrivainégalementdessinateur.

Mais les jours sont comptés. Kafkan’aplusqu’onzemoisàvivre.Latuber-culose a déjà rongé ses poumons, elle

est en train de gagner le larynx et vabientôt attaquer les intestins. Pour-tant, il lui semble disposer de plus detemps qu’il n’en a jamais eu. Le bon-heur, c’est peut-être cela. D’ailleurs, ils’est remisà écrire. Il lit parfois àDora,qui écoute davantage sa voix que seshistoires d’animaux dont le sens luiéchappe encore. Bientôt, Franz n’estpluscapabledeparleretcommuniqueseulement par billets : «Combien detemps pourras-tu le supporter? Com-biendetempspourrai-jesupporterquetu le supportes?»

Découpée en trois parties, elles-mêmes scandées en douze chapitres,LaSplendeurde lavieestsanscesserat-trapée par l’imminence de la fin. Sousla plume de Kumpfmüller, Dora s’im-posecommelacomplicedesonultimecombat.Asoncôté,à l’instantdécisif, ilestallé jusqu’auboutpour lapremièrefois. Il a rompu avec Prague, avec lafamille,avec la solitude. Il s’est installéà Berlin, où l’inflation galope et l’anti-sémitismesepropage.Ensemble, lui lejuif assimilé, coupé de la tradition, etelle la juive de l’Est, issue d’une tradi-tion étrangère, ils rêvent de Palestine.Commesi c’était pour la vie. «Commesic’était sondroit, et l’effroiunesupers-tition vaincue», précise le romancier,

dontlepouvoirestprécisé-ment d’écrire « commesi», d’explorer aussi loinque les faits le permettenttout le sens dupossible.

En 1915, Kafka notaitdans ses Carnets : «Il n’y apersonne pour me com-prendredans la totalité de

monêtre.Avoirquelqu’unqui lepuisse,unefemmeparexemple,ceseraitavoirpied de tous côtés, avoir Dieu. » Letemps d’un roman, sous le charme deLa Splendeur de la vie, ce rêve peutdevenir réalité.p

8aLe feuilletonJavier Tomeo amétamorphoséEric Chevillard

10aRencontreMichèle Audin,géomètredu souvenir

2La «une», suiteaEntretienKafkapersonnage defiction, avecGeorges-ArthurGoldschmidtaEclairageSur la pistedes archives C e fut tout à la fois une cérémonie traditionnelle

et unmariage d’aujourd’hui. En cettematinéed’avril, la foule se pressait dans l’église de laMade-

leine, à Paris, pour honorer les futurs épouxquedesprêtres en chasuble dorée s’apprêtaient à bénir.Tous admiraient la beauté androgynedumarié et lagrâce altière de lamariée, dont les lèvres s’ornaientd’un imperceptible duvet. Déjà ces deux-là ne faisaientplus qu’un, partageant tout et d’abord leur identité :leur échange était d’autant plus parfait que lui était unefemmeet qu’elle était unhomme. Ce «mariagemo-derne» entre deux travestis homosexuels (une duchessevirilisée, unduc efféminé) est raconté dansM.AntinoüsetMmeSapho, roman signé Luis d’Herdy, publié en 1899et qui vient d’être réédité (GayKitschCamp, 100p., 14 ¤).

Le texte est typique de la littérature «décadente» dela Belle Epoque. Ony retrouve l’écriture désuète,maisaussi la charge critique à l’égard du «mariage bour-geois». Aujourd’hui, ce roman suscite aumoins deux lec-tures. Il rappelle d’abord que, si lemariage homosexuelest une réalité nouvelle, lemariage des homosexuels, lui,ne date pas d’hier : depuis leXIXe siècle, ils ont été nom-breux àdétourner les normesmatrimoniales pour se bri-coler un espace symbolique.Mais ce livre endit plus surl’avenir que sur le passé. Enmettant en scène une «nor-malité» hybride et recomposée (à la fin des fins, ici, unhommeépouseune femme), il annonceune alliance quin’est ni hétéro ni homosexuelle, une uniondu troisièmetype. Si un telmariage suscite l’enthousiasmeou le trou-ble, c’est qu’il peut ouvrir tout l’espace des possibles :sans cesse à réinventer, il accueillera des identitésmobi-les et demultiples arrangements sexuels, affectifs, voireamicaux. Cette union à venir est en train de s’élaborersousnos yeux. C’est encore unmariage hors genre, unmariage sans nom, au sens où ThéophileGautier faisaitdire àMademoiselle deMaupin: « Je suis d’un troisièmesexe à part qui n’a pas encore de nom.»p

6aHistoired’un livreSombredimanche,d’Alice Zeniter

3aTraverséeLes artisteset leurs muses

7aEssaisUne histoiredes bas-fonds

9aFantastiqueDécidément, leloup-garou y est

4 5aLittératureJoan Didion,Claire Gallen,Ben Fountain,EmmanuelleBayamack-Tam

D’ultimesmoments deplénitude dévoilés grâceaux seuls pouvoirs del’invocation romanesque

Philippe ForestLe chat de Schrödinger« Un roman poétique et somptueusementspéculatif. »Nathalie Crom, Télérama

« Une méditation métaphysiqued’une extraordinaire liberté. »Élisabeth Philippe, Les Inrockuptibles

présente

roman

C.H

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roman

La Splendeurde la vie(DieHerrlichkeit des Lebens),deMichaelKumpfmüller,traduit de l’allemandparBernardKreiss,AlbinMichel, 290p., 19,50¤.

JESSY DESHAIS

Cahier du «Monde »N˚ 21144 datéVendredi 11 janvier 2013 - Nepeut être vendu séparément

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e n t r e t i e n

Letraducteuretgrandconnaisseurdel’auteurdu«Château»expliquelafascinationqu’ilexercesurchacun

Georges-ArthurGoldschmidt:«Kafkaétaitunhommeheureux,tragiquementheureux»

Propos recueillis parAmauryda Cunha

Georges-ArthurGoldschmidtestunécrivainetuntraduc-teur français d’origine alle-mande. Il a traduit plusd’unevingtainedelivresdePeter Handke, mais aussi

de Franz Kafka, à deux reprises: Le Procès(1974), Le Château (1976). Il est par ailleursl’auteur d’un essai qui lui est consacré :Celuiqu’oncherchehabitejusteàcôté (Ver-dier, 2007). Ses récits autobiographiques,comme La Traversée des fleuves (Seuil,1999), évoquent son enfance allemande,et l’énergie déployée pour devenir soi-même.

La vie amoureuse de Kafka semble tou-jours être associée au désastre. « Il nem’est possible d’aimer que si je peuxplacermonobjet tellement plus au-des-sus demoi qu’ilme devient inaccessi-ble», confiait-il àMaxBrod, sonmeilleur ami, en 1921.Malgré ses nom-breux échecs avec les femmes, Kafkaaborde chaquenouvelle aventure avecundésir d’absolu. Est-ce par roman-tisme? Désespoir?

Ni l’un ni l’autre. C’est plutôt une sortede propulsion intérieure. Ce qui actionnelapassionvitaledeKafka, c’estunmouve-ment en avant qui ne s’arrête jamais. Siquelque chose était atteint, il se briserait.Toutes ses nouvelles contiennent lamême procédure. Ça commence, et celaneseterminejamais.D’oùlaforceextraor-dinairedesrécitsdeKafka.S’ils fascinentàce point le lecteur, c’est parce qu’il y re-trouve le mouvement de sa propre exis-tence. Dans la correspondance amou-reuse, c’est la même chose. Kafka avaitune vie érotique particulièrement forte,elle apparaît partout. Dans Le Procès, lesfemmes sont omniprésentes. Il avait unerelation étrange avec elles, il les considé-rait comme des proies intimes. Ce qui estessentiel, c’est la conquête amoureuse,

sans fin. Il n’y a pas d’objet qui puisse lesatisfaire.

Après les épisodes de torturesmenta-les connus avec Felice Bauer, JulieWohryzek,Milena Jesenska, Kafka ren-contreDoraDiamant. C’est l’amourfou, accessible, concret. Ils envisagentmêmed’ouvrir un restaurant ensem-ble à Tel-Aviv! L’image d’unKafkaheureux semble irréelle. Cela voussurprend-il?

Non,pasdutout,car ilyatoujours,chezKafka,unbonheurprofond.D’ailleurs, j’aiconnuune personnequi l’avait fréquentéet qui m’a raconté qu’il riait beaucoup!Kafka était un homme heureux, parcequ’il avait en lui cette espèce de passionconstante. Heureux, mais tragiquement

heureux, il était tout entier traversépar laforcedudésespoir.

Là, il y a cependant quelque chosed’inédit : il vit presquemaritalementavecDora….

Oui,mais,àcettepériode, ilestpratique-ment à l’article de lamort.

Voulez-vousdire qu’il y a un rapportentre l’affaiblissement physiquedel’écrivain et sa stabilité amoureuse?

On ne peut pas le savoir, lui seul pour-rait nous le dire. Il est probableque ceder-nier stade de la maladie ait joué un rôle.Mais là, je crois que l’on ne peut faire quedes hypothèses. Il est cependant frappantde constater qu’entre1923 et 1924, l’exis-tence de Kafka est touchée par une sortede souveraineté, sans doute à cause del’imminence de sa fin. Il atteint enfin lafemme idéale, car cette rencontre se pro-duit au moment de la mort. Les femmesqui ont précédé ne recelaient pas l’espècedebonheurmortel de cesderniers jours.

C’est sans doute cemystère qui ali-mente les fictions, les récits oùKafkaapparaît, commedans «La Splendeurde la vie», deMichael Kumpfmüller….

Car c’est extraordinairement tentant!Si Kafka a eu tant de retentissement, c’estparce qu’il est d’une écrasante simplicité.Une simplicité qui incite toujours à allerplus loin. Personne n’est détenteur d’unevérité de Kafka. Et, pourtant, tout lemon-de dit la vérité. C’est ça qui est sidérant :

Kafka, c’est tout lemonde. Chaque lecteurest kafkaïsé. D’où les problèmes de repré-sentations cinématographiques de Kafka.C’est une erreur majeure de faire voirK.quisebaladeautribunal (LeProcès,d’Or-son Welles, 1962), puisque c’est le specta-teur lui-même qui se promène dans lesgaleries du tribunal. Le spectateur ne doitjamais voir K., puisqu’il est lui-mêmeK.Celui qui a magnifiquement compriscela, c’estMichaelHaneke, dans sonadmi-rableadaptationduChâteau(en1997,pourla télévision). Onn’y voit jamais le person-nage, juste son déplacement à l’intérieurdu château.

A cette période, Kafka écrit «Le Ter-rier», texte sublime et tragique qui nesemble cependant pas refléter cettepériode d’accalmie. L’écriture a-t-elledéjà perdude vue la vie?

C’est vrai. Sauf qu’en allemand, cela nes’appelle pas « Le Terrier », mais « LaConstruction», ce qui est déjà un change-ment formidable.«DerBau», c’est à la foisla construction telle qu’elle est faite, lesgaleriesquel’animalcreuse,maisc’estaus-si la construction en train de se faire. Lemotadeuxsens enallemand.«LeTerrier»est un titre qui annule complètement lecontenu. Or Kafka avait explicitementappelé ce texte «La Construction», refletde sa vie amoureuse avec Dora : un senti-ment est en train de se bâtir.

Mais là, l’écriture ne rencontre pas lavie immédiate, la biographie…

Elle est symbolisée par cette consciencedesoiqu’acetanimal.Cetexteestunefigura-tionde la réalitéde lavie. Peut-onvraimentétablirdes rapportsentrevie et écriture surceplan-là? Jene sais pas. Ce récit a une tellepuissance qu’il se suffit à lui-même et quetoutes les interprétations sont possibles.Encore une fois, tout ce qu’on dit de Kafkaest juste et nécessaire. Mais c’est toujoursinsuffisant, comme la viemême de Kafka:toujours en déplacement, à la recherched’un lieu idéal, comme Berlin, qu’il netrouve d’ailleurs qu’au moment où il vamourir. L’accèsà lavéritéa lieuaumomentde ladisparition.Mais surtout, n’y arrivonspas! Car, sinon, nous sommesmorts! PourKafka, laperfectionestmortelle.p

Unediasporad’archivesOntrouvedespapiersdeKafkaàOxford,àMarbach.D’autresfontl’objetd’unprocèsàTel-Aviv.CeuxdeDoraDiamantrestentintrouvables

«Il demandealors àDorade fairele nécessaire, lui dit exactement cequ’elle doit apporter, les cahiers,les lettres, les feuilles volantes. Illui est fort agréable qu’elle le fassesans poser de questions. Elle a l’airsurpriseparce que rien ne laissaitprévoir pareille décision,maisensuite elle s’exécute. Il l’entendqui cherche, unbruissementdepapier, un tiroir qui s’ouvre et seferme, le tout en l’espacede quel-quesminutes. Il garde sous lecoude les deuxderniers récits qu’il

vient encorede réviser, le restepeut disparaître. Çane vaut rien,dit-il, de temps àautre il fautlâcher du lest. Une fois entassé, çafait plus depapier qu’il ne pensait,s’en débarrasserprendun tempsfou.Dora s’est agenouillée devantle poêle, elle y jette les papiers lesuns après les autres, il lui fautattendre chaque fois unmomentafin que le feu ne s’étouffe pas,tandis qu’il la regarde faire (…)»

LaSplendeurde lavie, page186

é c l a i r a g e

«JE SUIS la femmede FranzKaf-ka.»Ainsi se présentaitDoraDia-mant (ouDymant enyiddish),née le 4mars 1898 à Piabianice,prèsde Lodz, en Pologne. Sonpère,«Hershel der Sleikesmacher»(«Hershel le fabricantde bretel-les»), était unhommepieuxetinstruit, propriétaired’uneusinede chaussureset de jarretières.

Très tôt, Doradécouvrequel’écolen’est «pas pour elle». Ellerêvede liberté, d’avant-garde, etdécidede fuir sa famille, l’ortho-doxie religieuse et sonpaysnatalpour s’installer à Berlin, où elletravailledansun foyer juif. «Gri-séepar l’Allemagne», elle le seraencoreplus parKafka, qu’elle ren-contre en 1923 sur uneplage de laBaltique.«Etre avecKafka, c’estcommevivre auparadis», lui faitdire sa biographe,KathiDiamant,dans LeDernierAmourdeKafkaouLaViedeDoraDiamant (Her-mann, 2006). Doran’est pas uneintellectuelle. Ce qu’elle aimeenKafka, c’est d’abord sonhuma-nité, qui lui rappelle lamanièredevivre des juifs hassidiques,«sonamourde la vie quotidienneet la présence deDieuqu’il ressen-tait dans sesmoindres gestes».Elle passedes heures avec lui etpartage ses jeuxoniriques. «Iljouait au garçonde café pourmoi,avantde nousmettre à table.»

Tousdeux rêventmêmederefaire leur vie enPalestine!Chimèreou réalité, ils n’enaurontpas le temps. Kafkameurten 1924 etDora fuira l’Allemagnenaziepour l’URSS avant de seretrouver seule enPalestine, puisde s’éteindre anonymementàLondres en 1952. p

FlorenceNoiville

…à la«une»

Extrait

NicolasWeill

Parce qu’une vieille damenommée Eva Hoffe, an-cienne hôtesse de l’air,conservedanssonapparte-

ment de Tel-Aviv envahi par leschats (et dans quelques coffresbancaires en Israël et à Zurich) lespapiers du meilleur ami, premierbiographe et exécuteur testamen-taire de Franz Kafka, Max Brod(1884-1968), un bout de mystèrecontinuedeplanersur lesarchiveslaissées par l’auteur de La Méta-morphose. Esther Hoffe, la mèred’Eva, avait été la secrétaire et la

légataire de Brod. Le fonds Brod,avec ses trésors, gros d’au moins20000 feuillets, n’ayant pasencore livré tous ses secrets, unefoison d’inédits serait-elle àattendre?

L’œuvre de Kafka a été globale-ment publiée. D’après ReinerStach, biographe allemandde Kaf-ka, peu de manuscrits seraient enfaitdemeurés chezEstherpuis EvaHoffe: essentiellement quelquespages de la Lettre au père et de Pré-paratifsdenocesà lacampagne.En1988, Esther Hoffe a vendu lemanuscritduProcèspar l’intermé-diaire de Sotheby’s à Londres, à lagrande fureur des Israéliens. Cemanuscritaalors étéacquispar lesArchives littéraires allemandes(DeutschesLiteraturarchiv)deMar-bachpour2millionsdedollars.

Dernierépisodeendatedecettesaga: aprèsune longueprocédure,la Bibliothèque nationale d’Israëla obtenu, le 14octobre 2012, pardécision de justice, le transfertdans ses locaux du fonds Brod,dont la valeur est estimée à plu-sieursmillionsd’euros.

Fidèle peut-être à la vision quiplane dans ses textes d’unmondesans rédemption, Kafka avaitdemandé à son ami Max Brod debrûler ses manuscrits. Ce dernierrefusa de s’exécuter. Or, lorsqu’ildisparut, à 41 ans, en 1924, d’unetuberculose, Kafka n’avait publiéque quelques centaines de pagesdans des revues littéraires etaucun de ses trois grands romans,Le Procès, Le Château et L’Améri-que. QuandMax Brod évacua Pra-gue envahie par les nazis, en 1939,

il emporta les précieux papiers deson ami dans la Palestinemanda-taire. En 1961, Brod remit lesmanuscrits en sa possession à laBodleian Library de l’universitéd’Oxford, où se trouveraientaujourd’hui les deux tiers dufondsKafka.

Uneplace à partDans ce maquis juridique et

judiciaire trop facilement baptiséde«kafkaïen»,lesdocumentsdéte-nus par Dora Diamant, le dernieramour de Kafka, occupent uneplaceàpart.A lamortde l’écrivain,celle-ci a conservédans son appar-tementberlinois,malgrélesinjonc-tionsdeBrod, 35 lettreset 20petitscahiers deKafka qui furent confis-qués en 1937, après le départ deDora, par la Gestapo sur l’ordre de

Werner Best. Ces textes ont alorssuivi le destin des archives de laGestapo, tombées entre les mainsdes Soviétiques. Kathi Diamant, labiographe californienne de Dora,les aurait localisésavec sonéquipedu «Kafka project» de San Diego,enfouis dans les archives polonai-ses à Varsovie ou à Cracovie. Ducôté des spécialistes, la prudencereste de mise. L’historien SaulFriedländer, auteur récent d’unFranz Kafka (non traduit, lire «LeMonde des livres» du 12octobre2012), dit «avoir dumal à y croire»tandis que Reiner Stach attire l’at-tention sur la complication juridi-que que soulèvera de toute façonla restitution d’archives voléesentre l’Allemagneet la Pologne.

En revanche, les 70 lettres deDora Diamant à Max Brod qui se

trouventdansundes coffresd’EvaHoffedevraientêtrerichesd’infor-mation sur les derniersmois de lavie de l’écrivain. Diamant y auraitreconnuavoir brûlé, à la demandede Kafka, un certain nombre demanuscrits, notammentunenou-velleinéditeinspiréed’uneaccusa-tion de crime rituel à Kiev (proba-blement s’agit-il du procès deMenahem Beilis, en 1913). En2000, Kathi Diamant (qui n’a pasdeliensfamiliauxavecsaprotago-niste) a retrouvé au kibboutz EinHarod(Israël),oùDoraavaitséjour-né deux mois en 1952, l’annéemême de sa mort, une brosse,conservée pieusement par l’an-cienneamantedeKafka.Apparem-ment, c’est tout ce qui reste de seseffets personnels. Demeurent lesécrits.p

DoraDiamant vers 1920.AKG-IMAGES/ARCHIV

KLAUSWAGENBAC

LesviesdeDoraDiamant

Franz Kafkavers 1923-1924.AKG-IMAGES

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C’estconnu, l’artistedonnelemeilleurdelui-mêmeinspiréparunefemmeouunmentor.Parfois,cetteautoritésefaitexigeante, impérieuse.Troisromansracontentcesaffresdel’empriseetdelacréation

Lesmusesdévorantes

RichardW.deVincentBorel,SabineWespieser, 320p., 22 ¤.Critiquemusical et romancier, VincentBorel dévoile l’hommequi se cachederrière lemythedeWagner,mettanten résonance l’œuvreet la passionducompositeurpourCosima, fille de Lisztet époused’HansvonBülow, le chefd’orchestrequi créaTristan et Isolde.Ce roman-portraitmontreunhommecomplexe, tiraillé entre la liberté et ladépendancevis-à-vis de sonprotecteur,le roi fou et passionnéLouis II de Bavière.

LeDessinateurd’ombresd’AnaClavel,traduitde l’espagnol (Mexique)parBrigitte Jensen,AnneCarrière, 272p., 20 ¤.AuXVIIIesiècle, le pasteur zurichoisJohannKaspar Lavater recueille et élèveun jeunegarçon. Ebloui par la vivacitéde sesdessins, il le rebaptiseGiotto.Le jeuneartiste devientunmaîtredansl’art des silhouetteset découvre la folieamoureuse, la défaillance et la perdition.

StéphanieDupays

Sans moi il n’y aurait pasd’œuvre. Je suis sa muse et samain. Je suis tout pour lui, etvous pouvez l’écrire ça, que jesuis tout pour lui, son chef-d’œuvre», clame Ruth, la fem-

me de l’écrivain Gary Montaigu dans Unécrivain,unvrai,dePiaPetersen.Lecouplecréateur-muse a souvent produit unealchimie heureuse, enfantant quelqueschefs-d’œuvre: Victor Hugo et JulietteDrouet, Liszt et Marie d’Agoult, Dali etGala, sans compter Kafka et ses fiancées(lire pages 1 et 2), les exemples ne man-quentpas.MaisilyaaussiAlthusserétran-glantsa femmeHélène, figurequihante leroman de Petersen, et toute cette zonegriseoù l’inspirationvoisine lamanipula-tion, où l’influence se fait tyrannie. Le tonimplacable de Ruth, muse autopro-clamée, le rappelle : obéir à son inspira-trice, cen’estpas toujoursse soumettreaumiracle de l’amour sublimant l’art ; c’estquelquefois sedéposséder, seperdredansla volonté d’une autre.

D’autant que l’amour n’est pas seul enjeu,etquelamusepeutaussiprendrel’ap-parence des mentors, des mécènes, despygmalions, de tous ceux qui animent,soutiennent ou financent le mouvementcréatif enéchanged’unegloireparprocu-ration. Les muses se multiplient autourde l’artiste,et lesdangersavec.Telleestentout cas l’impression que donnent troisromans de la rentrée hivernale qui plon-gentdans l’intimitédecréateurs fictifsouréels, qu’il s’agisse de Richard Wagner,que Vincent Borel montre écartelé entresa femmeCosimaet Louis II deBavière, leroiqui en avait fait sa chose, dansRichardW. ; dupeintreGiottodeWinterthur, ima-ginépar laMexicaineAnaClavel, cristalli-sant autour de lui les dévouements anta-gonistes d’un pasteur épris de pureté etdedeuxfemmesadorées,dansLeDessina-teur d’ombres ; ou encore de l’écrivaincontemporain de Pia Petersen, créantface auxmillions demuses que la télévi-sionluioffre.Cenesontqu’histoiresd’em-prises et de tentatives, souvent désespé-rées, de s’en libérer.

Les muses et les protecteurs, le génialWagner les attirait comme un aimant.Dans le domaine privé, d’abord. AprèsMathilde, simple «encrier pour l’inspira-tion», il espère trouver en Minna l’âmesœur «qui lui explique(rait) ce qu’il devaitcomposer, quels vers écrire, et commentdiriger un orchestre. Certes au fond de lui-même, il le savait mais il voulait qu’elle lelui affirme encore et encore». En vain. Lecompositeur attend toujours «celle qui lerendra immensément fort». Il la trouveraen la personne de Cosima, qui le guidera,

l’inspirera, le comprendra, fera de sonâme une «âme de géant», ce qui vautbien, semble penser le génie, quelquessacrifices.

Vincent Borel, probablement envoûtéparsonsujet,donneuneimagesingulière-ment sublime de la relation avec Cosima,passant vite sur l’antisémitisme virulentde la muse et sur son rôle décisif dans lapostériténationalistedumaître. Il préfèreinsister sur l’amour unissant Wagner àCosima, qui était en effet absolu. Commed’ailleurs celui que Louis II éprouva pour

le compositeur, même si celui-ci était enl’occurrence plus méfiant. Secouru par leprince aumomentoù, terrassépar l’écheccuisant de Tannhäuser à Paris, exténué etruiné, ilpensaitausuicide, il sut tirerpartide ses sentiments, tout en continuant derêver à un monde où « l’artiste ne sera(it)plus subordonné au pouvoir, aux puissan-ces». Mais quand le roi le supplie : «Don-nez-moi encore quelque chose de vous !votre vie, vos pensées, tout !», commentrésisterait-il? De fait, il n’a pas résisté, et,semblepenserVincentBorel, il fallait toutsongéniepourréussirquandmêmeàpré-server sa liberté créatrice, ainsidévorépardeuxmuses insatiables.

Une fascination tournant à l’obsession,c’est aussi le sujet du beau roman d’AnaClavel.«Certainsêtressuscitentunassenti-ment sans réservequi fait fi de tout raison-nement. (…) Comme si le ciel s’ouvrait etlaissait choir parmi nous un ange. Ainsi,l’expérience de la grâce peut-elle se révélerbrutaleet subjuguante.»C’estbien l’expé-rience de la grâce que fait le pasteurJohann Kaspar Lavater lorsqu’il découvreun gamin dessinant des portraits sur despierres : «Les images étaient extraordi-naires car c’était la main de Dieu qui gui-dait de toute évidence la dextre du petitcharbonnier.»Lavater le formeartistique-ment et moralement. Et celui qu’il a sur-nommé Giotto excelle bientôt à révélerpar ses dessins la personnalité des êtresqu’il esquisse.

Se sentant investi d’une mission di-vine – «il crut que la Divinité en personnelui montrait la voie pour guider les hom-mes» –, le pasteur lutte pour préserver sacréatureécarteléeentrepassioncharnelle

et matière céleste. Grâce aux jumellesClara et Elise, Giotto découvre l’aura descorps et l’expérience extatique de labeauté.Bravantlesavertissementsdupas-teur, il va jusqu’au bout de ce qui l’em-porte, du désir et du désastre, entraînantavec lui ElisepuisClara; cette dernière irajusqu’à transformer son corps en œuvred’art en ingérant des sels d’aluminiumpour recueillir sur sa peau les images deson amant.

Deux siècles plus tard, le cercle de l’ar-tiste s’est élargi, les agents et manageursprennent de plus en plus de place, lamuse se fait coach et gestionnaire de car-rière. Et surtout télévision et Internetouvrent l’horizon de l’artiste au mondeentier. Cequi donneà lamuse contempo-raine de nouvelles idées, nettement pluspragmatiques, à en croire Pia Petersen.

Ainsi l’objectif de Ruth est-il moins defaire advenir uneœuvre que de transfor-mer sonmari écrivain en star et de parta-ger sa notoriété. «Elle veut le garder, c’esttout ce qui compte, qu’il reste avec elle etqu’il poursuive sa carrière. Elle a peurd’être seule ; sans lui elle n’existerait plus,il n’y aurait rien dans sa vie, rien que lamonotonie grise et l’anonymat.» Alorselle resserre sans cesse son emprise, «ellebétonne autour de lui pour qu’il ne puissejamais s’en aller». Elle corrige inlassable-ment ses textes, les simplifiant pour lesconformer au goût du public et, voyantplus grand, réussit à convaincre Gary departiciper à une émission de télé-réalitémontrant l’auteur au travail.

Le procédé a beau être un peu gros, lelecteur se prend au jeu de cette fable dia-blement bien menée et peut-être moinschimériquequ’il n’yparaît. Epié sans relâ-che par les caméras, soumis aux verdictsdes télé-lecteurs qui, en cliquant sur« j’aime» ou « je partage», construisenteux-mêmes l’intrigue du roman, l’écri-vain perd les pédales devant cette infinieefflorescence de muses aux désirs aussiimpératifs qu’aliénants: «Ce n’était passon roman, c’était le roman des autres. Leromanne lui parlait plus.» L’écriture elle-même est en train de perdre sa voix dansle tintamarre du monde. « Il songe qu’ilaimerait vraiment écrire seul, sans partici-pation, sans pression mais peut-être quec’est un concept dépassé, écrire.»

Il achève l’expérience en artiste anni-hilépar lesdésirsanonymesdemusesvir-tuelles, parce qu’artiste sans génie peut-être, sanscette force invinciblequipermitàWagnerdepoursuivre,malgrésesdiverstyrans, la création d’une œuvre unique,ou sans la grâce duGiotto d’Ana Clavel nedéviant pas de son chemin vers la beauté.Ilya tropdemusesautourdeGary,quin’aplus suffisamment de ressources pourrésister.Glaçanteperspectived’unmondeoù l’artiste s’effondrerait sous les assauts,devenant la somme des attentes de cesmuses d’un nouveau type dont Pia Peter-sen dessine la figure avec assez de préci-sionpourfaire regretter lezèlepuritaindeLavater, la folle passionde Louis II.p

« Il y a trop d’hommes et ils necomptent plus du tout, l’espritcritique n’est plus possible,remplacé, par “j’aime, je par-tage”, et lui il se demande si çasert encore à quelque chosed’écrire. A une époque il pen-sait que la littérature contri-buerait à la construction de lasociété, qu’elle apportait unevision des choses. Elle était cetintervalle où il était encore pos-sible de penser en continu avecun fil conducteur. L’image, lemot par l’image, la transpa-rence, la confession, accepterl’idée que l’image l’ait em-porté, l’envie de baisser défi-nitivement les bras, ne plusdésirer changer le monde. Etmaintenant?»

Unécrivain, unvrai, pages123-124

«Sa résolutionest prise : elles’installeraavec Richard et pourtoujours.

– T’avoir rencontrée est unepalingénésie, une renaissancequi rachètemavie! Notre unionsi parfaite s’accompliradans lamort, dans la délivrancedesbarrières de l’individualité.

– Neparle pas ainsi. A présentje ne veux rien savoir du tragi-quede l’amour. Tu es Elisabeth,Elsa, Isolde, Brünnhilde, tu es tou-tesmes femmes imaginaires enune seule, toi ! Je veux te garderet vivre très longtemps. Je n’ar-rive pas à croire que tum’as étédonnée.Non, tu nem’es que prê-tée. Tu es un conte venudupaysdes fées. Cosi, je t’en supplie, nedisparais plus.»

RichardW., page181

« (…) Tuapprêteras unenouvellepeauavec la solutionmagiqueet je t’offrirai l’empreintedemonâme.

Lorsque tout fut prêt, Claras’allongeanue, le corps offert,par-dessus la peau et s’aban-donnaau travail de la lune.Giotto captura sonmystère àl’aided’unmiroir incliné quireflétait la lumière sur la surfaceapprêtée.

Au termedequelques heuresdurant lesquelles ils demeurè-rent immobiles, le jeunehommejugeaqu’il était temps d’arrêter.Alors ils purent contemplerensemble l’imagequi s’était for-mée.Unebouche auvisaged’amour.Unœil au regardaveu-gle et inquiétant.»

LeDessinateurd’ombres, page243

Unécrivain,unvraidePiaPetersen,Actes Sud, 272p., 20¤.Ecrivainà succès, GaryMontaiguaccepte, sur les conseils de son épouse,Ruth, de participer à l’émissiondetélé-réalité «Un écrivain, unvrai», afind’écrireun romanparticipatif auquelchaque télé-lecteurpeut contribuer.Pia Petersen, auteur dehuit romans,dénonce l’aliénationde l’individudansunmondeoù la transparence etl’immédiatetémenacent chaque jourl’écritured’obsolescence.

Extraits

Obéir à soninspiratrice,c’est quelquefoisse déposséder,se perdre dansla volontéd’une autre

Traversée

MARC ABEL/PICTURETANK

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Méditations funèbres«Quand je partirai, je ne veuxpas quetu viennes àmonenterrement»,menaceici le père. Et dans ce beau romande l’Autri-chien JosefWinkler, lauréat en 2008dutrèsdisputéprixBüchner, ce vœuest exau-cé. Lorsque s’éteint à l’âge de99ans songéniteur tyrannique, le narrateur-écrivainest à Tokyo, évitant ainsi le retour redoutéaupaysnatal, Kamering, enCarinthie.Avec ce texte, condensébaroqueet suffocantdes obsessionsqui hantentsonœuvre – lamort, les rituels funéraires,les souffrancesd’une enfance rurale – JosefWinkler rendunhommageambiguà sonpère aussi aiméque craint. Il signe làuneoraison funèbre à la beauté aussi fulgu-rantequ’impitoyable.Une excellenteocca-siondedécouvrir l’un des auteursmajeursde l’Autriche contemporaine.p

StéphanieDupaysaRequiempourunpère (Roppongi.Requiem für einen Vater), de JosefWinkler,traduit de l’allemand (Autriche)par Bernard Banoun, Verdier, 144p., 18¤.

Une gourgandineC’est avec cette perle vénéneusede la litté-raturenéerlandaise, véritablephénomèneà la fin des années 1960, queBelfond inau-gure sanouvelle collectionde rééditions,«Vintage». Adapté au cinémapar Paul Ver-hoeven en 1973, le romande JanWolkers(1925-2007), peintre et sculpteur commesonnarrateur, frappepar sa langue crue etbrillante.Mais, chroniquedes amoursrageuses d’Olga, LesDélices de Turquie sontplus qu’une bonnepetite pièce érotiqued’époque. Plus que le portrait d’une jolierousse incendiairequi se consumecomme

unemèche (et de l’intérieur).Les sarcasmesproférés conti-nuellement contre la famillebourgeoise, ou lemachismegrand-guignolesque (et fra-gile) de sonnarrateur, valentla (re)lecture.pN. C.A.aLes Délices de Turquie (TurksFruit), de JanWolkers, traduitdunéerlandais par Lode Roelandt,Belfond, «Vintage», 228p., 17 ¤.

L’enfant et la rivièreÇa a à voir avec l’enfance. Cemomentimpalpableque les autres s’acharnent àvous faire perdre.Margoa 16ans, elle vit aubordd’une rivière qui se jette au loindansle lacMichigan. Elle ne s’est peut-être pasaperçuequ’elle avait grandi. Violenceet tra-hison. Il a bien fallu qu’elle comprenne… Ilétait une rivière est le romand’une fuite enavant.Dans la barquede songrand-père,Margoemmènecommeviatiqueune cara-bine et la biographied’AnnieOakley, son

héroïne, la tireused’élite duBuffaloBillWildWest Show.Elle part à la recherchede samère.Au fil du courant, saquête âpre et incertainepour-rait biendevenirune échap-péebelle.pXavierHoussinaIl était une rivière (Once UponaRiver), de Bonnie Jo Campbell,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parE.Peelaert, JC Lattès, 396p., 22 ¤.

Sans oublier

«Ilm’est arrivé quelque chose audébutde l’été. Quelque chose qui amodifié la visionque j’avais demespropres facultés, raccourci, pour ainsidire, l’horizon.

Je ne sais toujourspas quelle heureil était quand c’est arrivé, ni pourquoic’est arrivé, nimême cequi au justeest arrivé. Tout ce que je sais, c’estqu’après être rentrée chezmoi avec unami suite àun dîner en débutde soiréesur la TroisièmeAvenue, jeme suisréveilléepar terre (…).

“Avez-vousdéjà connuunmomentdans votre vie où tout s’est arrêté?”C’est en ces termes queChris Jenkins,défenseurde l’équipe des Jets, posait laquestionduhautde ses soixante kilos,après s’être déchiré, lors du dixième

matchde sadixième saisondu cham-pionnat de football américain, leménisque et le ligament croisé anté-rieur. “D’un coup,mais au ralenti?Commesi tous vos sens cessaient defonctionner? Commesi vous vousregardiez vous-même?”

Je vous donneuneautre façond’appréhender lemoment où toutdans votre vie s’arrête, empruntéecette fois à l’acteur Robert Duvall :“J’existe très bien entre lesmots‘moteur’ et ‘coupez’.”

Etmêmeunetroisième: “Çanesepré-sentepas sous la formed’unedouleur”,ai-jeentenduunchirurgienoncologuedireun jouràproposducancer.»

LeBleude lanuit, pages184-185

Nils C.Ahl

Pour dire la guerre d’Irak à la sauceBen Fountain : pas de désert, nid’armes, ni de pétrole. Pas de Bag-dad, pas d’Irak. Mais plutôt le

TexasStadium,FoxNews,Destiny’sChild,desrêvesdecinémaetdescampagnesélec-toralesaméricaines.Aumilieudesannées2000, la guerre d’IrakpasseparDallas.Ouplutôt elle s’y poursuit pour ces quelquessoldats unpeuperdus, tout juste héroïséspar YouTube, qui sont au cœurde ce livre.Elle se fait même en limousine à l’occa-sion d’une «Tournée de la victoire». Letempsd’unmatchdefootballdeThanksgi-

ving, ils fontmalgréeux lapublicitéd’uneguerre qu’ils livrent seuls. Billy, le benja-min, s’en inquiète et s’interroge, désespé-rément.Alarecherched’unefigured’auto-rité pour le rassurer, il tombe par hasardsur la jolie Manon, son minishort et sespompons aux couleurs des Dallas Cow-boys. D’un seul coup, la guerre n’est pluscequ’elle était.

Ceux qui ont lu Brèves Rencontres avecChe Guevara (Albin Michel, 2008), sonrecueil de nouvelles, ne s’en étonnerontpas : la virtuosité de Ben Fountain estépoustouflante.Auteurtardif,s’ilpubliecepremierromanà50anspassés, il confirmedemanièreéclatantetout lebienquelacri-tiqueoutre-Atlantiquepensedeluidèssondeuxième livre. Certes, sa relecture desannées Bush et sa satire de l’Amériqueconservatrice ne s’embarrassent pas detoutes les subtilitésde la sciencepolitique,

mais son talent romanesque et son ly-risme sont d’une terrible efficacité. Trèsramassée, très pure, la construction estaiguisée comme une lame: le temps d’unmatch de football, à l’exception notabled’un flash-back consacré à Billy. On passeen effet un chapitre en famille : un fauxretour à la maison qui explique tout. Aucœurdulivre,cechapitrefaitcependantdeBillyunpeuplusqu’unpersonnageparmid’autres, et de Fin demi-temps pour le sol-datBilly Lynn,unpeuplusqu’une charge.

EmblèmeboursoufléCarBenFountainattaquebeletbienpar

ailleurs une certaine Amérique opulente,grasse, capitaliste, égoïste, ignorante etméprisante… sa plus triste caricatureconservatrice et républicaine. Emblèmeboursouflé de cette société-là, les joueursde football, «parmi les créatures les plus

choyéesde toute l’histoire de laplanète». Ils’exclame en silence : «qu’on les envoiedonc se battre ! (…) nos Ours, nos Raiders,nos féroces Peaux-Rouges, nos Jets, nosAigles,nosFaucons,nosChefs,nosPatrioteset nos Cowboys – comment une banded’Arabes faméliques en robes et sandalespourraient-ils avoir une chance contre cesAméricains pur jus?» Du pain et des jeux,croit-on entendre. Dans les entrailles dustade, de riches Texans font la campagnedeGeorgeW.Bush.A lami-temps,onoffreaux Américains des héros de guerre et duR’n’B: unpack spécial Thanksgiving.

Onl’avoue,onritbeaucoupàcettemiseenscènetrèshabilede lasoupenéoconser-vatrice,et lacritiquesocialedont le livresefait l’écho tombe souvent juste. Cepen-dant, c’est sansdoute le romandudépuce-lage qui est le plus saisissant, ici. Car Billy,le jeune héros de l’Amérique, est puceau.

Etc’estbiendommagequandontrompelamort. Réutilisant très intelligemment desélémentsetdesréférencesdecetteculturepopulaire américaine qu’il dénonce parailleurs (sport, série télévisée,comics),BenFountainenchâsseunsecondromanentreles lignes du premier, et rend l’ensemblebien moins manichéen. L’étreinte qui seprépare, entre le jeune hommeetManon,la délicieuse cheerleader, confère soudainàsonromanunesurprenantehumanitéetde l’espoir.Unespoiraussidérisoirequ’unminishort et des pompons aux couleursdesDallasCowboys.p

FlorenceNoiville

Comment envisager– sinon dévisager – ledeuil et lamort?

Commentlesregar-der en face ? Sansbiais. Sansmensonge.

Sans filtre. L’Américaine JoanDidion,mieux que tout autre, saitfaire cela. Restituer « l’expériencebrute». Ne pas s’embourber dansles recréations – et donc dans lesfictions – de lamémoire.

Sèche et précise, son écriture seprête admirablement à cetteapproche factuelle, quasi clinique.D’autantque cetteobsession, chezDidion,nedatepasd’hier : à 13ans,alors qu’elle rêvait déjà de devenirjournaliste, la petite Joan s’étaitmise en tête d’écrire un « repor-tagevécusurlesuicide».Elles’étaitenfoncée dans l’océan Pacifiquejusqu’à ce que l’eau entre dans sesnarines. Que la peur la saisisse. Etque les vagues commencent àtremper son carnet de notes. Lors-quecelles-cidevinrent totalementillisibles, l’adolescente avait dû serésoudre à fairemachine arrière…

A 79 ans – elle est née en 1934 àSacramento, en Californie –, JoanDidion est aujourd’hui l’une desfigures importantes du mondedes lettres aux Etats-Unis. Roman-cière,essayiste,scénaristeetrepor-ter, elle a longtemps collaboré àVogueetauNewYorker,oùellecou-vrait les scènes politique et cultu-

relle américaines. On lui doit plu-sieurs livres remarquables com-me Maria avec et sans rien et Unlivre de raison (Robert Laffont,2007et2010)etsurtoutL’Annéedelapenséemagique (Grasset, 2007),couronné aux Etats-Unis par leNational Book Award, monté authéâtre à Broadway avec VanessaRedgrave, puis en France, au Théâ-trede l’Atelier, avec FannyArdant.

Dans cet ouvrage, Joan Didiondécortiquait notamment lemoment incompréhensible dubasculement. De l’avant à l’après.Elle revivait cet instant inouï oùson mari, l’écrivain et scénaristeaméricain John Gregory Dunne,buvait sonwhiskydusoirausalonquand soudain… «plus rien – dis-paru». Attaque coronarienne fou-droyante. Sous ses propres yeux.Enune fractionde seconde.

Jeu de correspondancesTous ceux qui ont été touchés

par L’Année de la pensée magiqueretrouveront dans Le Bleu de lanuit le charme et la puissance del’approche«didionesque». Anou-veau, il s’agitpour l’auteurdes’ex-pliquer à elle-même un fait opa-que, totalement scandaleux etinexplicable, la mort d’un enfant– en l’occurrence sa fille unique etadoptive,Quintana,emportéepeude temps après son père par unepneumonieavec choc septique.

Encore un tombeau littéraire?Pas exactement. Le Bleu de la nuitn’est en rien la suite de L’Année dela penséemagique. C’en est plutôtunrefletenmiroir.Deuxpansd’undiptyque avec jeu de correspon-dances autour de thèmes évidem-

mentcommuns:vieillesse,mélan-colie, maladie, science, médecine,adoption, absence, regrets, doutes,compassion, douleur, maternité,enfance, fragilité, peur, spectres,souvenirs, fantômes…

Avec toujours aussi cette frus-tration palpable : comment attra-per les absents dans le filet desmots? Comment les rendre char-nellement présents à travers depauvres notes, délavées non parles vagues du Pacifique cette fois,mais par celles de la conscience etle refluxde lamémoire.

Pour cela, Didion a un secret– un secret de fabrication qu’ellenous livre ici plus explicitementque jamais – et qui constitue sansdoute, d’un point de vue formel,l’un des aspects les plus intéres-sants du livre. Il s’agit de faire pas-ser la musique avant le sens. Lerythme avant le fond. « J’ai tou-jours procédé comme cela, dit-elle.J’écris avec des sons et des tempos,plusqu’avec lesmotseux-mêmes.»Page131, elle retranscrit des bribesd’écrits préparatoires à un romanparu en 1996, The Last Thing HeWanted («La dernière chose qu’ilvoulait », non traduit) : «Nousavons besoin ici d’un montage,avec bande-son. Comment elle :parlaitàsonpèreetxxxxetxxxxx–

“xx”, dit-il.“xxx”, dit-elle.Commentelle :Commentellea faitcecietpour-

quoi elle a fait cela et quellemusi-

que il y avait quand ils ont fait x etx et xxx –»

Plus loin, l’écrivain expliqueque les «x» et «xx» ne sont passeulement l’indication d’un texteà venir,mais que l’agencement deces symbolesa pour elle unvérita-ble sens. «x» n’est pas la mêmechose que «xx», demême qu’unecroche n’a pas la même valeurqu’une double-croche. «Tout (est)là dans (c)es symboles, résumeDidion, (c)es annotations sur lepapier. (…) Le même procédé, sup-posais-je,quepourécriredelamusi-que.»Et JoanDidionvamêmeplusloin. Non seulement elle expliqueque la rythmique commande lesens et l’atmosphère du texte,mais qu’elle «révèle» aussi ce quel’auteur essaie denousdire.

Au fond, elle a lemot juste, JoanDidion. Le Bleu de la nuit est d’unecertaine manière la bande-sond’un deuil. Un remix sec et rapided’un thème immémorial. Un Sta-batMater àManhattan. p

Avec«LeBleudelanuit»,l’AméricaineJoanDidioncomposeunrequiempoursafille

Unequestiondetempo

Footballaméricain,pom-pomgirlsethérosdeguerrepuceauxQuisontcessoldatsquel’onexhibedans lesstadespourpromouvoir laguerred’Irak?UnpremierromangrinçantdeBenFountain

Extrait

LeBleu de lanuit(BlueNights),de JoanDidion,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parPierreDemarty,Grasset, 240p., 18,60 ¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochedeDémocratie (Democracy),traduit de l’anglais (Etats-Unis)parDominiqueTaffin Jouhaud,Robert Laffont, «Pavillonspoche», 270p., 8,90¤.

Findemi-tempspourle soldatBilly Lynn(Billy Lynn’s LongHalftimeWalk),deBenFountain,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parM. Lederer, AlbinMichel, 404p., 22 ¤.

CHRISMALUSZYNSKI/MOMENT/AGENCE VU

Littérature Critiques4 0123Vendredi 11 janvier 2013

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

Débutantes«Onn’a pas assez de toute sa viepour se vengerdes enfances sages etsanshistoires.»Dans ce récit d’ap-prentissage, SophieKoltchapré-sentedeux «débutantes», ces êtresinquietsde tout, «sensible(s)à tout,àmême la peau». Deuxamies d’en-fance, qui se sont réparti les rôles.Pour l’une, Lucie, la fantasque «fillede l’air», une éducation sentimen-tale qui, à force de rencontres sanslendemain, à Paris, se révéleraamère. Puis, lors d’un retourau vil-lagenatal, unhommemarié, croisélorsd’unepartiede tarot, chez l’insti-tutrice. «Il a une famille.Moi,mafamille nem’a pas eue longtemps.»Pour l’autre, la narratricequi, «dansla glèbe», trace son sillon, l’aventuresera la découvertede l’écritureromanesque, et l’impérieusenéces-sitéde transcrire cette complicitéfascinéequi, enmiroir, la lie à Lucie,cette figure double si différented’elle-même, à la fois grave et gaie,téméraire et vulnérable.Des silen-ces, des phrasesbrèves, des pointsdevue alternés, des aperçus incisifs(« les folies se préparent avecmé-thode»). Onpenseparfois au filmd’AgnèsVarda, L’une chante, l’autrepas (1977). Ce premier romand’uneromancièrede 24ans est une gra-

cieuse esquisse, quiséduitpar sa finesse etson style ciselé. C’estun adieuà l’enfance,un jeude «marelleentre les précipices». p

MoniquePetillonaLa Fille de l’air,de Sophie Koltcha,Mercure de France,174p., 14,50 ¤.

L’autocar culturelOùOtto etAlexandre, deux jeunesvoyagistes culturels, qu’unit tacite-mentun lien affectif difficile à assu-mer, découvrentqu’il est difficiledemaintenirune exigenceminimaleface à douze retraités engoguette,moins soucieuxdu rapprochementfranco-allemand,de FrançoisMau-riac et d’Oradour-sur-Glane, que dela Ferrari de PhilippeBouvard et dudécordeBienvenue chez les Ch’tis…Leurprojet, en emmenantdes sexa-génaires (et plus) dans l’autocar deCultibus, était de réconcilier le goûtde la littérature et la soif dedépayse-ment. Ce n’est pas gagné. Jusqu’à cequ’unegrève impromptue immobi-lise la fine équipe sur le terre-pleinoù Josy la Frite a garé sa «Musta-phette», quaranteans plus tôt. Dansle fil du Front russe (LeDilettante,2010), qui avait révélé la drôlerieteintéed’absurdede Jean-ClaudeLalumière, ce souriant road-movieoffreune odyssée imprévisiblequinemanquepas de charme.p

Philippe-JeanCatinchiaLa Campagne de France,de Jean-Claude Lalumière,LeDilettante, 288p., 17,50 ¤.

Si toutn’a paspéri avecmon innocence,d’EmmanuelleBayamack-Tam,POL, 450p., 19,50¤.

roman

©H.Triay

Un retour au pays natalaprès vingt ans d’exil.

Sans oublier

UnenaissancemiraculeuseKimberly,adoenmorceaux,sereconstruitdanslalangueetledésir.Unesatired’EmmanuelleBayamack-Tam

VincentRoy

Primitivement, à Rome, lasatire était une pièce dra-matique où se mélan-geaient de lamusique, des

paroles et de la danse. Chez lesmodernes, c’est un ouvrage envers ou en prose fait pour pointerle ridicule des passions dérégléesdes hommes. Dans le dernierroman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, il y a de la musique – d’em-blée celle d’une langue lyricomi-que –, une parole – elle est le plussouventféroce–,desvers–ceuxdeHugo, Baudelaire, Rimbaud, Ra-cine –, et de la danse – une rondeinfernaledes corps sur la scène duthéâtredes vices.

Maisd’abordcetitre,unalexan-drin emprunté auxMétamorpho-ses d’Ovide : Si tout n’a pas périavec mon innocence. Il impliqueunpari sur la réalité. Ici, celle d’uncorps qui, précisément, se méta-morphose: le corps d’une adoles-cente à la recherche de son iden-tité puis, partant, de sa liberté, ausein d’une famille désaxée quel’auteur d’Une fille du feu (POL,2008) satirise.

Kimberly a 18 ans, et comme les«souvenirs n’appartiennent à per-sonne», elle raconte la naissancede sa mère, nourrisson défiguréparunbec-de-lièvre.Puislasienne,symbolique celle-là, après neufans d’enfance «obtuse», le jour oùelle est surprise par sa génitrice entrain de semasturber sur la plage:«Onpeutnaître à 9 ans, j’en suis lapreuve.Onpeutnaîtredansl’humi-liation et par l’humiliation, dans lesentiment d’une intimité profanéeet d’une innocence bafouée. (…) Jene peux pas revendiquer le carac-tère immaculé de ma conception,mais j’affirme sur l’honneurqu’aucun organe reproducteurn’est impliqué dansmanaissance:je suis née de l’onde et de l’écume,comme Aphrodite, mais sans queles couilles demonpère aient quel-que chose à y voir – pas plus quel’utérus de ma mère, et encoremoins son vagin distendu ou soncol dilaté àdix centimètres.»

Truculence et drôlerieLa violence de la voix de Kim-

berly frappe. Sa confession courtsurprèsde450pagesdetension,derailleries, d’excès mais encore detruculence et de drôlerie. Voyezcette scèneoù samère, qui commeon sait n’a pas été gâtée par la na-ture mais dont le narcissisme estimplacable, se prend pour une ar-

tiste et décide de se produire dansunspectacledestrip-tease:surl’airjoyeuxdeLaPérichole,elle«extraitde son vagin une guirlande debatraciens bien vivants» sous lesyeux ébahis de toute la famille etnotamment de l’un de ses fils,Lorenzo,10ans.Bientôtilvasepen-dre dans l’abricotier du jardin desesparents.Qu’importe,onnes’estjamais occupé de lui – ni de sonfrère, ni de ses sœurs, ni de per-sonne, sauf de soi. Kimberly vou-lait le sauver de leur indifférence,de leur «faiblesse insigne». Désor-mais, elle sait : «Je vis entourée deporcs, de fauves sanguinairesoudeproies tremblantes, alors que j’as-pire éperdumentà l’humanité.»

A l’instar de Philomèle dans lesMétamorphoses, Kimberly va sur-vivre aux outrages des siens.Maisà elle on n’a pas coupé la langue.Ainsi peut-elle se dresser sur « lesdécombres de sa propre enfancequi n’a jamais pu avoir lieu», etécrire, et chanter « la croisade desenfants sages contre le règne de lafolie». Kimberlys’inventeunelan-guepour exister.

Il n’y a aucune morale dans ceroman d’apprentissage, et c’estl’un des tours de force d’Emma-nuel Bayamack-Tam.Mais une loiuniverselle,quisevérifieà la toutefin du livre – lorsque Kimberlyretrouve l’amour dans les bras de

la petite amie voluptueuse de sonfrèresuicidé: ledésirestimpérissa-ble. Il survit à notre innocence. Etl’on peut même se demander si,d’une certaine façon, il ne la pro-longepas.p

FlorentGeorgesco

Une carte Michelin sur lesgenoux, vous filez à tra-vers la France. Un voyantrouge. La vieille Astra vouslâche. Certainsgarages res-tentouverts, lesoir,enpro-

vince. Vos vacances sont sauvées : vousrepartez.LechemindeCergyauLavandouest long, vous y serez à l’aube, votre petiteamie dort à côté de vous, elle ne verra pasce corps étendu sur la route aumilieu descamions de pompiers, près de Bourg-Argental, ni cette «grosse tache noireimbib(ant) legoudron (…), impudiquecom-me un lit défait» ; déjà, vous ne voyez paslesmêmeschoses.L’aubepointe,vousarri-vez. Le cauchemarpeut commencer.

Vous êtes Gaëtan et Anna, vous êtesdans l’étourdissant premier roman de lajournaliste Claire Gallen, qui montre unerarecapacitéà faireéprouveràsonlecteurchaque émotion de ses personnages, à luidonner le sentiment d’être en train devivre ce qu’ils vivent, expérience ici fortéprouvante,mais littérairement passion-nante.GaëtanetAnna,c’estn’importequi,des Français moyens qui n’étaient passûrs de partir en vacances cet été-là, fauted’argent, etqui ont trouvéundeux-piècesdans une résidence du Lavandou. C’estmédiocremais c’est lamer, etAnna tenait

beaucoup à passer deux semaines à lamer. Il n’y a pas longtemps, ils n’étaientpas tout à fait comme tout le monde, il yavait de l’argent, il y en a même eu beau-coup, ils partaient loin, les vacancesétaientchères,brillantes, laviesemenaitàgrandes guides. Peut-être étaient-ils heu-reux. Ils ne le sont plus.

Car, maintenant, l’argent, la vie facile,c’est fini.C’estmêmepire: la justices’inté-resse de près aux affaires qui ont valu saprospéritéàGaëtan. Ildevrait s’ensortir, iln’était que le second de cette société d’in-vestissement,maispeut-il enêtre sûr? Il ainventé certaines des combines qui ontentraîné sa chute, vendu ces apparte-mentssurévaluéssousprétextededéfisca-lisationque les clients n’ont jamais réussi

à louer, leurs crédits sur lesbras, ruinés par ce qui lui rap-portait tant. «Entre cupides, onse comprenait», dit-il aujour-d’hui.Euxdoiventpenserautre-ment.Etsi,contrairementàsonpatron, il échappe à la justice, iln’échappe pas à son proprejugement, qu’aucune clé-mencen’adoucira. Et comment

échapperait-il à Anna, qui est tout ce quilui reste? Anna, la bourgeoise que ce filsde prolétaires voulait épater, Anna quiaimait s’entourer de belles choses, vivredansdesquartiersagréables, sortir, partir,Anna qui bientôt ne supportera plus Cer-gy, où ils se sont réfugiés, Anna qui dort àcôtédeluiquandilsarriventauLavandou.

Le cauchemar Anna. Une histoire sim-ple et commune, là encore. Est-ce parcequ’il l’a déçue? Est-ce cette vie qu’il luiimpose? Peut-être se serait-elle lassée detoute façon. Dès la première journée, qu’ilpasse au lit, épuisé par la route, et elle à laplage,leursviesprennentdesvoiesparallè-les.Lepremiersoir,quandils seretrouventdans leurdeux-pièces, ils jouentencoreunpeu le jeu: «Anna a répété, c’est bien ici, etj’aidit oui ànouveau.»Ceserabien ici, oui.Mais pour Anna. Et sans lui. Une plage estun lieuamusant, quandonestune femmejeune,jolie,seule.Lessoiréesenboîteaussi.Ils se croiseront au dîner, lui silencieux,contemplantledésastre,elleimpatientederepartir vivre. «La nuit, j’attendais seul enpensant à d’autres filles.»Quand il aura lapreuvequ’aumêmemomentellecouchaitavec un autre homme, il n’y aura plus quela violencepour les unir une dernière fois,le déchaînement de tristesse et de désirinassouvi d’un homme qui entre-tempsaura achevé de se détruire. «J’ai resserréplus fort les genouxautourde sa cuisse. Ellene faisait plus de politesses à présent. Maismoi non plus. » Commentaire d’Anna :«Techniquementça s’appelleunviol.»

Reprenons.Vousêtessurlaroute.Annadort. Il y a eu un accident, un cadavre surla chaussée. D’un camion de pompierss’élèveungémissementdebêteà l’agonie.Vous comprenez tout de suite que votrevie, de ce jour-là, recèlera cette horreur,que c’est votremonde, le monde où vousavez été jeté, qui est là, devant vous. Dansvotre désert du Lavandou, ces imagesvous obséderont, histoire souterraineavançant dans les profondeurs de cellequ’Annavous forceàécrire.Vousvoudrezsavoir ce qui s’est passé, qui étaient cesgens. A la fin, vous partirez à leur recher-che, comme pour rejoindre la dernièreréalité que vous pouvez toucher. ClaireGallen, avec une cruauté patiente, vous aamené jusqu’au point où vous devenez,en effet, n’importe qui : un hommedépouilléde ce qu’il croyait être, et vivantdésormais, seul et nu, à même la condi-tion commune, un homme qui connaîtl’aventure universelle de la destructiondubonheur, de la vie.p

Il n’y aura plus quela violence pour les unirune dernière fois, ledéchaînement de tristesseet de désir inassouvi

Les RichesHeures,deClaireGallen,Rouergue, 224p., 18 ¤.

Caniculeestivale.Unséjouràlamerarrangerapeut-êtreleschoses.Oupas.Quandriennevaplus,ou«LesRichesHeures»,premierromanétourdissantdeClaireGallen

Regardezvotrecouplesedéliter

PLAINPICTURE/LP

Critiques Littérature 50123Vendredi 11 janvier 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

Budapestparunbeauhasard«Sombredimanche»atoutd’unbonromanhongrois, saufsonauteur,AliceZeniter,quiest française.Chroniqued’unenaturalisationlittéraire

Nils C.Ahl

Quand on lui demandepourquoi la Hongrie,AliceZeniterrépondensouriant: «Le hasard.»Il n’empêche que sonnouveau roman, Som-

bre dimanche, est hongrois jus-qu’à son titre (celui d’une célèbrechanson des années 1930, compo-sée par le Hongrois Rezsö Seress).Ses personnages, quant à eux, lesont autant qu’il est possible, aupoint de vivre entre les rails de lagare Nyugati, à Budapest, dansunepetitemaisonde bois. Au cen-tre de la photo : Imre, le petit-fils,qui devient adulte avec la fin duXXe siècle, mais la narrationremonteallègrement le temps.

Alice Zeniter semble particuliè-rement à l’aise dans cet exercice.Pourtant, « j’ai débarqué en Hon-grie sans connaître grand-chose,en 2008, se souvient-elle. Je vou-lais seulementm’éloigner de Parisà la fin demonmaster.Or l’univer-sité de Budapest me proposaitd’être lectrice pendant un an. »Dans l’esprit de cette passionnéede théâtre, la capitale hongroiseest associée au metteur en scèneArpad Schilling : « Je me suis ditqu’ilyauraitaumoinsuntypeinté-ressant là-bas, même si la ville neme plaisait pas. » Un pari, donc.Dès les premières pages de Som-bre dimanche, on comprend qu’ilest gagné, et queBudapest a adop-té la jeune Française.

On le devine à la gourmandisegéographique et onomastique deson texte, au corps de la ville quel’on retrouve constamment sousle récit. «Je suis tout de suite tom-béeamoureusede la ville, de la lan-gue,etdel’absurditédel’histoiredece pays, notamment au XXe siècle :de l’Empireàunpetit bout de terri-toire qui n’intéresse personne. Quin’a plus demer, pas de montagne,etriendemieuxàfairequedefrico-ter avec les nazis, ou se faire enva-hir par les Russes…»

«Unpays bien àmoi»A l’époque, elle ne pense pas à

un livre. Elle travaille encore à sonprécédent roman, Jusque dans nosbras (Albin Michel, 2010). Elleapprend le hongrois (« Je voulaistriompher de cette langue… Je n’ysuis pas tout à fait arrivée»), etconstruit petit à petit une relationoriginale avec ce pays : « J’avaisbesoin de m’en choisir un bien àmoi – c’est tombé sur la Hongrie.»ApeinerentréeàParis,ellerepartàBudapest, en 2010, avec cette fois«le projet d’écrire».

Parceque, entre-temps, les inci-tations se sont multipliées : «Lecôté victimaire, le tempéramentmélancolique, le sentiment globalde l’humanitéquivaàvau-l’eau…»

Et le Danube… Mais écrire quoi?Unroman,desnouvelles?Ellehési-te. Encore une fois, le hasard tran-chepourelle.Depuisuntrain,«j’aivu une famille de Tziganes instal-lée dans un ancien bâtiment offi-ciel, probablement une anciennecabine d’aiguillage. On voyait lesmômes qui sortaient jouer sur lesrails….»Dans le roman, la maisona été construite par un ancêtre– l’imagination est passée par là–,mais, dit-elle, «Dès ce moment-là,j’ai suque j’avaisun roman.C’étaitunevisiontrès forte, toute l’histoires’est développéed’un coup.»

Rapidement, l’écrivain a mon-tré son travail à des amishongroisqui lisent le français, «mais qui nevoyaient pas du tout qui ce livrepouvait intéresser». Certes. Celivre est, comme elle, dans unentre-deux. Le roman hongroisd’une Française. Car Alice Zenitern’oublie jamais qu’elle est un écri-vain français: son regardest «tou-jours celui d’une étrangère», et «laplupart demes lecteurs ne connaî-tront pas Budapest». C’est poureuxqu’ellea renchérisur lespréci-sions, les informations. Jusqu’auderniermoment,elleaeul’impres-sion qu’il n’y en avait pas assez,

qu’il flottait un parfumde «réalis-me magique» qui la gênait. On ladétromperait volontiers. Cela nevient assurément pas du décor,dessinécommeunecarte. Bientôt,elle a compris que ce livre seraittrès différent du précédent. «Lepersonnage le plus difficile, pourmoi, c’était Kerstin, une jeuneAlle-mandequi tombeamoureusede laville. Parce que c’était moi. Parcequelerapportqu’elleaaveclaHon-grie, c’est lemien. Du coup, Kerstinétaitplate. Ellem’intéressaitmoinsque les personnages que j’avais dû

trouver et imaginer, ceux qui neme ressemblaientpas.»

Car dans Sombre dimanche,confie-t-elle avec ironie, elle« raconte une histoire», elle in-vente des personnages. « Je croisque je ne l’avais pas fait depuis lescontes de fées de l’enfance. Celan’était pas un enjeu. Mais, là, je nepouvais pas faire autrement. »Faussement candide, elle ajoute :«J’ai dû adopter une dramaturgiebeaucoupplusserrée.Jemedeman-dais tout le temps si le lecteurallaitcomprendre.» Elle rouledes yeux:parfois elle rate tant ses personna-ges qu’elle a l’impression qu’ilsont«troisbras».Toutlecteurlaras-surera vite : elle a très bien tra-vaillé. Ils n’enontplus que deux.

Si l’écrivain ne voit pas la Hon-grie « revenir immédiatement»dans un livre, il lui est impossiblede croire qu’elle ne reviendrajamais: «Il y a tant de choses quej’ai envie d’écrire.» «Notammentunenoyadedansle lacBalaton,pré-cise-t-elle avec un petit rire. Jeregrette également de ne pas avoirréussi à tirer mes personnages jus-qu’en 2007, pour écrire sur ces der-nières années. » Elle a plusieursfois essayé, aiguillonnée par ledésird’écriresurl’époquecontem-poraine. Mais ses personnages lelui«ontrefusé» : cen’étaitpas leurhistoire.Gageonsquecelan’arrête-ra pas longtempsAlice Zeniter.p

Lenerfdelalittérature

Sombredimanche,d’Alice Zeniter,AlbinMichel, 282p., 19 ¤.

C’est d’actualité

Roulésparl’HistoirecommegaletsparleDanube

ÀL’EXPRESSqui l’interviewait en juin2010sur lesmotivationsde sonpremier séjourauxEtats-Unis, l’écrivainMarc Levy répon-dait qu’il s’agissait de fuir la bureaucratie.«Auprintemps 1983, le pland’austérité dugouvernement socialiste deMauroy insti-tuait un carnet de changepour limiter lasortie de devises.»Et l’auteur riche àmil-lions, qui réside àNewYork, de poursuivre:«J’ai eu le sentiment qu’onmedépossédaitdemes valeurs et demon identité. A chaquefois que je vois PierreMauroyà la télévision,j’ai froid dans le dos…»

L’expressionpourrait être reprise aujour-d’huipar Paul-LoupSulitzer. Jadis chantredu capitalismemondialisédansMoney,Cash! et Fortune,publiés chezDenoël audébutdes années 1980, celui-ci envisageraitde suivre les tracesdeGérardDepardieuens’exilantpour raisons fiscales enBelgique,paysoù vit depuis dix ans le romancier Eric-Emmanuel Schmitt. Leur proposera-t-onunjour le poste deministrede la culture, à l’ins-tar de l’interprète d’Obélix, désormaiscitoyen russe –hier ondisait encore«notreGégénational» –, qui s’est vuoffrircelui de laMordovie, régionoù sont déte-nuesdeuxdesPussy Riot?

DansLesEcrivains et l’argent,paru récem-mentauxéditionsOrizons (374p., 29¤), sousladirectiond’OlivierLarizza, chercheuràl’universitédeHaute-Alsace,CécileVaissiérappelleceque fut«la “prisondevelours”desécrivains soviétiques» : logementde fonction,datchadevillégiatureetprivilègesdivers,tousproportionnelsà leur loyautéenvers lerégime.Lesauteursofficiels sont tombésdans l’oubli cependantqu’OssipMandels-tam,AnnaAkhmatova,BorisPasternaketAlexandreSoljenitsyne,ostracisésouempri-sonnésen leur temps, sont étudiésdans lesuniversités russesetmondialementconnus.

Alors que sepoursuit la polémique sur lefinancementdu cinéma français, la situa-tiondes écrivainsn’est guère enviable. Entrelemasque et la plume, ceuxqui rêventdefortunedevront choisir la premièreoption.Seuls trois cents écrivainspeuventpréten-dre vivre de leursdroits d’auteur. Quant à laconditiondes autres, elle ne suscite aucuneindignation.«Dans notre société qui a portéaupinacle la valeur argent, l’aurade l’écri-vain s’est étiolée, son image s’est dépréciée,estimeOlivier Larizza.De tous les princi-pauxacteurs de la chaîne du livre (…),l’auteur est généralement celui qui gagne lemoins, en tout cas enproportion, alors qu’ilest à l’origine de toute la chaîne. Et il porteunepart de responsabilitédans cet état defait.»Beaucoupacceptent, en effet, despour-centages très faibles, voire inexistants. Leprestiged’unepublicationsuffit.

Laviede bohèmeDegrandsécrivainsont fait le lit despréju-

gés justifiant ce système.GustaveFlaubertainsi reprochait à ses amis,MaximeDuCamp, Ernest FeydeauetGeorge Sand, detirerprofit de leursœuvres.Anathèmefacilepourun rentier. AuXIXesiècle, la dèche était,il est vrai, considérée commefécondepourl’inspiration, aumêmetitre que la vie debohème. Jusqu’àuncertainpoint car, à nepasnourrir sonhomme, la littérature tré-passeavec lui. En témoigne, en 1856, uneBiographiedes auteursmortsde faim.

Chez les écrivains, l’opinionque les biensnouspossèdentplusquenous lespossédonsa survécuau siècle suivant. Les surréalistesles jugeaient avilissants. L’économePaulLéautaud,qui réglait sesdépenses au centi-meprès, comme le raconte l’universitaireNicolasDenavarre, fustigeait le confortmaté-riel dans lequel il voyait un signed’embour-geoisement. JeanGenet, une fois à l’abri dubesoingrâce au succèsde ses livres, préféraitlogerdansdeshôtelsminables.HenriMichaudmettait sonéditeur,Gallimard, engarde lorsqu’il lui confiait unmanuscrit :«Je vous serais reconnaissantde veiller à cequ’il ne dépassepas cinqmille exemplaires.»

Plaire, vendre, signifiait qu’ondonnaitaux lecteursune esthétique contrefaite, ensommede la faussemonnaie. Posturedeconsolation? Possible. A la veille de la paru-tiondeMadameBovary, le vertueuxFlaubert laissait échapper: «Je vais doncgagner de l’argent; grande chose! chose fan-tastique!»Et Paul Léautaudadmirait la pro-digalité,«une supériorité, commeen est unela hardiesse, l’insouciance». Dans «LeMon-dedes livres» du 25mai 2012, l’AméricainDouglasKennedyavouait qu’«entre eux lesécrivainsparlent beaucoupd’argent».p

Macha Séry

IL YAPRESQUE troisans, Jusquedans nosbras (AlbinMichel,2010) jouait sur sesmots, sur nos bonssentiments et sur lagénérationde sonauteur (née en1986). Evidemmentdouée, un (bon) brin

agaçante,Alice Zeniter surprenait déjàpar samaturité et sonhabileté à jongleravec les discours et l’air du temps.Onattendait la suite avec impatience.Sombredimancheest particulièrementdéroutantà cet égard.Unehistoire,unenarrationextérieure (la plus sagepossible), des personnages (touteune

famille), un vrai décor profondet crédi-ble (Budapest)… La jeune femmea énor-mémentgagné en technique (franche-ment, que trouve-t-onà redire, ici?),elle affichedes progrès saisissants…mais dansune tout autre directionquecelle qu’elle semblait prendre.

La belle énergie (un souffle lyrique,naguère) est canalisée (un souffle roma-nesque, aujourd’hui). Imre, ses parents,sa sœurAgi et son grand-père,mais aus-si Kerstin,Greta et Zsolt encaissent lesbouleversementsde la fin duXXesiècle.ABudapest, l’Histoire les roule commedesgalets, leur fait croire au change-ment,mais pour la familleMandy, riennebouge. La chronologie se remet enplace commeà sonhoraire (de chemin

de fer), et les renvoiedans leur tanièredebois, la «vénérablemaison» entre lesrails de la gareNyugati. Le livrepossèdeune très belle longueurde temps. Enattendant la suite, uneprochaine révo-lutionouunprochaindramedefamille, les corpsbaignentdans l’His-toire et dans leur jus – avecune complai-sancequi les attendrit. La sexualités’empared’Imre, lamort renverse samère, la catatonie lui dérobe sa sœur.Un train passe.Unpoème (d’AttilaJozsef) s’achève. Ce romanest presquetrop court.pN. C.A.

«Elle avait les yeux fermés (…).Imrenepouvait pas s’empêcherde la regarder. Etait-elle belle?Une seconde sur deux, il la voyaitfemmeet l’autre, il la voyaitmourante. A seize ans, chaquesignede vieillesse sur les autres estunpas vers la disparition. Plus il laregardait, plus il était confus etplus il sentait le besoin de la regar-der encore. La peaude son ventre

se fripait quand elle était assise,dessinantdes cartes de désertentre les seins et le pubis. Elle por-tait aux orteils un vernis brun-rouge, commedu sang sec. Aufront et sur le cou, la sueur qui ruis-selait emportait un peude la tein-ture orange des cheveux endesruisseaux jaunâtres.»

Sombredimanche, pages88-89.

ABudapest.FRÉDÉRIC DESMESURE/SIGNATURE

Histoired’un livre

Extrait

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Attention ça brûle!Après le spleenet laneurasthénie,voici leburn-out,nouvelle«patholo-giedecivilisation», commeladési-gnePascalChabotdansunbel essaitoutenexcursionsphilosophiqueset littéraires.C’est encore lesgrandstextesde la traditionquioffrent lesmeilleurespistespourcomprendrecettemaladiede l’âmeetducorps.Commel’acedia, traduitepar«ennui»ou«paresse», quimenaçaitlesmoinesauMoyenAge, cette fati-guedévastatriceestunecrisedes«croyants», de ceuxqui sont fidèles,àDieu, ausystème,à l’entreprise.Elle signifie la soudainepertedesens.«Lespersonnesaffectées furentconsciencieuses,ardentes,duresà la tâche,écrit lephilosophe. C’estd’ailleursenpartie leurproblème.»Spécialistede l’œuvredeGilbertSimondon (1924-1989), penseurdela technique, l’auteurpointeuneépoqueprométhéenne, placée sousle signede la combustion. Si le feuintérieur, qui valait force et assu-rance, était autrefois le privilège desélus, aujourd’hui,«les ascètes, lessaints, les sages, les philosophes,ceuxqui faisaientprofessionde s’ex-poser au risque de surchauffe, defolie et de délire, ont perdu lemono-pole de l’excès». Embrasement,le burn-out est une révolte contrela froide logiquede la technique.Anousde restaurer l’équilibrede la tiédeur?p Julie ClariniaGlobal burn-out, de Pascal Chabot,PUF, «Perspectives critiques», 146p., 15¤.

Un sinistre codeAvec lanouvelle collection«Tiré àpart», BernardEdelmanet StéphaneRials entendent faire revivredes tex-tes à la fois brefs et fondamentauxqui, par leur portéehistorique, sontsusceptiblesd’intéresser le plusgrandnombre.Ainsi du fameuxCodenoir, rédigé en 1685et devenule symbolede l’esclavagismedansles colonies françaises.Dûmentpré-sentépar le juriste Jean-FrançoisNiort, le texte gagneencomplexité.L’esclavey est à la fois réifié – il peutêtrevenducommeune chose– etreconnucommeêtrehumain (à tra-vers sonaccès, par exemple, aumariage légitime). Lamonstruositémoralede cette contradictionaétéplusieurs foisdénoncée.Néan-moins, il n’y a là aucunemonstruo-sité juridique, c’est là tout l’apportd’une lecturehistorique: auXVIIesiè-cle, le lienentrehumanitéetperson-

nalité juridiquen’estpasencore fait.Il faudrapour celaattendre les Lumièreset laDéclarationuniverselledesdroitsde l’homme. p J.Cl.aCodenoir,de Jean-François Niort,Dalloz, «Tiré à part»,100p., 15 ¤.

Extrait

Sans oublier

Antoinede Baecque

Lamisère a donc commencé leurmalheuràtous. Leviceestarrivéaprès, le crime n’était pas loin.»Ainsi le romancier Octave Féré,dans Les Mystères de Rouen,explique-t-il en 1845 la dynami-

que de la dégénérescence. Certains, à lamême époque, inversent les rôles : le viced’abord, ensuite le crime, enfin lamisère.Toutes les combinatoires sont possibles,mais elles sont révélatrices. Placer la mi-sère en premier lieu est plutôt de gauche,du moins est-ce une vision «sociale» ; yinscrireleviceest indéniablementconser-vateur,dénoteunevisiondel’hommefon-cièrementpessimiste.L’historienDomini-que Kalifa a placé ce genre de débats, sitypiques du XIXe siècle, au cœur de sonétude sur l’imaginairedes bas-fonds.

Depuis plus de vingt ans et à travers denombreux livres (L’Encre et le Sang. Récitsde crimes et société à la Belle Epoque,Fayard, 1995; Crime et culture au XIXe siè-cle, Perrin, 2005), le chercheur explorel’histoire du crime et desmarges, les pro-cessusde réappropriationpar la pressedeces récits aussi effrayants que fascinants,également moraux et voyeuristes. Il estpresquenaturel que le décorde ces scènesde crime deviennemaintenant son objet :qu’étaient donc ces «bas-fonds» où tou-tes ces horreurs se déroulaient? En fait, cen’estpas le sensdu termequiposeproblè-me, mais la pluralité des sens possibles.Elle indique une multitude d’usages, dereprésentations, de récits, un foisonne-mentderumeursetd’angoisses,defantas-mes et dedésirs.

Caste réprouvéeL’enquête débute par quelques signes

tangibles. Lesdictionnaires, entre la findel’Ancien Régime et les années 1860, fontclairement passer le mot des registresmaritime (« Peu d’eau, où il est aiséd’échouer»), topographique («Terrainsbas, enfoncés, souventmarécageux»), à lalangue morale et sociale : «Une classed’hommesvils etméprisables», écrit Littréen 1863. Les bas-fonds restent un espace,maissemétamorphosentencasteréprou-vée, assimilation qu’adorent les articlesdepresse et les romans, qui font coïnciderfigures dégradées et lieux dangereux. Lestopographies sont toujoursmorales.

L’expression émerge en fait la mêmeannée chez trois auteurs et selon troisregistres absolument complémentaires.En 1840, Balzac l’utilise dans son romanZ.Marcas ; Constantin Pecqueur l’emploiedans un essai socialiste ; Honoré Frégierenusedansuntraitésur lesClassesdange-reuses de la population dans les grandes

villes et des moyens de les rendre meilleu-res. Le roman, la réforme sociale, le précisdepolice…Lesallers-retoursentrecestroispôlesfont lesuccèsdesbas-fonds. Ilsproli-fèrentsurunterrainvaguedont iln’existenullecarte,nuldénombrement,nulledéli-mitation: làoùlapiredesréalitésestinsta-ble, constammentredéfiniepar lamorale,égarée par le fantasme, relancée par la fic-tion.Certainsenontdénoncé l’imposture,dès l’époque, comme Henry James, quiavoue dans The American Scene (1907)n’avoir pas repéré de bas-fonds dans leLower East Side deNewYork, voyant danslasinistreréputationdeslieuxune«inven-tiondegratte-papier». Onnesaura jamaisla part de vérité de ces «cours des mira-cles», de leurs gueux, prostituées, assas-sins, chiffonniers et autres rôdeurs, maiscela même leur offre un puissant trem-plin vers l’imaginaire et, en retour, uneffet de réel garanti : les bonnes gens sebarricadent après avoir lu journaux etromans, persuadés que, dans leur ville,sous leur ville, l’insécurité règne.

Dominique Kalifa choisit la méthodede l’anthropologie historique afin d’étu-dier les bas-fonds comme un systèmedynamiquede représentationsdumondesocial, insistant sur l’avènement de cetimaginaire au cœur du XIXe siècle, tra-

quantsesregistres(biblique,médical,poli-tique, policier…), parcourant sa géogra-phie (du tripot au bordel, du bouge àl’égout,maisaussi, cequiesttrèséclairant,slums londoniens,bajosfondosespagnols,bassi fondi romain, trottoirs de BuenosAires…). Puis vient sa disparition avec lesEtats-providence, au lendemain de laseconde guerre mondiale, nettoyant àgrandeseauxces tracesd’autrefoisgrâceàleurs programmes sociaux. Mais les fan-tasmes demeurent, ce que souligne labelle deuxième partie du livre, détaillantquatre « scénographies» de l’enverssocial, ces modes d’appréhension obses-sionnellementsavoureuxde l’underworldd’hier à aujourd’hui: la liste des horreurs,leprincedéguisé envoyou, le tourismedel’hideux(la«tournéedesgrandsducs»), lapoésie de l’abîme social. Ce goût de l’hor-reur ne faiblit pas, au contraire, il sembles’accroître à mesure que nos sociétés sepacifient. L’imaginaire des bas-fonds,façonné pour garantir l’ordre social de lasociétéduXIXe, continuede fasciner.p

NicolasWeill

Jérusalem,pointdefrictionspi-rituel et géopolitique sansdoute le plus sensible duglobe, compte avec VincentLemire un de ses historiensles plus originaux. En 2011,

dans une admirable Soif de Jéru-salem. Essai d’hydrohistoire. 1840-1948 (PublicationsdelaSorbonne),ce chercheur avait déjà abordél’histoire récente de la Ville sainteà travers son manque lancinantd’eau potable et les moyens d’yremédier.Dans sonnouveau livre,cemaîtredeconférencesàl’univer-sité Paris-Est, spécialiste des espa-

ces urbains, fait revivre cette citéen une période – bien nommée«Belle Epoque» – où les clivagesethniques et religieux n’avaientpaslaforceetl’évidencequ’ilsrevê-tent aujourd’hui.

L’auteur entend en effet mon-trer, sans excès de naïveté, qu’à ladernière période de gouverne-ment ottoman de Jérusalem, autournant du XXe siècle, la villeavait non seulement amorcé sonentréedans lamodernité (inaugu-ration de la ligne de chemin de ferJaffa-Jérusalem, développementurbain hors les murailles de Soli-man édifiées au XVIesiècle, tram-way, adductions d’eau, etc.)maisqu’elle vivait sous un régime decoopération, voire d’interactioncommunautaire, dont il ne cachepas qu’il est plein d’enseigne-mentspour aujourd’hui.

Avec samunicipalitéoùmusul-mans et non-musulmans étaientreprésentés(selonunsuffragecen-sitaire)àpartségales, avecsesgou-verneurs impliqués dans la vie deleurcité,àmillelieuesdesstéréoty-pesvéhiculésparlalittératureocci-dentale du pacha débraillé et ven-tripotent, une «identité citadine»a fini par se former, au-delà desappartenances confessionnelles.Cette identité a su transcender untemps les affrontements entregroupesnationauxquiallaientsui-vre et devaient aboutir, sous leMandat britannique (1917-1948), àl’éclatement de la municipalitéentre juifs et Arabes en 1934 et à ladivision de la ville entre ouest etest. Une division qui perdure endépitdes «réunifications»procla-mées. La démonstration est-elletoujours convaincante? Elle est

solidement étayée par l’exploita-tion des archives municipales deJérusalem, rédigées en osmanli(duturcécritencaractèresarabes).La récente réhabilitation du passéottoman dans une Turquie post-kémalisteapoussé leshistoriensàexhumer ce genre de documentsqui projettent sur le passé du Pro-che-Orient unnouvel éclairage; letravail de Vincent Lemire s’inscritdans ce courant.

Inventionde cartographesL’auteur démontre avec brio

que la quadripartitionde la VieilleVille en quartiers chrétien,musul-man, arménien et juif est uneinventiondescartographesbritan-niques ou allemands du XIXe siè-cle ; elle ne recoupait nullement laréalitéd’unhabitatbeaucouppluscomplexe et partagé qu’on ne le

croyait. Cette «hybridité» oubliéeculmine lorsque, à l’occasion de larévolution des Jeunes-Turcs de1908,unedélégationdejuifsortho-doxesestaccueillieengrandepom-pe et avec transport par les imamsde la mosquée d’Omar, troisièmelieu saint de l’islam, pour célébrerles temps nouveaux. Evénementlargement impensableen 2013!

En revanche, des répétitionsalourdissent l’ouvrage (est-il ainsiutile de signaler à plusieurs repri-ses que «Jérusalem est une ville depierreetdechairmaisaussid’encreet de papier» ?). Surtout, l’auteurdonne l’impression de s’abandon-ner parfois à son enthousiasme. Ilévoque rapidement que l’otto-manisme Jeunes-Turcs n’a pascomporté que l’universalisme, lemodernisme et l’imitation dusacro-saintmodèle français. Il y en

eut aussi une version nationalisteet « turquiste» dont les Armé-niens de Jérusalem, notamment,subiront quelques conséquences,à la veille de la première guerremondiale.

Le conflit de 1914-1918 précipitecebeaurêvedecohabitationpacifi-quedansl’abîme; lesBritanniquesrenforcerontlespolaritéscommu-nautairesaunomduprincipecolo-nial «diviser pour régner». Com-ment aurait évolué le futur àjamais passé de la Jérusalem à lafois moderne et ottomane: voilàqui est incertain. Mais on peutpartager avec l’auteur le messaged’espoir qu’il recèle.p

«C’est doncà Londres, cetteautre capitale duXIXesiècle,que les Français vont chercherlemodèle de la tournée desgrands-ducs. Il n’est en effetpas de voyageurde renomquine tente de suivre les tracesdePierce EganoudeDickens.Taine, qui visiteManchesterdans les années 1860, se faitconduirepardeuxdétectivesdans “lesmauvais quartiers”de la ville. De 10heures àminuit, il visite des taudis, des“maisonsde filles” et des caba-rets de voleurs. L’impression esttrès forte: “c’est celle d’un cau-chemaroud’un romand’Ed-gar Poe”. Dans sesMémoiresapocryphes, le chef de la Sûretéparisienne,M.Claude, effectueune visite guidée deWhitecha-pel, de la prisondeNewgate etdu “mondeopaque etmys-térieux”du crime londonien.»

LesBas-Fonds, page208

Qu’elleétaitdouce, la JérusalemdelaBelleEpoque!SpécialistedelaVillesainte,VincentLemirerappellel’harmoniequirégnaitentremusulmans, juifsetchrétiensàlafindelapériodeottomane

Critiques Essais

Les Bas-Fonds.Histoired’un imaginaire,deDominiqueKalifa,Seuil, «L’univers historique»,398p., 25¤.

Jérusalem1900. LaVillesainte à l’âge des possibles,deVincent Lemire,ArmandColin, 254p., 23,60¤.

Historienducrimeetdesesrécits,DominiqueKalifametenévidencedans«LesBas-Fonds»toutunsystèmedereprésentationdumondesocialauxXIXeetXXesiècle

Sombrefoyerdespeursbourgeoises

MAURICE TOUSSAINT/COLL. JONAS/KHARBINE-TAPABOR

70123Vendredi 11 janvier 2013

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

Lesensdelavievaetvient a19et 20janvier:LivreàpartàSaint-Mandé (Val-de-Marne)Une trentained’éditeurs indépendants serontprésents à la4eéditionde Livre à part,manifestation spécialiséedans la pro-motionde la petite édition. Lectures etmises envoix par descomédiensponctueront ces deux journées à l’hôtel de ville.www.mairie-saint-mande.fr

a20janvier:Salondu livred’hiveràMontgiscard (Haute-Garonne)Cette journéede lectures et de tables rondes sera animéeparunequarantained’écrivains. ChristianLaborde s’y livrera àuneconférence-performancesur le Tour de France, au cours delaquelle seront évoquésdes cyclistes légendaires.livredhiver.perso.sfr.fr

aDu25au27janvier:LaRussieauKremlin-Bicêtre (Val-de-Marne)Le 4e Festival des cultures russes et russophones seraplacé sousle thème«Récits d’Histoire/Récitsd’histoires». Rencontresavec les écrivainsVladislavOtrochenko,Dmitri Stakhov,MaylisDeKerangal, ChristianGarcin…Entrée libre.www.russenko.fr

a30janvier: LucBoltanskiàBordeauxLe sociologueLuc Boltanski répondra à la question«Est-ceainsi que les hommesvivent?», à 19heures auThéâtrenationalde Bordeaux enAquitaine (TNBA). L’accès est gratuitmais l’inscriptionobligatoire.www.tnba.org

SPONTANÉMENT,personnene sedemande si « la vie» en généraln’est qu’uneabsurditéou si, aucontraire, quelque secrète cohé-rence l’habite et l’organise.Quandla questiondébarque, sous cetteformegénérale et abstraite, cha-cunéprouveun fort sentimentd’artifice – commesi, soudain,dansun cours dephilosophie, onavait inscrit le sujet à la craie surun tableau. S’engagealors undébat théorique, sans aboutisse-mentni point final, oùdeuxcamps s’affrontent, dont aucunjamaisnepeut crier victoire surl’autre.

Lesuns considèrent commeillusoires les existencesperson-nelles: seule existe «la vie», seperpétuantaveuglémentà tra-vers les individus – Schopenhauerest leur champion. Les autres, àl’opposé, créditentnos vies singu-lièresd’un sens absolu. En compa-raison, la vie «engénéral»n’estqu’une idée vagueet vide, dépour-

vuede signification.Kierkegaard,SartreouRicœur sontde ce côté.

Dès qu’on sort de la classe, tou-tefois, cen’est plus du toutpareil.La questiondu sens de la vie noustombedessus, sans crier gare. Ellenous envahit, d’un coup, noussaisit, nous étreint,malgrénous, ànotre corpsdéfendant…mais seu-lementdans certaines circonstan-ces singulières: quandnousper-donsunêtre cher, quandnousfaisonsune rencontre imprévisi-ble et bouleversante– lorsque sou-dain se brisent, ou senouent, nosrelationsaux autres les plus fon-damentales. C’est alors, FrédéricWorms le souligne avec autant depertinencequede clarté, que l’oncommenceà saisir combien le«sens de la vie»n’est jamaisdonnédemanièreuniverselleet fixe. Au contraire, chacuncroitle perdre ou ledécouvrir – selonles relationsqui se détruisent,ou se construisent, au fil de sonparcours.

SpécialistedeBergson,dont iléditeet commente lesœuvres,professeurà l’universitédeLille,directeurduCentre internationald’étudede laphilosophiefrançaisecontemporainede l’Ecolenormalesupérieurede larued’Ulm, l’auteurdeLaViequiunit etqui sépares’estmontréattentifauxnouvellesthéo-riesdu«soin» (care).

Travail singulierIl s’engage aujourd’hui dans la

constructiond’unepenséeorigi-nale, dont l’objectif est carrémentd’aboutir à unenouvelle philoso-phie de la vie, inspiréede l’atti-tudebergsonienne,mais centréesur lesmotifs existentielsd’aujourd’hui. Entaméen2012avec l’excellentRevivre. Eprouvernos blessures et nos ressources(Flammarion), ce travail singulierse poursuit par ce petit livre, quienannonced’autres.

Parmi les idées cruciales de cechantier en construction: la vie

est fondamentalement liée ànotredépendance, biologiqueetaffective, envers les autres; la rela-tion interhumaineest un fait pre-mier; les existencespersonnellessont toutes traverséesparune ten-sionpermanente entreunion etséparation; «destruction» et«séparation», «création» et«union»ne sontpas exactementsynonymes: il existe en effet desruptures indispensableset fécon-des, tout autant quedes fusionsexcessives etmortifères; ten-sions, oscillations, fluctuations,recommencementsappartien-nent à la naturemêmede la vie,en constituent la «polarité éthi-que et politique». Aupassage, onaura saisi cette dernière évidence:voilà uneœuvre à suivre, dontl’importanceet l’intérêt vont sansdoute croître et s’affirmer.p

FrançoisMorelcomédien

Chapeaubasaumémorialiste

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Agenda

LE SARKOZYSMEn’est pas à rejeter intégralement.Ainsi, il aurapermis l’existencede la série desChroniquesdu règnedeNico-las Ier écrites parM.l’AcadémiciendeGoncourtde Rambaud.Depuis l’an 2007, l’auteur, à la suite de l’électiondeNicolasSarkozy, a soigné sa dépression, combattu saneurasthénie, éloi-gné samélancolie enpubliant dans le style de Saint-Simon, etpar conséquentd’AndréRibaud, pournepas direRoger Fressoz(vrai nomdeRibaud, l’auteur, dans les années 1960, du feuille-ton«LaCour»dans Le Canard enchaînéqui, dans le style deSaint-Simon,donc, raconta le règnedeCharlesdeGaulle), deslivres aussi vachardsque documentés, aussi cocassesque féro-ces, aussi élégantsdans la formequ’impitoyablesdans l’esprit.

Celuiqui vientdeparaître sera ledernierde la série. L’histoires’achève.C’estune cérémoniedes adieux. Réunissons-nous,prionsensembleet laissonsencoreune fois courir nos souve-nirs autourdeTombeaudeNicolas Ier et avènementde Fran-çoisIV. C’est le livrequ’encedébutd’annéenousapporteronsànosamis. Les fleurs, c’est périssable. Lesbonbons, c’est tellementbon,mais avouezque ça faitunpeu chiche. Le livredeM.deGon-courtdeRambaudvient àpointnommé.C’estunemerveilledecruauté,d’humour, d’acuité. Le cadeau idéal. Je déconseilleraiscependantde l’apporter si vous êtes conviés chez les Sarkozy.Ou lesBalladur. Convoquéspourunbrunchchez lesHollande,évitezégalementdevenir avec. L’humourestmalvenuchez lamarquisedePompatweetetM.de laCorrèzeenpériodede crise.

«NotreCulottéPotentat»Les accros de l’Histoire récente apprécierontde voir toute

une annéed’actualitépassée au crible du chroniqueur stylé.L’affaireBettencourt, les soubresautsde certaines aventureshôtelières et licencieuses au Sofitel et auCarlton, les primairessocialistes et la tragique findeKadhafi, nommé iciMouammar-le-Cruel, la victoire de FrançoisIV puis la guerre des concubines,toutnous est rappelédans la plus juste rétrospectivequi soit.

Les amateurs depériphrasesboirontdupetit lait endécou-vrant avec quelle inépuisable imaginationest désignéNico-las Ier, «NotreCulotté Potentat», «Notre SomptueuseMajesté»,«Notre Insurpassable Prince», «NotreAttachant Souverain»,«NotreBâtisseuseMajesté», «NotreRusé Leader», «NotreTeigneuxMonarque».

Les passionnésde la comédiehumaine regarderont tous lesballets de ces singuliers personnagesavec délectation. Et quelspersonnages! Le cardinal deGuéant etmonsieurd’Horte-fouille;M.Copé, ducdeMeaux;Mmede Proscuitto-Morizet; laduchesse émérite de Lorraine,MmedeMorano; le duc deNice,M.d’Estrosi. SansoublierMmed’Aubry, duchessede Solferino, etSégolène, archiduchessedes Charentes; le baronde laMéluche,élevé enplein air, et le chevalier deMontebourg«piaffantdevantunpouvoir à confisquerauxplus âgés de sa formation».

«Ces ambitieux voyaientde l’ambitionpartout»,note le per-fidemémorialiste.

Et nous aurions tort denepasmentionnerM.deWashing-ton, complicedeDodo la Saumure, dont le nomn’aurapasbesoind’êtremodifié, tant il porte déjà en lui-même la distancegrotesqueet goguenardenécessaire à la satire.

Queva écriredésormais l’admirablediariste, le glorieuxchro-niqueur, l’excellent libelliste, oui, quel projet désormaisoccu-pera la vie de l’illustreM.deGoncourt de Rambaud? Faut-il sou-haiter le retourprochainde sonprincipal personnagedans lavie publiquepour qu’il nous gratifie du récit de ses nouvellesaventures, et espérerqu’elles soient aussi ahurissantes, aussiimprévisibles, aussi agitées?

Bon, commedit l’autre : fautpas exagérer.p

EnparlantduloupLe feuilleton

LaNuit du loup (Lanochedel lobo),de Javier Tomeo,traduit de l’espagnolparD.Laroutis,ChristianBourgois, 154p., 14¤.

Roger-Pol Droit

Nous assignons à la littéra-ture deuxmissions contra-dictoires. D’une part, nouscomptons sur elle pourdémêler le fil de la langueembrouillépar lenégligent

usage, pour reformuler clairement ques-tionsetréponses,pourexposer,avecleren-fort de mots précis et d’une syntaxe sûre,les principes de notre condition, pourdéjouer en somme toutes les formessournoises de l’incommunicabilité. Mais,d’autre part, nous lui demandons aussi deréenchanter cette langue prosaïque, utili-taire, qui est celledeséchangessociaux,delaretremperdansl’encredelapoésie.Nousvoulons l’évidence et lemystère. De bellesplanches équarries et la forêt des contes.Quenotreterritoiresoitnettementcircons-crit et mesuré, mais que ce froid cadastresoit propice à l’envol du songe. C’est sansdoute pour satisfaire ces besoins antago-nistes que les écrivains ont formé plu-sieurséquipesetsesontpartagé les tâches.

Il en existe un certain nombre, cepen-dant, dont l’œuvre semble obéir à cettedouble nécessité. Kafka est le plus emblé-matique d’entre eux. Ses récits peuventêtre lus comme des démonstrations parl’absurde. Toute lamécanique logique estenplace,maissestringlesetsesrailspréci-pitent personnages et lecteurs dans unmonde d’autant plus étrange qu’il leurdemeureparbiendesaspects familier jus-qu’à l’oppression. En cela, Javier Tomeo(né en 1931) est un dignehéritier deKafka.Certes, la référence a beaucoup trop serviet il ne suffit pas de renseigner en tripleexemplaire un formulaire administratifpour devenir un auteur kafkaïen, commecertains semblent le croire, cependant lenouveau roman de l’écrivain espagnol lajustifiepleinement.

Il ne se passe rien, àproprementparler,dans La Nuit du loupmais –et c’est beau-coupplus excitant– tout pourrait arriver,y compris lamétamorphose soudaine dupersonnage principal en loup-garou. Onne sait trop, d’ailleurs, si la vie de celui-ciest finie ou si elle n’a pas encore com-mencé,maisilsetrouveentoutcasprésen-tementarrêtésur lebas-côtédesaroute, lachevillefoulée.C’estunenuitdeluneetdenuages. Macario se promenait après unejournée passée devant son ordinateur àassimiler des connaissances sur les sujetsles plus divers. Bouvard et Pécuchet à luitout seul, surfant du matin au soir surInternet, le voici soudainenpannedans lemonde réel. C’est un homme solitaire. Safemme «avait les yeux trop écartés et à lafin elle est partie avec un autre». Com-ment, en effet, aurait-elle pu s’empêcherd’aller voir à droite et à gauche?

L’ironie de Javier Tomeo ne se perçoitpas tout de suite, preuve que c’est de labonne! Tandis queMacariomasse sa che-villedouloureuse,«quelqu’unprofèreune

malédiction au milieu des ténèbres. Cequelqu’un est à moins de vingt mètres,mais il ne peut pas voir Macario car (…) lechemin faitun coude». NomméIsmael, cequelqu’un est un assureur qui démarchedanslevillageetqui,pourl’heure,dé-mar-che plutôt puisqu’il vient à son tour de setordre la cheville. Dispositif à la Beckettcettefois–maisilnesuffitpasdetraînerlajambeenressassantdesvétillespourdeve-nir un auteur beckettien et Javier Tomeoréussit luiaussiunedecestragédiescomi-ques où la métaphysique et le burlesques’échangent le ciel et la terre.

Voici donc les deux hommes immobi-lisés dans la nuit. Au-dessus de leurs têtesvolent les oiseaux oraculaires, le corbeauet lehibou.Deuxgrillonsmoinssolennelsse répondent inlassablement, redoublantcomme s’ils s’en moquaient la conversa-tion à bâtons (et chevilles) rompus deséclopés. Dès que la lune semontre,Maca-rio, obnubilépar ses lecturesencyclopédi-ques,sesentdevenir lycanthrope. Il a l’im-pression nette que ses ongles et sesoreilles s’allongent. Et s’il projette déjà dese repaître du sang d’Ismael –«L’idéalseraitde lesurprendrepar-derrièreetde lui

planter ses canines dans la jugulaire»–,unechosepourtant le tourmente: il porteun dentier et aimerait savoir «si un typequi a des dents en plastique peut se trans-former quandmêmeen loup-garou».

Ismael, de son côté, songe plutôt à samétamorphosepostmortemendiamant:«Lescendressontsoumisesàdehautestem-pératures et de hautes pressions, et elles setransformentencettepierreprécieuse.»Ceserauncadeaupour sa chèreépouse; tellequ’il la connaît, elle appréciera.

Diamant ou loup-garou, ce qui est sûr,c’est qu’ils ne veulent pas rester ces pau-vres hommes oubliés de tous dans la nuitfroide, seuls ensembleet chacundans soncoin, dont le dialogue devient pathétiqueà force d’absurdité : «Les végétariens,d’après vous, ont-ils le droit demangerdesplantes carnivores?» Ou: «Si nous étionsdes courges, nous pourrions ramper jus-qu’à chez moi et téléphoner pour appelerau secours. » Dans cette nuit des tempshantée de légendes anciennes, les deuxhommes cherchent à s’atteindre par laparole, à se rassurer en échangeant leursmaigres connaissances, sans parvenirpourtant à lézarder leur méfiance et leursolitude respectives. Quant au lecteur, nenousleurronspas,s’ilestenmeilleurepos-ture, c’est bien uniquement parce qu’il acet excellent livre entre lesmains.p

Chroniques

Laviequi unit etqui sépare,de FrédéricWorms,Payot, «Manuel», 96p., 10¤.

L’ironie de Javier Tomeone se perçoit pastout de suite, preuveque c’est de la bonne !

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

TombeaudeNicolas Ier et avènementde François IV,dePatrickRambaud,Grasset, 240p., 16 ¤.

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

DidierCahen,poète et écrivain

Indisciplines

Lastrip-teaseusefaitBD

Trans Poésie

Trois livres depoésie, on vit avec et on choisit des vers.On se laisseporter ; on tresse alors lesœuvrespour composerun tout nouveaupoème.

Bataille desmots ! Combat du sens !La tour Syntaxe estmise à sac

Quand sommes-nous nés?Altamira, Athènes, Rome, Bethléem…?

Avaaz.orgpeuple ses autoroutes d’appelsEntre la Turquie et le BrésilL’espoir n’est pas encore en court-circuit

Remis au goût du jourpar les PussyRiot, Nikolaï Zabo-lotski (1903-1958) fut le héros dumouvementObèriou.Pourchasséspar Staline, oubliéspar l’histoire, ondécou-vre des artistesprogressistes…prophètes en leurpays.

Message reçu?MichelDeguy (né en 1930) agrège laflamboyancedu verbe avec l’autorité de la chose écrite.L’anthologieCommesi Commeça traduit l’impact jubi-latoired’unepoésie quinemâchepas sesmots.

Poète en tempsde crise, romancière, essayiste, LéliaYoung (née en 1950) invente des lignesde fuite entreles disciplines. L’appel du large conduit le nomadismerebellede cette Canadiennevenuede Tunisie.

LaBaignoire d’Archimède. Anthologie poétique de l’Obèriou,traduit du russe et édité parHenri Abril, Circé, 414p., 24,50 ¤.Comme si Comme ça. Poèmes 1980-2007,deMichel Deguy, Poésie/Gallimard, 448p., 12,50 ¤.Pasd’ici, pas d’ailleurs. Anthologie poétique francophone de voixféminines contemporaines, collectif,Voix d’encre, 336p., 30¤.

UnmassacreprémonitoireUncarnage: 32habitantsd’unenclos résidentiel à l’ouestdeLondresassassinéset leurs enfants apparemmentenlevés.En 1988, leBritannique J.G.Ballard (1930-2009)dénonçait déjàlesméfaits d’une société sécuritaireoùunmilieusocial envaseclos,«privéde lamoindre trace d’impureté et dedésordre», cou-pléà ladéréalisationcauséepar les images, conduit à la barbarie.Cevolume inaugure la collectiondepochedeTristram.pM.S.aSauvagerie (RunningWild), de J. G.Ballard,traduit de l’anglais par Robert Louit, Tristam, «Souple», 96p., 6,95 ¤.

EN 1980, SYLVIERANCOURT,une jeune femme sansdiplômeoriginairedunord-ouest duQuébec s’installe àMontréal.Netrouvantpas de travail, elle répondàunepetite annoncepourunemploide danseusequi s’avère en fait un jobde strip-teaseusedansunbar denuit. Parce que le boulot n’est quandmêmepas très folichonet qu’elle a besoind’unexutoire, elledécidede raconter sonquotidien sous la formedebandes dessi-nées qu’elle édite bientôt à compted’auteur et qu’elle distribueaux clients des clubs oùelle travaille. SylvieRancourt l’ignorealors: elle est l’unedes pionnièresde la bandedessinée auto-biographique,ungenrebalbutiant dont les défricheurs secomptent sur le doigt d’unemain enAmériqueduNord.

Traverséed’érotismedébridé, sa série – appeléeMélody,commesonnomde scène –défrayera la chronique àplusieursreprises.Des fascicules seront saisis dans l’Ontariopuritain,undistributeur cessera ses importations, et l’auteur se feramêmeexpulser d’un festival. Trente ansplus tard, la rééditiondecette saga longtemps introuvablenous fait dire qu’il n’y avaitvraimentpas de quoi fouetter un chat, et nousplonge au cœurd’uneœuvred’uneprofonde sensibilitéqu’aucun jugementmoralne vient jamais entacher. Le trait infantile de SylvieRancourt épouse la candeurde cette héroïne à la vie assumée,danseusedéshabillée renvoyant les hommesà leur tristeconcupiscence.p Frédéric PotetaMélody, de Sylvie Rancourt,Ego commeX, 346p., 19 ¤ (en librairie le 23 janvier).

Chef-d’œuvrede l’amour transiL’œuvrede StefanZweig tombéedans le domainepublic, repa-raissent chez RivagesPoche sa correspondance avec SigmundFreud,Vingt-quatreheures de la vie d’une femme, traduit àneuf, ainsi que LeDésarroi des sentiments, «désarroi» préféré à«confusion» par le germanistePierreDeshusses, collaborateurdu«Mondedes livres». Dans ce récit paru initialement en 1927,un étudiant dilettante tombe sous le charmed’unprofesseurd’université.Admirationet gratituded’un côté, amour tenusecret de l’autre. Sur lemoded’une confessiondénouéeparunaveu final, Stefan Zweigdonne à voir le douloureuxcombatque se livrent vérité et dissimulation,passionet pulsion.pM.S.aLeDésarroi des sentiments (Verwirrung der Gefühle),de Stefan Zweig, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses,édition bilingue, Rivages Poche, «Petite Bibliothèque», 304p., 8,65 ¤.

Macha Séry

L’Anglais JackMarlowe fumedesCamel filtre, boit du scotchOban, fait appel à des call-girls,gère à distance ses multiplescomptes offshore et tient sonjournal intime. Il n’a qu’un ami

dévoué, un septuagénaire bibliophile.Fort bien. Quoi d’autre? C’est un loup-garou, l’ultime de son espèce, ses autrescongénères ayant été éliminés au fil desans par l’Organisation mondiale pour laprédation des phénomènes occultes. Unloup-garou,cen’estpasbiensérieux,n’est-ce pas? La créature mi-lukos mi-anthro-pos rappelle les films pour adolescents(«teenmovies») et les romans de Stephe-nieMeyer (Twilight…).

En sommede la petite bière, des effroisqui n’en sont pas, une panoplie ringardeau même titre, disons, que les vampires.Précisons que ceux-ci existent égalementdans le roman de Glen Duncan, doués deleurs attributs familiers: soif de sang, for-ce surhumaine, aptitude à se déplaceravec vélocité et même à voler, pour lesplus anciensd’entre eux.

L’histoire apparemment se résumedoncà ça: un typeblasé, fatiguéd’être soi,qui envisage avec soulagement sa mortprogrammée par l’Organisation à la pro-chaine pleine lune. Songez, un individudeuxfoiscentenaire,uniquereprésentantdesarace,quidoitconciliersamoraleavecsonatrocitéontologique–dévorerchaquemois une proie humaine. Sa curiositépour toute chose s’est tarie. Il a épuisé lesplaisirs de la chair. Et son désintérêt seconfondavecledétachementd’unmilliar-dairequi a tout et ne tientplus à rien.

UnOccident sans transcendancePourquoi gâcher du papier à évoquer

de telles fadaises? La raison en est simple.Voici,aureboursdespréjugésélitistesaffé-rents à la littérature fantastique, un bonlivre. Le clichédu loup-garoun’y tient paslieu d’intrigue, non plus que la guéguerreancestrale entre lycanthropes et vam-pires. Jack Marlowe, traqué où qu’il aille– de Londres à Biarritz, de Manhattan à

Ithaque –, aurait pu être un simple agentsecret.De la fonction, ilpossède legoûtdutravestissement, le don de déjouer sespoursuivants, de jongler avec les fuseauxhoraires, de convertir la planète enaire dejeu. Le folkloren’est ici qu’unemétaphoresur l’altérité,unmoyend’approfondir surle mode ludique la solitude de l’hommepostmoderneenpannededésirs.

Si Glen Duncan fait œuvre littéraire,c’est que les incisives de son ironie sontaussi affûtées que son sens de l’observa-tion d’un Occident sans transcendance. Ilne se borne pas à proposer une versionmodernisée du mythe, juste par l’intro-duction d’écrans plasma, à la manièredont Jean-Marie Bigard entendait jadisdépoussiérer Molière en portant des bas-kets dans Le Bourgeois gentilhomme.

C’est d’abord par ses enjeux émotion-nels que ce huitième roman du Britanni-que, aujourd’hui âgé de 47 ans, revivifieunmotifculturelauxinnombrablesdécli-naisons. Comment transformer, non unhomme en garou – quoique le romancier

s’ensorteiciavecpanache–maisundésen-chanté en enfiévré? Grâce à la passion,bien sûr.

Le style de Glen Duncan tantôt coupe,tantôtcoule.Cyniquepuis lyriquedèsquel’amour, oui l’amour fou, surgit, cérébralet animal. Celui qui se hume, se flaire, sereconnaît telle une évidence solidifiée

autant par les sens quepar la raison. Il y a, danscerécit,despassageséro-tiques sacrément réus-sis,desdescriptionsd’im-mensités américainesqu’envierait n’importequel petit-maître versédans le « nature wri-

ting», de l’espionnage efficace pour lesamateurs du genre, de discrètes allusionsà Bret Easton Ellis, Jack Kerouac, JosephConrad, Susan Sontag ou LudwigWittgenstein, des réflexions propres àséduirelesmétaphysiciensaimantconjec-turer sur la fin de toute chose. Qu’on lehurle à la lune: férocement intelligent.p

j e u n e s s e

LeBritanniqueGlenDuncans’empareduvieuxmytheduloup-garoupourexplorerlasolitudedel’hommepostmoderne.Houhouou!

Lycanthropemaispastrop

Petitéloge livresque«Livres!», classiqueaméricainpour lesenfants, estunbelhommageàl’objetetauxmondesqu’ilrenferme

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

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LES MATINS

Dans les poches

Q uel plus beau cadeau offrirà un enfant qu’un livre ?Aucun, sauf peut-être, ensus, le goût des livres. Et

c’est ce que propose ce mer-veilleux ouvrage. Imaginé parMurray McCain et illustré par legrand John Alcorn (1935-1992),Livres! figuraparmi la sélectiondel’American Institute of GraphicArts des cinquante meilleurslivresde l’année 1962 et remporta,au même moment, le prix du

meilleur livre pour enfants duNewYorkTimes.Mieux: samoder-nité visuelle évidente et son pro-pos n’ont pas pris une ride. Lepropos? Rendre amoureux deslivres, en expliquant, avec préci-sion et humour, ce que c’est.

Un livre, c’est d’abord deuxingrédients: un extérieur, fait decarton, de papier et d’encre, de filet de colle ; et un intérieur, lettreset mots savamment assemblés,sens.Des lettresrondesoucarrées,finesoudodues,desmotsépineux(«oreillons», «grigrigredinmenu-fretin») ou heureux («poème»,«bisou»),parsemésdepointsetdevirgules pour leur donner un peude repos.

Ensuite, il y a une bien longuemais belle chaîne pour menerl’auteur à son lecteur : éditeur,imprimeur, relieur, libraire…Mais, au fait, à quoi ça sert?A rien.Atout :«Un livre tediratout cequetuveuxsavoir si tusais l’écouter.Lemonde entier est dans les livres.»Un livre comme un ami. Commece petit bijou qu’il faut offrir àtous les amoureux, petits ougrands.p Emilie Grangeray

b a n d e d e s s i n é e

f a n t a s t i q u e

Livres!,deMurrayMcCainet JohnAlcorn (illustrations),Autrement, «Vintage»,48p., 11,50¤. Dès 5 ans.

Mélangedesgenres

RUE DES ARCHIVES/BCA

LeDernier Loup-Garou(The LastWerewolf),deGlenDuncan,traduit de l’anglaisparMichelle Charrier,Denoël, «Lunesd’encre»,368p., 22,50¤.

90123Vendredi 11 janvier 2013

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.01.11

MichèleAudin

Catherine Simon

Elle a mis du temps à compren-dre qu’elle était française. Dutemps, aussi, à perdre sonaccent. Et presque toute unevieavantdes’estimersuffisam-ment armée pour écrire sur

son père. A la mort de Maurice Audin,«emmené, torturé et tué» à Alger par lesparachutistes français, en juin1957, com-me elle le résume elle-même, la petiteMichèle a 3ans. Toute la famille se pensedestinée à vivre en terre algérienne.Michèle en tête, d’une certainemanière.

Car, à la différencedesesparents– tousdeuxpieds-noirs,mathématiciens,favora-bles à l’indépendance – et de ses frèrescadets Louis et Pierre, elle parle couram-ment l’arabe. Elle apprend à le lire et àl’écrire en sixième, au lycée Pasteur, oùelleentreen 1963, à l’âgede9ans. Ensixiè-me, à 9ans? «Pour vous rassurer, j’ai eu10ans dès janvier (1964), s’amuse-t-elle,dans un courriel. Simon pèrem’a appris àlireetàécrire, c’est que j’étaisassezprécoce(ça s’est tassé depuis!).»

Cesdétailsne figurentpas dansUneviebrève, récit pudique, étonnant, consacré àsonpère. Il y est questiond’elle, pourtant.Un peu. Et l’on n’est pas surpris par sonregarddirect et timide à la fois, quandellesonne à la porte, le jour de l’interview. Nipar sa façon, presque brusque, de direqu’elle n’a pas de préférence pour s’as-seoir, fauteuil ou chaise, ou même parterre, sur le tapis, comme elle le fait par-fois chez elle. Nature, Michèle Audin? Pasdu tout. Culture! A fond lesmanettes.

Spécialiste de géométrie symplectique– une «discipline à la rencontre de la géo-métrie différentielle et des systèmes dyna-miques», lit-on,nonsansperplexité, sur lesite officiel de l’Ouvroir de littératurepotentielle,aliasOulipo,dontelleestmem-bre –, la fille aînée des Audin est l’une desrares femmes qui aient réussi à se faireuneplacedanslecercle,encoretrèsmascu-lin, desmathématiciens. Est-ce pour cetteraisonque l’Elysées’est intéresséàelle?Endécembre2008,leprésidentNicolasSarko-zyaproposéàMichèleAudinde lui remet-trelegradedechevalierdelaLégiond’hon-neur, pour sa «contributionà la recherchefondamentale en mathématiques et à lapopularisationdecettediscipline».Unedis-tinctionqu’elle a refusée, tranquillement.

Professeurà l’universitéde Strasbourg,auteur dumanuelGéométrie (1998, Espa-ces 34 et Belin, plusieurs fois réédité) etd’innombrables articles savants, maisaussi de plusieurs ouvrages sur des ma-thématiciens, Michèle Audin est sans

conteste une intellectuelle de hautniveau. Elle est aussi unemère, unehisto-rienne,unesacréearchiviste,uneboulimi-que de lecture – et, last but no least, la fillepourtoujoursdeMauriceetJosetteAudin.Or il se trouveque, en juin2007, cetteder-nière avait écrit au président Sarkozy.Josette Audin demandait au chef de l’Etatquela«vérité» soit faitesur lamortdesonmari – dont la dépouille mortelle n’ajamais été rendue aux siens. La lettre estrestée sans réponse. Comment MichèleAudin l’aurait-elle oublié ?

Dans L’Acacia, de Claude Simon(Minuit, 1989), comme dans Le PremierHomme,d’AlbertCamus(Gallimard,1994),il est questiond’un enfant qui se lance à larecherche du père, disparu durant laguerre de 1914-1918. Michèle Audin a luSimon et Camus; elle les cite parmi sessources.Demêmequ’ellea luDoraBruder,dePatrickModiano (Gallimard, 1997), etWou le Souvenir d’enfance,deGeorges Perec(Denoël, 1975) – ces deux romans parlant,l’unet l’autre,descampsdeconcentration,de lamémoire, des traces.

Pour Michèle Audin, les résonancesavec sa propre enfance sont fortes. La«sécheresse objective» de son histoirefamiliale (pour reprendre un mot dePerec) l’apeut-êtreblindée,unmoment, la«protégeant» de son «histoire réelle »(pour reprendre les mots du même). Si-lencede l’Etat, d’uncôté; languedebois etpluie d’hommages, de l’autre : quoi de

plusrassurant,aufond?Aquelquesgrainsde sable près, qui vont gripper la machi-ne-à-effacer-les-gens et faire de MichèleAudinuneenquêtricedélicateetobstinée.

D’abord, Maurice Audin fut le seul deson espèce : si «musulmans» et « fella-ghas» ont été nombreux àmourir sous latorture, victimesdes tortionnairesde l’ar-mée française, il a été le seul «Européend’Algérie» à subir un tel sort. Difficile,

dansces conditions,de rattacher«cedeuilsingulier à une mémoire collective», écritMichèle Audin, qui dit toujours ressentirce «manque».

Mais, surtout, Une vie brève n’auraitpas existé sans le goût du travail d’histo-rien qui a jeté un beau jour la spécialistede la géométrie symplectique sur la pistede JacquesFeldbau. Cemathématicien futdéporté, comme juif, à Drancy puis àAuschwitz, etmourut juste avant la fin dela guerre. Une histoire de Jacques Feldbau

(Sociétémathématique de France, 2010) aété précédée d’un premier essai, «plus lit-téraire», que l’universitaire strasbour-geoise a consacré à une autre figure dumondedesmathématiques, laRusseSofiaKovalevskaya (1950-1891). Scientifiqueéminente,discriminéedufaitdesonsexe,cette chercheuse exceptionnelle a faitl’objet de plusieurs livres, de films etd’unepièce de théâtre.

Souvenirs sur Sofia Kovalevs-kaya (Calvage &Mounet, 2008)était censé «devenir un best-selleret réconcilier ceux qui ont peur desmathématiques et les autres »,s’amuse Michèle Audin. Moralitén˚ 1 : flop commercial. Moralitén˚2 : l’envie d’écrire est là. Que vaconforter, en 2009, l’élection àl’Oulipo.«Apartirde cemoment, jeme suis sentie assez forte, assez àl’aise, dans ma multiplicité, pourpouvoir entamer le travail surmon

père. J’avais désormais les moyens de lefaire», souligne l’auteur d’Une vie brève.

Au début, elle ne parle à personne deson projet, pas même à sa mère. « Je n’aipasécritpourdéclencherquelquechose.Nipourêtreutile. J’aiécritpourmoi,pourpar-ler de ce jeune homme: mon père.» Elle yréussit, sans fleurs, sans larmes et sanscouronne.

L’homme dont elle tente de reconsti-tuer le parcours est un garçon ordinaire,d’origine modeste. Il boit son café sanssucre, il aime lesmathématiques, a lu deslivres sur Gandhi. Il va au cinéma avec safemme et fume des Camélia Sport. Riend’exceptionnel? Rien. Il milite au Particommuniste algérien (PCA) et signe, en1953, une pétition en faveur des épouxRosenberg? Rien de franchement rare, lànonplus.

Et voilà qu’une silhouette se dessine– banale ou presque: celle d’un gamin enculottes courtes, un fort en maths, quigrandità ladureetdevientun jeunehom-mebrillant, épouse la femmequ’il aimeets’installe avec elle rue Gustave-Flaubert,dans le centre d’Alger.Michèle Audin col-lecte, questionne, observe – à bonne dis-tance: ni trop près ni trop loin. Elle étale,sous nos yeux, ce qu’on a dit de lui, cequ’elleaentendu, les tracesqu’ila laissées,cequ’elleaimeraitserappeler.«J’aimeraislui connaître des défauts», lâche-t-elle.Quant à ses propres souvenirs, «intimes,précieux,futilesetpesants, fugacesettena-

ces», elle les garde pour elle, afin qu’ilsrestent «intacts».

Nous la regardons regarder. Jusqu’à cequ’elle réussisse, comme on déterreraitun trésor, à mettre au jour, non pas le vi-sage d’un héros, mais une lumière loin-taine et chaude – celle d’une étoilemorte,le sourired’ungamin,d’un jeunehomme,qui brille encore.p

Elleestmathématicienne,écrivainmembredel’OulipoetfilledeMauriceAudin,mortsouslatortureinfligéeparlesparasfrançaisàAlgeren1957.«Uneviebrève»,enquêtesursonpère,sesitueàl’exacteintersectiondecestroisfaits

Géomètredusouvenir

Extrait

Rencontre

Unevie brève,deMichèleAudin,Gallimard, «L’Arbalète»,190p., 17,90¤.

« Je n’ai pas écrit pourdéclencher quelquechose. Ni pour êtreutile. J’ai écrit pourmoi, pour parlerde ce jeune homme :monpère »

L’ordinaired’unhomme

Parcours

«Longtemps, j’ai refusé, non seu-lementdeparler demes souve-nirsd’enfance,mais de parler de(monpère). Lorsque j’étais lycé-enne, ilm’est arrivéde répondre,àdes gens qui reconnaissaientsonnomdans lemien, quenon,il n’y avait aucun lien entre nous.J’ai essayédemaintenirmavieprofessionnelleàdistancedu faitque j’étais sa fille. J’ai répétéque,pourmoi, l’affaireAudinétaituneaffaireprivée, ce qui n’estd’ailleurspas contradictoireavecceque j’écris ici. Simultanément,et ce n’est pas contradictoirenonplus, des bribesd’informationsne cessaientdemeparvenir, com-medes traces qu’ilm’aurait lais-sées, despetits signauxqu’ilm’aurait envoyés…

Desdocuments d’état civil,monacte de naissancemêmeque je scrute, les années finissantpar un6 (puisquemon identitéfrançaise commença en 1966),lorsque j’en ai besoin pour fairerefairema carte d’identité; oui,il est allé à lamairie le 5 janvierà 10heures pourdéclarermanaissance, et oui, il a signé l’acte(car en ce temps-là lesmater-nités ne déclaraientpas les nais-sances et les pères devaient serendredans lesmairies).»

Unevie brève, pages171-172COMMENTredonner chair et vie àunhommeque sa disparition tra-giquea changé en icône?Certes,MauriceAudin, arrêtépar les para-chutistes français etmort sous latorture, en juin1957, à l’âge de25ans, n’a pas été starifié à l’instard’unCheGuevaraoud’un JamesDean.Mais le jeunemathémati-cien,militant communiste, estrestéun emblèmedes années lesplus sombres de la guerre d’Algé-rie (1954-1962).Desmeetings, desarticles, des livres lui ont été consa-crés.Des ruesportent sonnom. Ila sa stèledansWikipédia et le pein-tre Ernest Pignon-Ernest a fait sonportrait/affiche, enhommage.

Et cependant, prévient d’em-blée sa filleMichèle, «ni lemar-tyre, ni samort, ni sa disparitionne sont le sujet»du récit, littérale-ment renversant, qui lui est consa-cré. Pas de grandsmots, aucunlyrisme,mais une enquête dansl’ordinaired’unhomme: sesascendances, banales, et ses lettresd’enfant; son amour pour lesmathématiques; sonmariageavec Josette, rencontrée à la fa-culté d’Alger; les photosnoir etblancqu’ils firent avec « la boîteKodak»; les «carnets de compte»que le jeune couple tenait, notantchaquedépense: unemontre, uneséancede cinéma, dupetit salé,

des«tamponsGex»…Decet inven-taire à laGeorges Perec – celui deJeme souviens (Hachette, 1978) etdeWou le Souvenir d’enfance(Denoël, 1975), cités, à la fin dulivre, dans les «Remerciementsetsources» –, onne sort pas émumais,mieux: éclairé, étonné, ras-suré d’avoir entraperçu, sous lemasque figé duhéros, lemouve-ment reconstituéd’unevie, celled’un jeunehommeempêchédevieillir, d’unpetit garçonquisourit, debout dans le soleil, enphoto sur la couverture.Unpetitgarçonque sa fille aux cheveuxgrisonnants regarde, et quenousdécouvrons.p C.S.

1954MichèleAudin,premier enfantde Josette etMauriceAudin,naît àAlger.

1957Le 11 juin,MauriceAudin estarrêté. Porté disparudix joursplustard, sondécès sera confirmépar l’ad-ministration française, sansquesoient reconnue la causede samort– la torture.

1966 JosetteAudin et ses enfantsquittent l’Algérie.

1987MichèleAudin est nomméeprofesseurdemathématiquesà l’universitéde Strasbourg.

2009Cettemêmeannée, coïnci-dence, elle refuse la Légiond’hon-neur et est éluemembrede l’Oulipo. THIBAULT STIPAL POUR «LE MONDE»

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