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prière d’insérer Josyane Savigneau E lle avait 25 ans quand a paru son premier livre, en 1985, et on a tout de suite compris que Jeanette Winterson avait survé- cu à une enfance dévastée. Les oranges ne sont pas les seuls fruits (Des femmes, 1991) n’est pourtant pas une autobiographie, mais plutôt une fable, nourrie de la Bible et des légendes arthuriennes. Le succès a été immédiat, des prix ont suivi, Jeanette Winterson est vite devenue une icône féministe et elle occupe désormais, tant par ses romans que par ses essais, sur l’identité sexuelle notamment, une place singulière dans la littérature britannique contemporaine. Aujourd’hui, elle décide de prendre la parole autrement et de parler d’elle à la première personne, avec Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, un récit magnifique qui vient de recevoir le prix Marie Claire et devrait faire enfin reconnaître en France un auteur majeur, au style immédiatement reconnaissable dans sa sobriété et sa précision. Dès le début de Pourquoi être heu- reux..., elle s’explique : « Dans Les oran- ges… [republié en français dans une édi- tion révisée, L’Olivier, 236 p., 18 ¤], j’ai écrit une histoire avec laquelle je pouvais vivre, l’autre était trop douloureuse, je n’y aurais pas survécu. » Elle avait « plus de six semaines mais moins de six mois » quand ses parents adoptifs, Constance et John William Win- terson, sont venus la chercher à Manches- ter pour l’emmener dans la petite ville d’Accrington. Sa mère biologique était une ouvrière qui l’avait eue à 17 ans. Les Winterson étaient eux aussi des prolétai- res, mais, surtout, ils étaient pentecôtis- tes. Chez eux, les livres étaient interdits et l’existence entière devait être tournée vers Dieu. «M me Winterson n’aimait pas la vie », écrit Jeanette, et « j’ai eu besoin des mots parce que les familles malheureuses sont des conspirations du silence ». La petite Jeanette n’a « cessé de hurler qu’à l’âge de 2 ans », et l’adulte a dû atten- dre la cinquantaine pour pouvoir décryp- ter et écrire son long chemin vers la liber- té, puis « comprendre qu’il existe deux types d’écriture : celle que l’on écrit et celle qui nous écrit. Celle qui nous écrit est dange- reuse. Nous allons là où nous ne voulons pas aller. Nous regardons où nous ne vou- lons pas regarder ». Elle ne s’attarde pas sur les coups, les moments passés à la porte de la maison ou dans la réserve à charbon, mais elle sait qu’ils ont nourri sa propre violence : «Ilya des gens qui ne pourraient jamais commet- tre de meurtres. Je ne suis pas de ceux-là. » Les livres, elle les trouve en abondance à la bibliothèque d’Accrington. Elle se met à lire la littérature britannique par ordre alphabétique, de A à Z. Par chance, Jane Austen arrive très vite, mais la route est longue pour atteindre Virginia Woolf. A 16 ans, Jeanette n’en est qu’à la lettre M, et après son émotion à la découverte de T. S. Eliot, elle se dit fascinée par un autre poète, du XVII e siècle, Andrew Marvell. « Peu à peu, je me suis aperçue que j’avais de la compagnie. Les écrivains sont sou- vent des exilés, des marginaux, des fugueurs et des parias. Ces écrivains étaient mes amis. Chaque livre était une bouteille à la mer. Il fallait les ouvrir. » Quand on aime tant les livres, on a envie d’en posséder. Sa mère découvre ceux qu’elle cache sous son matelas, et les brûle. La rupture qui s’annonce devient définitive quand Jeanette, 16 ans, tombe amoureuse d’une fille. Pour M me Winter- son, qui en général se couche quand son mari se lève, le sexe est répugnant, mais l’amour entre personnes du même sexe est signe qu’on est possédé par le diable et qu’on doit être exorcisé. Jeanette subit et s’en va. Pour survivre, elle fait des petits bou- lots, dort un temps dans une voiture, conti- nue à lire et à aller au collège. Après beau- coup de péripéties, elle est admise à Oxford. En route pour une autre vie, certai- nement. Elle ne reverra M me Winterson qu’une fois. Ce nom qu’on lui a imposé, elle le garde pour signer ses livres, sans commenter ce choix. On ne s’en étonne pas. Pourquoi être heureux… n’est en rien une confession. C’est beaucoup plus sub- til. Il s’agit de « se lire soi-même comme une fiction autant que comme un fait ». Peut-être est-ce le seul moyen de suppor- ter ce qu’on a à dire. Car, en dépit du succès, des amours, quelque chose ne va pas, ne passe pas. Et, après une rupture, Jeanette Winterson s’enlise dans la dépression. Elle aime la vie, elle a « lutté à mains nues » pour construi- re son destin, mais, pense-t-elle « si je n’ar- rive pas à vivre, alors je dois mourir ». Heu- reusement, la mort ne veut pas d’elle. Si elle sait aimer, elle ne sait pas se lais- ser aimer. Pour apprendre, elle doit sans doute refaire le chemin, chercher sa mère biologique pour savoir si elle n’a été qu’une enfant non voulue ou si, désirée, elle a été abandonnée parce qu’on espérait pour elle une vie meilleure. C’est un long voyage, qu’il faut faire avec elle dans ce livre bouleversant. p Fausse monnaie, franc mensonge Jeanette Winterson Ecrire à mains nues « Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? », demande cette Britannique qui part sur les traces de son passé saccagé. Saisissant 6 aHistoire d’un livre L’Imaginaire touristique, de Rachid Amirou 5 aTraversée Les surprises des érudits L ’homme moderne baigne dans le mensonge. Il est tenté, à chaque instant, non seulement de tromper autrui, ce qui est humain, mais de se berner lui-même, ce qui est nouveau. Bref, il se ment comme il respire. Cette évolution a été soulignée par deux philosophes : d’abord Alexandre Koyré, Hannah Arendt ensuite. Elle permet d’ébaucher une Histoire du mensonge, pour reprendre le titre d’une belle conférence prononcée par Jacques Derrida en 1997 et que les éditions Galilée ont récemment rééditée (120 p., 19 ¤). Mobilisant les penseurs grecs, mais aussi saint Augustin ou Kant, le philosophe rappelle que la conception classique du mensonge excluait la tromperie de soi-même : mentir, c’est chercher à abuser les autres, et nul ne ment vraiment s’il est convaincu de ce qu’il dit. En ce sens, note Derrida, la dérive repérée par Koyré et Arendt est liée à une double crise. Economique, bien sûr : depuis Montaigne et Rousseau, le franc mensonge est associé à la fausse monnaie. Mais politique aussi : nos démocraties modernes sont rongées par l’auto-intoxication. Entre marasme économique et malaise politique, nous voilà revenus en Grèce. Derrida nous emmène sur les traces du pseudos (« mensonge », « ruse », « erreur » en grec…) théorisé par les penseurs de l’Antiquité, à commencer par Platon et Aristote. A l’horizon de ce livre, pourtant, s’impose surtout la crise actuelle, où se mêlent sans cesse finance et fable, redresseurs de dette et arracheurs de dents. Ce désarroi généralisé frappe chacune et chacun de paralysie, comme en témoigne le dossier que nous consacrons aujourd’hui à la crise du livre en Grèce. Là-bas comme ailleurs, on ne fait plus ni crédit ni confiance. Or il n’y a pas de littérature sans confiance, c’est-à-dire sans le risque d’une parole donnée, sans la possibilité d’une promesse tenue. p Jean Birnbaum 9 aPolar Les nerfs à vif avec Robert Pobi Dossier aGrèce : le livre en crise Reportage à Thessalonique et Athènes. Entretien avec le directeur de la revue Nea Hestia, Stavros Zoumboulakis. Critiques 10 aRencontre Sylvie Germain questionne Dieu 23 8 aLe feuilleton Eric Chevillard est entraîné dans la folie de Tim Willocks 7 aEssais Les Brigades internationales démythifiées 4 aLittérature française Faire le deuil de sa mère Quand on aime tant les livres, on a envie d’en posséder. Sa mère découvre ceux qu’elle cache sous son matelas, et les brûle DAVID LEVENE/« GUARDIAN » Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (Why Be Happy When You Could Be Normal ?), de Jeanette Winterson, traduit de l’anglais par Céline Leroy, L’Olivier, 272 p., 21 ¤. Athènes, 2012. LOUISA GOULIAMAKI/AFP PHOTO Cahier du « Monde » N˚ 20964 daté Vendredi 15 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.06.15

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.06.15

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Josyane Savigneau

Elle avait 25 ans quand a paruson premier livre, en 1985, eton a tout de suite compris queJeanetteWintersonavaitsurvé-cu à une enfance dévastée. Lesoranges ne sont pas les seuls

fruits (Des femmes, 1991) n’est pourtantpas une autobiographie, mais plutôt unefable, nourrie de la Bible et des légendesarthuriennes. Le succès a été immédiat,des prix ont suivi, JeanetteWinterson estvite devenue une icône féministe et elleoccupe désormais, tant par ses romansque par ses essais, sur l’identité sexuellenotamment, une place singulière dans lalittératurebritannique contemporaine.

Aujourd’hui, elle décide de prendre laparole autrement et de parler d’elle à lapremière personne, avec Pourquoi êtreheureux quand on peut être normal?, unrécit magnifique qui vient de recevoir leprix Marie Claire et devrait faire enfinreconnaître en France un auteur majeur,au style immédiatement reconnaissabledans sa sobriété et sa précision.

Dès le début de Pourquoi être heu-reux..., elle s’explique : «Dans Les oran-ges… [republié en français dans une édi-tionrévisée,L’Olivier,236p., 18¤], j’aiécritune histoire avec laquelle je pouvais vivre,l’autre était trop douloureuse, je n’yaurais pas survécu.»

Elle avait «plus de six semaines maismoins de six mois» quand ses parentsadoptifs, Constance et JohnWilliamWin-terson, sont venus la chercher àManches-ter pour l’emmener dans la petite villed’Accrington. Sa mère biologique étaitune ouvrière qui l’avait eue à 17 ans. LesWinterson étaient eux aussi des prolétai-res, mais, surtout, ils étaient pentecôtis-tes. Chez eux, les livres étaient interdits etl’existence entière devait être tournéevers Dieu. «MmeWinterson n’aimait pas lavie», écrit Jeanette, et « j’ai eu besoin desmots parce que les familles malheureusessontdes conspirationsdu silence».

La petite Jeanette n’a «cessé de hurlerqu’à l’âge de 2ans», et l’adulte a dû atten-dre la cinquantaine pour pouvoir décryp-ter et écrire son long chemin vers la liber-té, puis « comprendre qu’il existe deuxtypes d’écriture: celle que l’on écrit et cellequinousécrit.Cellequinousécritestdange-reuse. Nous allons là où nous ne voulonspas aller. Nous regardons où nous ne vou-lons pas regarder».

Elle ne s’attarde pas sur les coups, lesmomentspassésà laportedelamaisonoudans la réserve à charbon, mais elle saitqu’ilsontnourrisapropreviolence:«Ilyadesgensquinepourraientjamaiscommet-tre demeurtres. Je ne suis pas de ceux-là.»

Les livres, elle les trouve en abondanceà la bibliothèqued’Accrington. Elle semetà lire la littérature britannique par ordrealphabétique, de A à Z. Par chance, JaneAusten arrive très vite, mais la route estlongue pour atteindre Virginia Woolf. A16ans, Jeanette n’en est qu’à la lettreM, etaprès son émotion à la découverte deT.S.Eliot, elle se dit fascinée par un autrepoète, du XVIIe siècle, Andrew Marvell.«Peu à peu, je me suis aperçue que j’avaisde la compagnie. Les écrivains sont sou-vent des exilés, des marginaux, desfugueurs et des parias. Ces écrivains

étaient mes amis. Chaque livre était unebouteille à lamer. Il fallait les ouvrir.»

Quand on aime tant les livres, on aenvie d’en posséder. Sa mère découvreceuxqu’elle cache sous sonmatelas, et lesbrûle. La rupture qui s’annonce devientdéfinitive quand Jeanette, 16 ans, tombeamoureuse d’une fille. Pour MmeWinter-

son, qui en général se couche quand sonmari se lève, le sexe est répugnant, maisl’amour entre personnes du même sexeest signequ’onest possédépar le diable etqu’on doit être exorcisé. Jeanette subit ets’enva.

Pour survivre, elle fait des petits bou-lots,dortuntempsdansunevoiture,conti-nue à lire et à aller au collège. Après beau-coup de péripéties, elle est admise àOxford.Enroutepouruneautrevie,certai-nement. Elle ne reverra MmeWintersonqu’une fois. Ce nom qu’on lui a imposé,

elle le garde pour signer ses livres, sanscommenter ce choix. On ne s’en étonnepas. Pourquoi être heureux… n’est en rienune confession. C’est beaucoup plus sub-til. Il s’agit de «se lire soi-même commeune fiction autant que comme un fait».Peut-être est-ce le seulmoyen de suppor-ter cequ’on a àdire.

Car, en dépit du succès, des amours,quelque chose ne va pas, ne passe pas. Et,après une rupture, Jeanette Wintersons’enlisedansladépression.Elleaimelavie,elle a « lutté àmains nues»pour construi-re sondestin,mais, pense-t-elle«si je n’ar-rivepasà vivre, alors je doismourir». Heu-reusement, lamortne veutpas d’elle.

Si elle sait aimer, elle ne sait pas se lais-ser aimer. Pour apprendre, elle doit sansdoute refaire le chemin, chercher samèrebiologique pour savoir si elle n’a étéqu’une enfant non voulue ou si, désirée,elleaétéabandonnéeparcequ’onespéraitpour elle une vie meilleure. C’est un longvoyage, qu’il faut faire avec elle dans celivrebouleversant. p

Faussemonnaie,francmensonge

JeanetteWintersonEcrireàmainsnues«Pourquoiêtreheureuxquandonpeutêtrenormal?», demandecetteBritanniquequipart sur les tracesde sonpassé saccagé. Saisissant

6aHistoired’un livreL’Imaginairetouristique,de RachidAmirou

5aTraverséeLes surprisesdes érudits

L ’hommemoderne baigne danslemensonge. Il est tenté, àchaque instant, non seulement

de tromper autrui, ce qui est humain,mais de se berner lui-même, ce quiest nouveau. Bref, il sement commeil respire. Cette évolution a étésoulignéepar deuxphilosophes :d’abordAlexandre Koyré, HannahArendt ensuite. Elle permetd’ébaucher uneHistoire dumensonge,pour reprendre le titred’une belle conférence prononcéepar JacquesDerrida en 1997 etque les éditionsGalilée ontrécemment rééditée (120p., 19 ¤).

Mobilisant les penseurs grecs,mais aussi saint Augustin ouKant,le philosophe rappelle que laconception classique dumensongeexcluait la tromperie de soi-même:mentir, c’est chercher à abuser lesautres, et nul nement vraiment s’ilest convaincude ce qu’il dit. En cesens, noteDerrida, la dérive repéréepar Koyré et Arendt est liée à unedouble crise. Economique, bien sûr:depuisMontaigne et Rousseau, lefrancmensonge est associé à la faussemonnaie.Mais politique aussi : nosdémocratiesmodernes sont rongéespar l’auto-intoxication.

Entremarasme économique etmalaise politique, nous voilà revenusenGrèce. Derridanous emmène surles traces dupseudos («mensonge»,«ruse», «erreur» en grec…) théorisépar les penseurs de l’Antiquité, àcommencer par Platon et Aristote.A l’horizonde ce livre, pourtant,s’impose surtout la crise actuelle, oùsemêlent sans cesse finance et fable,redresseurs de dette et arracheurs dedents. Ce désarroi généralisé frappechacune et chacunde paralysie,commeen témoigne le dossier quenous consacrons aujourd’hui à lacrise du livre enGrèce. Là-bas commeailleurs, on ne fait plus ni crédit niconfiance.Or il n’y a pas de littératuresans confiance, c’est-à-dire sans lerisqued’une parole donnée, sans lapossibilité d’unepromesse tenue. p

Jean Birnbaum

9aPolarLes nerfs à vifavec Robert Pobi

DossieraGrèce: le livre en criseReportage à Thessalonique etAthènes. Entretien avec ledirecteur de la revue Nea Hestia,Stavros Zoumboulakis. Critiques

10aRencontreSylvie Germainquestionne Dieu

23

8aLe feuilletonEric Chevillardest entraînédans la folie deTimWillocks

7aEssaisLes Brigadesinternationalesdémythifiées

4aLittératurefrançaiseFaire le deuilde sa mère

Quand on aime tantles livres, on a envied’en posséder. Samèredécouvre ceux qu’ellecache sous sonmatelas,et les brûle

DAVID LEVENE/«GUARDIAN»

Pourquoi êtreheureuxquandonpeut êtrenormal? (WhyBeHappyWhenYouCouldBeNormal?),de JeanetteWinterson,traduit de l’anglais parCéline Leroy,L’Olivier, 272p., 21 ¤.

Athènes, 2012.LOUISA GOULIAMAKI/AFP PHOTO

Cahier du «Monde »N˚ 20964datéVendredi 15 juin 2012 - Nepeut être vendu séparément

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r e p o r t a g e

Lire Platon commeon fait son footing

FlorenceNoivilleenvoyée spécialeà Thessalonique et Athènes

Elle est étonnammentzen, Eva Karaitidi, aumilieu dumarasme. Lapatronne des éditionsHestia – le Gallimardgrec – n’ignore pour-

tant rien de la débâcle qui frappeautourd’elle lemondedes livresetdes idées. En deux ans, les tiragesde l’édition grecqueont dévissé de40%.Leslibrairiesfermentlesunesaprès les autres. Des éditeurs etnon des moindres – Kastanyotis,Okeanida… – ont mis (provisoire-ment?) la clé sous laporte. Les sup-pléments littéraires rétrécissentcomme peau de chagrin ou biens’éteignent,commeceluiduquoti-dienElefterotypia.Etmêmelavéné-rable maison Hestia, 127ans, subitce que subissent tous les éditeursgrecsaujourd’hui:«Les librairesnepayent plus, dit Eva Karaitidi. J’aicessédedonnernos livresà lagran-de chaîne de librairies Elefterouda-kis. Je me dis que si les libraires nepayent plus les éditeurs, autantoffrir directement nos ouvragesaux lecteurs ! C’est ce que je faisd’ailleurs… Je passe mon temps àoffrirdes livres !»Elle rit.«Cette cri-se aura au moins ça de bon: nousretrouvons le sensde la gratuité!»

Comment fait-elle, Eva Karaiti-di,pourgarderainsi le sensde l’hu-

mour (noir), cariatide impassibleau milieu des décombres ? «Leyoga, souffle-t-elle. Comme beau-coup de mes compatriotes, je mesuismiseauyoga…».

Ce n’est pas une plaisanterie. Ala foire du livre de Thessalonique,enmai,lesmanuelsdeyogas’envo-laient comme des petits pains. Cesont les rares ouvrages qui résis-tent à la tempête – en dehors deceux qui portent sur la crise telsque Katastroika, Debtocracy, Crisi-Surviveou LeCapitalismestupide…«Au-delàduyoga,cequecherchentlesGrecs, c’estunautrepointdevuesur le monde», explique ThaliaPrassa, dont la jeunemaisond’édi-tion,Garuda,estspécialiséedansleyoga et la spiritualité. L’Egliseorthodoxeena froiddans ledos. Etsi cette crise du sens lui faisait per-

dre des ouailles? Les popes se sontmême fendus d’un poster demiseengarde:«Leyoganerésout rien. Iln’estqu’unsubstitutquiaveugle lesgens. Unaveugle ne peut reconnaî-tre sespéchés…» !

Lorsqu’ilsne se raccrochentpasà l’orthodoxie ou à la philosophieindienne, les éditeurs avouentleur désarroi. «Personne ne com-prend vraiment ce qui est arrivé à

ce pays, dit Stavros Petsopoulos,des éditions Agra. C’est une gifleque nous avons reçue.» En Grèce,50000 entreprises ont fermé enunanetdemiet3000suicidesontété enregistrés. «C’est l’équivalentd’une petite ville rayée de la carte,dit-il. Les Ames mortes de Gogol…Biensûr, lesGrecsportentune lour-de responsabilité. Mais Bruxelles acontribuéà secréterde la foliedansles cerveaux grecs. Ces technocra-tes voulaient nous faire arracherdes oliviers pour planter… deskiwis! Des kiwis…Sur ce sol oùŒdi-pe amarché…!»

Cettecrisequiparalyse lemilieuéditorial semble sans issue.«Il fautun véritable amour du livre pourcontinuer»,noteNontas Papageor-giou, des prestigieuses éditionsMetaixmio. Dans ce milieu pour-

tant éclairé, on abeau avoir lu,réfléchi, on n’y voitrien. Normal, suggè-rel’historienNicolasBloudanis, auteurde Faillites grecques,une fatalité histori-que? (Xerolas,2010).«La Grèce a connu

deux grandes crises, en1893 et 1932.Mais à chaque fois, elle affrontaitdes créanciers étrangers. Celle-ci estinédite. Impossible de penser le pré-sentàpartirdesmodèlesdupassé.»

Ce qui frappe, c’est le jeu dedominos. La rapidité avec laquelleun système entier se détricote.Dans les maisons d’édition, nom-bre de salariés ne sont plus payés,mais viennent travailler gratuite-

ment. Ils savent qu’ils ne trouve-rontpas d’emploi d’ailleurs. Avantla crise, près de lamoitié des titrespubliéspar laGrèceétaientdes tra-ductions. Aujourd’hui, les achatsde droits sont gelés. Le Centre detraduction littéraire (Ekemel) a fer-mél’étédernier.Lapenséeelleaus-si se referme à l’intérieur des fron-tières. «L’université voit partir sesmeilleurscerveaux,constate,amer,Socrates Petmezas, passé par l’Eco-le des hautes études en sciencessociales (EHESS) à Paris et profes-seur d’histoire sociale à l’universi-té de Crète. «LaGrèce n’a pourtantjamais formé de meilleurs histo-riens. Au total, elle a déjà perdu200000à 300000jeunes excel-lents, ambitieux, et qui sont partispourdebon. En sciences humaines,ils étaient les auteursdedemain…»

Danscecontexte,c’estunquasi-miracle que la Foire de Thessa-lonique ait pu avoir lieu cetteannée. Son organisatrice, Catheri-ne Velissaris, qui dirige le Centrenational du livre grec (Ekevi), s’estbattue contre vents et marées– «Les gens ont besoin de penserque lavie continue»,dit-elle. Paral-lèlement, Catherine Velissariscontinue à batailler pour envoyerdes écrivains dans les écoles etmaintenir vivante la flammede lalecture. «Ce que je voudrais, c’estqu’onnousparled’avenir.D’unave-nir possible. On vit peut-être unmomenthistorique,maisonnesaitpas ce qui se passera dans deuxjours. C’est le plus dur.»

Duraussipourlesécrivains.Cer-tains, comme la prophétique ErsiSotiropoulos, ont vuvenir la catas-trophe.Dès 2003, dansDompter labête (Quidam, 2011), la romancièrefaisait unepeinture auvitriol de lasociété grecque «bouffonne et tra-gique» et de ses élites corrompuesjusqu’à la moelle. Son roman n’arien changé. Ce qui a changé, enrevanche, ce sont les conditionsdans lesquelles elle écrit. «Difficilede me concentrer, dit-elle. Parfois,j’ai l’impression d’un tremblementde terre imminent, une oppressionphysique. Il suffit de sortir dans lesrues d’Athènes: tous ces gens com-medeschienserrants, les immigrés,les mamies qui cherchent dans lespoubelles, le désastre vous prend àla gorge.»Traumatisé lui aussi parla pauvreté galopante, hanté parl’homme qui en avril s’est suicidésur la place Syntagma d’Athènes,Christos Chrissopoulos ne peutplus écrire commeavant. «En toutcas plus de fiction, expliquel’auteur de La Destruction du Par-thénon (lirepage suivante). La crise

me tirepar lamanche. Il faut que jeme mette en danger. » Dans Unéclair entre les dents (Polis, non tra-duit), il se glisse dans la peau d’unSDFprisdanslefaisceaud’unelam-pe de poche. «Loin de ce qu’on litdans les journaux, jevoulaisappro-cher de l’intérieur ce vieil hommeclochardisé qui triait des détritus à2heuresdumatin…»

Les droits d’auteur sont en chu-te libre. «Je n’arrive plus à payermon loyer au centre d’Athènes»,explique Ersi Sotiropoulos, partietravailleràParos,dansunerésiden-ce de traducteurs à l’abandon. Onpense à la grande récession améri-caine. Au New Deal qui prévoyaitaussi – à travers le Federal Art Pro-ject – de faire travailler lesmilliersd’écrivains et d’artistes que lekrachde1929avait jetésauchôma-ge.OnpenseàRichardWrightécri-vant sur Harlem, à Nelson Algrensurl’Iowaouencore,dansledomai-ne de la photo, à Walker Evans ouDorothea Lange, transformant àjamais l’art du photoreportage…Maisiln’yaaucunepolitiquepubli-quedecettesorteàAthènes.«Nulleassurance pour les auteurs. Ils sonten grande précarité, note ChristosChryssopoulos. Et pourtant, ilscontinuentà écrire.»

Ils continuent, mais pour com-biende temps? Commentpeut-onécrire lorsque les éditeurs sont àbout de souffle, que les librairiesdisparaissent, que le lien avec leslecteurs est coupé? Quid de l’ave-

nir ? La création se concentre-ra-t-elle sur Internet? La vie cultu-relle devra-t-elle, comme sous laRenaissance, être financée par deriches mécènes? Par les popes?Contrairement aux papes et auxcardinaux du XVe siècle, l’Egliseorthodoxegrecqueestpeuréputéepour encourager la culture. On sesouvient même qu’elle a mené lavie dure à pas mal d’artistes, del’écrivain Mimis Androulakis aucinéasteThéoAngelopoulos….

A la tensionéconomiques’ajou-tent enfin les inquiétudes politi-ques. «Samedi, àMonastiraki, prèsdel’Acropole,soixantetypes,crânesrasés et drapeaux noirs, ont faitirruption dans le marché auxpuces,racontel’éditeurStavrosPet-sopoulos.DestypesdeL’Aubedorée(le parti néonazi), dont unedizainedefemmesde50à60ans.D’habitu-de, leur sport national consiste àaller“casserdel’AfghanouduPakis-tanais” enbanlieue.Maisdepuis lesdernièresélections,unverrouasau-té. Ils se sentent libres de se prome-ner dans le centre d’Athènes, unsamedi, lorsque c’est plein demon-de. C’est une situation qui me rap-pelle beaucoup les années1921 et1922.» Comment fait-on pour queles années 1920ne deviennent pasles années 1930? Faut-il lancer uncri d’alerte? «Mais les livres sontpleins de cris d’alerte…», dit triste-ment Petsopoulos. Il dit qu’il n’apas la solution. Il dit que, pour lapremière fois, il a eupeur.p

Riendenouveau sous le soleilChercherde l’or enGrèce?«L’idéeparaîtdesplus follesenavril2012,alorsque l’imprime-rieFlochachèved’imprimer leprésentrecueil»,est-ilmalicieu-sementnoté,à l’avant-derniè-repaged’Unchercheurd’or,deMikhaïlMitsakis. La ruéeversl’orenquestiondatede la finduXIXesiècle. Si tant estqu’elleait eu lieu…Dans lesgazettesetautres feuilles illustréesde lafindesannées 1890, lebon-heurduconteur,à l’instardublogueurd’aujourd’hui, impor-taitplusque lavéracitédurécit.Journalisteetécrivain, l’auteur(1865-1916),néàSparte,nousraconte laGrècede l’époque,àla façond’unDumasenCorse:il développeetenjolivedeshis-toires,vraiesoufausses,enten-duesenchemin.Le rêvede l’el-doradocapitaliste; ledramed’uneadolescente tombée

enceinteet sonphilosophiquehappyend; lavisite, en1886,chez lespensionnairesde la«maisondefous»deCorfou– oùMitsakis lui-mêmesera in-terné,quelquesannéesplustard:deces trois récits,dont lepremierdonnesontitreaulivre, surgit l’imaged’unesocié-téméditerranéennerurale,auxmœursclientélistes, lepor-traitd’unpaysmisérableetjoyeux,où les compagniesétrangères– déjà! –prennentleur (grosse)partdegâteau.«Sur une terre pareille, sousun tel ciel, il n’y avait pas deplace pour le désespoir», faitsemblantde croireMitsakis,quimourra en asile, à la veillede lapremièreguerremondia-le. A découvrir. p

Catherine SimonaUn chercheur d’or,deMikhaïlMitsakis, traduit du grec par GillesOrtlieb, Finitude, 144 p., 15 ¤.

Dossier

FRANCE 3PREMIÈRE SUR L’INFO DE PROXIMITÉ

Partout en France :résultats, débats en direct et décryptagede la nouvelle donne politiqueavec Carole Gaessler, Francis Letellieret les 24 rédactions régionales

DIMANCHE 17 JUIN DÈS 18H55

©CharlotteSchousboe

france3.fr

Lesmanuels de yoga sontles rares ouvrages quirésistent à la tempête– en dehors de ceux quiportent sur la crise

Deuxansetdemiaprèsledébutdelacrisedeladettesouverainehellène,toutelachaîneéditoriales’effondre:leslecteursn’achètentplus, leslibrairiesferment,leséditeursvivotentetlesécrivainsdépriment

GrèceLelivreenruine

«Quelquepûtêtre lepeupledescendantdesGrecsanciens, il aurait étémalheureux.Amoinsqu’ilait pu lesoublierou lesdépas-ser»,écritNikosDimoudansDumalheurd’êtregrec (Payot, 128p., 10¤). TakisTheo-doropoulosn’apas l’airmalheureuxdutout.En toutcas,pasdecethéritage-là.Avecautantd’éruditionqued’humour, ilnecesse, livreaprès livre, de«décaper lesfiguresantiques». Ces«ruines» lui sont«plusque jamais salutaires»,dit-il.«Dansunpaysquiétaitdevenu“commeuneboîtedenuit”etquiestdésormaisaubordde l’im-plosion, je lisuneheurepar jourPlatonpournepasdevenir fou.C’estunegymnas-tique, commele footing. Jemedisquecesgenssontpasséspardes situationsbienplusdifficilesque lesnôtres etont sucréerdesmerveilles. Pourquoipasnous?»C’esten compagniedePlatonetd’Aristo-phanequenouscheminonsdélicieu-sementdansLeVa-nu-piedsdesnuage. Le

pointdedépart:LesNuées,d’Aristophane,oùunpaysanruinépar sa femmecroitavoir trouvé lemoyend’échapperà sescréanciers– déjà unehistoiredemaquilla-ge de dette! – en envoyant son fils suivrel’enseignementde Socrate, le seul capa-ble, dit la rumeur, de faire passerpourhonnête la cause la plusmalhonnête.Theodoropoulos invente le «makingof»desNuéesOùSocraten’estqu’unmaillond’undispositifplusvaste. Et où,dans«uneAthènesaccablée»enproieaux ténè-breset auxépidémies, les dieuxtirent lesficelles, exaspéréspar l’orgueilleuse incon-séquencedesmortels – toute ressemblan-ceentre leVe siècleav. J.-C. et lenôtre... Unefable ironique, extrêmementsavoureusesur la langue, ses séductionset sesécueils.p Fl. N.aLe Va-nu-pieds des nuages, de TakisTheodoropoulos, traduit du grec par GillesDecorvet, SabineWespieser, 384 p., 24 ¤.

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Athènestablerase

«Ilyaencorepeudetextessurlesraisonsprofondesdelacrise»

Ledirecteurdelarevuelittéraire«NeaHestia»,la«NRF»grecque,examinelaplaceet lerôledesintellectuelsdanslemarasmeoùsetrouve lepays,évoquelesraisonsdelamontéedel’extrêmedroiteet laplacedelaGrèceenEurope

Troistémoignages

e n t r e t i e n

L’inconcevable s’est produit. Unattentat à la bombeapulvérisé l’Acro-pole. Le coupable est vite arrêté. Ils’agit d’un jeunehommesans quali-tésni revendications. Il a voulu, expli-que-t-il, commettreunacte gratuitet, ce faisant, débarrasserAthènesd’un symbole écrasant. «Je cherchaisseulementànous libérer de ce qued’aucuns considèrent comme la per-fection indépassable. Jeme voyaiscommequelqu’unqui offre uncadeau, qui proposeune issue, relèveundéfi.»Celui-ci consistait à rayer dela carte cepoint demire à l’auneduqueldes générationsdeGrecsn’ont cessé de comparer leur époque,ce chef-d’œuvrevieuxde vingt-cinqsiècles qui les a conduits à se considé-rer tantôt commedesnains, tantôtcommedes géants. Pour rendrecomptede l’événement, l’auteur deLaDestructionduParthénon, Chris-tos Chryssopoulos, entremêle le récitdugardiendumonument, des témoi-gnagesd’habitants recueillis par lapolice ainsi que lemonologueduterroriste. Il ressuscite aussi la figurede l’écrivain surréaliste YorgosV.Makris (1923-1968), sorte de Jac-quesRigauthellène. Ce théoriciendusabotageprônait en 1944 le plastica-ge desmonuments antiques et, enpremier lieu, le Parthénon, qui«nousasphyxie littéralement».Une fablemétaphorique sur laGrècecontemporaine lestée parunpasséglorieuxet enproie àuneprofondecrise d’identité.pMacha SéryaLaDestruction duParthénon,de Christos Chryssopoulos,traduit du grec par Anne-Laure Brisac,Actes Sud, 96p., 12,20 ¤.

Dossier

Propos recueillis parAlain Salles,correspondance d’Athènes

Stavros Zoumboulakis, directeur dela revue littéraire Nea Hestia, pré-pare un numéro sur la crise.D’orientation sociale-démocrate,

la revue, la plus anciennedeGrèce (née en1927, elle se situerait en France entreLaNRFetEsprit), évite,selonsondirecteur,«les thèses nationalistes» ;mais aussi «legauchisme très répandu dans les milieuxintellectuels grecs».

Comment ressentez-vous la criseà «NeaHestia»?

L’éditionvatrèsmal. Jeréduislapagina-tion. Aucun numéro ne fait plus de160pages–nousenfaisionsparfoisledou-ble. De nombreuses bibliothèques publi-ques ont interrompu leur abonnementfaute de moyens. Nous vivons dans uneéconomieréduite,maisnousyarrivons.Sila crise s’aggrave, ce sera plus compliqué.

Qu’est-ce qui vous a conduità construire unnuméro sur la crise?

Nousavonspourtraditiondeparticiperaudébatpublic.Nousavionsfaitunnumé-ro spécial après les émeutes de décem-bre2008 (qui ont suivi l’assassinat par unpolicier d’un lycéende 15ans). La crise sansprécédent que l’on traverse a des aspects

techniques très importants. Aussi, ceuxquiontpris laparolesontsouventdeséco-nomistes, qui expliquent la situation desbanques, des taux,etc.Ona vuensuitedestextes de professeurs de sciences politi-ques qui essaient de voir les racines grec-quesde lacrise,dans ledomainepolitique.Le grand malade de la Grèce, c’est l’Etat,clientéliste et corrompu. C’est ce systèmepolitiquedepuistrenteans,passeulementles deux dernières années, qui est respon-sable de notre situation. On voit émergerdesidéesintéressantesdanscesdomaines.

Je trouve qu’il y a encore peu de textesd’intellectuels sur les raisons profondesde la crise. Le philosophe Stélios Ramfosobtient un vrai succès d’audience, enessayant de trouver les racines de cettesituation dans l’histoire et la mentalitégrecque. Je suis convaincu que cette criseaura des effets très profonds sur la façondont les Grecs se pensent, sur la façondont ils voient leur histoire et ce qu’ilssont.Mais cela est en train de se produire.Il n’y a pas eu non plus de grands romanssur la crise. Il fautencorequelquesannéesdematuration.

Il y a une vraie effervescence dans lemonde du théâtre. Pas tellement dans lesgrands théâtres, qui ont des difficultés,mais chez de petites troupes qui jouentdans des cafés, dans desmaisons, partoutoùelles peuvent.

Vous avez consacré l’éditorial de votredernier numéro à lamontée de l’extrê-me droite. Comment expliquez-vousqu’elle progresse dans sa composante

la plus fasciste avec le parti Aube dorée,qui a recueilli près de 7% des suffragesaux législatives du 6mai?

La question de l’immigration est, com-medans d’autrespays d’Europe, le terrainfertilepourfaireprogresserAubedorée.Lacombinaison de la crise et de l’immigra-tionexplique sonrésultat.Mais il y a aussien Grèce tout un discours, depuis plu-sieursannées,quipermetladéculpabilisa-tion de l’extrême droite. Les autres partistiennent des déclarations tantôt très vio-lentes, tantôt naïves, sur l’immigration, àNouvelleDémocratie(conservateur),maisaussi au Pasok (socialiste), ce qui tend àbanaliser lesproposde ceparti néonazi.

Mais il y a aussi des causes historiqueset intellectuelles.Aprèsla findeladictatu-re des colonels (1967-1974), le paysageintellectuel était dominé par la gauche.Les communistes ont été torturés et exi-lés par la junte comme ils l’avaient étéaprès la guerre civile (1946-1949). Peu àpeu, à partir des années 1980, on a vuvenir des historiens qui ont commencé àmettre en doute le récit communiste surla guerre civile et l’occupation. On a prisl’habitudededonner la parole à d’anciens«collabos». Il y avaitdesdébats à la télévi-sion, dans les journaux. Et beaucoup delivres sont parus sur la période desannées1940 et 1950. C’est une garantie desuccès. Les livres sur cette période sonttrès populaires.

C’est au mêmemoment qu’on a vu serépandreundiscours de droite très natio-naliste, qui était impensable à la fin de ladictature. Ce courant s’exprime dans des

partis populistes comme le LAOS ou lesGrecs indépendants (unnouveaupartiquia réalisé 11% des suffrages le 6mai). Cesdeux formations sont issues de NouvelleDémocratie. Le président du LAOS, Geor-gesKaratzaféris, a tenudes propos antisé-mites,cequinel’empêchaitpasd’êtreinvi-té régulièrementà la télévision.Lapartici-pationdemembresduLAOSaugouverne-mentdecoalitiondirigéparLucasPapadé-mos est l’un des axes majeurs de cettedéculpabilisation de l’extrême droite, salégitimationabsolue.On franchituneéta-pe supplémentaire avec unparti néonazi,dont le chef dit ouvertement qu’il est fas-ciste, nie l’existencedes chambres àgaz etregrette la junte.

L’Europe a jouéun rôle d’attractionpour la jeunesse et les intellectuelsgrecs. Cela peut-il changer?

LesentimentdesGrecsà l’égarddel’Eu-rope a toujours été très ambigu. La Grèce,culturellement, appartient à l’Europemais,géographiquement,elleestàsa lisiè-re. Sur le plan des arts, la littérature néo-grecque a été en dialogue constant avecl’Europe. On retrouve au contraire l’in-fluence de l’Orient dans la musique ou lacuisine. A partir de 1974, il est clair quel’orientation politique grecque s’estsituée vers l’Europe. Pour ma génération,elle était porteuse d’espérances, c’étaitl’Europedelacultureetdesidéesdémocra-tiques.Pourcelledemesenfants,c’estl’Eu-ropeduchômage,de l’austérité,de lapau-vreté et de lamontée de l’extrême droite.C’est unvéritable choc.p

Ersi SotiropoulosElle est née à Patras et vit àAthènes. SonromanZigzags dans les orangers (MauriceNadeau, 2003) a reçu enGrèce le prix d’Etat etle Prix de la revueDiavàzo en 2000. Ersi Soti-ropoulos est également l’auteur deDompterla bête (Quidam, 2011). Interrogéepar LeMon-de sur les effets de la crise, Ersi Sotiropoulosexplique: «Au tout début, j’avais l’illusionquela crise pourrait être bénéfiquepour freiner leconsumérisme imbécile, cette tyrannie du “lifestyle”… toutes ces fausses blondes stridulant àla télévision.Onpourrait revenir à l’essentiel,retrouver le goût de l’amitié, des choses sim-ples.Mais ce n’est pas vrai, ce n’est jamais vrai.La crise est unedévastationà large échelle,elle vide les âmes comme les portefeuilles, lesgens sont plus confus et agressifs. Personnen’écoutepersonne.»

CatherineVelissarisFrançaisenée auMaroc,mais grecquedecœur, CatherineVelissaris a étudié le droit àParis et s’est spécialisée enpropriété intellec-tuelle. A partir de 1980, elle a dirigé, à l’Insti-tut français d’Athènes, le service littéraire etle Centre franco-grecde traduction littéraire(CTL) qui aœuvréprès de quinze ans audialo-guedes littératures entre les deuxpays. En2000, elle a fondépuisdirigé le Centre euro-péende traduction littéraire (Ekemel).Depuis2004, elle est à la tête duCentrenational dulivre grec (Ekevi). Inspiratrice et organisatricede la Foire du livre de Thessalonique, elleconfie: «Le budget d’Ekevi a fondudemoitié.C’est dur,mais pas le tempsde pleurer. Nousne savons que trop bienà quel point il est facilede détruire et difficile de construire.Noushié-rarchisons, réduisons la voilure, cherchons despartenariats dans et hors deGrèce. A ce titre,nousavons passéun accordavec le CNL fran-çais qui permettra, via des rencontres, desaides oudes bourses, de redonner de l’oxygèneà la relation franco-grecque.Unaccordperti-nent qui nous est allé droit au cœur.»

Takis ThéodoropoulosNéen 1954 àAthènes, Takis Théodoropoulosaétudié à Paris la littérature comparée, lethéâtre, l’anthropologie et la culture gréco-romaine.Chroniqueur auquotidiendu soirTaNea, il a publiéune dizainede romansdontLe Paysageabsolu, LaChute deNarcisse (ActesSud, 1992 et 1995), Le RomandeXénophon,L’Inventionde laVénusdeMilo (SabineWes-pieser, 2005, 2008) et, récemment, LeVa-nu-pieds desnuages (lire pageprécédente). Inter-rogépar LeMonde sur la difficulté d’écrire entempsde crise, Takis Théodoropoulosnote:«Pendant la dictaturedes colonels, j’étais ado-lescent,mais jeme souviens que,malgré tou-tes les difficultés, comme l’ennemi était visibleet identifié, on savait tous qu’il y avait une sor-tie. C’était la démocratie. Alors quemainte-nant, avec une crise économiqueet sociale,une classepolitique quine cesse demontrerson incompétence et uneadministrationcor-rompue jusqu’à l’os, notre pays ressembleàuncorps cancéreux. L’ennemi est à l’intérieur.»

JACQUES LOIC/AFP IMAGE FORUM

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Au crible des émotionsQuepeut-il arriver à celui qui se croit revenude tout? Posantses valises à Cap-Marin, sur le littoral languedocien,Misha estdépaysé. L’esprit encore au Japon, où il vient depasser la pluslongueétaped’un exil de vingt ans, il se heurte à ce Sudoriginelqui ne le retientpas – «Il ne faut jamais pactiser avec sonpassé», lui fait dire l’auteur. Professeurde languenipponedansune institutionprivée, l’hommeest anesthésié, étranger auxsouvenirs qu’il réveille commeaux impressionsnouvellesquil’assaillent. La passion, qu’il pensait éteinte, l’envie d’aiderautrui, cette fable obsolète, le rattrapent et se jouent de lui.ConfrontéàOdilon, sonmeilleurélève, àAmalia, la sœurde cetadolescent, lui, l’esthètedésabusé, succombeaupiège.Quarante-neuf fragments explorent cettevie en convalescence.Un carnetquin’est pasun journalmaisun lieuoùpasser aucrible les émo-tions…«Lanuit était claire et déserte, unede cesnuits transpa-rentes où le ciel de verre pilé sembleposé surnos têtes, unpeudeguingois, commeune coiffe dePierrot.»Aprèsunretourà lamatrice russe, avec le trèsbeauTerreurgrande (Grasset, 2011), Jean-PierreMilovanoff sur-prendenexplorantunnouveauterritoirenarratif. Ils’exerce ici àune forme inéditede scansionqui le rap-prochede sespersonnages, prêts à sacrifier unplaisirattendupourunautre, fugitif, inconnu, encore sansnom,qui rebat les cartesde l’envie. Contagieuxpuis-quevirtuose.p Philippe-JeanCatinchiaL’Hiver d’un égoïste et le printemps qui suivit,de Jean-PierreMilovanoff,Grasset, 240p., 17¤.

Sorcellerie évocatoireSuzanneDoppelt est unemagicienne.Une écriturepoétique,à laquelle font échodeminutieuxmontagesphotographiques:telle est la double pratiquequi concourt à la baudelairienne«sorcellerie évocatoire»de ses petits livres. Le pré est vénéneux(POL, 2007) s’inspirait de la productiondes spirites duXIXe siècle. Prolongeant Lazy Suzie (POL, 2009), La PlusGrandeAberrationnous fait comprendre, en évoquant les anamor-phoses, ces «perspectives dépravées»,quenousne sommesjamais sûrs de ce quenous croyons voir. Tel un rébus, le texteévoqueunmystérieux tableaude Jacopode’ Barbari, datant de1495: unportrait du frèremathématicienLucaPacioli, auteurdeDe la divine proportion. Or cette peinture (dissi-muléedansunephoto de SuzanneDoppelt) semblepréfigurer la célèbre toile d’HansHolbein le Jeune,LesAmbassadeurs (1533), où se cacheunevanité. Par-delà ces tableaux à secrets, hantésde fantômes, celivremalicieuxet savantdonne accès àunmondepleind’analogies et de résonances, étrangeet profon-démentenvoûtant. pMonique PetillonaLa PlusGrande Aberration, de SuzanneDoppelt,POL, 80p., 12 ¤.

La vie des autresA40 ans, David Lafargue rêve la vie des autres en se tenant enlisière de la sienne.Habitant, à Berlin, en face d’unhôtel, il ima-gine l’initiale et l’existence des clients qu’il voit passer ; traduc-teur de romans de gare depuis le français vers l’allemand, ilrefuse résolumentde s’essayer à l’écriture. La contemplationde celle qu’il baptise «E.» – une Suédoise dont ondécouvriraqu’elle s’appelle Elena et qu’elle est venue à Berlin retrouverun ancien amant l’ayant oubliée – pourrait bienpousserDavidà sortir de sa conditiond’«axolotl», cet animal qui peut resterà l’état larvaire sans jamais devenir adulte.MathieuTraut-mann entrelace l’histoire de David avec celles qu’ilinvente, et avec celle d’Elena. Ce procédé gigognehabilementmaîtrisé transforme ce premier romanenbalademélancolique à travers Berlin, ville de laséparation,mais aussi de l’observation – unperson-nage évoque la scrutation de tous par chacunorchestrée autrefois par la Stasi –, et permet àl’auteurd’évoquer, demultiplesmanières,«la splen-dide imperfectionde la vie». pR.L.aSixmois, dix ans et un jour,deMathieu Trautmann,Denoël, 176p., 16,50 ¤.

Amauryda Cunha

Les autres font des livres. Moi, je faismon esprit», confiait Paul Valéry(1871-1945) à André Gide. Dans sescahiers, l’écrivaina consignéquoti-

diennement, entre 1894 et 1914, à l’aube,d’innombrables phrases soumises à uneimpérieuse nécessité : s’approcher auplusprèsd’unepenséeenperpétuelmou-vement. Cette exigence apparaissait déjàdansMonsieur Teste (1896), avec son per-sonnage à la pure cérébralité, décidé àdévoilerenfin les«loisde l’esprit». Enécri-vant ces carnets dont le tomeXII vientd’être édité, Paul Valéry romptmomenta-nément avec la littérature, avant de reve-niràelle,quandilpublieraen1917soncélè-brepoèmede 500vers, La JeuneParque.

A mi-chemin entre la méditation et laspéculation philosophique – dans cetentre-deuxrisquéquin’obéitàaucunpro-gramme sinon à «entrer en soi-mêmearmé jusqu’aux dents» –, Paul Valéry sescrute scrupuleusement. Il analyse sesgoûts, ses dégoûts, débusque tous lesimplicitesfallacieuxquidesserventlapen-sée.Réfléchit sur la forme idéalede lapoé-

sie. Impossible de résumer la variété decesaperçus,dont leprincipereposesurunenrichissement constant. Compte-t-il lesrassembler, en faire ce grandœuvre qui lefascine tantdepuis sa rencontreavecMal-larmé? «J’ai bien rarement l’idée de faireun livre… Cependant, à plus d’une reprise,me séduisit l’idée de composer une ma-nière de Traité de l’entraînement de l’es-prit. Je l’appelai : Gladiator, du nom d’uncélèbre cheval de course.»

Malgréla richessedesesnotesaccumu-lées dans 257 cahiers, Paul Valéry n’écrirapas ce livre idéal. N’aurait-il pas été detoute façon en contradiction avec la pen-sée de l’écrivain? «Ma manière de regar-der les choses littéraires, c’est sous l’espèce

detravail, desactes,desconditions de fabrica-tion. Une œuvre pourmoi n’est pas un êtrecompletetquisesuffise– c’est une dépouilled’animal, une toiled’araignée, une coque

ou conque désertée, un cocon», écrit-ildans ce nouveauvolume.

Carbien avant LaFabriquedupré (1971)deFrancisPonge,PaulValéry interroge lesconditions de possibilité de son écriture.Cequi l’intéresse, ilnecessede le rappeler,c’est le travail de la pensée saisie en pleinmilieudesoneffort,plutôtque lacréation

d’un objet fini, dont le terme serait unleurre. «La réaction du travail de l’espritsur l’esprit même est si importante quebien souvent elle mérite d’être considéréeplus longtemps, plus attentivement que letravail ou l’œuvre de travailmême.»

EchiquiermentalDansunmêmemouvementd’écriture,

les pensées de Paul Valéry se désagrègenten fragments pour mieux être recombi-nées, puis redistribuées sur son échiquiermental. Ses formulations à l’encontre dustyle,quandellessontlapidaires,sontsou-vent les plus justes: «La prose de Flaubertfait songer à un malade qui ne vit que derégime.» Il se montre aussi impitoyablemoraliste: «Si tu me fais tes confidences,tuperdsmaconfiance.Quoi! tune saispasgarder tes choses intimes? Tu garderaisbienmoins lesmiennes.»

Face à ce travail de décorticage intellec-tuel, où la moindre sensation, ou pensée,estsoumiseàunredoutableexamencarté-sien, le lecteur se trouveparfois intimidé;agacé aussi par le ton péremptoire quipeut être celui de l’écrivain. Mais on de-vine qu’à travers cette gymnastiquemen-taleuneseulechoseobsèdePaulValéry: lapossibilité d’un acte poétique. Le retour àl’art doit nécessairement passer parl’épreuve de l’intellect pour mieux s’enaffranchir. p

Sans oublier

Raphaëlle Leyris

Le chagrin ? La piétéfiliale ? Vous n’y êtespas du tout : ce quipousse Louis Wolfson àécrire en 1984 sur ledécèsdesagénitricesur-

venu sept ans plus tôt, c’est la«façon presque parfaitement alli-térative» dont l’événement peutêtre résumé,et quidonneson titreau livre :Mamère, musicienne, estmorte de maladie maligne àminuit, mardi à mercredi, aumilieu dumois demaimille977 aumouroirMemorial deManhattan.

Paru à l’époque chez Navarin, ilest aujourd’hui republié chezAtti-la dans une version revue et (unpeu)augmentéepar l’auteur.DansLe Schizo et les langues (Gallimard,«Connaissance de l’inconscient»,1970), son grand texte, cet Améri-cain écrivant en français, né en1931 et diagnostiqué précocementschizophrène, avait expliqué quel«grand cas» il faisait des allitéra-tions. Plus généralement, dans cetexte préfacé par Gilles Deleuze,admiré par Raymond Queneauautant que par Paul Auster, ilemployait un français incandes-cent et détraquépour expliquer lahaine qu’il vouait à sa languematernelle, l’anglais, et exposer lesystème de conversion de son etde sens qu’il avait élaboré, à partirdu français, de l’allemand, durusseetduyiddish,pourquel’idio-mehonnin’entre pas en lui.

Ecrivant contre la langue de lamère – avec laquelle il avait vécujusqu’à la fin –, ayant élu le fran-çais comme moyen d’émancipa-tion, Louis Wolfson choisit doncde revenir sur ces mois d’agonie,entre les premiers symptômes du

cancer maternel, à l’hiver 1975, etla mort de Rose, en mai 1977. Onl’imagine,cerécitnédel’effetpres-que accidentel de l’allitération neressemble pas précisément à unmausolée littéraire standard.

Wolfson, qui se désigne parfoiscomme « le psychotique», évoquebeaucoup plus longuement letemps qu’il passe à faire des parisdans les hippodromes, à la recher-che de la martingale, que celuidans les hôpitaux, au côté de samère. Paranoïaque – il pense parexemple que son éditeur a faitcoïncider la publication du Schizoet les langues avec la venue deGeorges Pompidou aux Etats-Unis, dans le noir dessein quel’auteurenquêtedepublicitécom-mette un attentat contre le prési-dent français – il agonit d’injuresles juifs, dont il est, les «niggers»,le corpsmédical, sonbeau-père…Ilraconte ses séances de yoga, sesaccès de boulimie ou encore sesprises de bec avec les chauffeursde bus new-yorkais. Mais cesscènes répétitives sont scandées

par des extraits du journal de samère, notations strictement fac-tuelles, rendez-vous médicaux etcoût de trajets en taxi pour l’hôpi-tal, qui disent la progression de lamaladie autant qu’elles viennentrappelerpar leur régularité levéri-table sujet du livre.

L’auteurabeausembler indiffé-rent, dépourvu d’empathie, au fildu texte sa langue se laisse conta-miner par la maladie. Les méta-phores liées au cancer prolifèrent,se greffent sur les sujets les pluséloignés, tandis que le rythme de

la phrase se déglingue, gagné pardes tournures propres à l’anglais,cette langue maternelle haïe quireprend du terrain à mesure quela mère s’éteint. C’est alors quel’auteur, pas du genre à laisserpareil effet auhasard,devient tou-chant, et que son désarroi peutparler à chacun. Même si c’est,probablement, le dernier de sesproblèmes.

Au contraire travaillé par laquestion de l’universalité,

Mathieu Simonet faitparaître une évoca-tion d’agonie mater-nellequirappelleUnemort très douce, deSimone de Beauvoir(Gallimard, 1964). LaMaternité entremêleà la narration des

faits, des propos recueillis auprèsde sa mère, morte en 2010 aprèsdes années de lutte contre le can-cer, des souvenirs de son père, lesparoles de spécialistes de la mort–médecins, prêtres, responsablede chambremortuaire…

«Roman», LaMaternité se veutune «autobiographie collective»,et l’auteurinviteseslecteursàécri-re des textes sur leur génitrice et àlespostersursonblog(www.lama-ternité.net). Pour autant, jamaisMathieu Simonet n’élude ladimension personnelle de son

livre ni ne cherche à faire de samère un être lisse ou idéalisé. Pasplus que Louis Wolfson, même sic’est pour des raisons différentes,il ne semble s’interroger sur ladimension pudique ou impudi-que de son récit. Le dispositif decollage presque ludique du texte,la multiplicité des voix qu’ilaccueille, luipermettentdedépas-ser naturellement ces questions.

Vibrante cérémonie auxadieux, La Maternité contientquelques extraits d’un mémoireuniversitaire sur la bibliothéra-pie, cette tentative de soigner parla lecture, à laquelle MathieuSimonet ne semble guère croire.Son livre vient cependant rappe-ler à chaque page que si la littéra-ture ne peut guérir les malades,elle accompagne intensément lesvivants, et les aide à garder leursmorts près d’eux. p

Littérature Critiques

Le savoir-vivrede l’Australie à l’Alaska

Lesmétaphores liéesau cancer prolifèrent,se greffent sur les sujetsles plus éloignés

Mamère,musicienne, estmortedemaladiemaligneàminuit,mardi àmercredi,aumilieudumoisdemaimille977 aumouroirMemorialàManhattan,de LouisWolfson,Attila, 302p., 19 ¤.

LaMaternité,deMathieuSimonet,Seuil, 186p., 17 ¤.

Cahiers 1894-1914.TomeXII, dePaul Valéry,édité sous la directiondeNicole Celeyrette-Pietriet Robert Pickering,Gallimard, 424p., 25 ¤.

PaulValéry, lapenséeenessorDansletomeXIIdes«Cahiers», l’écrivainsoumetsonespritàunperpétuelexamen

Deuxlivres,deuxtentativesquetoutoppose,exprimentpourtantlamêmechose–ledeuil filial

L’adieuauxmères

PLAINPICTURE/FOLIO IMAGES

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Ilsrecensentlesplusinfimespenseursanciens,rouvrentdesclassiquesnégligésouexhumentdesauteursoubliés.Etdonnentainsideslecturesaussiétonnantesqu’instructives

Prodigesd’érudition

Histoireecclésiastique.Commentaire. TomeI : Etudesd’introduction,d’EusèbedeCésarée,édité sous la directionde S.Morlet etL. Perrone, LesBelles-Lettres/Cerf,«Anagogè», 420p., 25 ¤.C'est la premièrehistoire de l’Eglise,œuvremonumentale rédigée au IVesiè-cle, après l’avènementde l’empereurConstantin, par l’undes intellectuels etpolémistes chrétiensqui connaissaient lemieux l’héritage grec et latin. Cettesommesera retraduite, commentée etannotéeen cinq tomes.

Rêveriesmétaphysiquesd’un solitaire deChampagne,de Jacques-AntoineGrignondesBureaux, édité par SylvainMatton,HonoréChampion, «Libre penséeetlittérature clandestine», 294p., 70¤.Texte inconnude 1772, auteur anonyme:voici sansdoute l’unedesplus curieusessurpriseshistoriquesde cesdernierstemps. Sa conceptionde la transforma-tiondes espèces et de l’action souverainedu tempsbouleverse l’histoiredes idées.

Roger-PolDroit

Les érudits ontmauvaisepresse.Ennuyeux, pointilleux, tropsérieux. Soit on les passe soussilence, soit on les accable : ilsne seraient pas seulement inu-tiles, attardés etobsolètes,mais

encore imbéciles et bornés. Quand on luimontre la lune, l’éruditobserveledoigt, lacoupede l’ongle, les empreintes digitales.Au lieu d’entendre le chant du poème, ilencompte lespieds, compile lesvarianteset se querelle avec ses collègues sur le tri-mestre exact de rédaction. Nietzsche faitdire à Zarathoustra: «Les érudits tricotentleschaussettesdel’esprit.»Faudrait-ilvrai-ment, pour penser libre et loin, se défairedecesgens frileux,pantouflardset rabou-gris? Plus encore que des caricatures, cesont là des erreurs.

Car, sans érudition, pas de scienceshumaines. Ni l’histoire, ni l’anthropolo-gie, ni la philosophie – entre autres – nepeuvent se passer de ceux qui, patiem-ment, établissent faits et textes. Il est stu-pidedecroirequ’existent,dansuncertainmonde,laspontanéitédesintuitionscréa-trices et, dans un autre, l’attention tatil-lonne aux détails infimes. C’est aussi grâ-ce aux outils de précision fournis par leschercheurs que la pensée avance. Enoutre, contrairement à ce que répètentdes rumeurs hostiles, les érudits décou-vrent réellement des trésors. De leursfiletsauxmaillesserrées, ilsextraientsou-vent des créatures rares. Sous les pavés, lasurprise. Des publications récentes leconfirment.

D’abord la suite – rien que 1800 pages,petit corps, faible interligne – du Diction-naire des philosophes antiques, dirigé parRichard Goulet. Pour les lecteurs qui neconnaîtraient pas ce projet unique et fou,dont le tomeI est paru il y a plus de vingtans, en 1989, rappelons le programme:recenser tous les philosophes de l’Anti-quitédontlamoindretraceexistequelquepart. A côté des grands – penseurs bienconnus, maîtres dont les traités et lescoursont été transmis–, se tientune fouleimmense et obscure de seconds couteaux–disciples,commentateurs,compilateurs,gloires locales… Parfois, on ne connaîtd’eux qu’une phrase, un titre d’ouvrageperdu,un surnomdansune inscription.

Depuis une trentaine d’années, avecplusieurs dizaines de chercheurs du

monde entier, Richard Goulet filtre cettepoussière de traces. Il trie les données,recoupeles informations,rapprocheindi-ces et hypothèses. Le résultat – sept grosvolumes, presque une étagère entière –n’estpasseulementunoutildetravailuni-que pour tous ceux qui s’intéressent àl’histoirede lapensée. C’est aussi la résur-rection d’un monde. Tout un peuple dephilosophes, insolite et bigarré, se cha-maille dans ces tomes austères. On enconnaîtquelquesdizaines, ils furentquel-ques milliers ! Parleurs inspirés, archi-vistes obtus, femmes d’empereur, courti-sanes, pseudo-prophètes, mathémati-ciens, rhéteurs, chefs d’école… ils sonttous là, qu’ils aient vécu à Tyr, Damas ouAbdère,qu’ilssoientnésàCos,AthènesouNîmes. Chaque notice rassemble tout cequ’onsait surchaquephilosophe, résume

ses ouvrages, indique les études savantes,les débats qu’elles suscitent.

Les deux volumes qui paraissentaujourd’hui – avant-dernière livraisonavant l’achèvementprochain de l’édifice– regroupentnotammentles333philoso-phes dont le nom commence par«P» – depuis Paccius, à qui Plutarquedédie son traité Sur la tranquillité del’âme, jusqu’à l’énigmatique Pythonax,ami ou collègue du stoïcien Chrysippe,qui lui dédie un de ses traités perdus.Tous les grands sont là, tels Parménide,Platon, dont on découvre au passagequ’il aurait peut-être participé aux Jeuxolympiques, Plotin, Plutarque, Proclus.Mais on n’oubliera pas Plotina Pompeia,la femmede l’empereur Trajan, qui sem-ble bien avoir été une disciple tardived’Epicure.

Alors que la fin de cette entreprisemonumentaleestenvue,uneautrecom-mence, plus délimitée, mais savante etsurprenante, elle aussi, à sa manière. Néà Pise en 2004, le projet d’une nouvelletraduction, commentée et annotée, del’Histoireecclésiastiqued’EusèbedeCésa-rée se concrétise avec la parution d’unpremier volume d’études, que suivrontquatre tomes de textes et traductions.Figuremajeure parmi les premiers intel-lectuels chrétiens, Eusèbe de Césarée, néentre 260et 264denotre ère etmortvers339-340, est l’auteur de très nombreuxouvrages, dont cette première histoirede l’Eglise, qui retrace notamment lesrelations entre juifs et chrétiens, lesmultiples hérésies, les persécutionsromaines, le triomphe final sousConstantin à partir de 313.

Rédigée en grec, traduite au cours dessiècles en latin, en copte, en syriaque, enarménien, cette somme est égalementl’une de nos principales sources d’infor-mations sur des auteurs aussi importantsqu’OrigèneetClémentd’Alexandrie.Avecpareil destin, on ne s’étonnera pas que cesoituneéquipedechercheursfranco-italo-suisse quimène à bien cette édition, dontle premier tome comporte pas moins de75 pages de bibliographie. Parmi les sur-prises qui attendent les lecteurs du texted’Eusèbe dans les volumes suivants, lesdescriptions des subterfuges de la lutteentre païens et chrétiens valent leurpesant d’encens : ce ne sont que bruitsinventés,textesfalsifiés,rumeursdescan-dales. Chez Eusèbe, qui oppose bons etméchants comme une vraie série télévi-sée, les païens, presque toujours pervers,tiennent le pouvoir, tandis que lescroyants, toujours vertueux, meurentpour leur foi.

Autres temps, autres mœurs : c’estpour ses convictions matérialistes qu’auXVIIIesiècle le «solitaire de Champagne»craignait de finir sur le bûcher.Du coup, ils’est drapé dans l’anonymat, n’a rienpublié, ne laissant qu’un unique manus-crit. Celui-ci dormait, depuis quelque230ans, dans un oubli parfait. Heureuse-ment,SylvainMatton–spécialistedel’his-toire de l’alchimie, grand dénicheur deraretésdevantl’Eternel(onluidoitnotam-ment plusieurs cours inédits de Berg-son) –amislamainsurcespagesétonnan-tes, dont on lira ci-dessous un extrait. Ladécouverte est remarquable autantqu’in-solite. En effet, on a répété mille fois quel’idée d’une évolution des espèces n’exis-tait nulle part avant Lamarck et Darwin.Buffon, dans la seconde moitié duXVIIIe siècle, est encore profondémentfixiste, convaincu que la poule, le chevalou le lion apparaissent sous nos yeuxcommeaupremier jour.

Et voilà qu’on découvre qu’en 1772 unde ses contemporains, nobliau cham-penois, habitant Ervy-le-Châtel, a déjàconçu dans ses rêveries, ce qu’il dé-nomme en riant sa «métaphysique afri-caine», que l’homme descend du singe.Mieux encore : il soutient que toutes lesespèces,aufildesmillénaires,se transfor-ment, changent d’apparences, de struc-tures et de capacités ! Cet étrange bon-hommesenommait Jacques-AntoineGri-gnon des Bureaux, né en 1714 et mort en1796. SylvainMatton, qui a exhumé cetteœuvre pour le moins dérangeante – aupoint que le Centre national des lettres arefusésa subvention,soupçonnantappa-remment quelque canular… –, a aussiidentifié l’auteur, au terme d’une enquê-te rocambolesque.

Inutile, décidément, de croire les éru-dits renfrognés et improductifs. Aucontraire. Ils apportentà foison,quandonveut bien les lire, pépites inattendues ettrouvailles incroyables. Dans les chaus-sures de montagne, les chaussettes sontrecommandées. p

«Ploutiadès de Tarse.Philosophementionné

avec son compatriote, l’épi-curienDiogène (voir notice 149,lettreD), commeétant l’une descélébrités de Tarse par StrabonXIV 5, 15 ; 675 C.Strabon lesrattache tous deuxàtônperipolizontônkai skolasdiatithemenôneuphuôs,“ceuxqui voyagentde ville enville et donnentdes coursd’agréable façon”.»

Notice 208de la lettreP,

parRichardGoulet.

Dictionnairedes philosophes

antiques, page1075

«Il serait donc onne peut plusfaux de voir en Eusèbe un cita-teur passif ou un compilateurtotalement scrupuleux. Sa façonde citer est rarement sansarrière-pensée et sa revendica-tion d’objectivité est elle-mêmeen grandepartie une “pose”destinée à séduire le lecteur (…).Malgré sa prétention régulièrede citer les textes avec exacti-tude, il est tantôt fidèle et tantôt(très) infidèle.

«EusèbedeCésarée: biographie,

chronologie, profil intellectuel»,

par SébastienMorlet.

Histoire ecclésiastique, T. I, page26

«Certain Théologiendiscouraitsur la nature dupremier prin-cipe qu’il définissaitunêtrequin’avait point été créé, enprésen-ce d’unOrang-Outangqui tenaitd’uneNégresse samère la facultéde la parole. Cemétaphysiciendes bois lui répartit :

Le temps, dont vous etmoi neconnaissonsque le nom,me sem-ble être ce premier principe quin’apoint été créé, éternel, impas-sible, présent à tout; il remplitl’immensitéde l’espace, et parl’effet constant de ses émana-tions et réactions continuelles etinfinies de sapropre substance, ilagglutine, organise et volatilise

toutes choses.Il semble tout créer par l’orga-

nisation, et tout détruire par lavolatilisation: il ne crée rien, iln’annihile rien; tout subit la loiconstante, éternelle et invariablede samodification (…).

L’organisationphysiquedel’humanitén’apuêtre l’effetd’uneprocréationsubite,mais lerésultat lent, progressif et imper-ceptibledemilliers innombrablesdevariationsqui l’ontprécédédans tous les règnesde lanature,mis enactivitépar le chocd’unevapeur raréfiéeà l’infini (…).»

Rêveriesmétaphysiques, p.161 et163

Dictionnairedesphilosophesantiques.TomeVa, de Paccius à Plotin.TomeVb, de Plotina àRutilusRufus,sous ladirectiondeRichardGoulet,CNRSEditions, respectivement 1072p.,90¤, et 814p., 80¤.Indispensablemastodonte, leDiction-nairedes philosophes antiques,entaméen 1989, touchepresque à sa fin, avec cesdeuxnouveauxvolumes couvrant leslettresP, Q et R: 360notices rédigéespar75 rédacteursde 15 pays.

Extraits

C’est la résurrectiond’unmonde.Tout un peuplede philosophes,insolite et bigarré,se chamaille dansces tomes austères

Traversée

BERTRANDDUBOIS

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LepetitguidedeGodardetHouellebecqLecinéasteet l’écrivainsontredevablesaulivredusociologueRachidAmirou,«L’Imaginairetouristique».Levoici réédité

Antoinede Baecque

LagrandecarcasseduCos-ta-Concordia est tou-jours lamentablementéchouée sur son flanc àlapointedeGabbianata,sur la côte orientale de

l’île italienne de Giglio, là où sontout aussi lamentable capitaine l’amenée le 13 janvier. Voici les rui-nes d’un emblème du tourismeinternational,monstre de techno-logie, de luxe et de plaisir, couchédérisoirement dans quelquesmètres d’eau salée, tout proche dela terre ferme.

Ce monstre, Rachid Amirouaurait sans doute aimé l’analyser,l’ausculter, l’autopsier, dans l’unde ces articles dévastateurs sur lesystème touristique occidental.Mais le sociologue français d’ori-gine kabyle est mort des suitesd’une longue maladie le 9janvier2011 à 54 ans. Aujourd’hui, les édi-tions du CNRS republient sous untitre épuré, L’Imaginaire touris-tique, son livremajeur, Imaginairetouristique et sociabilités du voya-ge, paru aux PUF en 1995. Entre-temps, l’ouvrage est en effet deve-nuunclassiquetoutenconservantintactesaforcedeprovocation,ain-si qu’en témoignent les lecturesqu’ont pu en faireMichelHouelle-becq dans Plateforme (Flamma-rion, 2001) et Jean-Luc GodarddansFilmSocialisme (2010).

Le cinéaste y a filmé ce mêmeCosta-Concordia comme la formeparfaite de la décadence occiden-tale, ce monde qui fait croisièreautour de laMéditerranée tout ennevoyantquesoi, jetantunœildis-trait, rapide, grégaire, sur les rui-nes des civilisations anciennes,refusant les misères et chaoscontemporains,préférant demeu-rer cloîtré dans les cinq restau-rants, les treizebars, legymnase, lathalasso,lethéâtre, lecasino, ladis-cothèque, la salle de jeux vidéo,avec simulateur géant d’unGrandPrixdeformule1,quecomptel’im-mense paquebot. Ce film est unpamphlet d’une incroyable vio-lence, où l’on croit parfois «voir»le chapitre «Unautre regard sur le

tourisme» du livre d’Amirou,dans lequel, selon une approche«socio-anthropologique», le cher-cheurmetànudessloganstouristi-ques comme «Vendre du voyage,c’estvendredurêve» (GilbertTriga-no pour le Club Med) ou ce pré-cepte d’un conseiller auprès de laplusgrandeagencedevoyagesaus-tralienne: «Ne partez pas de l’idéede ce que, vous, vous rêvez de luivendre ; partez de l’idée du rêvequ’il veut acheter. Et vous taillerezvotremarchandise sur cemodèle.»Pour reprendre la logique d’Ami-rou qui a influencé Godard, si lerêve touristique équivaut à l’addi-tion «ruines authentiques + jeux+ plaisir», la marchandise de croi-sière sera taillée selon l’équation«Tour en Méditerranée + casino+ discothèque=Costa-Concordia».

Problèmed’autoritéL’essai de RachidAmirou est en

fait tiré d’une thèse de sociologiesoutenueavec Jean-DidierUrbain.L’auteur de L’Idiot du voyage. His-toires de touristes (Payot, 2002),spécialiste incontestédenosprati-ques touristiques, a eu des rela-tions ambivalentes avec Amirou,qu’ilaaccueilli,guidé, lancé,quasi-mentéditéauxPUFenrecomman-dantson livreàGeorgesBalandier,directeurde lacollection«Sociolo-gie d’aujourd’hui», puis duquel ils’est éloigné quand leurs lienssont devenus trop conflictuels. Cene fut pas un combat intellectuelmais une dispute personnelle, le

plus jeune supportant mal hié-rarchie et autorité universitaires,et étant décrit par beaucoup com-meun«caractèreintenable,narcis-sique, provocateur». Ingérable,Amirou, après avoir longtempsoscilléde facultéenfaculté, trouveenfin un poste de professeur àl’université de Perpignan, le plusloin possible du cœur intellectuelparisien.

Michel Houellebecq est lui aus-si un lecteurd’Imaginaire touristi-que et sociabilités du voyage.Même un fervent admirateur, cequ’il écrit dans une préface à lanouvelle édition du livre. L’écri-vain compare Amirou à PhilippeMuray pour son art de l’insolencemêlée à l’ironie douce, ou encoreà Georges Perec, « cette petitefamille – rare et prestigieuse – d’es-prits ironiques et bienveillants,lumineuxet étranges,d’une intelli-gence étincelante surtout».

C’est dire si Houellebecq placehaut ce livre qui, à l’égal de L’Artd’avoir toujours raison, d’ArthurSchopenhauer, a inspiré des pas-sages entiers de Plateforme,roman aussi fasciné que dégoûtépar les formes les plus veules dutourismeoccidentalenpaysémer-gent. Le chapitre5 de Plateformecite longuement Rachid Amirouen exergue, tel un hommage ren-du. «Rachid Amirou, poursuitl’écrivaindanssapréface,étaitsou-vent peu apprécié de ses collèguesuniversitaires,et onnes’enétonne-ra guère, vu son écart évident, et il

faut bien le dire sa supériorité écla-tante, sur des publications quioscillentcommunémententregau-chismerésiduel (sur le“néocolonia-lisme” touristique) et bondieuse-ries écologisardes déplorantl’authenticité perdue des popula-tionsautochtones (entreSegalenetle “Guide du routard”, pour situerle niveau). Contrairement à ses

collègues, il savait que les popula-tions autochtones ainsi pervertiesétaient parfois extrêmement heu-reuses de s’agréger à un mode devie occidental, auquel de toutefaçon elles aspiraient déjà.» Là ré-side la principalequalité de L’Ima-ginaire touristique : une extraluci-ditéquis’exprimesansfardnipré-cautionaucune. p

L’Imaginaire touristique,deRachidAmirou,préfacedeMichelHouellebecq,CNRS éditions, 358p., 20¤.

LePrixduromanaraberattrapépar l’idéologieL a v i e l i t t é r a i r e

PernicieuseauthenticitéDÉCRIREpuisdécons-truire le«tourismedel’authentique», telle estl’ambitionmajeuredeL’Imaginaire touristi-que. Cettemorale–voire cemoralisme–du«voyage respon-sable»organiserait,selonAmirou,une

«constructionexotiquede lapauvretécommegaged’authenticité».

Le touriste éclairé, qui visite unpaysouune régionmoinsdéveloppés, ne pro-tégerait qu’un«décor» enmaintenantles populations locales telles qu’ellessont; oumieux: telles qu’elles étaientavant; ouencoremieux: telles que l’Occi-

dental rêvequ’elles étaient autrefois.Plus c’est ancienplus c’est exotique, plusc’est attirant. Ceci est une formedeper-version régressive, réplique le sociolo-gue, car ce reformatage touristiquenie laculturepropre que s’inventent ces popu-lations enmixant souventune culturelocale avec celle de l’Occident, voire avecdes fluxmondialisés.

Le sociologue américain d’origineindienneArjunAppaduraï a ainsi pumontrer comment le Pakistan ou l’Indese sont forgé une culture spécifique ducricket par emprunt syncrétique, tel unbraconnage, au sport traditionnel del’anciennepuissance coloniale britan-nique. L’Imaginaire touristique souli-gne, quant à lui, que nos pratiques du

voyage fabriquent de l’ancien pour faire«comme avant», ce qui bloque l’évolu-tion des sociétés dominées dans uneforme artificielle de tradition. «Or,lance Amirou, il existe de lamisère etune idéologie derrière cette tradition. Onen arrive au paradoxe suivant : le tou-risme de développement durable peutêtre un frein durable au développementdes populations, comme si elles étaientassignées à résidence identitaire car,dans notre imaginaire, elles sont censéesne pas changer.»pA.deB.

Pierre Assouline

Jurés littéraires, gardez-vousdesmé-cènes! Ils sont le problèmeet la solu-tion. Soit vous vouspassezd’eux,vous faites vœudepauvreté et vous

décernezvotreprix ennature aubistrodu coin; soit vous les sollicitez, et vousvous retrouvez dansunpays exotiqueàremettrevotreprix sonnant et trébu-chantdansunpalace. La différence? L’in-dépendance.Un jour ou l’autre, vous enéprouverez les dures réalités, avec leur lotde rumeurs et polémiques. C’est le casdepuis quelques jours des jurés duPrixdu romanarabe. Décerné au romancieralgérienBoualemSansal pourRueDarwin (Gallimard), il n’a pas pu lui êtreremis commeprévu, à la suite depres-sions relevant davantagede la politiquequedupoétique.

Ceprix est né en 2008d’une constata-tiondeVénusKhoury-Ghata, attachantepersonnalitéparisiennedes lettres ara-bes, elle-même récemment couronnéeduGoncourtde la poésie: commeses amiesduprix Feminane lisaient décidémentpasde littérature arabe traduite en fran-

çais, nimêmecelle d’auteurs arabes écri-vant en français, elle eut l’idée de lancerunprixpourpallier cette carence. Sonentregentdans lemilieu littéraire étantaussi légendaireque ses pâtisseries orien-tales, elle eut vite fait demonterun juryavecdesmembresde l’Académie fran-çaise et du Femina, des critiques et desécrivains. Puis elle trouvaunmécénatgénéreuxauprès duConseil des ambassa-deurs arabes à Paris, et le partenariatdel’Institutdumondearabe (IMA).

Au fil des ans, le prestigedes lauréatsdonnadu crédit auprix: EliasKhoury,GamalGhitany, RachidBoudjedra… Jus-qu’à la dernière réunion, tout allait bien.Le scrutin était assez serré. Le livre deBoualemSansal l’emporta.On sedoutaitbienque celaneplairait pas àundiplo-mate aumoins, l’ambassadeurd’Algérie,mais c’était sans importance. Lanouvellefut annoncéeau lauréat, qui vit à Boumer-dès (ex-Rocher-Noir, près d’Alger), alorsqu’il était sur le départ. Il accueillit la nou-velleheureuxet flatté. Quelques-uns lefurentmoins lorsqu’ils découvrirentpeu

après, dans de violents articles parusdans la presse arabe, qu’il s’était renduenIsraël à l’invitationde sonéditeur et d’unfestival littéraire israélienà Jérusalem.Qu’il y avait donnédes conférences, parti-cipé à desdébats et réponduà des inter-views avec le franc-parler, le courage etl’indépendanced’esprit qui le caractéri-sent, qu’il s’agissede critiquer le régimealgérienet le sort fait auxPalestiniensdans les territoires occupés, oudedénon-cer le «fascisme islamiste». Commel’avait fait avant lui en 1999unmembredu jury, Tahar Ben Jelloun.

Visite «criminelle» en IsraëlAussi Elias Sanbar, ambassadeurde la

Palestineà l’Unescomais égalementpoète et traducteur, et à ce titre lui aussimembredu jury, fit-il aussitôt pressionpourque le Prix du romanarabe soitretiré à BoualemSansal. Il fut d’autantplusvéhémentqu’il n’avait pas soutenuson livremais Les Plumes (Actes Sud), dusyriend’originekurde SalimBarakat. Ilmobilisa ses pairs duConseil des ambas-

sadeurs arabes. Egalement scandaliséspar le fait que BoualemSansal a osé ser-rer lamaind’Israéliens et parlé avec euxchez eux, ce que leHamas et leHezbollahont jugé «criminel», ils convinrentdoncde le «désinviter», de reporter la cérémo-nie prévue lemercredi 6juin à l’IMAenprétextant« les événementsactuels danslemondearabe» et de faire voter à nou-veau le jury.

L’unde sesmembres,Olivier Poivred’Arvor, directeur de FranceCulture, lan-ça aussitôt l’alerte en faisant savoir publi-quementqu’il démissionnait en signedeprotestation. L’affaire était lancée. Impos-siblede l’étouffer. Il y eut beaucoupdetéléphonagesentre jurés.Mardi 12juindans l’après-midi, une réunionde crise setint audomicile deVénusKhoury-Ghata.Plusieurs écrivains (Paula Jacques,HéléBéji, Robert Solé), partisans comme l’en-sembledu jurydenemodifier en rienunvote qui s’était voulu strictement litté-raire, se trouvaient à ses côtés face à EliasSanbar,MonaAlHusseini, conseillèreauprèsde l’ambassadede Jordanie (qui

entretientdes relationsdiplomatiquesavec Israël, un comble!) et l’ambassadeurde la Ligue arabe, représentant lesmé-cènes. Ce fut houleux.Des crismais pasde coups. A la sortie, ils se séparèrent cour-toisementmais pour toujours. Touteautre réactioneût entraînéau seindujuryune cascadededémissions.

«Aller en Israël, ce n’est tout demêmepasaller en enfer!, s’indigneVénusKhou-ry-Ghata.Onn’a pasà subir de tels dik-tats. Ona sauvé l’honneur, et tant pis si onse retrouvemendiants et orgueilleux.»AlbertCossery eût apprécié. BoualemSan-sal apprécie déjà: «Mais quel nomaura ceprix?Ne sera-t-il pas perçu commeuncamoufletauxambassadeursarabes?Moi, je suis preneurde toute décisionprisepar le jury, lui seul comptepourmoi.» Lesjurés duPrix du romanarabeont doncrepris leur liberté et lui remettront biensonprixpourRueDarwind’ici à la ren-trée, lors d’un cocktail,mais pas le chèquede 10000euros. Il est prévud’y inviterdes écrivains, des poètes et des critiques.Pasde diplomates. p

Extrait

Ile de Giglio, troismoisaprès le naufrage

du «Costa-Concordia».PATRICE TERRAZ/SIGNATURES

Histoired’un livre

«C’est à partir demaprati-queprofessionnelle d’ac-compagnateurde voyageque j’ai commencéà réflé-chir sur le tourismemo-derne et, plus particulière-ment, sur les voyages engroupede jeunes Françaisà l’étranger. Dans cetteposition, ilm’était plus fa-cile d’appréhender les per-ceptions des populationsvisiteuses (les touristes)concernantunepopula-tion visitée et, inversement,les réactionsdes autoch-tones recevant des touris-tes.Ma lecture est passéeparplusieursphases succes-sives: de la dénonciationglobaleà une formed’ac-ceptation réaliste de cephé-nomène, quand jeme suisretrouvé touriste parmitant d’autres, enAsieet ailleurs.»

L’Imaginairetouristique,

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Clochemerle,XXIe siècleOnméprise à tort les villages. Ils sont aussi petitsque leur univers est impitoyable. L’ouvragedel’ethnologueMarieDesmartis, qui s’est immergéede longsmois dansunde cesmicrobourgs, enatteste. Riende folkloriquedans sa descriptiondela vie des deux cents âmes d’Olignac (l’auteur achangé ce nom, commeceuxdes personnes),situé aumilieudes landes deGascogne,maisuncondensédepolitiqueà l’état pur: des clivages,des clans, des alliances, qui se comprennent aumiroir de l’appartenance sociale (on est ouonn’est pas propriétaire foncier),mais aussi au grédes installations, celles des «hippies» venus ennombredans les années 1970et des «nouveauxnouveauxvenus»dix ans plus tard, avant, plusrécemment, l’arrivéedes «rurbains». La viemuni-cipale agitéed’Olignac est le reflet des tensionsquinaissent de la diversificationde sapopula-tion.Ainsi, derrière la cartepostale pittoresque,MarisDesmartis comprendpeu àpeuque la viequotidienneestmarquéepar la peur, l’intimida-tion et le silence. Elle-mêmeestmenacéede violdès sonpremier jour d’enquête.Un aperçu, en

somme,de la violencepolitiqueordi-naire aupays des chasseurs.Ce livre est le premier d’unenou-velle collectiondirigéeparAlbanBensa, dont l’objectif est de réins-crire l’ethnologuedans la cité. Pariréussi. p Julie ClariniaUne chasse aupouvoir. Chroniquepolitique d’un village de France,deMarieDesmartis, Anacharsis,«Les ethnographiques», 268p., 15¤.

L’HommesauvageAMohacs, enHongrie, pendant les JoursGras, leshabitants s’affublent demasques effrayants etcornus, de diable oud’animal, certainspeints avecdu sangde bœuf. A Palanca, enRoumanie, aucours des fêtes duNouvelAn, les hommes remon-tent les ruesportantdes faciès d’ours, de cerf et decheval et les peauxde ces animaux.Dans toutel’Europe se déroulentdes fêtes dédiées auxani-mauxet à la sauvagerie: des hommesyprennentl’apparenced’unbouc, d’un cheval oud’un cerf,nosplus vieux totems. Ils s’affublentde tenuesfaitesde corne, de peau, d’ossementsoudebran-chage. Ils veulent s’«ensauvager». Exorciser leursforces intérieures.Un livre troublant, voire dérangeant, duphoto-grapheCharles Frégermontre ceshommesdéci-dés à renaître dansunepeaude bête. Chacunedes

images enpied sidère, tant lestenuesdepaille et de bois, les vi-sagesnoirs de suie oude sang, lesmasques et les amasde fourruresnous semblent étranges, lourds, sur-chargés, si peuurbains – et pourtantsi extravagants et beaux. p

Frédéric JoignotaWildermannou la figure dusauvage, de Charles Fréger, Thames andHudson, 270p., 120 photos, 32 ¤.

NicolasWeill

La mythologie du com-munisme ressemble àun vaste champ de rui-nes. Pourtant, une lé-gende a obstinémentrésisté à l’ouverture des

archives et au verdict de l’histoire,celle des Brigades internationales.Ces dizaines de milliers de volon-taires, quiont convergédumondeentier vers l’Espagne républicainepour combattre les rebelles natio-nalistesmenés par Franco de 1936à 1938, continuent à représenter lefleuron de la lutte antifasciste.Longtemps, leur épopée a faitoublier la «grande terreur» sovié-tique et ses millions de victimes,avant même que la victoire del’URSS sur l’Allemagne nazie nerecouvred’uneneigeépaisse,dansbien des mémoires, les fosses desgoulags et de la famineorganisée.

Le témoignage du journalisteyiddishophone et ancienmilitantkomminternien Sygmunt Stein(1899-1968) risque pourtant deporter l’ultime estocade à ce der-nier des grands récits de l’ère ducommunisme.Ayant consigné sessouvenirsde la guerred’Espagneàson retour à Paris, il perdit sonmanuscrit dans la tourmente del’Occupation. Il les réécrivit cepen-dant pour le journal new-yorkaisde gauche en yiddish Forverts en1956.L’ouvragequ’ilenatiré(1961)aattenducinquanteans sa traduc-tion française.

De cette aventure internatio-nale, à en croire ce témoignage,rien ne subsiste de glorieux; der-rièredesapparencesépiques,pres-quetoutyapparaîtmesquinoucri-minel.Secrètementécœuréparlesprocès deMoscou, Steinmilitait àPrague pour la «République auto-nome juive» inventée par StalineauBirobidjan(extrême-orientrus-se) – un moyen, avoue Stein, dedrainerlessubsidesdelabourgeoi-sie juive tchèque vers les caisses

du communisme. C’est encoreplein d’illusions qu’il décide derejoindre l’Espagne. Lassé de sontravaild’intellectuelorganiqueduparti, il veut se battre pour unerévolutionqui reste son idéal.

Or, arrivé à Albacete, le centredes Brigades internationales surle sol de la République, il va êtreimmédiatementaffectéàlapropa-gande et va comprendre, au cœur

de l’appareil, le véritable rôle quel’URSSveut faire joueràcesvolon-taires armés de l’antifascisme.Tout en faisant payer au prix fortles munitions démodées qu’ilenvoie avec parcimonie au camprépublicain,Moscou a expédié enguise de combattants toute unearmada de commissaires politi-quesetdetueursduNKVD.LesBri-

gades internationales participentainsi à l’écrasement, en Catalo-gne,aumoisdemai1937,delagau-che dissidente du Parti ouvrierd’unificationmarxiste (POUM) etdesanarchistes.PourStein, lesBri-gades ont surtout été « la Légionétrangère de Staline qui s’apprê-tait à asservir le peuple espa-gnol » ; le POUM serait mort del’avoir compris. Stein, qui s’atten-dait à une épopée prolétarienne,se retrouve ainsi complice d’unebattue d’opposants. Les combatsdonnent autant d’occasions d’éli-miner des «suspects» d’une balledansledostiréeparundesliquida-teurs infiltrés dans la troupe.

Stein attend de longs moisavant de gagner le front. Sestalents de propagandiste sontd’abord utilisés au bourrage decrâne des nombreux volontairesjuifs. Comme il est issu d’unmilieu orthodoxe, on lui soumetles lettres rédigées en hébreuqu’envoient les volontairesjudéo-palestiniens (lui affirmeavoir cherchéàprévenir les expé-diteurs). Il découvre non seule-

ment le goût du luxe, du pouvoiret de l’uniforme qui s’emparemêmedes anarchistesmais aussil’antisémitisme qui infecte lesrangs des brigadistes. Quand ilfinit enfin par combattre dans lacompagniejuiveBotwin,enEstra-madure, c’est pour constaterqu’on a envoyé les hommes àl’abattoir, sans fusils, exposésaux cruautés des «Maures» deFrancodont la rumeurveutqu’ilscrèvent les yeux et émasculentleurs prisonniers.

Ce récit est exceptionnel parcequ’il vient de l’intérieurmême del’appareil. Même si cet étalaged’amertumedoit être lu avec pru-dence, il constitue un nécessaireexercicede désillusion.p

Sans oublier

www.nil-editions.fr

©C.C

abrol

Un récitlumineuxsur les clésde la sagesseuniverselle

Jean-Louis Jeannelle

Les premières décennies du XIXesiè-clesontoccupées,dansnotre imagi-naire collectif, par les luttes desromantiques contre les vieilles

lunes classiques – les échauffourées aux-quelles donnèrent lieu les représentationsd’Hernani,deVictorHugo, en1830,ensontle plus célèbre épisode. Mais ce que nousignorons souvent, c’est la centralité danscette France postrévolutionnaire desdébatsautourdusièclede LouisXIV.

Jeune chercheur au CNRS, StéphaneZékian fait apparaître, dans un bel essaiconsacréauxusagesmémorielsde la litté-rature classique, l’extraordinaire enjeuesthétique et idéologique que furent lesœuvresdeMolière,deCorneilleoudeBos-suet. Et cela pour l’ensemble du spectrepolitique de l’époque, depuis un chantredu libéralisme comme BenjaminConstant jusqu’à un défenseur acharnédu pouvoir monarchique et catholiquecommeLouisdeBonald. Véritable«carre-fourde lamémoirenationale», le siècledeLouisXIV fut en effet partagé entre desidéologies et des esthétiques totalementdivergentes.

Délaissant lesépisodes lesplusconnus,Stéphane Zékian préfère s’intéresser auxessais, aux journaux ou aux concoursd’éloquence en vogue à l’époque. Il y re-pèreunesourderivalitéautourdecepatri-moine prestigieux: les tenants de l’An-cien Régime y voient le repoussoir d’unXVIIIe siècle corrompu par les philoso-phes,pendantqueles libérauxfontdecer-tains classiques, tel Pascal, des précur-seurs de la Révolution. Aussi l’édition en1806desLettresde lamarquisedeSévignéparPhilippe-AntoineGrouvelle, l’hommequi avait porté à LouisXVI son arrêt demortauTemple,provoque-t-elledefurieu-ses réactions chez les tenants de l’ordre– Joseph deMaistre y dénonce une odieu-se tentative de récupération. Les unsjugentque les classiquesn’ontœuvré quegrâce à LouisXIV, les autres malgré lui.Mais tous s’accordent néanmoins à voirdans le XVIIesiècle un canon intemporel.

Exit Célimène…Une telle exemplarité a bien entendu

unprix. Passionnantes sont les pages queStéphaneZékian consacre auxvertueusesréécritures du corpus moliéresque parl’honorable Louis-François Jauffret,auteur en 1807d’unMolière de la jeunesse(sous-titré: Comédies choisies de Molièrerendues propres à être représentées dansles pensionnats et dans les familles) : LeMisanthrope, débarrassé de toutes fem-

mes, n’y compte plus que quatre person-nages. ExitCélimène…– Alceste, tout atra-bilaire qu’il fût, se montrait bien plusamène à l’égard de la jeune coquette ! Leprocédéétonnerapeut-êtremais, au tour-nantdu siècle, la fidélitéà la lettredes tex-tes (somme toute plus récente qu’onne lepense) importait moins que l’effet moralattendudecesœuvres: la littératurelouis-quatorzienne «s’imposait davantage parlapuissanceirradiantedequelquesgrands

noms que par l’aimantationd’un corpusne varietur».

Au matérialisme hérité desLumières,assimiléesàunratio-nalisme prosaïque, certainsopposaient le triomphe sanspartage des belles-lettres auXVIIesiècle. Par conséquent, ce

qui se jouait au cœur de ces «aventuresde la tradition», c’était in fine la nais-sance de ce que nous nommons « littéra-ture»,progressivementdissociéedesdis-coursde savoir, avec lesquels elle cohabi-tait auparavant pacifiquement. Danscette lente sécession des futures «scien-ces de l’homme», les polémiques susci-tées par le siècle de Louis XIV repré-sentent une étape essentielle. On saitque les effets de ce partage ne se ferontréellement sentir qu’au XXesiècle, maiscette fois au détriment de la littérature,et il ne servira alors plus d’invoquer lesclassiques… p

TentativederécupérationdesclassiquesComment,audébutduXIXesiècle,ons’écharpaitautourdeMolière,CorneilleouBossuet

Critiques Essais

Le goût du luxe,du pouvoir et del’uniforme s’emparemême des anarchistes

L’Inventiondes classiques,de StéphaneZékian,CNRS éditions,384p, 25 ¤.

Maguerred’Espagne.Brigades internationales:la find’unmythe(Der birger-krig in Sphpanioe.Zikroines funamilitsioner),de SygmuntStein,traduit du yiddishparMarinaAlexeeva-Antipov,Seuil, 266p., 19 ¤.

SygmuntSteins’estengagéen1936danslesBrigadesinternationales.Sonrécit,enfintraduitenfrançais,écornel’undesgrandsmythesduXXesiècle

Amèreguerred’Espagne

Bataillon d’uneBrigade internationale,

janvier 1937.INTERFOTO/LA COLLECTION

70123Vendredi 15 juin 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.06.15

a17juin: chezMargueriteYourcenarLaVillaMarguerite-Yourcenar, situéeau cœurdesmonts deFlandredans leNord, s’ouvre aupublic pour évoquer la vie etl’œuvrede la romancière en compagnie d’AmélieNothombetde la chanteuseMaurane.www.cg59.fr

aDu28juinau1er juillet: leMarathondesmotsLa 8e éditiondu festival toulousain seraplacée sous le signedel’Italie.Denombreuxauteurs transalpinsparmi lesquels Roset-ta Loy, Carlo Lucarelli, ValerioMagrelli, feront le déplacementpourdes lectures et des rencontres enpublic. LeMarathondesmots reviendra aussi sur les enjeuxdes révoltes arabes, avecAlaa El-Aswany, l’auteurde L’Immeuble Yacou-bian,qui présenteraChro-niquesde la révolutionégyptienne (Actes Sud).www.lemarathondesmots.com

aLes 29et 30juin:Arles franco-russeLeCollège internationaldes traducteurs littérairesaccueille cette année, àl’espaceVan-Gogh,May-lis deKerangal, AndréMarkovicz, LevRubins-tein et BorisAkounine…www.atlas-citl.org

LESUJETESTTABOU.Beaucoupdegens lepensent,mais ledirepubli-quement? En 1996, Jean-MarieLePen l’affirmasans ambages:«Aux Jeuxolympiques, il y auneévidente inégalitédes races entrela racenoire et la raceblanche (…).C’estun fait. Je constateque lesraces sont inégales.» Le leaderduFNavait-il pourbutde célébrer lesNoirs? Pas sûr. En réalité, le sous-entenduétait clair :musclesnoirs,cerveaublanc.Derrière l’éloge,l’outrage.Maisqu’enest-il vrai-ment?Quandonvoit la finaledu100maux JO…Bon, onnepeutpasledire,mais tout demême…non?

C’est sur ce terrain glissant ques’est engagé le journaliste sportifJean-PhilippeLeclaire, enpubliantun livre au titre choc:Pourquoi les Blancs courentmoinsvite. L’auteurn’ignorepas à quelpoint le sujet estminé, car tousses amis l’ontmis en garde.Maisil persiste et signe: «Simon livregénère la polémique, je ne pourrai

pas jouer les naïfs.»Au fond, il n’apeut-êtrepas tort. Si tout lemonde sepose la question secrè-tement, pourquoinepas creverl’abcès? Pourquoinepas endébat-tre ouvertement?

L’ouvrageproposeunepetitehistoirede la question«raciale»dans le domainedu sport, et del’athlétisme, qui fut d’abord, etpendant longtemps,une affairedeBlancs.Mais lesNoirs, améri-cainsnotamment, firent bientôtirruption: JesseOwens, qui rem-portaquatremédailles d’or à Ber-lin, en 1936, infligeant un cinglantdémenti àHitler et à ses théoriessur la supérioritéde la racearyenne; TommieSmith et JohnCarlos qui, aux JOde 1968,montè-rent sur le podiumen chaussettesnoires, brandirent le poingpen-dant l’hymnepour dénoncer leracismeet la ségrégation racialeauxEtats-Unis, et furentpendanttrente ansostracisés, insultés, bri-més. Le livre évoqueaussi denom-

breuses figures françaises, duMartiniquaisLucien Sainte-Rose,championd’Europedu4× 100men 1974, qui dénonça l’écart entreles bourses olympiquesdesAntil-lais (15000francs) et celles desautres Français (50000francs), àChristopheLemaitre, parfois pré-sentédans lesmédias commeétant«le Blanc le plus rapidedel’Histoire» et qui reçut desmes-sagesde félicitationsdeMarine LePenet duKuKluxKlan.

ExplicationsbiologisantesD’oùviendrait cette prétendue

supérioritédesNoirs dans lemondedu sport? L’auteur exami-ne les hypothèses avancées: ana-tomiques,physiologiques,hormo-nales, génétiques – ah, le fameuxgèneACTN3! Bienqu’il ne semblepasy croire totalement, Jean-Phi-lippeLeclaire paraît entraînémal-gré lui vers ces explicationsbiolo-gisantes.Du coup, il tend àmini-miser les explications socio-

historiques, pourtant évidentes.Appauvrispar des siècles d’escla-vageet de colonisation, discrimi-nésdans l’ensemblede la société,lesNoirs ont investimassivementdans le sport, et notamment l’ath-létisme, domainequi leur sem-blaitmoins ferméqued’autres, etdont le coût d’entrée est évidem-ment très faible (la coursenedemandeaucunéquipementpar-ticulier), alors qu’ils sont beau-coupmoins présentsdansd’autres disciplines sportives,comme l’avironou l’équitation,disciplinesplus «aristocrati-ques», dont l’accès est bien sûrplus coûteux.

Certes, on cherche souventdescauses biologiques à des réalitéssociales.Mais c’est confondre lanature et l’histoire.p

Sylvie Testud, comédienne

Dansl’entre-deuxdelavie

Lesportest-ilraciste?

d’Eric Chevillard

Sans interdit

A titre particulier

COMMENTNEPAS étouffermaintenant, alors qu’on sait qu’onétouffeunpeuplus chaque jour? Comment arrive-t-onà vivrependant longtemps,malgré les heurts, les pièges, lesmau-vaisesdécisions, les ratés, les… Les vieux,mêmeavecdesregrets,«ils ont de la chance, parce que, eux, ils s’en sont sortis,bienmal,mais sortis», ai-je écrit dans le romanGamines(Fayard, 2006). Ce sont «des rescapésde tous les pièges tendus»,faisais-je dire àunepetite fille de 10ans, angoisséepar l’avenir.

C’est de ça quenousparleXavier deMoulinsdansCeparfaitciel bleu : son angoisse. Antoinene réussit pas à faire de chaquejourune étapevers unbonheur, ni procheni lointain. Le futurest un temps trop longpour lui, trop court pourMouna, sagrand-mère, à laquelle il se confie. Témoindes joies, des peinesqu’il a vécues enfant,Mouna saurad’où lui viennent cet atten-tisme, sondésarroi devant le chemin, peu engageant, encore àparcourir.Alors qu’aucunobstaclene se dresse contre sonbon-heur, aucunévénement réjouissantne seproduit. Pourquoiespionne-t-il la vie de sonex-femmesur Facebookau lieudevivre la sienne? Alice, lamèrede ses deux filles, se remarie. Ellea l’air si heureuxalors que lui se sent à côté de sa propre exis-tence. «Etre», sans joie, respirer sans enthousiasme.N’est-cedoncque ça, la vie: exister? Est-ce que cela suffit? Commentfont les autres?Qui lui donnera la réponse? C’est ce que je lisentre les lignesde ce romandont le titre semble dire: «Appa-remment, tout va bien.»

PourtantAntoinen’arriveni à respirer ni à étouffer. Pèredivorcé, il bénéficie de la garde alternée. Ses deux filles le rejoi-gnentune semaine sur deux. Il a retrouvéune«copine», une«amie», une «concubine», une «âme sœur»…Commentdit-on, déjà, quand c’est quelqu’unqu’onaimebien?Bon, Lau-rence, puisque c’est sonprénom, est une femmegentille, pour-tant. Elle a trois garçons.Avec les deux filles d’Antoine ça faitune jolie famille, ça, non?C’est répertorié, d’ailleurs, cemodèle.Tout a fait acceptable: «famille recomposée», dit-on. Vousvoyez, cher Antoine, il ne faut pas vous torturer; vousn’êtespas seul dans cette situation. Alice vient de se remarier, enplus.N’est-cepas le signe absolud’unehistoirequi n’est plus lavôtre? Tournez la page. Vous perdez votre temps à ressasser lepassé. Ce temps révolu est-il fautif? Antoine est coincé entredeuxétats, entre l’hommequ’il était et celui qu’il deviendra.Antoine, où en êtes-vous? Etes-vous content ou triste? L’aimez-vousoune l’aimez-vouspas? Commentvous sentez-vous?Avez-vousenvie de vivre oudemourir? Antoinene le sait pas,justement.

Dans les limbesAprès avoir quittéune vie établie, construite de certitudes, il

devrait se sentir libre. La fraîcheurdu sentiment, l’insolencedudébutant, la liberté du jeunehomme insouciant, se sont éva-nouies sansqu’il s’en soit rendu compte. Antoine est là désor-mais. Il sourit lorsqu’il faut sourire. Il est unbonpèreunesemaine sur deux. Ce livre apparemment léger nous raconte leslimbesdans lesquellesnous errons sitôt que les doutes s’ins-tallent.«Ta vie, c’est ce que tu en fais.»Quelle phrase inhibante,et détestable, inculquée auxenfants alors qu’ils essaient degrandir. Antoine trouveraunpeude réconfort, et quelquesréponses, auprèsdeMounaqui fumesur le balcon. Commentcette vielle damepeut-elle être gaie, détachée? Elle s’en ira bien-tôt, elle le sait. D’ailleurs, elle aimerait voir lamerunedernièrefois. Le petit-fils va conduire sa grand-mèreenNormandie.C’est avec sagesse queMounava transmettre àAntoine sonexpérience, celle d’unevie qu’elle a humblement laissé s’écou-ler, disponiblepourprofiter des instantsofferts.Mounaaparcouru le chemin, il reste àAntoineà parcourir le sien.p

Le feuilleton

Agenda

Elogedelafolie

La Cavale de BillyNicklehurst(BillyMicklehurst’sRun),deTimWillocks, traduit de l’anglaisparBenjaminLegrand, éditionbilingue,Allia, 64p., 3,10 ¤.

Pourquoi lesBlancscourentmoins vite,de Jean-PhilippeLeclaire,Grasset, 366p., 19¤.

Quand il est las de se confronterà la banalité du réel, à sa gri-saille persistante, las aussi desusciter comme par parthéno-genèsedespersonnagesqui luiressemblent, en proie aux

mêmes tourments de l’amour oude l’âge,quand il n’en peut plus de pleurer sonenfance enfuie, le romancier abat sa der-nière carte : il crée unmonstre ou un fou.Avecle fou, toutestpermis.Exploreràpeude frais les états limites, secouer sansgrand risque l’ordre social. Tout ce que salittérature se révélait incapable de provo-quer, la folie lepourra, qu’il va singeren lathéâtralisant. Hélas, son fou demeurestrictement une figure littéraire, unechimère, un philosophe illuminé ou unpoète délirant. La souffrance inhérente àla folie, le verrouillagemental de l’obses-sion, l’aliénation à proprement parler, iln’en sera pas ou peu question. La fascina-tion de l’écrivain pour la folie paraît aussiintéresséeensommequecelleduprospec-teurpour son filon.

Ce n’est pas le moindre mérite de LaCavale de Billy Micklehurst que de révisercette vision romantique et niaise de lafolie. Ce bref livre comprend la nouvelleéponymeet un entretienavec sonauteur,l’écrivain britannique Tim Willocks, sur-tout connu pour ses romans noirs, BadCity Blues (L’Olivier, 2002) ou Green River(Sonatine, 2010), qui se trouve être égale-mentkaratékaetjoueurdepoker,nousdit-on,maisdecelaenl’occurrencenousnousmoquons complètement, et psychiatre,voilà qui nous intéressedavantage.

De la nouvelle, Tim Willocks précisequ’elle est une « fiction autobiographi-que» :«Denombreuxdétailssontauthenti-ques, passés au filtre noir, rouge et or de lamémoire.»Lenarrateuryrelatesarencon-tre à Manchester, en 1975, alors qu’il étaitâgéde17ans,avecBilly,unclochardparve-nuaudernierdegrédelamisèrephysique,au cerveau lésé par l’alcool et la psychose,et qui va pourtant lui permettre de com-prendre en quoi la folie, si elle est parfoissuscitéepar la violencede cemonde,n’estsans doute pas étrangère à ce que la civili-sationa réussi de plus glorieux.

«Desdécenniessur lesroutesetd’innom-brables litres deManns BrownAle, de YatesBlob et de spiritueuxméthylés avaient for-gé son squelette, sa peau et ses organes in-ternes en une épave indestructible.» Billypasse ses nuits dans le cimetière, couchésur les conduits du crématorium: c’estenfin un peu de chaleur humaine.D’ailleurs, ilvoit lesmorts, il leurparleetsetourmente de ne pouvoir leur venir enaide. Le jeunegarçons’attacheà lui et à sespas et découvrealorsManchester, nonpascette façade de bureaux et de boutiquesqui passe pour être la ville, mais «une citésombre. Une ville fantôme. Une ville deparias, fièrement dressée, majestueuse-

ment brisée : une ville de perdition», de«vastesbagnesdebriquesrougesnoircies».

Orvoilàcequiapparaîtaunarrateur:cene sont pas les consommateurs de frin-guesetdefilmsquipeuplentlaville, ceux-là se contentent d’en lécher les vitrines etlesécransetn’existentqu’ensurface.Tan-dis que «l’esprit de Billy était l’équivalentneurologique du paysage dévasté qu’ilhabitait». La nouvelle de TimWillocks estsi belle parce qu’elle nous montre le fou,l’insane, comme le réel habitant de cemondetragiquementfaitpour lui. Sa luci-

dité le foudroie. L’intensité de sa souf-france l’empêche de se mentir, même siBilly peut encore feindre de couper dansles illusions dont se bercent les autres et,par exemple, se rendre à l’église «pourécouter des lectures des Evangiles et rece-voir la communion, demanière à payer lethé chaud et les sandwichs qui arrivaientaprès le denier amen».

Dans l’entretien qui suit, conduit parNatalie Beunat, Tim Willocks revient surl’origine autobiographique de ce récit et,avec autant de simplicité que de fermeté,affirmeque la civilisationn’existerait passans la folie, que nous avons envers celle-ci «une dette que nous n’essayons même

pas d’acquitter », préférant, commeMichel Foucault l’a démontré, la punircommeuncrime.Constatantd’abordque,contrairement à la dépression, au cancerou aux oreillons, dont le pourcentage auseind’unepopulationvarieselonles lieuxetlesépoques, lafolie«semaintientàenvi-ron 1% quel que soit le milieu ambiant»,Tim Willocks voit en celle-ci, avec sonconfrère Tim Crowe, la «maladie hu-maine»par excellence. Le fou est celui enquis’incarnentdouloureusement«toutessortes de collisions aléatoires», celui quin’encaisse pas les coups, nous révélantainsi,avecun«héroïsmeinvolontaire», dequels fils sont tisséesnosexistences, com-ment elles se font et se défont.

Onabeaucoupdéliréautourdespréten-dues accointances de la folie et du génie.Sans entériner ce cliché qui, une fois en-core,ne tientnul comptede la souffrance,TimWillocks insistepourtant sur l’apportcapital de la première dans l’édificationdes civilisations: «Sur unplanbiologique,il semble que la créativité au sens large – àsavoir, créer quelque chose de neuf – soitintimement liée à la folie (…) Il est plus quemoyennement probable que le gars ayantinventé la roue ait été fou.» En somme, silemonde tourne, c’est bien parce que cer-tainsnevont pas droit.p

Louis-Georges Tin

Chroniques

Envoyez vos manuscrits :Editions Persée29 rue de Bassano75008 Paris

Tél. 01 47 23 52 88www.editions-persee.fr

Les Editions Perséerecherchent

de nouveaux auteurs

Billy couche sur lesconduits ducrématorium:c’est enfinunpeudechaleurhumaine

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Ce parfait ciel bleu,deXavierdeMoulins,AuDiableVauvert, 216p., 17,50¤.

8 0123Vendredi 15 juin 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.06.15

DidierCahen,poète et écrivain

Rêvolution

Photo©

D.R.

BRUNO FRAPPAT, LA CROIX

Ce livre est un joyau, une pierre

précieuse et étrange posée sur

nos chemins d’humanité.

Trans Poésie

LabaladedeTschicketMaikDeuxjeunesBerlinoisostracisésparleurscamaradesempruntentunevieille Lada etpartent à l’aventure.Unépatantcontecontemporainpouradolescents

Trois livres depoésie, on vit avecet on choisit des vers. On se laisse porter;on tresse alors lesœuvres pourcomposerun tout nouveaupoème.

Personnene va au cielCe serait le bouquet’sL’enfer dugratiné

Mais pas d’aubaineC’est un faitCemonde était cruel

Le combat de taureaux terminéLe ciel paraîtSi sec

Vrouz!Titre choc et démarrageen flèchepourValérieRouzeau(née en 1967). Elle ouvre ainsiles portes d’unquotidienfuyant, dérisoireou risible,mêmesi elle sait aussi garderles pieds sur terre.

L’œuvrede Zukofsky(1904-1978), juif new-yorkaisdesouche, traduit lemêmedésir.Son livre «A»,poèmede touteunevie, explore sonunivers,défriche ses origines; deA à Zun texte épique, hors norme,étonnamment lyrique.

Avec ses propres armes,MadokaMayuzumi (née en 1962) délivrelehaïkude tout conservatisme.Ellemêle la tradition avec satraductiondans le JaponduXXIesiècle.On se laisse porter,sesmots contiennent le vide.

Vrouz,deValérie Rouzeau,La Table Ronde, 176p., 16 ¤.«A» (section 13 à 18), de Louis Zukofsky,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par SergeGavronsky et François Dominique, Virgile,«Ulysse Fin de Siècle», 220p., 18,30¤.Haïkus du temps présent,deMadokaMayuzumi, présentés, choisiset traduits du japonais par Corinne Atlan,Philippe Picquier, 192p., 17,50¤.

Macha Séry

Terrifiant? Assurément.L’Invisible fait partiedeces thrillers placéssous le signe de l’ur-gence qui font sale-ment cauchemarder.

Tropdesang, tropdenoirceur.Eta-blissant un parallèle entre l’immi-nence d’une tempête qui s’an-nonce dévastatrice et la traqued’un tueur en série qui écorche vifses victimes, le Canadien RobertPobiaresserrésonintrigueenqua-tre jours.Quatre joursàcourirder-rière un criminel qui ne laisseaucun indice. Pas de conversationentre flics au comptoir, pas depaperasse à remplir. A quoi bon?Bientôt l’ouraganemportera tout.

L’agent du FBI Jack Cole est deretouràMontauk,Long Island, à lasuite de l’hospitalisation de sonpère,unpeintre célèbre, amid’An-dy Warhol, qui a sombré dans lafolie. Dans la maison de son en-fance dressée sur un promontoireface à l’océan Atlantique, il décou-vre un désordre témoignant d’unespritdérangéetcinqmille toilesàl’apparence étrange. A peine est-ilrevenu que le shérif du coin l’ap-pelle sur une scène de crime.

Jack Cole appartient à l’espècedes profileurs hors normes. Il pos-sède un don que d’aucuns jugentmédiumnique.Capablede recons-tituer lesultimesévénementspré-cédant un crime «plus vite qu’une

équipe d’anthropologues sur leschamps de bataille», il peut, grâceà sa mémoire photographique,modéliser ses souvenirs de sorte àrecréer un lieu et à le visualiser àloisir pour l’examiner sous diffé-rents angles. En somme, une lec-ture à froid comme chez SherlockHolmes.

Jeu de piste, jeu de signesCetexpertencriminels, aujour-

d’huimarié et père d’un petit gar-çon, est un rescapé. Traumatisé àl’adolescencepar l’assassinatdesamère et la violence de son père,passé par tous les excès de la dro-gue,cequadragénaireporteunsti-mulateur cardiaque, comme sison cœur ne pouvait plus ressen-tir d’émotion. Au physique, il res-semble à Charles Bronson. Soncorps est intégralement tatouépar les milliers de mots duchantXII de L’Enfer de Dante. «Etquand il y réfléchissait, le 12e chantétait évidemment le passage inévi-table. Les violents condamnés àl’enfer. L’histoire des Hommes de

sang. Comme ceux qu’il traquaitdésormais.» Partant, il effraye sescollègues.

Cependant que les nuagess’épaississent, que les vaguesenflent, que l’ouragan s’approchedes côtes, que la population estévacuée, un duel à distance s’en-gage entre deux cerveaux mala-des qui semblent familiers l’un àl’autre. Jeu de piste virtuoseautant que jeu de signes qu’ilconvient de déchiffrer. L’identitédu tueur gît-elle dans les innom-brables silhouettes d’un hommesans figure, ces toiles ésotériquesexécutées par le peintre génial,comme ce fut le cas dans Les Visa-ges, de Jesse Kellerman (Sonatine,2009)? S’agit-il dumêmehomme

quia, trente-troisansplustôt,mas-sacré lamèreduhéros?

Il y a beaucoup de roublardisedans cepolar oppressantqu’il fau-dra relireune seconde fois après ledénouement. Parfois complaisantdans la descriptionminutieuse demeurtres atroces, l’auteur s’y jouenon seulement de nos nerfs maisaussidenoscapacitésdéductivesàmesure qu’avance l’intrigue. Anti-quaire pendant quinze ans avantde se consacrer à l’écriture roma-nesque, il prend en effet unmalinplaisir à multiplier les trompe-l’œil, à tronquer les perspectives.

A l’égal de R. J. Ellory, DennisLehane, LisaUnger ou S. J.Watson,Robert Pobi sait travailler en orfè-vre cettematière vive, défaillante,obsessionnelle, traumatique, ver-tigineuse, qu’est la mémoire,considérée ici comme une boîtede Pandore. Avec ce premierroman, il signe un récit hallucina-toiresur lemorcellementdel’iden-tité, doublé d’une réflexion surl’engloutissement des hommesparune fureurqui les submerge.p

«Jacob avait peint la moindresurface accessible – y compris lesol et le plafond – en noir mat.Puis il avait orné cet espace néga-tif de douzaines de portraitsreprésentant le même hommeque celui qu’il avait peint avecson sang sur le mur de lachambre d’hôpital, emplissantl’espace d’études anatomiquessorties tout droit d’un enfer à laJérôme Bosch. Ils étaient habile-

ment exécutés et hyperdétaillés –parfaits d’un point de vue anato-mique. Sauf qu’ils n’avaient pasde visages. La sensation demena-ce qu’ils dégageaient était indé-niable.

Jakemarcha jusqu’au centrede l’atelier et pivota sur lui-même, tentant d’absorberl’œuvre dans son ensemble.»

L’Invisible, page169

j e u n e s s e

Untueurvicieux,unagentduFBIfêlé,unclimatdecatastrophe: lepremierromanduCanadienRobertPobimetlesnerfsdulecteuràrudeépreuve

L’écorcheuret letatoué

Après une virée enAllema-gnedel’Est,Tschickdébar-que enFrance. S’y fera-t-ilautant d’amis? C’est tout

ce que l’on peut lui souhaiter.Tschick est un jeuneRusse qui atterrit unbeau jour dans une éco-le berlinoise. Regardéau départ comme unebête curieuse par ses«camarades » de classe,il n’a a priori aucunpoint commun avecMaik, fils de bonnefamille allemande. Saufleméprisque leurportela ravissante Tatianaqui a la bonne idée d’in-viter la Terre entière àson anniversaire saufces deux-là. Seuls au monde, lesdeux gosses de 14ans s’emparentd’unevieille Ladaqui ne demandequ’à être volée et fuguent quelquepart à l’Est. Là où les mènent lesoleil, la pluie ou les policiers quisemblent les poursuivre.

Publié en Allemagne en 2010dans une collection pour adultes,Tschick, intitulé en français Good-

bye Berlin, s’est rapidement hisséen tête des ventes. Surprise : cesont les ados qui ont adoptéTschick et Maik au point que celivre a reçu en 2011 le prix dumeilleur roman pour la jeunesse.Ce road-movie allemand est unconte contemporain, pas un dra-me social. Ces deux affreux sontinsupportablement sympathi-

ques. Au volant deleur carrosse pourri,le monde, ou plutôtle no man’s landqu’ils traversent,leur appartient.

Les critiques alle-mands ont beau-coup insisté sur lestyle de l’auteur,Wolfgang Herrn-dorf, né en 1965. Lelivre est remarqua-blement traduit, etle public françaisdevrait également

être sensibleà ladescriptiond’unecertaine jeunesse allemande. p

Frédéric Lemaître

p o l a r

Mélangedesgenres

Extrait

GoodbyeBerlin (Tschick),deWolfgangHerrndorf,traduit de l’allemandpar Isabelle Enderlein,ThierryMagnier,336p., 14,50¤.

L’Invisible(Bloodman),deRobert Pobi,traduit de l’anglais(Canada)par Fabrice Pointeau,Sonatine, 426p., 21,30 ¤.

SÉBASTIEN TABUTEAUD/

PLAINPICTURE/READYMADE-IMAGES

90123Vendredi 15 juin 2012

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.06.15

SylvieGermainRomancière,biographe,essayiste…elleesttoutcela.Parmisesessais,cependant,uneconstante: l’explorationdel’idéedeDieu.Elle lapoursuitdanssonnouveaulivre,«Rendez-vousnomades»,surunmodeplusintimequejamais

Foid’écrivain

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POUR LA FÊTE DES PÉRES

XavierHoussin

Il se trouve des textes quiviennent à temps. A pointnommé. Comme si tout leparcours d’écriture de leurauteur tendait vers leurparution. Comme si sa bio-

graphiemêmelesamenait.Rendez-vousnomades, le nouveau livre deSylvieGermain, est de ceux-là. Ellea reçu en avril le grand prix de laSociété des gens de lettres pourl’ensemble de sonœuvre et, juste-ment, «l’ensemblede sonœuvre»conduitàce texte,àcetessai siper-sonnel sur la croyance, sur Dieu,sur la relation intime qu’un écri-vainpeut engageravec Lui.

Sylvie Germain, née en 1954, sevoyait bien peintre ou sculpteurquandelle était jeune fille.Mais savocation a bifurqué en terminale,lors d’un cours de philosophie.«On nous avait donné commesujet de dissertation, se souvient-elle, une phrase des Frères Kara-mazov, de Dostoïevski : “Si Dieun’existe pas, tout est-il permis?” Jene sais plus trop comment je m’ensuissortie,maisjemesuisdit,àpar-tir de cemoment-là, que si la philo-sophie consistait à réfléchir à desquestions auxquelles il n’y avaitpas de réponses satisfaisantes,alors c’était une aventure extra-ordinaire et sans fin.» Etudes à laSorbonne avec Emmanuel Levi-nas, à Nanterre avec Daniel Char-les. Assez vite, elle va s’apercevoirpourtant qu’elle ne se destine pasà être philosophe. Elle veut justeécrire. «Une manière, conti-nue-t-elle, de poursuivre le ques-tionnement philosophique,mais àtravers des chemins bien plus buis-sonniers.»

De son premier roman Le Livredes nuits (Gallimard, 1984) à Joursde colère (Gallimard 1989), prix

Femina, Tobie des marais (Galli-mard, 1998), ou encore Magnus,prix Goncourt des lycéens (AlbinMichel, 2005. Folio, 2007) et Horschamp (Albin Michel, 2009), Syl-vie Germaina exploré à s’y perdreununiversoùl’étrangereflète l’in-quiétude.Oùunepoésiedeventetd’eauseglisseentre lesphrases,oùles mystères se font et se défontdans le cours d’unehistoire.

Mais elle n’est pas que roman-cière ou raconteuse, elle bat aussila friche des genres. Biographiesrésonnant en écho, comme celled’Etty Hillesum (Pygmalion,1999), regards sur la peinture (Ate-liers de lumière. Desclée deBrouwer,2004)et réflexionsvaga-bondes, méditations, essais…«L’écriture rassemble des souve-nirs, des images, des sensations,des rêves, des envies, des peurs, desexpériences,desconnaissances,dit-elle. Certaines fois, je ressens lebesoinderevenir,defouillerdavan-tage,avecunlivrequinesoitpasdela fiction.»

Rendez-vous nomades procèdede cette démarche du retour en

arrière,de lamiseeninterrogationpermanente, du ressassement.«JeanMoutappa, le directeur de lacollection “Spiritualités vivantes”chez Albin Michel m’a proposéd’écrire ce livre – j’aimebienquandonmepropose,celamelaissebeau-coup plus libre. Il voulait un “Ceque je cherche”, dans l’esprit pre-mier des livres de Grasset regrou-pés sous l’étiquette “Ce que jecrois”. J’ai trouvé que c’était l’occa-siondem’expliquerenfinpourmoi-même.» Ainsi aborde-t-elle, enface, l’idéequ’elle se fait deDieuetla manière dont a évolué cetteidée, en fonction de ses propresépoques,desespropresmoments.Decequ’il en reste, de cequ’elle enfait. Une somme en quelque sorteou plutôt une arithmétique ten-due par le souci de tomber juste, àla fin.

Rendez-vous nomades vaau-delà de ses précédents essaiscomme Les Echos du silence (Des-clée de Brouwer, 1996. AlbinMichel, 2006) sur le mutisme deDieu et le supplice d’unmonde du«temps des génocides», commeMourirunpeu(DescléedeBrouwer,2000. Embrasure, 2010) qui pro-longecetteréflexionauboutdel’ef-facement ou encore Quatre actesde présence (Desclée de Brouwer,2011), sur la fragilité et l’impuis-sance des hommes. Avec Rendez-vousnomades,elleesteneffetdansle dévoilement d’elle-même, danslaprisedeparoleexplicite.C’estuntexte incarné. «Ecrire à la premièrepersonnen’estpasdansmeshabitu-des, sourit Sylvie Germain, alors,parfois, cela se présente davantagecomme le livre du “on” que celui du“je”.» Mais on la reconnaît claire-ment,d’autantqu’elledésignel’en-droit d’où elle parle. L’écrivainnous fait un «état des lieux», unconstat en chemin. «Je suis catho-

lique, affirme-t-elle. Jeme suis construiteavec et par cet acci-dent de naissance.C’est d’abord une af-faire d’héritage. Moi,cethéritage, jenem’enremets pas. » L’His-toire semêle au gran-

dir. «On ne naît pas impunémentau mitan du XXe siècle, écrit-elledans ses premièrespages, (…) siècleà jamais strident des noms d’Aus-chwitz et d’Hiroshima, entre autresmultiples noms de l’affliction et del’abjection.»

«Hier ist keinwarum» (Ici, il n’ya pas de pourquoi). Sylvie Ger-main prend à contre-pied laphrase effrayante du SS rapportéeparPrimoLevidansSic’estunhom-me (Julliard, 1987). Elle ne cesse dequestionner. De se laisser débor-der par des hésitations, des dou-tes.Elleprête l’oreilleauchuchotisdes réponses. Les rassemble. Leségrène en chapelet. Elle s’attardeaux mots et s’attache à leur sens,leurs contraires, leurs dérivés.« J’ai écrit ce livre simplement,comme les autres, en me laissantguider, à l’intuition. Une idéevenant. Une image en engendrantune autre. J’en déroulais le pay-sage. » Aucune enluminure. Aucommencementde son livre, il y atous ceux qu’elle a écrits. Alors,elle ouvre la Bible. Parole de Dieuet voixhumaines. p

Rencontre

«Je suis catholique.Jeme suis construiteavec et par cet accidentde naissance»

Rendez-vousnomades,de SylvieGermain,AlbinMichel,194p., 15 ¤.

JEAN-LUC BERTINI/PASCO

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