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 Leprintempsenrab p r i è r e d ’ i n s é r e r Roc hm an, l’ ody ssée de s reve na nt s Ryth me ,pu ls ati on , ivresse mu si cale.« A pas aveugles de pa r lemonde» es t legran d roman des rescapésde la Shoah Jean Birnbaum NilsC.Ahl P lus de 800 pages, une conf usion permanente des formes, un entrelace- ment constant des voix – et pourtant. Ce qui frappe dès le début frappe à cha- quephrase:unrythme,unepulsation, un bruit de pas, peut-être. Un batte- mentdecœuràlafoislinguistique,sty- listique et romanesque. On l’entend, on le voit, on le lit, il bourdonne à l’oreilledulecteur,iltrembleàlasurfa- ce du texte.  A pas aveugles de par le monde  est une ivresse musica le autant que romanesque,une incanta- tion , unpoème,unehalluci nati on.Un livr epubliéen1968en Isra ël,inédi ten français, emporté, dans tous les sens du terme, par le fleuve du temps. Il s’impose immédiat ement par son architecture complexe, la confusion permanent e de ses regi stre s (élé - giaque, historique, anecdotique, éro- tique,religieux…)etsonsujet–unefan- tastiqueerrancedes juifs d’Europe,au lend emai n dela secon deguerremon- diale. D’une peti te ville de Pol ogneau désert de Judée, de véritables  «flots humains» s’étirent sur tout le conti- nent , mort s etrescapésréuni s,sous la terre etsur laterre. «Ils sontpartou t», ironisele narrateur. Inconnu en France, Leïb Rochman (1918-1978) est originaire d’un milieu hassidique polonais. Après l’invasion allemande,en1941,ilestenfermédans le ghetto de Minsk-Mazowiecki, puis transféré dans un camp de travail dontils’évad e.Il passedeuxanscaché entre deux murs. Il est à Kielce au moment du pogrom, tristement célè- bre, de 1946, puis quitte la Pologn e, voyage en Europe et se fixe à Jérusa- lem en 1950. A l’évidence, cet itiné- raire n’est pas sans rappeler celui des juifs de son roman. Mais on n’y verra aucune invitation à l’autobiographi e. Ou, s’il le fallait, ce serait au sens reli- gieux d’une vie parmi d’autres, de la partie du tout. La narration reflète d’ailleurs cette continuité de l’autre à soi puisqu’e lle s’éclate rapidement entre plusieurs points de vue, exté- rieur s etintérie urs,de lapremièr e à la trois ième personne. Le chapi tre d’ouverture,prodigieux tour de force romanesque à lui tout seul, consacré au retour d’un juif dans la ville polo- naisedeson enfa nce,estle plusclass i- que à cet égard.  Odyssée à l’envers, la malédiction, c’est Ithaque, on y revient sans rien retrouver. Libéré, le survivant est «enfermé à jamais» : «uncercletracésurlesolautourdelui, un cercleinfranchissable». Reve nant dans le ghet to après l’Anéant issement , le personnage prin- cipal se rend compte que le temps ne s’est pas arrêté. Qu’il dévore l’absence et la douleur. On ne trouve plus rien des juifs:  «Est-ce qu’il en reste une trace, une senteur dans l’air?»,  se demandele «revenant». Il cherc he en vain,ilsetournevers «ladernièrecom- munautédejuifsdanslaville», celledu cimetiè re: lesdéfuntstententde lerai- sonner,del’apaiser–ilsedéfend.Après les «Plaines de la mort», la continuit é des générationsest rompue, «les raci - nesdesonenfance (sont) àjamaisextir-  pées». Ilrefuse l’injon ctionbibliqueet biologique «croissez et multi pliez». Pour l’instant. Car  A pas aveugles de  par le monde est aussi l’épop ée des corps qui redeviennent féconds, de la vie quibat à nouveauà l’in téri eurdes moribonds. «Tels dessemeu rsdans les champs , ils allaientplanter leurpropre semence (…),  l’unique héritage légué  par leurs ancêtres»,  annonce le texte. Lesétrein tesse prop agen t d’unboutà l’autre du roman comme une épidé- mie, éroti que et religieu se, animaleet symbolique. «Unenuit (…)leslitscroulè- rent. Personne ne pouvait plus atten- dre.Une chaleurétrangère , commeune  flammefroidesoulevales corps.» Commence l’Exo de. L’Europe est trav ersé e depart en part , demémoire en mémoire. Remontant le temps, la narration s’attarde à Amsterdam (un tribunalrabbiniques’yestréuni,com- me pour Spinoza) et s’épanouit au soleildeRome(etausouvenirdelapre- mièr eguerrejudéo-r omai ne,au I er siè- cle).Entre-temps,les corpsse soignent en Suisse, à l’abri des montagnes, et à Offenb ach, en Allemagne, les livre s juifs rescapés prennent la parole. Car «on (finit) toujo ursparbrûlerles livr es  juifs» : l’Anéantissement a frappé les hommes,maispas seul emen t.C’estle sort réservé par les nazis à toute la culture yiddish qui est évoqué, ici, dont A pas aveugles de par le monde représenteunreliquatpréser- vé,unconcentrédemémoire. «Cen’étaitunsecretpourper- sonnequeleslivresenyiddish, leurs couvertures closes sur elles-mêmes, étaient ignomi- nieusement humiliés.  (…)  Le seinquiles alla itai t leuravaitété arra - ché.» Comme son personnage princi- pal,commel’ense mblede voixdomi- nantes qui forment la colonne verté- bral e dece roma n,le yidd ishest sépa - réde sontronc.Ilest orph elin ,il esten fuite. C’est pour cela, probablement, que l’on entend si bien dans ce livre «la douleur de (cette)  langue qui erre dans l’espace au-dessus des Plaine s, muette. Pas de lèvres pour la dire». Mais quelle main pour l’écrire. Un chef-d’œuvre. p 7 aEssais Etre soldat soviétique pendant la seconde guerre mondiale 10 aRencontre Nathalie Heinich, sociologue en solitaire 2 La «une», suite aEclairage Un renouveau yiddish? aEntretien Rachel Ertel, traductrice I l fais aitchaud,cettenuit-là , à la Bast ille . Lesamis s’étreignaie nt, les amoureux planaient , les gamins pren aien t la tang entepar leboulevar d Beau mar- chai s. Duhaut d’unbalco n, unevoix lanç ait: «Giscard, auchômag e! » Enchœur,la foul e repr enait: «Les Duh a- mel,au chôm age! Moug eot te,aux pel ote s! » Bie n r,à l’époque,  L’Inte rnatio nale côtoyait  La Marsei llaise. Cert es,le motespoirbrûlaitalorsles lèvr es,quand beau coupn’ontà la bouc he,aujour d’hu i, qu’ unâpre sou- lagement.L’aut resoir, malgr é tout , onla sent aitomni- prés ente, cett e fameu se fêtede 1981 , parmiceuxqui étaie ntvenuscélébrerla vict oirede Fran çoisHollan deà la Bastille.Qu’importesi beau coupn’avai entpas 30ans. Chac uneet chac unrevoyaitdéfile r cesimages,revivai t dansson corp s cesinstan ts. Orloin d’êt repasséis te,une tell e rémin isce nceconst i- tuele signetang ibleque lefuturpeut enc oreouvrirses portes: « Quandnous vivonsà nouveau l’inst antprésent, avecla ferveu r du recommence ment,cette surpri senous rappe lle la réalit é de l’aven ir», écri t Fréd éricWormsdans untendreessaiintitu  Revivr e. Eprouv er nos bless ureset nosressources (Fla mmar ion,« Senspropr e», 320p.,19 ¤). Notreexistenceest trav ers ée parla dime nsio n du «revi- vre», expl iquele phil osop he: «Je sui s cequeje rev is.  Nousnous défin isson s par ce quenous “reviv ons”,sou- ven t sans levouloi r,sansle sav oir , parce quirevi enten nous.» ConvoquantProust, Freu d ouBergson , il décr ità lafois la faceradieu seet laface péri lleu sede cett e expé - rience.Revivre, c’es t recr éerou vitr ifier , rela ncerou res- sass er.Revivr e,sur lascènede l’h ist oireet surcellede l’in - time,en poli tiqu e commedansla vie,c’estaccuei llirl’es- poird’unerenais sanc e sansrechute,d’unprinte mpsqui tiendraitenfin l’hiveren respect.Vladimir Jankélévitch résu maitnaguèr e leschoses d’un e ques tion: «Comment tantde déce ption s, tantd’éche cs,tant d’hiv ersn’ont-il s  pasdégoûtéAvrilde rhabi llerles arbre s quela sais on dela méfia nceet de l’étr oites sea désh abill és? »  p 5 aLittérature française Virginie Despentes kiffe Sabri Louatah 3 aTraversée Vertiges de l’amour 6 aHistoire d’un livre Correspondance  Marcel  Duchamp-  Henri-Pierre  Roché. 1918 -1959 8 aLe feuilleton Pierre Senges mène Eric Chevillard en bateau 4 aLittérature étrangère Donald Ray Pollock et ses âmes damnées L’Eur ope est trav ersée de pa rten pa rt, de mémo ire en mémo ire Luis SEPÚLVEDA Daniel Photographies de MORDZINSKI En Patagonie, l’un des derniers endroits où sont encore possibles les légendes. Le formidable roman d’un monde à  jamais disparu. Apas aveuglesdepar lemonde (Mitblind etrit iberdererd), deLeïb Rochma n, traduitduyiddishpar Rache l Erte l,  préfaced’Aharon Appelfeld,  Denoël,« &d’ailleurs », 830p., 35¤. Cahierdu « Monde »N˚ 209 34daté Vendredi11mai 2012-Ne peu têtrevendusépar éme nt

Supplément Le Monde des livres 2012.05.11

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Rythme, pulsation, ivresse musicale. A pas aveugles de par le monde est le grand roman des rescaps de la Shoah

Rochman, lodysse des revenants

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La une , suite a Eclairage Un renouveau yiddish ? a Entretien Rachel Ertel, traductrice

prire dinsrer Jean Birnbaum

Leprintempsenrab

a Traverse Vertiges de lamour

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a Littrature trangre Donald Ray Pollock et ses mes damnes

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a Littrature franaise Virginie Despentes kiffe Sabri Louatah

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Nils C. Ahl

lus de 800 pages, une confusion permanente des formes, un entrelacement constant des voix et pourtant. Ce qui frappe ds le dbut frappe chaque phrase: un rythme,une pulsation, un bruit de pas, peut-tre. Un battementde cur la fois linguistique,stylistique et romanesque. On lentend, on le voit, on le lit, il bourdonne loreilledu lecteur,il tremble la surface du texte. A pas aveugles de par le monde est une ivresse musicale autant que romanesque, une incantation, un pome, une hallucination. Un livre publi en 1968 en Isral, indit en franais, emport, dans tous les sens du terme, par le fleuve du temps. Il simpose immdiatement par son architecture complexe, la confusion permanente de ses registres (lgiaque, historique, anecdotique, rotique,religieux)et sonsujet une fantastique errance des juifs dEurope, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dune petite ville de Pologne au dsert de Jude, de vritables flots humains stirent sur tout le continent, morts et rescaps runis, sous la terre et sur la terre. Ils sont partout , ironise le narrateur. Inconnu en France, Leb Rochman (1918-1978) est originaire dun milieu hassidique polonais. Aprs linvasion allemande,en 1941, il est enferm dans le ghetto de Minsk-Mazowiecki, puis transfr dans un camp de travail dont il svade. Il passe deux ans cach entre deux murs. Il est Kielce au moment du pogrom, tristement clbre, de 1946, puis quitte la Pologne, voyage en Europe et se fixe Jrusalem en 1950. A lvidence, cet itinraire nest pas sans rappeler celui des

juifs de son roman. Mais on ny verra aucune invitation lautobiographie. Ou, sil le fallait, ce serait au sens religieux dune vie parmi dautres, de la partie du tout. La narration reflte dailleurs cette continuit de lautre soi puisquelle sclate rapidement entre plusieurs points de vue, extrieurs et intrieurs, de la premire la troisime personne. Le chapitre douverture, prodigieux tour de force romanesque lui tout seul, consacr au retour dun juif dans la ville polonaise de son enfance, est le plus classique cet gard. Odysse lenvers, la maldiction, cest Ithaque, on y revient sans rien retrouver. Libr, le survivant est enferm jamais : un cercle trac sur le sol autour de lui, un cercle infranchissable. Revenant dans le ghetto aprs lAnantissement, le personnage principal se rend compte que le temps ne sest pas arrt. Quil dvore labsence et la douleur. On ne trouve plus rien

LEurope est traverse de part en part, de mmoire en mmoiredes juifs : Est-ce quil en reste une trace, une senteur dans lair ? , se demande le revenant. Il cherche en vain, il se tourne vers la dernire communaut de juifs dans la ville , celle du cimetire: les dfunts tentent de le raisonner,de lapaiser il sedfend.Aprs les Plaines de la mort , la continuit des gnrations est rompue, les racines de son enfance (sont) jamaisextirpes. Il refuse linjonction biblique et biologique croissez et multipliez . Pour linstant. Car A pas aveugles de par le monde est aussi lpope des corps qui redeviennent fconds, de la vie qui bat nouveau lintrieur des moribonds. Tels des semeurs dans les champs, ils allaient planter leur propre semence (), lunique hritage lgu par leurs anctres , annonce le texte.

Les treintes se propagent dun bout lautre du roman comme une pidmie, rotique et religieuse, animale et symbolique.Unenuit()leslitscroulrent. Personne ne pouvait plus attendre. Une chaleur trangre, comme une flamme froide souleva les corps. Commence lExode. LEurope est traverse de part en part, de mmoire en mmoire. Remontant le temps, la narration sattarde Amsterdam (un tribunal rabbinique sy est runi, comme pour Spinoza) et spanouit au soleilde Rome (etau souvenirde la premire guerre judo-romaine, au Ier sicle). Entre-temps, les corps se soignent en Suisse, labri des montagnes, et Offenbach, en Allemagne, les livres juifs rescaps prennent la parole. Car on (finit) toujours par brler les livres juifs : lAnantissement a frapp les hommes, mais pas seulement. Cest le sort rserv par les nazis toute la culture yiddish qui est voqu, ici, dont A pas aveugles de par le monde reprsenteun reliquatprserv, un concentr de mmoire. Ce ntait un secret pour personne que les livres en yiddish, leurs couvertures closes sur elles-mmes, taient ignominieusement humilis. () Le sein qui les allaitait leur avait t arrach. Comme son personnage principal, comme lensemble de voix dominantes qui forment la colonne vertbrale de ce roman, le yiddish est spar de son tronc. Il est orphelin, il est en fuite. Cest pour cela, probablement, que lon entend si bien dans ce livre la douleur de (cette) langue qui erre dans lespace au-dessus des Plaines, muette. Pas de lvres pour la dire . Mais quelle main pour lcrire. Un chef-duvre. p (Mit blinde trit iber der erd), de Leb Rochman, traduit du yiddish par Rachel Ertel, prface dAharon Appelfeld, Denol, & dailleurs, 830 p., 35 .A pas aveugles de par le monde

a Histoire

dun livre Correspondance Marcel DuchampHenri-Pierre Roch. 1918-1959

l faisait chaud, cette nuit-l, la Bastille. Les amis streignaient, les amoureux planaient, les gamins prenaient la tangente par le boulevard Beaumarchais. Du haut dun balcon, une voix lanait : Giscard, au chmage ! En chur, la foule reprenait : Les Duhamel, au chmage ! Mougeotte, aux pelotes ! Bien sr, lpoque, LInternationale ctoyait La Marseillaise. Certes, le mot espoir brlait alors les lvres, quand beaucoup nont la bouche, aujourdhui, quun pre soulagement. Lautre soir, malgr tout, on la sentait omniprsente, cette fameuse fte de 1981, parmi ceux qui taient venus clbrer la victoire de Franois Hollande la Bastille. Quimporte si beaucoup navaient pas 30 ans. Chacune et chacun revoyait dfiler ces images, revivait dans son corps ces instants. Or loin dtre passiste, une telle rminiscence constitue le signe tangible que le futur peut encore ouvrir ses portes : Quand nous vivons nouveau linstant prsent, avec la ferveur du recommencement, cette surprise nous rappelle la ralit de lavenir , crit Frdric Worms dans un tendre essai intitul Revivre. Eprouver nos blessures et nos ressources (Flammarion, Sens propre , 320 p., 19 ). Notre existence est traverse par la dimension du revivre , explique le philosophe : Je suis ce que je revis. Nous nous dfinissons par ce que nous revivons, souvent sans le vouloir, sans le savoir, par ce qui revient en nous. Convoquant Proust, Freud ou Bergson, il dcrit la fois la face radieuse et la face prilleuse de cette exprience. Revivre, cest recrer ou vitrifier, relancer ou ressasser. Revivre, sur la scne de lhistoire et sur celle de lintime, en politique comme dans la vie, cest accueillir lespoir dune renaissance sans rechute, dun printemps qui tiendrait enfin lhiver en respect. Vladimir Janklvitch rsumait nagure les choses dune question : Comment tant de dceptions, tant dchecs, tant dhivers nont-ils pas dgot Avril de rhabiller les arbres que la saison de la mfiance et de ltroitesse a dshabills ? p

Luis7Etre soldat sovitique pendant la seconde guerre mondialea Essais

SEPLVEDAMORDZINSKIEn Patagonie, lun des derniers endroits o sont encore possibles les lgendes. Le formidable roman dun monde jamais disparu.

Daniel

Photographies de

a Le feuilleton Pierre Senges mne Eric Chevillard en bateau

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a Rencontre Nathalie Heinich, sociologue en solitaire

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Cahier du Monde N 20934 dat Vendredi 11 mai 2012 - Ne peut tre vendu sparment

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la une

Vendredi 11 mai 2012

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Cours de thtre, concerts, ateliers A New York, Montral ou Paris, la langue de Leb Rochman et dIsaac Bashevis Singer connat une renaissance. Peut-elle nourrir nouveau une cration littraire?

Le yiddish, vivant et vitalclairageFlorence Noiville

M

ais pourquoidiablecrivez-vous en yiddish ? Cette question, on a d la poser Leb Rochman, un certain nombre de fois aprs la seconde guerre mondiale. Il est vrai que le choix de (ou la fidlit ) cette langue dcriture pouvait sembler bizarre lpoque. Alors que, dans les annes 1930, on comptait environ 11 millions de yiddishophones dans le monde, ceux-ci ntaient plus que 5 6 millions aprs la Shoah. Et leur idiome allait peu peu disparatre au point de devenirce que le pote Paul Celan appelait la langue de personne. Pourquoi donc sobstiner crire dans une langue sans lecteurs ? A cette interrogation, dont il avait lhabitude, lcrivain Isaac Bashevis Singer (1904-1991) avait une rponse toute prte. Je crois la rsurrection, disait-il. Quand des milliers de morts parlant yiddish se rveilleront, leur premire question sera : Cest quoi le dernier bon bouquin en yiddish? Le Prix Nobel de littrature navait pas tort.Cest en effet une rsurrectionrelative du yiddish que lon semble assister aujourdhui, ou du moins un regain dintrt quillustre la publication dA pas aveugles de par le monde. A New York, Montral, Tel-Aviv, Anvers, Paris les

exemplesfleurissent.Cours delangue, ateliers de cuisine ou de thtre, groupes de musique klezmer, sminaires de cinma ou de littrature : il suffit de taper yiddish revival sur le Net pour tomber sur une multitude dinitiatives tmoignant immdiatement de ce regain dintrt pour la culture du Yiddishland. Des exemples ? Le chanteur canadien Socalled remixant de vieilles ritournelles yiddish au rythme du hip-hop. Le groupe amricain The Klezmatix, qui a remis au got du

Une multitude dinitiatives tmoignent de ce regain dintrt pour la culture du Yiddishlandjour la musique klezmer. Ou le groupe franais Gefilte Swing proposant, en plein Quartier latin, un voyage entre Odessa et New York travers des chansons yiddish dhier et daujourdhui dans lambiance swingante de lpoque de la Prohibition. Cet attrait pour la culture yiddish se double dune attirance tout aussi nette pour la mame-loshn (la langue maternelle). Driv de lancien allemand avec, notamment, des apports de vocabulaire emprunt lhbreu, aux langues

Woody Allen a tout piqu Singer Impossible de ne pas considrer luvre dIsaac Bashevis Singer (1904-1991) comme un lment central dans le renouveau du yiddish , affirme le spcialiste de lhistoire des religions Isy Morgensztern, qui a consacr un beau documentaire au Prix Nobel de littrature 1978. Singer, cest un Woody Allen qui a de la culture. Pour moi, le cinaste a tout piqu Singer, mais il nose pas le dire Pas tonnant que lauteur de Shosha soit aujourdhui un lment moteur dans ce yiddish revival . Sa nouvelle Yentl reparat dailleurs ces jours-ci. Ce rcit trs moderne une jeune fille, qui refuse lavenir tout trac auquel on la destine, se travestit en garon pour pouvoir tudier mais tombe sous le charme de son compagnon dtude avait inspir le film musical amricain de et avec Barbra Streisand (1983). Il est aujourdhui publi dans lexcellente collection Les Contemporains, classiques de demain (Larousse, 92 p., 4,10 ). En octobre, Stock proposera aussi une nouvelle traduction de La Famille Moskat (de Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay). Enfin, toujours en octobre, sortira un Cahier de lHerne Singer, enrichi de nombreux indits ainsi quune nouvelle jamais traduite, La Vieille Fille.

Calligraphie hbraque de Michel dAnastasio. Le yiddish scrit dans cet alphabet.

slaves et mme au vieux franais, le yiddish sduit de plus en plus de nouveaux locuteurs. Entre1990 et 2005, les effectifs de nos cours sont passs dune cinquantaine environ 200 lves par an , indique Gilles Rozier, crivain et directeur de la Maison de la culture yiddish Paris. La plupart renouent avec la langue de leurs grands-parents, que leurs parents ne leurontpastransmise.Mais,faitintressant, 10% 20% de ces tudiants ne sontpas juifs. Dans nos universits dt, notamment, nous accueillons des chrtiens allemands ou polonais, prcise Gilles Rozier. Des tudiants en histoire ou en linguistique, par exemple, qui ont besoin de connatre la langue pour leur sujet dtude. On stonne plus encore lorsquon entend dans une rue de Manhattan un enfant de 5 ans demander en yiddish sa mre si elle peut lui acheter une glace ( Tsi kenen mir koyfn ayzkrem itst ? ). Le spcialiste de lhistoire des religions, auteur et ralisateur Isy Morgensztern explique : Aux EtatsUnis, certaines familles ont en effet choisi de se regrouper pour lever leurs enfants en yiddish. Il ne sagit pas des milieux ultra-orthodoxes de Brooklyn, mais de familles laques ou modrment religieuses, des bobos de gauche dont les tee-shirts disent Yiddish is beautiful. On peut voir cela aussi Tel-Aviv. Ce retour au yiddish a souvent une signification prcise. Cest une manire de se relier une culture europenne. Si le yiddish regagne aujourdhui du terrain, peut-on faire lhypothse quil redeviendra un jour une langue de cration littraire ? Difficile dire. Lcrivain et traductrice Rachel Ertel (lire lentretien ci-dessous) en doute. Je reste trs pessimiste, dit-elle. Un peuple ne se relve pas dun gnocide. Une langue non plus. Tous les exemples que lon note aujourdhui restent du domaine de lexception. Il faut se rendre compte de ce que cela reprsente, sur le plan psychologique, dcrire en yiddish. Ecrire dans une langue qui aurait d tre maternelle mais qui ne lest pas et quil faut rapprendre comme si elle ltait. Il y aurait des livres crire l-dessus Dautres sont moins pessimistes. Ecrire en yiddish ? En toute logique, on ne voit pas ce qui sy opposerait. Et surtout pas la langue elle-mme. L encore, il faut se souvenir de ce que disait Singer lorsquil soulignait lexceptionnelle richesse

Extrait Des rumeurs affirmaient que sous la terre dEurope, les Juifs tramaient un soulvement. On disait quils taient partout, mme la surface. Leur prsence est perceptible mais personne ne les voit. On parlait des ultimatums quils avaient adresss aux gouvernements, aux parlements des pays. On y trouve un avertissement: Comme Samson, crivent-ils, nous tenons entre nos mains vos fondations. Ouvrez les portails, laissez-nous passer, ou nous agirons comme Samson qui a cri: Que je meure avec les Philistins! Vous ne pouvez plus nous envoyer dans les Plaines de la mort, vos parlements sont mins. Les journaux crivaient que lEurope prparait sa dfense. Les gouvernements font des runions durgence. Ces runions sont tumultueuses. On sy dchire. Les politiciens conciliants veulent accepter, les laisser franchir les frontires pour quils rejoignent leur terre promise travers mers et dserts. Mais les enrags refusent. Ils disent que les Plaines de la mort sont une invention pure et simple. Ils ny taient pas. La preuve, ils sont vivants. Dans les Plaines, on ntait pas cens survivre. Les enrags ont la majorit dans tous les parlements.A pas aveugles de par le monde, pages 753-754

littraire du yiddish, ses images, sa saveur, son inpuisable sens de lhumour . Aux Etats-Unis, un auteur comme Katla Kanya la bien compris, qui propose un blog dhistoires spirituelles dans la veine de lcrivain Sholem Aleichem (1889-1916). En France, une fois par an, Gilles Rozier publie Gilgulim (www.gilgulim.org), un almanach littraire de posie et de prose, dont le numro 3 sera mis en ligne ce mois-ci. Trois ou quatre auteurs publis dans ce numro ont moins de 40 ans , souligne Rozier. Lcrivain indique aussi que la Maison de la culture yiddish rflchit la mise en place dun atelier de cration littraire, tel quil en existe dans les universits amricaines. p

La saveur particuliredeLeb Rochman: un alliagedetous lesstylesRachel Ertel, crivain et traductrice du yiddish, a men bien la version franaise dA pas aveugles de par le mondeentretienDeux ans durant, il se cache chez une paysanne polonaise. Il vit dans une double cloison, emmur , mais russit rdiger entre ces deux murs un livre en forme de journal intime couvrant ces deux annes, 1943 et 1944. Ce livre sappelle Oun in dan blout vestou lebn ( Et dans ton sang tu vivras ). Il a t publi en 1949, en yiddish, Paris. Dans les annes 1950, Rochman sinstalle Jrusalem. Jusqu prsent, aucun de ses autres ouvrages, ni Oun in dan blout ( Et dans ton sang ) ni Der mabl ( Le dluge ), un recueil de nouvelles paru en 1978, lanne de sa mort, navait t traduit en franais. Comment lavez-vous dcouvert ? Aprs un passage par le sanatorium de Leysin, en Suisse, Rochman sinstalle Paris. Entre 1948 et 1950, il va vivre dans une maison communautaire, rue Guy-Patin, dans le 10e arrondissement. Or il se trouve que jtais, moi aussi, la mme poque, avec mes parents, dans cette maison qui accueillait des intellectuels et des artistes rescaps. Javais entre 10 et 13 ans, mais je me souviens bien de lui. Il mimpressionnait par sa prestance, le calme de son visage et la douceur de sa voix. Je me souviensaussi de lambiance qui rgnait dans ce lieu. La nuit, on pouvait entendre les cris et les cauchemars de ceux qui sy trouvaient. Mais pendant la journe, tous ces gens ne pensaient qu vivre et crer. Cest cette tension, ce dchirement entre traumatisme et envie de vivre, que jai retrouvs plus tard dans lcriture dA pas aveugles. Quelle place occupe-t-il dans la littrature yiddish ? Une place unique. Non pas par son sujet, lanantissement des juifs dEurope, mais par sa constructionet sa forme.Les survivants y sont porteurs de tous les morts. Et ces morts continuent vivre de faon souterraine en parfaite symbiose avec les vivants. Rsultat, des tranches de temps distinctes se tlescopent dans une criture qui est la fois raliste et surrelle. Cette abolition du tempspermet Rochmandimaginer des chapitres comme ltonnant Procs dAmsterdam, par exemple, o les survivants sont jugs par les rabbins de lpoque de Spinoza, avec, en filigrane, une rflexion sur la permanence du peuple juif, de son thique, de la croyance en une rdemption humaine Un autre temps fort du livre est lassemble des livres juifs rescaps qui se tient Offenbach sur le Main. Des incunables la priode contemporaine, tous les livres les manuels dhistoire qui nont rien vu venir, les livres religieux, les ouvrages profanes dialoguent entre eux, se dcouvrent, sinterrogent mutuellement. Leurs pages sagitent et semmlent. Exactement comme se mlent les hros de ce livre qui sont au nombre de quatre, S., Leibl, je et nous et qui, tour tour, se font narrateur ou acteur, se fondant au besoin pour ne faire plus quune seule voix Tout cela est parfaitement atypique dans la littrature yiddish. On y trouve des romans historiques, bien sr. Mais l, nous avons affaire un roman total . Dans sa prface, lcrivain Aharon Appelfeld note que Rochman a su rompre avec la littrature yiddish traditionnelle, cette prose mmorielle qui vise principalement immortaliser la vie juive davant lAnantissement ? En quoi la langue de Rochman est-elle diffrente ? Ce qui est nouveau, cest justement cette saveur particulire qui rsulte dun alliage de tous les styles,ralisme,irralisme,modernisme, thtralit En mme temps, Rochman combine les registres de langue quotidienne, philosophique, potique, mtaphysique. Aucun de ces styles, aucun de ces registres ne fait bande part. Ils fusionnent vritablement. Cest du reste ce qui explique la difficult quil y avait le traduire. Il maura fallu trois ans pour cela. p Propos recueillis par Fl. N.

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octeurs lettresetprofesseur mrite des universits,RachelErtel estcrivain et traductrice. Elle a notamment publi Le Roman juif amricain (Payot, 1980), Le Shtetl. La bourgade juive de Pologne de la tradition la modernit (Payot, 1982), Dans la langue de personne. Posie yiddish de lanantissement (Seuil,1993)et Brasiersdemots(Liana Levi, 2003). Fondatrice de la collection Domaine yiddish , quelle a longtemps dirige et qui a t abrite par diffrentes maisons ddition, elle a particulirement uvr pour la (re) dcouverte du yiddish en France, cette langue territoire qui reste une des rares traces du monde ashknaze davant-guerre.Une langueque les juifs dEurope emportaient, ditelle, la semelle de leurs chaussures . Rachel Ertel a connu Leb Rochman, quelle voque ici.

Rachel Ertel. DR

Qui est Leb Rochman ? Lcrivain Leb Rochman nat en 1918, Minsk-Mazowiecki, aujourdhui en Pologne, dans une famille hassidique. Trs imprgn de la Torah, du Talmud et de la Kabbale, il se dtache pourtant de la religion, commence crire et frquente le Club des crivains yiddish de Varsovie. Lorsque la seconde guerre mondiale clate, il a 22 ans. Ghetto, camp, vasion.

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Vendredi 11 mai 2012

Traverse 3Trois essais sur lamour et la sexualit dAndr Comte-Sponville, Albin Michel, 414 p., 21,50 . Philosophe de lhumanisme matrialiste, athe, rationaliste, Andr Comte-Sponville dveloppe sa sagesse, fonde sur Epicure, Montaigne et Spinoza, dans des livres et des confrences qui ont atteint une trs grande audience. Lamour est au centre de sa pense. Runis, ses trois essais sur lamour et la sexualit sont aussi pdagogiques que passionnants lire sans formation philosophique.

de Jean-Paul Enthoven, Grasset, 400p., 21 . Autant qu la littrature, Jean-Paul Enthoven, chroniqueur littraire, diteur, essayiste, romancier, voue aux femmes lgantes et perdues une attention stendhalienne: admirative, mlancolique, heureuse. Il explore ici avec la distance et lhumour du philosophe les possibilits du roman damour et les expose en sduisantes hypothses.

LHypothse dessentiments

LeSexe ni la mort.

Anthologie de la posie rotique franaise, dit par Zno Bianu, Posie/Gallimard, 627 p., 12 . Cinq sicles de volupt des mots vous lEros, sous une pigraphe emprunte Georges Bataille: Je bois dans ta dchirure/jtale tes jambes nues/je les ouvre comme un livre/o je lis ce qui me tue. Cette anthologie, dit son diteur, Zno Bianu, obit au principe de dlicatesse qui hante lhistoire de la posie rotique franaise de la plus feutre la plus pornographique.

Erosmerveill

Badine-t-on avec lamour?

Dire le trouble, y cder: un roman, un recueil dessais et un autre de posie nous rappellent quil ny a gure de passion sans mots, ni lettres, pour lexprimer. Considrations printanires

D

Michel Contat

ans La Chartreuse de Parme, le comte Mosca pense, en regardant sloigner la berline qui emporte Fabrice et la Sanseverina : Si le mot dAmour vient surgir entre eux, je suis perdu. Sartre citait volontiers cette phrase pour expliquer que nommer une chose, un sentiment, une passion, cest les faire exister. Et cest aussi ce que La Rochefoucauld affirmait, anticipant Stendhal et Flaubert : Il y a des gens qui nauraient jamais t amoureux sils navaient jamais entendu parler de lamour. O ailleurs que dans les livres ? On pense Don Quichotte, le chevalier la Triste Figure qui espre conqurir le cur de Dulcine par ses exploits imits des romans de chevalerie ; Emma Bovary, puisquelle veut vivre les romans qui ont creus en elle le manque de ce quils nomment amour. Sartre engageait les crivains prendre gardeauxmots, ces pistolets chargs , selon lexpression du philosophe Brice Parain, car ils font surgir la haine autant que lamour. Il faut donc, si lon ne se tait pas, viser une cible plutt que tirer au hasard, pour le plaisir, comme un enfant. MaxMills,lehrosromanesquede LHypothse des sentiments, du trs stendhalien Jean-Paul Enthoven, est encore, 50 ans, du ct de lenfant : priorit au principe de plaisir. Ce nest pas quil soit dpourvu de morale et la morale, rappelle Andr Comte-Sponville dans Le Sexe ni la mort, surgitchez ltre humainds quil dpasse, sans la nier, sa nature animale et prdatrice pour entrer en relation avec autrui par le langage, lchange, le regard, la caresse, en un mot la culture. Mais la morale de Max Mills donne priorit la chasse du bonheur , comme disait Stendhal. Commentaire de lauteur, ou plutt de la narrationelle-mme,caril nya pas de narrateur dans le roman dEnthoven, cest le roman qui parle: Le malin Stendhal savait () ce quil suggrait en remplaant un datif prvisible par un gnitif mystrieux. La chasse

dun roman damour se lient par lchange fortuit de valises de cuir rouge identiques ? Qui sinon justement un lecteur, une lectrice de romans damour ? Max Mills, dans sa valise rouge qui nest pas la sienne, trouve parmi des objets mulibres unexemplairedAnnaKarnine et un journalintime. Aucun scrupule: il pntre lintimit dune femme quil devine lance et gracieuse, en apprend lge, 35 ans, la splendide maturit o bat linexorable horloge biologique. Elle est marie, en manque surtout dune connaissance de lamour, emportement mystrieux quelle na jamais vritablement prouv et dont elle chercheune rvlationdans lhistoire dAnna Karnine, la femme adultre du chef-duvre tolstoen.

Il faut donc vivre le dsir dsesprment , et la littrature vous y entraneSon nom elle est Marion, baronne dAngus, nouvelle incarnation dAriane Deume, la Belle du seigneur dAlbert Cohen. Donc Max Mills est un nouveau Solal, juif aussi (avec ce que cela implique de rapport au Livre) : son nom est Maximilien Millstein, il la amricanis comme il faut dans lusine remakes du cinma. Quant au mari insuffisant, cest un banquier genevois au cerveau en chteau de cartes, un drang charmant, obsd de numrologies paranoaques, amoureux jaloux, fou inoffensif mais quand mme inquitant. Marion le protge affectueusement en se protgeant ellemme contre ses propres dsirs lubricit et passion , auxquels elle cdera comme il convient au roman. Et Max, qui ne voulait cder quau plaisir, le vivra cette fois associ aux tourments de lamour dont il voulait se garder. Car Marion, videmment, elle aussi est ruse et pigeuse. De ce couple la destine littraire, en quoi elle est humaine, Andr Comte-Sponville dirait sans doute ceci : Il nest pas vrai que lamour soit plus fort que la mort. Cela toutefois ne prouve rien contre lamour, ni contre la vie. En faisant se rejoindre limaginaire et le rel, le mot et la chose, le lyrisme amoureux dEluard et le cynisme dsespr de Cioran, ces amants vivent la posie de leurs propres corps mls dans ce que la dbordante anthologie de posie rotique si bellement franaise et parfois trs gauloise assemble par Zno Bianu appelle tout jamais Eros merveill. Anna Karnine, Belle du Seigneur et quelques autres (Sterne, Diderot, Nabokov, Kundera) servent de tuteurs, comme on dit pour les constructions florales, au tragique attendu de LHypothse des sentiments. Leurs filigranes scnariques, leurs astuces narratives, inscrivent ce roman virtuose, cisel de trouvailles, dans le sillage des romans ns de livres et qui indiquent avec bonheur, courtoisie, drlerie, leurs secrets de fabrication, gnalogies, filiations. Abordant le sexe et lamour avec vrit et distance, ils ont affaire lros, qui ne va pas sans transgressions. Ils sen tiennent lamour avec dlicatesse. En quoi le philosophe, profondcomme un fauteuil, et la morale, inquite, ne trouveront rien redire, du moment que la littrature lemporte, et la culture sur la nature cruelle. p

FLORENCE CHEVALLIER. EXTRAIT DE LA SRIE LE BONHEUR

au bonheur, en effet, signifie que le bonheur nest quun gibier naf quil convient depoursuivreavecruse etobstination travers les forts de la vie. La chasse du bonheursous-entenden revancheavecune pertinence suprieure que ce gibier est luimme chasseur, cest--dire rus, pigeur, capricieux, prfrant ceci ou cela selon son seul bon plaisir. Le dsir deMax Mills,scnaristede cinma, jouissant de beaucoup de loisirs et de

quelque fortune, est disponible pour les femmes chasseresses. A Rome, il a une liaison intermittente avec une pouse de snateur, sensuelle et voluptueuse, surtout pas amoureuse. Max est un homme heureux, aime-t-il penser, et qui ne veut rien dautre de la vie que la perptuation de ce bonheur gal labsencede souffrance. En quoi il est picurien, comme il faudrait ltre aussi pour Comte-Sponville, qui prne la sagesse de Montaigne, un

Sentiment priv, sisme publicAU TEMPS DE MOLIRE, on ne se mariait pas, on tait mari par les siens, par les convenances et les usages. La passion individuelle ne tenait presque aucun rle dans les choix cruciaux de lexistence. Ce qui guidait alors les vies, ctaient principalement la loi, le devoir, la nation et lhonneur. Tout a chang, de fond en comble, avec le triomphe, au long du XIXe sicle, du choix amoureux personnel. Cette mutation capitale, dont sensuivent une quantit de consquences, Luc Ferry la dj mise en lumire dans La Rvolution de lamour (Plon, 2010). Il y revient au fil dentretiens lumineux avec Claude Capelier, qui ouvrent de nouveaux horizons. En effet, on comprend vite, ds quon sembarque dans ce dialogue panoramique, que lmergence de la relation amoureuse rotique autant quaffective en tant que modle dominant des relations humaines ne se limite pas un tournant sociologique, encore moins un changement datant dhier, un simple vnement pass. Cest tout linverse : les consquences profondes de ce bouleversement sont venir, ses rpercussions politiques et sociales restent laborer, les outils philosophiques pour en rendre compte demeurent forger. Cest donc carrment une nouvelle grille de lecture du temps prsent qui se trouve exige, dont ce livre esquisse le plan. Le moins quon puisse dire est que ce plan est ambitieux mais ne manque pas dallure. En effet, si le triomphe de lamour comme prototype des relations humaines demeure bien laffaire la plus individuelle qui soit, Luc Ferry propose den penser les dimensions politiques, les liens lcologie, limpact sur le systme ducatif comme sur la sensibilit artistique. Sans oublier les liens entre ces thmes et limmmoriale question philosophique de la vie bonne, elle aussi travaille et transforme par lavnement du monde amoureux. De lamour est en fait un livre sur lavenir, et sur le monde prparer pour ceux que nous chrissons, bambins d prsent bientt gnrations futures. Sans partager tous les choix de Luc Ferry, il est juste de reconnatre et la cohrence de son propos et lampleur de vue de son programme de travail. p Roger-Pol DroitDe lamour. Une philosophie pour le XXIe sicle, de Luc Ferry, Odile Jacob, 190 p., 21,90 .

dtachementpassionn. On connat Comte-Sponville apologiste du couple fond galit sur ros et philia (l amiti maritale , disait Montaigne). Ses thmes favoris le bonheur dsespr, lathisme inquiet, la spiritualit du corps amoureux, lamoralit du capitalisme , dissmins en confrences autant que par ses livres populaires, son Trait du dsespoir et de la batitude (PUF, 1984-1988), son Petit trait des grandes vertus (PUF, 1995), son audience mdiatique, en font un moderneAlain,un philosophede la modration, social-dmocrate et pdagogique. Membre du trs officiel Comit consultatif national dthique, il plaide pour un humanisme rotique. Confrontant le sexe et la mort, qui peuvent se regarder en face quandon est stocienautant qupicurien, et les deux de faon critique, il pense quil ny a pas choisir entre deux ides du dsir, celle qui en fait un manque (Platon, Schopenhauer, Freud, Sartre) et celle qui en fait une puissance (Aristote, Spinoza, Nietzsche). A len croire, et il est persuasif, nous vivrions les deux alternativement, selon lchec ou la russite de notre relationavec leou la partenaire,relationncessairement inscrite dans le temps, donc dans le rapport notre propre corps qui lui aussi obit au temps, lhistoire, la socit. Il faut donc vivre le dsir dsesprment, et la littrature vous y entrane. Le roman de Jean-Paul Enthoven est philosophique aussi, de faon hyperlittraire. Ce qui veut dire cultive. Cest un roman pris des artifices du genre, et qui les montre et dmontre, en une prestidigitationexhibantses truquages.Qui trouverait plausible que les deux protagonistes

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Littrature CritiquesSans oublierMonty Flibuste

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LAmricainDonaldRayPollockfaitdansersurleringdesonDiable,toutle tempsunetristequipedepaums,decinglsetdassassins.Effetfoudroyant

Ils ne lemporteront pas au paradis

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Raphalle Leyris

est le nom son village natal, dans lOhio, le titre de son premier recueil de nouvelles (Buchet-Chastel,2010), le lieu o se droule une partie de son premier roman Knockemstiff semble bien tre, aussi, la devise dcrivain de Donald Ray Pollock: cette contraction de lexpression anglaise knock them stiff , qui peut se traduire par tends-les raides, renvoie leffet que produit, pour le meilleur, lcriture de cet Amricain de 58 ans, ancien ouvrier dans une usine de papier venu tardivement la littrature: ce livre ressemble une succession de coups assns directslestomacou crochets plus vicieux , qui laissent le lecteur groggy et bloui. Et mme assez atteint pour en redemander. Le Diable, tout le temps nest pourtant pas prcisment le genre de livre que le lecteur saisit avec entrain. Aprs stre pris le prologue en plein visage, il pourrait mme avoir envie de parer les beignes qui sannoncent mais ces premires pages sont trop poustouflantes : le voil ferr. Le roman, situ entre 1945 et 1965, entre lOhio et la Virginie-Occidentale, se prsente comme une galerie de portraits dont on ne saisit pas avant la fin quels liens unissent les protagonistes. Il y a Willard, revenu traumatis de la guerre dans le Pacifique, aprs avoir vu un ami tre corch vif et crucifi, et qui, quelques annes aprs son retour, procde des sacrifices danimaux pour implorer Dieu dpargner sa jeune pouse ronge par un cancer en vain,videmment.Il y a Roy,le prdicateur convaincu quil peut ressusciter les morts, et Thodore, le musicien handicap (il a aval de lantigel pour mettre sa foi au dfi), qui accompagne ses prches la guitare et pousse son acolyte prouver ses talents rsurrecteurs. Il y a Carl et Sandy mais il leur arrivait aussi davoir dautres noms , qui cument les routes

Donald Ray Pollock nous plonge dans un bain de salet, dhorreur et de dsespoir, un univers littralement infernal. Mais sil sait jouer de leffet daccumulation, il peroit trs prcisment quand le trop-plein de gothique et de sordide menace de nuire la puissance suffocante de son texte. Il frappe si juste, si fort, le lecteur, parce que le secret de son uppercut est celui de tous les bons cogneurs: le sens du rythme.

JEAN LUC BERTINI/PASCO

du pays la recherche dautostoppeurs quils tueront et mutileront avant de les prendre en photo. Et puis un pasteur amateur de chair frache et dmes tortures, un shrif corrompu et assassin, une orpheline paume

Un ciel vide Face cette accumulation de pathologies, de violence et de dmences, on pense Flannery OConnor(1925-1964),cetteromancire amricaine majeure persuade que Les braves gens ne courent pas les rues (titre de son plus fameuxrecueil de nouvelles, Gallimard, 1963) et chez qui pullulent les vanglistes sanguinaires, les colporteursassassinset autrespsychopathes. Comme dans luvre de cet crivain du sud des Etats-

Unis, les personnages de Donald Ray Pollock, quoique appartenant au Midwest, sont obsds par Dieu, mais il ny a aucune forme de grce possible, aucune rdemption lhorizon pour eux. Ils ont beau multiplierles actes abominables ou tragiquement absurdes avec lespoir dobtenir une raction divine, ft-elle une sanction, ils se heurtent un ciel vide. Tous esprent le salut au cur mme des tnbres Il pouvait encore aller au Paradis, au moins sil se repentait, crit Pollock, pousant les penses du pasteur lubrique. Ils ne le trouveront pas, mais finiront par rencontrer une forme torduede justice, incarnepar un personnage aux allures bibliques, ceci prs que Dieu, jamais, ne lui prte la main.

Commentaires ironiques La brivet des chapitres consacrs alternativement chacun des personnages est le premier indice de sa matrise du tempo narratif. Sa capacit faire cesser temps une description horrifique, pour laisser place une ellipse efficace, en est une autre, tout comme lalternance de passages au lyrisme crpusculaire, de dialogues dune grande justesse et de commentaires ironiques. Car lhumour, aussi trange que cela puisse paratre, apparente galement le roman de Donald Ray Pollack luvre de FlanneryOConnor.Il rappelle aussi celle de Cormac McCarthy Pollock a racont la presse amricaine, enthousiasme par son entre en littrature, que, pour se constituer un bagage littraire et se faire loreille, il avait recopi inlassablement des textes quil aimait, avant de se lancer. Cethumournoirsous-jacentpermet Donald Ray Pollock de se tenir la juste distance de ses personnages. Ni trop prs vitant ainsi lcueil de la complaisance nitroploincequirisqueraitdexclurede lhumanitcette poigne de personnages Le Diable, fracasss. Lauteur rustout le temps sit nous les rendre (The Devil sinon proches, du moins All The Time), souvent touchants, malde Donald gr leurs turpitudes ou Ray Pollock, peut-tre justement traduit de cause delles, car leur langlais folie et leurs maux vien(Etats-Unis) nent de loin. Cette proxipar Christophe mit dans laquelle il les Mercier, place avec le lecteur est Albin Michel, peut-tre bien la forme 384p., 22 . de rdemption que Donald Ray Pollock offre ses personnages. Et lune des raisons pour lesquelles son roman nous laisse raides par K.-O. p

Bons rien, mauvais en tout! La formule est peu amne, mais pour ceux qui ont lu les premiers volets des aventures du Capitaine Pirate et de son quipage de bras casss, pas de doute, elle sonne juste! Hros sous ce titre dun film danimation de Peter Lord (Chicken Run), ces extravagants cumeurs de mer sont ns de lesprit loufoque de Gideon Defoe, Britannique n en 1975 qui laisse entendre quil appartient la famille du pre de Robinson Crusoe et navoir imagin cette geste maritime dsopilante parodie rudite et humour potache, anachronismes et jeux de mots inassumables que pour sduire une fille. Un rgal de dlire imaginatif et de british nonsense. On ne stonne pas quaprs avoir crois Darwin, Moby Dick ou Lord Byron Defoe confronte son dsastreux Capitaine Pirate Napolon lui-mme, Sainte-Hlne bien sr. Deux ego sur un misrable caillou, cest un de trop! En marge de gags absurdes et de dlirantes notes de bas de page lesprit des Monty Python est l , la satire pingle le leurre lectoral et la fragilit de lidal dmocratique. p Philippe-Jean Catinchia Pirates ! dans Une aventure avec

Napolon (The Pirates ! In An Adventure With Napoleon), de Gideon Defoe, traduit de langlais par Thierry Beauchamp, Le Dilettante, 224 p., 17 .

Beaut fondamentaleLe Brsilien Vinicius de Moraes (1913-1980), pote, diplomate et musicien, fut lauteur dun livret, Orfeu da Conceiao, transpos du mythe dOrphe do fut tir, avec la musique de Tom Jobim, le film de Marcel Camus Orfeu negro (1959). On gote ici, en dition bilingue, luvre potique de cet amoureux de la beaut fondamentale (il se maria neuf fois et eut beaucoup denfants). Recette de femme runit clbration sensuelle, humour mordant et vague lme. Quant aux Cinq lgies dont la dernire, crite en 1939, mle le portugais et langlais dans un langage damour , elles tmoignent, selon lauteur, de la plus grande aventure lyrique de (s)a vie. p Monique Petillona Recette de femme. Cinq lgies & autres pomes, de Vinicius de Moraes, prface de Vronique Mortaigne, traduit du portugais par Jean-Georges Rueff, Chandeigne, dition bilingue, 160 p., 12 .

Fictions russo-catalanesDrle de projet que celui de Francesc Seres: ce Catalan a compos une anthologie de textes de cinq crivains russes de la fin du XIXe sicle nos jours. Son projet : montrer une Russie vue de lintrieur. Sauf que les auteurs, la prfacire, sont tous plus fictifs les uns que les autres. Etrange ide? Elle colle pourtant parfaitement au sujet. Ne pourrait-on penser lhistoire de la Russie de ces 150 dernires annes comme une immense fable? Des moujiks dcims par la peste aux employes dune compagnie low cost pour qui le monde est () un low cost absolu , en passant par un cosmonaute coinc dans un vaisseau spatial, Seres balaie lhistoire russe avec virtuosit. Ou comment une hyperbole de la fiction permet de saisir lme dun peuple. p Stphanie Dupaysa Contes russes (Contes russos),

Mariage lukrainienneDaria choisit la Californie pour fuir le postsovitisme, sans illusion. Un premier roman prometteurmois en travaillant pour Unions sovitiques, une agence matrimoniale qui met en relation des Amricains esseuls avec des femmes prtes perdre gros pour remporter une vie meilleure loin dici . Elle sait naviguer dans les mandres de la corruption, tenir la mafia distance, viter les avances dun patron trop pressant. Cet art de se faufiler entre les cueils et de se tenir en suspens entre deux mondes est presque un jeu national : Nous faisions dexcellents quilibristes,car nous frlions toujours le bord du gouffre (). Au bord de la Russie, au bord de la misre. Ce nest peut-tre pas un hasard si, tymologiquement,le mot Ukraine renvoie la frontire, aux confins, au bord. Pourtant, en dpit de sa lucidit, Daria succombe peu peu au rve de confort, dvasion et damour, et elle senvole rejoindre un Californien, Tristan : Le choix ntait pas difficile. La belle Amrique ou la sombre Ukraine, ombre oublie de la Russie. Au dbut tout lmerveille: La vieen Amrique tait si calme. Leau coulait, llectricit circulait, les ordinateurs fonctionnaient.Les faades et les carreaux reluisaient. Mais, peu peu, le doute sinstalle : le confort matriel ne suffit pas transformer lexil en conte de fes. Le conte de fes, cest ce quvoque au premier abord la couvermythes, comme dans ce passage drle et amer o notre exile comprend, au dtour dune phrase, que ses voisins si bienveillants la prennent pour une rfugie, la petite Russe que Tristan a sauve . Lauteur nexcelle pas moins dans le portrait des personnages secondaires a priori caricaturaux, et finalement passionnants, quelle affine, nuance, fait voluer. Boba, la grand-mre attachante, Vlad, le mafieux romantique, M. Harmon, le patron amoureux, ou Valentina Borisovna, une ancienne communiste reconvertie dans le commerce, tous sont plus complexes que leur apparence. Avec un talent de conteuse qui emporte le lecteur, Janet Skeslien Charles signe un roman narquois sur lconomie des rapports humains, tout en laissant juste un peu de place lespoir. p (Moonlight in Odessa), de Janet Skeslien Charles, traduit de langlais (Etats-Unis) par Adlade Pralon, Liana Levi, 450 p., 22,50 .Les Fiances dOdessa

de Francesc Seres, traduits du catalan par Laurent Gallardo, Jacqueline Chambon, 286 p., 21,50.

L

Stphanie Dupays

es mythes ont la vie dure. Le rideau de fer a beau tre tomb depuis prs dun quart de sicle, les visions fantasmes de lEst et de lOuest ne se sont pas effondres avec. A lEst, les jeunes femmes rvent toujours dOccident, et dAmrique avant tout : Stabilit, opulence et maison moderne. A lOuest, les hommes fantasment sur des amours sublimes avec des sirnes russes ou ukrainiennes. La confrontation de ces deux rves et leur conversion en monnaie dchange sur le march matrimonial, voil ce quexplore JanetSkeslien Charles, une Amricaine qui a vcu deux ans Odessa, la Marseille de la mer Noire, o commence ce premier roman dcapant. Son hrone, Daria, ingnieur de formation, devient secrtaire tout en compltant ses fins de

Deux en unRoma est la sur jumelle de Milan Kotzia, un violoniste londonien qui glisse la surface de sa propre vie, jusqu ce quil dcouvre, 42 ans, quil porte en lui, comme un double secret, le ftus dun tre jumeau quil identifie comme la fille que ses parents dsiraient. Ds lors, sa vie bascule, rgie par la soif de communiquer avec cet tre en lui qui irradie dnergie et engloutit toutes ses penses. A la faon de Singer et Antonpoulos, les hros du Cur est un chasseur solitaire, de Carson McCullers, dont Milan dlecte Roma, ces deux-l apprennent vivre dans lattention de leur double. Chorgraphe, plasticien et compositeur cossais, Billy Cowie livre l son premier roman, vertigineux, que sa science du dialogue, si adapte son propos, rend aussi magistral que drangeant. p Ph.-J. C.a LIncluse (Passenger), de Billy Cowie, traduit de langlais (Ecosse) par Olivier Philipponnat, Autrement, 192 p., 17 .

Au mivre et au sucr, Les Fiances dOdessa , de Janet Skeslien Charles, prfre lacidulture du livre qui joue la carte de la chick lit, la littrature de midinette , avec un gros gteau rose tendredcorde fleurs,rosesgalement, surmont dune figurine de marie. Kitschissime. Il ne faut pas sy fier : au mivre et au sucr, JanetSkeslien Charlesprfre lacidul. Une tonalit qui tient beaucoup au regard que Daria porte sur le monde, un regard jamais habitu, qui balance sans cesse entre ingnuit et lucidit et qui, lair de rien, dconstruit les poncifs et les

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Critiques Littrature 5Sans oublierMorts VeniseEn France, on na pas besoin davoir vraiment lu les crivains pour les aimer, () pour savoir vaguement de quoi ils parlent et pour avoir envie de se battre pour eux, on les aime les yeux ferms. Cette formule dfinitive dit la malice dAdrien Goetz. Ce normalien, matre de confrences en histoire de lart la Sorbonne, a tous les travers requis pour figurer parmi ses propres personnages de fiction. Essayiste brillant, il croise en romancier une connaissance aigu du monde de lart avec son got pour les intrigues feuilletonesques. Au point de flanquer Pnlope Breuil, lhrone dIntrigue Venise, qui tait dj celle d Intrigue langlaise et dIntrigue Versailles (Grasset, 2007 et 2009), dun soupirant qui emprunte son prnom, Wandrille, un roman de Maurice Leblanc (La Comtesse de Cagliostro) ayant pour cadre labbaye de Jumiges. Mais cest autour de la Srnissime et de ses palazzi que se droule ce nouveau roman: la jeune conservatrice y est emmene pour un colloque, avant que la piste dun Rembrandt non rpertori ne ly retienne, entranant dans son sillage un lecteur transport par des tribulations aussi rudites que jubilatoires. Si la toile du matre, lie une histoire de spoliation par les nazis, menace de mort les crivains franais de Venise (Philippe Sollers, Jean dOrmesson), gardiens de son secret, elle ne met pas en chec la belle hrone dAdrien Goetz. Une fte pour lesprit, espiglerie en prime. p Philippe-Jean Catinchia Intrigue Venise, dAdrien Goetz, Grasset, 320 p., 18,50 .

Entresagafamilialeetsriedepolitique-fiction,letomeIIdupremierroman deSabriLouatahsouvreunjourdlection:le6mai2012Enthousiasmant

Doux SauvagesVirginie Despentescrivain

CARMEN SEGOVIA

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abri Louatah a lart de convoquer avec une mme aisance et dans un seul rcit lopra de Mozart, les chansons du pote berbre Lounis At Menguellet et les hymnes rock de Bruce Springsteen. Les Sauvages est un premier roman, une saga, annonce en quatre tomes, dont le premier est paru cet hiver, et le deuxime vient darriver en librairie. A 29 ans, Louatah signe une fresque sociale ambitieuse, qui en appelle autant aux Rougon-Macquart qu Millenium. Le rcit bouge des quartiers loyers modrs de Saint-Etienne aux htels particuliers parisiens, alterne les points de vue dun travesti roumain, dun haut fonctionnaire ou dun chauffeur de bus, avec acuit et enthousiasme. Car ce qui caractrise Les Sauvages, ce nest pas tant lambition de composer une histoire complexe, le rythme soutenu, la multiplicit des personnages ou les techniques narratives dcomplexes que lenthousiasme. Lcriture de Louatah est remarquable dabord par sa vitalit, sa fantaisie, sa bienveillance. A rebours du roman mesquin et revanchard, lauteur promne sur la dbcle de ses personnages un regard rsolument doux. Lanti-nihilisme qui le soutient nest pas ce qui se dfend le plus facilement en ce moment, cest peut-tre ce qui

Lcriture est remarquable par sa vitalit, sa fantaisie, sa bienveillancerend ce roman aussi atypique dans le ton que convaincant dans la forme. Laction du tome I (voir Le Monde des livres du 23mars) se droulesur une journe. On dcouvre le clan Nerouche, engonc dans des costumes de fte rarement ports, loccasion dun mariage entre un garon de cette famille kabyle et une

femme originaire dOran. On entre dans lhistoire avec limpression de dcouvrir un auteur raisonnablement dou, capable de travailler une mosaque de dialogues et de situations. Le personnage principal de ce premier opus, Krim, est un adolescent sympathique et largu. Il avance en zigzag dans une cit bton, o les crassiers font figure de collines. On suit le mouvement, sduit par la vivacit du style de cette uvre de politique-fiction la veille du second tour, la France sapprte lire un prsident dorigine algrienne. Dans le dernier tiers du livre, on ralise que chaque situation apparemment gratuite tait une marche vers le climax sur lequel sarrte le premier volume on comprend avec plaisir quel point on a t manipul, comme le hros. Comme dans un trs bon roman. On a juste peur que le tomeII ne soit pas la hauteur. Or cest linverse qui se produit. Si le deuxime volume des Sauvages emprunte encore aux techniques de la srie tl, on pense plus souvent aux films du mexicain Alejandro Gonzlez Irritu (Biutiful, Babel) quaux pisodes de The

Wire ( Sur coute en franais). Dsormais, on sait quon ne sattache ces personnages que pour les accompagner dans leur chute. Fouad, le jeune comdien professionnel, qui avait russi se faire une placeau soleilde la capitale,devient le protagoniste. Louatah choisit dobserver le pays par le prisme de son systme judiciaire. Lenqute quil dtaille pourrait tout aussi bien voquer Tarnac que laffaire Merah.La loi, la police,la presse, le politique : ce tome est une galerie de portraits sans amertume ni navet, de gens de bonne volont, ceux qui tentent de faire en sorte que tout marche au mieux. Cest la descriptiondun gchis global, une chronique des petites et grandes pressions que chacun subit et qui, conjugues, mnent la dfaite gnrale. Le plus frappant dans cette vision vient de ce que lennemi est toujours issu de son propre camp. Dans Les Sauvages, cest dabord les siens que lon dtruit. Lauteur sait rendre visible la fracture sparant les citoyens dcideurs des citoyens objets. Du roman du XIXe sicle, Sabri Louatah garde la description des structures qui permettent aux uns de

rgner sur les autres. Surveills, arrts, relchs, observs, manipuls, enferms: une fois la machine lance, un groupe va craserlautre.Maisentreles deuxmondes lauteurrendvisiblesdenombreusespasserelles : les personnages font laller-retour. Lchec nen est que plus amer. Les Sauvages aurait pu sappeler Les Alins , tantlalaisseestcourtequitientchaqueprotagoniste prisonnier de sa base de dpart. Si on tait dans La Guerre des toiles, le hros de ce tome II serait Luke Skywalker, le jeune homme qui uvre pour le bien. Logiquement, un volume prochain devrait tre consacr son alter ego, son frre, qui uvre brillamment pour le mal. On attend le grand duel de la fin avec impatience. La rage et la colre sont des sources autrement plus faciles manipuler pour mener une narration que les bons sentiments sur lesquels Louatah fait reposer son rcit tout au long de ces deux tomes. Alors on ne se fait pas trop de souci pour lui. pLes Sauvages 2,

La voix de DurasIl ny a pas dcriture qui vous laisse le temps de vivre. () Je me souviens dannes entires, mortes. Peu souvent la parole de Marguerite Duras aura t aussi douloureusement prcise. Aussi intime. Ces Entretiens la restituent avec une troublante vrit. Ils sont la transcription de ses rencontres avec Jean Pierre Ceton telles quelles ont t diffuses aux auditeurs de France Culture en octobre1980. Duras se trouve en pays proche avec ce jeune crivain quelle a rencontr un an auparavant au Festival du cinma dHyres. Ensemble, ils entretiennent une longue conversation sur lengagement littraire, les allers-retours entre cinma et criture, le dsespoir et les blouissements. Sur son rapport avec la modernit du monde, sa manire de construire la fiction dans la mise en silence. Lan dernier, Jean Pierre Ceton avait mis en scne ce dialogue au thtre. Aujourdhui, ce livre nous le restitue, intact, en perspective. Et puis nous rend sa voix. p Xavier Houssina Entretiens avec

de Sabri Louatah, Flammarion, 500 p., 21 .

Le chantier enchant de Maryline DesbiollesUne route en travaux de larrire-pays niois devient pour lcrivain la matire dune somptueuse popeUn jour doctobre , la narratrice observe les ouvriers du chantier, apprciant leurs gestes, leur savoir-faire. Elle se passionne pour la fabrication de lenrob , mot quelle a appris loccasion, et qui nest ni le goudron ni lasphalte, mais un mlange de graviers, de granulats concasss, de sable, le tout li par du bitume, caramelenrob de chocolat: descriptiontonnamment savoureuse, rappelant les mets succulents qui, dans les romans de Maryline Desbiolles, mettent souvent leau la bouche, de La Seiche (Seuil, 1998) Manger avec Piero (Mercure de France, 2004). Le mille-feuilleboulevers de la route suscite une plonge vertigineuse dans le point de mire de ce que je fais dans lcriture. Un pays qui est le mien sans tre le mien. Inscrit dans la route, il y a aussi ce fait divers de 1815, le crime de la Fontaine de Jarrier : une attaque de diligence, par de jeunes bandits doprette , suivie dun chtiment cruel. Ils grimpent sur la colline o je vais si souvent avec mes chiens. Peut-tre ont-ils couru dans mon champ, sur lemplacement de ce qui sera ma maison. La romancire les imagine dans cet espace si proche, o chaque jour elle va faire un tour . Dans le champ, dit-elle, jprouve un sentiment dternit que je relie au beau temps. Dans la route, je ressens limpermanence des choses. Do mes phrases qui ne peuvent pas se terminer, parce que quelque chose dinattendu peut en dvier le cours. Ainsi se droule, sous le gigantesque rouleau encreur de la machine, lpope somptueuse de la route. Etrange exprience dimmersion, dans laquelle il faut accepter de galoper au ralenti : car la fougue de lcriture y est sans cesse bride, retenue par les reprises, les ajustements, les variations. Voir, y compris ce que lon a sous les yeux, assure-t-elle, ce nest pas donn, parce que toutes les images sont dcoder. Par lcriture, jai lambition de voir un petit peu mieux. Je reprends les motifs, en les assemblant autrement, afin de les mettre dans une autre lumire. Pour moi, cest infini. p

C

Monique Petillon

est une campagne sacrment rude, aride. Qui ne requiert pas de racines, au sens propre. De passage Paris, avant de reprendre le train qui la ramnera vers larrire-pays niois, Maryline Desbiolles voque le cadre de son nouveau livre, Dans la route. En couverture, le lit assch dune rivire, le Paillon (une Empreinte du sculpteur Bernard Pags). Dans ce beau texte rugueux, elle sest saisie dun segment de route quelle avait sous les yeux , la Fontaine de Jarrier o elle avait dj situ son roman Anchise (Seuil 1999, prix Femina). Lechantierdelcritureatdclench parlaconstructiondunrond-point,dcide lasuitedunterribleaccidentdescooter.Le motif est rcurrent dans ses derniers livres, depuis La Scne (Seuil, 2010). A nouveau, Maryline Desbiolles voque les deux jeunes gens quelle a t la premire voir, juste aprs lclat du choc, lun agonisant, lautre dj mort: Sa posture tait celle dun mort, crit-elle, je le savais sans avoir aucune connaissance des morts de mort violente, je le savais depuis ma propre mort, mort laquelle nous gotons en naissant de sorte que jamais nous ne sommes innocents.

de Maryline Desbiolles, Seuil, Fictions & Cie , 144p., 16,70 .

Dans la route,

Marguerite Duras, de Jean Pierre Ceton, Franois Bourin, 112 p., 18 .

Toutes les littratures sont lOdon...

La fougue de lcriture est sans cesse bride, retenue par les reprises, les ajustements, les variationslespace et le temps : des passages innombrables sy sont imprims, sabots et jarrets entremls, dignes de la Bataille dUccello . La construction de la route a t jadis une prouesse. Route du sel o passaient les mulets chargs de ballots tincelants. Route royale, voulue par un comte de Savoie, la premire relier Nice Turin. Quelle mne vers lItalie ne mest pas indiffrent, dit-elle. LItalie est toujours

Mardi 15 mai 18h30

Direction Olivier Py

Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire Par Jean-Michel Maulpoix, anim par Daniel Loayza.

Pourquoi aimez-vous ?

Jeudi 17 mai 18h30

Orphe Aphone

Texte et mise en scne Vanasay Khamphommala, interprtation Martin Juvanon du Vachat, accompagn au thorbe par Damien Pouvreau.

Odon-Thtre de lEurope / Tarif unique 5 01 44 85 40 40 theatre-odeon.eu

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Histoire dun livre

Vendredi 11 mai 2012

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Tmoignageready-madeEntravaillantsurHenri-PierreRoch,lauteurdeJuleset Jim,sesbiographesontdcouvertunecorrespondance aveclartisteMarcelDuchamp.Bellesurprisede Duchamp Roch et 33 de Roch Duchamp, lequel semble navoir rien conserv de leurs changes avant 1954. La chance des chercheurs, aujourdhui, observent les diteurs, est que les auteurs et artistes dhier scrivaient, trs rgulirement, et que certains dentre eux (en loccurrence Roch, mais pas Duchamp) conservaient ces correspondances. Dans le cas de Roch, les lettres de son ami taient relues, annotes, compiles, et il y rpondait avec rapidit et grand soin. Brancusi dont il se porte acqureur dailleurs en 1924, la mort de Quinn, en sassociant avec Duchamp. Cette opration tient une place considrable dans leurs lettres. Braque, Gris, Man Ray, Ernst : il se trompe rarement dans le choix de ceux quil dfend et sur lesquels il spcule, revendant avec bnfice des uvres achetes bon prix quand leurs auteurs ntaient pas encore clbres. Cela suppose quil les fasse connatre, quil frquente les collectionneurs potentiels et trouve des arrangements avec les marchands parisiens qui regardent avec mfiance cet intermdiaire qui parle fort bien anglais et joue de son charme autant que de la dialectique. Il ferait volontiers de mme pour les uvres de son ami Duchamp. Si ce nest que ce dernier, linverse,de ses confrres, se montre rticent. Sil monte volontiers avec lui laffaire Brancusi, sil laide vendre Braque ou Picabia, les choses se compliquent quand lartisteest en cause. Roch est pratiquement le seul Franais collectionner systmatiquement luvre Duchamp, en faire une sorte de promotion (que Duchamp rcuse dailleurs) , notent les diteurs. Lessentiel est dans la parenthse. Si les uvres de Duchamp exercent leur magntisme sur Roch ds quil les dcouvre, il est aussi clair quil ne reprocherait pas son ami une productionun peu moinsrestreinte quil y ait de quoi travailler , autrement dit. Problme : partir du dbut des annes 1920, Duchamp ne cre plus, ostensiblement ou seulement des multiples (La Bote-

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Philippe Dagen

La Bote- en-valise , de Marcel Duchamp, 1955.RABATTI-DOMINGIE/ AKG-IMAGES

New York, le 11 aot 1918, premire lettre entre un jeune artiste et un de ses amis qui est alors attach au Haut-Commissariat franais : Mon bien cher vieux. Mon bateau pour Buenos Aires part mardi matin trs probablement. Donc ceci sont mes adieux. () Je mloigne encore, a devient une manie chez moi. Lartiste, cest Marcel Duchamp (1887-1968), 31 ans alors, assez connu aux Etats-Unis depuis 1913 et lexposition lArmory Show du Nudescendantun escalier. Son ami, cest Henri-Pierre Roch (18791959), 39 ans, qui attendra 1953 et la parution de Jules et Jim pour devenir un crivain clbre. En 1918, la seule rputation dont il puisse se prvaloir est celle dun libertin nouant et dnouant intrigues et liaisons avec de nombreuses dames, parfois maries. Les deux hommes se sont rencontrs en dcembre 1916, New York, lors dun dner chez Louise et Walter Arensberg, collectionneurs de Duchamp. Ils causent, ils jouent aux checs et, semble-t-il, dautres jeux avec des amies que les expriences rotiques plus de deux ne rebutent pas. Et nanmoins, je mloigne, a devient une manie . On pourrait faire de cette phrase la devise de Duchamp qui, au long de sa vie, na cess de sloigner, de revenir, de sloigner nouveau : de la peinture, de lart en gnral, de Paris, de sa famille, de ses amis. En 1912, il est parti pour Munich, sjour mystrieux quune exposition commmoreaujourdhui(auKunstbaujusquau 31 juillet; catalogue: Marcel Duchamp in Mnchen 1912, Schirmer/Mosel, 336 p., 49 ). En aot 1918, pourquoi quitter New York, o il a tant damis et travaille au Grand Verre, pour Buenos Aires et rester neuf mois y disputer des parties dchecs ? Duchamp, celui qui sen va sans sexpliquer Il ny a gure quaux checs et Picabia quilsoitdemeurfidle.EtRoch. Leur correspondance est donc une source de premier ordre. Scarlett et Philippe Reliquet, qui la publient, ont retrouv 159 lettres

Braque, Gris, Man Ray, Ernst A la mort de Roch, lensemble a t rachet par le collectionneur Carlton Lake qui la dpos luniversit du Texas Austin. Cest l que Scarlett et Philippe Reliquet les ont lues pour la premire fois, alors que lobjet de leurs recherches ntait pas Duchamp, mais Roch. Ils prparaient sa biographie, LEnchanteur collectionneur (Ramsay, 1999). Partis la recherche de lhomme de lettres, amateur de femmes et auteur de Jules et Jim , ils se sont aperus que leur hros avait, discrtement, jou un rle considrable comme collectionneur,marchand,mcne,introducteur des artistes, entremetteur, amateur clair . Linventaire de ceux quil a dfendus en France et, ce qui est plus important, contribu introduire aux Etats-Unis, comprend peu prs tout ce qui compte dans lart de son temps. Mandat en 1917 par lavocat new-yorkaisJohn Quinnpour composer sa collection, il lui fait acheter les Picasso les plus importants du moment et une trentaine de

en-valise) qui obtiennent peu de succs. Rgulirement, Roch incite Duchamp participer des expositions Paris. Non moins rgulirement, il reoit des rponses dans le genre de celle-ci, un peu vive, le 9 mai 1949 propos dune manifestation prvue galerie Maeght laquelle Duchamprefuse de prter lune de ses toiles de 1911: La vraie raison est () que jai de moins en moins envie de me

prter au petit jeu parisien (et newyorkais) de la bourse la peinture. Toute cette charlatanerie de got me ferait presque oublier quil existe autre chose quune profession plus ou moins lucrative. Cet autre chose, cest lart videmment, lart comme ide, lart comme mode de vie comme art de vivre. Sur ce dernier point, il ny eut jamais le moindre dsaccord entre les deux amis. p

ExtraitLe 17 dcembre 1944, de New York, Duchamp crit Roch, rest en France : Aprs ces deux annes de silence on peut enfin changer quelques mots. Ta carte ma tranquillis sur votre sort et il ne reste qu patienter pour que les conditions samliorent. Ici, cest comme prvu une vie de grand luxe compare celle que jai quitte en France. () Les amis Tanguy, Lger, Seligmann, Ernst sont fidles au poste et travaillent. Mais il ny a plus comme aux premiers jours de lexil de frquentes runions dmes en peine Chacun sest dbrouill de son ct. Breton est le seul que je voie assez souvent, il a parl depuis presque trois ans et parle encore la radio plusieurs fois par jour ; vous avez peut-tre entendu sa voix.Correspondance, page 67

Aller et retour des Moules mliquesDBUT 1919, la mission dHenri-Pierre Roch aux Etats-Unis nayant plus dobjet aprs larmistice, il rentre en France. Dans son bagage, une uvre encombrante et fragile, les Neuf Moules mliques de Marcel Duchamp, que leur auteur a laisss pour lui chez les Arensberg en partant pour Buenos Aires. Excute sur une grande plaque de verre, luvre appartient lhistoire de La Marie mise nu par ses clibataires, mme, o elle figure la part masculine, comme leur nom lindique. Soigneux comme son habitude, Roch la conserve en excellent tat, la prtant parfois pour des expositions en France. En 1956, deux ans aprs leur mariage, Duchamp crit son ami que Teeny, son pouse, rve de possder (son) verre, quelle a vu tous les matins en se rveillant lors dun sjour chez Roch, boulevard Arago. Roch accepte : Cest Teeny la seule personne qui je peux vendre avec joie le verre, car il ira vers toi. Le montant fix est de 14 000 dollars (lquivalent denviron 100 000 euros actuels) qui parat drisoire aujourdhui. Teeny doit vendre un Rouault et un Mir pour verser la somme Roch. En juin et juillet 1956, les lettres techniques se croisent: petits problmes de chques, de taxes, de transport et de douane. Enfin, le 4 novembre, billet de Duchamp : Bravo Le verre est arriv sans une gratignure (). Teeny est au 8e ciel. Pas une fois au cours de cette affaire, il ne dit un mot de luvre elle-mme, comme si elle lui tait devenue presque trangre. Il consent seulement rflchir au meilleur moyen de lclairer. p Ph. D.Correspondance Marcel Duchamp Henri-Pierre Roch. 1918-1959,

dite par Scarlett et Philippe Reliquet, Mamco, 304 p., 22 .

La vie littraire Pierre Assouline

Et cest ainsi que le cousin Pons est grandCe ne fut pas tout fait chez Balzac mais cela nen avait pas moins de charme; en effet, sa maison ayant rcemment reu un brutal rappel lordre de lpoque, des travaux de mise aux normes lectriques ont d y tre entrepris, ce qui a oblig les balzaciens demander lasile potique Victor Hugo, place des Vosges, puis aux frres Goncourt, boulevard de Montmorency; entre confrres, il faut sentraider jusque dans les situations domestiques (nos contemporains pourraient en prendre de la graine et BHL me prter pour lt sa villa Tanger car jai moi aussi en ce moment des travaux la maison). comme Balzac ! ), puis de critiques de son Bonhomme aprs lavoir lui-mme fait rsonner. Les deux premiers chapitres, intituls Un fastueux dbris de Mai 68 et La machine aux gloires phmres , convoquent Barthes & Co. Certains prennent des notes, dautres coutent les yeux ferms (esprit de Balzac, es-tu l ?). Lexercice est rjouissant car il provoque des commentaires des comdiennes Sarah, Anne et Mathilde sur les digressions et les mtaphores qui se remarquent davantage lcoute qu la lecture. Il faudrait rduire le dialogue.Peut-tre Et pourquoi Sylvain Pons est devenu Fernand Pons chez vous ? Le mien est n en 1945 dans une arrirecour de province. Mais plus personne ne sappelle comme a ! Bon, je vais revoir ce chapitre Non, pas trop ! Mais sans attendre dtre retravaille, la pte trouve dj un cho sur le site Remue.net qui tient fidlement registre des minutes de cet atelier. On ne sait plus si lon parle du texte de Balzac ou de celui de Leclair. Discrtement assise dans un coin, la romancire Camille Laurens, venue par amiti pour lun et lautre, pourrait le dire : Jy entends de lintertextualit, comme un cho des Paludes de Gide , risque-t-elle, hypothse aussitt confirme par lauteur. De toute faon, un balzacologue est toujours l qui veille. Il y eut Jos-Luis Diaz ; et cette fois, il suffit effectivement que lon sinterroge sur la place des arts divinatoires dans cette uvre pour que Brigitte Mera, consultante au cabinet Rastignac, fournisse une rponse prcise et rudite: Il possdait un don de seconde vue et sen inquitait , dit-elle avant de commenter un ddoublement qui ferait du livre un roman fantastique aux antipodes du label raliste qui colle son auteur. Le remake sera peut-tre un jour en librairie: On verra, concde Bertrand Leclair, pour qui le rapport la vrit, et non pas simplement la vrit, prime sur tout le reste dans lensemble de luvre de Balzac. Et cest ainsi que Pons est grand. p

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n peut toucher Balzac ? On le peut dautant mieux quil vous y encourage en vous recevant chez lui. Le critique et crivain Bertrand Leclair ne se lest pas fait dire deux fois. Il a accept sans hsiter la proposition de la Maison de Balzac, magnifique point de vue flanc de coteau sur la plaine de Passy, dans le 16e arrondissement de Paris. Une exprience, puisquil sagit de reprendre Le Cousin Pons en lactualisant. Quel culot ! Le profanateur nen disconvient pas : On peut mme dire que cest un remake, au sens o les cinastes lemploient, ou une reprise, comme disent les compositeurs. Il faut oser moderniser une icne de la littrature, se demander comment vivrait Pons de nos jours, de quoi il serait gourmand ou ce quil collectionnerait, et procder ce blasphme dans les lieux mmes o se runissent dordinaire les gardiens du temple. Une rcriture et coup sr horrifi les balzaciens canal historique. Mais une reprise? Herv Plagnol, lditeur du Courrier balzacien, loue le principe de cette ini-

tiative, condition que cela conduise quelque chose qui largisse la lecture de Balzac plutt que de ntre quun travail drudition ; mais sans porter de jugement sur le choix de lauteur en rsidence, dont il avoue ne rien connatre, il regrette que les balzaciens ny aient pas t associs. La rsidence de M. Leclair chez M.de Balzac, finance par le conseil rgional dIle-de-France, a dbut en janvier pour sachever en septembre; elle est ponctue de rendez-vous ouverts au public sur rservation, mensuels avec des personnalits invites balzaquer en runion (Franois Bon, Pierre Rosenberg), et hebdomadaires avec la tenue dun atelier de lecture. Lauditoire varie selon la nature des sances entre une dizaine et une trentaine de personnes. Une premire dans un muse de la Ville de Paris , souligne Vronique Prest, responsable de ce projet destin faire vivre luvre et tmoigner de la modernit de sa vision de la socit. Le chroniqueur de La vie littraire ne pouvait manquer de sy glisser.

Esprit de Balzac Cette variation qui mne du Cousin Pons (1847) au Bonhomme Pons (2012) apparat comme une version interactive dun work in progress hic et nunc (vous suivez?). Car lauteur senrichit en permanence des sances de lecture crative du Cousin par de convaincantes lves du conservatoire municipal du 16e ( Joue-la

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Vendredi 11 mai 2012

Critiques Essais 7Sans oublierLe roman de LarousseIssue dune thse du premier et des recherches complmentaires du second, surtout sur la priode contemporaine, la somme que consacrent Bruno Dubot et Jean-Yves Mollier plus dun sicle et demi de librairie Larousse complte nos connaissances sur la carte de ldition parisienne. La maison est ne des visions dun fier rpublicain doubl dun pdagogue hors du commun et dun militant de la paix perptuelle, Pierre Larousse (1817-1885) qui, partir de 1852, conut des manuels scolaires, le Nouveau Dictionnaire de la langue franaise (anctre du Petit Larousse illustr) et le Grand Dictionnaire universel du XIXe sicle, norme encyclopdie en 15 volumes. Mort avant davoir pu terminer cette uvre, Larousse stait cependant bien entour, laissant une entreprise familiale charge de perptuer le projet pdagogique et rpublicain dun savoir universel si ancr dans la culture et la science franaises, tout en diffusant partout dans le monde francophone dictionnaires et encyclopdies. La maison de la rue du Montparnasse nest bien sr pas sortie tout fait indemne des vicissitudes du XXe sicle, un temps proche de Vichy, puis peu peu intgre dans le giron des groupes du capitalisme ditorial (le Groupe de la Cit, Editis, Hachette Livre). Mais la Semeuse des origines conserve son savoir-faire encyclopdique et sme tout vent , mme sur le Net. Il fallait deux historiens honntes et rigoureux pour raconter cette aventure sans faire de concession la saga dentreprise. p Antoine de Becquea Histoire de la librairie Larousse (1852-2010),

De lhcatombe de 1941 aux crimes de 1944-1945, lhistorienne Catherine Merridale suit le quotidien du troufion de lArme rouge

Ivan sen va-t-en guerreceux qui seraient tents par la dsertion. Aprs le discours de Staline du 3 juillet 1941, lengouement populaire est au rendez-vous, un premier temps avant de sessouffler au vu des conditions de combat. Comment lArme rouge tient-elle donc? Catherine Merridale dmontre que limportancedu groupeprimaire de soldats (les combattantset leurs plus proches camarades),mise en valeur par les sociologues militaires des annes 1950, ne fonctionne pas tant la mortalit est leve et la mfiance de rgle entre des soldats soumis au contrle des commissaires politiques. En revanche, lEtat use dun mlange de sanctions (condamnation mort des dserteurs et, aprs le fameux ordre 270 de Staline daot 1941, possibilit de reprsailles contre la famille du dserteur) et de compassion (prise en charge des familles de soldats, attnuation des restrictions sur le culte) , tandis que la peurde tomber dansles mains allemandespousse se battre jusquau bout. A lt 1942, lhcatombe a t terrible mais les signes de renouveau sont l. Des officiers plus comptents et plus couts en haut lieu sont en poste. Les hommes sont mieux entrans et plus respectueux de leurs chefs. Lambiance change dans les units. Des efforts sont faits dans lhabillement ; on rtablit les paulettes supprimes par la rvolution. LArme rouge se professionnalise, tandis que la

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Raphalle Branche

ans la grande guerre patriotique raconte par lEtatsovitique,il est question de sacrifice, de patriotisme etdhrosme. 27 millionsde morts dont 8,6 millions de soldats : lURSS a pay le plus lourd tribut la seconde guerre mondiale. A partir du 22 juin 1941, le conflit contre lAllemagne nazie mobilise 30 millions dhommes et de femmes. La situation est dabord dsastreuse: plus de 4,5 millions de soldats meurent dans les six premiers mois, tandis que 2,5 millions sont faits prisonniers. Les Allemands arrivent aux portes de Moscou. Mais, partir de 1943, lArme rouge parvient reprendre le dessus : le tournant de Stalingrad est connu. Aprs la bataille de Koursk immense mare de chars saffrontant dans des bruits effrayantsde machines,de bombardements et dincendies , la bataille de Bagration, dclenche le 22 juin 1944 dans les marais occidentaux de lURSS, constitue le second tournant. Ces revirements ont dj t explors par une historiographie qui a soulign limmense effort humain et conomique consenti. Restait comprendre comment lArme rouge avait tenu. Qui taient ces soldats qui rvaient de clbrer, un jour, la chute de Berlin? Cest cette guerre-l que lhistoriennebritanniqueCatherineMerridale nous raconte, hauteur dhommes : une guerre dIvan (cest le titre original), fantassins russes frapps par la conscription, paysans pour les trois quarts dentre eux. LArme rouge porte alors les stigmates des purges staliniennes qui lont dcapite et des effets de la collectivisation des terres qui a amen de nombreux conscrits manifesterde la distance,voire delhostilit au rgime. Elle est surtouttrs mal prpare, trs mal entrane et mal quipe. Dansces conditions,le rle de la propagande est essentiel ; il ne pourra cependant suffire : la contrainte est l pour effrayer

production intensive darmement commence porter ses fruits. Des femmes sont massivement recrutes : elles se distinguent notamment comme aviatrices ou comme snipers. Auplusprs des soldats,grce de nombreuses sources prives ou des informations recueillies par les Allemands auprs de leurs prisonniers, Merridale observe alors de nouveaux ressorts luvre dans cette arme. Une fois la reconqute du territoire national acheve souvre un autre chapitre : en Roumanie dabord, en Hongrie, puis en Prusse-Occidentale, les soldats sovitiques se livrent une orgie de crimes de guerre au premier rang desquels les viols massifs. Si la vengeance est alors le moteur explicit de cette violence,

La reconqute du territoire national acheve, les soldats sovitiques se livrent une orgie de crimes de guerre lhistorienne y voit aussi lexpression de ressentiments et de frustrations prenant leur source dans les bouleversements subis par ces Ivan dans leur pays. Limpunit totale dont ils jouissent alors prcde le silence qui recouvre leurs crimes dans la guerre raconte ensuite en URSS. Dans les entretiens mens avec les anciens combattants, lhistorienne sy heurte aussi : dans la Russie daujourdhui, la grande guerre patriotique est encore trs prsente. Le sort rserv aux soldats faits prisonniers des Allemands qui eurent prouver leur innocence sils voulaientviter le travail forc et la dportation, la situation dramatique des invalides de guerre : tout cela est gomm par une mmoire officielle. Apparemment, le rcit des Ivan et de leur guerre na pas perdu son potentiel subversif. pLes Guerriers du froid. Vie et mort des soldats de lArme rouge 1939-1945

de Bruno Dubot et Jean-Yves Mollier, Fayard, 744 p., 28 .

La fin du royaume de JudeAncien journaliste et diteur, Jean-Claude Latts a entrepris de rdiger une biographie dAggripa Ier, n en 10 av. J.-C., pre de la Brnice de Racine et petit-fils dHrode, dernier monarque rgner brivement sur la Jude sous domination romaine (39-44). Contrairement lhistorien Flavius Josphe, le biographe estime que la mort subite dAgrippa, pourtant un protg de lempereur Claude, est le rsultat dun complot du lgat de Syrie, Marsus, qui laurait fait empoisonner. Aprs lui, le royaume de Jude redeviendra simple province jusqu la rvolte de 70 suivie de lincendie du Temple. Agrable lire, ce voyage dans une Terre sainte fortement hellnise et romanise permet de croiser de nombreuses figures illustres, comme celle du philosophe juif dAlexandrie dexpression grecque, Philon. Bonne vulgarisation du crpuscule dune difficile synthse entre Rome, Athnes et Jrusalem. p Nicolas Weilla Le Dernier Roi des juifs. Un oubli de lhistoire,

ExtraitLe remde de Staline sincarnait dans un nouveau slogan. Pas un pas en arrire! : tel devait tre le mot dordre de larme. Chaque homme devait se battre jusqu la dernire goutte de son sang. Existe-t-il une circonstance attnuante pour se retirer dune position de tir?, demandaient les soldats leurs politrouks. Dsormais, la rponse prvue par les manuels fut: La seule circonstance attnuante est la mort. Les lches et ceux qui rpandent la panique doivent tre limins sur le champ, dcrta Staline. Un officier qui permettait ses hommes de battre en retraite sans ordres explicites devait dornavant tre arrt pour crime capital. Une nouvelle sanction tait galement prvue pour tous les membres de larme.Les Guerriers du froid, page 186

de Jean-Claude Latts, Nil, 322 p., 18 .

Pionnier de la route des IndesEn 1997, alors que lon clbrait les cinq cents ans de la circumnavigation de lAfrique par Vasco de Gama, sortait cette biographie rdige en anglais par Sanjay Subrahmanyam, historien indien la carrire internationale. Le rsultat ne fut pas du got de tout le monde, en particulier au Portugal, o la lgende du hros national avait la peau dure. Car louvrage met finement en perspective le rcit de la vie du navigateur et de ses explorations, avec ltude de la construction du mythe nationaliste. Des sources portugaises, espagnoles et italiennes, ainsi que des documents produits tout autour de locan Indien nourrissent cette histoire chorale des dcouvertes, abordant le phnomne selon les points de vue divergents de ses diffrents acteurs. Apparaissent alors tous les enjeux de la rencontre entre les Europens, les Africains et les Indiens, les violences et les ngociations, les changes et les incomprhensions. Rcit daventure, critique ironique et analyse historique se mlent dans cet ouvrage qui claire tout autant lhistoire politique et conomique du Portugal au XVIe sicle, que la construction dune mmoire reste fondatrice dans lidologie europenne jusqu nos jours. p Claire Judde de Larivirea Vasco de Gama. Lgende et tribulations du vice-roi

(Ivans War. The Red Army 1939-1945), de Catherine Merridale, traduit de langlais par Odile Demange, Fayard, 512 p., 25,40 .

Lapocalypse littraire naura pas lieuLaLittratureaperdu desonlustre ?Qucelanetienne, lescrivains existent toujoursroman : rflexion sur la postlittrature, de Richard Millet (Gallimard, 2007 et 2010) : les dclinologues ne manquent pas ; tous rptent en chur que la grande littrature est morte : cest l un fait qui na pas besoin dtre prouv . Cette formule dun certain A. Chaho (auteur de La France littraire en 1834) na rien de trs nouveau. En son temps dj, Tacite regrettait l ge dor de la littrature Suffit-il cependant dignorer tous ces adieux? Lesfaitssont l, quisemblentdonner raison aux plus pessimistes, telles la mondialisation du march ditorial, lentre dans lre du numrique et la lente rductionde la littraturedans lenseignement scolaire ou dans les pages culture Corti en 2008, portait sur Pierre Bergounioux, Grard Mac et Pierre Michon), il dcide de prendre au srieux la critique en saisissant la production contemporaine par sa fin . Loin de se limiter une dfense et illustration vainement polmique, les contributeurs quil runit sintressent donc ce qui meurt aujourdhui : savoir une certaine conception de lamodernit qualimentaientune sociabilit littraire et des pratiques de lecture extrmement compactes. Autrement dit, ce que lon nomme, depuis les romantiques, la Littrature, au singulier. Il y a l pourtant une chance. Car nous vivons certes la fin dun mythe, mais pas celle dune pratique. Reconnatre que le statut dexception autrefois dvolu la littraturenest plus, cest ainsi lui dcouvrir dautres finalits, dautres ambitions : souvrir, avec Franois Bon, aux ressources dune littrature numrique; se montrer sensible aux formes de vie, comme le suggre Marielle Mac ; ou encore privilgier, linstar de Claude Burgelin, lattention porte lextrme singulier , qui fait du je (souvent condamn comme narcissique ou exhibitionniste) le meilleur moyen de rendre compte de ce que la sociologie, lhistoire, les sciences sociales ne peuvent dire . pFins de la littrature. Esthtiques et discours de la fin. Tome I, sous la direction de

L

Jean-Louis Jeannelle

es Presses universitaires dOxford lui avaient demand de rdiger le chapitre France dun nouveau Guide de la littrature contemporaine mondiale . Quelle ne fut pas la surprise de John Taylor (traducteur en anglais de Philippe Jaccottet), pressenti pour cette tche, quand son diteur lui reprocha de ne parler dans son article que dcrivains! Le temps ntait plus, ajouta lditeur, des Gide, Sartre et autres gloires du Nouveau Roman : que nvoquait-il plutt la philosophie poststructuraliste? Foucault, Lacan ou Derrida au lieu de Bonnefoy, Simon ou Modiano Lanecdote que rapporte John Taylor dans ce collectif sur les Fins de la littrature est symptomatique: aux yeux dun diteur, suivre les multiples voies de la cration contemporaine compte moins que de rejouer lternelle querelle des anciens et des modernes. Peu importe que lditeur en question soit britannique : en ralit, cest en France mme que les cassandres se font le plus entendre. Contre Saint Proust ou la fin de la littrature, de Dominique Maingueneau (Belin, 2006); La Littrature en pril, de Tzvetan Todorov (Flammarion, 2007) ; La Grande Dculturation, de RenaudCamus(Fayard,2008);Dsenchantement de la littrature et LEnfer du

des Indes, de Sanjay Subrahmanyam, traduit de langlais par Myriam Dennehy, Alma, 490 p., 25 .

Suffit-il dignorer tous ces adieux ? Les faits sont l, qui semblent donner raison aux plus pessimistesdes mdias. De fait, quelque chose se termine reste savoir quoi et dans quelles conditions. Coauteur du premier essai exhaustif surLa Littraturefranaiseau prsent(Bordas, 2005), Dominique Viart nignore pas que lon devient dclinologue avant tout par refus de lire ce qui scrit aujourdhui ou par incapacit lvaluer autrement quen fonction des seuls classiques . Avec Laurent Demanze (dont le trs bel Encres orphelines, publi chez

Dominique Viart et Laurent Demanze, Armand Colin, Recherches, 270 p., 25,40 .

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ChroniquesA titre particulierLe feuilletonEh oui ! Lexgse est audacieuse mais elle a le mrite de rendre enfin crdible et recevable le rcit biblique qui jusqualors nous semblait relever plutt de la lgende mystificatrice ou de la parabole fumeuse. Cest bien la semencede No lui-mmequi a fcond les femelles de chaque espce et permis toutes de se reproduire. Et si les preuves manquaient encore, pour enfoncer le clou, Pierre Senges nous donne lire le carnet tenu par le vnrable patriarche durant ses quarante jours de rclusion sur larche.Ce sont quatre-vingt-dix-neuffragments relatant ces accouplements formidables, quelquefois prilleux, le plus souvent voluptueux, car la limace par exempleest une amantepulpeuse, carle scorpion mme sait alors contenir son agressimais le style scrupuleux. Buffon ny trouverait rien redire sur le plan de la science. Cest bien une histoire naturelle que nous lisons (dailleurs illustre comme le veut le genre de quelques planches de Sergio Aquindo).Mais la prcision nest pas ennemie de la posie. Un nouveau Cantique des cantiques monte de la gorge de No, ddi celui-ci la biche : Ses yeux sont deux oiseaux-lyres, ses oreilles sont deux orchides (), son sabot est la pointe dune plume trempe dans lencre de Chine, sa croupe est le bossoir dun navire au dpart de Cythre () Et pourtant, en matire de plaisir, croyez-moi, elle ne vaut pas un chiffon de daim . Et tandis que la libido de lhomme moyen dcline autour de la cinquantaine, No, toujours vert et vigoureux lge de six cents ans, honore sans faillir la girafe, la chauve-souris( la tte en bas, les ongles dans le dos ), le paresseux, le dromadaire, lhippocampe, la truite, la puce (son histoire damour la plus minutieuse ), limpatiente hirondelle (qui croit toujours avoir sept bouches doisillons nourrir dans lurgence ) et mme loursin. Prcd dune trs amusante et empathique prface de Stphane Audeguy, ce bestiaire lubrique se lit comme un brviaire, nous invitant lamour du prochain sans discrimination de taille ni de race, de lamibe la baleine. p de Pierre Senges, illustrations de Sergio Aquindo, Cadex, 64p., 12 .Zoophile contant fleurette,

Vendredi 11 mai 2012

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La croisire samusedEric Chevillard

Jean-Claude Gallotta, chorgraphe

J

La rinvention dAndyWarholANDY ANDY me rappelle les premires annes dterminantes de mon parcours de danse. Etudiant en art, je dcouvrais avec gourmandise lunivers dAndy Warhol, qui me conduisit naturellement vers Merce Cunningham, mon chorgraphe de prdilection, et sa pice Rainforest, dont les dcors taient constitus par les Silver Clouds dAndy Warhol, ces fameux coussins argents gonfls lhlium, voletant au hasard du plateau. Chose singulire aussi, en arrivant New York, pour danser au studio de Merce, le premier spectacle que je vis fut une pice tonnante de modernit, intitule Andy Warhols Last Love. Envelopp de tous ces souvenirs, je dcouvre le roman sduisant, faussement dconstruit mais tout en ramifications de Michel Nuridsany. Il nous conte les aventures dun jeune Franais originaire de Dreux, Jean Delacroix, tudiant lEcole du Louvre, une tte la Noureev. Attir par la peinture mais aussi par les milieux interlopes, il va simmiscer, croit-on, dans le trafic et le vol duvres dart. Fausse piste De voyages en vires, nous croisons Andr Malraux, le marchant dart Daniel Wildenstein, lcrivain Robert Walser, dont le style potique ma parfois servi dexemple pour mon propre travail chorgraphique Au Japon, Jean Delacroix fait la rencontre dcisive dAndy Warhol. Lattirance est immdiate : Vous avez sduit monsieur Warhol qui est trs silencieux, trs silencieux. Comment faites-vous?

e caresse le ventre du chat, je gratte le crne du chien, je flatte lencolure et la croupe de la jument, je laisse en frissonnant la fourmi sengager dans ma mancheet la rapiette dans mes pantalons, le chimpanz me lance une illade, le rat se pelotonne sur mon paule, sa queue me chatouille loreille et puis quoi ? Pas de second rendezvous ? Pas de premier baiser ? Rien jamais que ces prliminaires torrides, ces pavanes et parades prometteuses? Quand estce enfin que lon senlace et que lon se vole dans les plumes ? Ces impossibles amours sont dcidment les plus tristes ! Et cela pour de stupides raisons de gomtrie (certains embotements semblent inconcevables) et de morale (ce serait contrevenir gravement la loi divine). Pour la premire, cependant, cest oublier la plasticit infinie dun corps en proie au dsir, sa souplesse alors, et comme il sait se tordre. Et quant la seconde, Pierre Senges a des rvlations nous faire qui pourraient en adoucir les rigueurs. Cet crivain est un puits de science dans lequel monte et descend un ludion hilare. Son rudition non feinte se trouve chaque instant menace puis effectivement dynamite par une imagination et un humour fort peu respectueux des savoirs constitus. Luvre compte une douzaine de titres, de grands romans ambitieux (Fragments de Lichtenberg, Verticales, 2008) et de plus petites formes, toujours singulires (Essais fragiles daplomb, Verticales, 2002). Cest de celles-ci que relve encore Zoophile contant fleurette, qui parat aujourdhui. Je vais vous en parler, mais ouvrons dabord la Bible. Dieu dit No : La fin de toute chair est arrive, je lai dcid, car la terre est pleine de violence cause des hommes et je vais les faire disparatre de la terre. Fais-toi une arche en bois rsineux (). De tout ce qui vit, de tout ce qui est chair, tu feras entrer dans larche deux de chaque espce () ; quil y ait un mle et une femelle. Alors sabattirent sur le monde, durant quarante jours et quarante nuits, les fameuses pluies diluviennes : cordes, hallebardes, vaches qui pissent, tout cela ensemble dferladu cielen trombespour engloutir lpouvantablerace humaine. Belle histoire mais qui pche par quelques invraisemblances de dtail. La principale est pointe du doigt par Giordano Bruno dans un texte peu connu que Pierre Senges, seuldailleurs le connatre,cite en prambule: la place manquait de toute vidence sur larche pour abriter tous ces animaux, aussi notre vieux No () a donn lhospitalit aux seules femelles de toutes les espces.Par consquent,toujours dvou la cause commune de Dieu