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La trahison des armes prière d’insérer L’Empire comanche (The Comanche Empire), de Pekka Hämäläinen, traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Anacharsis, 736 p., 28 ¤. Signalons aussi la parution des Guerriers silencieux. Journaux apaches, de Neil et Grenville Goodwin, Indiens de tous pays, « Nuage rouge », 396 p., 22 ¤. Claire Judde de Larivière J usqu’au début du XVIII e siècle, les Comanches n’étaient qu’une modes- te tribu amérindienne traquant le bison à pied dans les canyons inhos- pitaliers au nord du Nouveau-Mexi- que. Révélant leur talent dans le . dressage des chevaux que les Espagnols avaient récemment intro- duits en Amérique, ils se transformè- rent en cavaliers invincibles et parti- rent ainsi à la conquête du sud des Grandes Plaines. Chasseurs de bisons et éleveurs de chevaux, commerçants et guerriers, ils dominèrent une vaste partie du Sud-Ouest américain et imposè- rent leurs choix poli- tiques aux puissan- ces espagnole, fran- çaise, mexicaine et anglo-américaine du milieu du XVIII e siècle jus- qu’à l’effondrement de leur empire, au début des années 1870. Ainsi, en 1762, en même temps que les Espagnols obtenaient des Français la Louisiane par le traité de Fontainebleau, ils se voyaient contraints de négocier avec les Comanches pour assurer la paix à la frontière. La Comanchería, le territoire comanche, était en effet devenue un cen- tre majeur et continuait de s’étendre en direction du Nouveau-Mexique et du Texas. Sa population avait atteint plus de 40 000 habitants vers 1780, c’est-à-dire plus que celle des deux colonies réunies. Marchands avisés, les Comanches avaient fait de la frontière un lieu où s’échan- geaient chevaux, fusils, esclaves et peaux de bison. Pourtant, aux yeux de nombreux histo- riens, cet empire « n’a jamais existé », comme le rappelle dès les premières pages Pekka Hämäläinen, professeur à l’université de Santa Barbara et d’Ox- ford. Il s’efforce dès lors de démontrer le contraire dans une brillante fresque historique, en recourant tout autant aux catégories classiques de l’histoire – em- pire, colonisation, domination – qu’aux développements récents de l’histoire envi- ronnementale et à une grille d’analyse anthropologique. L’auteur étudie les institutions politi- ques et militaires comme les rituels et les croyances, menant le lecteur dans les ran- cherías (les villages semi-permanents) de la nation comanche auprès des femmes qui préparaient les peaux et la viande, ou aux côtés des groupes itinérants et des pilleurs à cheval. Mais, à la différence de certaines parutions récentes (tel L’Empire de la Lune d’été, de S. C. Gwynne, Albin Michel, « Terre indienne », 428 p., 24 ¤), il ne s’agit jamais de faire de la « culture » comanche un antago- nisme à la « civilisation » occidentale, mais de partir à la découverte des structures sociales au fondement de l’empire. Tout au long du XVIII e siècle, la Coman- chería constitua un véritable creuset lin- guistique, culturel et économique, où les peuples voisins, tels que les Kiowas, les Naishans, les Chariticas, furent progressi- vement intégrés. Les Comanches encoura- geaient en effet les absorptions ethniques devenues nécessaires après les ravages provoqués par les épidémies récurrentes de variole et de choléra. Ils renforçaient ainsi encore davantage leur suprématie. Les Espagnols, cependant, persuadés d’avoir affaire à des sauvages cruels et sans discipline, leur suggérèrent de se choisir un chef suprême, en la personne d’Ecueracapa, nommé en 1786. Mais en les considérant, lui et ses successeurs, comme des vassaux qu’ils allaient manipuler à leur guise, les Espa- gnols révélaient en réalité leur incapacité à percevoir la cohé- rence interne de la politique comanche et donc à contrer leurs succès militaires. L’expansion « américaine », à partir du XIX e siècle, fut plus dif- ficile à contenir, les Comanches faisant désormais face à un projet impérial bien plus déterminé que le leur. La longue et intense sé- cheresse, qui épuisa les prairies à partir de 1845, ainsi que les basses œuvres des « coureurs de bison », qui massacrèrent ce qui consti- tuait le cœur de l’économie comanche, eurent raison de leur prospérité et de leur domi- nation. Certes, comme le rappelle l’historien américain Richard White dans sa préface, cet ensemble n’avait « ni empe- reur, ni cour, ni armée perma- nente, ni bureaucratie im- périale ». Il n’a pas laissé de vestiges monumentaux ni une litté- rature de la conquête. Et pourtant, c’est bien dans la fluidité de cet espace sillonné par des groupes nomades, dans la dynami- que des accommodements culturels et des malentendus politiques maîtrisés, au sein de la Comanchería et sur ses marges, qu’émergent toutes les caractéristiques d’un empire, qui participa de la construc- tion du continent américain. Le dépaysement n’est donc pas là où on l’attend. Et si l’on parcourt aux côtés des Comanches les presque deux siècles de l’histoire évoqués dans le livre, c’est d’abord pour se rendre compte de la fami- liarité qu’inspirent leurs stratégies et leurs pratiques, dans le cadre d’un espace aussi complexe que celui d’autres em- pires, espagnol ou ottoman, qui nous sont mieux connus. p Il était une fois dans l’Ouest… l’empire comanche Pendant plus d’un siècle et jusque vers 1870, ce peuple amérindien contrôla un vaste territoire du Sud-Ouest américain. Longtemps occultée, voici cette histoire enfin écrite Jean Birnbaum 7 aEssais 5 juillet 1962 : indépendance de l’Algérie. Quelques parutions éclairent cet événement d’un jour nouveau 23 C omme son ami Karl Marx, Friedrich Engels appelait les travailleurs à chasser la « racaille ». Il n’hésitait pas à employer le terme pour désigner « cette lie d’individus dévoyés » qui représentait à ses yeux l’ennemi le plus pervers des exploités : « Quand les ouvriers français écrivaient sur les maisons, à chaque révolution, l’inscrip- tion : “Mort aux voleurs !”et qu’ils en fusillaient même plus d’un, ce n’était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien parce qu’ils savaient très justement qu’il fallait avant tout se débarrasser de cette bande », martelait Engels. Pour lui, mais aussi pour toute une tradition socialiste, le lumpenprolétariat n’était pas un sous- mais un anti- prolétariat. C’est dans cette tradition que s’ins- crit Mikhaïl Kalachnikov. Ainsi que le souligne Olivier Rohe dans un beau texte intitulé Ma dernière création est un piège à taupes (Inculte Fiction, 96 p., 13, 90 ¤), l’ancien sergent de l’Ar- mée rouge, aujourd’hui presque cen- tenaire, est essentiellement un hom- me d’ordre, ayant l’amour du travail bien fait et la haine des délinquants. En inventant le fusil d’assaut AK-47, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il voulait armer le bras du prolétariat en marche vers l’émanci- pation. Par une de ces claques ironi- ques que seule l’Histoire sait infliger, ce calibre internationaliste est désor- mais l’un des engins les plus malfai- sants du capitalisme globalisé. Il appa- raît aussi, maintenant, comme l’objet fétiche du gangstérisme bling-bling partout dans le monde, et jusqu’au cœur de cette France urbaine dont Marx et Engels saluaient jadis la lucidité. Dimanche 1 er juillet, à Lille, un mal- frat est venu décharger sa « kalach » devant une boîte de nuit dont l’entrée lui avait été refusée. Deux personnes ont été assassinées cette nuit-là : un homme de 25 ans employé par une société HLM et une femme de 26 ans qui tenait le vestiaire pour financer ses études. Ces deux jeunes tra- vailleurs sont tombés sous les balles d’une arme inventée pour ouvrir aux opprimés un avenir de lumière. p 3 aLittérature Le tome I du Journal du philosophe américain Henry David Thoreau 8 aRencontre Joanna Trollope, écrivain des familles 2 aEn bonne compagnie Le dessinateur de presse Jul a visité l’exposition de la BNF « Wolinski. 50 ans de dessins » 6 aLe feuilleton Eric Chevillard est sensible à Votre maman, de Jean-Claude Grumberg Ils n’avaient « ni empereur, ni cour, ni armée permanente, ni bureaucratie impériale ». Et pourtant… aNos coups de cœur de l’été Les choix subjectifs de l’équipe du « Monde des livres » Le chef comanche Kwahadi, huile sur photo, vers 1890. THE GRANGER COLLECTION NYC/RUE DES ARCHIVES Cahier du « Monde » N˚ 20981 daté jeudi 5 juillet 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

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Latrahisondesarmes

p r i è r e d ’ i n s é r e r

L’Empire comanche(TheComancheEmpire),dePekkaHämäläinen,traduit de l’anglais par FrédéricCotton,Anacharsis, 736p., 28 ¤.Signalonsaussi laparutiondesGuerrierssilencieux.Journauxapaches,deNeiletGrenvilleGoodwin,Indiensdetouspays,«Nuagerouge»,396p.,22¤.

Claire Judde de Larivière

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, lesComanchesn’étaientqu’unemodes-te tribu amérindienne traquant lebisonàpieddans les canyonsinhos-pitaliersaunordduNouveau-Mexi-que. Révélant leur talent dans le

. dressage des chevaux que lesEspagnols avaient récemment intro-duits enAmérique, ils se transformè-rent en cavaliers invincibles et parti-rent ainsi à la conquête du sud desGrandes Plaines. Chasseurs debisons et éleveurs de chevaux,commerçants et guerriers,ilsdominèrentunevastepartie du Sud-Ouestaméricainet imposè-rentleurschoixpoli-tiques aux puissan-ces espagnole, fran-çaise, mexicaine etanglo-américaine dumilieuduXVIIIesièclejus-qu’à l’effondrement de leurempire, au début des années 1870.

Ainsi, en 1762, enmême tempsqueles Espagnols obtenaient des Français laLouisiane par le traité de Fontainebleau,ils se voyaient contraintsdenégocieravecles Comanches pour assurer la paix à lafrontière. La Comanchería, le territoirecomanche, était en effet devenue un cen-tre majeur et continuait de s’étendre endirection du Nouveau-Mexique et duTexas. Sa population avait atteint plus de40000habitants vers 1780, c’est-à-direplus que celle des deux colonies réunies.Marchandsavisés, les Comanchesavaientfait de la frontière un lieu où s’échan-geaient chevaux, fusils, esclaves et peauxdebison.

Pourtant,auxyeuxdenombreuxhisto-riens, cet empire «n’a jamais existé»,comme le rappelle dès les premièrespagesPekkaHämäläinen,professeuràl’université de Santa Barbara et d’Ox-ford. Il s’efforce dès lors de démontrer lecontraire dans une brillante fresquehistorique, en recourant tout autant auxcatégories classiques de l’histoire – em-pire, colonisation, domination – qu’auxdéveloppementsrécentsdel’histoireenvi-ronnementale et à une grille d’analyseanthropologique.

L’auteur étudie les institutions politi-ques et militaires comme les rituels et lescroyances,menant le lecteur dans les ran-cherías (lesvillagessemi-permanents)de la

nation comanche auprès des femmes quipréparaient les peaux et la viande, ou auxcôtés des groupes itinérants et des pilleursà cheval. Mais, à la différence de certainesparutions récentes (tel L’Empire de la Luned’été, deS.C.Gwynne,AlbinMichel, « Terreindienne»,428p.,24¤),ilnes’agitjamaisdefairede la «culture» comancheunantago-nismeà la «civilisation» occidentale,maisde partir à la découverte des structuressocialesaufondementde l’empire.

Tout au longduXVIIIe siècle, la Coman-chería constitua un véritable creuset lin-guistique, culturel et économique, où lespeuples voisins, tels que les Kiowas, lesNaishans, les Chariticas, furent progressi-vementintégrés.LesComanchesencoura-geaient eneffet les absorptionsethniquesdevenues nécessaires après les ravagesprovoqués par les épidémies récurrentesde variole et de choléra. Ils renforçaientainsi encoredavantage leur suprématie.

Les Espagnols, cependant, persuadésd’avoir affaire à des sauvages cruels etsans discipline, leur suggérèrent de sechoisir un chef suprême, en la personned’Ecueracapa, nommé en 1786. Mais enles considérant, lui et ses successeurs,comme des vassaux qu’ils allaientmanipuler à leur guise, les Espa-gnols révélaient en réalité leurincapacité à percevoir la cohé-rence interne de la politiquecomancheetdoncàcontrerleurssuccèsmilitaires.

L’expansion «américaine», àpartir du XIXesiècle, fut plus dif-ficile à contenir, les Comanchesfaisantdésormaisfaceàunprojetimpérialbienplusdéterminéquele leur. La longue et intense sé-cheresse, qui épuisa les prairies àpartirde1845,ainsiquelesbassesœuvres des «coureurs de bison»,qui massacrèrent ce qui consti-tuait le cœur de l’économiecomanche, eurent raison de leurprospérité et de leur domi-nation.

Certes, comme le rappellel’historien américain RichardWhite dans sa préface, cetensemble n’avait «ni empe-reur, ni cour, ni armée perma-nente, ni bureaucratie im-périale». Il n’a pas laissé de

vestigesmonumentauxni une litté-rature de la conquête. Et pourtant, c’estbiendans la fluidité de cet espace sillonnépardesgroupesnomades,dansladynami-que des accommodements culturels etdesmalentendus politiquesmaîtrisés, ausein de la Comanchería et sur sesmarges,qu’émergent toutes les caractéristiquesd’un empire, qui participa de la construc-tiondu continent américain.

Ledépaysementn’estdoncpas làoùonl’attend. Et si l’on parcourt aux côtés desComanches les presque deux siècles del’histoire évoqués dans le livre, c’estd’abordpour se rendre comptede la fami-liarité qu’inspirent leurs stratégies etleurs pratiques, dans le cadre d’un espaceaussi complexe que celui d’autres em-pires, espagnolouottoman,quinoussontmieuxconnus. p

Il étaitunefoisdans l’Ouest…l’empirecomanchePendantplusd’unsiècle et jusquevers 1870, cepeupleamérindiencontrôlaunvaste territoireduSud-Ouestaméricain.Longtempsoccultée, voici cettehistoireenfinécrite

Jean Birnbaum

7aEssais5juillet 1962:indépendancede l’Algérie.Quelquesparutionséclairent cetévénement d’unjour nouveau

2 3

C ommeson ami KarlMarx,Friedrich Engels appelaitles travailleurs à chasser la

«racaille». Il n’hésitait pas àemployer le termepour désigner«cette lie d’individus dévoyés» quireprésentait à ses yeux l’ennemi leplus pervers des exploités : «Quandles ouvriers français écrivaient sur lesmaisons, à chaque révolution, l’inscrip-tion:“Mort aux voleurs !”et qu’ils enfusillaientmêmeplus d’un, ce n’étaitcertes pas par enthousiasmepour lapropriété,mais bien parce qu’ilssavaient très justement qu’il fallaitavant tout se débarrasser de cettebande»,martelait Engels. Pour lui,mais aussi pour toute une traditionsocialiste, le lumpenprolétariatn’était pas un sous-mais un anti-prolétariat.

C’est dans cette tradition que s’ins-critMikhaïl Kalachnikov. Ainsi que lesouligneOlivier Rohe dans unbeautexte intituléMadernière création estunpiège à taupes (Inculte Fiction,96p., 13, 90 ¤), l’ancien sergent de l’Ar-mée rouge, aujourd’hui presque cen-tenaire, est essentiellement unhom-med’ordre, ayant l’amour du travailbien fait et la haine des délinquants.En inventant le fusil d’assaut AK-47,au lendemainde la seconde guerremondiale, il voulait armer le bras duprolétariat enmarche vers l’émanci-pation. Par unede ces claques ironi-ques que seule l’Histoire sait infliger,ce calibre internationaliste est désor-mais l’un des engins les plusmalfai-sants du capitalisme globalisé. Il appa-raît aussi,maintenant, comme l’objetfétiche du gangstérismebling-blingpartout dans lemonde,et jusqu’au cœur de cette Franceurbaine dontMarx et Engelssaluaient jadis la lucidité.

Dimanche 1er juillet, à Lille, unmal-frat est venudécharger sa «kalach»devantuneboîte denuit dont l’entréelui avait été refusée. Deuxpersonnesont été assassinées cette nuit-là : unhommede25 ans employépar unesociétéHLMetune femmede 26ansqui tenait le vestiaire pour financerses études. Ces deux jeunes tra-vailleurs sont tombés sous les ballesd’une arme inventée pour ouvrir auxopprimésunavenir de lumière.p

3aLittératureLe tome Idu Journaldu philosopheaméricainHenry DavidThoreau

8aRencontreJoanna Trollope,écrivaindes familles

2aEn bonnecompagnieLe dessinateurde presseJul a visitél’expositionde la BNF«Wolinski.50ans dedessins»

6aLe feuilletonEric Chevillardest sensible àVotre maman,de Jean-ClaudeGrumberg

Ils n’avaient«ni empereur, ni cour,ni armée permanente,ni bureaucratieimpériale».Et pourtant…

aNos coups de cœur de l’étéLes choix subjectifsde l’équipe du «Monde des livres»

Le chefcomancheKwahadi,huilesur photo,vers 1890.THE GRANGER

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Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

Wolinski Jul

DemaîtreàélèveLaBNFconsacreunerétrospectiveauprovoquantdessinateur.SonconfrèreJul,devingt-cinqanssoncadet, l’avisitéeavec«LeMondedeslivres»

Frédéric Potet

Wolinski à la Bi-bliothèque na-tionale de Fran-ce, c’est un peucomme RobertCrumb au Mu-

sée d’art moderne de la ville deParis: la rencontrede l’anticonfor-Paris: la rencontrede l’anticonfor-mismeet de l’institutionnel.

Maisquediableunauteur aussiMaisquediableunauteur aussiprovocateur que lui, chroniqueurprovocateur que lui, chroniqueurinsatiable de ses propres fantas-insatiable de ses propres fantas-mes, vient-il faire dans pareil tem-mes, vient-il faire dans pareil tem-ple du savoir? La réponse est sim-ple du savoir? La réponse est sim-ple: tordre le cou aux idées reçuesple: tordre le cou aux idées reçueset montrer la complexité de sonet montrer la complexité de sonœuvre.Samélancolienotamment.œuvre.Samélancolienotamment.Ce n’est pas nous qui le disons.Ce n’est pas nous qui le disons.MaisledessinateurJul,38ans,avecMaisledessinateurJul,38ans,avecqui nous avons visité l’expositionqui nous avons visité l’expositionde la BNF : «Autant Cabu a du«Autant Cabu a duswing,àl’imagedesontraitvirevol-swing,àl’imagedesontraitvirevol-tant, autant Wolinski a le blues.tant, autant Wolinski a le blues.N’oublions pas ses origines de filsN’oublions pas ses origines de filsd’immigré polonais, né en Tunisie,d’immigré polonais, né en Tunisie,élevéentre l’héritagede l’Europedeélevéentre l’héritagede l’Europedel’Est et la culture orientale.»

Dessinateurdepresse et de ban-Dessinateurdepresse et de ban-de dessinée, Julien Berjeaut, dit Jul,de dessinée, Julien Berjeaut, dit Jul,connaît bienWolinski. Il a travailléconnaît bienWolinski. Il a travaillé

àses côtéspendantquinzeansàses côtéspendantquinzeansà L’Echo des savanes et à Char-Char-lieHebdo. Sa première rencon-. Sa première rencon-tre avec lui est toutefois bientre avec lui est toutefois bienantérieure. Lycéen, Jul fréquen-antérieure. Lycéen, Jul fréquen-

tait le même établissement pari-tait le même établissement pari-sien qu’Elsa, la troisième fille desien qu’Elsa, la troisième fille deWolinski. Un jour, une vente auxWolinski. Un jour, une vente auxenchèresestorganiséeparlesensei-enchèresestorganiséeparlesensei-gnants en faveur d’une bonne cau-gnants en faveur d’une bonne cau-se. Jul,quigribouillaitalorsdansunse. Jul,quigribouillaitalorsdansunfanzine, est envoyé chez Wolinskifanzine, est envoyé chez Wolinskichercher un original. «Il m’amon-«Il m’amon-tré ses dessins et j’ai dû faire detré ses dessins et j’ai dû faire demême avec les miens. Je me sou-même avec les miens. Je me sou-viensencoredesonconseil :“Dessineviensencoredesonconseil :“Dessinele culde tacopine!” J’avais 16ans.»

Des culs, des seins, des pubis,Des culs, des seins, des pubis,des jambes… Ce n’est pas ce qui

manque à l’expo de la BNF, rétros-pective des 50ans de carrière deWolinski. Le visiteur pressé resterasur l’impression d’un érotomanedécomplexé. « Ce côté obsédésexuel obnubile tout le monde,maiscen’estpascequimefascineleplus chez lui, confie Jul. Pour lesgensdemagénération,quionttou-jours connu l’écolemixte et qui ontcommencéàregardersousles jupesdes filles dès la maternelle, cetteobsession a quelque chose d’assezexotique.Wolinskiagrandidansunmonde pudibond, où l’éducationsexuellesefaisaitaubordel.Lesfan-tasmes qui en ont découlé sont lepoint de départ de sonœuvre.» Julcomprendque cet aspect «exaspè-re» : «Cela peut paraître lourdin-gueàlalongue.Maisc’estaussitou-chant.»

Touchant car contradictoire.Romantique et machiste à la fois,introspectif et exubérant enmêmetemps,Wolinskiafaitdesesconflits internes une inépuisablesource d’inspiration. Un dessinmontre un personnage devisantau sommet d’une falaise, un autremetenscèneun rameursouquant

au milieu de l’océan jusqu’à unpanneau indiquant : « La mer».«Tout l’art, chez lui, est d’affirmerquelquechose touten sachantqu’ildit une connerie, poursuit Jul. Cequi est fort, c’est ce contraste entrelamort qui plane sur son travail etce goût affirmépour les plaisirs : labouffe, les femmes, les cigares…Cettejoievientencontrepointdesamélancolie et lui donne, du coup,uneplus grandedimension.»

«Aspects controversés»Plus forte encore est cette façon

de se contreficher des clans et deschapelles. Connaissez-vous beau-coup de dessinateurs de pressecapables de placer des dessins à lafois à Charlie Hebdo et à ParisMatch? Tout un mur de l’exposi-tion est par ailleurs consacré auxaffichespublicitairesqueWolinskin’a jamais refusé de dessiner, cequi lui valut d’être qualifié de traî-tre par certains de ses confrèresdans l’après-68. Une photo, plusloin, lemontreen trainde recevoirla Légion d’honneur des mains deJacquesChirac(quiestsonami).«Ily a plein d’aspects controverséschez lui. S’il est le premier à se criti-quer lui-même, il n’endemeurepasmoins content de gagner plein deblé et de montrer sa réussite. MaisWolinskin’auraitpasétécequ’il estsans le regard de quelqu’un de trèsimportantàsesyeux: samère juivetunisienne. S’il a accepté la Légiond’honneur,c’étaitpourluifaireplai-sir», avance Jul, dont lamère –purhasard– est également originairedeTunis.

Reste une dimension que l’ac-crochage de la BNF (sélection faiteà partir d’un dépôt de 10000des-sins) met particulièrement enlumière: l’exigence graphique de

Wolinski. Doté, à ses débuts, d’unstyle surchargé de hachures, iladopte très vite le trait épuréqu’on lui connaît, sur les conseilsde Cavanna. La modestie desmoyens employés ne contrariejamais son talent d’observateur,au contraire. Sous les coursives delaBNFce jour-là, Jul le constate surpièce: «Il est un des rares dessina-teurs de presse à représenter lemondetelquiestettelqu’ilchange.Il a été un des premiers à dessinerdes jeunes avec des piercings et destatouages alors que beaucoup deses confrères sont restés sur desreprésentationsringardesde lajeu-nesse.A l’instardeClaireBretécher,Wolinski est toujours parvenu àrecréer un monde contemporaindanssesdessins. Sonœila conservéune fraîcheur qui est sans douteliéeàsondésir.L’intérêtsexuelinsa-tiable qu’on lui connaît aiguil-lonne ce don.»

Ne figure pas dans l’expositionla toute première bande dessinéede Wolinski, une parodie d’Aprèsla bataille, de Victor Hugo, propo-sée en 1960 àHara-Kiri. Jul auraitaimé la voir, surtout pour sa sym-bolique: «Wolinski est un person-nage hugolien, appuie-t-il. D’uncôté, il cultive cet aspect moralisteet observateur des tensions du siè-cle. De l’autre, on le découvreromantique et réactionnaire avecses grosses bagnoles et ses gros ci-gares.CommeHugo,ilpossèdeéga-lement l’art d’être grand-père etadoreparlerde sespetits-enfants.»Hugo à la BNF: le casting est déjàplus acceptable.p

«Wolinski. 50 ans dedessins»,Bibliothèque François-Mitterrand,quai François-Mauriac, Paris 13e.Entrée libre. Jusqu’au 2septembre.

Wolinski. 50 ansdedessins,sous la directiondeMartineMauvieux,Hoëbeke/BNF, 162p., 29,50¤.

Lapetitephrasedelaministrede lacultureL a v i e l i t t é r a i r e

Lerireet ladouleurQUANDILSERAMORT,GeorgesWolinskisera incinéré.«J’aidit àma femme: tu jet-teras les cendresdans les toilettes, commeça je verrai tes fesses tous les jours.»Rap-portéepar l’historiennede lapsychana-lyseElisabethRoudinesco (collaboratricedu«Mondedes livres»)dans le cataloguede l’expositionde laBNF, cetteblague suf-firait à résumer la formidablepropensiondeWolinski à semoquerde lui-mêmetouten jouantdeses fantasmes.Onneres-teraévidemmentpas surcebonmot.

L’ouvrage, commel’exposition, retracecinqdécenniesd’unecarrièremenéedansplusdequarante journauxdifférentsetémailléed’unecentained’albums–sanscompterd’innombrablesaffiches, scéna-riosde film, sketches télévisés….

Né en 1934 à Tunis, élevé dans l’admi-rationde l’AméricainHarveyKurtzmanetd’AlbertDubout,Wolinski pose sur legenrehumainun regardqui témoigned’un «univers intérieur verrouillé» etd’un «monde insubmersible», écrit

l’épousedudessinateur,MaryseWo-linski. Ensemblede dessins et de contri-butions écrites, l’ouvrage fait affleurer ladouleurd’un artiste ayant traversé lesdrames (unpère assassiné, unepremièreépouse tuée dansunaccident de laroute)maisn’ayant jamais renoncéà l’essentiel: le rire.pF.P.

Pierre Assouline

Jul

Il convient à toutnouveauministrede soigner la petite phrase inaugu-rale de sonmandat. Certains lamijo-tent et lamûrissent avant de la lancer

enpâture auxmédias; d’autres la laissentchoir spontanémentde leurs lèvres; quel-ques audacieux, dont tout laisse à croirequ’ils serontdeplus enplus rares, sehasardent à la tweeter. Car ils savent tousqu’elle les poursuivra longtemps.Com-meunétendardouune casserole, c’estselon. Plus encorepourunministre de laculturequepourunministre de l’agri-culture car il est supposéplus lettré, allezsavoir pourquoi. PourAurélie Filippetti,c’est fait depuis jeudi 28 juin. Et sa petitephrase risquede faire des vagues.

Laministre discourait devant l’assem-blée généraledu Syndicatnational del’édition.Du lourd.De la fuméeblancheavait été observée au-dessusde Saint-Ger-main-des-Prés:Habemuspapam! Le pré-sidentAntoineGallimardvenait de pas-ser le témoinauprésidentVincentMon-tagne.Hommages furentdonc rendus

par la représentantedugouvernement.Puis laministre confirmaque la TVA

sur le livre serait, commepromis, rame-née à 5,5%. Elle exprima le souhait que laTVAsur le livre numérique fût alignéesur celle du livre imprimé. Puis elleconfia son fort désir que les éditeurs bais-sent le prix du livre numérique et aug-mentent la part revenant auxauteurs,sansquoi on entreraitdans «l’ère du soup-çon» (non, ce n’est pas celle-là, sa petitephrase, d’autantqu’elle est empruntée àNathalie Sarraute), et nombred’auteursseraient tentésd’exigerun contrat spécifi-quepour la parutionde leursœuvres ennumérique.«Et vous savez, commemoi,qui se tient en embuscade…» (mais cen’était pas encore celle-là, sa phrase), dit-elle, le ton et le regard chargés de sous-entendus faisant résonner les points desuspension tel unvol d’Amazonsurl’azur étoilé, licencepoétiquequ’a dûapprécier leministreArnaudMonte-bourg, qui a depuispeu le bonheurd’ac-cueillir les entrepôts de la librairienum-

ber one in theworlddans sa Bourgogne(est-ce pour cela que le nomd’Amazonnefutpas cité alors qu’il figuredans le textedudiscours?). Puis elle avoua sonaffec-tionparticulièrepour Rousseauet Proust,coupde cœur qui correspondégalementà deux commémorations.

LanguedeboisEnfin, elle dénonçasansdénoncerper-

sonne lesdangersde l’auto-édition,phéno-mèneencouragéparGoogle&Co,quiconsistepourunauteurà sepasserd’édi-teuret autres intermédiairesentre lui etles lecteurs:«Leurmodèleest séduisant: ilréclame la “démocratiedes écrivains” làoùrégnait la “républiquedes lettres”. Jenepar-tagepas cepointdevueet je croisqu’il estutopique»,adit laministrede la cultureense lançantdansune sainedéfenseetillustrationdumétier. Et là, onbrûle,onapprochede lapetitephrase:«Tous les tex-tesne sontpasdes livres, et c’est précisé-mentà l’éditeurque revientde faire le par-tage; c’est luiqui, devant lamultitudedes

textes, doitporter la responsabilitédesavoirdirenon, quitteà, parfois, commet-treuneerreur. Il n’yapasde livre sansédi-teur; l’éditeurdistingue la création,puis ill’accompagne.»EtAurélieFilippetti d’en-gager lesunset lesautres ànepasêtrenaïffaceau chantdes sirènes technologiques.

Et la petitephrase? Patience, que dia-ble, ony vient! Ne jamais oublier quetout discoursministériel a pour secrèteambitiondeporter la languede bois aurangd’undes beaux-arts.Heureusement,il y a les cocktails à l’issuedes discours.Auxharangues succèdent lesharengs.C’est là que les choses se disent vraiment,le champagneaidant. Encore faut-il lessolliciter. Ce qu’a faitNicolasGary, rédac-teur en chef du site spécialiséActuaLittésur cet Internet demalheur qui donnetant de soucis auxgens du livre. Il l’apousséeà endire davantage, car enfin, s’ilest bienvrai qu’il n’y a pas de livre sanséditeur, il n’y ani livre ni éditeur sansauteur.Mais une fois qu’onadit cela, onn’est pas très avancé. Alors,Mme laminis-

tre? Elle tient que l’écrivainnenaît qu’autraversdu regardde l’éditeur, et qu’avantcette rencontre qui vaut adoubement, iln’existepas commetel. «Etmoi je l’ai res-senti en tant qu’auteur: j’aurais pu écrirelemême livre que celui que j’ai rédigé (LesDerniers Jours de la classeouvrière,2003).Mais si je n’avais pas eu Jean-MarcRoberts (le patrondeStock), le résultatn’aurait pas été lemême.Onabesoin decettemédiation, pour se reconnaître, soi-même, commeauteur, et pour savoir queson texte est vraimentun livre. Tous lestextesne sont pas des livres. C’est l’éditeurqui fait la littérature.»

Lapetitephrasequi tue, c’est la der-nière. Si nous sommesde ceuxqui louentlemétier d’éditeur commeétant indis-pensable à l’auteur, nousne considéronspaspour autant que l’auto-édition soitunmirage, unpiège à fric, unmiroir auxalouettes.Mais écoutezdéjàmonter la cla-meurdupetit peuple des écrivains: sic’est l’éditeur qui fait la littérature, etnousalors, qu’est-ce qu’on fait?p

Desonvrainom JulienBerjeaut, Jul pratique, commeWolinski, le dessindepresseet la bandedessinée. Cet ancienprof d’histoire chinoise à l’uni-versité a intégré la rédactiondeCharlieHebdo en 2000,maispublie aussi dansplu-sieurs autres titres (Les Echos,L’Humanité, Lire, PhilosophieMagazine, Fluide glacial…).Sapremièrebandedessinée,Il faut tuer José Bové (AlbinMichel, 2005), une satire del’altermondialisme,est unsuccès éditorial. Son avant-dernierouvrage, La Planètedes sages (Dargaud, 2011), uneencyclopédiemondialede laphilosophie coécrite avecCharlesPépin, s’est venduàplusde 120000exemplaires.

Dessin deWolinskipour la couverture de«C’est pas normal».ÉDITIONS DU SQUARE, 1976

Enbonnecompagnie

DARGAUD

2 0123Jeudi 5 juillet 2012

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

VietnamquotidienAlorsquedes informationsclairesmanquent le concernant,quelquesmots s’imposentsur cet importantauteurvietnamien.C’est à l’occasionde lapublicationde cette anthologiede sesnouvelles,Crimes, amouretchâtiment,queNguyênHuyThiêp,néen 1950àHanoï et traduit en françaisdepuis ledébutdes années 1990,devaitvenir àParis. Le voyage,prévuen juin, fut annulé. La confusionquis’ensuivit rappelleque leVietnamn’estpas, loin s’en faut, un régimetrèsà l’aiseavec ses artistes. Il fautdireque laprosede l’auteurd’Ungénéralàla retraite (L’Aube, 1990)n’estpas ano-dine: la phraseest acerbe, belle,mé-chanteet glissante. Le symboleet ledouble sens font le lit d’intrigueset depersonnagesapparemmentsimples,mais essorésde références littéraires

ethistoriques.Cegrandécrivainméritetoutenotreadmira-tion: lisons-le – enattendantqu’il vienneenFrance.pNils C.AhlaCrimes, amour etchâtiment, deNguyênHuyThiêp,multiplestraducteurs duvietnamien,L’Aube, 752p., 28¤.

IranordinaireCe recueildenouvellesdonneàvoir,par lesyeuxd’unenfant, les coulissesd’ungrosbourgcampagnardde l’Irand’aujourd’hui, avec soncafetiermuti-que, sesgaminscruels et conformis-tes, lesgarçonsviolant les filles com-meonsemouche, avec l’oncleMedhi-qoli, avec labelle cousineSomane,quelepetitnarrateurpense séduireen fai-sant le jeûneduramadan…L’écritureest sèche,presque lisse, commepourraser lesmurs. L’auteurn’en réussitpasmoinsà rendre l’universde cettemicrosociétéoppressante,misogyneet clanique,où les femmesentchadorcroisent lesmiliciens-tueurs,maisoùl’amitiénaît parfois et la tendresse

aussi, commeautantd’herbes folles suruneterrehostile. p

Catherine SimonaUne cerise pourcouper le jeûne (Mardike gourash gomshod),deHafez Khiyavi,traduit du persan parStéphane A.Dudoignon,Serge Safran, 188p., 17¤.

Sans oublier

Christine Jordis

Comment vivre? Com-ment ne pas gaspillerle temps que nousavons, mais l’utiliserà chaque instant, aumieux? Telle est la

question à laquelle s’efforce derépondre le Journalde l’AméricainHenry David Thoreau. Journalatmosphérique, « calendrier dufluxetdurefluxde l’âme» (6 juillet1840) telle que lui-même le défi-nit, il estméditation sur la nature,le temps, lemonde: chaque choseintensément regardée est uneétape sur le chemin de son pèleri-nagedemoineversdeminusculesilluminations.

Thoreau (1817-1862), disait soncompatriote et poète Walt Whit-man, «a suivi sa propre voie enverset contre tout». Pourtant, il fit par-tie, à Concord, sa ville natale duMassachusetts,d’ungroupedejeu-nes gens qui, sous l’égide duphilo-sophe Ralph Waldo Emerson,vivait rien de moins qu’une révo-lution : ils ne votaient pas, netenaient pas de réunions, ne seconnaissaient pas entre eux – ilsétaient des chercheurs de vérité,l’amour de la vérité les unissaient.Autrementdit, ilsavaiententreprisdepenser, d’exister différemment,de se distinguer d’une Amériquelancée dans la course au progrès,soumise au fracas desmachines etaupas lourddesbureaucrates: elle

en avait oublié le silence et la len-teur des choses. On les appela les«transcendantalistes», unmouve-ment inspiré du romantisme alle-mandteintéd’influenceanglaise.

Thoreau, en rebelle absolu, s’enalla dans les bois. En 1845, ilconstruisit de sesmains une caba-ne de pin, il y vécut pendant deuxans en système autarcique etraconta son expérience dansWal-den ou La vie dans les bois (1854) ;sonlivre lepluscélèbrepuisait lar-

gement dans le Journal. Oubliantlessonsquis’attachentausolcom-me la poussière – « le Bruit, la Dis-corde, le Jargon» –, il ne saisissaitplus, dans leur course aérienne,que les plus affinés d’entre eux, iln’entendait plus que la «véritablemusique des sphères», l’harmoniedu silence «à laquelle aucuneplainte ne se mêle» (5août 1838).Moments de perception intensi-fiée, quand le regard, d’ordinaireobstrué par l’habitude et le demi-sommeil où elle nous tient,devient vision, nous révélant lesmerveillesquenousnesavonspasvoir. Ces instants de vie, il avaittrès tôt compris qu’ils étaient l’es-sentiel et que leur recherchedevait gouverner le reste de l’exis-tence. Marchant dans la nature,absorbé par son regard, à l’écoutedes sons, il entrait de tout son êtreen résonance avec elle. «C’est unevoluptédemusarderprèsd’unmur

dans le soleil d’un après-midi deseptembre – de se tapir près d’unepierre grise, et de prêter l’oreille auchant de sirènes du grillon. Jour etnuit ne semblent désormais quedes accidents, et le temps s’écouletoujours comme un soir calme,comme la fin d’un jour heureux»(20septembre 1838).

Il fallaitbannircequimenaceoudétruit ces événements : entreautres la vie embrigadée par le tra-vail : «Comment rendre notregagne-pain poétique?», écrira-t-ilen 1851.«Car, s’il n’est paspoétique,cen’estpaslaviequenousgagnons,mais la mort» (lui-même exerçaunevariétédepetitsmétiers) ; il fal-lait aussi refuser les injustices quenous impose une société abusive.Thoreau refusa, lui, de payer sixans d’arriérés d’impôts à un Etatqui lui semblait inacceptable, puis-qu’il soutenaitcettemonstruosité:l’esclavage, et qu’il faisait la guerreauMexique.On l’emprisonna.«Laseule obligation quim’incombe estde faire en tout temps ce que j’es-time juste. » Sa réflexion sur cepointnourrit sonessai surLaDéso-béissancecivile(1849)quidevaitins-pirer Martin Luther King et, avantlui,Gandhidanslamiseaupointdesa doctrine et de sa lutte pour l’in-dépendance (Thoreau comptaitd’ailleurs parmi les lecteurs alorsrares de la philosophie orientale,

en particulier de laBhagavad-Gîtâ).

Unhomme–pasunsujet –, un rebelle, unphilosophe, un poète,un penseur politique,un précurseur et unprophète: pas moins.Contre un XIXe siècleaux pieds de plomb,Thoreau défendit « lenonfamilier, lenoncivi-

lisé, la pensée libre et vagabonde»(novembre1850), la liberté d’êtresoi et de s’opposer. Il semble plusactuel que jamais. Et son Journaln’en finit pas de résonner, quinous exhorte, le 6 juillet 1840, àfaire en sorte de «ne jamais vivreune seule heure insignifiante».p

«Lever de soleil. 30 oct (1837).– D’abord, nous avons le crépus-cule gris des poètes, avec des nua-gesnoirs et burelés s’écartant auzénith. Puis, à l’est, c’est unnuageintrusif qui rougeoie comme s’ilabritait une pierre précieuse enson sein ; un gouffre rond et pro-

fonddegris doré dentelé sur sa bor-dure supérieure, tandis que de finsfilets de vapeurmoutonnée, irra-diant àpartir dumême centre –commedes troupes légèrementarmées, tombent régulièrement.»

Journal. Volume1, page23

Jean-YvesTadié

Le lac inconnuEntre Proust et Freud

«Tadié réussit le tour de force de faire dialoguerFreud et Proust tout en restant lui-même le maîtreinvisible de cette rencontre fictive. Un superbe livreimpressionniste. »Elisabeth Roudinesco, Le Monde des Livres

« L’essai le plus intelligent de l’année. »Adrien Goetz, Le Nouvel Observateur

présente

C.H

élie

©Gallim

ard

Macha Séry

Paru en Grande-Bretagne en 2009,LePalaisdeverreaétéenlicepourleBooker Prize (le prix littéraire leplus prestigieux outre-Manche),

puisélumeilleur livrede l’annéepar l’heb-domadaireTheObserveretlequotidienTheFinancialTimes. LeChercheMidi lepublieàla veille de l’été, saison propice – Dieu saitpourquoi– aux fresques familiales. Or, s’ilrelève bien de cette catégorie, le huitièmeromandeSimonMawerl’excèdeencequ’ilconstitue d’abord la monographie d’unlieuconsidérécommeunefenêtresurl’His-toire. L’auteur s’est en effet inspiré de laVilla Tugendhat, chef-d’œuvre de LudwigMies van der Rohe édifié en 1930 en Tché-coslovaquie–sansd’ailleursqueletexteenfasse jamaismention.Même forme,maté-riaux identiques et semblables occupa-tionsau filde sixdécennies.

A la fin des années 1920, Viktor Lan-dauer,héritierd’unerichefamille juive,etsa jeuneépouse font la connaissanced’unarchitectemoderniste, disciple de Loos etde Le Corbusier. Il les séduit par ses idéesd’avant-garde et s’engage à leur bâtir unemaison à Brno. Résultat? Un rectangle debéton, des cloisons amovibles, unmur enonyxet de larges baies vitrées capablesde

disparaître dans le sol. Cette demeuretransparente, dépourvue de tout orne-ment,constitueunfoyeridéalpourlecou-ple d’agnostiques qui rejette les oripeauxdu nationalisme et pense à l’avenir sur lemode du progrès. La pendaison de cré-maillère tientde l’événementmondainetartistique. Plus qu’une œuvre d’art, ils’agit d’unmanifeste.«L’idée duprojet estd’êtreuniversel,ni juifniallemand.Nitchè-que d’ailleurs. International», explique lepropriétaire. Dans cet aquarium, où se

tiennent des récitals, confluent artistes ethommes d’affaires. On y croise HedwigEva Maria Kiesler (la future actrice HedyLamarr), à l’époque mariée au fabricantd’armes Fritz Mandl, ami et fournisseurdeMussolini.

Vient le temps des enfants et des désil-lusionsconjugales.AMarienbad,oùlecou-pleLandauerpassesesvacances,des croixgammées apparaissent. A Vienne, où lechefd’entrepriseeffectuedesvoyagesd’af-faires, ce sont les slogans «Juden raus !»(Les juifs dehors !). D’Allemagne se fontentendre les échos des pogroms. Bientôtles réfugiés affluent. Il faut songer à

s’exiler pour échapper aux persécutionsnazies. Qu’adviendra-t-il de la familleLandauer, de ses amis et de la villa qu’ellelaissederrière elle ?

Danscettesagaromanesquecroisantdemultiples destins, Simon Mawer mani-feste l’habileté d’un maître d’œuvre che-vronné, mais son ouvrage, vanté commeun chef-d’œuvre par le quotidien améri-cain TheWashington Post, trahit quelquesvicesde forme. Il tombepar exempledansl’agaçant traversdedécrire l’ascensiondesnazis et l’imminence de la guerre en ter-mes climatiques: «orage», «tempête quise prépare à l’horizon», «ressac violent desannéespolitiques»,«vaguedeviolencepoli-tique», etc. L’auteur s’écarte également dela contraintequ’il s’est délibérément fixée– narrerl’évolutionpolitiquedelaTchécos-lovaquie à travers un lieu – pour suivrecertains protagonistes tantôt en Autriche,tantôt en Suisse, cependant qu’il en aban-donned’autresbrutalementen route.

En revanche, sans égaler la sensibilitéfrémissante d’un Stefan Zweig, l’auteurpeint finement l’ambiguïté des senti-ments, en particulier la relation passion-née qu’entretient Viktor Landauer avecuneprostituée occasionnelle.C’est là où ilrévèle son plus grand talent : moins dansla charpentequedans les finitions. p

VillatémoinSoixanteansd’histoireàtraverscelled’unemaisontchèque,etquelquesplâtresmalessuyés

Critiques Littérature

Le Palais de verre (TheGlass Room),de SimonMawer,traduit de l’anglais parCéline Leroy,ChercheMidi, 59p., 22¤.

L’auteurmanifeste l’habiletéd’unmaître d’œuvrechevronné,mais sonouvragetrahit quelques vices de forme

Extrait

Journal.Volume1: octobre1837-décembre1840,d’HenryDavidThoreau,traduit de l’anglais(Etats-Unis), annotéet présentéparThierryGillybœuf, Finitude,254p., 22¤.

L’Américain,auteuren1854ducélèbre«WaldenouLaviedanslesbois»,s’esttôtrebellécontre l’injusticeet lemensonge.LetomeIdeson«Journal»entémoigne

Thoreau, lepremierdes«indignés»

HenryDavid Thoreau,daguerréotype.SUPERSTOCK/LEEMAGE

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Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

FlorentGeorgescoaRueDarwin,de Boualem Sansal,Gallimard, 256p., 17,50 ¤.A lamortde samère, Yazid retourne àAlger, et enquêtesur son enfance, ou ses enfances: celle qu’il passaprèsdubordel de sa grand-mèreet celle d’après, quand samère l’enlevade cemauvais lieu, qui fut pour lui un lieuenchanté.Quel aurait été sondestin s’il était resté? Ilapprendà se connaître en rêvant sur ce qu’il aurait puêtre. DansuneAlgérie où, entre pauvreté et emprise reli-gieuse, les possibles se ferment, l’aventuremagiqued’unhommequi reprend le pouvoir sur sa vie.p

Josyane SavigneauaPourquoi être heureux quandonpeut êtrenormal?(WhyBeHappyWhen YouCould BeNormal ?),de JeanetteWinterson,traduit de l’anglais par Céline Leroy, L’Olivier, 272p., 21¤.Excellente romancière et essayiste britannique,encore tropméconnueen France, JeanetteWintersonadû attendre la cinquantainepourprendre la parole à la premièrepersonneet retracermagnifiquement, avec force et émotion, son longcheminvers la liberté et la littérature, après uneenfance chez des parents adoptifs pentecôtistesquilui interdisaient les livres.p

BastienBonnefousaLa Tristesse du samouraï(La Tristeza del samourai),deVictor del Arbol,Actes Sud, «Actes noirs», traduit de l’espagnolpar Claude Bleton, 350p., 22,50¤.Cepremier romannoir traduit en fran-çais dupolicier catalanVictor del Arbol,est une révélation. Cettehistoire devengeances familiales, quimet enscènequatredécenniesde violencesdans l’Espagne franquiste, prendaucœur et à la gorge. Un roman sur le des-tin et lemal. Une tragédiemodernemaquillée en thriller. p

Raphaëlle LeyrisaKaroo,de Steve Tesich,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par AnneWicke, Monsieur ToussaintLouverture, 608p., 22¤.Sonmétier, dans lequel il réécritet simplifie les scénarios imaginéspar d’autres, pousse SaulKarooà croirequ’unhappyendest tou-jours à venir.Même s’il est unmauvaismari, unmauvais père,et qu’il ne nourrit aucune illusionà sonpropre sujet…Merveilleu-sement sarcastique et désespéré,Karooest le romand’unedébâcleà l’ampleurodysséenne.p

MoniquePetillonaEspérancemathématique,deMarieModiano,Gallimard, «L’Arbalète», 110p., 12,90¤.Unrecueil de poèmes tendre etmélancolique, où la jeunechanteuseMarieModianoévoque la solitudedoucedesvoyages et des tournées. Elle excelle à saisir «la grâce furtivede l’instant»,mais aussi la douleur d’un chant lointain, quivous«déchire le cœur». Amours enfuies, villes rêvées: enquelques strophes, avecdes refrains envoûtants,MarieModianoa le talent d’esquisser des récits vagabonds.p

Catherine SimonaAssommons les pauvres !de Shumona Sinha,L’Olivier, 140p., 14¤.Interprète auprèsde demandeursd’asile bengalis, l’héroïne, elle-mêmeimmigrée, tombe, un soir, dans lemétro, sur unde ses «clients» : prised’unehaine soudaine, la jeune femmel’assommeet se retrouve auposte. Dansce superbemonologue, ShumonaSinhaéclaire les fraternités ambiguës et leshypocrisies sociales, refaisant le cheminjusqu’augeste fatal. Criantde vérité, ceromanavalu à sonauteur, elle aussiinterprète, de perdre son emploi.p

Philippe-JeanCatinchiaLes Villes de la plaine,deDianeMeur,SabineWespieser, 384p., 23¤.Quand la quêtede vérité se paie de lamortd’unmonde, reste le chant irrésis-tible de l’aèdequi soulèvedesmonta-gnes. Sous couvert de recréerunmon-de antique aboli, DianeMeur, roman-cière lyrique, livre une fine réflexionsur les origines dupouvoir, le piègedela sacralisationdes sources, la naïvetéaussi de ceuxqui, desmillénairesplustard, prétendent les percer à jour. Et safable a le charmehypnotiquedescontesd’Orient.p

PierreDeshussesaLe Voyage deKokochkin (Kokoschkins Reise),deHans Joachim Schädlich,traduit de l’allemand parMarie-Claude Auger,Jacqueline Chambon, 188p., 19¤.Unromanqui,minede rien, brasse toutel’histoirede l’Europedepuis la révolutionbolchevique jusqu’à l’aubeduXXIesiècle.C’est fait sans lourdeur, au grand air de laliberté avec lamer commehorizon, car noussommes sur le paquebotqui ramène le narra-teurdeGrande-BretagneauxEtats-Unis.Entrevérité et fiction, entre anecdotes etHistoire, ce récit composeun vrai voyage.p

JeanBirnbaumaIls ne sont pour riendansmes larmes,d’Olivia Rosenthal,Verticales, 128p., 11 50 ¤.L’uneaprès l’autre, des voix se font entendre, parfoisdrôles, souventdéchirantes. Chacuned’entre ellesdit commentun filma bouleversé son existence. Dansce superbepetit livre, qui a la formeet l’esprit d’uncourt-métrage,OliviaRosenthal posedesmots sur levertigepropre au cinéma: bousculant cequenousappelons«moi», le 7e art donneunnouvel élan ànotrevie intérieure.Une expérience captivante, et qui faitperdrepied.p

Frédéric PotetaGueule d’amour,deDelphine Priet-Mahéoet Aurélien Ducoudray,La Boîte à bulles, 112p., 19 ¤.Depuisqu’il s’est vudansunmiroir, lenarrateur, gueule casséede la premièreguerremondiale, sait que sa vie affec-tive est derrière lui.Direction le bordeloù, auxpoilus défigurés, ce sont desprostituées «abîmées»qui sontpropo-sées. Dans ce lupanar, un colosse afri-cain amuse la galerie…Ce récit dessinéau critérium laisse percer la vraie cou-leurde la guerre: le gris.p

VincentRoyaL’Anglaise,de Catherine Lépront,Seuil, 258p., 18,50¤.Nous sommesenNormandie, dansune «datcha»,aubordde lamer. Là, touteune «petite noblessedeplage» semblemenerune existence confortable.Mais, de l’autre côté dudécor, une tragédie se pro-file. La seule silhouetted’une femmemystérieusenourrit tous les fantasmes et déchaînerabientôttoutes les passions.L’Anglaise est lemagnifiqueromande la voracité dudésir.p

Nils C.AhlaApas aveugles de par lemonde (Mit blinde trit iber der erd),de Leïb Rochman,traduit du yiddish par Rachel Ertel, préface d’Aharon Appelfeld,Denoël, «&d’ailleurs», 830p., 35¤.Untexte publié en 1968, inédit en français, emporté (dans tousles sens du terme)par le fleuvedu temps. Son sujet? La fan-tastiqueerrancedes juifs d’Europe, au lendemainde lasecondeguerremondiale. En fait, l’anti-livrede l’été. Pour lesanti-lecteursde l’été. Oupour ceuxqui croient que 800pagesd’ivresse littéraire, de poèmeetd’hallucination s’imposent,quelle que soit la saison. p

Entoutesubjectivité, l’équipedu«Mondedeslivres»présenteunesélectiond’ouvragesparusdepuis larentrée2011.Ainsiqu’unchoixderendez-vouslittérairesestivaux

Noscoupsdecœurpourl’été

Sélection4 0123Jeudi 5 juillet 2012

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

XavierHoussinaUn renard àmains nues,d’Emmanuelle Pagano,POL, 340p., 19 ¤.Unrecueil de nouvelles aupro-fondde l’œuvre sauvageonned’EmmanuellePagano. Cha-cunedes histoires qui le compo-sent est unehalte où l’onreprend souffle, unpoint derepère, une croisée des che-mins, dans sa traverséedumonde.De la nature touffue jus-qu’aux friches des villes, Emma-nuelle Pagano trace la cartogra-phie des accidents de la vie, deslignesde fuite et des échappéesbelles. C’est beau et poignant,sans cesse.p

NicolasWeillaTerres de sang. L’Europe entreHitler et Staline(Bloodlands. Europe BetweenHitler and Stalin),de Timothy Snyder,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat,Gallimard, «Bibliothèque des histoires», 706p., 32¤.TimothySnyder, professeur à Yale, décrit le théâtre,enEuropede l’Est, des pires tueries collectives, dont laShoah. Là où le chevauchementdu communismeetnazismea laissé, entre1933 et 1945, 14millionsde vic-times, vivant dans leur chair la convergenceentredeuxsystèmesplus semblables –et complices à l’oc-casion –qu’onne le pensait jusque-là.p

Julie ClariniaL’Elimination,de Rithy Pahn, avec Christophe Bataille,Grasset, 336p., 19 ¤.C’est un témoignagebouleversant, etplusqu’un témoignage, un grand livrede«survivant». Le cinéasteRithyPahny raconte comment il a traversé les atro-cités dugénocide cambodgienperpé-tré par les Khmers rouges entre1975 et1979.Avec l’aide deChristopheBataille,il trouve la juste distancepour décrirel’enfantqu’il fut, à peine âgéde 13 ans,confrontéà lamort des siens,maisaussi à la faim, aux campset à l’arbi-traired’un régimeparanoïaque. L’in-tensitéde l’émotiondoit beaucoupà lasobriétéde la description, à l’expres-sion simple et concrètequi accompa-gne le lecteur au cœurde l’horreurgénocidaire.p

Claire Juddede LarivièreaVasco deGama. Légende et tribulationsduvice-roi des Indes(The Career and Legend of Vasco daGama),de Sanjay Subrahmanyam,traduit de l’anglais parMyriamDennehy,Alma, 490p., 25¤.Critiqueet récit historique semêlentdans cette biographiepassionnantedunavigateurportugais.On ymesure tousles enjeuxde la rencontre entre lesEuropéens, les Africains et les Indiens,les violences et les négociations, leséchangeset les incompréhensions, ainsique le processusde constructiond’unemémoiredes «découvertes».p

FrédéricKeckaUne brève histoire des lignes(Lines : a Brief History),de Tim Ingold,traduit de l’anglais par Sophie Renaut,Zones sensibles, 256p., 22¤.Quel rapport entre lemouvementpar lequelun chasseur suit un renne etceluipar lequel nous écrivons?Dans lesdeuxcas, il s’agit de tracer des lignes.L’anthropologueTim Ingold, spécialistedesnomadesduGrandNord, part de ceconstat pournous embarquerdansunparcoursdes sociétés et des périodes lesplusdiverses. Un livre stimulant etsuperbement illustré.p

ElisabethRoudinescoaL’homme qui se prenait pourNapoléon.Pourune histoire politique de la folie,de LaureMurat,Gallimard, 284p., 24,90€L’auteur revisite l’histoirede la folie auXIXesiècle en comparant le discoursdes aliénistes à celui des aliénés. Les premierspensentque les délires sont l’expressiondesviolencesd’une époque, les seconds qu’ils sontla causede leur destin. A cet égard, « l’hommequi se prendpourNapoléon» est une figurestructuralede l’univers asilairequi perdureencore aujourd’hui.p

Jean-Louis JeannelleaHistoire des grands-parentsque je n’ai pas eus,d’Ivan Jablonka,Seuil, «La librairie duXXIe siècle», 434p., 24¤.DeMatès etd’Idesa, lesgrands-parentsdel’auteur,ne subsistaientquequelquesraresdocuments–et leursnoms, gravéssur lemurduMémorialde laShoah. Jeunehistorienbrillant, spécialistedesenfantsde l’Assistancepublique, Ivan Jablonkareconstitueavec rigueuret émotion ledes-tinde cesdeuxcommunistes fuyant laPologneen1937, traquéspar l’administra-tionfrançaise,puisdéportésàAuschwitzen février1943.Unchef-d’œuvre.p

Amauryda CunhaaAmerican Ground.Déconstruire leWorld Trade Center,deWilliamLangewiesche,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par ThierryGillybœuf, éd. du Sous-Sol, 224p., 17¤.Enseptembre2001, justeaprès l’attentat,WilliamLangewiesches’est rendusur leslieuxduWorldTradeCenter. Il ne savaitpasencorequ’il y resteraithuitmois etquecette expériencedirecteduchaosdon-nerait lieuàun livre. Epoustouflanteenquête!Dansuneécriture froidecom-mede l’acier, Langewieschebalaie le sitede fondencomble.Commentvenir àboutd’unchampde ruines?Voilà la seulequestionqui traverse le livre. Poignant.p

Du9au14juilletRencontres avec lesOulipiensdans le CherLesRécréations, rencontres litté-raires de l’Oulipo, s’installent àl’Ecolenationale supérieured’art etaupalais Jacques-Cœur. Les écri-vains de l’Oulipoanimerontdes sta-ges intensifs d’écriture destinés augrandpublic. Cette 10e édition inau-guredenouveauxateliers: poésie-photographieet bandedessinée.Enprime, des lectures-apérowww.mille-univers.net.

Du16au22juilletPoésie dans l’HéraultDepuisquinze ans, Lodève fait réson-ner la poésieméditerranéenneà tra-vers les lectures et les rencontresproposéespar son festivalVoix de laMéditerranée. Pasmoinsde 150poè-tes originairesdeBosnie, de Chypre,d’Egypte, deGrèce, d’Espagneoud’Algérie seront cette année au ren-dez-vouspourdire leursmots et dis-cuter de leur rôle dans la société. Jac-quesRoubaudest l’invité d’honneurde cette nouvelle édition.Anoter, le19juillet, undébat sur «Le rapportaux langues (français et arabe) dansla poésie duMaghreb», enprésencenotammentdeRachidBoudjedra etBernardChambaz.Voixdelamediterranee.com

Les 3 et 4aoûtL’Ile aux livresPour sa 6e édition, le Salonde l’île deRé (Charente-Maritime)accueilleraCharlesAznavour enqualité d’invitéd’honneur.Auprogramme: caféslittéraires et rencontres avec lesauteursprésents, parmi lesquelsfigurentDanFranck, Jean-LouisFournier,ArthurDreyfus,MathieuSimonet, Emmanuel Pierrat, VénusKhoury-Ghata.Des débats se tien-dront autourde thèmesd’actualitételsque «Laplacedesmédias enpoli-tique» et «Quelle politiquepourremettre la France sur les rails?»Ile-aux-livres.fr

Du2au11aoûtOmbre et lumièrede la solitudeAuseinde l’abbayede Lagrasse,dans l’Aude, laMaisondubanquetet des générationsest un lieu de ren-contre exigeant entre écrivains, phi-losophes, universitaires. Plusieursd’entre euxanimerontdes ateliersdephilosophie oude littérature. Anoter, dans cette éditionplacée sousle thèmede la solitude, des ren-contres avec PierreBergougniouxetMarcAugé, une conférencemusi-cale donnéeparMichel Schneider etundialogue sur le cinémaentre leréalisateur Jean-Louis Comolli etl’historienPatrickBoucheron.www.lamaisondubanquet.fr

FlorenceNoivilleaCet été-là (Love and Summer),deWilliamTrevor,traduit de l’anglais (Irlande) par BrunoBoudard, Phébus, 250p., 21¤.Cet été-là, lors d’un enterrement, Ellietombe sous le charmede Florian. Lavoici dès lors entièrementoccupée,obsédée, consuméepar lui. Plus riend’autrene l’intéresse. Avecune sub-tilité remarquable et une incroyableéconomiedemoyens, l’IrlandaisWilliamTrevor, l’un des grandsmaî-tresde la prosebritannique,nousdonneun inoubliable tableaude lapassionamoureuse.Uneparfaiteentrée enmatièrepour découvrir l’en-semblede l’œuvrede cet octogénaireau charmeenvoûtant, hélas troppeuconnude ce côté-ci de laManche. p

Renéde CeccattyaL’Aiguillon de lamort (Shi no toge),de Toshio Shimao,traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu,Picquier, 642p., 23¤.Ce romanautobiographiquerendcompteavec une crudité anatomiquede la destructiond’un amour. Le narra-teur, double transparentde l’auteur(1917-1986), révèle à sa femmequ’il l’atrompéependantdenombreusesannées. Elle sombredans la folie. AuJapon, cette autopsie conjugale estconsidérée commeun classiquede lalittérature intimiste.p

SergeAudieraLe Tempsdes riches.Anatomie d’une sécession,de Thierry Pech,Seuil, 180p., 15¤.La sécessiondes plus riches est unproblèmecrucial. Cet essai limpide ledémontre en expliquantpourquoil’explosiondes revenus et des patri-moinesd’une infimeminorité estinjustifiable.Auprétexted’une idéo-logie exprimant lenarcissismede laréussite individuelle, les hyper-richesont abîmé les liensde solidaritéquiconditionnent la cohésion sociale etl’efficacité économique.Mais il souli-gneaussi qu’unnouveau contrat socialsupposede rompre avec la fascinationpour les riches qui a travaillé toute lasociété. p

GillesBastinaObjectivité (Objectivity),de LorraineDaston et Peter Galison,traduit de l’anglais par Sophie Renaut etHélèneQuiniou,Presses du Réel, 576p., 28¤.Ce livremagnifique ravira les observateurs de lanature et ceuxque l’étudene rebutepas,mêmependant lesmois d’été. C’estl’histoirede l’objectivitéqui y est narréeà travers une richeiconographie consacrée à la représentationscientifiquedumondedepuis lemilieuduXVIIIesiècle. Ony apprend com-ment «l’objectivitémécanique»de la photographie, auXIXesiècle, remplaçapetit à petit le dessind’artiste, et com-ment, aujourd’hui, elle est remise en cause. Passionnant.p

Roger-PolDroitaEntrer dans unepenséeouDes possibles de l’esprit,de François Jullien,Gallimard, «Bibliothèque des idées»,200p., 18¤.François Jullien, philosopheet sino-logue, arpentedepuis trente ans lesécarts entre pensées chinoise et euro-péenne.Avec cet essai limpideetsuperbe, il donne la clé qui ouvre l’iti-néraire. Entrer dansunepensée autre,forcémentdépaysante, se fait par lalangue: elle permetd’entrevoir les opé-rationsmentalesnousdemeurantétrangères. Pour franchir le seuil, ilpeut suffire d’unephrase, bien choisie,scrutéemot àmot. C’est cequemontrece lumineuxmanuel pour voyagesintellectuels.p

Sélection 50123Jeudi 5 juillet 2012

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aJusqu’au13juillet:CortoMaltesemaçonPlusque quelques jours pourvisiter «CortoMaltese et lessecrets de l’initiation» auMuséede la franc-maçonnerie(Paris 9e). Cette expositionmet en évidence les référencesmaçonniquesdans l’œuvredudessinateurHugoPratt, au tra-vers d’unequarantained’œuvresoriginales (aquarelles, plan-ches) dont la plupart n’ont jamais été présentées aupublic.www.museefm.org

aDu15juillet au10août: contesenArdècheDans le cadredu festival Paroles denuit, le parvis du châteaudeLargentière accueillera des spectacles, à 21heures, au coursdesquels des conteurs interpréterontdes histoiresuniverselles,drôles, tendres, sages ou absurdes.Tél. : 04-75-36-83-44.

aDu20au28juillet: poésieenMéditerranéePour la troisièmeannée, Sète invitera plusd’une centainedepoètes etmusiciensdupourtourméditerranéen. Soixante ren-dez-vousquotidiens animeront la ville deGeorgesBrassens:lectures enmer, en terrasse ouen transat, séances de contes,concerts, etc. NatalieDessaydonneraun récital des chansonsdeMichel Legrand,Michael Lonsdale liraVerlaine et Rimbaud.voixvivesmediterranee.com

aJusqu’au22septembre: JoséMuñozàParisLedessinateur argentin JoséMuñozexpose, à la galerieMartel(10e), lesmagnifiquesplanches qui ont servi à sa récente éditionillustréede L’Etrangerd’AlbertCamus (Futuropolis/Gallimard).www.galeriemartel.com

Le Testde féminité dans lescompétitions sportives.Unehistoire classéeX?,d’AnaïsBohuon,Ixe, «xx-y-z», 192p., 18 ¤.

SELONLALÉGENDE, au IXesiècle,la papesse Jeanne aurait accédéàla papautéen cachant à tousqu’elle était une femme. L’impos-ture fut finalementdécouverte,mais, dès lors, pour éviter pareillemésaventure,un rite aurait étéinstauré: à l’électiond’unnou-veaupape, undiacre serait chargédevérifiermanuellement si lenouveaupontife a des testicules,comme il se doit. Si tout va bien, ils’exclame: «Duoshabet et benependentes!» (« Il en adeux, etbienpendants»). Le souci est loua-ble,mais laméthodeunpeu«cra-de», non? Jemepermets doncd’interpeller ici leVatican: si vrai-ment cette pratiqueexiste, com-me le confirment les plaisantins,j’invite le Saint-Siègeàutiliser destechniquesplusmodernes, pluspropres, plus convenables. Benoît,si tunous lis, n’hésite pas à ache-ter ce livre remarquabled’AnaïsBohuonsur le test de féminitédans les compétitions sportives.

A la croiséede l’histoire,de lasociologieet des études sur legenre,AnaïsBohuon,maîtressedeconférencesen sciences et techni-quesdes activitésphysiquesetsportives, apourbutdemettre enlumière lesperplexitésdumondedusport sur la questiondes fem-mes, et de la féminité.

Des fausses femmesPourPierre deCoubertin, le fon-

dateurde l’olympismemoderne,les choses étaient claires : «Uneolympiade femelle serait impensa-ble, impraticable, inintéressante,inesthétiqueet incorrecte.»D’autres souhaitaientque lesfemmes fassentdu sport (car desfemmes«saines»donnent desenfants «sains»),mais crai-gnaientque cette pratiquenedéforme leur corps, en le «viri-lisant». D’où cette injonctioncontradictoire, dontparle ElsaDorlindans son excellentepréfa-ce: «Les sportives doivent être des

dieuxdu stade tout en gardantune taille de guêpe et en restantdes fées du logis.»

Maisplus les femmesprogres-sentdanscedomaine,plusaug-mentele soupçon:unecham-pionne,est-ceencoreunevraiefemme?Selon lemédecindusportJean-PierredeMondenard,auxJeuxolympiquesdeTokyo, en1964,«26,7%desathlètes fémininesmédailléesd’orn’étaientpasdesfemmesauthentiques». En 1968, saconsœurIngridBausenweinaffir-maitque«cinq recordsdumondeenathlétismesuronzesontdétenuspardesathlètesdont le sexe luiparaît sujetà caution».

Pour répondre à cette angoisse,les fédérations sportives interna-tionalesont progressivementimposédes tests destinés à identi-fier les «fausses» femmes. Ainsi,préciseAnaïs Bohuon,de 1972 à1990, 13personnesont étéexclues, très souventdes person-nes intersexes, présentant des

attributs sexuelsde l’un et l’autresexe. Récemment, la polémiqueinternationaleautourdeCasterSemenya, championne sud-afri-caine, a remis cette question surla sellette.Mais ces tests se révè-lent à la fois arbitraires et discrimi-natoires, et l’on se rend comptequ’il est impossible d’arriver àunedéfinitionunivoquede la dif-férencedes sexes. La biologie elle-mêmeyperd son latin: selonqu’on considère le sexehumoral,le sexe anatomique, le sexehor-monal, le sexe chromosomiqueou le sexepsychologique, on arri-ve à des résultats très différents.

Alors, qu’est-cedonc qu’une«vraie» femme?Cela a-t-il unsens? Et pourquoi voulons-noustellement le savoir?p

Jean-ClaudeGallotta, chorégraphe

L’amour,lamortet l’art

Dames,sex-aequo?

d’Eric Chevillard

Sans interdit

A titre particulierDanslesoubliettesLe feuilleton

Agenda

MAGICUSTORTILLUS! La frénésie tourbillonneet se frotte aumancheblanchi, centauredéprisonnéau galopde l’enfance – lelivrede FranckMaubert, LeDernierModèle, tourne encore dansma tête commeune folie communi-captive.

Il raconte l’unionamoureusedu sculpteurAlbertoGiaco-metti et de la jeuneCaroline, qui deviendra sonmodèle et sonamantepour «poursuivre son combat avec l’indicible».

Commeces rêvesdans les rêvesqu’onadéjàmille fois vusdans les films, ce livre traitede la voie secrètede l’écoute, cettefameusevoiequepersonneneveut,maisqui se tient tranquille-ment àpart pour soutenir discrètement le genrehumain.«Jenesais rien faire. Rien. Je vais tout foutre en l’air.»DisaitGiacometti.

Le livre deMaubertdéveloppe cruellement tous les senshumains commeunebible d’émotions, l’écriture auxaguets…

On raconte que les chats fontmille sonsdifférents contredixpour les chiens. Les lecteursquenous sommespeuventdevenirles chats de la lecture, produiremille sons différentspour quenos yeux, provoquéspar les secrets et les pulsationsde l’écrit,s’amusent enfin à ronronner.Dans ce livre, FranckMaubert seféline joliment…Caroline, sa captive, découvre l’amour aumomentmêmeoù sonvoyage intérieur s’épuise: «Oui, biensûr, j’ai fait des frics-fracs, rien debienméchant… J’ai dû casserquelquesportes d’appartement…C’était pour vivre, juste pourvivre.Mais j’ai eu quelques ennuis.»

Le récit chuchote alors certaines confidencesà faire pleurer.«Oui, j’ai désiré un enfant d’Alberto.Hélas, Albertone pouvaitpas. Onabien insisté, je l’aimêmeenvoyé consulter des spécia-listes…Rienn’y pouvait.»

Histoires languissantesIl y a des livres commedes ballets qui vousdonnent l’inten-

sitémême lorsqu’ils parlent de choses tristes.Quel est leursecret? Une combinaisongalactiquede forme et de fond enpro-cessus créatif? Unepositivité au servicede l’esthétique?Outout simplementune envie de communiquer le sensprofondd’unau-delà?

LeDernierModèleglisse aupoulailler des Enfers et révèle deshistoires languissantes. Caroline entre par effractiondans lachambreà coucher de la femmed’Alberto et la défie dans sonsommeil…L’art est commeunehistoire d’amourqui vient vouschercherpar le bout dudésir et vous chatouilleune époquemêléede sanget de corps. «Nousnous aimionsd’unamour fou.Ilm’électrisait, je l’aimais à la folie, comme luim’aimait à lafolie. Il ne cessait deme répéter que j’étais sa déesse, que j’étais sadémesure.»

Le livre, par éclairs,me renvoie aussi àmonpassé. Jeme sou-viensdemoi, enfantmalicieuxpuisdévasté etmalade, complè-tementperdumoralement et physiquement, retrouvant com-meunmédium le chemindes autres par l’acte artistique,d’abord le dessin en imitantGiacometti, puis lesmarionnetteset enfin la danse…

Pour finir, elle le suivradans sa chambred’hôpital où ilmourrad’un cancer. «Le chagrinm’envahissait et j’essayaisdele contenir.Oui, il a tentédeme sourire et il a ouvert la bouche:“Lamort s’apprête àme cueillir. Comme jeme suis donnédumalpour rien du tout…”Des larmes coulaient le long de ses joues.»

En fermant le livre, j’aimerais, commeà tous ceuxque j’ai puchroniquer ici, lui donnerunpeudemoi, et poursuivre sasaveurd’unepetite dansedélicate et profonde.

J’imaginepourCaroline et Albertounduo très doux, trèslent, une sorte depavane troublée. Lamusique serait d’Haendel–Rinaldo : «Lascia ch’io pianga», et les amants iraient ainsi,mains contre sexes, auparadis des pluies tendres, commeunderniermodèle…p

Votremaman,de Jean-ClaudeGrumberg,Actes Sud,«Unendroit oùaller», 58p., 13 ¤.

Louis-Georges Tin

Serait-il possible d’imaginer unécrivainsansmémoirequi écri-rait à flux tendu, avec le seulsouvenir desmots, dans le pré-sent qui se dérobe, dans cechaosqueseraitpourluilemon-

de à chaque instant, hors contexte? Laréponse est non, tant il est vrai que lamémoire est inlassablementquestionnéedans l’acte d’écriture, y compris par lesplus irréductibles contemporains, y com-pris par les plus incultes. Tout le stock desconnaissances,dessensations,desimpres-sions se trouve dans ses caves et ses gre-niers.Ecrire, c’est se souvenir.Mais se sou-venir opportunément, dans la mêléeconfusedumoment,serappelerlestechni-ques de combat contre le tigre quand letigreest surnous.Car, si la littératuren’estévidemment pas une remémoration,encore moins une commémoration, elleinscrit la vie dans la durée, elle ne renierien, elle prolonge toute expérience afinque rienne finisse, quenul nemeure.

Par ailleurs, la bonne et la mauvaiseconscience emmêlant leurs pinceaux,nous sommes très préoccupés aujour-d’hui par ce qu’il est convenu d’appeler le«devoirdemémoire», lequelserttropsou-vent de prétexte hypocrite à de jeunesromanciersoucinéastessans imaginationpour situer leurs intrigues dans un cadreidéalementdramatiqueet détourner abu-sivement une émotion née, bien avantleursœuvrettes, de réalités dont l’onde dechocébranleencorelemonde.Jenesaiss’ilfautyvoirunhasard:enmêmetempsquece souci de ne rien oublier, nous angoisseplus que jamais la crainte des pathologiesdu grand âge promises à une populationvieillissanteet, enparticulier, de cellesquiaffectent la mémoire: la démence sénileou lamaladied’Alzheimer.

En cinq scènes brèves, dialoguées com-me au théâtre qui est son champhabitueld’expression, Jean-Claude Grumbergnous offre une réflexion incarnée et sub-tile sur toutes ces questions. Votremamanobéit àundispositifdesplus sim-ples. Trois personnages: lamère, qui perdlamémoire, son fils, qui lui rend visite, etle directeur de lamaison de retraite, dontle fonctionnement est perturbé par lavieille dame incohérente. Chaque scènecorrespond à une visite du fils et s’ouvresur cesmêmesmotsdudirecteuraccablé:«Votre maman…–Mamaman?», répondlefils.Suitunnouveaumotifdeplainte.Lapremière fois, la mère s’est assise sur unfauteuil roulant destiné à un autre pen-sionnaire qui, lui, «a toute sa tête, maisplus ses jambes», et elle refuse d’en bou-ger. Il va falloir la lever de force. Aux deuxhommesquilapressentd’ymettreunpeude bonne volonté, elle ne sait que répli-quer : «C’est lequel des deux mon fils ?»Péremptoire, par ailleurs, et sûre d’elle aumilieu de sa confusion, elle montre un

aplombquifaitdéfautaudirecteur,bouti-quier uniquement préoccupé d’économi-ser sur le personnel et de faire tournersans heurt son établissement, aussi bienqu’au fils, désemparé devant cette mèrequi lui parle commeàunétranger.

Une autre fois encore, elle a donné descoupsdeparapluieàsavoisine.Lefilsaime-rait savoir pourquoi avant de lui faire laleçon,mais ledirecteursemoquedupour-quoi : « Ici le pourquoi n’a pas d’impor-tance, il ne faut pas, c’est ça l’important!»La mère à son tour s’insurge: «C’est moi

qui est frappée? – Bien sûr c’est vous ! – Apartmoi ici ya quedes dingues et c’estmoiqui suis frappée?» Les quiproquos et lesméprises dus à la démence de la vieilledame suscitent des échanges dignes deIonesco. Du pathétique naît le comiquequi,pareffetretour,accroîtencoreledéses-poirquilézardecetexted’unboutàl’autre.N’est-ce pas aussi le ciment de ce mondequi s’effrite quand lamémoire défaillantedes vieillards ne peut plus en garantir lacohérenceni témoignerde sonhistoire?

Les plans de réalité et les époques seconfondent.Nousdevinonsàderaresallu-

sionsquelamèreesthantéepardes fantô-mesdemoinsenmoinsdistincts,maisquise déplacent comme chez eux dans lessinistrescouloirsdel’hospice.Unjour,elledisparaît, elle fugue, elle prend le large. Ledirecteur lance les gendarmes à ses trous-ses. Consternation du fils : «Mamamanatrès peur des gendarmes, très très très peur(…) Les gendarmes ont arrêté mamaman,vous comprenez? – Votre maman a étéarrêtée ? – Avec sa maman, oui. – Lamamandevotremamanaétéarrêtéeéga-lement? – Avecmamaman, oui oui oui !»

Je ne raconterai pas la dernière scène,non pour préserver un suspense dont onse doute bien qu’il n’est pas le ressort dra-matique de ce texte, mais parce qu’ellepâtirait d’être ainsi résumée à l’emporte-pièce. Que fuit-elle vraiment, cette fem-me, parvenue au terme de sa vie? L’uni-versétriquéetmesquinde l’hospiceou lesombres anciennes qui la poursuivent jus-quedans ces oubliettes?

Les répliques laconiques, les dialoguesdécousus laissent entrevoir par bribes unpassé terrible qui affleure encore dans laconscience naufragée de la mère et senourrit des brimades et des contrariétésqu’elle subit tous les jours. Au moinsmourra-t-elle hors de cemouroir, léguantà son fils sa mémoire trouée et, à l’écri-vain, quelques mots tout de même d’unrécit définitivement impossible.p

Chroniques

Dupathétique naîtle comique qui, par effetretour, accroît encorele désespoir qui lézardece texte d’un bout à l’autre

LeDernierModèle,de FranckMaubert,Mille et unenuits, 128p., 12,50¤.

EMILIANO PONZI

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Une «pressepourrie»Sous l’égided’unpatronmégalomane,MauriceBuneau-Varilla, qui le dirigeade 1903 à samort en1944, le quotidien LeMatin (1884-1944)dépassa lemil-lionet demide lecteurs pendant la première guerremondiale, puis connutundéclin rapide dans lesannées 1930. Il n’a dû ensuite son éphémère rebondqu’au choix de servir l’Allemagnenazie sous l’Occupa-

tion. Surtout, il fut dès l’origineune feuillede chantage, à la jonctionde la politiqueetdes affaires, et une entreprise commercia-le destinée à rapporterde l’argent. Aveccette étude,DominiquePinsolle se livre àunepassionnante«réflexion sur la libertéde la presse en régime capitaliste». p

PierreKarila-CohenaLeMatin (1884-1944). Une presse d’argentet de chantage, deDominique Pinsolle, Pressesuniversitaires de Rennes, «Histoire», 344p., 20 ¤.

Langagespeu communsAuMoyenAge, les languesque l’onparlait étaientgénéralementdifférentesde celles que l’on écrivait.Dans la chrétienté latine commedans les territoires del’islam, l’existenced’une langue réservée aux textessacrés et à la pratiquedupouvoir – le latin et l’arabe –conditionnait lesmodesdepensée et d’apprentissage,les rapports entre oralité et écriture. L’historienBenoîtGrévin explore les enjeuxd’une telle tensiondans cetouvrage tout aussi savant que captivant, où il entre-prendunehistoirede l’«économie linguistique » dumondemédiéval, dansuneperspective comparatiste.Enparcourant cette Babelmédiévale, on entend réson-ner lesmots des nobles, desmarchands et des paysans,àmesureque se construit une langue savante. Celle-ciimposeun rapport spécifiqueau texte écrit, un ensei-

gnementde la grammaire, le recours à lamémorisationet à lamusique, et révèle lesenjeuxde la traductionet de la relationdes langues entre elles. Autantd’élémentsqui éclairent comment les hommeset lesfemmesduMoyenAgepensaient, par-laient et écrivaient.p

Claire Judde de LarivièreaLe Parchemin des cieux. Essai sur leMoyenAgedu langage, de Benoît Grévin,Seuil, «L’Univers historique», 416p., 25 ¤.

Chair à industrieThierryPillon fait entendredans ce très beau livre la«voix obstinée»de dizainesd’ouvrières et d’ouvriersqui, tout au longduXXesiècle, ont fait par écrit le récitde leur vie. Dans chacunde ces textes – certainsconnus, d’autrespas – il a retrouvédes traces de l’expé-rience sensible de ces hommeset de ces femmesemportésdans lemouvement industriel. A lamineouà l’usine, leur corpsparle. Il dit l’épouvantedes lieux, le

bruit assourdissantdesmachines, l’odeurde la graisse oudu charbonqui pénètre lapeau, l’accidentqui déchire les chairs. Illaissedeviner aussi la promiscuité deshommesentre eux, le désir quen’arrêtentpas l’usure physiqueni la plaisanterie quipermetde l’oublier. Parfois, quand lerythmedesmachines s’installe,même lerêve enprend la cadence.pGilles BastinaLe Corps à l’ouvrage, de Thierry Pillon,Stock, «Un ordre d’idées», 198p., 19 ¤.

L’énigmede l’artComment lesœuvres sont-elles classées et jugées?Qu’est-ce qu’un auteur, un «génie»? Comment lavaleurmarchandeet la valeur artistique se nouent-elles? Sansmasquer sa dette à l’égard des ouvrages deréférences de Bourdieu, StéphaneOlivesi poursuitune plus vaste entreprise, celle de comprendre l’expé-rience esthétique. Le propos promettait d’être arideoudogmatique. Il ne l’est pas : la richesse et la diver-sité des analyses confèrent à cette somme socio-logique le tonpassionné d’un amateur d’art.p

Jean-Paul ThomasaL’Expérience esthétique. Une archéologiedes arts et de la communication, de Stéphane Olivesi,Honoré Champion, 452p., 42 ¤.

Freud enPalestineCertes, Freud, quinepartageait pas les convictionsdeTheodorHerzl, son contemporainàVienne, n’a jamaisété sioniste.Mais imagine-t-onàquel point sa récep-tion fut compliquéeen Israël? Il faut lire l’ouvragedeGuidoLiebermann,appuyésurun solide travail d’archi-ves, pour avoirune idéedes résistancesau freudisme.Retraçant l’histoirede l’introductionde lapsychana-lysedans la société juive, l’historiendécrit le bouillon-nement intellectueldes années 1920comme les rudesbatailles contre les religieux. Instructif.p J.Cl.aLa Psychanalyse enPalestine. 1918-1948. Aux originesdumouvement analytique israélien, deGuido Liebermann,Campagne Première, 320p., 27¤.

Sans oublier

Catherine Simon

Proclamée le 3 juillet 1962, célé-brée deux jours plus tard, l’indé-pendance de l’Algérie a suscité«une immense liesse, comme (lepays) n’en connaîtra plus jamaisd’aussi festive ni d’aussi pleine-

mentpartagée»,sesouvientNourredineSaa-di. Cinquante ans après, le romancier, ins-tallé en France, a convaincu quelques-unsparmi lesmeilleurs auteurs contemporains,tous nés en Algérie, d’écrire ce que fut, pourchacun, ce moment inouï. Hélène Cixous,NabileFarès,BoualemSansal,RachidBoudje-dra, pour ne citer que ceux-là, se trouventréunis dans Un 5 juillet 1962 : ce jour-là,recueil à paraître à Alger, aux éditionsChihab–etqui sera, il faut l’espérer,prochai-nementdiffusé en France.

Sans faste éditorial excessif, l’Algérie duprésidentAbdelazizBouteflika (ministredès1962) s’apprête donc à célébrer le cinquante-naire de sa libération. C’est plutôt sagementque la France, elle aussi, commémore cetteannée-phare. «Exilés du même royaume,nous voici comme deux frères ennemis, dra-pés dans l’orgueil de la possession renonçan-te, ayant superbement rejeté l’héritage pourn’avoir pas à le partager», écrit Kateb Yacineà Albert Camus, quelques semaines avantquecedernierreçoiveleprixNobeldelittéra-ture,en1957.Ce texteprémonitoire…etquel-que trois cents autres documents sont pré-sentés jusqu’au 14octobre à l’Abbaye d’Ar-denne (Calvados), dans le cadre de l’exposi-

tion «Engagements et déchirements. Lesintellectuels et la guerre d’Algérie», conçueparCatherineBrun et Olivier Penot-Lacassa-gne, maîtres de conférences à l’universitéParis-III.Unlivre-catalogueaccompagnel’ex-position (Gallimard/IMEC, 264p., 39,90¤).Dans ce travail d’archives, les intellectuelsfrançaissontmisenavant,deSartreàDome-nach, en passant par Mauriac ou Paulhan.Quant aux «déchirements», il s’agit moinsdes (chauds) débats d’alors sur le socialismeque des controverses (plus chaudes encore)sur laquestionnationale.De labelleouvrageque ce catalogue, qui permet, après d’autrestravaux pionniers, de nuancer le regard

manichéen que l’on porte encore trop sou-vent sur cette période.

Visantaussi legrandpublic,LaGuerred’Al-gérie, du jeune historien Tramor Queme-neur, écrit sous la houlette de Benjamin Sto-ra, devrait rapidement faire figure de classi-que.Ilestagrémenté,enprime,defac-similésde documents d’époque (Géo éditions, «LesDossiersde l’histoire», 144p., 21,90¤).

En fait, s’il y a du neuf à découvrir, c’estailleurs qu’il faut le chercher. Par exemple,dans les Récits d’engagement recueillis àLyon par la réalisatrice Béatrice Dubell,auprès de catholiques progressistes qui ontaidé lesAlgériens (Récitsd’engagements.DesLyonnais auprès des Algériens en guerre.1954-1962, sous la direction de BéatriceDubell, Arthur Grosjean et Marianne Thi-vend,Bouchène,152p., 15¤);oudansletémoi-gnage de Mohand Zeggagh, ancien détenuduFLN, emprisonnéen France, quand il évo-que,notamment,le longsilencedestorturés.L’enquête qu’il a menée auprès de ses pairsinaugure une «histoire d’en bas» encoreembryonnaire en Algérie, comme le souli-gnesonpréfacierMohammedHarbi (Prison-niers politiques FLN en France pendant laguerre d’Algérie. 1954-1962. La prison, unchamp de bataille, de Mohand Zeggagh,Publisud, 366p., 29,80¤).

Mais s’il fallait désigner, en ce début d’été,un seul grand et bon livre, ce serait celui del’historienne américaine Diana K.Davis, LesMythes environnementauxde la colonisationfrançaise au Maghreb, publié en 2007 aux

Etats-Unis et enfin traduit (de l’anglais, parGrégory Quenet, Champ Vallon, «L’Environ-nementaunehistoire», 334p., 26¤).

Depuis les travauxde chercheursfrançaistels Charles-Robert Ageron et Yves Lacoste,onsavaitcommentlerapportdesforcesmili-taires et économiques, mais aussi lesconstructions coloniales sur « le mythe del’invasion arabe» au VIIesiècle ou sur celuidu «bon Kabyle opposé aumauvais Arabe»,pointé par l’historienne Patricia Lorcin,avaient aidé les conquérants à asseoir leurdomination et l’administration française àexproprier lesNord-Africainsde leurs terres.DianaK.Daviss’attaqueàuneautre«fable» :celle du récit environnemental décliniste,dont elle analyse la longue genèse. Aprèsavoirété« legrenieràblédeRome», l’Afriquedu Nord serait devenue « le pays de la soif»(titre d’un tableau de l’orientaliste Fromen-tin),victimedeladéforestationetdeladéser-tification,conséquencesdestechniques«pri-mitives» d’autochtones «paresseux» et dusurpâturage.

ApparuaumilieuduXVIIIesiècle, transmispardesgénérationsdebotanistesetd’agrono-mes, cemytheenvironnemental,auxmilleetunevariantes,est«encorebienvivace»,relèveDianaK.Davis.Enracontant«l’histoiredeshis-toiressur lanature,dansla longuedurée»,sonlivre met au jour une savante et subtile im-posture. De quoi regarder autrement la Citédes Eucalyptus à Alger, les champs d’oliviersde la régiondeSfaxou le code forestiermaro-cain– laissé intactdepuis 1917.p

Julie Clarini

Elleestpasséeparicietrepas-sera par là. Elle court tou-jours, en tout cas, la criti-que sociale. De cela, Phi-

lippe Corcuff est certain. Maispeut-êtreest-ellemoinsconfiante,sa démarchemoins ferme – ce quisigne sa faiblesse mais fait aussison charme. Tantôt dans la cla-meurde la rue, tantôtdans l’élabo-rationuniversitaire,elleprogresseà des rythmesdivers.

Finies les sommes totalisantestoujours suspectesdevouloir vousfairemarcher au pas. Voici venu letempsdutroubleetde l’ambiguïté,comme l’a montré la théoricienneaméricaine Judith Butler, citée enexerguede l’ouvrage.Plutôtquededresser une cartographie des théo-

riescritiquesà lamanièredusocio-logue Razmig Keucheyan (Hémis-phère gauche, Zones/La Décou-verte, 2010), loin de se satisfaire duconstat de leur émiettement, Phi-lippe Corcuff recherche la pulsa-tion commune à tous ces mouve-ments, celle qui anime les « indi-gnés» ou les Anomymous et àl’unisson de laquelle vibrent cer-tains courants de la sociologie oude la philosophie politique. C’estune quête singulière, effervescen-te, pour jeter des ponts «entre éla-borations académiques et produc-tionsintellectuellespropresauxpra-tiquescontestatrices». Il s’agit icides’autoriserà«penserglobalement»mais«à l’écartde la totalité».

Enbonartisande ladialectique,Philippe Corcuff présente en effetson livre, composé à partir d’arti-cles et d’interventions, commeun«atelier» où se trouvent décorti-quées des questions qui traver-sent les pensées critiques contem-poraines: quel usage faire aujour-

d’hui de la notion de «domina-tion»? Comment proposer unethéorie générale qui ne serait pasun retour au «système»? Peut-onêtre «neutre» sur la situationsocialequandonestunsociologueuniversitaire?

Non loin des sujets qui préoc-cupaientPhilippeChanial dansunlivre paru en 2011 (La Sociologiecomme philosophie politique. Etréciproquement, La Découverte),Corcuffexplore,parexemple,avecMerleau-Ponty, l’impasse de lafigure de l’intellectuel prétendu-ment détaché des affaires de lacité, et balaie l’illusiond’unescien-ce sociale dénuée de jugement devaleur. Il parle d’expérience, étantlui-mêmeuniversitaireetmilitantanticapitaliste, libertaire et alter-mondialiste.«Intellectuel-militanttransfrontalier», commeil aimesedécrire, il reprend, dans un ultimechapitre, les jalons posés au fil despagesetbaliselecheminquepour-rait emprunter une nouvelle criti-

que sociale. Appuyée sur lessavoirssociologiques,elleseraitenconstant dialogue avec la philoso-phie, les cultures ordinaires et lessavoirs issus des luttes. Quant à la

nécessaire relance del’imagination, la pen-séecritiqueirait enpui-ser l’élandans la littéra-ture, le cinéma ou leschansons.

Certains se perdrontsansdouteunpeudansl’«éthique de la curio-sité» et « l’épistémolo-gie de la fragilité »,mais ce n’est que lerevers d’un bouillon-nement excitant quidonne à voir une

constellation intellectuelle in-time, «provisoire et en mouve-ment». Comme tout « livre-ate-lier»,àchacundevenirypuisersesoutils critiques parmi ceux «quenous avons pour penser le monde,et partant, le transformer».p

Lelaboratoiredel’émancipationPhilippeCorcuff,universitaireetmilitant,pose les jalonsd’unenouvellecritiquesociale

Témoignagesinédits,archivesouanalysedemythescoloniaux:quelqueslivresoriginauxmarquentlecinquantenairedel’indépendance

Algérie,dunouveau!

Critiques Essais

Après avoir été «le grenier à blédeRome», l’Afrique duNordserait devenue «le pays de lasoif»? Unmythe «encore bienvivace», relève DianaK.Davis

Oùest passéela critiquesociale?Penser leglobalaucroisementdes savoirs,dePhilippeCorcuff,LaDécouverte,«BibliothèqueduMauss»,320p., 24 ¤.

Boumédiène, dirigeantde l’Armée de libérationnationale algérienne (àdr.), fête l’indépendance.RUE DES ARCHIVES/SPPS

70123Jeudi 5 juillet 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.07.05

JoannaTrollope

FlorenceNoivilleenvoyée spéciale à Bruxelles

Dans Trois années,Tchekhov met enscène des person-nagesquidiscutentlittérature. Kostiaest impitoyable.

Qu’ils aillent audiable, ces roman-ciers qui nous assomment avecleurshistoiresd’infidélités,deren-dez-vous secrets, de trahisons, dejalousies…! Ioulia est d’accord :uneœuvred’artn’estutilequelors-qu’elle pose «un sérieux problèmesocial». Mais Laptev – et l’auteur àtravers lui – s’interroge: pourquoiRoméo et Juliette devraient-ilsdisserterdelalibertédel’enseigne-ment ou de la situation sanitairedans les prisons? Ne peuvent-ilspasnousparlerd’amour, toutsim-plement?

La Britannique Joanna Trollopene seprendpaspour Shakespeare,mais abonde dans le sens deTchekhov. Quoi de plus impor-tant, au fond, que le tremblé dessentiments? «Ilme serait impossi-ble d’écrire sur la guerre d’Irak, parexemple», confiait-elle au quoti-dien The Guardian en 2006. «Nonque j’en sois intellectuellementincapable.Maismonterraindepré-dilection est celui des relationshumaines. Des familles en parti-culier. Je suis persuadée que la fic-tion en dit long sur la façon dontchacunpeut leur survivre…»

Ce jour-là, ce sont pourtant desraisons familiales qui ont conduitJoanna Trollope à Bruxelles oùnous la rencontrons. Une fille, ungendre, des petits-enfants… Aprèsle déjeuner, où elle picore deuxentréesduboutdes lèvres–Trollo-peestunelonguelianeblonde,trèsélégante et incroyablement min-ce –, elle ira chercher sa jeune pro-géniture à l’école. Telle une bonnegrand-mèreattentive etdévouée.

Il ne faut pas s’y fier cependant.Derrièrela«granny»trèsconvena-ble,sommeilleuneredoutableana-lystedes liensdusang. «La familleest le laboratoire premier, dit-elle.Le lieu où chacun découvrel’amour, ledésamour, lamanipula-tion, la déception, les mécanismesde protection, les alliances fluc-tuantes… S’y jouent des chosesimpalpables. Rarement dites. Tou-jours en mouvement… Ce quim’amuse, c’est de poser sur tout çaune cloche de verre. Et d’observerles fourmis qui s’agitent…»

Oh, elle ne réinvente rien, Joan-na Trollope. Elle sait que les his-toires sont immuablement lesmêmes depuis Homère et Sopho-cle. Simplement, elle les réinter-prète. Les transpose. Les combine.Joue avec elles comme avec unRubik’s Cube. Les familles décom-posées (Les Enfants d’une autre,Calmann-Lévy, 1999), les Lolita enmal de père (Séparation de cœur,en anglais «Marrying The Mis-tress», Calmann-Lévy, 2000), lessœurs ennemies (Un Amant espa-gnol, réédité auxDeux Terres), lespolyamoureux – polygames oupolyandres –, l’adoption, l’adul-tère sous toutes ses facettes…, toutl’intéresse! «Une vie n’est banaleque vue de l’extérieur. Mais les cli-chésnes’appliquentqu’auxautres.Si c’est vous qui êtes en cause, rienn’estplus importantque lepremieramour, le premier bébé, la trahi-

son…C’estcelaquej’es-saie de montrer, l’im-portance de chaquevie pour celui qui lavit.»

En matière defamille, Trollope saitde quoi elle parle.Après avoir triom-phé d’une mère

impossible et usé deuxmaris, ellea vécu longtemps avec Max, unlabrador. «C’est plus monotoneque la vie de couple,mais les occa-sions de tensions sont moindres»,dit-elle en précisant qu’elle n’apas elle-même choisi son nom –celui du chien. Désormais, elle a«un mi-temps avec un homme etcela (lui)convient».Posantsa four-chette, elle répète poliment : « Jetrouve ça suffisant… Pas vous?»

Née en 1943 dans le Glouces-tershire, Joanna Trollope est unenièce (à la 5e génération) d’Antho-ny Trollope, l’un des écrivains bri-tanniques les plus célèbres del’époque victorienne. «Je l’admireénormément, dit la romancière.Notez bien que le fait de porter sonnom ne m’a cependant jamaisaidéeprofessionnellement.»

Après des études au St Hugh’sCollege d’Oxford, Trollope entreau Foreign Office en 1965. Deuxansplus tard, elle se réorienteversl’enseignement puis, en 1980, dé-cidede seconsacreruniquementàl’écriture. Elle commence par desromans historiques écrits souspseudonyme (Caroline Harvey) etachetés surtout par des biblio-thèques. Puis elle décide de tour-ner le dos au passé pour s’intéres-serauprésent,auquotidien.L’ordi-naire à la loupe? Serti comme unbijou? Il fallait oser,mais le succèsest immédiat. En 1991, avec LaFemmedupasteur (Belfond, 1995),Trollope détrône le réputé indé-boulonnableJeffreyArcherdanslaliste des best-sellers. Depuis, avecunerégularitéd’horloge,elleapro-duit une vingtaine de livres, vuspar les uns comme de bonsromans d’été, par les autres com-me«laquintessencedecettelittéra-

ture anglo-saxonne qui donneraitle goût de lire auxplus rétifs» (Pas-cale Frey, Lire, 1ermai 2000).

C’est fou comme en traitant lesthèmes les plus banals, JoannaTrollope soulève en effet les pas-sions les plus contradictoires.Dans lesmilieux littérairesbritan-niques, on ne trouve pas deuxAnglais s’accordant à son endroit.Et tous sont sûrsde leur fait…Trol-lope, vous jureront certains, c’estle Flaubert des Midlands – une deseshéroïness’appelleAnnaBouve-rie. Celle qui trouve les mots sim-ples pour dire les vies étoufféespar la province. Celle qui parle aunom de toutes les femmes silen-cieusesetquiréussità lesfairerire.Celle que l’on compare souvent àJane Austen aussi, et qui a lamodestie de dire que «non, il nefautpas». Parcequ’il y a«ungouf-fre entre “being great” et “beinggood”». Et qu’elle «sait parfaite-ment dans quelle catégorie elle seclasse».

Les détracteurs de Trollope,eux, dénoncent son féminismefaussement subversif. La facturepopulaire de ses romans dissi-mulée sous un vernis de sérieux.Ses intrigues pour ménagères ar-rosant leurs azalées en rêvantd’adultère…

EtJoannaTrollope,danstoutça?Peuluichaut.«Cen’estpasàmoideposer des épithètes sur ma prose»,dit-elleavecdétachement.Dureste,et elle s’en fait gloire, elle ne prendjamais parti. Dans ses romans, cequi se lit d’abord, c’est l’empathie.«Je suis tous mes personnages à lafois», dit-elle. Dans le même livre,elle peut défendre l’épouse blesséeet lamaîtresse, l’hommequi se ras-suredanslesbrasd’unenymphetteou la femme qui plaque tout pouraller en rejoindre une autre. Sonbut : «Laisser le lecteur respirer.Mon intentionn’est pasde choquer,dit-elle. Plutôt de revisiter les vieuxschémasconsidéréscommeinaccep-tables.»Derevenirsurquelquessté-réotypes.Quisont les anges?Etquisont lesbêtes?

Conclusion? Elle n’en a pas.Tantmieux. Laptev, lui aussi, arri-vait à ce résultatparadoxaldans leroman de Tchekhov. « Il songeaitque si on lui avait demandé, à pré-sent, ce qu’était l’amour, il n’auraitsuque répondre.» p

Prix Guizot 2012 - Prix de l’Académie françaisePrix du Sénat du Livre d’Histoire

LA LIBRAIR IEDU XXI e SIÈCLE

©E.M

arch

adour

Désaccordsmineurs(TheOther Family),de JoannaTrollope,traduitde l’anglaisparJohan-FrédérikHelGuedj,Ed.desDeuxTerres,332p.,20¤.

Couplesquibattentdel’aile,hainesfratricides,adultèresenpagaille…C’estcequelaBritanniqueaimeàdisséquerlivreaprèslivre–commedansledernierparu,«Désaccordsmineurs»

Romancièredesfamilles

Extrait

Délicesdela jalousie

Rencontre

Après avoir survécuà unemère impossibleet usé deuxmaris,elle a vécu longtempsavecMax, un labrador

«Celaconcernaitce vieux, cevénérable, cepressant, cet irrem-plaçableet trèsancienbesoind’engagement.Envingt-troisannéesdevie commune,Chris-sien’avaitpaspupousserRichied’unmillimètrevers l’idéedudivorced’avec sonépouse, etdel’épouserelle. Il n’étaitpascatho-lique, il n’avaitaucunerelationavec sa femme,et iln’enavaitmêmepasbeaucoupavec le filsde cemariage. Il vivaitàLon-dresdansunapparentconten-tement,avecune femmepourlaquelle il avait choisidequittersonépouse, et les trois fillesqu’ilavaiteuesd’elle etdont il étaitmanifestementfou,mais ilneprendraitpas lamoindre initia-tivepour transformersonsta-tut juridiquedechefde lapre-mière famille enchefde laseconde.Pendantdesannées, ilavait répétéqu’il y réfléchirait,qu’il venaitd’unerégionoù lescodesdeconduiteétaientaussifondamentauxque lesbatte-mentsducœur.»

Désaccordsmineurs, page17

Enanglais, le romans’intituleTheOther Family.L’autrefamille, c’est celle queChrissie et ses filles découvrentavec stupeurà lamortdeRichie, leurmari etpère.Unecrise cardiaqueet voilà deuxpansdeviequi se télesco-pent. RichieRossiter était pianiste.Unpianisteunpeucrooner, charmant, désinvolte,«lâcheaussi », commenteTrollope.A l’ouverturede son testament,Chrissiedécou-vrequ’il a tout léguéàMargaret, sa premièreépousedontil n’a jamaisvouludivorcer– Chrissie, la seconde femme,amêmedûs’acheter ellemême l’allianceendiamantsqu’ilne lui a jamaisofferte –, ainsi qu’à leur fils Scott, àqui il laisse sonpianoet l’ensemblede ses droits. Effon-drement. Fureur. Entre les deux femmes, l’ancienneet lanouvelle, s’installeune jalousiedigned’Agrippine,deMmedeMontespanoudepersonnagesplus récents.Peude romans, hormis celui d’AlainRobbe-Grillet, ontfait de la jalousie leur thème central.«C’est pourtantune émotion àprendreau sérieux,note JoannaTrollope.Peud’humains sur cette terre peuvent dire qu’ils ne l’ontpas éprouvée. Il est inévitable d’être un jour jaloux, com-me il est inévitable d’être un jour déçu. Or, on nous ainculqué que la jalousie, c’estmal...» Est-ce pour cela quenombred’auteurs la refoulent? Trollope, elle, s’en em-pare avec délice etminutie,montrant commeelle peutmener loin, très loin, bien au-delà de quelques «désac-cordsmineurs». Fl.N.

JEPSON/WRITER PICTURES/LEEMAGE

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