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Contre-leçon d’espérance prière d’insérer La lueur du savoir dans les âges obscurs Avec « L’Ecriture du monde », François Taillandier ranime le VI e siècle et porte au plus haut le roman historique Jean Birnbaum Florent Georgesco I l n’est pas nécessaire, pour se rendre compte que L’Ecriture du monde est un grand livre, de connaître les événements qui, après la déposition de Romulus Augustus, dernier empereur romain d’Occident, en 476 de notre ère, ont jeté le monde dans des siècles d’incertitude, chaotique et sanglante transformation de la civilisation anti- que en cette autre, que nous ne savons plus guère nommer : la nôtre. L’igno- rance est même, en l’espèce, une béné- diction, le moyen le plus immédiat de s’émerveiller devant cette efflorescen- ce romanesque de notre arbre généalo- gique, multiplication de branches, et sur ces branches de figures fascinan- tes, bondissant hors de l’oubli. L’art du roman, chez un François Taillandier qui ne l’a jamais à tel point dominé, tient à cette force de propul- sion des personnages loin d’eux- mêmes, de leurs particularités, de leur origine, que celle-ci se trouve dans sa fantaisie ou, comme ici, dans l’His- toire. Ils apparaissent et s’universa- lisent d’un même geste. Ce sont des hôtes inopinés, soudain installés dans l’imaginaire du lecteur. Et le lecteur a l’impression de voir la chaîne hu- maine qui est la matière du livre s’ouvrir à mesure qu’elle se déroule : il y prend place, comme si ce monde lui était naturel. Il lui est urgent, désormais, de savoir si Flavius Magnus Aurelius Cas- siodorus, homme politique romain installé à la cour de Ravenne, où depuis la chute de Romulus Augustus règnent les nouveaux maîtres de l’Ita- lie, réussira, malgré les troubles politi- ques et militaires qui agitent ce milieu du VI e siècle, à fonder le monastère dont il a fait son dernier rêve – ce rem- part contre l’infamie des temps, derriè- re lequel une poignée de copistes s’oc- cuperaient à « transmettre les connais- sances, les pensées, les créations des hommes depuis qu’il y avait des hommes ». De vie en vie, Taillandier traverse le siècle, et le lecteur glisse avec lui, main- tenant emporté dans le débat inté- rieur de Léandre, évêque d’Hispalis (la future Séville), qui, quarante ans plus tard, se demande quelles ressources trouver en lui-même, alors que sa foi vacille, pour prolonger l’œuvre de ce Cassiodore considéré, depuis sa mort, comme un des grands esprits de l’épo- que. Du moins par ceux à qui les grands esprits importent encore, « c’est-à-dire assez peu de gens », com- mente Léandre. L’époque est une nuit que percent quelques flammes fragi- les, faible lumière parcourant le roman, et qui parfois l’embrase. Dans le plein jour qui se fait alors, apparaît, à nu, la lutte sans fin de l’homme pour sa propre dignité. Que les positions de Ravenne et des duchés lombards dans la répartition du pouvoir sur les territoires italiens, et leurs rapports respectifs avec l’em- pereur de Constantinople, comptent ou non pour le lecteur ; que les conflits entre Goths, Wisigoths, Francs et autres barbares ou les controverses entre ariens, monophysites et trinitai- res sur la véritable nature, humaine, divine ou divino-humaine, du Christ, lui paraissent ou non d’un intérêt vital, il sait que le livre le ramènera tou- jours à l’enjeu fondamental de cette dignité, fût-ce par les chemins les plus inattendus. Il faut bien que les hom- mes veuillent et refusent, qu’ils aient des angoisses et des querelles, et qu’ils y mettent toute l’intensité dont ils ont besoin pour se sentir vivre. Le talent de Taillandier est de saisir l’agitation humaine à ce degré d’intimité où, quel que soit son objet, seul le désir existe ; un désir qui est, indifféremment, celui des habitants de Ravenne, de Rome ou de Constantinople au VI e siècle et celui du lecteur d’aujourd’hui. Et le lecteur est avec Théolinda, reine des Lombards, quand elle s’effor- ce, à la fin du siècle, de pacifier les royaumes d’Italie. Il partage son espoir, qui est aussi celui du pape Gré- goire, fraîchement élu, et que bientôt on surnommera le Grand, d’une civili- sation sortie plus grande et plus belle de l’adversité. Et il s’effondre avec elle, avec eux tous, il les suit dans ce gouf- fre où tous les espoirs, passés ainsi de l’un à l’autre, de génération en généra- tion, de peuple en peuple, trouveront pour longtemps leur place. Il n’y aura pas de paix. Il n’y aura pas d’élan nou- veau. La nuit sera profonde. Dans le monastère de Cassiodore, les moines continueront de copier les œuvres du passé. Tel n’est pas, on l’aura compris, le travail de François Taillandier dans cette Ecriture du monde, pre- mier volume d’un nouveau cycle qui, après le panorama de la France contemporaine déployé au long des cinq tomes de La Grande Intrigue (Stock, 2005-2010), s’annonce non com- me un retour en arrière, mais comme le prolongement d’une même traduction romanesque de l’an- goisse qui hante les civilisations, quand elles se savent mortelles. Le roman peut, d’aventure, nous appren- dre deux ou trois choses sur l’Histoire. Il peut surtout, quand il est porté aussi haut que François Taillandier le porte, témoigner, face aux agonies dont l’His- toire est le récit toujours recom- mencé, de l’indestructible vitalité des hommes. p 8 aLe feuilleton Philippe Labro reste invisible à Eric Chevillard 10 aRencontre Laurent Jenny, libre comme l’art 23 aGrande traversée La Chine vue par les romanciers français N ous publions aujourd’hui une page du philo- sophe Serge Audier consacrée à la vogue des « contre-histoires » en librairie : Une contre-his- toire du libéralisme, Une contre-histoire de la III e Répu- blique… Dans son analyse, notre collaborateur souligne que ce type d’ouvrages connaît un succès particulier en Italie (lire page 9). Comme si la quête d’un récit alternatif, propre à subvertir l’historiographie dominante, y épousait une certaine culture politique. De cette sensibilité, on trouvera un témoignage dans le livre de Mario Tronti qui paraît sous le titre Nous opéraïstes. Le « roman de formation » des années soixante en Italie (Editions d’En bas-Editions de l’Eclat, 208 p., 14 ¤). Né à Rome en 1931, Tronti est l’une des figu- res de l’« opéraïsme », expérience qui a marqué la gau- che italienne, et qui visait à refonder l’espérance d’éman- cipation en assimilant « la leçon de vie apprise aux grilles des usines ». Cette espérance appelait un militantisme batailleur. Elle commandait, pour le meilleur et pour le pire, une écriture offensive, un style « scandé, ciselé, combatif, constant, agressif et lucide ». Un demi-siècle plus tard, la centralité de l’usine sem- ble évanouie, et avec elle l’horizon révolutionnaire. Pour ceux qui refusent d’y renoncer demeure cette urgence : bâtir un « atlas de la mémoire ouvrière », recueillir ses tra- ces dans la littérature et au cinéma, préserver les lieux et les gestes d’une identité que Tronti définit comme un choix de vie intellectuel et conflictuel, un « être contre ». Au cœur de cette « subjectivité alternative », il y aurait une manière de relancer le souvenir des amitiés et des luttes passées, malgré le triomphe de « l’histoire enne- mie » : « C’est de l’histoire vivante, et notre histoire, écrit Tronti. Et nous ne parviendrons au bout de rien sans traverser, par la pensée, ce futur passé. » Servi par la tra- duction sagace de Michel Valensi, ce texte restitue un moment fondateur, à la fois enfoui et incandescent, de la « contre-culture » comme prose politique moderne. p 6 aHistoire d’un livre Philémon. Le train où vont les choses, de Fred 4 aLittérature francophone Pascale Kramer, Sophie Maurer 7 aEssais Les chrétiens face au fascisme, au bolchevisme et au nazisme 9 aAnalyse Vous avez dit « contre- histoire » ? 5 aLittérature étrangère Paul Auster, Nora Ephron Apparaît, à nu, la lutte sans fin de l’homme pour sa propre dignité présente Éric Fottorino Suite à un accident grave de voyageur « Dans cette formule impersonnelle qui sert d’information aux usagers, l’auteur ne voit qu’une forme d’évitement, un silence coupable. » Sébastien Birden, Le Parisien « Un récit vibrant, hommage à quelques détresses anonymes. » Claire Devarrieux, Libération C. Hélie © Gallimard L’Ecriture du monde, de François Taillandier, Stock, 288 p., 19 ¤. Ravenne. Mosaïques de Saint-Apollinaire-le-Neuf, VI e siècle. RUE DES ARCHIVES/AGIP Cahier du « Monde » N˚ 21198 daté Vendredi 15 mars 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

Contre-leçond’espérance

p r i è r e d ’ i n s é r e rLalueurdusavoirdanslesâgesobscursAvec«L’Ecrituredumonde», FrançoisTaillandier ranimeleVIe siècle etporte auplushaut le romanhistorique

Jean Birnbaum

FlorentGeorgesco

Il n’est pas nécessaire, pour serendrecomptequeL’Ecrituredumonde est un grand livre, deconnaître les événements qui,après la déposition de RomulusAugustus, dernier empereur

romain d’Occident, en 476 de notreère, ont jeté lemonde dans des sièclesd’incertitude, chaotique et sanglantetransformation de la civilisation anti-queencetteautre,quenousnesavonsplus guère nommer: la nôtre. L’igno-ranceestmême,en l’espèce,unebéné-diction, lemoyen le plus immédiat des’émerveillerdevantcetteefflorescen-ceromanesquedenotrearbregénéalo-gique, multiplication de branches, etsur ces branches de figures fascinan-tes, bondissanthors de l’oubli.

L’art du roman, chez un FrançoisTaillandierquine l’a jamais à tel pointdominé, tient à cette force de propul-sion des personnages loin d’eux-mêmes,de leursparticularités,de leurorigine, que celle-ci se trouve dans safantaisie ou, comme ici, dans l’His-toire. Ils apparaissent et s’universa-lisent d’un même geste. Ce sont deshôtes inopinés, soudain installésdansl’imaginaire du lecteur. Et le lecteur al’impression de voir la chaîne hu-maine qui est la matière du livres’ouvriràmesurequ’elle sedéroule: ily prend place, comme si cemonde luiétait naturel.

Il lui est urgent, désormais, desavoir si FlaviusMagnusAureliusCas-siodorus, homme politique romaininstallé à la cour de Ravenne, oùdepuis la chute de Romulus Augustusrègnent les nouveauxmaîtresde l’Ita-lie, réussira,malgré les troublespoliti-quesetmilitairesquiagitentcemilieudu VIe siècle, à fonder le monastèredont il a fait sondernier rêve – ce rem-partcontrel’infamiedestemps,derriè-

re lequelunepoignéede copistes s’oc-cuperaientà«transmettre les connais-sances, les pensées, les créations deshommes depuis qu’il y avait deshommes».

Devie envie, Taillandier traverse lesiècle,etle lecteurglisseaveclui,main-tenant emporté dans le débat inté-rieurde Léandre, évêqued’Hispalis (lafuture Séville), qui, quarante ans plustard, se demande quelles ressourcestrouver en lui-même, alors que sa foivacille, pour prolonger l’œuvre de ceCassiodore considéré, depuis samort,commeundesgrandsespritsde l’épo-que. Du moins par ceux à qui lesgrands esprits importent encore,«c’est-à-dire assez peu de gens», com-mente Léandre. L’époque est une nuitque percent quelques flammes fragi-les, faible lumière parcourant leroman, et qui parfois l’embrase. Dansle plein jour qui se fait alors, apparaît,ànu, la lutte sans finde l’hommepoursa propredignité.

Que les positionsdeRavenneet desduchés lombards dans la répartitiondu pouvoir sur les territoires italiens,et leurs rapports respectifs avec l’em-

pereur de Constantinople, comptentounonpour le lecteur;que lesconflitsentre Goths, Wisigoths, Francs etautres barbares ou les controversesentreariens,monophysiteset trinitai-res sur la véritable nature, humaine,divine ou divino-humaine, du Christ,lui paraissent ou non d’un intérêtvital, il saitquele livreleramèneratou-jours à l’enjeu fondamental de cettedignité, fût-cepar les chemins lesplusinattendus. Il faut bien que les hom-mes veuillent et refusent, qu’ils aientdesangoissesetdesquerelles, et qu’ilsymettent toute l’intensitédont ils ont

besoin pour se sentir vivre. Le talentde Taillandier est de saisir l’agitationhumaineàcedegréd’intimitéoù,quelque soit son objet, seul le désir existe;undésirquiest, indifféremment,celuideshabitantsdeRavenne,deRomeoudeConstantinopleauVIesiècle et celuidu lecteurd’aujourd’hui.

Et le lecteur est avec Théolinda,reinedesLombards,quandelles’effor-ce, à la fin du siècle, de pacifier lesroyaumes d’Italie. Il partage sonespoir, qui est aussi celui dupapeGré-goire, fraîchement élu, et que bientôtonsurnommera leGrand,d’unecivili-sation sortie plus grande et plus bellede l’adversité. Et il s’effondreavecelle,avec eux tous, il les suit dans ce gouf-fre où tous les espoirs, passés ainsi del’unà l’autre, degénérationengénéra-tion, de peuple en peuple, trouverontpour longtemps leur place. Il n’y aurapas de paix. Il n’y aura pas d’élan nou-veau. La nuit sera profonde. Dans lemonastère de Cassiodore, les moinescontinueront de copier lesœuvres dupassé.

Tel n’est pas, on l’aura compris, letravail de François Taillandier dans

cette Ecriture du monde, pre-mier volume d’un nouveaucycle qui, après le panorama dela France contemporainedéployé au long des cinq tomesde La Grande Intrigue (Stock,2005-2010),s’annoncenoncom-me un retour en arrière, maiscomme le prolongement d’une

mêmetraductionromanesquedel’an-goisse qui hante les civilisations,quand elles se savent mortelles. Leromanpeut,d’aventure,nousappren-dredeuxoutrois choses sur l’Histoire.Ilpeutsurtout,quandil estportéaussihautque François Taillandier le porte,témoigner,faceauxagoniesdontl’His-toire est le récit toujours recom-mencé, de l’indestructible vitalité deshommes.p

8aLe feuilletonPhilippe Labroreste invisible àEric Chevillard

10aRencontreLaurent Jenny,libre commel’art

2 3aGrandetraverséeLa Chinevue parles romanciersfrançais

N ouspublions aujourd’hui unepage du philo-sophe Serge Audier consacrée à la vogue des«contre-histoires» en librairie :Une contre-his-

toire du libéralisme, Une contre-histoire de la IIIeRépu-blique…Dans son analyse, notre collaborateur souligneque ce type d’ouvrages connaît un succès particulier enItalie (lire page9). Comme si la quête d’un récit alternatif,propre à subvertir l’historiographie dominante,y épousait une certaine culture politique.

De cette sensibilité, on trouvera un témoignagedansle livre deMario Tronti qui paraît sous le titreNousopéraïstes. Le «romande formation» des annéessoixante en Italie (Editions d’Enbas-Editions de l’Eclat,208p., 14¤). Né à Romeen 1931, Tronti est l’une des figu-res de l’«opéraïsme», expérience qui amarqué la gau-che italienne, et qui visait à refonder l’espérance d’éman-cipation en assimilant «la leçon de vie apprise aux grillesdes usines». Cette espérance appelait unmilitantismebatailleur. Elle commandait, pour lemeilleur et pour lepire, une écriture offensive, un style «scandé, ciselé,combatif, constant, agressif et lucide».

Undemi-siècle plus tard, la centralité de l’usine sem-ble évanouie, et avec elle l’horizon révolutionnaire. Pourceuxqui refusent d’y renoncer demeure cette urgence :bâtir un «atlas de lamémoire ouvrière», recueillir ses tra-ces dans la littérature et au cinéma, préserver les lieux etles gestes d’une identité que Tronti définit commeunchoix de vie intellectuel et conflictuel, un «être contre».Au cœurde cette «subjectivité alternative», il y auraitunemanière de relancer le souvenir des amitiés et desluttes passées,malgré le triomphe de «l’histoire enne-mie» : «C’est de l’histoire vivante, et notre histoire, écritTronti. Et nous ne parviendrons au bout de rien sanstraverser, par la pensée, ce futur passé.» Servi par la tra-duction sagace deMichel Valensi, ce texte restitue unmoment fondateur, à la fois enfoui et incandescent, dela «contre-culture» commeprose politiquemoderne.p

6aHistoired’un livrePhilémon. Letrain où vont leschoses, de Fred

4aLittératurefrancophonePascale Kramer,Sophie Maurer

7aEssaisLes chrétiensface aufascisme,au bolchevismeet au nazisme

9aAnalyseVous avezdit «contre-histoire»?

5aLittératureétrangèrePaul Auster,Nora Ephron

Apparaît, à nu,la lutte sans fin del’homme poursa propre dignité

présente

Éric FottorinoSuite à un accidentgrave de voyageur« Dans cette formule impersonnelle qui sertd’information aux usagers, l’auteur ne voitqu’une forme d’évitement, un silence coupable. »Sébastien Birden, Le Parisien

« Un récit vibrant, hommage à quelquesdétresses anonymes. »Claire Devarrieux, Libération

C.H

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©Gallim

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L’Ecrituredumonde,de François Taillandier,Stock, 288p., 19 ¤.

Ravenne.Mosaïques deSaint-Apollinaire-le-Neuf, VIe siècle.

RUE DES ARCHIVES/AGIP

Cahier du «Monde »N˚ 21198 datéVendredi 15mars 2013 - Nepeut être vendu séparément

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Catherine Simon

Mais que fait donc laChine, à quoi ressem-ble-t-elle, sous la plu-mederomanciersfran-çais? Non pas la Chined’André Malraux

(LaCondition humaine, 1933), de VictorSegalen (René Leys, 1922) ou de Pierre Loti(LesDerniers JoursdePékin, 1902), témoinsou protagonistes de l’histoire coloniale.Cette Chine-là est loin. A l’époque, l’Euro-péen, «ébloui ou effrayé par des culturesmillénaires, qu’il comprend mal», selonles mots du géographe Numa Broc, «secomporte souvent comme un élève ou unenfant» face à un pays-continent mysté-rieux et violent. Un pays objet de convoi-tises, soumis aux intrusions et agressionsétrangères, que le nationalisme du Guo-mindang, dans les années 1920, puis lecommunismedeMaoZedong,àpartirdesannées 1950, auront à leur tour boule-versé et conquis.

Et voici la Chine d’aujourd’hui partie àla conquête du monde. Les anciens récitscoloniaux, les témoignages de diploma-tes,aventuriersetautres«experts»présu-mésde l’ancienempire duMilieuont prisunsérieuxcoupdekitsch.Mais ils serventencore. Ecrit dans les années 1920 par lelieutenant de vaisseau Emile AugusteHourst, Dans les rapides du fleuve Bleu(Plon) a inspiré au psychanalyste etromancier Benoît Virole une fable inti-miste. Les déboires de l’Olry, une canon-nière française envoyée enmission sur lefleuveYang-tseen1905,nesontqu’uninci-

dentmineur au regard de l’histoire, maisqu’importe. L’auteur en fait son miel :dansMissionsur leYang-tse, laChineetsesBoxers jouent les fonds de tableau,sombres et inquiétants comme les fauvestapis dans les toiles du DouanierRousseau.

A l’opposé, la Chine de Chantal Pelle-tier, plus connue jusque-là pour sesromanspoliciers, estunpays-bolide lancévers le futur: uneChinede science-fictionoupresque.Cenesontpas lesrêves immo-biles de l’imagerie coloniale qui intéres-sent l’auteur de Cinq femmes chinoisesmais, au contraire, la capacité phénomé-nale des Chinois à bouger, à foncer versl’avenir – entraînant la planète à leursuite.

Une fascination analogue pousseRoselyne Durand-Ruel, antiquaire demétier et Hongkongaise d’adoption, àfaire, dans L’Héritier, roman-fleuve auxaccents glamour, le portrait d’une Chineenpleinessor,encomparaisonde laquellel’Europe ou les Etats-Unis sont des socié-tésde repus, où riendenouveaune surgit.Chez Pelletier, comme chez Durand-Ruel,la Chine est un pays muselé politique-ment, mais où l’on aime à la folie le busi-ness et les coupsdepoker, lesweek-endsàNewYork;unpaysoùonfait l’amoursanscomplexe et, surtout, où on sait que lemonde est en mouvement. Pour lemeilleur, chez Durand-Ruel; pas toujourspour le pire, chezPelletier.

L’Héritierdéroule le fil d’unesaga fami-liale, chinoise certes, mais d’un classicis-mequasihollywoodien.Lehappyends’ap-pelle Shun Man, alias Charles : fils duhéros, c’est lui qui détient les clés du bon-heur (et de l’émancipation), dont profite-ront, suggère l’auteur, les générationsfutures. Là où le père, Sin Ming, brillanthéritier de la Chine du XXesiècle, n’a pas

eula forcedeserebeller, le fils réussira.Telest lemessage optimiste de ce roman quibalaie l’histoire contemporaine de laChine, des années 1970 jusqu’auxannées2000.

Les mariages arrangés, l’honneur viril(«la face», dit-on enChine), la réussite à la

force dupoignet, la gloutonnerie vis-à-visdes biens matériels, tout cela fait partiedes ingrédients de base du roman-qui-se-passe-en-Chine. L’évocation du laogai (le

goulagmaoïste), la révolte de la place Tia-nanmen (1989), comme la rétrocessiondeHongkong(1997)sontdesjalonschronolo-giquesobligés.Maisilyaplus:dansL’Héri-tier, comme dans Cinq femmes chinoises,la voix des femmes se fait entendre–modernes et pragmatiques. C’est aussice qui différencie ces deux romans deceluideBenoîtVirole,oùlesfemmes, indi-gènes, sont réduitesà l’étatde silhouettes.

Chez Pelletier comme chez Durand-Ruel, l’image des créatures soumises (ah,les jolis pieds bandés de la Chine éter-nelle…) et autres paysannes sangléesdanslamisèreou,variante communiste, enfer-mées dans leur rôle de vaillantes camara-des n’est plus qu’un souvenir ou sert derepoussoir. Leurs Chinoises pensent viteet parlent dru. «Entre une existence deprincesse à Hongkong et un rôle de sou-

Extraits

Grande traversée

Portrait d’une Chine en plein essor,en comparaison de laquelle l’Europeou les Etats-Unis sont des sociétés derepus, où rien de nouveau ne surgit

«La languedu rapide s’étalait sur plusieurs centaines demètreset se terminait dans unbouillonnementde remous. Desmassesd’écumeblanchâtre semblaient sortir du fleuve commeune che-velure affolée (…). Plus loin, enamont du rapide, je discernai unedizainede jonques arrêtées dans une crique.Ondéchargeaitleur cargaisonpour la porter à dos d’hommes et de bêtes sur laroutemenantà Tchong-king. Le tourbillon empêchait lesjonquesde descendreplus enaval, forçant les hommes et lesmarchandisesà un longdétour de plusieurs kilomètres aumilieud’une région inhospitalière où sévissaient bandits,Boxers et guerriers des tribus indigènes.»

Missionsur leYang-tse, pages68 et69

«Incapable de prendre soin de lui, son père craint sa fille. Elle ensait plus que lui. Les papiers, parler auxgens des bureaux, cuirela soupe (…). L’ivrogne tombe souventmalade, tousse et crache.Daxia lui éponge le front (…). Dans sa fièvre, il en veut à sa filled’être là, de luimasquer la vue, de lui prendre tout le ciel de lachambre. Il l’a chassée d’unemain rude (…). Daxia s’enfuit aubordduHuangpu.

Sur l’autre rive du fleuve, Pudong est un spectacle. La tour detélévision est un bilboquetgéant sur ses jambes écartées et sessphères scintillent dans la brumedu soir. Poussé sur les ruinesdes cabanes, le colosse porteunnomde bijou: la Perle del’Orient.»

Cinqfemmeschinoises, page37

«En ce début 1989, les vents du changement et dumécontente-ment soufflaient enparallèle sur la Chine (…). De nuit, il ne recon-nut pas sa ville (…). Sa chambreaudixième étagedonnait surl’avenueChangan.N’ayant jamais observé Pékin d’aussi haut, ilresta longtemps en contemplation. Les immeublesavaientpous-sé commedes champignons.Uneautorité avait dû imposer uneconnotation chinoise. Des pagodes juchées au faîte des gratte-ciel, des toits incurvés, des corniches, des tuiles vernissées deformedemi-canal, le tout revu et corrigépour la constructioncontemporaine, célébraient l’architecture traditionnelle. LaChinemoderne commençait à se dessiner.»

L’Héritier, page249

Troisécrivainsfrançaispublient leurromanchinois.Atraversundétourparlepassé, l’aveniroulasagafamiliale,chacuntented’approcher laréalitéd’unpayslointain, immenseetcomplexe

Capturer laChine

2 0123Vendredi 15mars 2013

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Ecriredudehors,écriredudedansLavéritédelaChineselaissedifficilementsaisirparla littérature: lesauteurs françaisouétrangerssontvictimesdeladistance, lesChinoisdelacensure

brette en chef chez mon paternel, y a pasphoto», calcule la jeune Wen Qiao, dansL’Héritier. Sa famille l’a promise en ma-riage, sans même l’en avertir, à Sin Ming,futur tycoon – autrement dit un beauparti. A défaut d’être libre, la fiancée n’estpas dupe. Pour échapper à la tyrannie desonChinoisdepère, elle s’accommoderait«mêmed’unpervers», songe-t-elle.

«Moi, je préfère pleurer sur le siège ar-rièred’uneBMWqued’êtreheureusesurunvélo », répond, comme en écho, uneChinoise de 22 ans dont les propos (tirésd’un reportage paru en 2011 dans Libéra-tion) figurent en exergue de Cinq femmeschinoises. Dans ce roman, comme danscelui de Roselyne Durand-Ruel, la pau-vreté est une hantise, le rappel d’un passéhonni. Pour camper ses héroïnes, ChantalPelletier s’est inspirée d’un billet, publié

sur le blog Chinaofutur, dont elle donne àlire un extrait, placé lui aussi en exerguede son roman. «Actrices de la futurenation la plus riche de la planète», lesChinoises disposent d’atouts singuliers :«Alphabétisées, élevées en dehors de laculpabilité des religions monothéistes etloin d’un modèle familial traditionnel,issues d’un monde communiste qui a ni-velé en partie la disparité des sexes, ellesseront propulsées, prédit le blog, par undéveloppement économique d’une rapi-dité inédite vers un avenir mondialisé.»Elles sont à l’image des héroïnes de Chan-tal Pelletier : à la fois goulues et dures àcuire, ravagéespar la solitude,maisprêtesà tout pour vivre vite et s’enrichir.

Chaque chapitre de Cinq femmes chi-noises porte le nom de l’une d’entre elleset suit son ascension – fulgurante, du

moins à l’échelle de la Vieille Europe. Laplus âgée est Xiu, née en 1957. Elle est lamère de Daxia et deMei, la plus jeune dulot ; laquelle devient l’amante de Fang,qui est elle-même la belle-sœur deBaoying (yes, they can…). Portrait sanstabous d’une Chinemutante, le romandeChantalPelletier, construit surdes jeuxdemiroirs, est une belle et cruelle réflexionsur la course du temps, qui délivre et quibroie, d’un même mouvement, chacunedeshéroïnes.

Mission sur le Yang-tse, de Benoît Vi-role, plante évidemment un tout autredécor. C’est la nature, morne ou sauvage,que découvre, naviguant à bord d’unecanonnière française, le héros du roman,unofficierhydrographe,chargéparlegou-

vernement de relever le tracé du fleuveBleu. L’expédition est un fiasco: une par-tie de l’équipage s’est perdue corps etbiens, après le naufrage du bateau. Lehéros-narrateur, rescapé du drame, fait lerécit, vingt ans plus tard, de cette expédi-tion ratée, dans une lettre-confessionadressée à l’Académie des sciences. Il y aun côté «poupée russe», dans ces tempsemboîtés. La Chine que dépeint BenoîtVirole est une jungle absurde. Parfois, lesmembresdelamissionsonttellementsur-prispar lespopulationsrencontréesqu’ilsont « l’impression d’être hors de Chine,dans unmonde sorti tout droit de l’imagi-nationd’un romancier»…

Est-ceparcequ’elleest trop loinoutropvaste? Parce qu’elle demeure, à nos yeux

d’Européens, un géant indompté? Clouéedans le passé ou projetée dans le futur, laChine, vue de France, a dumal à se dire auprésent: c’est le paradoxal trait communde ces trois romans. La Chine tout entièreressemblera demain à Hongkong, préditensubstanceRoselyneDurand-Ruel.L’ave-nir de la Chine, ce sont ses femmes, rétor-que Chantal Pelletier, dont le romans’achève sur une vision d’orage, uneséquence onirique, où hommes et fem-mes, oiseaux et humains, maîtres et es-claves se mêlent, unis dans un irrépressi-ble mouvement de panique. Une fininquiétante,certes,maisoùlederniermotn’est pas dit. Comme si la Chine, sous laplume des romanciers français, gardaittoujoursuneporteouverte.p

CinqfemmeschinoisesdeChantalPelletier,Joëlle Losfeld, 130p., 14,90¤.A travers le parcoursde cinqChinoises,de la findes années 1960audébut desannées 2000, s’esquisse le portrait sanstabousd’uneChine enmouvement,pleined’appétit et de désillusion.Descabanesde PudongauxbuildingsdeShanghaï, les vies de ces femmes secroisent, s’enchevêtrent, se séparent.Chacunemène son combat, loin desannéesMao, affrontant la dureté desrapports familiaux, goûtant les fruitsamersde la liberté.

L’HéritierdeRoselyneDurand-Ruel,AlbinMichel, 512p., 22,50¤.Ayant fui la Chine à lanage, à la fin desannées 1970, un jeune sans-papierstrouve asile àHongkong, où sononcle,unpuissanthommed’affaires, décided’en faire sonhéritier: le jeune SinMingse voit chargéd’assurer l’avenir et le pres-tige du clan familial. Après des étudesà Princeton, auxEtats-Unis, l’apprentitycoon revient faire carrière (et fortune)àHongkong, s’affrontant, à l’oréeduXXIesiècle, aux contradictionsd’uneChine enpleinemutation.

C’est une boutade, maiselle fait fureur dans lescerclesd’expatriés à Pékin– comme, sans doute, à

Shanghaï ou Canton: «Quand unétranger passe cinq jours en Chine,il faitun livre ; quandil ypassecinqmois, il fait un article ; s’il y passecinqans, il n’écrit rien», s’amuse latraductrice Sylvie Gentil, que «LeMondedeslivres»ajointepartélé-phone. Installée à Pékin depuis1985, Sylvie Gentil a traduit, en1993, l’un des premiers romans deMo Yan (Prix Nobel de littérature2012), et de nombreux écrivainschinois, parmi lesquels Xu Xing,MianMianou FengTang.

«Pour les Français, commepourla plupart des étrangers, la Chineest un lieu de fantasmes», dit-elle,ce qui n’empêche pas certainsauteurs de faire des livres « fortsou marquants», ajoute la traduc-trice. Elle cite pèle-mêle LucienBodart, Pierre-Jean Rémy, AndréMalraux et, surtout, Victor Sega-len: «Dans son René Leys, tout estfaux, rien ne colle. C’est pourtantun très bon roman, car il exprime,avec justesse, une vérité : celle durapport des étrangers à la Chine,représentée commeunmonde clos–cequ’elleétait, réellement,àl’épo-que.» Mais aujourd’hui? Un seulnomluivientspontanémentàl’es-prit : Vincent Hein, auteur chezDenoëldeL’Arbreà singes (2012) etd’A l’est des nuages (2009), ce der-nier titre venant d’être traduit enchinois.«Ilparled’unevraieChine,vue de l’intérieur. Il donne à voir lavie au quotidien, même si ce n’estpas forcément la mienne», souli-gneSylvieGentil.

Plus sévère encore, au départ,avec les romanciers françaisqui sepiquent d’écrire sur la Chine et«ne publient le plus souvent quedeschosesfadesousansintérêt», lasinologue Geneviève Imbot-Bichet, fondatrice des éditionsBleu de Chine (filiale de Galli-mard), finit tout de même par seraviser. Parmi les romans récents,deux,aumoins, fontexception:Le

Palais des nuages, de Patrick Carré(Phébus, 2002), «un roman quivous emporte», s’enthousias-me-t-elle ; et La Promesse deShanghaï, de Stéphane Fière (Bleude Chine, 2008), «un délice! On rittout du long », résume-t-elle.Mme Imbot-Bichet, chargée demis-sion à la Maison de la Chine, àParis, devrait y accueillir, débutjuillet, laromancièreChantalPelle-tier –dont elle n’a pas encore eu letemps de lire les Cinq femmeschinoises.En attendant, ce sont lesessayistes,d’AlainRouxà Jean-LucDomenach, en passant par Marie-Claire Bergère, dont Fayard vientdepublierChine. Le nouveau capi-talisme d’Etat, qui ont sapréférence.

Pour sa part, le journaliste Ber-nard Brizay, auteur de plusieursouvrages sur la Chine, ne tarit pasd’éloges sur le roman de ChantalPelletier : «Une photo en instan-

tanédelasociétéchinoised’aujour-d’hui », estime-t-il. Quant auxcanonnièresduYang-tse,«épisodemineur de notre geste coloniale»,le fait qu’elles aient pu inspirer unromancier français demeure, à sesyeux, «une énigme». Non qu’iljuge mauvais le livre de BenoîtVirole.«Maiscettehistoireest telle-ment futile…», s’étonne-t-il. Lui-même, soucieuxd’alléger de quel-ques pages son nouvel essai, LaFrance en Chine, du XVIIe siècle ànos jours (Perrin, 556p., 26¤), avaitpensé,unmoment,sacrifierlecha-pitre consacré aux fameusescanonnières. Assez court, ce pas-sage de la France en Chine… nedevrait pas déplaire à Pékin, où lelivredeBernardBrizayvaêtrepro-chainement publié. «Ma maisond’édition chinoise est une sociétéd’Etat, ce dernier ayant le mono-pole de la distribution des livres»,explique l’essayiste –non sinolo-gue. Tout le monde n’a pas sonsensde lamesure.

La censure exercée par l’Etatcommuniste à l’encontre des écri-vains chinois –parmi lesquels lePrix Nobel de littérature 2010, LiuXiaobo, incarcéré depuis décem-bre2008– est «de plus en plus ter-rible», assure Geneviève Imbot-Bichet. Ainsi, Murong Xue Cun,connu en France pour son romanOubliez Chengdu (L’Olivier, 2006)et qui vient de recevoir, une foisn’est pas coutume, un prix litté-raire en Chine, a vu son discoursd’heureux lauréat censuré, sonspeechtournantenridiculelescen-seurs et leurs gros ciseaux. Le pro-chain roman deMurongXue Cun,Danse dans la poussière rouge,devrait être édité en septembrechezGallimard/BleudeChine.

Quant au romancier Liu Xinwu,dontGallimard/BleudeChines’ap-prête à éditer Je suis né un 4juin,mémoireslittéraires,«ilvatoutfai-re pourque son livre soit aussi éditéàHongKong,defaçonàcequ’existeuneversionenchinois»,tantilsem-bleévidentquecelourdpavéicono-claste, «décrivant par le menu lemécanisme bureaucratique, à tra-versunegigantesquegaleriedepor-traits»,neserapasdugoûtdesauto-rités de Pékin. Liu Xinwu sera-t-ilinquiétépourautant? «Jenepensepas, mais je n’en suis pas sûre à100%», répond avec prudenceGeneviève Imbot-Bichet.

Les « lignes rouges» à ne pasfranchir sont connues: toute évo-cationdudalaï-lamaetdelarépres-sion au Tibet, toute critique duParti communiste, toute allusionà Taïwan est interdite. Ce qui tou-che au sexe est encore souventcensuré, «bien que les choses bou-gent», tempère Sylvie Gentil. Ain-si, «depuis les années 1980, le bai-ser est permis»…Parmi les auteurschinoisquiontététraduitsenfran-çais et «offrent une vraie vision dela Chine d’aujourd’hui», elle cite,elle aussi,MurongXueCun, signa-lant également la «pétroleuse deShanghaï» Mian Mian ou le finobservateur de la société qu’estFeng Tang. «En Chine, la veine duréalisme social n’est pas morte»,souligne-t-elle.

A l’instar de Bernard Brizay,ChantalPelletier,RoselyneDurand-Ruel et Benoît Virole ont-ils deschances d’être, un jour, lus par lesChinois de Chine? «La règle estd’éditercequisevend», indiqueSyl-vieGentil. L’Amant,deMargueriteDuras (Minuit, 1984) demeure l’undes plus grands succès de librairieenChine.Avisauxamateurs.pC.S.

MissionsurleYang-tsedeBenoîtVirole,LaDifférence, 128p., 14¤.Pour avoir été témoin, en 1905, enChine,d’événementsdramatiques, lors d’unvoyaged’exploration sur le Yang-tse, lefameux fleuveBleu, l’un desplus longsdumonde,unofficier hydrographe re-fuse, vingt ans plus tard, le prix que vou-drait lui remettre, à Paris, l’Académiedes sciences. Il s’en expliquedansunelettre-récit, faisant la lumière sur cetriste épisodede «l’expansion fran-çaise», autant que sur son attitudeper-sonnelle – égalementpeuglorieuse.

«En Chine, la veine duréalisme social n’estpasmorte», souligne latraductrice Sylvie Gentil

Grande traversée

Shenzhen, 2008.OLIVIER CULMANN/TENDANCE FLOUE

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Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

A la santé de Jambecreuse!Qui savait queHansHolbein, «artiste et bourgeoisde Bâle», mort à Londres en 1543, avait eu une jeu-nesse aussimouvementée? Dupeintre duXVIesiècle,Harry Bellet retrouve l’acuité, la justessepsycho\logique, alorsmêmequ’il échafaudeuneintrigue formidable d’audace et demalice.Soutenupar une érudition ébouriffante, le journa-liste, historien d’art et romancier conduit sa fictionavec une santé décapante. Avec aussi une grivoiserieassuméepuisqueHolbein – ici appelé Jambecreuse –est doté d’une virilité hors norme…Et si l’on croise Erasme et Soliman,François Ier et JakobMeyer, ses tribula-tions sont surtout l’occasionde pein-dre avec truculenceune époqueoùscience et superstition, Inquisition etlibre-pensée jouent unepartitionendiablée.paLes Aventures extravagantes de JeanJambecreuse, artiste et bourgeois de Bâle,d’Harry Bellet,Actes Sud, 368p., 22,80¤.

Le clavier en feuEric Chevillardne fait pas qu’écrirede bons livres ettenir le feuilletondenotre supplément littéraire.Il écrit aussi un journal sur sonblog «L’autofictif».Il enpublie régulièrementuneversionpapier, dontvoici le cinquième tome.On s’y délectera enparti-culier de ses notes sur la littérature.Au6octobre2011: «Au secours ! Ainsi traduira-t-on enbon françaisla périphrase littérature.»Ou le 20janvier 2012:«Il est uneaffectationde la littérature si clinquante,si éblouissante que les gogos aveuglésla prennent en effet pour le fin du finde la littérature. Placez dansunepagelesmots coruscant, incandescent,esmeraldin, iridescent, et ce soir vousmangerezde l’alouette.» Il faut lereconnaître: nousn’avons à formulerdevant tel constat aucuneobjection…dirimante.paL’autofictif croqueunpiment,d’Eric Chevillard, Arbre vengeur, 246p., 15 ¤.

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Auteurs du «Monde»

XavierHoussin

Cesont lesautresquiseposent des questions.Qui s’inquiètent. Ilsvoudraient sans dou-te que toutes les viesse ressemblent. Ou

plutôt qu’elles ressemblent auxleurs. Ils refusent d’admettre,même s’ils s’en défendent, qu’onpuisse exister en dehors d’eux.Exister autrement. Gloria a 28 ans.La grâce un peu molle et la blon-deur provocante. Dans le jargon

des administrations et desservices d’assistance, elleest cequ’onappelle «un cassocial».

Elle a quitté tôt le coconétouffantdesafamilleadop-tiveoùrienn’allait jamais,à

commencer par les études, et aabandonné,aupassage, leprénomde Julie qu’on lui avait donné. Ellea connu la rue, les hébergementsd’urgence, mais elle a traversé lamarginalitécommesiriennepou-vait l’atteindre vraiment. Dans unmélange d’innocence et de légè-reté. Indolente, docile en appa-rence, et tout autant butée, déter-minée à se construire un avenir àelle.Elle sembleavoir réussi.N’est-elle pas installéemaintenantdans

un vrai logement, avec l’hommequi partageait ses errances et leurpetite fille?

Aussi quand, trois ans aprèsleur dernière rencontre, elle ap-pelle, en prenant prétexte de sonenfant malade, Michel, l’éduca-teur du centre d’accueil qui s’estfait pour une bonne part l’artisande son retour à la normale, cher-che-t-elle à lui exprimer une for-me de reconnaissance. Sauf quelui ne peut plus ni la comprendreni l’accepter.

FêlurePascaleKramerace talentparti-

culier demettre enmots ce qui nese dit guère : l’enchevêtrementsecret des sentiments, les ambiva-lences du désir, les balbutiementsde lapensée, l’hésitation incessan-te, la culpabilité diffuse. Elle enrévèlelemécanismeet l’intention,s’attachant à chacune des paroles,à chacun des gestes, des attitudes,des événements minuscules quibalisent les émotions. Elle en épieaussi le moindre reflet dans ledécor: desplantes vertesoubliées,quelques miettes sur la table, un

carreaucassé…Nosvéritésprofon-des gisent dans les détails.

Gloria, son dixième roman,prend la suite de toute une séried’explorations intimes. Sonœuvre, à la suite de deux textespubliés aux éditions de l’Aire(Variations sur une même scène,1982, et Terres fécondes, 1984), esttraversée par une fatalité étrangede la tristesse et du malheur. Onpressent ledrame,onattendl’acci-dent. Lepremier fauxpas suffit.

Comme dans Manu (Calmann-Lévy,1995),oùuntoutpetitgarçonse retrouve pris dans l’aventureextraconjugale de son père, dansLesVivants (Calmann-Lévy,2000),qui s’ouvre sur un deuil terrible,dans L’Adieu au Nord (Mercure deFrance, 2005), périlleux parcoursd’uneadolescenteetd’unegaminede 11 ans face aux convoitises deshommes, ou dans L’ImplacableBrutalité du réveil (Mercure deFrance, 2009), où une jeunemèreenvient à détester samaternité.

Chez Pascale Kramer, lesenfants se trouvent toujours à lacharnière, au point de rupture oud’achoppement. Là où quelque

chose cède ou se brise. Fêlure per-ceptible dès les premières pagesde Gloria. On apprend, en effet,queMichel a été contraintde quit-ter son travail, suspecté de tropgrande proximité avec ses proté-gées du centre. Femmes et mêmefillettes.

«Tout s’était brouillé en lui dèsles premiers soupçons sur la natu-re de ses affections, le laissantdans une totale confusion dont ilne s’était en fait jamais remis. »Aussi ne sait-il plus aujourd’huicommentapprocherGloriaetsur-tout Naïs, la petite de 3 ans. Maispourquoi s’alarme-t-il de photossur Internet, pourtant anodines,de lamèreet sa fille? Etquellehis-toire rejoue-t-il en reprenantcontact avec d’anciens collègues,en acceptant des rendez-vousavec les parents adoptifs de lajeune femme?

D’un hiver à un automne, dansun persistant malaise, les incom-préhensions s’accumulent. Pas-cale Kramer en tient la chroniqueâpre. L’avenir ? Depuis le début,Gloria a son idée là-dessus : sonenvied’exister. p

Macha Séry

Il faudrait citer, ligne à ligne,les deux premières pages desIndécidables, de Sophie Mau-rer. Chaque phrase, magnifi-

que, dit l’espoir, les illusions, lesidéaux entretenus par des jeunesgensde 17ans,puis le démentiques’emploient à apporter les acci-dents de la vie. Leur «nous» s’op-poseau«eux»desadultes,géomé-trie effacée de l’horizon, jusqu’auconstat que, le temps passant, lesdeuxpronomsne fontplusqu’un.

Les adolescents d’hier connais-sent ce qu’ils rejetaient alors : «lesconsolations blêmes, un verre d’al-cool, la possession», « les perfu-sions tardives diluant les remords,lesdéceptions, lesregrets». Lesenti-mentd’invincibilité, l’envie d’ava-ler le monde cul sec se sont éva-nouis, laissant apparaître la fragi-lité des sentiments, les faillesqu’ouvrent en eux les deuils, leschagrins amoureux. Est-ce triste?Sûrement. Beau? Egalement.

Un jour, Ariel a disparu, aban-donnant derrière lui sa femme et

son bébé. Sacha, sonmeilleur amidepuis l’enfance, présumant qu’ils’est envolé pour les Etats-Unis,décide de partir à sa recherche.Première escale à New York oùFlora, une ex, à qui le fugueur arendu visite, indique la directionde Detroit. Là, Sacha rencontredans une station-service Eric, uncamionneur fin lettré, qui faitsienne la quête de l’absent. Puisvient Marie, encore une ex, in-quiète elle aussi ; enfin, Augusten,croisé dans un restaurant. Lequatuor formé, la poursuitereprend,erranceàtraverslesEtats-Unis: Chicago, Denver, Las Vegas,OakView.

Un romanesque assuméLes indécidables, c’est cette poi-

gnée d’individus qui ne consen-tentpasà s’arrimeràunquotidiensans autre débouchéque la répéti-tion. Exception faite d’Eric, leurchauffeur, chacun d’eux est hantépar une rupture, creusé par unmanque. Plus qu’une destinationlocalisable, un choix précis de vie,la tentationdeVenisequ’ils ontenpartage est celle d’une existencemobile, ouverte auhasard, offrantla possibilitéde bifurquer.

Depassagedansunmotel, Ariels’est confié à la gérante, évoquant

«un pays entièrement peupléd’hypothèses, de verbes conjuguésau conditionnel». Le thème de lafugue donne sa structure auroman, et son écriture musicale,mouvement incessant de l’un àl’autre, des flambées de regret auxbouffées de nostalgie. Au solo ini-tial de Sacha succède un canon.Lorsqu’un passant curieux de-mande à Augusten ce qu’ils fontdans le coin, il répond: «Propterchorum,monami:pourlechœur.»

Il y a dans ce deuxième livre unromanesque assumé, un lyrismedéliédetoutréalismequi luiconfè-rent sa beauté, et parfois lui fonttouchersa limite. Iln’atteintpasenpermanencelaforceétonnantequiavait fait d’Asthmes (Seuil, 2007),magistral poème en prose, unerévélation.Peut-êtrelechoixderes-serrer l’intrigue à un petit groupehomogène, où tout le monde estplus oumoins artiste, comme si leretrait, la fuite étaient l’apanaged’une minorité, limite-t-il le pro-pos. Il n’empêche: Sophie Maurerconfirmequ’elle possède une voixunique,avec laquelle, désormais, ilfaudra compter. p

Pluscalmes,nonmoinsardentsLedeuxièmeromandeSophieMaurer, lyriqueetbeau

Littérature CritiquesLaromancièresuissepoursuitdans«Gloria»,chroniqued’unefemmequelafatalitén’empêchepasdevouloir,sonexplorationdesfaiblesseshumaines

PascaleKramer,unpersistantmalaise

Les Indécidables,de SophieMaurer,Seuil, «Fiction&Cie», 138p., 16¤.

Gloria,dePascaleKramer,Flammarion,152p., 17 ¤.

LUCIE AND SIMON/PICTURETANK

4 0123Vendredi 15mars 2013

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

Tousdes enfantsRevenuedu royaumedes ombres,Maria Tevesmet tout enœuvrepour expliquer rienmoinsque la vie à sa fille Bica.Maiscepetit boutde femme– 1,49mexactement – auxorigines fran-co-portugaisesne s’en laisse conterni par les vivantsni par lesmorts. Une seule chose l’intéresse:mettre aumondeun enfantpourque l’âmede samère, décédée 13 jours plus tôt, puisseenfin accéder auCiel. Or, sur terre, les chosesne sontpas si sim-ples: le bel hommemarié, dontBica a décidé qu’il serait le géni-teurde sonenfant, semontre rétif. D’autantqu’il est assortid’une journaliste qui veut la ruinede l’hôtel oùBica travaillecommefemmede chambre. Ce qui pourrait donner lieu àunindigeste imbroglio entre «monded’enhaut etmonded’enbas», tant auniveau social quemétaphysique, se révèle léger etfort commeun galão, le fameuxcafé à la portugaise. PaulMesa(né en 1967) signe ici sonpremier roman. Il nous offre unehis-toiremélancoliqueet drôle, pleine dedétails piquants qui enfont la saveur. Voici un livre charmant, distrayant, surprenantparfois dans ses images.Un récit qui nous fait traverser unepartie de l’Europe et dont la traduction transmetbien le côtéà la fois loufoque et sage.p PierreDeshussesaLes pères et lesmères sont deshumains comme les autres(Die kleineGöttin der Fruchtbarkeit), de PaulMesa,traduit de l’allemand parDominique Autrand,AlbinMichel, 280p., 19,50 ¤.

Tous intranquillesAproposde sonavant-dernier ouvrage,PointOméga (2010)– commed’ailleursde tous les précédents,Chiengaleux,Mao II,Americana, L’hommequi tombe, etc., tous chezActes Sud –,DonDeLillo disait que la fiction, «ça aideà voir». Sur quoinousouvre-t-il les yeuxdans ce recueil de neufnouvelles? Sur lescatastrophesordinaires ouextraordinairesdenos vies –unavionquin’arrive pas, un enfant enlevé sous les yeuxde samère, la crise des subprimes…– et sur leurs conséquencespar-fois imprévisiblesmais souvent réductibles à unmot: l’intran-quillité. Ce quenous voyons ici de façon claire, presquepalpa-

ble, c’est l’inquiète fébrilité de l’hommecontempo-rain. Parues entre1979 et 2011 dansdesmagazinestels queGranta, EsquireouTheNewYorker, ces nou-vellesmontrent aussi, si tant est que cela soit encorenécessaire, l’infinie virtuosité d’un auteurqui – avecPhilipRoth et ToniMorrison–, est sans doute l’undesplus grands écrivains américainsvivants.p

FlorenceNoivilleaL’Ange Esmeralda (The Angel Esmeralda. Nine Stories),deDonDeLillo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) parMarianneVéron, Actes Sud, 256p., 21,80 ¤.

Sans oublier

“L'écriture charnelle de Philippe de la Genardièrenous enveloppe de sa puissance sensuelle.

Elle témoigne du pouvoir que la beauté exercesur l'imagination et la création.”

Florence Bouchy, Le Monde

“Une œuvre aussi polyphoniqueque métaphysique.”

Marine Landrot, Télérama

“Il faut absolument lire Roma/Roman !”Augustin Trapenard, Canal +

SÉLECTION PRIX FRANCE CULTURE / TÉLÉRAMA

ACTES SUD

On ne lit jamais unlivre, dit RomainRolland. On se lit àtravers les livrespour se découvrir.»Parfois un livre est

habité d’une présence qui sembles’adresser directement à nous.Une voix dit « tu», se parle à elle-même, s’interroge, se souvient. Etla voix nous dit «tu», nous parle,et nous rappelle à quel point nousavonsbesoindesautrespournousrévéler à nous-mêmes. «Tu nepeux pas te voir. Tu sais à quoi turessembles à cause des miroirs etdes photographies, mais dehorsdans le monde, pendant que tu tedéplaces parmi tes compagnons,les autres êtres humains, ton vi-sage t’est invisible. Nous sommestous étrangers à nous-mêmes, et sinousavonsunequelconquenotionde qui nous sommes, c’est unique-mentparcequenousvivonsàl’inté-rieur des yeuxdes autres.»

C’est Chronique d’hiver, le nou-veau livre du romancier améri-cain Paul Auster. Un livre splen-dide, bouleversant, tissé de frag-ments. Comme un manuscritancienàmoitiébrûlé.Commeunefresque à moitié effacée décou-verte dans une crypte. Une auto-biographie demon corps, dit Aus-ter.Cequidemeureennousdupas-sagedutemps.Lesempreintesquela vie a inscrites en nous, et quin’ont cessé denous transformer.

Combien de vies emportons-nous en nous? «Tes pieds nus surle sol froid, à l’instant où tu sors dulit et marches vers la fenêtre. Tu as6ans. Dehors, la neige tombe, et les

branches des arbres dans le jardinderrière lamaison sont en train dedevenir blanches.» Et avant, en-core. «La proximité de ton petitcorpsavec le sol, le corpsqui était letien quand tu avais 3 et 4ans, la sicourtedistanceentre tes pieds et tatête, et la manière dont les chosesque tu ne remarques plus mainte-nant étaient alors pour toi uneprésence et une préoccupationconstante: lepetitmondedes four-mis rampantes et des pièces demonnaie perdues, des capsules debouteille dentelées, des dents-de-lion et du trèfle.»

Faire resurgir le passé, et revi-vre l’extraordinaire beauté et lapoignante fugacité de ce voyagesans retour à travers notre exis-tence. «Parle maintenant, avantqu’ilne soit troptard, etpuisespèrecontinuer de parler jusqu’à ce qu’iln’y ait plus rien à dire. Le tempscommence à manquer après tout.Peut-être est-ce aussi bien pourl’instant de mettre de côté tesromans et d’essayer d’examiner cequ’a été cette sensation de vivre à

l’intérieurdececorps,depuis lepre-mier jour où tu te souviens avoirété en vie, jusqu’à ce jour. Un cata-logue de données sensorielles. Cequ’onpourraitappelerunephéno-ménologie de la respiration. » Unsouffle. Une danse. Une musique.Une flamme qui tremble dans lanuit, toujoursprès de s’éteindre.

Un soir de décembre, il y a plusde trenteans, alorsque tun’arrivesplusàécrireetquetupensesquetune pourras plus jamais écrire, tuassistes à une étrange répétitionde danse. Une chorégraphie silen-

cieuse.Et,àlavuedescorpsenmou-vement, tu commencesà entendrela musique, puis la musique descorps devient musique des mots.Tuteremetsàécrire, jouretnuit.Ettrois semainesplus tard, à 2heuresdumatin,pendantune tempêtedeneige,alorsquetutermineslerécit,le premier récit de ta nouvelle vied’écrivain, au moment même oùtu es en train de renaître, ton pèremeurt soudainementdans lesbras

de son amie. Ton pèrequine cessedepuis dete visiter dans tesrêves.

Combien d’ab-sents emportes-tu entoi? A travers tant devilles, tant de pays,danscecorpsquiains-

crit tantd’autresenlui,quiaparta-gé avec tant d’autres, ce corps quetantdedomicilesontabritéetpro-tégé. Et notre premier domicile àtous, le corps de notre mère. Aus-ter chante sa mère, brillante, tou-chante, fragile – disparue.

Ilyalaprésencelumineusedesafemme, la romancière Siri Hust-vedt. Chronique d’hiver et La Fem-mequitremblequ’elleapubliéilyadeux ans (Actes Sud, «Le Mondedes livres» du 8octobre 2010) – lesrécits de leurs vies –, se croisent,entrent en résonance, tissent un

récit à deux voix. Il y a ce terribleaccident qui a failli les tuer, avecleurfille.Cemomentd’inattention,alors qu’il est au volant. Ce chocaprès lequel il a décidé de ne plusjamais conduire, de ne plus jamaismettreendanger ceuxqu’il aime.

Chronique d’hiver est un chantde tendresse, de noblesse, de cou-rage,emplidel’évidencemystérieu-se de l’incarnation. L’étonnement.L’émerveillement: «Tenir tes en-fants toutpetitsdans tes bras. Tenirta femmedans tes bras.» Et la fuiteinexorable du temps. «Tes piedsnus sur le sol froid à l’instant où tusorsdu lit etmarchesvers la fenêtre.Tu as 64 ans. Dehors, l’air est gris,presqueblanc, sans soleil visible. Tute demandes: Combien de matinsreste-t-il ? Une porte s’est fermée.Une autre porte s’est ouverte. Tu esentrédans l’hiverde tavie.»

Un grand livre, dans lequel onreplonge dès qu’on l’a refermé, etqui n’en finit pas de nous révélerl’étrange et inépuisable splendeurd’être vivant dans ce monde quenousne traversonsqu’une fois.p

Josyane Savigneau

Avec la mort de Nora Ephron, le26juin 2012, à 71 ans, New York aperdu une reine de l’humour. Aceux qui ne connaissent pas son

nom, il suffit de dire qu’elle est la scéna-riste deQuandHarry rencontre Sally (réa-lisé par Rob Steiner en 1989) pour susciterl’enviede la lire. En2007, les éditionsPlonont publié J’ai un problème avecmon couet autres considérations sur la vie de fem-me, une série de textes sur les petitsennuis quotidiens que cause le vieillisse-mentet sur les effortsdésespérésdenom-breuses femmespour le cacher.

Aujourd’hui, grâce aux éditions BakerStreet, onpeut enfin retrouver son romanautobiographique de 1983, Heartburn,qu’elle avait adapté au cinéma en 1986,sous la direction de Mike Nichols, avecMeryl Streep et Jack Nicholson (le livre,naguère paru chez Robert Laffont, avaitétéreprisenpochesousletitrefrançaisdufilm,LaBrûlure).Heartburn,àlafoislabrû-lured’estomacet lemalaucœur, c’estdéjàunemanière de mettre à distance le cha-grin d’amour. Car ce qui est arrivé à Nora

Ephron n’avait rien de drôle. Enceinte deson deuxième enfant, elle découvre queson mari, le célèbre Carl Bernstein – l’undesjournalistesduWashingtonPostayantrévélé l’affaire du Watergate –, la trompeavec la femmede l’ambassadeurde Gran-de-Bretagne, dont il est amoureux. EnbonneNew-Yorkaise,elledétesteWashing-ton et cette affaire n’est pas de nature àarranger les choses.

Elle est journaliste, il lui reste doncunearme, lesmots.Norase rebaptiseRacheletCarl devient Mark, ce qui ne trompe per-sonne. L’héroïne décide que tout celaprêteà rire. Elle est féministeet lucide, surelle-même, sur ces années 1980 et les«superwomen» qui veulent tout, mari,enfants, carrière et se retrouvent cocues,commedans un vaudeville du XIXesiècle.Bien sûr on va chez le psy. Sa psychana-lyste est parfaite alors que son mari esttombé sous la couped’unpsy gourou, quiprendaussi commepatientesamaîtresse.

La thérapie de l’œuf à la coqueLes mondanités, les mensonges, les

maris qui trompent leurs femmes… Noraen sait la banalité, mais elle les raconte demanièrehilarantedanscelivredevengean-ce. Comme toutes les femmes trahies, ellerevient sur ce qu’elle aurait dû voir: qu’al-lait donc faire sonmari tous les jours chezson dentiste l’été dernier? Surtout, Rachel

– doncNora–estaussichroniqueusegastro-nomique.Alors,entredeuxdescriptionsdudésastre sentimental, entre deux crises delarmesoude rire, elle livre des recettes.Onpeut toutes les expérimenter, dit dans sa

préface la scénariste françaiseDanièle Thompson, qui était sonamie.Lacuisineserait-elleaufondlameilleuredes thérapies?Onnesau-rait trop le conseiller aux femmesmalheureuses,et cellesquisontpeudouées pour la cuisine pourront seconcentrer sur unemanière inéditede réussir vraiment un œuf à lacoquedequatreminutes.

La plus belle revanche de NoraEphron aura été le succès deHeartburn,best-seller immédiat, etlamanière dont il a assuré sa noto-riété,etsonavenir, littéraireetciné-matographique jusqu’à ce dernierlivre, Je ne me souviens de rien etautres réminiscences, publié auxEtats-Unis en 2010 et rassemblantdes textes parus dans des maga-zines.C’estuneautre formed’auto-biographie détournée, mélancoli-que parfois. Elle y dit son «histoired’amour» avec le journalisme. Elleneparle pasde samaladie,mais re-lève seulement ce qui « ne luimanquerapas» et ce qui « luiman-quera»,dont « les rires».p

Plaisird’estomaccontremaldecœurRééditiondupremierromandeNoraEphron,scénaristede«QuandHarryrencontreSally»

Chroniqued’hiver(Winter Journal),dePaulAuster,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parPierre Furlan,Actes Sud, 192p., 22,50¤.

Revivre la poignantefugacité de cevoyage sans retour àtravers notre existence

Heartburn,deNoraEphron,traduit del’anglais(Etats-Unis)parDominiqueMarion,Baker Street,262p., 18 ¤.

Jenemesouviensderien…etautresréminiscences(I RememberNothing,andOtherReflexions),deNoraEphron,traduitde l’anglais(Etats-Unis)parYves Sarda,Baker Street,218p., 18 ¤.

Dans«Chroniqued’hiver»,sonautobiographie,PaulAusterchantel’étonnementd’être

Soufflesdevies

Paul Austerdans les années 1990.

MARC JOSEPH/CORBIS

Critiques Littérature

Jean Claude Ameisenmédecin et écrivain

50123Vendredi 15mars 2013

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Philémon,dernièresplanchesFred, ledessinateur-poètedebandesdessinées,s’estdécidéà82ansàclore,avec«Letrainoùvontleschoses», lesaventuresdesonpersonnagefétiche

Frédéric Potet

Cela fait environvingt-cinq ans que l’his-toire galopait dansson esprit fécond,l’un des plus fertilesdu petit monde de la

bande dessinée. Jamais Fredn’avait pu la terminer. Le récitsemblait condamné à resteréchoué pour toujours, à l’imagede son personnage principal : unelocomotive à pattes, appelée la« lokoapattes», fonctionnant à la« vapeur d’imagination » etembourbéedansdesmaraisbru-meux. Ce n’est pas que Fred enmanquait,d’imagination.Loindelà. Des vagues à l’âme récurrentsl’avaient simplement dirigé versd’autres projets (comme L’His-toire du corbac aux baskets, Dar-gaud, 1993). Des problèmes desanté à répétitionl’avaient ensuite con-traint à poser la plume.

Vingt-huit pages etune fin inachevée: voilà oùen était Le train où vont les cho-ses…, ultime album de Philémon,lorsqu’uneopérationdu cœur, il ya une dizaine d’années,fit comprendre àFred qu’il ne pour-raitpaslaterminer,parman-que de dextérité – entreautres.«Jemesuisrenducomp-te en sortant de l’hôpital que je nepourrai plus jamais dessiner,raconte-t-il ce jour-là, à la veille deson 82e anniversaire. Le dessinn’est pas qu’une affaire de repré-sentationgraphiquesurdupapier,c’est aussi une question de mé-moire. Jedessinaisdepuis l’âgede4ou5ans.Et jamais jenepensaisquecela pourrait s’arrêter un jour.»

De son vrai nom Fred OthonAristidès, le père de Philémon vitdepuis un an dans unemaison deretraite au nord de Paris. Il y oc-cupe une petite chambre au pre-mier étage dans un coin de la-quelle une table à dessin a été ins-tallée.Main tremblanteet canneàproximité, Fred s’y est très peuattelé,saufpourréaliserunedemi-page de «transition» débouchantsur la fin du récit. On ne dira pas,ici, quelle «astuce» a été trouvéepour compléter l’album de ladizaine de pages qui manquaitpour le rendre suffisammentconsistant. Précisons juste que lapirouette en question ravira lesanciens lecteurs de Philémon etqu’elle donnera peut-être envieaux plus jeunes de se plongerdans ce sommetde poésie et d’ex-périmentation graphique com-mencé en 1965 dans les pages dumagazine Pilote.

Trapéziste sans filetCe qui a décidé Fred à terminer

ce 16e (et donc dernier) album duhérosaupullmarinestd’avoir vu,il y a un an, une simulation –faitepar Dargaud– de ce que pourraitêtre sa couverture. « Cela m’aredonnédu tonus», se souvient-il.L’éditeur François Le Bescondavait alors pris la peine d’enregis-trer au magnétophone la fin del’histoire, telle qu’elle som-meillait dans la tête de Fred, dumoins dans ses grandeslignes… Pareil à un trapézistesans filet, l’auteur parisien a eneffet passé sa vie à commen-cer des récits sans enconnaîtrelachute.Voi-là en tout cas ce que promet-tait la « fin idéale» du Trainoù vont les choses : engluéedans un tunnel imagi-naire, la lokoapattes yrencontrait lemanu-manu

(l’inoubliablemain géante, récur-rente depuis son invention en1975) dont elle tombait amou-reuse avant de repartir bras des-sus,brasdessousavec lui,«ouplu-tôt bras dessus, ongle dessous», semarre Fred.

Que faire, partant de là? L’idéefut avancée de confier la fin durécit à un dessinateur « ami »,commeRené Pétillon ou FlorenceCestac. Voire à un dessinateurplus jeune pouvant se revendi-quer de sonœuvre, comme JoannSfar ou Manu Larcenet. Fred a re-fusé. Comme Hergé avec Tintin,l’auteur entend mourir avec sonpersonnage. «Je trouve Philémontrès bien comme il est. Je ne veuxpas le voir faire des trucs à la concomme se taper une nana», dit-il.Fred a alors mis en action les res-sorts de son imagination pourinventer une fin qui le dispense-

rait de dessiner les ultimes plan-ches. Une fin qui «boucle la bou-cle», également.

Mais qui n’en est pas vraimentunenonplus.Lemot«fin»n’appa-raît d’ailleurs pas au bas de l’ulti-medessin–unedoublepagerepré-sentant une vague immense aumilieu de laquelle se débat Philé-mon. Celui-ci s’en sortira-t-il ? oupas? «Chaque lecteur imaginerace qu’il voudra, s’en réjouit Fredsous ses célèbres moustaches gri-ses. Cela reste en suspens et c’esttrès bien comme ça. En fait, c’estmoi qui étouffe à sa place, car lui,restera toujours vivant. Mais c’estaussi çà, le privilège des auteurs :nos personnagesnous survivent.»

Chef-d’œuvre intemporel du9eart, la série ne devrait toutefoispas en rester là. Après avoir ditnon à d’innombrables réalisa-teurs et maisons de production

cinématographiques tout au longde sa carrière, Fred a donné unaccord de principe au producteurcanadien Roger Frappier (LeDéclinde l’empireaméricain, Jésusde Montréal…) d’adapter Philé-monsur grandécran.Unpilotedequelques minutes réalisé avec latechnique de la motion-capturel’a presque convaincude céder lesdroits : « J’attends de recevoir lescénario pour dire oui définitive-ment.» S’il se fait, le film ne serapas en salles avant deux ou troisans.«Je le regarderai peut-être desnuages, trouve encore le moyende s’amuser Fred. Je serai alorsassisaupremierrangavec, jen’osepas dire, Dieu à côté demoi.»

Dieu oupas, on imagine déjà ledialogue avec son voisin de pro-jection:

«Le fond de l’air est frais, non?– Oui. Il n’y a plus de saison.»p

Pense-bêtes,oupastantqueça

Philémon.Le trainoùvont les choses,de Fred,Dargaud, 40p., 14¤.

C’est d’actualité

Vapeursd’imagination

LALISTEDEMESENVIES s’allonge, pourrait-ondire. Ce romandeGrégoireDelacourt(JC Lattès), classéhuitièmedesmeilleuresventesde livres en 2012, est désormaisunepiècede théâtre et sera bientôtun long-mé-trage. Il y a fort à parier que le succès ren-contrépar l’histoirede cettemercièred’Ar-ras, gagnantede l’Euromillionsqui énu-mère cequ’elle pourrait acheter avec sonpactole, enprésaged’autres. Car auxEtats-Unis, le phénomènedesouvrages de life listest florissant.

Qu’est-ceque cela? Simplementdesromanspopulaires qui ciblent les femmesaumitande leur existence.D’une recensiondevœuxà réaliser par l’héroïne ils font leurressort dramatique. Témoin, l’engouementsuscitépar, justement,The Life List,de l’Amé-ricaine LoriNelson Spielman, avantmêmesa sortie auxEtats-Unis cet été chez RandomHouse. Les droits enont été vendusdans17 pays – en France, il paraîtra auChercheMidi le 18avril sous le titreDemain est unautre jour – adaptation cinématographi-que…Beaucoupd’emballementpourunecomédiequi voit une executivewomande34 ans redécouvrirune liste de souhaits rédi-gée lorsqu’elle en avait 15 et s’employer à lesexaucer.«Voir Paris. Avoir unbébé, peut-êtredeux. Etre heureuse…»C’est dire si la phi-losophiede développementpersonnel acontaminé la fiction «N’oubliez pas vosidéauxde jeunesse. Recentrez-vous.Accom-plissez-vous», tels sont les nouveauxmotsd’ordreoutre-Atlantique.

Récapitulations, catalogues, inventairesD’oùvient pareille obsessionde la récapi-

tulation?Dans la vie quotidienne, elles sontpartout: listes électorales, listes dediffu-sion, de courses, d’invités, debonnes réso-lutions…En entreprise, elles prennent laformede critèresdeperformances et debilande compétences. En littérature, ellesprolifèrent aupoint de composerun cata-logue. Il semblerait, à en croire JackGoody,(La Raisongraphique. LaDomesticationdela pensée sauvage, Minuit, 1979) que les pre-mières ébauchesd’écriture, celles des Sumé-riens 3000 ans av. J.-C. se soient bornées àdes listes. D’Homère àCharlesDantzig (L’En-cyclopédie capricieusedu tout et du rien,Grasset, 2009), enpassant parRabelais,Montaigne, Flaubert, Zola, Borges, Prévert,Perec, l’histoire littéraire est riched’inven-taires en tout genre.

Exploit rhétorique, éruditionostenta-toire, scansionmélodique, effet comiquecausépar l’accumulation, exercice de style,tentativeexhaustive de description…Innombrables sont lesmotivationsesthéti-ques. Cette tradition,UmbertoEco l’a étu-diéedans sonanthologieVertige de la liste(Flammarion, 2009). DansDehaut en bas.Philosophiedes listes (Seuil, 2010), l’univer-sitaireBernard Sève fournissait aussi quel-ques élémentsd’explication. La liste éclaire-rait notre rapport à lamémoire et l’inven-tion. Elle révélerait unevolonté de complé-tude,manifesterait, par sa sobriété, la puis-sancedu langage, servirait à hiérarchisernospriorités et ordonnernos désirs, etc. Ensomme,une liste ne suffirait pas à épuiserles vertus de la... liste.pMacha Séry

MAISQUELLEESTdonc cette drôlelocomotivedotée depattes à la place deroues, encalminéeaubeaumilieude laplainedésolée?Mi-animalmi-machine,une«lokoapattes» est

tombéeenpannede carburant –un car-burantunpeu spécial appelé «vapeurd’imagination». L’affaire est plutôtgravepuisque la créature est censéetirer le «train où vont les choses». Celui-ci immobilisé, les chosesne vontplusoùelles devraient aller, ce qui créeunjoli bazar. Son conducteurbougon– tel-lementbougonqu’il s’appelle JoachimBougon– a beau râler, il a de la chancedans sonmalheur: PhilémonetMon-sieurBarthélémypassaientpar là.Sauvé! Ceux-là en connaissent en effet

un rayonenmatière d’imagination…Cequi est aussi le cas de Fred. Dans cetalbum-testament, l’auteur s’amuse,avecunepoésie intacte, à réfléchir surles affres de la créationet les tourmentsde la vie artistique. Commesouventchez lui, et quandbienmêmecet épi-sodeneprocurepas l’enchantementdechefs-d’œuvrepassés, l’humour et lefantastiquedissimulentunegravité àfleur depeau.A 82 ans, Fredn’a rienper-dude sa fantaisiemélancolique. Lamise en couleurd’Isabelle Cochet et laréimpression (en sépia) deplanches«historiques»magnifient le trait uni-que – au charbon–d’undes plus grandscréateursde l’histoirede la bandedessinée.p F.P.

Histoired’un livre

14 mars >7 avril 2013

ARTSDU LIVRESavoir-faire en Wallonieet à Bruxelles

Exposition

Entrée

libre

www.cwb.frCENTRE WALLONIE-BRUXELLES

127-129 rue Saint-Martin, 75004 Paris

6 0123Vendredi 15mars 2013

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

AunomdubienpublicL’idéede«raisond’Etat»estsouventmobiliséesansquel’onconnaissetoujourssesorigines.Mais sonhistoiren’estpassimple, commelemontrecettegénéalogie: évitant lesimpassesd’unevisionlinéaireetessentialiste, elle souli-gneque le sensduconcept futunenjeude luttes.ApparuàlaRenaissancedans leDialoguesur la façonde régirFlo-rence,deFrançoisGuichardin,pourdésigneruneactionpolitiquecontraintede léser lesparticuliersafindesauverlebienpublic, le conceptseraconsacréautempsde laContre-RéformeavecGiovanniBotero.Cetteétudeimpor-

tanteoffrederichesaperçussur l’évolutionduconceptà travers lanotionde«censure».Elleexplore l’enjeuqu’a représenté,au tempsdesguerresdereligion, le conflitentre«rai-sond’Etat»et«raisond’Eglise»,ouvrantainsisurunevisionrenouveléede lamodernitépolitique. p SergeAudieraCensures et raisons d’Etat. Une histoirede lamodernité politique (XVIe-XVIIesiècle),de Laurie Catteeuw,AlbinMichel,«L’évolution de l’humanité», 396p., 25¤.

SolidariténouvelleCepetit livre inaugureunenouvelle collectiondes PUF,chambred’échosdes travauxpubliés par le think tank«La vie des idées.fr». Les articles rassemblés ici sont deprécieuxbilans sur l’évolutionde la solidarité. Les cher-cheursy attirent l’attention sur le passage emblémati-queduRMI auRSA. Cette «transformationprofonde»,selon lesmots du sociologueRobert Castel, qui vientdedisparaître, conduit d’une conception fondée sur l’idéed’un«droit au secours» àunephilosophiede l’incitation

au travail. Judicieuxet généreuxsur lepapier, le RSA s’est en effet avéré compatibleavecundiscoursde culpabilisationdespau-vres. Auxyeuxdu sociologueSerge Paugam,le retour aujourd’hui du thèmede la «jus-tice sociale» semble épouser la réémergencede la solidarité commevaleurdans le champsocial et politique. p Julie ClariniaL’Avenir de la solidarité,de Robert Castel et Nicolas Duvoux,PUF, «La vie des idées.fr», 108p., 8,50¤.

LegrandhistorienitalienEmilioGentileanalysel’attitudedesEglisesfaceauxrégimesfasciste,nazietcommunisteentrelesdeuxguerres

Chrétiensdanslepiègetotalitaire

IlarrivequeCésarréclamenonseule-ment ce qui lui revient, mais aussi«cequiappartientàDieu».Avant leXXesiècle, la vérité d’évangile déli-mitant les périmètres du pouvoirpolitique et de l’autorité spirituelle

fut souvent ébranlée.Mais durant l’entre-deux-guerres, scruté par l’historien ita-lien Emilio Gentile dans Pour ou contreCésar, le malaise se fait tragédie. Sous lestrois régimes définis comme totalitairespar l’auteur, la Russie bolchevique, l’Italiefasciste et l’Allemagne nazie, la difficultéde penser les rapports entre Eglise et Etatdevient difficulté d’exister pour leschrétiens.

Si le titre français introduit une alter-native –onest «pour» ou«contre» le dic-tateur, le titre de l’édition originale estplus catégorique.Seuls les «contreCésar»y trônent : c’est le conflit qui intéressel’auteur.Sonhypothèseestqu’au-delàdesstratégiesd’accommodementetdesargu-mentaires de conciliation au nom dumoindre mal – «mieux vaut le fascismeque le matérialisme athée communiste»–, les chrétiens sont fondamentalementexclus de régimes autoritaires «antichré-tiens». Or ces exclus ne s’aperçoivent pastoujoursqu’ils lesontourefusentobstiné-mentde le voir.

Pour démêler l’écheveau, il faut procé-der en deux étapes. Retrouver, d’abord, lavariété de ces acteurs chrétiens, en situa-tion initiale de subordination face à unpouvoirpolitiquefort: lesEglisesdansleurdiversité hiérarchique, les docteurs de lafoi, clercs et laïcs, les croyants, les observa-teurs étrangers queGentile rend judicieu-

sement très présents. Puis comparer lesréponsesqu’ilsdonnentàcetteschizophré-nie religieuse totalitaire: d’uncôté,utilisa-tion des Eglises et des fidèles dans un pro-cessusdeconciliationetdesoumission;del’autre, délégitimation du christianismeavec les répertoires et les rituels symboli-ques d’une «religion politique» alterna-tive. Ce livre dépasse ainsi les horizonsd’une histoire de la résistance des Eglises,sans escamoter ni privilégier le débat im-portantmais rebattu sur leurs responsabi-lités . Il soulève le problème de la politisa-tion des images et des thèmes religieux etrappelle qu’il y eut aussi une réponse reli-gieuseet théologiqueau totalitarisme.

Radicalisationd’une ruptureDix chapitres jalonnent un parcours

chronologique qui va de la premièreguerremondiale jusqu’en 1939. L’ItalieduDuce, qui est aussi celle du pape, reste leprincipal observatoire de Gentile. Cepen-dant, ce spécialiste reconnu du fascismeentend adopter une approche compara-tive. Le cas de la Russie soviétiquen’est là,somme toute, que pour illustrer la radica-lisation d’une rupture. Les catholiquesromainsont puavoir l’illusiondeprofiterde la révolutionpour reprendre – au nomde la liberté de pensée – unpeu de terrainenpaysdefoiorthodoxe.Maisaprèsladéi-fication de Lénine, la Constitution amen-dée par Staline en 1929 complète sansambiguïté l’arsenal antichrétien.

ARome, l’épouvantailcommunistefaitde Mussolini un exceptionnel «néocon-verti issu des rangs de l’extrême gauche»auxyeuxdufuturPieXI. Pourtant, au len-demain des accords de «conciliation» duLatran (1929), lepouvoir redoubled’agres-sivité contre les catholiques. Pour ledénoncer, les voix ne manquent pas, del’intérieur comme de l’étranger. Les argu-ments antifascistesmêlent le politique etle religieux pour stigmatiser une «divini-sationde l’Etat» etune sacralisationguer-rièrede la nation.

C’est cependant en Allemagne que lesyncrétismeantichrétien trouve sa formelaplusachevéeà travers ce«Christ teuton,aryenetantisémite»quigermanisela reli-gion, la déjudaïse et prépare l’offensivenéopaïennedesannées1930. Il faut làaus-si distinguer entre les atermoiements desEglises, séduites par la promesse d’ordresocial, et la critique religieuse et théologi-que que des penseurs, tels le catholiqueHilckman et le protestant Barth, exercentcontre ce processus mortifère de «reli-gion politique» qui fait de l’Etat racisteune idole.

L’écriture de Gentile – bien servie parune traduction qui doit être saluée – estdense, souvent complexe, mais toujoursvivante parce qu’elle agence magistrale-ment les itinéraires des acteurs indivi-duels et collectifs, les témoignages desdignitaires, des sans-grade et des hérostranquilles de la pastorale antifasciste. Ladémonstration est claire : pour cet his-torien des cultures politiques, la luttecontre César est avant tout l’aventured’unepensée, certes parcourue de contra-dictions,bienmarginale, etd’abordvouéeà l’échec.Mais cette pensée parvient aussià dépasser la sphère de l’autodéfense reli-gieuse pour se faire résistance aussi biencontre les «religions politiques» totali-taires que contre les autorités ecclésiasti-ques.Si lespremièresont finipar sedésin-tégrer, on retiendra de ce grand livre queles secondes, par prudence ou intérêt, ontsacrifié beaucoup au principe d’ordre…mêmelorsqueCésar se faisaitunpeutropexigeant.p

Sans oublier

NicolasWeill

Il est loin le temps où l’onpen-sait que la critique des textesremplacerait la littérature.Onse prend à regretter cette uto-

pie désuète, à lire et relire GeorgeSteiner, né en 1929, philosophepensantentrel’allemanddesesori-gines viennoises, le français de sajeunesse et l’anglais qu’il écrivitcomme journaliste pour The Eco-nomist et surtout commesavant.

Avec sonœuvre, c’est en effet legenre de la critique qui paraît por-té à sonacmé. Ce recueil lemontreànouveauenrassemblantdes tex-tes parus entre1961 et 2010 que letemps a rendus peu accessibles(assortis de quelques inédits).Tous abordent des thèmes qui luisontcherscommelatragédie,Anti-gone, la traduction ou la littéra-ture aprèsAuschwitz…

Dans la pièce maîtresse de cevolume,LaMortdelatragédie,Stei-nermontre que le français de Cor-neilleetdeRacineapourcaractéris-tique de pousser le sens explicitedesmotsàsonmaximumdepléni-tude, aureboursd’unShakespeareencore à demimédiéval, parcourud’allusions, de non-dits et demys-tères. Il envademêmepour le sty-le lucide qu’il adopte quand il sepenche sur une culture, la nôtre,dont l’appauvrissement demeurepourluiunemenacelancinantede

lamodernité. Pour autant, Steinerne cède pas complètement auxcharmes de la pensée crépuscu-laire. La littérature reste source defélicité en cemonde.Dans «La tra-duction comme “conditio hu-mana”», il conclut par exemplesur l’«immense “joie”»de traduire– lui qui n’a jamais voulu publiersespropres traductions…

Initiés et néophytes se délecte-ront de son érudition qui n’abesoinnidenotesnid’ésotérisme.Steiner trouve risibles les scienceshumaines de son temps quandelles se vautrent dans un jargonacadémique pour ressembler aux«sciences dures». Cela ne l’empê-chera pas de rapprocher deuxgénies littéraire et scientifique :GeorgBüchner,auteurdeWoyzeck(1837), parce qu’il a anticipé l’ex-pressionnisme, et le mathémati-cienEvaristeGalois(1811-1832),pré-curseur selon lui de la topologie.

L’art de la formuleChez Steiner l’analyse est por-

tée par des images qui apportentune tension dramatique à la théo-rie. «Sertorius (de Corneille, 1662)a le rouge sombre du cuivre poli» ;«LadoctrinedeRousseau ferme lesportes de l’enfer» (elle met fin à latragédie car elle croit à l’améliora-tion humaine) ; «A la fin deMarieStuart (de Schiller, 1800), la reineElisabeth se dresse comme ungrandédifice par oùa passé le feu:noircietfroid».Aproposdel’opéraMoïse et Aaron d’Arnold Schoen-berg, il affirme: «Le salut résidedans la séparation. Le juif est lui-

même quand il est étranger.» Surde l’angoisse que provoque chezce partisan du multilinguismel’émergence d’un sabir unifié :«Les langues sont la faune et laflore de notre intériorité.» Et sur leFaust de Goethe, qui manque letragique par sa fin heureuse :«Méphistophélès, l’incarnation dumal, a une sorte de sinistre gaîté ;les feux de l’enfer ne le brûlent pas,il s’y chauffe lesmains.»

L’art de la formule culminedans des opinions affûtées com-medesrasoirs,parfoisdiscutables.Saint-John Perse est un poète«surestimé» ; Penthésilée (1808)de Kleist « tourne au Grand-Gui-gnol» ; la « lingua franca anglo-américaine» n’est que « le spectregris d’un jargon global dumarchéde masse», etc. Répondant à l’in-jonction de Walter Benjamin exi-geant du critique un sens de ladémolition, Steiner interroge àl’aide de sa rosserie notre civilisa-tion elle-même, au travers du rap-portquecelle-cientretientavec lesœuvres du passé. Dans son travailà la foisgénéreuxetpessimiste,onretrouvel’inspirationdupoèteger-manophone Paul Celan, décou-vert à la devanture d’une librairiede Francfort dans les années 1950et mise en exergue de l’ouvrage,«penseret remercier» (denkenunddanken)ont lamêmeorigine.p

Critiques Essais

Œuvres,deGeorge Steiner,multiples traducteursde l’anglais, sous la directiondeP.-E. Dauzat, Gallimard,«Quarto», 1216p., 25 ¤.

LegéniedelacritiqueL’éruditiondeGeorgeSteinerestéclatantedanscedemi-siècled’essais littérairesetphilosophiques réunisen«Quarto»

Pourou contreCésar? Lesreligionschrétiennesface auxtotalitarismes(ControCesare.Cristianesimoe totalitarismonell’epocadei fascismi),d’EmilioGentile,traduit del’italienparStéphanieLanfranchi,Aubier,«Collectionhistorique»,480p., 28 ¤.

Gilles Pécouthistorien

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Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

Découverted’uncontinent: l’intimeL’AMOUR, cette tarte à la crème,est aussi unevache à lait. Autourde cet increvable sujet, les philoso-phes, de PlatonàNietzscheetau-delà, ont accumuléquantité demythes et analyses, concepts etgloses, vues opposées et théoriescontraires.A présent, tandis quel’horizonestmorose et les repèresenberne, voilà qu’on les ravive àtourde bras, histoirede rafistolerun semblantd’humanisme. Pour-tant, à côté de ces grandes orgues,il semble bienqu’undomaineimmenseait échappéà l’attentiondespenseurs.

Ce continent – presquemuet,toujoursmodeste, évidemmentfondamental,mais aussi para-doxal et prometteur – se nomme«l’intime». Au fil d’un travail vrai-ment étonnant et novateur, Fran-çois Jullien l’arpente et le cartogra-phie. Il préfère écarter «l’inti-mité» – qui restreint les ques-tions en jeu. Il se souciemoinsencorede ce qui est «intimiste»:

devenantainsi exigu etmièvre,unmonde sanspareil serait trahi.Alors, qu’est-cedonc? Il faut repar-tir dumot, qui est curieux: sondouble sens, en Europe, ne datepasd’hier. Déjà chezCicéron, eneffet, « l’intime»désigne ce quiest «le plus intérieur» àuneper-sonneouàune chose.Mais le ter-me latin signifie enmêmetempsla relationauxautres, au dehors,quandonparle d’amis intimes, derelations intimes, du fait d’êtreintimeavec.

Voilàdonc l’étrangetédedépart: unmêmemotdit à la foisle retrait et le partage, le dedansdesoi et le lien à l’autre. Et si cesdeuxsensn’en faisaientqu’un? Si le faitd’être«intime» supposait l’efface-mentdesbarrières, des distances,duquant-à-soi? La réflexiondeFrançois Jullienmontrepas àpasque l’autre sedécouvredans leplus intérieur. Pourque s’établissede l’intime, il faut que soit déjouéela clôturedes sujets, défaite la fron-

tière entre le «dedans» et le«dehors»dedeuxêtreshumains.Toutefois, cette interconnexionparticulièren’apasété renduepos-siblepar toutes les cultures: lesGrecs anciensne la connaissentpas, les Chinois l’approchent,maisne la thématisentpas.

Un journaldebordL’inventionde l’intimeest

d’abordune affaire chrétienne.Unenouvelle conceptionde l’hu-main s’ouvre avecAugustin: danssesConfessions, il découvre, auplusprofondde son intériorité,l’infini deDieu.Quelques sièclesencore, et d’autresConfessions,celles deRousseau, vontdonner àl’intimeun sens rienqu’humain.Jullienen suit l’évolution chezStendhal commechez Simenon.Pourtant, qu’onne s’y trompepas,ce livren’est pasunehistoiredel’intime, culturelle ou littéraire.

En fait, c’estun journaldebordde la «philosophieduvivre». L’in-

ventioncontinuedu«vivreàdeux»yest pensée commeinten-sificationde l’existence,pas com-mesonmorneaffadissement. Leplus souvent, eneffet, onnevoitdans l’intimeque les tristessesdel’habitudeet la tiédeurdes routi-nes conjugales. François Jullien,ici, fait tout l’inverse: il y indiqueune terre d’aventure, l’ancraged’unemorale, ununivers à explo-rer,«loindubruyantAmour», etcent fois plus intéressant.A l’évi-dence, ce livre en annonceplu-sieurs autres. C’est pourquoionnepeutqu’admirer, tout simple-ment, qu’unphilosophe reconnuouvreainsi, l’âge venant,unnou-veauchantier. Sonampleuret sanouveautése révéleront sansdoutependant longtemps. En toutcas, le pari est facile àprendre.p

MarielleMacéchercheuse en littérature et essayiste

L’audacededanser

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

VOILÀUNEMÉDITATIONSURLADANSEqu’onne lit pas sansfascination,ni trouble. Surtout si l’on a unpetit enfant à sescôtés, dontprendre soin et à qui tout apprendre.Car c’est d’abordun livre sur la naissance, où l’instantnatal est décrit commeunechute, une dégringoladedont onne cesserait plus de se relever.L’enfant, dit PascalQuignarddans L’Origine de la danse, «tombed’une femme» ; il tombedans l’air qui lui brûle la gorgepouratterrir dans lamaladresse, la dépendanceet le besoin.

Quignardprolongeainsi les récits de chutequ’il avait rassem-blés l’an dernier dans LesDésarçonnés (Grasset) : la chutede saintPaul foudroyé et converti sur le chemindeDamas, la chutedecheval deMontaigne, quimodifia jusqu’à l’assisede ses idées, lachutedeRousseau renverséparun chien et renaissant à la viesensible (ou encore la détressede la dépression, dont l’auteur fai-sait presque l’éloge – car la situation renversantea ouvert pourlui à une secondenaissancedans la viemême).

L’enfant est «laMèrehors d’elle», poursuit-il, livrant toute unepenséede la puissance féminine: puissancede donner la vie etde la reprendre, puissancede femmesqui «jettent leur enfant àla face dumonde», commeMédéeouMarie – les nourrissonssont commedesbombes, ils «tuent tous les vivants sur leur pas-sage»… Ladémesurede certainsdestins féminins est d’ailleursici très présente: j’y ai découvert l’histoire deMarie l’Egyptienne,extraite commeunepépite desVies des pères dudésertpar ceQuignardérudit ; elle recouvrait sa nuditépour «dérober l’ori-gine» au regarddes hommes; d’ailleurs «qui aime sonorigine?»,demandait-elle, et qui saurait la voir?

On croise égalementColette, une Colette étonnante et souve-rainedontQuignard livre quelquesphrases formidables sur levivant, la nature et la jouissance.On suit surtout la silhouettedeCarlotta Ikeda, cette grandedanseusede butô avec laquelleQui-gnarda créé il y a quelques annéesun spectacle surMédée, dontle livret est repris dans ce livre.

Après les décombresMais L’Originede la danse est avant tout la descriptiond’une

danse invisible: la nageprénatale, le ballet initial et parfait queles petits esquissent dans le ventre de leurmère et que les dan-seurs ensuite, commeCarlotta Ikeda, rejouent éperdument.Quignardavait déjà écrit longuement sur« la voix perdue», fai-santdu chantune tentative, pour chaquehomme, de retrouveraprès lamue la voix limpidede l’enfance. Ces pages sur «la danseperdue» sont plusbouleversantes encore, car elles éclairent enchacundenous l’expérienced’unedéfaillancepremière.

Cen’est en effet pas l’agilité qui est originaire, expliqueQuignard,mais lamaladresse. Sa fable se situe très loindes philo-sophiesde la performanceoudes entraînementsqui nous sontproposées aujourd’hui; la danseperdue figure d’ailleurs à sesyeuxnotre situationdepeuples tout juste sortis de la guerre, etqui s’en relèventmal.

De là ces pages si fortes sur le butô japonais, cette dansed’après les décombres qui retrouve lesmouvementsdésorientésdesnouveau-nés: «C’est ainsi quenous sortîmesde la secondeguerremondiale, c’est ainsi que nous sortîmesdu sexedenosmères.»Onsubit la violencede ces pages, ouon l’accueille –qu’elle soit dite est aussi un apaisement.

Il faut de l’audacepour danser, ditQuignard, commepourchanter; non l’audaceduvirtuose,mais celle dudésarçonné jus-tement, qui fait fond sur sa gaucherie et sa désorientation ini-tiales.«Tous les danseurs sont timides. Tous, nous sommesorigi-nellementdéfaillants. La beauté est liée à lamaladressede l’ori-gine.» En refermant ces pages on regarde sonpetit enfant avecstupeur – stupeurde le sentir si près de l’origine lorsqu’il essaieses gestes et risqueunéquilibre.p

L’écrivaininvisibleLe feuilleton

Le Flûtiste invisible,dePhilippeLabro,Gallimard, 172p., 17,50¤.

Roger-Pol Droit

L’écrivain est le premier à se ris-querdansson livre, il nesaitpastrès bien ce qu’il va y trouver et,souvent, il préfère commencerprudemment par une remar-que anodine, une de ces nota-

tionsmétéorologiques, par exemple, dontil peut user comme en société pour briserla glace : «Le soleil avait fait fondre lescongèresetletraficautomobileredevenaitfluide sur le boulevard Arago.» Quelque-fois, il choisit au contraire d’entrer hardi-mentdanslevifdusujet:«Pan!fit lepisto-letquetenaitdanssagrossemainEdmondMouillefarineetsafemmePandoratombamorte.» Enfin, il arrive que la premièrephrase de son récit contienne déjà celui-citoutentier. Citons l’incipitdeLaMétamor-phose,deKafka: «Unmatin, au sortir d’unrêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla trans-formé dans son lit en une véritable ver-mine.»Dèsl’ouverture, toutestdit.Lerécitne feraquedévelopper l’argument.

Ainsi en va-t-il également du nouveauroman de Philippe Labro, Le Flûtiste invi-sible, dont les premiers mots suffiraientsans doute, si nettement frappés qu’ilsportent tort aux 170pagesde son livrequivont les délayer bien inutilement: «Per-sonne n’est capable d’entendre l’ultimesoupird’une fleurqui se fane,pasplusqu’iln’est possible d’entendre le frisson de ladescente d’un rideau de flocons sur unemassedeneigedéjàposée, installée–struc-ture éphémère.» Parvenu là, faut-il pour-suivre?Cettevéritésidélicatementformu-léeexige-t-ellevraimentune illustration?Quelque chose d’essentiel nous est révélélàquenousaurionspuignorertoutenotrevie, parfaits ingénus, dupes du secret dumonde: «Personne n’est capable d’enten-dre l’ultimesoupird’une fleurqui se fane.»

Or je n’ai pas voulu ajouter foi à uneaffirmation si péremptoire sans la véri-fier. Une petite enquête s’imposait. Je mesuisdoncpenchésurunbouquetdefleurscoupéeset j’ai tendu l’oreille: j’ai entendule râlede laprimevère, la touxducamélia,le délire de l’œillet, les apophtegmes ducoquelicot, les regrets de la rose, la prièrede la jonquille, les dernières volontés dubleuet. Un crocus d’une voix sépulcralem’a dicté son testament. Mais j’eus beaume pencher davantage, jamais en effet jen’ai pu entendre leur ultime soupir.Jamais. Et il me fallut l’admettre alors : jen’enétaispas capable,nimoini personne.PhilippeLabro avait raison.

Et «le frisson de la descente d’un rideaude flocons sur une masse de neige déjàposée là»,medemanderez-vous? Jenemesuis pas prêté à l’expérience, redoutantpeut-être d’entendre un bruit aussi désa-gréable et vilain que celui que fait cettepremière phrase en progressant sur lapage – « structure éphémère», par bon-heur, il ne manquerait plus que de tellesniaiseries s’inscrivent durablement. J’ai

cependant choisi de poursuivre ma lec-ture.Reculer,c’eûtétém’empêtrerdenou-veaudans cet incipit alors que j’en sortaisà peine, couvert de pétales et de flocons,convaincud’êtresourdet rêvantàprésentd’êtreaveugle.Continuer,c’étaitaumoinsprendre le large.

Le roman de Philippe Labro empruntesontitreetsonthèmeàunecitationd’Eins-teinplacée en exergue: « (…)nous dansonstous au son d’une musique mystérieuse,jouée à distance par un flûtiste invisible.»Ce sont aux hasards qui infléchissent le

cours de nos destins que s’intéressel’auteur de ces trois récits autobiographi-ques (semble-t-il), artificiellement juxta-posés et supposés nourrir une réflexionqui tarde et finalementnevientpas.

Dans lapremièrehistoire, l’auteursiffleun air de jazz lorsqu’un passant l’arrêtepour lui raconter les souvenirs que cettemusique lui évoque, ses amours avec uneAméricaineaffranchiesur lepaquebotquil’amenait poursuivre ses études à NewYork, cette Gladys surnommée Blackbirdqui l’avait «marqué comme on impose unfer brûlant sur la cuisse d’un bouvillon».

L’auteur deMonAmérique (LaMartinière,2012) se rêve en écrivain et en cow-boy; ilparaîtcependantbienpérilleuxdeselivrerauxdeuxactivitésdans lamêmephrase.

La seconde histoire met aux prises,quelquesannéesaprès la guerred’Algérie,l’auteurencoreet le tireurde l’OASchargéde l’abattre alors qu’il était un jeune jour-naliste de radio partisan de l’indépen-dance. Pourquoi ne le fit-il pas alors qu’ille tenait en joue? L’homme s’en expliqueen tirant sur sa cigarette:«Il aspirait sur lepetit tube blanc avec force et lenteur», cequi est une drôle de manière de s’y pren-dre mais ne doit pas faire beaucoup plusde bruit qu’une fleur qui expire. Enfin,dansunedernièrehistoire,PhilippeLabronous raconte à grands traits le destin deson voisin hongrois, rescapé du nazismeetdu communismeà la faveurdehasardsaussi décisifs et opportuns que si le doigtde la providence les avait ordonnés.

Ces trois histoires confiées à un écri-vain auraient sans doute pu donner ma-tière à un bon livre. Elles sont ici grande-mentdesserviespar une écritureheurtée,empêtrée dans ses propositions malemmanchées, ses approximations lexi-cales, ses maladresses : «Une sagesse,acquise je ne sais où, traversait parfois sonfront, semblant le recouvrir d’un voile.»L’ultime soupir du chroniqueur est-ilassez audible?p

Chroniques

De l’intime.LoindubruyantAmour,de François Jullien,Grasset, 254p., 19¤.

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

L’auteur se rêve en écrivainet en cow-boy ; il paraîtcependant bien périlleux dese livrer aux deux activitésdans lamême phrase

EMILIANO PONZI

L’Originede ladanse,dePascalQuignard,Galilée, 208p., 26 ¤.

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

Serge Audier

Le mot « contre-histoire »connaît une étonnante faveur.En avril prochain, la chaîne deservice public France Ô diffu-sera «La Contre-histoire de laFrance d’outre-mer», qui ra-

conte la colonisation à partir du témoi-gnage de descendants d’esclaves et decolons. Aumêmemoment, les éditions LaDécouverte publient Une contre-histoiredu libéralisme et Une contre-histoire de laIIIeRépublique.

Longtemps, la formule resta margi-nale. En France, le premier titre de livrequi s’y réfère fut Pour une contre-histoiredu cinéma, de Francis Lacassin, en 1972(rééd.ActesSud,1994),unebelleréhabilita-tion des pionniers du cinéma muet etpopulaire. Puis lemot réapparaît dans LesVeines ouvertes de l’Amérique latine. Unecontre-histoire (Plon, 1981), du journalisteuruguayen Eduardo Galeano, qui dévoilele pillage de l’Amérique du Sud par lespuissances européennes et nord-améri-caine, en adoptant le point de vue desvaincus.Lemotconnaîtraenfinuneconsé-

cration médiatique avec l’essayisteMichelOnfray,dont la sériemanichéennedes Contre-histoires (Grasset) décapite telou telmonument de la philosophie «offi-cielle» – Diderot accusé de profiter de latraite négrière, Kant de racisme, etc. –pour lui opposer des auteurs matérialis-tes, athées, hédonistes et «radicaux», soi-disant bannis par l’Université.

EnItalieaussi, lemot«contre-histoire»(controstoria)est à lamode. Le journalisteGigiDiFiorearédigéune«Contre-histoirede l’unité italienne» (Rizzoli, 2007, nontraduit) qui dévoile, derrière le Risorgi-mento, une horrible «guerre civile» ; ouencore une «Contre-histoire de la Libéra-tion», sous-titrée : «Les massacres et lescrimes oubliés des Alliés dans l’Italie duSud» (Rizzoli, 2012, non traduit). Autreexemple, la «Contre-histoire de Rome»,de Luca Canali (Ponte alle Grazie, 2004,nontraduit), rappelle lesabominationsdela politique impérialiste de la Rome anti-que. L’idée est que le vernis de l’historio-graphie officielle dissimule une réalitéfaitedemassacres et de domination.

C’estdansunsensassezdifférentqueleconcept s’était d’abord imposé en Italie,sousl’impulsiondugrandhistorien,archi-tecte et militant antifasciste Bruno Zevi(1918-2000). Défenseur d’une architec-ture «organique» et démocratique, ildénonçait dans son «Histoire et contre-histoire de l’architecture» (Newton Com-ton, 1997,nontraduit) les récitsofficiels etle stylemonumentalpompeux.Avant lui,au temps de la contre-culture italienne,était parue en 1976, sous le titre «Contre-histoire des USA», la traduction d’unebande dessinée exprimant les idées de larevue contestatrice Radical America, quireconstituait l’histoire américaine sousl’angledes luttes desminorités.

Mentionnons aussi l’anthropologueAurelio Rigoli qui, dans «Magie et ethno-histoire» (Bollati Boringhieri, 1976, nontraduit), oppose à « l’historiographie offi-cielle» une «contre-histoire subalterne»orale, à propos du débarquement desAlliés en Sicile, en 1943. Le mot «subal-terne»estalorsfamilierparmiles lecteursdu dirigeant communiste AntonioGramsci (1891-1937) qui, dans ses Cahiersde prison (Gallimard, 1978-1996), avaitrédigé«Auxmargesde l’histoire.Histoiredes groupes sociaux subalternes».

On retrouve ce concept de « subal-terne»chezlephilosopheetmilitantcom-

muniste italien Domenico Losurdo :auteurd’unessaitrèscontroverséquiveutlaver Staline de sa «légende noire» (Sta-line. Histoire et critique d’une légende noi-re,Aden, 2011), défenseur acharnédu régi-mechinoisactuel, ce spécialistedeGrams-ci publie aujourd’hui saContre-histoiredulibéralisme pour réfuter un récit jugé«hégémonique». Ce livre prolonge beau-coup d’éléments de son essai polémiquede 1998, Le Péché originel du XXe siècle(Aden, 2007), qui accusait notamment leshistoriens du Livre noir du communisme(Robert Laffont, 1997) d’insulter la mé-moiredesvictimesducolonialismeetd’oc-culterlerôlepositifdelarévolutionbolche-viquepour les colonisés et les exploités.

L’ouvrage soutient que l’esclavage nes’estpasamplifiéauxXVIIeetXVIIIesièclesmalgré«le succèsdes trois révolutions libé-rales» –Hollande, Angleterre, Etats-Unis –mais bien à cause d’elles: tel fut l’étrange«accouchement gémellaire» du libéra-lismeetde«l’esclavageracial». Lelibéralis-meseraitmêmegénocidaire: l’extermina-tion des Indiens d’Amérique en procéde-rait, anticipant la logique de l’extermina-tion des juifs par les nazis. Or, pour Lo-surdo, lesvrais responsablessont les théo-riciens mêmes du libéralisme – de JohnLocke à Alexis de Tocqueville –, qui ontpour la plupart soutenu l’esclavage, l’ex-ploitation, le racismeet le colonialisme.

D’ailleurs, « libéral » aurait signifié«bien né» : l’auteur parle d’une « raceélue » ou d’une «démocratie des sei-gneurs»–uneHerrenvolkDemokratieévo-quantleIIIeReich.Souscetanglesontinter-prétées surtout l’histoire de l’Empire bri-tannique,celledesEtats-Unis–deThomasJefferson à Theodore Roosevelt, comparéiciàHitler–,ainsiquecelledelaFrancejus-qu’au XIXe siècle. Enfin, cette tendanceintrinsèque à exclure sera partiellementsurmontée.

Le lien insistant entre libéralisme etnazisme est si grave qu’il mériterait plusde justifications : il semble en tout casnégliger les racines antilibérales de celui-ci. Plus largement, la thèse peut séduire

mais elle est discutable. Losurdon'est pasle premier à rappeler que des «libéraux»ont justifié l’esclavage et l’impérialismecolonial. C’est un fait. Mais beaucoupd’autres, de tout premier plan – d’AdamSmith à Frédéric Passy, du groupe deCoppet à l’école de Manchester, en pas-sant par Frédéric Bastiat, Amédée Desjo-bert, Gustave de Molinari, etc. –, ont étédes critiques de l’esclavagisme, et même,souvent, du colonialisme. Dommage quel’auteurne s’y arrêtepas, et qu’il glisse surle fait que ces réalités n’ont pas été pro-mues seulement – très loin s’en faut – pardes «libéraux».

Comment donc écrire une contre-his-toire sans chuter dans les facilités duréquisitoire? On trouvera des pistes dansl’ouvrage collectif Une contre-histoire dela IIIeRépublique. Le titre ressemble trom-peusement à celui de Losurdo. Certes, lesauteurs se séparent des discours empha-tiques qui, depuis les années 1980, ontexalté la IIIeRépublique comme un«modèle ». Mais les procès inversescontre la «République coloniale» ont nonmoinsmanqué de subtilité, selon eux, enessentialisantnégativementuneRépubli-que identifiée au racisme, à l’exclusion età la répression ouvrière, alors que la réa-litéétaitpluscomplexe.Sansdoutefallait-il «secouer les routines enchantées de lalégende dorée», mais le risque était de«substituerauxapproximationsde l’élogecelles de la démystification».

Leurméthodeconsisteplutôtàaborderla IIIeRépublique comme un régime enévolution, soumis àdes interprétationsetà des investissements contradictoires. Atraversungrandnombredesujets–les ins-titutions politiques et administratives,l’armée, l’école, la laïcité, la fiscalité, laquestionouvrière, lapaysannerie, laplacedes femmes, le colonialisme, etc. –, ilsremettent en chantier l’étude concrète del’expérience républicaine, en s’interro-geant sur les décalages entre les discourset les pratiques, sur les réussites et leséchecs, sur les tensions qui traversent lemondedes républicains.

Ces avertissements méthodologiquessont les bienvenus, alors que prolifèrenttant de contre-histoires. Leur relatif suc-cès, en particulier en Italie, n’est pas sansévoquer celui des théories complotistes:elles expriment peut-être une inquié-tude, celle de la captationdupouvoir – et,inséparablement, de l’information et del’écriture de l’histoire – par une éliteimpérialiste ou une classe dominante. Etelles peuvent toucher juste. Mais le pro-pos est souvent aussi porté par desauteursquimènent eux-mêmesun com-bat doctrinal, sans que leurs lecteurs lesachent toujours. Cette viséemilitante setraduit par le fait que nombre de contre-histoires sont elles aussi idéologiques :elles ont besoin de forcer la cohérenced’un récit adverse qui serait absolumenthégémonique pour mieux conforter lacroyance que l’on nous «cache tout» etque l’on ne nous «dit rien» – et que celui

qui dévoile ces turpitudes est mû par leseul désir de savoir et d’émanciper. Parexemple, contrairement à ce que suggèreLosurdo, le récit «hagiographique» sur lelibéralisme n’a cessé d’être contesté, sur-tout en France – où ce sont notoirementles récits antilibéraux qui trouvent unpublic! –, en sorte que la plupart des élé-ments qu’il « révèle» étaient connus ; demême, la IIIeRépublique a régulièrementété critiquée sur le colonialisme ou larépression ouvrière.

Une contre-histoire rigoureusedevrait ainsi s’interroger sur la puissancevéritable des récits supposés hégémoni-ques et sur les contestations qui les ontaccompagnés–parfoisaussi viteque leurombre.p

Comment donc écrireune contre-histoiresans chuter dansles facilitésdu réquisitoire?

Lemot connaîtraune consécrationmédiatiqueavecMichel Onfrayet sa sériemanichéenne

Unecontre-histoirede laIIIeRépublique,sous la directiondeMarionFontaine,FrédéricMonier,ChristopheProchasson,LaDécouverte,«Cahiers libres»,400p., 26,50¤.

Unecontre-histoiredu libéralisme(Controstoriadel liberalismo),deDomenicoLosurdo,traduit de l’italienparBernardChamayou,LaDécouverte,«Cahiers libres»,390p., 25 ¤.

Ladémarcheseveutsubversive.Defait,ellesemblaitréservéeàdestextesplutôtmilitants.Desparutions,consacréesaulibéralismeetàla IIIeRépublique, illustrentlavoguedugenre.Décryptage

«Contre-histoires»,contrequoi?

Analyse

SERGIO AQUINDO

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.03.15

Jean-Louis Jeannelle

Un appareil photographiqueenbois vernis, sans objectifni viseur…Dans cette petiteboîte, percée d’un troud’épingle et fonctionnantcommeunechambrenoire,

la lumière projetée d’un objet ou d’unescène vient impressionner, durant quel-quessecondesouplusieursheures,unsup-portsensibleplacéàl’intérieur.Al’heuredunumérique, tant de simplicité déconcerte:onnomme«sténopé» à la fois l’appareil etleclichéobtenu.LaurentJennyparle,quantà lui, d’un«retouràunesortedepaléo-pho-tographie» dans son magnifique essai, LaVie esthétique. Y figure en particulier latrès belle image d’une cascade au parc deBagatelle prise avec cette petite boîte :l’eau,«devenuelaiteuseavec letempsd’ex-position», semble ici coulerdepuis le fonddesâges, suscitantun«profondsentimentdu temps, une auramystérieuse et inversede celle dont Walter Benjamin déplore laperte: une aurad’ancienneté».

«Avez-vous remarquéque les gensutili-sent leur téléphone portable non pas pourphotographier et archiver, mais pourregarderaussitôtcequ’ilsviennentdepren-dre? Ils veulent en quelque sorte voir “ca-dré”, se voir eux-mêmes ou ce qu’ils obser-vent dans un cadre, commepour le confir-meretsel’approprier.»Lesténopéquem’aapporté Laurent Jenny fonctionne demanière exactement inverse : «Faute deviseur, vous devez cadrer mentalement,puis calculer le temps d’exposition encomptant sur l’intuition, l’expérience et…la chance. Autrement dit, vous devezdéclencher “à l’aveugle”. La formule estétrange, puisque votre œil n’est précisé-ment plus gêné, aucun viseur ne l’obstrue.Mais notre regard a ses propres lentilles :celles des tableaux, des photographies oudesfilmsquenousavonsgardésenmémoi-re.» Là où les contempteurs dumonde telqu’il va trouveraient certainement ma-tière à dénoncer les prothèses optiquesqui filtrent notre vision, Laurent Jennypréfère célébrer le triomphe de l’art.Reconnaîtrechezquelqu’unlevisaged’unacteur, éprouver la sensation de vivre un«moment poétique», ou aimer le «scéna-rio énergétique» qu’une musique impri-me à notre quotidien…: à chaque fois, il

s’agit de suivre le passage de l’art dansnotre vie mentale et d’en célébrer les res-sources cognitives et sensorielles.

Nulle théorie systématique n’en estdéduite. Méfiant à l’égard des régularitéssociales que s’efforce d’établir la sociolo-gie tout autant que des lois esthétiquesprétendument universelles, Laurent Jen-nyseveut fidèleàuneconceptiondustylecommeévénement unique, imprévisible.C’est qu’avant de réintroduire cettenotion de style (honnie par la générationstructuraliste dans les années 1960-1970)aucœurdelathéoriecontemporaine,il luia fallu trouver sa propre voie, loin deslieuxdepouvoir parisiens.

Asesdébuts,Laurent Jennyahésité: lit-térature ou théorie? Après avoir publiédeux romans au Seuil (Off, le second, estconsacré à l’après-Mai 68, que l’auteuravait vécu dans le chaudron nanterrois),puis un article dans la revue Poétique,saint des saints de la critique littéraire enFrance, Laurent Jenny s’est réfugié à Vin-cennes durant quelques années, a fait undétour américain par Berkeley et Colum-bia, et a enfin trouvé à l’université de Ge-nève, en 1981, le lieu où il accomplira l’en-semble de sa carrière. Chez deux de sesplus illustres représentants, Jean Roussetet Jean Starobinski, il venait enfin de ren-contrercetéquilibreentreexigencethéori-que et respect de la singularité des textesqui faisait, à ses yeux, défaut aux théoriestriomphantes en France.

Depuis, iln’acessédedénoncerlatenta-tion rhétorique de tout réduire à une listecodifiée de figures, que l’on pourrait secontenterdeclasser.DansLaParole singu-lière (Belin, 1990), il nomme « figural»cette capacité qu’a la littérature de faireévénement, autrement dit de forcer lesstructures de la langue en inventant desmanières inattendues de parler – quecelles-cideviennentàleurtourunenormeou qu’elles restent au contraire tolérées

commeune simple licence, dont les géné-rations ultérieures redécouvriront peut-être les effets de sens latents.

Plus encore, l’un des premiers, LaurentJenny a étendu la notion de style bienau-delà du seul domaine artistique : iln’est, en effet, de style en littérature ou enartquesur fondde«pratiquesvitales»parlesquelles chacun d’entre nous vise à l’in-dividuation. L’individuel ici n’est pas àconfondre avec la distinction au senssociologique du terme, c’est-à-dire avecl’effort pour prendre position dans lechamp social par un jeu complexe deconnivencesoude rejets ; pasplusqu’il nefaut y voir une valorisation naïve de lasubjectivité comme refuge du sujetmoderne. Tout se joue plutôt dans lesmultiples gestes par lesquels chacun denous ressaisit son individualité, se donneun «style d’être».

Cette confiance faite aux formes aconduit Laurent Jenny à développer unehistoirede l’idée de littératurequi ne s’entienne ni à la biographie des grandsauteurs ni aux découpages génériquesdes manuels, mais fasse au contraire lepari qu’il existe une «vie de la Lettre». LaFin de l’intériorité (PUF, 2002) et Je suis larévolution (Belin, 2008) explorent ainsiune série demétaphores communes auxavant-gardes littéraires et révèlent queces dernières débordent souvent ce queles écrivains croient annoncer dans leurspréfacesouleursmanifestes.Lepropredela littérature est bien, en effet, de conti-nuellement excéder l’intentionmêmedel’auteur.

Laurent Jennyne fait-il toutefois pas lapart trop belle aux traces de la littératureou des arts dans nos vies? N’y a-t-il pas làune manière de nier une réalité socialesouvent beaucoup moins plaisante? Onpourrait sans aucun doute reprocher à LaVie esthétique un certain angélisme siSartre n’y occupait une place aussi cen-trale et n’y dénonçait chez l’esthète l’illu-sion que le monde s’offre à ses regards.Pour Sartre, le touriste incarne la version

contemporaine et dégradée d’unetelle illusion: soucieux d’éliminerles vivants de son champ de vision,oùnesubsistentquelesbeautéspro-mises par les guides, le touriste pré-tendtoutvoir,mêmecequin’estpaslà(sonimaginationpeuplelesmonu-ments de leurs morts illustres), etcroit échapper au regard d’autruialorsmêmequ’il pollue le quotidien

des autochtones. L’art ne suspend pas lecours du temps ; il ne rachète rien de ceque subissons ou de ce que nous infli-geons. Sondomained’action est ailleurs.

Et d’abord dans ce que Laurent Jennynomme sa «seconde vie», à savoir l’effetde résonance des œuvres dans nos exis-tences. Paul Valéry, dont on a souvent faitle champion d’une conception pure de lalittérature, rappelait qu’il existeune «sor-te de liaison harmonique et réciproque»entre certains lieux, certaines sensationsou certaines idées et lesmoyensd’expres-sion à notre disposition. Cela n’impliquepas que chacun puisse s’improviser ar-tiste.Sinoussommessensiblesàceseffetsde résonance et pouvons «mener une “viepoétique” sans avoir jamais écrit un seulmot», c’est bien grâce aux poèmes quenousavonslus,pargoûtpersonnel,obliga-tionscolaireouhabitudedefredonnerdeschansons.

Formules dont nous avons conservé lepatron syntaxique, mouvements de ca-méraquihantentnotremémoirevisuelle,musiques qui éveillent en nous la joie, lamélancolie ou la peur… « Il ne faut pasmépriser cette force esthétique dans notrequotidien, mais au contraire essayer del’infléchir,parcequ’elle intensifienosexpé-riences: elle est ce qui stimule en nous unevie attentive.» L’art est ainsi ce qui donneformeànotre sensibilité. p

Laurent JennyL’essayistetravailledepuisquaranteanssurlestyleetlasingularitédesœuvres. Ilmontredanssonnouveaulivre,«LaVieesthétique»,dequellemanièrecelles-cientrentenrésonanceavecnosexistences

Librecommel’art

«Comme souvent, j’ai l’œil attirépar le pittoresque étalaged’unede ces épiceries new-yorkaisesouvertes jour et nuit et tenuespardes Pakistanais qui proposent unhétéroclite panoramademar-chandises allant du stylo à billeaubouquet de fleurs (…) en pas-sant par les soupes chaudes et lessalades de fruits. Riende plus plai-sant à regarder, précisément queces salades de fruits, dansdes boî-tes de plastique transparent, où secomposent en proportions variéesdes assemblagesde pastèques, depommes, de raisinsnoirs, demelon et de fraises. A vrai dire,elles sont surtout là pour apaiserune faimoptique tant elles se révè-lent insipides au goût, tous ces

fruits ayant été cultivés en serredans l’uniqueobjectif de satisfairedes exigences chromatiques. (…) Jesorsmachinalement (mon) télé-phoneportable (…), et toujourspour en voir plus,me voici reprispar lamanie dugrossissementauzoomnumérique et concentré surdes effets de transparence entreglaçons etmorceauxd’ananas. Lerésultat, immédiatement consulté,me remplit d’étonnement. Le sujet,devenu totalementméconnaissa-ble, a laissé place àune indiscuta-ble composition cubiste, de cettemerveilleusepériode des années1908-1912oùBraqueet Picasso riva-lisaientau bordde l’abstraction.»

LaVie esthétique, pages89-90

Joyeuxdébordements

Rencontre

LaVie esthétique. Stases et flux,de Laurent Jenny,Verdier, «Sciences humaines»,142p., 16¤.

Extrait

«Il ne faut pasméprisercette force esthétiquedans notre quotidien,mais au contraireessayer de l’infléchir»

Parcours

JEAN REVILLARD/REZO.CH POUR «LE MONDE»

BAUDELAIRE, Proust, Sartre etMichaux sontquelques-unsdesauteursdont Laurent Jenny suitles intuitions afinde déceler lestracesd’art dans la vie ordinaire.Uneœuvre, en effet, «rendpossi-bles un certainnombrede sensa-tions, de pensées et d’émotions,mais ne les contientpas» : celles-cila débordent sans cesse pourpeu-plernotremonde, souvent sansquenous yprêtions attention.

Une telle valorisationde la «vieesthétique» n’est pas sansdanger.On sait qu’elle est l’unedes carac-téristiquesde l’esthète, jouissantparesseusementdeprojeter danssonunivers quotidien lesœuvresqu’il admire,mais incapabledecréer à son tour. Prenantnéan-moins la défense de Swann, quelenarrateurd’A la recherchedutempsperdu accusait den’êtrequ’un «célibataire de l’art», Lau-rent Jenny invite à sortir des sallesde concert oudesmuséespour serendreplus attentif auxmomentsoù l’art réapparaît, libre de touteexpertise, dans les circonstancesles plus inattendues.

Toutes sortes de souvenirsper-sonnels l’illustrent: unvoyage enautocarpour Florence fait sou-dain émerger le souvenir d’unfilmdeBuñuel,mêlé à celui duCortègedesmages,deGozzoli, vudansunepetite chapelle dupalaisMedici-Riccardi. Le ragapilud’unmusicien indien entendudurantune crise de fièvreprocurela sensationd’habiter lamusique,commesi la fièvre, «merveilleuxinstrumentd’écoute», conféraitune résonance énergétiqueà lamélodie et que celle-ci, en retour,donnait forme à l’état de disper-sion fébrile provoquépar lamala-die.Que lamodestiede ces exem-plesne trompepas: chez LaurentJenny, nousnenous contentonspasde recevoir passivement l’art ;celui-ci est avant tout expériencesplurielles, souventmêmevécuesànotre insu.p J.-L. J.

1949Laurent Jennynaît à Paris.

1967 Il publieunpremier roman,Une saison trouble (Seuil),préfacépar Jean-LouisBory.

1981 Il est nomméà l’universitédeGenève.

1990 La Parole singulière (Belin).

2002La Fin de l’intériorité (PUF).

2008 Je suis la révolution.Histoired’unemétaphore, 1830-1975 (Belin).

10 0123Vendredi 15mars 2013