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Solidarité avec «La Quinzaine» prière d’insérer L’urgence Charlotte Delbo Rescapée des camps, l’écrivain aurait eu 100 ans cette année. Jean Hatzfeld a relu son œuvre maîtresse et lui rend hommage Jean Birnbaum A u début des années 1970, les Editions de Minuit publiaient « Auschwitz et après », une trilogie d’une beauté littéraire à couper le souffle, dans une France encore incapable de la lire. Parfois, les non-rencontres apparais- sent mystérieuses. L’auteur, Charlotte Delbo, n’était pas inconnu du monde des lettres, puisqu’elle avait déjà fait paraître deux livres chez Minuit, dont l’éton- nante suite de notices biographiques sur les femmes déportées dans Le Convoi du 24 janvier, le sien, à destina- tion d’Auschwitz-Birkenau. Alors, pourquoi cette insensibilité à trois livres magnifiques ? Est-ce parce que cette résistante communiste, com- battante de la première heure, expri- mait un abyssal désespoir et un mal à survivre proche de la littérature des rescapés juifs, elle aussi confidentielle à l’époque ? Ou est-ce que l’originalité de ses textes écrits sur ce pan de l’His- toire ne pouvait être admise ? Pourtant, la première page déjà nous transportait : « (…) il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent/ une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais reve- nus./ C’est la plus grande gare du mon- de./ C’est à cette gare qu’ils arrivent, qu’ils viennent de n’importe où./ Ils y arrivent après des jours et après des nuits (…) Tous ont emporté ce qu’ils avaient de plus cher parce qu’il ne faut pas laisser ce qui est cher quand on part au loin./ Tous ont emporté leur vie, c’était surtout sa vie qu’il fallait pren- dre avec soi./ Et quand ils arrivent/ ils croient qu’ils sont arrivés/ en enfer/ pos- sible. Pourtant ils n’y croyaient pas./ Ils ignoraient qu’on prît le train pour l’en- fer mais puisqu’ils y sont ils s’arment et se sentent prêt à l’affronter/ avec (...) les vieux parents avec les souvenirs de famille et les papiers de famille./ Ils ne savent pas qu’à cette gare-là on n’ar- rive pas (…) » Et à partir de cette gare, chaque phrase jusqu’à la dernière fait tinter en nous une clochette que Primo Levi, Robert Antelme, Patrick Modiano, Aha- ron Appelfeld et d’autres immenses écrivains ont agitée eux aussi, sans laquelle la lecture de l’Histoire des camps se dessèche comme les camps eux-mêmes. Le premier tome, Aucun de nous ne reviendra, Charlotte Delbo l’a écrit en 1946, à toute allure, au retour, sur un cahier à spirale. Il respire l’urgence du souvenir et la fulgurance. Les stro- phes : « Dialogue », « Les manne- quins », « Les hommes », « L’appel », « Un jour », « Marie », « Le lendemain », « La jambe d’Alice »… scandent un jour- nal intime de la vie au camp à la pre- mière personne du pluriel. Le « nous » de la solidarité entre les 230 femmes du convoi de 1943, de la complicité avec les Polonaises qu’elles trouvent là-bas, les juives que les camions emmènent tout droit au block 25, ou l’amitié avec les hommes que l’on croise sur la route des marais ; le « nous » de la pudeur et de la promiscuité aussi. « (…) toutes les paroles sont depuis longtemps flétries/ Tous les mots sont depuis longtemps décolorés/ Gra- minée – ombelle – source – une grappe de lilas – l’ondée – toutes les images sont depuis livides./ Pourquoi ai-je gardé la mémoire ? Je ne puis retrouver le goût de ma salive dans ma bouche au printemps – le goût d’une tige d’herbe qu’on suce. Je ne puis retrouver l’odeur des cheveux où joue le vent, sa main rassurante et sa douceur./ Ma mémoire est plus exsangue qu’une feuille d’automne./ Ma mémoire a oublié la rosée/ Ma mémoire a perdu sa sève. (…)/ C’est alors que le cœur doit s’arrêter de battre – s’arrêter de battre– de battre./ C’est pour cela que je peux pas m’approcher de celle-ci qui appelle. Ma voisine. Appelle-t-elle ? Pourquoi appelle-t-elle ? Elle a eu tout d’un coup la mort sur son visage, la mort violette aux ailes du nez, (…) la mort dans ses doigts qui se tordent et se nouent com- me des brindilles que mord la flamme, et elle dit dans une langue inconnue des paroles que je n’entends pas./ Les barbelés sont très blancs sur le ciel bleu./ M’appelait-elle ? Elle est immo- bile maintenant, la tête retombée dans la poussière souillée./ Loin au-delà des barbelés, le printemps chante/ (…) / Et nous avons perdu la mémoire./Aucun de nous ne reviendra… » Dans le deuxième tome, Une connaissance inutile, écrit vingt-cinq ans après le premier, le « je » remplace le « nous » pour parler des absents et revenir en chapitres moins impres- sionnistes – « Les hommes », « La Mar- seillaisele cou coupé », « Le matin l’arri- vée », « Aux autres merci », « Esther », « Boire », « Le ruisseau » – sur les amours et amitiés et les déchirements de l’amour et de l’amitié de l’auteur. L’écriture se montre affec- tueuse et parfois mélancoli- que, mais elle ne rompt pas avec la mosaïque de saynètes, esquisses de portraits, éclats philosophiques, nouvelles, récits et bien sûr poèmes. « Yvonne Picard est morte/ quiavaitdesijolisseins./Yvonne Blech est morte/ qui avait les yeux en amande/ et des mains qui disaient si bien./ Mounette est morte/ qui avait un si joli teint/ une bouche toute gourmande/ et un rire si argentin./ Au- rore est morte/ Qui avait des yeux cou- leur de mauve./ Tant de beauté tant de jeunesse/ tant d’ardeur tant de pro- messes/ Toutes un courage des temps romains./ Et Yvette aussi est morte/ Photo © Patrice Normand « Un bel éloge de la lecture et de l’écriture. De la traduction aussi. Des ponts entre les langues, les cultures et les êtres. » Marie Chaudey, La Vie « Le livre qui rendra plus léger le cœur de maints lecteurs. » Claire Devarrieux, Libération 7 aEssais Charles C. Mann retrace les conséquences de la découverte de l’Amérique 10 aRencontre A. M. Homes dans la tête de l’autre 2 aLa « une », suite Les parutions du centenaire : la première biographie de Charlotte Delbo ; son théâtre en un volume L e célèbre critique Albert Thibaudet établissait jadis un lien essentiel entre la critique et la démocratie. Le journalisme littéraire est frère du journalisme politique, disait-il, et la critique est inséparable d’un esprit libéral qui tient par-dessus tout au pluralisme des opinions, des sensibilités, des partis. Solidairement, toute remise en cause de ce pluralisme a de quoi inquiéter la critique : « On s’est passé assez longtemps de la critique. On peut s’en passer encore. Une partie de l’Europe cherche à s’en passer violemment et superbement », déplorait Thi- baudet en 1930, six ans avant sa mort, dans sa Physiologie de la critique, récemment et savamment rééditée en po- che par Les Belles Lettres (« Le goût des idées », 224 p., 15 ¤). Oui, on peut se passer de la critique. Mais à quel prix lit- téraire, par quelle lâcheté idéologique ? Si nous reposons la question aujourd’hui, c’est qu’un grand journal criti- que, fondé par un fervent militant de la littérature, est menacé. La Quinzaine littéraire, que Maurice Nadeau a fondée en 1966, risque le dépôt de bilan. L’ami Nadeau a aujourd’hui 101 ans. Depuis près d’un demi-siècle, cet édi- teur à la curiosité intransigeante et généreuse, ce décou- vreur de talents (Roland Barthes, Georges Perec, Malcolm Lowry, Michel Houellebecq…), ce pupille de la nation élevé à l’école des révolutions (socialiste ou surréaliste), consacre toutes ses forces à La Quinzaine. Il le fait comme on anime un collectif militant, dans les cafés, les imprime- ries. Au fil des décennies, de grandes plumes, anonymes ou fameuses (Barthes encore, Braudel ou Starobinski), se sont engagées dans les pages de ce bimensuel qui a tou- jours cultivé une indépendance farouche. Amis de la litté- rature et des idées, à votre tour de vous mobiliser. Volez au secours de La Quinzaine, abonnez-vous ; mieux, répon- dez à l’appel de Nadeau en devenant lecteur actionnaire (toutes les informations sont disponibles sur Laquinzaine.wordpress.com). Non, nous ne laisserons pas mourir cet indispensable journal. Vive le pluralisme, longue vie à La Quinzaine ! p 5 aPortrait Les verbes de Zadie Smith 3 aTraversée Figures de la finance 6 aHistoire d’un livre Z. M., de Sophie Pujas 8 aLe feuilleton Eric Chevillard réévalue la littérature française à la lumière d’Eric Dussert 4 aLittérature Stéphane Chaumet fait revivre la Syrie d’avant-guerre Revenir sur les amours et les amitiés et les déchirements de l’amour et de l’amitié Lire la suite page 2 Charlotte Delbo en 1950. ARCHIVES PRIVÉES DANY DELBO Jean Hatzfeld écrivain Cahier du « Monde » N˚ 21251 daté Vendredi 17 mai 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Solidaritéavec«LaQuinzaine»

p r i è r e d ’ i n s é r e rL’urgenceCharlotteDelboRescapéedescamps, l’écrivainauraiteu100anscetteannée.JeanHatzfeldarelusonœuvremaîtresseet lui rendhommage

Jean Birnbaum

Audébutdes années 1970,les Editions de Minuitpubliaient «Auschwitzet après», une trilogied’une beauté littéraire àcouper le souffle, dans

une France encore incapable de la lire.Parfois, les non-rencontres apparais-sentmystérieuses.

L’auteur, Charlotte Delbo, n’étaitpas inconnu du monde des lettres,puisqu’elle avait déjà fait paraîtredeux livres chez Minuit, dont l’éton-nante suite de notices biographiquessur les femmes déportées dans LeConvoi du 24janvier, le sien, à destina-tiond’Auschwitz-Birkenau.

Alors,pourquoicette insensibilitéàtrois livres magnifiques? Est-ce parcequecetterésistantecommuniste,com-battante de la première heure, expri-mait un abyssal désespoir et unmal àsurvivre proche de la littérature desrescapés juifs, elle aussi confidentielleà l’époque? Ou est-ce que l’originalitéde ses textes écrits sur ce pan de l’His-toirenepouvait être admise?

Pourtant, la première page déjànous transportait : « (…) il est une gareoù ceux-là qui arrivent sont justementceux-là qui partent/ une gare où ceuxqui arrivent ne sont jamais arrivés, oùceuxquisontpartisnesontjamaisreve-nus./ C’est la plus grandegaredumon-de./ C’est à cette gare qu’ils arrivent,qu’ils viennent de n’importe où./ Ils yarrivent après des jours et après desnuits (…) Tous ont emporté ce qu’ilsavaient de plus cher parce qu’il ne fautpas laissercequiestcherquandonpartau loin./ Tous ont emporté leur vie,c’était surtout sa vie qu’il fallait pren-dre avec soi./ Et quand ils arrivent/ ilscroientqu’ilssontarrivés/enenfer/pos-sible. Pourtant ils n’y croyaient pas./ Ilsignoraient qu’on prît le train pour l’en-fermaispuisqu’ils y sont ils s’armentetse sententprêtà l’affronter/avec (...) lesvieux parents avec les souvenirs defamille et les papiers de famille./ Ils nesavent pas qu’à cette gare-là on n’ar-rive pas (…)»

Et à partir de cette gare, chaquephrase jusqu’à la dernière fait tinterennousune clochette quePrimoLevi,RobertAntelme,PatrickModiano,Aha-ron Appelfeld et d’autres immensesécrivains ont agitée eux aussi, sanslaquelle la lecture de l’Histoire descamps se dessèche comme les campseux-mêmes.

Le premier tome,Aucun de nous nereviendra, Charlotte Delbo l’a écrit en1946, à toute allure, au retour, sur uncahier à spirale. Il respire l’urgence dusouvenir et la fulgurance. Les stro-phes : «Dialogue», « Les manne-quins», «Les hommes», «L’appel»,«Un jour», «Marie», «Le lendemain»,«La jambed’Alice»…scandentun jour-nal intime de la vie au camp à la pre-mière personne du pluriel. Le «nous»de la solidarité entre les 230femmesduconvoide1943,delacomplicitéavecles Polonaises qu’elles trouvent là-bas,

les juives que les camions emmènenttout droit au block 25, ou l’amitié avecleshommesquel’oncroisesur laroutedesmarais ; le «nous» de la pudeur etde lapromiscuitéaussi.

« (…) toutes les paroles sont depuislongtemps flétries/ Tous les mots sontdepuis longtemps décolorés/ Gra-minée – ombelle – source – une grappede lilas – l’ondée – toutes les imagessont depuis livides./ Pourquoi ai-jegardé lamémoire? Jenepuis retrouverle goût de ma salive dans ma boucheau printemps – le goût d’une tiged’herbequ’on suce. Jenepuis retrouverl’odeur des cheveux où joue le vent, samain rassurante et sa douceur./ Mamémoire est plus exsangue qu’unefeuille d’automne./ Ma mémoire a

oublié la rosée/ Ma mémoire a perdusa sève. (…)/ C’est alors que le cœur doits’arrêterdebattre – s’arrêterdebattre–de battre./ C’est pour cela que je peuxpasm’approcherdecelle-ciquiappelle.Ma voisine. Appelle-t-elle? Pourquoiappelle-t-elle? Elle a eu tout d’un couplamort sur son visage, lamort violetteaux ailes du nez, (…) la mort dans sesdoigts qui se tordent et se nouent com-me des brindilles quemord la flamme,et elle dit dans une langue inconnue

des paroles que je n’entends pas./ Lesbarbelés sont très blancs sur le cielbleu./ M’appelait-elle? Elle est immo-bilemaintenant, la tête retombéedansla poussière souillée./ Loin au-delà desbarbelés, le printemps chante/ (…) / Etnous avons perdu la mémoire./Aucundenous ne reviendra…»

Dans le deuxième tome, Uneconnaissance inutile, écrit vingt-cinqans après le premier, le « je» remplacele «nous» pour parler des absents etrevenir en chapitres moins impres-sionnistes – «Les hommes», «LaMar-seillaiselecoucoupé»,«Lematinl’arri-vée», «Aux autres merci», «Esther»,« Boire », « Le ruisseau» – sur lesamoursetamitiés et lesdéchirementsde l’amour et de l’amitié de l’auteur.

L’écriture se montre affec-tueuse et parfois mélancoli-que, mais elle ne rompt pasaveclamosaïquedesaynètes,esquisses de portraits, éclatsphilosophiques, nouvelles,récits et bien sûr poèmes.

«Yvonne Picard est morte/quiavaitdesijolisseins./Yvonne

Blech est morte/ qui avait les yeux enamande/ et des mains qui disaient sibien./ Mounette est morte/ qui avaitun si joli teint/ une bouche toutegourmande/etunrire si argentin./Au-rore estmorte/Qui avait des yeux cou-leur demauve./ Tant de beauté tant dejeunesse/ tant d’ardeur tant de pro-messes…/Toutesuncouragedestempsromains./ Et Yvette aussi est morte/

Photo © Patrice Normand

«Un bel éloge de la lecture et de l’écriture.De la traduction aussi.Des ponts entre les langues,les cultures et les êtres. » Marie Chaudey, La Vie

«Le livre qui rendra plus léger le cœurde maints lecteurs. » Claire Devarrieux, Libération

7aEssaisCharles C. Mannretrace lesconséquencesde la découvertede l’Amérique

10aRencontreA.M. Homesdans la têtede l’autre

2aLa «une»,suiteLes parutionsdu centenaire:la premièrebiographie deCharlotte Delbo;son théâtreen un volume L e célèbre critiqueAlbert Thibaudet établissait jadis

un lien essentiel entre la critique et la démocratie.Le journalisme littéraire est frère du journalisme

politique, disait-il, et la critique est inséparabled’unesprit libéral qui tientpar-dessus tout aupluralismedesopinions, des sensibilités, des partis. Solidairement, touteremise en cause de cepluralismeadequoi inquiéter lacritique: «On s’est passé assez longtemps de la critique.Onpeut s’enpasser encore. Unepartie de l’Europe chercheà s’enpasser violemment et superbement»,déplorait Thi-baudet en 1930, six ans avant samort, dans saPhysiologiede la critique, récemment et savamment rééditée enpo-chepar Les Belles Lettres («Le goût des idées», 224p., 15¤).

Oui, onpeut sepasser de la critique.Mais à quel prix lit-téraire, par quelle lâcheté idéologique? Si nous reposonslaquestion aujourd’hui, c’est qu’ungrand journal criti-que, fondéparun ferventmilitant de la littérature, estmenacé. LaQuinzaine littéraire,queMauriceNadeaua fondée en 1966, risque le dépôtdebilan. L’amiNadeau aaujourd’hui 101 ans.Depuis près d’undemi-siècle, cet édi-teur à la curiosité intransigeante et généreuse, cedécou-vreur de talents (RolandBarthes, Georges Perec,MalcolmLowry,MichelHouellebecq…), ce pupille de la nationélevé à l’école des révolutions (socialiste ou surréaliste),consacre toutes ses forces à LaQuinzaine. Il le fait commeonanimeuncollectifmilitant, dans les cafés, les imprime-ries. Au fil des décennies, de grandes plumes, anonymesou fameuses (Barthes encore, Braudel ou Starobinski), sesont engagées dans lespages de ce bimensuel qui a tou-jours cultivéune indépendance farouche. Amis de la litté-rature et des idées, à votre tourde vousmobiliser. Volezau secoursde LaQuinzaine, abonnez-vous;mieux, répon-dez à l’appel deNadeauendevenant lecteur actionnaire(toutes les informations sont disponibles surLaquinzaine.wordpress.com).

Non, nousne laisseronspasmourir cet indispensablejournal. Vive le pluralisme, longuevie à LaQuinzaine !p

5aPortraitLes verbesde Zadie Smith

3aTraverséeFiguresde la finance

6aHistoired’un livreZ.M.,de Sophie Pujas

8aLe feuilletonEric Chevillardréévaluela littératurefrançaiseà la lumièred’Eric Dussert

4aLittératureStéphaneChaumet faitrevivre la Syried’avant-guerre

Revenir sur les amourset les amitiés et lesdéchirements del’amour et de l’amitié

Lire la suite page 2

Charlotte Delboen 1950.

ARCHIVES PRIVÉESDANY DELBO

Jean Hatzfeldécrivain

Cahier du «Monde »N˚ 21251 datéVendredi 17mai 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

DeCharlotteDelbo,chezMinuit«Auschwitzetaprès»I.Aucundenousnereviendra,182p., 9,65 ¤.II. Uneconnaissanceinutile,188p., 12,90¤.III.Mesuredenos jours,210p., 13,90¤.

Le Convoidu24janvier,302p., 22,80¤.

LesBelles Lettres,190p., 10¤.

Manifestationsdu centenairedeCharlotteDelbo:www.charlottedelbo.org/centenaire

LapassionduthéâtreParmilespiècesdeCharlotteDelboréuniesenunvolume,demagnifiquessurprises

Julie Clarini

Elle disait que la mêmevoix revenait chaquefois qu’elle écrivait surAuschwitz. Une voixqui nous apparaîtd’une douceur déses-

pérée, d’une simplicité frémis-sante, empruntant parfois la for-medu poème. Pour Charlotte Del-bo, le langage poétique était lameilleure arme, la plus efficace,confiait-elle au «Monde deslivres»en 1975, car il«remue le lec-teurauplusprofondde lui-même»et se révèle le plus dangereux«pour les ennemis qu’il combat».Ce langage de la lutte est natureldans sa bouche : sa vie fut faited’engagements,dans la littératurecomme dans la politique, ainsiquelerappellesapremièrebiogra-phie, rédigée par Violaine Gelly etPaulGradvohl.

Le 2mai 1942, quand la policefrançaise l’arrête ainsi que sonmari, elle est une cheville ouvrièrede la Résistance, membre du pre-mier réseau universitaire réunifiépar le philosophe communisteGeorges Politzer (lire page9). Sonmari, Georges Dudach, militantcommuniste comme elle, l’avaitaccostée en 1934 sur les bancs del’Université ouvrière de Paris (fon-dée par Politzer). Introduite aumarxisme par son ami le philoso-phe Henri Lefebvre (1901-1991),elle avait pris sa carte du PCFquelques mois auparavant. Filled’ouvriers, née en 1913 dans unefamille d’immigrés italiens deVigneux-sur-Seine, en banlieueparisienne, sa formation se résu-

maitàquelquescoursdesténodac-tylo. Tant mieux, cette compé-tence lui vaut, dès l’automne 1937,un emploi auprès de Louis Jouvet,le directeur du Théâtre de l’Athé-née : elle sténographie les coursque le maître donne à ses élèves– une bénédiction pour cette pas-sionnéedethéâtreetdelittérature,autodidacteet grande lectrice.

Le 23mai 1942, GeorgesDudachest fusillé au mont Valérien.Charlotteestdéportéele24janvier1943 à Auschwitz avec 230 autresfemmes, dont Danielle Casanova,Marie-Claude Vaillant-Couturier,Maï Politzer…Un an plus tard, elleest transférée à Ravensbrück.

Revenue à Paris en 1945, elleflotte dans «un présent sans réa-lité». Elle neparvientpasà repren-dredurablement sonposte auprèsde Louis Jouvet,malgré une admi-ration et une amitié aussi sincèresque pérennes. C’est en Suisse, oùl’a accueillie une cliniquedestinéeaux anciennes déportées, qu’elleseremetprogressivement–enécri-vant: «Seule, Charlotte noircit descahiers. Elle raconte Auschwitz.D’une traite. Sans ratures. Sansaucun plan», notent les biogra-phes. Ce manuscrit, pourtant, elleneveutpas lepublier toutdesuite.Elle laissera dormirAucundenousne reviendra pendant vingt ans. Illui fallait s’assurer, dira-t-elle, quece soit bien «uneœuvre».

ConvictionsEn 1947, Charlotte Delbo s’ins-

talle à Genève, où elle occupe unposte de secrétaire au sein del’ONU. Et, parce qu’elle a desconvictions chevillées au corps,elle continuede lutter. Quand, parexemple, elle revient d’un voyageà Moscou en 1959, elle transcrit,meurtrie– c’est l’espoird’unautremonde qui s’effrite –, ce qu’elle a

vu et entendu; ses amis commu-nistes lui déconseillent la publica-tion. C’est alors pour dénoncer laguerre coloniale en Algérie qu’elleprend la plume (Les Belles Lettres,Editions de Minuit, 1961) ; par cebiais, elle rencontre Jérôme Lin-don, le patron des Editions deMinuit. A cette époque, elle vit denouveau à Paris et travaille auCNRS auprès de son vieil amiHenri Lefebvre.

1965, enfin : Charlotte Delbopeut ressortir le manuscritd’Aucun de nous ne reviendra. Sapublication aux éditions Gonthierest suivie de près par celle, chezMinuit, du Convoi du 24 janvier,dans lequelelle retrace laviedesescompagnes de supplice. Forte dequelques bonnes critiques, elleécrit alors, coup sur coup, lesdeuxièmeet troisièmetomesdecequi deviendra la trilogie «Aus-chwitz et après» (Une connais-sance inutile ; Mesure de nos jours)qui sortent en1970 et 1971. Quel-ques années plus tard, elle décidede monter sa pièce de théâtreQui

rapportera ces paroles ?, danslaquelleellecampelesdétenuesdublock23 (lireci-dessous).MaisChar-lotte Delbo ne s’enferme pas dansla littérature de témoignage. A lamêmeépoque,ellesignedespiècesinspirées par la « révolution desœillets»ou leChili dePinochet.

Elle meurt, vaincue par le can-cer,le1ermars1985.«Jereviensd’au-delà de la connaissance, avait-elleécrit, évoquant sa vie dans lescamps. Il faut maintenant désap-prendre, je vois bien qu’autrementjenepourrai plus vivre.»CharlotteDelbo est-elle parvenue à ne pasremourir chaque jour «lamort detous ceux qui sont morts » ? Oùs’esttapie,chezelle,«cetteconnais-sance acquise au fond du déses-poir»? Dans l’écriture, sans doute.Mais ce mystère, la biographie,malgré son grand mérite, ne par-vientpas à l’élucider.p

Brigitte Salino

Contrairement à ce qu’indique letitre, Qui rapportera ces paroles?et autres écrits inédits, cinq desneuf textes de ce recueil de Char-

lotte Delbo ont été publiés entre 1969 et1975. Mais ils étaient épuisés, et c’est biendelesavoir réunisdansunvolumequi faitla part belle au théâtre, ce théâtre qu’elleappritauprèsdeLouis Jouvetet aimad’unamour fou, tout en sachant lemettre à sajuste place. Quand, en juin 1941, le«Patron» partit avec sa troupe pour unetournée de sixmois en Amérique du Sud,

elle le suivit. Mais quand, en décembre, àRio de Janeiro, Louis Jouvet annonça quela tournée allait continuer, CharlotteDelbo choisit de rentrer en France et des’engagerdans la Résistance.

Ainsi fut scellé le destin d’une femmeque les mots allaient sauver, au retourd’Auschwitz, et qui, le reste de sa vie

durant, écrivit des textes théâtraux et despièces, rarement mis en scène, mais pas-sionnément lus et étudiés à l’universitéoudansdes cours d’art dramatique. Pour-quoi ce grand écart entre les livres et lascène? Peut-être parce que beaucoup depièces de Charlotte Delbo sont nourriespar le débatd’idéesqui, dans lesvingtder-nières années, n’ont pas constitué la pre-mière préoccupation du théâtre français.Pourtant, on ne saurait les réduire à cettedimension: il y a, dans lesmeilleures piè-ces, une incarnation charnelle, et ce style,magnifique,qui sait donneràdesmotsdepeu la force irréductiblede poèmes.

Toujours,mêmedansladouleur,mêmedansl’horreur,quelquechosechante, chezCharlotteDelbo.Cechantesttristeet lanci-nant dans Qui rapportera ces paroles?, cechœur de femmes en camp, soudées lesunes aux autres par ce qu’elles ont laissé,cequ’ellesendurent,etcequi les fait tenir:que l’une au moins revienne et raconte,même si «nous expliquerons et personnene comprendra». Qui rapportera ces paro-les? ouvre le volume, que l’on conseille delire en commençantpar le début et en ter-minant par la fin : l’ordre chronologiquechoisi par l’éditeur dessine le chemind’une vie, dont on suit l’évolution commeon le ferait en suivant le journal, intime etpolitique,deCharlotteDelbo.

PrenezLaThéorieet laPratique,quisuitQui rapportera ces paroles? C’est une dis-cussion imaginaire entre Herbert Mar-cuse et Henri Lefebvre, en avril 1968. Lepenseurde l’Ecole de Francfort et le philo-sophe français ne sont pas d’accord sur lafaçon de changer la société : Marcuseprône un changement radical, Lefebvre

croit au pouvoir d’une liberté instinc-tuellequipourraitconduirecertainespar-ties de la population à se révolter. Ce quiest passionnant, dans leur débat, c’est lecontexte. Toutes les questions qui tarau-dent la société d’aujourd’hui, comme lasuprématie de l’économie et l’organisa-tiondu travail, y sont posées.Mais elles lesont dans un contexte de croissance, oùl’on peut encore parler de «bonheur» àinventer.

Dans La Capitulation, Charlotte Delbotraite d’un autre événement majeur de1968: le «printemps de Prague», en luidonnant, comme à toutes ses pièces,l’étoffe d’une fable, où l’on croise unCréonmoderne,etoùl’auteurrèglelucide-ment ses comptes avec l’utopie commu-niste,à laquelleellea crudanssa jeunesse.Puis, avec La Sentence, elle passe à l’Espa-gnede Franco, vue à travers le combat desmères, épouses et sœurs de combattants.La Sentence est belle, comme l’est MariaLusitania, qui raconte la chute de Salazar,au Portugal. On n’en dira pas autant duCoupd’Etatetde LaLignededémarcation,trop appuyées. Mais comment ne pas sesentir bouleversé par Et toi, commentas-tu fait?, dans laquelle Charlotte Delboreprend, sous une forme théâtrale, Me-sure de nos jours (lire la première page) enfaisantparler sescamaradesdecampde lavie qu’elles eurent, après leur retour. Eten terminant, simplement par ces mots :«Refaire sa vie, quelle expression…» p

…à la«une»

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p a r c o u r s

Suitede la premièrepageUnebiographiedeCharlotteDelbomontreunécrivainengagéetunemilitanteinfatigable

Femmedetouslescombats

Dans «La Capitulation»,l’auteur règle lucidementses comptes avecl’utopie communiste,à laquelle elle a crudans sa jeunesse

CharlotteDelbo,deViolaineGellyet PaulGradvohl,Fayard, 324 p., 19 ¤.

qui n’était ni jolie ni rien/ et courageusecomme aucune autre./ Et toi Viva/ et moiCharlotte/ dans pas longtemps nousseronsmortes/ nous qui n’avons plus riendebien.»

Ensuite, Charlotte Delbo n’a plus cesséd’écrire. Elle termine, un an plus tard,Mesure de nos jours, le troisième tome. Ladétresse suraiguë des premiers livresdevientplus grave. Elle y raconte le retouraprès vingt-septmois de captivité dans lemonde de ceux qui n’ont pas connu lecamp, «un endroit d’avant la géogra-phie», où la vie n’est plus ce qu’elle étaitpuisqu’elle ne devrait plus être. Les récitss’allongent face aux retrouvailles et auxquestions, pour affronter la banalité del’humain et le désarroi d’en avoir tantabandonnéderrière soi.

«Un enfant m’a donné une fleur/ unmatin/ une fleur qu’il avait cueillie/ pourmoi/ il a embrassé la fleur/ avant deme ladonner/ et il a voulu que je l’embrasseaussi/ il m’a souri/ c’était en Sicile/ unenfant couleurde réglisse/ il n’y aplaiequineguérisse/Jemesuisditcela/cejour-là/ jeme le redis quelque fois/ ce n’est pas assezpour que j’y croie.»

Entre là-bas et iciCette année 2013, centenaire de la nais-

sance de Charlotte Delbo, offre l’occasiondemultiplesmanifestationset la publica-tion d’une biographie écrite par ViolaineGellyetPaulGradvohl (lireci-contre)aprèsdes années de recherches. On y découvreune femme d’un formidable optimisme,animée d’une fibre militante que l’expé-rience n’a pas altérée, dont l’ambitionintellectuelle et le besoin de séductionsemblent loin de la femme que l’on avaitimaginée en lisant sa trilogie. La rescapées’est dédoublée entre là-bas, un univershanté, et ici, lemondedes vivants.

C’est la magie de la littérature de don-ner vie ainsi à des personnages qui vien-nent remuer les eaux claires de nos exis-tences jusqu’à laisser apparaître au fondde la vase les fantômes oubliés. La Char-lotte d’«Auschwitz et après» appartient àlaprosepoétiqued’unimaginaireterrible-ment réel où elle nous invite à l’accompa-gner. A la lire, vous n’apprendrez pasgrand-choseducauchemardescampsquevousnesaviezdéjà.Vouslesvisiterezdansleur vie dépouillée, charnelle, follementtriste et sentimentale, vous retrouverezles disparues, en compagnie fidèle d’unécrivain qui témoigneque les pires forcesde destruction ne viennent jamais à boutde la beauté desmots.p JeanHatzfeld

Charlotte Delbo,années 1950.

ERIC SCHWAB

Qui rapportera ces paroles?et autres écrits inédits,deCharlotteDelbo,Fayard, 584p., 28¤.

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Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Levocabulaireet lapenséedesmarchéss’imposentdanslaviequotidienne.Troisromansutilisentlesressourcesdelasatirepourillustrer leseffetsperversdecetteOPA

Finance:valeurlittéraireenhausse

PotentieldusinistredeThomasCoppey,Actes Sud, 192p., 19¤.Engagé comme ingénieur financierpar«leGroupe», Chanarddonneentièresatisfactionà sahiérarchie. Son zèle leconduit à inventerunnouveauproduitfinancier, les «Cat-Bonds»,qui per-mettentdemiserdes capitaux sur lescatastrophesnaturelles. Il ne lui restequ’à en attendreunemajeure, pour véri-fier la pertinencede son idée. Peu àpeu,le doute sur le caractère éthiquede sonproduit s’instaure.

L’InventiondelapauvretédeTancrèdeVoituriez,Grasset, 448p., 22¤.Quittant sonuniversité américaineaprèsun scandale sexuel, le spécialistemondial dudénombrementdes poissonss’installe au capCod, dans leMassa-chusetts. Il y fait la connaissancedeRodney, enposte à la Banquemon-diale, qui lui demande son aidepourréévaluer lenombredepauvres danschaque régiondumonde.

Florence Bouchy

Q u’un romancier décide, entemps de crise, de faire dumondede la finance lamatièreou l’arrière-plan de son récit,laisse présager une approchecritique, voire politique, du

sujet. Et parce que les excèsdumondedesbanquiers et des traders, tout comme lesdiscours péremptoires mais impuissantsdes économistes, y prêtent le flanc, il dis-pose d’une arme parmi les plus efficaces,celle de la satire. Elle reste cependant àdouble tranchant tant le risque est grand,par ce procédé, de déréaliser un peu pluscet univers méconnu, hors quelques cli-chés,de laplupartdes lecteurs.C’estpour-tant la voie qu’empruntent trois romansrécents, qui réussissent à éviter l’écueil dela caricature.

Si L’Equipe anglaise, de Killian Arthur,n’a pas les ambitions littéraires du pre-mier roman de Thomas Coppey, Potentieldu sinistre, ni l’envergure de L’Inventionde la pauvreté, de Tancrède Voituriez, ceslivresontencommundemettreenregardl’abstraction propre au monde de lafinance avec les préoccupations quoti-diennesde leursprotagonistes,et le creuxdes discours théoriques, souvent teintésde bonne conscience morale, avec la réa-lité observablede la vie en société.

Le héros de Killian Arthur, en stage àLondres, en 2004, chez Lehman Brothers,remarque ainsi malicieusement, dans lescocktails où il se rend, qu’il y a un point«sur lequel les gens aim(ent) se prononcerprèsdubuffet : lesproblèmesdutiers-mon-de. Je crois n’avoir jamais vu, dit-il, autantde filles maigres déplorer la famine, niautant de banquiers regretter l’endette-ment». Demême, évoquant les colloquesorganisés sur la réduction de la pauvreté,lenarrateurdeTancrèdeVoituriezprécisetranquillement que le «poverty lunchseminar» («déjeuner-séminaire sur lapauvreté») est«toujours très fréquenté enraison des abondants sandwichs mis gra-cieusement à la disposition des partici-pants», ou encore qu’une «très faible pro-portion des cadres de la Banquemondialevous avouera qu’elle est entrée en croisadecontre la pauvreté par appât du gain, leur

rémunération les plaçant parmi les plusriches (…) de la terre. Les cyniques en effetsont rares etméprisés».

C’est sans doute dans Potentiel du sinis-tre que le système de contrepoint entre lemonde de la finance et la réalité quoti-dienne est le plus original, précisémentparcequeleromanorganiselaprogressivecontamination de l’une par l’autre. Issud’une grande école d’ingénieurs, marié,jeune père de famille, Chanard travaillepourleGroupe,auseinduquelilestchargé«d’analyser l’information financière, éco-nomique et géopolitique susceptible d’im-pacterlesmarchés».Saréussiteprofession-nelle permet à sa femme d’arrêter de tra-vailler pour «s’occuper de l’intégralité desaffaires courantes du couple :inputs/outputs budgétaires, (…) prise enchargecomplètede leurviesociale, laquelleréserve une marge de progression intéres-

sante». Lorsque Chanard éprouve quel-quesincertitudessurlesensdesonactivitéprofessionnelle, Cécile lui rappelle que safille «a besoin d’un père aimant proactif.Les doutes de Chanard sont vecteurs destress et d’instabilité»pour la famille.

«Logiquewin-win»Enimportantdans lequotidien levoca-

bulairedela financeetdumanagement, leroman de Thomas Coppey réussit à ren-dre à la fois sensible et stupéfiante l’em-prise délétère d’une rationalité économi-que considérée comme mesure de toutechose. A l’inverse, l’alibi intellectuel et levernisculturelsontutiliséssansvergognepar des financiers citant Euripide et Sadepour convaincre leur hiérarchie de lancersur le marché les «Catastrophe Bonds»,un produit dont tous cernent « les limiteséthiques»,mais qu’ils pourront présenter

comme l’outil d’une « communauté desolidarité (…). Logiquewin-win à laquelle iln’ya rienàobjecter». La satire, essentielle-ment langagière, évite la caricature enconservantàChanardunedimensiontrèshumaineàtraverssesenthousiasmes,sonénergie, ses doutes, puis sa quête éperduede sens.

Tancrède Voituriez, lui-même écono-miste spécialiste du développement,s’autorise en quelque sorte «de l’inté-rieur» une satire féroce du monde desorganismesmonétairesetfinanciersinter-nationaux, dont on peut dire de chaquehaut responsable que « tant qu’il y aurades pauvres, il gagnera sa vie». Un tempsmenacé dans son poste à la Banquemon-dialeparceque lapauvretén’estplus«à lamode», Rodney doit trouver le moyen deréévaluer et d’autrement répartir les«effectifs de pauvres» dans le monde. Ilobtient l’aide d’un universitaire, Jason,spécialiste du dénombrement des pois-sons, lequel lui explique, à coups d’équa-tions, qu’il faut « faire abstraction dupauvre, ou plutôt l’envisager comme unpoisson (…). Comme un thon rouge enparticulier».

Rodney a orienté toute sa carrièreautour du thème de la pauvreté, et laisséson imaginaire être envahi par sa logiquecomptable, au point que, lorsqu’il faitl’amour, son réflexe est de «compte(r) lespauvres pour ne pas jouir trop vite». Pourparachever sonœuvre et valider son inté-grité morale, il épouse Vicki, «une pau-vre» qu’il ramène du Vietnam et à qui iloffre, croit-il, le bonheur du luxe et de lavieaméricaine.Malgrésa constructionunpeu alambiquée, qui freine parfois la lec-ture, le livre réussit,grâceà la composanteamoureuse et romanesque mettant enporte-à-fauxlarationalitéetlaréussitejus-que-là sans faille de Rodney, à dépasser lesimple portrait à charge d’unmonde clossur lui-même, ne percevant même plussonpropre cynisme.

Le deuxième roman de Killian Arthurn’adopte pas une perspective aussi sur-plombante et globale que celle des deuxautres auteurs. C’est un livre léger, vite lu,mais attachant, dont le monde de la ban-que n’est que l’arrière-plan sur lequelprend place l’intrigue principale. Un récitd’apprentissage, le temps d’une année àLondres, en colocation, où l’amitié, la fêteet les projets d’avenir prennent rapide-ment le pas sur une vie professionnellequi se révèle décevante, tant « la finance,c’était faire des additions sur un tableauExcel. (…) En fait, on s’emmerdait beau-coup à la banque. Et les gens gueulaienttout le temps, commepourdonnerdu sensàleuremmerdement». Lasatiredumondede la financeetdesescontradictionsintel-lectuellesetmoralesintervientparpetitestouches,etsonnejusteenraisonmêmedeson absence de prétention théorique. Ellese donne comme une observation frag-mentaireet distanciéed’ununiversperçucommeasséchantet rébarbatif, et dessinele contre-modèle de vie d’un héros qui serêve plutôt en écrivain, auteur d’un «pre-mier roman dev(ant) s’ouvrir sur l’infarc-tus du plus jeune trader d’Europe dans leplus vieux pub de Londres», virant «auto-fiction trashet parano», lehérosprofitant«d’un exercice d’évacuation pour poserdes bombes en salle des marchés, maisl’opérationéchouait».

Du fait de leur charge satirique, on ritou sourit souvent à la lecture de cesromans. Mais ce rire se fait jaune lorsquel’on comprend que, croyant rire desautresetde leurs excès, on rit ausside sonmonde à soi, insidieusement mais large-mentcontaminéparlevocabulaireécono-mique et la pensée qu’il diffuse. Et l’ontremble en repensant au centre de soinspsychiques où finit le héros de ThomasCoppeypoursoignersadépression,dirigépar un «Depression Manager» revendi-quant «son expertise et l’excellence de sesrésultats».p

«En février, le titre qu’on écoutaitle plus sur nos iPods étaitMama,I’maMillionaire,parKelis etAndré 3000. C’est drôle, parcequ’aumêmemoment tout lemondeest devenu riche. Lesrumeurs les plus folles se sontmisesà circuler au sujet desbonus: tel trader deGoldmanSachs a empoché 20millions, cetautre, le double. Vu le cours de lalivre et les taux d’intérêt internesavantageuxdes banques, destypes àpeine trentenaires se sontoffert desmaisons entièresà SouthKensington.

Sur le coup, on avait tous l’air detrouver ça normal.Même les sta-giaires, à force demanipuler desmontants à sept chiffres.»

L’Equipéeanglaise, page107

«Vautier s’arrêteà cemot: l’exploi-tationde la peur et des catastro-phes lui sembledouteuse. Chanardélude cettediscussionet s’absorbedans les chiffres, il les prend tous, ilrelit les analyses. Lanécessitédel’assurancene fait pas dedoute,il se le répète, il le voit. Il voit aussique les catastrophesnaturellesnefrappentpas seulementdes zonesassurées, elles touchent sansdistinc-tion les zonespauvresdumondeoù lespopulations sont vulnérableset incapablesde seprémunir. LesCat-Bondsvont servir à couvrir lespopulations lesplus riches,mais ilnepeutabsolumentpasdire quelesmalheursdont elles sont victi-mes sontmoinsgraves queceuxqui frappent lespauvres.»

Potentieldu sinistre, page124

«Ceque je lui reproche, après toutce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, estde rester aussi docile face aupou-voir et à la puissancede l’argent.Rodneyne voit dans la pauvretéqu’un simpledéfaut d’argent. Rod-neya travaillé dansdes banquesl’essentiel de sa vie, des banquesdedéveloppement. La pauvretépourlui estune situationmomentanéededécouvert, contre laquelleunprêt àun tauxgénéreux, ouundon, sont les remèdes lesmieuxindiqués. Rodney se chargederamasser les fonds quidoivent com-bler le découvert en question. En-suite les pauvres serontmoins pau-vres et pourront emprunter com-medes gens ordinaires. C’est ainsique l’argent retourneà l’argent.»

L’Inventionde lapauvreté, page128

L’EquipeanglaisedeKillianArthur,Fayard, 176p., 16¤.Après ses études en école de com-merce, le narrateurde L’Equipeanglaisepart en stage à Londres, en2004, chez LehmanBrothers. Peuenclin à goûter les joies desmétiersde la banque, il profite de son séjourpourvivre dans toute l’insouciancede ses 24ans les expériencesqu’offrela vie londonienne, jusqu’à cequesurviennent les attentatsdu 7juillet 2005.

Extraits

Traversée

BONIEK/ALTOPRESS/ANDIA

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Ecolosmais pas tropC’est unhameauniché sur une falaise.Seshabitants sont voisins, amis, ennemis,amants…Parmi eux, il y a Serge, lemargi-nal du groupe, taiseuxoccupé à observerles espèces animales et végétales réperto-riées dans ses carnets. Son suicideva ame-ner lesmembresde cette petite commu-nautévaguement écolo à s’interroger surcequ’il était et sur ce qu’ils sont, et fairetomber leurs dernières illusions. PascalDessaint donne la parole successivementà chacundes personnages–unpar cha-pitre– variant ainsi les points de vue, touten faisant sentir ce qu’il y a de confinédans cette «famille». Belle plongée enapnée.pDominique Le GuilledouxaMaintenant lemal est fait,de Pascal Dessaint, Rivages, 256p., 18,50¤.

La belle et le génieAquoi bonêtreun inventeur capabledefairepousser dans son «appartelier»desarbres à barrettes ouà harmonicas, si onneparvient pas à surmonterun terriblechagrind’amour? Aidéd’unours polaireà lunettes, d’unperroquet surdouéetd’unepharmacienne réservée, le narra-teur va semettre enquêted’unebellepeut-être capablede lui rendre l’espoir…Avec Le Plus Petit Baiser jamais recensé,le chanteurMathiasMalzieu, remarquéavec le poignantMainte-nant qu’il fait tout le tempsnuit sur toi (Flammarion,2005), confirme laparentéde sa poésie tendre avecles douxdélires d’unBorisVian. «Sparadramours»pour ciel couvert.p

Philippe-JeanCatinchiaLe Plus Petit Baiser jamaisrecensé, deMathiasMalzieu,Flammarion, 156p., 17,50¤.

Sans oublier

En partenariat avec la Ville de Lyon

Rendez-vous à la remise du prixen présence des auteurs,

de la rédaction du Mondeet de Natalie Nougayrède,

aux Subsistances,8 bis, quai Saint-Vincent, 69001 Lyon.

Vendredi 31 mai à 18h30.

PRIX2013LITTÉRAIRE0123

QUI SERA LAURÉAT ?

Pour la première fois de son histoire,

Le Monde va décerner un Prix littéraire.

Présidé par Natalie Nougayrède,

directrice du Monde, le jury

issu de la rédaction du Monde et

de l’équipe duMonde des livres,

choisira un roman français et

un roman étranger parmi les titres

parus dans l’année écoulée.

C’est par leursqualités littéra

ires

et la vision du monde qu’ils

proposent que ces deux romans

seront consacrés « meilleurs livres

du Monde ».

Ce prix sera remis dans le cadre

des Assises Internationales

du Roman à Lyon,que

Le Monde coorganise

avec la Villa Gillet depuis 2007.

Catherine Simon

Laguerre,onsaitcequ’ellelaisse derrière elle : desvilles et des corps enruines,unelonguedévas-tation des esprits et descœurs, une rage de vivre

aussi, de jouir, de respirer,mêlée àune sorte d’empêchement devivre, justement. Mais de la paix,que reste-t-il ? Quelle image ena-t-on, aumoment où elle est, cha-que jour, piétinée et violée sousnosyeux, par écrans interposés?

Ce sont les souvenirs d’uneSyrieétrangementcalme, terrible-ment proche, que nous donne àvoir le poète et romancier Sté-phane Chaumet. En2004 et 2005,il est employé par le Centre cultu-rel français de Damas. Le jeunehomme, âgé de 33ans à l’époque,prenddes notes; il raconte cequ’ilvoit. Tout est source d’étonne-ment à ses yeux de novice: les toi-lettes à la turque et leur jet d’eaurituel, la manière de manger enfamille, «soit avec des couverts,soit directement dans les plats enpinçantlanourritureavecdesmor-ceaux de pain», les portraits offi-ciels du président BacharAl-Assad, omniprésents, les fem-mesvoilées, lebruitdesklaxons, le

sens«incomparable»del’hospita-lité des Syriens, qui a «de quoi sur-prendre et faire réfléchir un Occi-dental», etc. Dans quel but tient-ilce journal? «Je n’ai pas l’intentionde faire un portrait de la Syrie, j’aijuste l’intention d’écrire »,confie-t-il à une amanted’un soir.

L’idée d’utiliser ces notes, prèsdedixansplustard,afinderecons-tituer aujourd’hui, à la manièred’unepromenade,sesimpressionssyriennes, n’était pas sans danger.Leprincipalécueil– fairesemblantd’avoir saisi, avant tout le monde,les prémices du déchaînement deviolences qui ravage désormais lepays – a été évité. Non sans habi-leté,StéphaneChaumetfaitunpasde côté et place au cœur de sonrécitsonamouretsaquêtedesfem-mes. Le portrait de la Syrie qui sedessine – quoique s’en défende«Stifane», comme Yussef, vieilemployéd’hôtel, appelle l’auteur–

est celui du pays intime. Commeonleditd’unjournal, justement.Siportraits il y a, ce sont ceux desjeunes femmes arabes, principale-ment syriennes, amies ou aman-tes, rencontrées à Damas ou dansla cité portuairedeLattaquié.

Lenarrateur,engentildonJuan,observe les contradictions, lesdésirs, les frustrations de ces fem-mes, avec délicatesse et humour.AuxcôtésdeDalia, immigrée tuni-sienne, nous voici sur les rochersdu Qassioun, rendez-vous damas-cène des amoureux. Nisrine, elle,est obsédée par la virginité, dépri-mée à l’idée de ne pas trouverchaussure sunnite à son pied. Car,en Syrie, comme dans la plupartdespaysarabo-musulmans,leseul

mariage qui vaille est celui quiunit un homme et une femmeappartenant à la même commu-nauté religieuse. Bien qu’ils soienttous musulmans, sunnites etalaouites ne se mélangent guère ;demême,chezleschrétiens,catho-liques et orthodoxes se tournentrésolument le dos. Quant à celui,malheur sur lui ! qui, à l’instar del’auteur, expliquequ’il n’a «pas dereligion», le voici aussitôt étiquetécommejuif :«La rancœuret lepré-jugé sont trop forts», expliqueMarwan au jeune Français.Marwanest lui-mêmecopain avecKarimetDalale, coupleclandestin,Dalale ayant commis la faute denaîtrepalestinienne…

On parle beaucoup de corps etde plaisirs dans Au bonheur desvoiles. De plaisirs hétérosexuels,maispasseulement.Amidunarra-teur, Victor se décrit lui-mêmecomme un « Charlus des fau-bourgs» : homosexuel, il vit en secachant, à la recherche d’éphémè-res amants. «La plupart me pren-nentcommes’ilsprenaientunechè-vre (…). Et qui est le plus pitoyable?Moi qui me fais enculer parce quej’aimeça (…)oueuxquim’enculent(…) parce qu’ils sont frustrés de ne

pas pouvoir baiser d’une façon oud’une autre ? » L’auteur ne jugepas. Flâneur insatiable, il examineavec une égale bienveillance ceuxque la religion ou les normesemprisonnent, mais aussi leshumainsordinaires, anonymes.

Sa rencontre avec un berger, lesdeux hommes partageant un ins-tant cet « état de silence » quieffraie tant les citadins, est l’unedes plus belles pages du livre. Lesquelques heures passées à Latta-quié, à «marcher dans ses rues,inlassablement, à n’importe quelleheure, parfois en se perdant, par-fois en répétant lemême chemin»,laissentaulecteurcommeunenos-talgiedecettevilleinconnue,deve-nue soudain familière.

Après Même pour ne pas vain-cre (Seuil, 2011), son premierroman, consacré à l’Algérie, Sté-phane Chaumet confirme, avecses chroniques syriennes, clind’œil (involontaire) aux orienta-listes d’hier, sa passion du loin-tain, sonhumanismeet son talentd’élégantportraitiste.p

Littérature Critiques

Macha Séry

Dans la terminologied’aujourd’hui, TristanHart serait qualifié d’en-fant surdoué. Avant

mêmesapuberté,cefilsd’unhobe-reaudu Berkshire a épuisé six pré-cepteurs. Trop vif d’esprit, tropintelligent, disaient-ils lorsqu’ilsprenaient congé. En 1745, l’adoles-cent de 15 ans, pour qui la géomé-trie euclidienne n’a déjà plus desecrets, se met à lire les philoso-phes RenéDescartes et John Locke.Et se passionne pour la physiolo-gie. Immense est sa curiosité intel-lectuelle, vaste son ambition, jus-qu’à la mégalomanie, «Je serais leProphète d’un nouveau Monde, etlà, où la Superstition exerçait jadisson Emprise, régneront désormaislaLogiqueet laRaison. (…) Le SavoirpouvaitguérirtouslesMaux.Ilassu-rerait le bon Fonctionnement demonEspritet leSalutdemonAme.»Paroù l’onvoitquedansMisericor-dia le Britannique JackWolf, s’il nepastiche pas les ouvrages de l’épo-que, en adopte la graphie hérisséede majuscules. Cela, au risque,disons-le,de rebuter le lecteur.

Non, le savoirneguéritpas tousles maux, et Tristan connaît bien-

tôt son premier épisode psychoti-que: vision hallucinatoire, bouf-fée de paranoïa, crise de violence.Reclus dans le manoir familial, iln’en sortira que pour étudier lachirurgie, laquelle s’enseigne àLondres dans lesmorgues, grâce àla dissection de cadavres. Cen’estpas son unique apprentissage. Lejeune homme fréquente, en effet,un bordel de Covent Garden où ilmanie le fouet et lemartinet. Chezlui, le plaisir sexuel est lié à la dou-leur qu’il inflige ou perçoit. Il nepeut, par exemple, se retenird’éprouver du désir lorsqu’unepatiente, excisée d’une tumeur,sanglote d’effroi puis, lorsqu’elles’évanouit, de ressentir de la frus-tration. Rien ne l’émeut plusqu’une saignée. Rien ne l’exciteplus qu’un hurlement tranchantnet le silence...

Unenfant pipistrelleEnraciné dans «La Légende de

Raw Head et Bloody Bones» (titreoriginal du roman), figure de PèreFouettard destinée à épouvanterles enfants, le récit entremêle ledestin de son antihéros à deuxfigures majeures du XVIIIe siècle :l’anatomiste WilliamHunter et leromancier Henry Fielding, auteurde l’Histoire de Tom Jones, enfanttrouvé, un classique de la littéra-ture anglaise.

Qu’un livre soit jugé « inclassa-ble»ne constitueni unequaliténi

un défaut. Aussi, lorsqu’on auradit queMisericordia tient tout à lafois du roman gothique, du contemacabre, de la fable philosophi-que et du récit historique,n’aura-t-on rien dit d’essentiel. Cen’est pas de cette faculté à fusion-ner les sources d’inspiration quecepremierromantiresaforced’at-traction, mais de l’effacementd’autres frontières, les fines cloi-sons séparant raison et folie, réa-lité et fantasme

Que croire de cette histoiremi-folklorique, mi-scientiste nar-rée par Tristan Hart, génie et cer-veau malade ? Des gnomes, desgobelins, un enfant pipistrelle,une bohémienne capable de semétamorphoserenchouette,vrai-ment? Les chimères abondent làoùlalogique, laraisonétaient,sou-venons-nous, censées régner. Plussurprenant encore est l’heureusepassion vécue par le protagoniste.Le sadique accordera ses pulsionsavec une belle masochiste sansque, pour une fois, l’horreur ou lacaricature s’en mêlent, réléguantdéfinitivement aux oubliettes latrilogie culcul(te) « Cinquantenuances», d’E.L. James.p

StéphaneChaumetvivaitàDamasen2004et2005.Portraitintimedupays–etdesesfemmes

Syriennes,avant-guerre

Le narrateur, en gentildon Juan, observe lescontradictions, les désirs,les frustrations deses amies ou amantes

Misericordia (The Tale ofRawHeadandBloodyBones),de JackWolf,traduit de l’anglais parGeorges-Michel Sarotte,Belfond, 450p., 22 ¤.

Damas, 2004.LAURENT VILLERET/DOLCE VITA

Assoiffédesouffranceetd’amourLondres,XVIIIesiècle:unsurdouésadiquecherchel’âmesœur.LepremierromandeJackWolfmêleraisonetfolie,réalitéetfantasme

Aubonheurdes voiles,de StéphaneChaumet,Seuil, 302p., 19 ¤.

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

FlorenceNoiville

La Femme au turban. Onl’a tous en tête – Ver-meer, Delacroix… ZadieSmith en est un peu laréplique vivante avecson foulard croisé juste

à la naissance des cheveux, sesconstellations de taches de rous-seur et sonbeauvisage en lamedecouteau. De père anglais et demère jamaïcaine – née en 1975 àBrent,unebanlieuedunord-ouestde Londres –, elle a fait sensationen publiant à 25 ans son premierroman, Sourires de loup (Galli-mard,2001).Aprèsdeuxautresfic-tions– L’Hommeà l’autographeetDe la beauté (Gallimard, 2005 et2007) –, elle livre aujourd’hui unrecueil d’«essais ponctuels», com-meelle les appelle.Qu’y a-t-il dansla tête de la jeune femme au tur-

ban? Voir, sentir, se souvenir…Zadie Smith classe ses pensées parverbes.Pourluiemboîterlepas,onenaglanéd’autres,qui reviennentcomme des leitmotivs dans seslivres ou dans ses réponses à nosquestions envoyées par courriel.Et qui finissent par dessiner d’elleunvéritableportrait en creux.

Changer. C’est un verbe telle-ment important pour Zadie Smithqu’il est devenu le titre de sonrecueil, Changer d’avis (ChangingMyMind). L’écrivain avoue qu’ellese reconnaît dans un «manque decohérence». Mieux, dit-elle, «en cequimeconcerne,l’incohérenceidéo-logiqueestpourainsidireunevoca-tion».«Lorsquevouspubliez jeune,votreécrituregranditavecvous–etdevant témoins. Changer d’avism’asembléuntitreappropriépourdécrire ce processus et avouerqu’au fil des ans, l’opinion que l’oncroit sienne évolue.»Plutôt culottédefairede l’inconstanceunevertu.Surtout en Grande-Bretagne ou àNew York, où Smith vit aujour-d’hui. Car dans la culture anglo-saxonne, on ne croit guère au pro-verbeselon lequel«seuls les imbé-

ciles ne changent pas d’avis». Aucontraire, changer, c’est retournersa veste, faire preuve de légèreté,de désinvolture, d’opportunismepeut-être.ZadieSmith,elle, insiste.Elleestunécrivainduvacillement.On le sent dans ses livres. Le douterègne. En exerguede celui-ci, elle ad’ailleurs placé une répliqued’Indiscrétions, de George Cukor(1940): «Je vais vousdire quandonpeut porter un jugement définitifsur les gens: jamais!»

Etre. Point de jugement définitifsur les gens donc. A commencerpar soi-même. Parce que tant qu’àchanger, pourquoi ne pas aussichangerqui l’onest?A14ans,elleadécidéqu’ellene s’appelleraitplusSadie – son véritable prénom –mais Zadie. Pour le plaisir de lamétamorphose? Parcequeça son-naitmieux?14ans, c’estaussi l’âgeoù, après avoir voulu être danseu-se de claquettes, actrice de comé-dies musicales puis journaliste,elle décida de devenir écrivain.L’une des œuvres qui la marqua

alors le plus fut TheirEyes Were WatchingGod, de Zora NealeHurston (1937; Unefemme noire, Le Cas-tor astral, 1993). ChezHurston, la « cul-ture», cette « lenteaccumulation artifi-

cielle d’habitudes et de circonstan-ces propres à chacun semblait aus-si naturelle et belle qu’un lever desoleil»,dit-elle. Pourtant,Une fem-me noire lui semble un titre parti-culièrement «malencontreux» enfrançais. Ce que ce roman lui aappris,aucontraire,c’estque«l’ex-pression existentielle d’un être nese réduit jamais à une chose aussibanale que “l’identité”». Une illus-trationdecela?BarackObama.«Jesais qu’Obama a une consciencedouble, dit-elle. Qu’il est noir touten étant blanc. Commemoi.»

(Re)lire. Quand elle a été reçue àCambridge, Zadie Smith s’est vuenvoyer«dixpagesdelecturesobli-gatoires». Comme tous les autresétudiants. «Mais, en général, toutle monde passe outre. Moi, j’étaispersuadée que si je ne lisais pastout, je serais handicapée à vie.Alors, jeme suis jetée dans la Bible,Milton, Shakespeare, Dostoïevski,ou l’Ulysse, de Joyce, que je n’aijamais terminé. Et aussi dansUnechambreà soi,deVirginiaWoolf, àqui je dois d’être devenue un écri-vain féministe.» Mais lire n’estqu’une étape. Zadie Smith cite

cette phrase de Nabokov: «Assezcurieusement, on ne peut pas lireunlivre :onnepeutque le relire.Unbon lecteur,un lecteuractif et créa-tif, estun relecteur.»Activeet créa-tive, Dieu sait si elle l’a été, ZadieSmith.ToujoursdutempsdeCam-bridge, elle a, dit-elle, «eu une his-toire d’amour tardive avec Nabo-kov», justement. Avec Lolita, enparticulier, dont elle a « lu et reluchaquemot plusieurs fois». Rien àfaire. «Lolita est comme un cou-vercle qui se serait refermé surmesrêves d’écrivain, dit-elle. J’ai com-pris que je pourrais travailler unevie entière et que je n’arriveraisjamais à cela.»

Habiter. Zadie Smith parle de lamanière dont relire un texteconduit à y déambuler commedans une maison. «Les romansque nous connaissons le mieux,possèdent une architecture,note-t-elle.Nonseulementunepor-te qui conduit à l’intérieur et uneautre à l’extérieur,mais des cham-bres, des couloirs, des escaliers, despetits jardins devant et derrière,des passages dérobés.» Lorsqu’onpénètre dans un roman qui nousest à ce point familier, on a parfois«lesentimentdeleposséder». L’im-pression que «personne d’autren’ya jamaisséjourné».On faitabs-traction des touristes, de tous lesgens égarés là par inadvertance.«Même l’autorité créatrice de l’ar-chitecte semble devoir s’inclinerdevant la merveilleuse manièredontnous habitons sonœuvre.»

Donner. Lorsque nous l’avionsrencontrée à Queen’s Park, chezelle, à Londres, à l’été 2005, ZadieSmith avait insisté sur le faitqu’hormis quelques AméricainscommeZZ Packer ouDave Eggers,elle lisait peu d’auteurs vivants.Depuis, David FosterWallace étaitdevenu son «écrivain contempo-rainfavori».Elleparlemagnifique-ment des «cadeaux exigeants»queFosterWallacefaisait à ses lec-teurs. Des mots comme des dons.Ce que Zadie Smith nous fait tou-cherdudoigt,c’estquelabonnelit-térature a en fait «peu à voir avecle talent, même le talent étince-lant». Car ce dernier est souventunemanière, pour les auteurs, dese faire aimer. De recevoir amourou admiration. Or la plupart desgrands écrivains – Carver, O’Con-nor, Pynchon… – «donnent» àleurslecteursplusqu’ilsne«reçoi-vent». « Ils se font violence pourpartager leurs dons plutôt que detout simplement les exhiber.» Ils

savent que tout lecteur doit sortirdu livre changé et chargé. «Pluschargé» en tout cas qu’il ne l’étaitau début. «Plus plein.» Ils saventquetoutel’attentionqu’il fautsus-citer chez le lecteur ne peut seréduire au seul bénéfice de l’écri-vain. «Lorsque Wallace écrivait, ildonnait tout ce qu’il avait, mêmesa chemise», note Zadie Smithdans Changer d’avis. Puis, citantson modèle : «Ce qui est toxiquedansl’actuelenvironnementcultu-rel, c’est la difficulté effrayantequ’il y a à essayer de le faire.»

Rire.Dans sa famille, Zadie Smithest la premièreà avoir fait des étu-des universitaires. Son père, Har-vey, était représentant. La mèred’Harvey faisait desménages, sonpère était chauffeur de bus. La vieen Grande-Bretagne a toujourssemblé«impitoyable» aux Smith.Seull’humourlarendaitsupporta-ble. Petite, Zadie Smith connais-sait par cœur La Vie de Brian, desMonty Python (1979). Et avant lamort d’Harvey, lui et sa fille regar-daient encore des comédies.«C’était laseulechosequenouspar-

tagions.» A la mort de son père,Zadie Smith a placé ses cendres«dans un Tupperware sur sonbureau». Un jour, écrit-elle, « j’aimis mon doigt dans les cendrespuisdansmabouche, et ai avalé; ilyavaitquelquechosededrôledansce geste – j’ai ri en le faisant». p

Curiositésetréminiscences

«En cequime concerne,l’incohérenceidéologique est pourainsi dire une vocation »

Après quatre romans, dontunnonencore traduit –NW,un titre faisant allu-sion au codepostal des quartiersdunord-ouest de Londresoù elle est née –, ZadieSmith fait unpas de côté. Ce recueild’essais – paruspour la plupart dansdesjournauxaméricainsoubritanniques– l’auteur l’avait d’abord conçucomme«unouvrage solennel et théorique surl’écriture». Il devait s’appeler «Echouermieux», enhommageàBeckett – selonqui le parcoursde l’écrivainpeut serésumerà cette formule : «Echouer,échouer encore, échouermieux» («Fail,fail again, fail better»).

Finalement, sans solenniténi théorieexcessive, il s’agit d’unouvragedontl’écriture, la lecture, la critique forment

eneffet l’essentiel (Forster, Eliot, Barthes,Nabokov, FosterWallace...).Mais quitémoigneaussi des curiositésde ZadieSmith enmatièrede cinéma, depoliti-que, d’humouroudepsychologie fami-liale – unephotoabîméemontrant Zadie,5ans, avec ses dreadlocks, dans les bras desonpère, introduit de passionnantesréminiscences intitulées «Ledernierrire» et «Noël chez les Smith».

«Le tempsaidant, nous sommesmoinstentésdene considérer commesérieuxqueles sujets censés l’être», dit Smith. Sous saplume, tous sontpénétrants. Tousnousparlent. Peut-êtreparceque, selon la for-muledeFosterWallace reprise ici par l’édi-teur, ils aident à «vivre conscients, enadultes, jouraprès jour».p Fl. N.

Changerd’avis(ChangingMyMind),deZadie Smith,traduit de l’anglais parPhilippeAronson,Gallimard, 430p., 24,90¤.

LaBritanniqueZadieSmithpublie«Changerd’avis»,unrecueildetextesabordantaussibienlacritiquequel’autobiographieoulapolitique.Portraità l’infinitifdeladameauturban

Aucommencementétaientlesverbes

GERAINT LEWIS/WRITER PICTURES/LEEMAGE

Portrait 50123Vendredi 17mai 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Saisir lesouffledeZoranMusicPourretracer laviedupeintreslovènedans«Z.M.»,SophiePujasad’abordcherchéàinstaurerundialogueimaginaireavecsonpersonnage

StéphanieDupays

De longues silhou-ettes nimbéesd’ocre, quasi fanto-matiques, commemenacéesdedispa-rition. La peinture

de ZoranMusic (1909-2005), han-tée par Dachau, dont il dessinal’horreur, touche au cœur. De cechoc esthétique qu’elle a ressentien février2010, à la galerie ClaudeBernard, à Paris, où étaient expo-séesunetrentainedetoiles, la jour-naliste Sophie Pujas tire Z.M., unlivre à l’image du peintre, éblouis-sant et plein de retenue: «C’est làque tout a commencé, quand j’aivupour la première fois ses grandsautoportraits, très habités.»

La jeune femmecherche alors àen savoir plus sur ce peintre slo-vène et se procure ses Entretiensavec le critique d’art Michael Pep-piat (L’Echoppe, 2000). A la lec-ture, l’ébahissementinitial semueenobsession: «Il parlait peu,maischaque mot qu’il prononçait étaitd’une grande force. » Un épisodede la vie deMusic l’émeut particu-lièrement: son emprisonnementdans une cave de Trieste, en 1944– il est installé en Italie depuis1939–, puis sa déportation aucampdeconcentrationdeDachau,enBavière, pour avoir refusé d’en-trer dans l’armée du Reich: «Là, jemesuisditqu’ilyavaitquelqu’un.»

SophiePujastentealorsdecom-prendre qui était Zoran Music.Mais comment saisir la vie de cethommequicultivaitlesecret?Plu-tôt que d’interroger des témoins,elle s’imprègne de sa peinture,marchedanssespas àVenise, où ilapassé l’essentielde savie, etdansles Dolomites. Un dialogue imagi-naire s’instaure entre la journa-

liste et le peintre. Pour rendrecompte de compagnonnage entredeux psychismes, la puissanceévocatrice de la fiction s’impose,d’autant que l’auteur ambitionnemoins de raconter une vie deA à Zquede saisir le souffle qui porte lepeintre : « Je n’avais pas envied’écrire une biographie, de rentrerdans le détail précis.»

Cepartiprissubjectif la faits’in-téresseràdesélémentsde laviedeMusic qu’un biographe tradition-nel aurait délaissés. Quand elles’entretient avec Jean Clair, ami etspécialiste du peintre, elle retientle fait que«Music, à la finde savie,se perdait dans les ruesmais nom-mait précisément les constella-

tions».Cesdétailsserventdetrem-plin à l’imaginaire de l’auteur qui,àpartirdechaquefaitattesté,com-pose une petite scène, comme untableau.

AlamanièredeMusicquiremo-dèle le monde avec peu de cou-leurs, Sophie Pujas écrit avec peudematière,sanschercheràtraquerle secret, respectant ce qui comp-taittantpourlui, laréserveetladis-tance.Ilexisteeneffetunmimétis-me frappant entre le peintre etl’écrivain: «Spontanément, quandon engage un dialogue avec quel-qu’un, on est influencé par lui. Ildisaitvouloirqu’onsesouviennede

lui comme d’unebrise légère. Ilavaitunehumilitéqui donnait enviede s’y adapter »,explique-t-elle.

Cette retenueest poussée à l’ex-trême quand il

s’agitd’aborderlaviedeMusicpen-dant son année passée à Dachau:«Là, je colle très précisément à cequ’il raconte.» En revanche, elle sedonneplusdelatitudepour lesscè-nes d’enfance, comme ce souvenirde la découverte d’une bichemorte, queMusic a raconté à l’écri-vain Peter Handke et qui, dans leroman, donne lieu à une rêveriesur le petit Zoran découvrant danslemêmetempslabeautéetlamort.

Si l’auteur prend le parti de laconnaissance par l’imaginaire, lesouci de la vérité historique n’enest pas moins prégnant. «Ecriresur quelqu’un qui a existé interditd’inventer quoi que ce soit.» Maiss’inspirer de personnages réels,

même pour en faire un portraitjuste et élogieux, est uneaventurerisquée: chaque année, plusieursromanciers se voient assignés enjusticepourn’avoirpas respecté ledroit à la vie privée. Et de plus enplus d’éditeurs sollicitent l’avisd’unavocat avant publication.

Un premier éditeur, d’abordintéressé, renonce à publier letexte de Sophie Pujas, craignantque la veuve du peintre, Ida Cado-rin, n’engage des poursuites. Unsecond éditeur se penche sur lemanuscrit: J.-B.Pontalis –quelquetemps avant sa mort, en janvier.«L’un et l’autre», la collection deGallimard créée par cet écrivain etpsychanalysteen1989,apourpro-jet de présenter des «récits subjec-tifs, à mille lieues de la biographietraditionnelle, des vies telles que lamémoire les invente, telles quenotre imagination les recrée, tellesqu’une passion les anime». Ponta-lis comprend les réticences d’IdaCadorin et prend soin de faire pré-céder le roman d’un avertisse-

ment précisant que «cet ouvragene saurait être considéré commeune biographie autorisée», la col-lection attendant de ses auteurs«un portrait personnel de celuiauquel ils souhaitent rendre hom-mage à leur manière et en touteliberté».

Cette liberté et cette subjecti-vité réussissent à faire revivre lepeintrebienmieux,certainement,que ne pourrait le faire la démar-che scientifique d’une biographietraditionnelle. Et ce n’est pas unhasard si ceux qui ont bien connule peintre le retrouvent, commel’écrivain Roger Grenier le confieau «Mondedes livres»: «En géné-ral, je n’aime pas qu’une œuvreprenneunepersonneréellepourenfaire un personnage. Mais, dansZ.M., il s’agit d’une œuvre d’em-pathie. Sophie Pujas a ressentiMusic.» Et s’il est vrai que Musicaimait lapoésie«sèche,acérée,vis-cérale et pudique», cet hommagevibrant lui aurait sans nul doutebeaucoupplu.p

Lire?Oui,maispassansbonus!

Z.M.,de SophiePujas,postfacede JeanClair,Gallimard, «L’unet l’autre»,132p., 17,90¤.

C’est d’actualité

Dachau, l’expériencefondatrice

«LECTUREENRICHIE»: retenez bien cetteexpressioncar, après la presse, l’édition s’enest entichée. Les lecteurs duMonde, ceuxqui, depuis débutmars, le feuillettent surleur smartphoneou leur tablette, scannantles images indiquéespar le logo «MPlay»pour les voir s’animer, la connaissent sansdoutedéjà. Pour les autres, la formule évo-quepeut-être l’uraniumenrichi.Mais ils’agit ici d’unemanœuvreà la simplicitéenfantine, infinimentplus accessibleque leprocessusde transformationmis enœuvreau seindu site nucléaire deTricastin.

Une lecture enrichie à quoi, par quoi,d’abord? Parunélémentqui la prolongeoul’approfondit. Récemment, l’éditeurAlbinMichel a, par exemple, orné la quatrièmedecouverturedequelques livres (LeBel Espritde l’Histoire,de StéphaneBern; LeBûcher desvaniteux2,d’Eric Zemmour)d’un flashcode–pictogrammecomposédepetits carrésnoirs et blancs. Photographiéeparun télé-phoneportable, cettemosaïquedonneaccèsàunevidéooù l’auteur expliquesonambi-tion. Ces entretiensdequelquesminutes,égalementdisponibles surYoutube, s’appa-rententaux traditionnelsbonusdeDVD.

Mais le dispositifménage d’autres surpri-ses, plus inventives.Hachette a ainsi résolule casse-tête de rééditer unbeau livre enpoche, sansque les acheteurs de celui-ci nese sentent lésés. Pour la sommemonumen-tale,Histoire dumondeauXVesiècle,dirigéepar PatrickBoucheronet parue endeuxtomesdans la collection«Pluriel», des flash-codes renvoient, sur leNet, à la cartographieprésentedans l’éditionoriginale.Mêmeprincipepour LéonarddeVinci et les secretsduCodexAtlanticus (NationalGeographic).Les flashcodesdisséminésdans les pagesouvrent sur un site Internet dévoilant lamodélisationdes inventions conçuespar legéniede la Renaissance.Autre initiative,celle qu’ont imaginée les éditionsOskarpourAlabamaBlues,un romanpour adosdeMaryvonneRippert : au fil de leur lecture,les jeunespeuvent écouter la bande-sondulivre élaboréepar le groupeLes Chics Types.

InnombrablespotentialitésPlus érudit est le voyageproposépar les

livresnumériquesdéveloppéspar le Labode la Bibliothèquenationalede France(BNF). «Candide, l’éditionenrichie», appli-cationpour tablette à télécharger gratuite-ment, offre le parfait exempledes innom-brablespotentialitésd’arborescencemulti-média autourd’un récit : affichage synchro-nisédu textedeVoltaire et dumanuscritori-ginal; fiches sur les personnages, les lieux,les concepts, diverses illustrations; carteper-mettantde suivre le péripledeCandide;entretiensvidéode spécialistes (Alain Fin-kielkraut,Michel LeBris,MartineReid,Geor-gesVigarello) sur des thèmes tels que «LesfemmesauXVIIIe siècle», «L’Eldorado»,«L’imagede l’autre»…. Le Labo a égalementouvert au seinde la BNF sonComptoirdelecture enrichie destinée auxenfants de 3 à10ans. Ceux-ci peuventy suivre les diffé-rentes étapes de l’enrichissementd’une-booket, à compter du 29mai, des ateliers-contesnumériques. Pour la génération tout-écran, le livre se réinvente.pMacha Séry

LAVIEDUPEINTREZoranMusic estscindée endeuxparsa déportationàDachau (1944-1945):«J’ai l’impressionque c’est quelquechose quim’est arrivé il y acentans et qui

pourtant tous les jours est devantmoi»,confiait-il en 1995.

Avant l’horreur, il y a l’enfanceaussipaisible que rieuse, dans la campagnedalmateoù le jeune Zoran s’abandonneà «unebeauté qui l’enserrait et le dépas-sait» et qu’il cherche à retranscrire sur

le papier. C’est décidé, il sera peintre etentre auxBeaux-Arts. Voyageantdanstoute l’Europe, il est fascinépar lesfusillés deGoya et les pendusdeBrue-gel qu’il «ne comprendrait tout à faitqu’après être passé lui-mêmede l’autrecôté de la vie».

Mais c’est àDachauqueMusic, «s’ac-croch(ant)à son crayon commeàuneuniquepossibilité de comprendre»,connaît l’expérience fondatricequ’ilcherched’abord à oublier. Il s’installe àVenise,«propiceà l’oubli parce qu’ellesemblait si peu réelle qu’elle conta-minait les souvenirs de sonhalo derêve»,où il épouse la flamboyante Ida,elle-mêmeartiste.

Mais les souvenirs de déportationresurgissentdans les années 1970danssa série de peintures intitulée «Nousnesommespas les derniers» : «Il retrou-vait le coupde crayonhallucinédelà-bas, cette possession, cette atrocefascination. La beauté inavouablede l’horreur.»Cette vie, dans sa beautéet sonmystère, le premier romandeSophiePujas la restitue avec justesseet élégance.p St. D.

«Il délayait son encre avecde l’eau, pour qu’elle dure pluslongtemps.

Trois cents dessins avaientainsi surgi. Trois cents victoires,trois cents appels, trois cents défis.C’était dangereux,mais celamedonnaitune raisonde vivre.

Tout lui était cachette: samachinede l’atelier, dont ilconnaissait les secrets rouages,

la bibliothèquede l’officier. Dansun exemplaire deMeinKampf, ildissimula les portraits de sescamardes suppliciés.

Il les découpait enmorceauxpourpouvoir les porter contre lui.

Il les transportait d’une cache àuneautre, veillant, protégeant cesfruits de ses entrailles.»

Z.M., pages50-51

«Montagne noire», huilesur toile de ZoranMusic, 1952.

WWW.BRIDGEMANART.COM

Histoired’un livre

S A M U E L B R U S S E L LMétronome vénitien (Grasset)

« Ce pèlerin passionné et polyglotte évoqueces aventuriers de l’esprit dont fut prodigue le siècle

des Lumières… Un livre délicieux qui confèreà Samuel Brussell, patricien de haute culture,des lettres de noblesse dans la Sérénissime. »

BRUNO DE CESSOLE, « Éloge du bon Européen », Valeurs actuelles

« Brussell nous charme avecce livre. Il arrive à vivre

heureux, fait mourir la mortle plus souvent. »

VINCENT JAURY, Transfuge

« Ce merveilleux Métronomevénitien bat la mesure d’unemusique qui pourrait être

aussi d’avenir. »MICHEL AUDÉTAT, Le Matin

Extrait

A lamanière deMusic quiremodèle lemonde avecpeu de couleurs, l’auteurécrit avec peu dematière

6 0123Vendredi 17mai 2013

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Missivesfraîches

Aparté

VOUSPOUVEZLAISSERUNMESSAGE.Vous le faites d’ailleurs,sansmêmeattendre cette autorisationvieillottequi s’échappedu répondeur téléphonique. Vous en recevez, aussi. Courriels etSMS. Tweets?Non, justement, le tweet n’est pas unmessage; entout cas si l’on se fie à la définitionde Jean-ClaudeMonod. Le spé-cialistede philosophiepolitique s’interroge sur le sens d’«écrireà l’heuredu tout-message», dansunessai très libre, fidèle à l’es-prit de la nouvelle collection «Senspropre». Lemessagevousastreint, par essence, remarque-t-il. Il vous contraint, il exigeune réponse.Quand le tweet renoue avec la bouteille à lamer,geste ancestral, lemessageest tout en interpellation, en anticipa-tionde la réponse à venir. Il nécessiteune réaction. Lamoindrelenteur et vous voilà susceptibled’être renvoyé à votre amateu-risme, à votremalaise ouà votre indifférence.«En cela, remar-que le philosophe, il “appelle” souventdes excuses (pour non-ré-ponse, oubli, retard).»Bref, lemessage, c’est lamise endemeureconstante, celle qui perturbe le face-à-face amical, disperse laconcentration, brouille la capacité à profiter de l’instantprésent.

Mais il n’y a pas là quematière à s’affliger.Onbadine aussià l’ère du tout-message.NouspromenantdeMarathonàHol-lywood, Jean-ClaudeMonod sembleprendre plaisir à tenterune«phénoménologiedumessage», entre références à Levinas etdigressions sur les textosdeDSK.Qu’est-cequ’envoyer ou rece-voir, à l’heure de la dématérialisation?

Trop tard!Prenezpar exemple la fameuse «touche finale», celle de l’en-

voi. Plusmoyen, une fois qu’elle a été actionnée, de courir aprèsle facteur: «Liens amicaux, professionnels, amoureux–qui sefroissent, se crispent, se déchirent doucementà cause de ces “en-vois” regrettables, regrettés, irratrapables. La touche finale demonmessage scelle le destinde nos relations.» Ecrivez «Ami-tiés» au lieu de «Baisers», et c’est touteunehistoire…qui finit.Trop tard! Onpourrait croire ce soupir excessivement trivialpour les philosophes.Quenenni. Jean-ClaudeMonod convoqueJankélévitch: celui-ci avait amorcé une réflexion sur la synchro-nisationmalheureuse, la consciencequi vient toujours quand lemal est fait. Bien sûr, le courriel n’est pas uncrime,mais le «mes-sage envoyé»peutperturbernos existences.Qui n’en a faitl’expérience?

Alors pourquoiprendre le risquede l’envoi? Parce que l’écritnousprotègedu face-à-face, nous permetd’esquiver la conversa-tion téléphonique, la voix «qui ne rougitpas,mais c’est tout com-me»…Le textopermet de rompre les relationsprofessionnelleset denouer les liens amoureux.Qu’y avons-nousperdu? Rien,oupeut-être la poignantenostalgiequi émanedes vieillesmis-sives, celle dubillet jauni retrouvédansunemalle à chapeaux.

L’essai de Jean-ClaudeMonodne cherchepas à délivrer demessageoptimisteoupessimiste sur notremonde technologi-que. Comme ledisait, agacé, le cinéaste JohnFordà un journa-liste qui lui demandait ce que recelaient ses films, «si j’ai unmes-sageà émettre, j’utilise la poste». Dans le registre postal, onmet-trait volontiers cet ouvragedans la catégorie post-scriptum,forcémentplus affranchie et plus imaginative. p Julie Clarini

Josyane Savigneau

Il est souvent périlleux de réu-nir en un volume des textesépars, interventions dans descolloques, articles pour des

journaux ou revues. On prend lerisque d’un rassemblement hété-roclite, donnant une impressionun peu chaotique. Ce n’est pas lecas de Pulsions du temps, de JuliaKristeva, parce qu’elle a une pen-sée très structurée, une visioncohérente de cette «question dutemps » qu’elle se propose«d’ouvrir» : «Un livre sur la Véritédécouverte par le Temps? Plutôtune expérience du temps scandéepar des événements, des étonne-ments, rebonds de surprises et derenaissances.»

C’est un livre à lire, non pas encontinu, mais en allers et retours,chacunselonsessujetsdeprédilec-tion. Organisé en sept parties, de«Singulières libertés» à «Posi-tions»,enpassantnotammentpar

«Psychanalyse», bien sûr, et aussi«Femmes», «Religions», «Huma-nisme», il est présenté par DavidUhrig, et pourvu d’une bibliogra-phie et de deux index très utilespour circuler dans le texte.

Dans «Singulières libertés», ontrouve des évocations de person-nesqueJuliaKristevaconnaîtbien,les écrivains Marcelin Pleynet,Jacqueline Risset, Philippe Sollers,mais, plus inattendus, deuxbeauxtextessurJacksonPollocketLouiseBourgeois. «Louise Bourgeois s’estarrachée: désormais elle ne cesserade recommencer, de s’envoler. “Jen’éprouve pas le désir de m’expri-mer en français. Je suis une artisteaméricaine.” Comme je la com-prends! Ecrire, c’est-à-dire sculpter,est une thérapie, à condition devoyager, de se voyager, de transpo-ser l’origine, les limites, les seuils.Interminables réincarnations. Sespeintures elles-mêmes seront amé-ricaines, commel’est la villedeNewYork, qu’elle habite, avec son ciel :“précise”, “scientifique”, “cruelle”,“romantique”NewYork.»

Pour les femmes éprises derévolte et de liberté, tout com-mence par Antigone, à laquelle

Kristeva s’adresse: «Vous êtes unerésistante farouche à la tyranniedans laquelle bascule immanqua-blement la logique d’Etat, et peut-être même la pensée politique engénéral, lorsqu’elles ignorent cette“individualité absolue” danslaquelle vous campez et que vousrevendiquezpour votre frère.»

Rêves de BeauvoirParmicellesdontledestinapas-

sionné Julia Kristeva, on retrouveici Thérèse d’Avila, Colette et Si-mone de Beauvoir – dans troisinterventions, dont une, «Beau-voir rêve», à l’occasion d’un collo-que sur «Beauvoir et la psychana-lyse». Kristeva y analyse les récitsde rêves faits par Beauvoir elle-mêmedansuntomedesesMémoi-res,Tout compte fait. « Je veuxpar-lerd’undomaineque jen’ai jamaisabordé: mes rêves», écrivait-elle.«C’est une des diversions quim’estle plus agréable.» «Offrir son inti-me au public : est-ce un acte deséduction ? D’emprise ? Ou unappel d’amour, de fragilité ? sedemandeKristeva.Uneinscriptiondel’intimeaucœurmêmedupactepolitique : pour éviter le culte

“Beauvoir” ou pour le souder? Jepréfère penser que Beauvoir nousoffre ses rêves pour éviter le culte,pour le fragiliser.»

Enfin, en ces tempsunpeuobs-curs, on pourra méditer cetteréponse à la question «Existe-t-ilune culture européenne?»: «Tan-dis que les uns diabolisent les liber-tés et les autres enattisent les excèspour mieux justifier le retour auxconformismes et aux archaïsmes,l’Europeestplacéedevantunchoixdécisif : retrouver le courage et lafiertéderevisiter sonhistoireet sonprésent, et de les réévaluer avecl’exigence qui s’impose, afin derévéler leur pertinence actuelle etuniverselle.»p

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LES ATELIERS DU PRIX DU JEUNE ÉCRIVAIN16e édition

DU 8 AU 13 JUILLETAlain ABSIRE :Cequeparler veut dire

Jean-ClaudeBOLOGNE : Je vous écris d’une ville invisibleGeorges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD :Nos vies antérieuresMichel LAMBERT :SecretetdévoilementchezEdwardHopper

DU 15 AU 20 JUILLETIngrid ASTIER :Aux frontières du réel et de l’imaginaire

ChristianeBAROCHE : Aupiedde la lettreSeyhmusDAGTEKIN : Le parti pris dupoème

David FAUQUEMBERG :Au travail

Muret Place Fortede l’Écriture

Claire Judde de Larivière

Familiersdessaveursdupiment,de la tomate et du chocolat, onpeineàimaginercequ’étaitl’ali-mentationeuropéenneavant leXVIe siècle. Et que dire de nosreprésentations de la culture

américaine, toujours étroitement asso-ciéeau cheval, quine futpourtantdomes-tiquéetutiliséqu’après l’arrivéedesEspa-gnols ? En débarquant à Hispaniola en1492, Colomb et ses marins changèrentainsi de façon définitive le sort de la pla-nète, certesparcequ’ils ouvraient lavoieàlacolonisationducontinent,maissurtoutparce qu’émergeait un monde nouveau,profondément marqué par les échangeset les circulations.

1493, de Charles C. Mann, journalistespécialiste d’histoire des sciences etauteurdenombreuxarticlespourlarevueScienceouleNewYorkTimes,couronneuntravail de plus de vingt ans. Convoquantde très nombreuses recherches d’histo-riens,d’archéologues,degéographes,d’an-thropologueset debiologistes,Mannpro-pose une histoire de la globalisation duXVIe siècle à nos jours, à travers le récitmouvementéde la constructiond’unvas-te environnement interconnecté,dont lesespècesvégétales et animales, les insecteset lesmicrobessontdesacteursessentiels.

Ainsi se rencontrent deux domainesqui ont connudes renouvellementshisto-riographiques profonds ces dernièresannées: l’histoire de l’environnement etcelle de la globalisation. L’auteur dit toutesa dette à l’historien américain AlfredW.Crosby, et à son livre The ColumbianExchange (1972, non traduit), quimontraitcomment«l’échangecolombien»–lacircu-lationdesespècesà l’échellede laplanèteàpartir des voyages de Colomb – n’a cessé,depuis cinq siècles, demodifier lemonde.

Caoutchouc, lombric etmildiouCharles Mann avait déjà conquis un

vaste public avec 1491. Nouvelles révéla-tions sur les Amériques avant ChristopheColomb (Albin Michel, 2007). Dénonçantles mythes de la virginité écologique del’Amériqued’avantColomb,ilétudiaitdessociétés industrieuses et dynamiques,dont les connaissances scientifiques, lescompétences techniques et les ambitions

politiquesavaient conduit àune transfor-mationprofondede l’environnement.

1493 utilise les mêmes ressorts narra-tifs et mêle une immense bibliographie,des recherches inédites et des anecdotespersonnelles, pour mener le lecteur dansun voyage aussi haletant que déroutant:l’on passe de Londres au XVIIe siècle,

étouffé par le paludisme, à labaie de Chesapeake (Côte est del’Amérique du Nord), épuiséepar la culture du tabac et théâtrede la vie et des légendes de Poca-hontas. Puis nous voilà dans l’ar-chipel péruvien de Chincha auXIXe siècle, lieu des supplicesendurés par les ouvriers chinoisasphyxiés par la puanteur duguano, exploité comme engrais,pourfinirdans lesudde laChine,aumilieu des silencieuses forêtsd’hévéas, une espèce originaireduBrésilqui, enl’espaced’unsiè-cle,a transformélesécosystèmesde l’Asie du Sud-Est.

Et si l’on se perd parfois, c’estprécisémentparceque l’auteur se refuseàtoutehiérarchisationartificielledesconti-nents et des phénomènes étudiés. Faisantdu caoutchouc, du lombric et dumildiouleshérosd’uneépopéesansdessein, il saitéviter tout réductionnisme. L’hommen’est l’esclave ni de ses gènes ni d’une na-

tureomnipotente.Ce sontbiensesusageset sespratiquesquiont façonné l’environ-nement,commelerévèlent les fortunesetinfortunes de la pomme de terre. Long-temps considérée avec suspicion par lesEuropéens, elle devint un élément essen-tiel de l’alimentation à partir de la fin del’époque moderne, en particulier en Ir-lande où elle permit un accroissementdémographique majeur, la populationpassant de 1,5 à 9millions entre1600 et1800. C’était compter sans l’arrivée d’unfuneste passager, le mildiou, à bord d’unnavire transportant du guano en prove-nance du Pérou, qui entra dans le portd’AnversaumilieuduXIXesiècle. Lamala-dies’attaquaàlapommedeterre,quiétaitalors devenue le principal aliment d’in-nombrables familles appauvries, et, enIrlande seulement, la famine décimaplusde 1milliondepersonnes.

Certes, l’auteur ne parvient pas tou-jours à éviter les approximations, voirequelquesraccourcis,maisc’estunaléainé-vitablede ce typed’exercice.Mannréussittoutefois à concilier le plaisir du récit et larigueur de l’enquête. Sans tomber dans lepiège d’une nouvelle histoire officielle dela mondialisation, il invite à penser lescoûtset lesbénéficesde«l’échangecolom-bien»,quidemeureencoredenosjoursunmoteur essentiel des transformations del’environnement.p

JuliaKristevaàtouslestempsL’intellectuellepublieunricherecueildetextes–aussidiversquecohérent

1493. Commentladécouvertede l’Amériqueatransformélemonde(1493. UncoveringtheNewWorldColumbusCreated),deCharlesC.Mann,traduit de l’anglais(Etats-Unis) parMarinaBoraso,AlbinMichel,480p., 24¤.

Écrire. À l’heuredutout-message,de Jean-ClaudeMonod,Flammarion, « Sens propre», 296p., 19 ¤.

Pulsionsdu temps,de JuliaKristeva,édité parDavidUhrigavec ChristinaKkona,Fayard, 780p., 28¤.Signalons, dumêmeauteur,la parutiond’unbeau livre,Visions capitales. Arts et rituelsde la décapitation,Fayard/LaMartinière, 144p., 35¤; ainsi qued’unpoche, Seuleune femme,L’Aubepoche «Essai», 272p., 9¤.

Avec«1493», l’AméricainCharlesC.Mannproposeunehaletantehistoiredelaglobalisationdepuis ladécouverteduNouveauMonde

Unmondevraimentnouveau

«America», estampede Théodore de Bry, XVIe siècle.COLLECTION GROB/KHARBINE-TAPABOR

Critiques Essais 70123Vendredi 17mai 2013

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Lisezlesphilosophesafricains!ONNEPEUTPASDIREque j’abusedes souvenirspersonnels. En fait,je déteste suffisamment tout cequi ressemble auxMémoires,journaux intimes et autres auto-quelque chosepourm’endispen-serméthodiquement.Mais, pourune fois, je feraimentiond’unsou-venirprécis, qui concerne la philo-sophie africaine. Il y a quatorzeans, enmars1999, j’étais àYamoussoukro, enCôte d’Ivoire,pourquatre joursde rencontresqui regroupaientune cinquan-tainedephilosophesafricains,anglophoneset francophones.J’avaismis presquedeuxans, avecunesérie de collaborateurs, à orga-niser cette rencontre.A l’époque,j’étais conseillerdudirecteur del’Unescopour la philosophie. Par-mi les intervenants figuraientplu-sieurs des figuresmajeures évo-quées aujourd’hui par SéverineKodjo-Grandvaux,notammentFabienEboussi Boulaga, PaulinHountoundji, Jean-Godefroy

Bidima, SouleymaneBachirDiagne, et biend’autrespenseursdegrandequalité.

Paysage intellectuel complexeCequim’avait impressionné,

c’était la cohérencedes interven-tions, leniveaudesdébats, la perti-nencecomme ladiversitédes ana-lyses. Je découvraisalors l’exis-tenced’unemultituded’auteursdont j’ignoraispresque tout,commed’ailleurs l’immensemajo-ritéde ceuxqui, enFrance, sepré-occupentdephilosophie.C’estdoncavec joiequ’il convientd’ac-cueillir l’essai deSéverineKodjo-Grandvaux,qui cartographieà safaçon lepaysage intellectuel com-plexeetpassionnantdesphiloso-phiesafricaines aujourd’hui.Cecontinentphilosophique– situédésormaisenpartie auxEtats-Unis – estmultiforme,kaléidosco-pique, constammentenmouve-ment,mais il est sans conteste l’undesplus inventifs d’aujourd’hui.

Personneneprétendplus,depuis bien longtemps, discernerles cartesmentales liées à une lan-gueouàune ethnie, commefai-sait le révérendPlacide Tempelsdans La Philosophiebantoue, en1945.D’autre part, les attaquescontre cette ethnophilosophieimaginaire,menées notammentpar PaulinHountoundji dans lesannées 1980, après avoir alimentéd’innombrablesdébats, ont laisséplace à des recherchesd’unautretype, qui réinterrogent, sous demultiples angles, des questionsaussi fondamentalesque l’univer-sel, l’identité, l’héritage, le pou-voir. Jean-GodefroyBidimaenavait dresséunpremier panora-maen français en 1995 (La Philoso-phienégro-africaine,«Que sais-je?»),mais les ouvrages les pluscomplets et les plus récentsn’étaientdisponibles qu’enanglais.

Cette approche intelligente,qui inaugure une nouvelle collec-

tion dirigée par SouleymaneBachir Diagne, professeur àColumbiaUniversity, ne se bornepas à une sorte de présentationencyclopédique.Au contraire, demanière sensible et personnelle,SéverineKodjo-Grandvauxmontre en philosophe commentles penseurs africains travaillenten profondeur les relations dumythe et de la raison, du poli-tique et du vivre-ensemble, del’identité philosophique et dudialogue des cultures. Il esttemps d’entrer dans ces labora-toires d’idées, demettre finà nos ignorances idiotes. Et dese forger, pour les temps quiviennent, quelques jugementspersonnels.p

Denis Podalydèsde la Comédie-Française

Retrouvaillestauromachiques

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Labibliothèquederechange

LACORRIDAHISTORIQUEdu 16septembre2012 àNîmes,durant laquelle JoséTomas, seul contre six taureaux, achevadeprouverqu’il était bien, devantManolete lui-même, le plusgrandmatadorde tous les temps, a eudemultiples effets.Beaucoupontpenséqu’ils venaient devoir laplus belle cor-ridapossible et qu’ils n’enverraientplus jamaisdepareille.CetteCorridaparfaite fut de cesmomentsde «tangence»dontparleMichel Leiris (Miroir de la tauromachie,Gallimard,1938), où il arrive encoreque le réel touche au sacré, le sacré auréel,mêmepour l’individu leplusdésillusionné, le plus agnos-tique, surpris et violentépar cette collisionmétaphysique.

SimonCasas, directeurdes arènes deNîmes, fut le rêveuret le créateurde cet événement – il en a eu l’idée, a convaincuJosé Tomas, l’a payé, trois choses apparemment très simplesmais qui, compte tenude la personnalitéduMaestro, ne vontpasdu tout d’elles-mêmes. Le récit de cette tractationvalaitdéjà sansdouteun livre et j’avoue goûterparticulièrementles scènesoùCasas, dansunvieux caféprestigieuxdeMadrid, rencontre SalvadorBoix, l’étrange fondédepouvoirdeTomas. Boix écoute longuement Simon raconter comme,à 20ans, il aspirait à entrer dans ce CaféGijon si huppé. Sansarroganceni dureté, Boixn’ouvre la bouchequepour donnerles conditionsde Tomas: toréer lematin à 11heures, empo-cher la totalité de la recette.Nonnégociable.Ungouffre.Maisici, qui perd gagne. SimonCasas obtient cette corrida, qu’il nedécrit pas. Ce n’est pas l’objet de ce livre. Celui-ci est beau-coupplus énigmatique. Casas raconte àmotspesés le lienquil’attache, depuis leurs 20ans, à AlainMontcouquiol, frère dugrandmatadorNimeño II qui se pendit en 1991, un an aprèssa blessuredans les arènesd’Arles.

Le senspremierAlainet Simon (néBernardDomb) sillonnèrent l’Espagne

en rêvant d’être toreros. Ils partagèrent tout, la faim, les illu-sions, le peud’argent qu’ils avaient. Alainnedevint jamaistoreromais consacra sa vie à son frère, puis à l’écrituredetrois livres qui disent admirablement l’éclat et le deuil, l’écartet le retrait dumonde (Recouvre-le de lumière, Le Sens de lamarche et Le Fumeurde souvenirs,Verdier, 1997, 2008 et2012). Simon ledevint, pour abdiquer le soirmêmede son«alternative» (son admissionaunombredesmatadores detoros), et connut rapidement la gloire de devenir le pluspuissantdes directeursd’arènes, jusqu’àdiriger aujourd’huicelles deMadrid. «Vint un jour, écrit-il,où s’installa entrenousun impitoyable silence.»Aujourd’hui,Alain et Simonse croisent dans les rues deNîmes, aux arènes, se saluenttimidement.

La splendeurachevéedu solo de José TomaspousseSimon/Bernardà rechercher le senspremier de leur engage-ment, de leur désir, et ce qu’il en reste. Le flamboyanthommed’affaires, esthète volubile, le traquemoinsdans le récit pica-resquede leur jeunesseque dans le silence et le retraitd’Alain;moins dans la célébrationdu triomphedéjà légen-dairede Tomasquedans la pudeurde leursmuettes retrou-vailles, au sortir de la corridaparfaite, dont ils viennentdepartager lemomentunique.«Lorsqu’à la fin nos regards sesont croisés, jeme suis demandéqui, de lui, contemplatifépuisé, ou demoi, activiste essoufflé, a eu le plus fréquemmentaccès au bonheur.»Revient souvent au fil despages ce versd’AntonioMachado: «Caminantenohay camino» («Mar-cheur, il n’y a pas de chemin»). Ce livre est une lettre adresséesans attendrede réponse. C’est bien ainsi. Le silenced’Alainfait écho à celui dans lequel torée José Tomas, silenceharmo-nieux, incertain et vibrant, lieu possiblede la grâce, qui ne seconvoqueni ne se questionne.p

Le feuilleton

Une forêt cachée. 156 portraitsd’écrivainsoubliés,d’EricDussert,LaTable ronde, 608p., 20,60¤.

Roger-Pol Droit

Et si nous nous étions mépris ?Gravement, profondémentmé-pris? Et si cette méprise duraitencore? Si la bibliothèque declassiquesetdegrandsécrivainsofficiels qui constitue le saint

dessaintsdenotrecultureenoccultaituneautre, plus riche, plus belle? Si lesmouve-ments littéraires vraiment importantsn’étaient pas le romantisme, le symbolis-me, lenaturalismeou le surréalisme,maisbienplutôtl’impulsionnisme,l’instrumen-tisme, l’intégralismeet ledramatisme?S’ilétait temps d’oublier un peuMolière, Bal-zac, Baudelaire, Proust et Céline pour lireenfin nos grands auteurs, Charles Rabou,Théophile Dondey, Adolphe Vard, Mécis-las Golberg et Hector Talvart? Si l’heureétait venuede lâcherPantagruel,MadameBovary, Une saison en enfer, L’Etranger etmême,eneffet,LaPrincessedeClèves,pouraborder enfin les œuvres cardinales denotre littérature: LeGuignol horizontal, LeVoyage en kaléidoscope, Poèmes ambu-lants, Les Thuribulums affaissés, PantoumdespantoumsouAbstaral etGorgomar?

Quel remue-ménage tout à coup dansnos Lettres! En recueillant, dansUne forêtcachée, les «cent cinquante-six portraitsd’écrivains oubliés» qu’il a publiés cesvingt dernières années dans le magazineLeMatriculedesanges,EricDussertnepré-tend évidemment pas que tous les écri-vains consacrés par la postérité sont desusurpateurs. Il constate cependant que«le temps, loinderedistribuer les cartes, lesrassemble devant le joueur le plus cossu»,condamnant à l’obscurité éternelle demerveilleux auteurs, mal-aimés des Par-ques, qui recèlent souvent plus de forcesvives encore que les « incessantes “nou-veautés” qui n’en sont pas toujours».

Cent cinquante-six fois déjà, donc, EricDussert s’est jeté à l’eau tout habillé pourramenerànous,avantqu’ilsnesoientdéfi-nitivement engloutis dans le Léthé, desécrivainsde genres et de styles très divers,«ambitieux à tocades, métromanes suffi-sants, candides fumistes, rombières effron-tées, bretteurs inconscients,maladroits aufront étoilé, illuminés géniaux, inspirésnuageux, lyriques discrets»,mais aussi demoins contradictoires personnages, victi-mes d’un sort funeste, des guerres une etdeuxoudelamaladie,alorsqueleurtalentvenait d’éclore. Eric Dussert figure digne-ment, à la suite de CharlesMonselet ou dePascal Pia, parmi ces (re)découvreurs pas-sionnés, arc-boutés contre la fatalité, quiméritent toutenotre reconnaissance.

Une forêt cachée s’ouvre sur le portraitdu bouffon d’Henri IV, Bernard de Bluetd’Aubères (1566-1606). Cet insolent nousrenseigned’entréesurladilectionparticu-lière d’Eric Dussert pour les extravagantset les excentriques. Car il serait faux decroire que tous ces écrivains ne sont quedes seconds couteaux ou des poètes

mineurs pâlissant dans l’ombre d’ungéant reconnu. On peutmême se deman-der, pournombred’entreeux, si l’oublinefut pas leur lot en raison plutôt de leurradicalité,deleuraudace,deleurirréducti-bleoriginalité. Certains,nousdit EricDus-sert, ont même contribué à leur dispari-tion par leur insouciance de toute gloire,leur désinvolture souveraine ou, pourd’autres, parmanquedediscernementoudestratégie.Commentvoulez-vousque lapostérité se souvienne de vous si vous

choisissez pour pseudonyme PhilothéeO’Neddy, Flor O’Squarr, Mérinos, EshmerValdor ouAlcanter deBrahm?

C’est principalement au XIXe et audébut du XXesiècle qu’Eric Dussert mèneses fructueuses investigations, puisantnotamment dans les innombrablesrevues de ces temps bénis pour la littéra-ture. Ses portraits peuvent être lus com-medes nouvelles en trois pages décrivantautant de façons d’être écrivain et d’enmourir. Il nous fait un fichu cadeau, alorsque nous pensions présomptueusementavoir, au fil de nos lectures forcenées,réduit notre ignorance à quelques trousde souris, en nous découvrant qu’elle est

toujours cet abîme insondable. Désor-mais, il va falloir lire aussi Francis deMio-mandre, Théo Varlet, Jean Arbousset,André de Richaud, Raymonde Linossier,Régis Messac ou Marc Stéphane. CitonsaussiEugèneMouton,magistratethumo-riste, auteur de «L’Invalide à la tête debois », nouvelle de 1867 reprise avecd’autres aux éditionsOmbres sous le titreLe Naufrage de l’aquarelliste (1998). OuGustave-ArthurDassonvillequipublia,en1965,unHommageàlaIVeRépublique,pré-cédé d’un Eloge de son fondateur et suivide L’Apologie du coup d’Etat de mai1958,soit «quatre pages entièrement vierges»d’un «papier de boucherie rouge sang».

Autre excellente raison de leur rendrejustice, ces auteurs forment la compagniedes écrivains que nous lisons encoreaujourd’huiet, commeledisait le regretté(luiaussi)FrançoisCaradec, ilnousrevientde veiller à ce que « les auteurs que nousaimonsnesetrouventpastoutseulsaccou-désaumarbred’unetabledecafé, sansvoi-sins, sans amis». Une forêt cachée est lelivre des réparations qui manquait. Nousnous devons de le lire pour expier notrecoupable négligence, notre incuriositémortelle, notre paresse, notre grégaireacceptationdeschoixparfoisbienarbitrai-reseffectuéspar«lesinstitutionsresponsa-bles de l’attribution des Gloires et Réputa-tions littéraires».p

Chroniques

Philosophies africaines,de SéverineKodjo-Grandvaux,préfacede SouleymaneBachirDiagne, Présenceafricaine,«Laphilosophie en touteslettres», 302p., 18¤.

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaumchaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Lire enfin nos grandsauteurs, Charles Rabou,Théophile Dondey, AdolpheVard,Mécislas Golberg…

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

La Corrida parfaite,de SimonCasas,Audiable vauvert, 128p., 16 ¤.

8 0123Vendredi 17mai 2013

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

Politzer au-delà dumytheGeorgesPolitzer aurait puêtre l’undes grandsphilo-sophes français duXXesiècle.Mais ce jeuneprofes-seur agrégé, né juif dans laHongriedudébut du siè-cle, arrivé en France en 1921,mourut fusillé par lesnazis auMont-Valérienen 1942, à 39 ans, après avoirrenoncé à sonœuvrephilosophiqueet psychologi-que, critique impitoyabled’Henri Bergson, et s’êtrevoué corps et âme au servicedu Parti communistefrançais. La belle biographiequ’enpropose son fils, lepeintreMichel Politzer, âgéde9ans à lamort de sonpère et de samèreMaï, disparue àAuschwitz, l’arra-che à la fois à l’anonymatdumeurtredemasse et dela légendeofficielle de la résistance communiste.Sansvéritable souvenir de ces parents, avecpudeurmais distance,maniant l’empathie sans complai-sance, il a reconstitué sans rien cacher ce que furentla vie et lemilieude ces intellectuels communistesdes années 1930, au-delàdesmythes. Le fils voit surson tableau s’agiter les ombres d’unhommeque ledirigeantduparti,Maurice Thorez lui-même, accu-sera JacquesDuclos d’avoir transforméen «larbin».Mais il retrouvera aussi le jeune lycéendeSzeged à latignasse rousse qui, à 16ans seulement, fait le coupde feudu côté des partisansdeBélaKun lors desquatremois quedure la révolutionhongroise (1919).

Passé d’une illusionen somme, dansl’unede ses plus brillantes versions etdont l’œuvre interrompuedemeurecommevéritable fil rouge. p

NicolasWeillaLes TroisMorts deGeorges Politzer,deMichel Politzer, Flammarion, 368p., 21¤.Signalons la parution enpochedeContreBergson etquelques autres. Ecritsphilosophiques, 1924-1939, deGeorges Politzer,Flammarion, «Champs essais», 436p., 14¤.

CuisinebourgeoiseL’ouvrage, paru en 1973, n’avait pas été réédité depuis1989.Onest donc reconnaissant auxBelles Lettres derendredenouveaudisponible ceMangeurduXIXesiè-cle,petit bijoud’érudition, de réflexionet d’humour.Jean-PaulAron (1925-1988)déambuledans le XIXe siè-cle en le saisissantpar ses habitudes alimentaires,ses grands restaurants et ses gargotes, sesmets en cas-cade.Au cœurdu livre, l’avènementde la bourgeoisiecommegroupe social dominant confèreà la gastrono-mie, «instrumentdepuissance, gage de réussite et debonheur»,des «allures de conquête». Seshauts lieuxsont Le RocherdeCancale, Beauvilliers ouencore lecaféRiche. C’est aussi dans les intérieursbourgeoisque l’auteur saitmettre en valeurdepetites révolu-

tionsoubliées, comme le passageduservice à la française (tous les plats sontsur la table) au service à la russe (lesplats sont servis les unsaprès lesautres). Un seul petit regret: l’absenced’unepréface réactualiséequi auraitmis enperspective les apportsde cetessai pionnier.p PierreKarila-CohenaLeMangeur duXIXesiècle,de Jean-Paul Aron, Les Belles Lettres,«Le goût des idées», 344p., 14,50 ¤.

LIBRAIRIEPEIRO-CAILLAUD

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Soroptimist International Club de Saintes

Vendredi 24 mai 2013• Dîner-débat réservations : 05 46 93 04 91

Relais du Bois Saint-Georges à 20h

Samedi 25 mai 2013• DédicacesMarché Saint-Pierre à 9 h

• Rencontres LittérairesMédiathèque F.-Mitterrand

salle des Jacobinsplace de l’Echevinage à 15 h

LesMar!ésRomanesquesMadeleine Chapsal

avec la participation de :

Jean-Louis DebréValérie Bochenek

Elise FischerLaurence DebrayPhilippe DessertineJean-Louis-Berthet

Gérard BlierFanny Brucker

Pierre DumousseauClaire Gratias

François Julien-LabruyèreMichel Lis

Jean-Claude LucazeauDavid Patsouris

Emmanuel PeraudDidier Quella-GuyotAlain Quella-Villéger

Henri Texier& Didier Catineau

Samedi matin : Dédicaces et proclamation des résultats du concours des élèves, sur le marché St-PierreSamedi après-midi : Rencontres et débat avec les auteurs sur les thèmes de leurs livres et dédicaces,

à la Médiathèque François-Mitterrand - Renseignements : 05.46.93.04.91

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Sans oublier

LeMoyenAgedansletexteDeuxmanuscritsdesXIIe etXVesiècles, traduits,permettentd’éprouver l’étrangetédel’époque

EtienneAnheim

Aforcedeliredeslivressansaspéri-tés,quidécrivent lepassécommeun paysage que l’on parcourraitdes yeux, on oublie parfois que

l’histoire est un jeu de construction. Sousl’enchaînementrassurantdesdates et desfaits se dissimule une masse hétéroclitede manuscrits, d’archives et d’objets par-venus jusqu’ànous à travers les siècles.

L’historien tente d’ordonner de sonmieuxcespiècesd’unpuzzlequirestetou-jours incomplet. Mais il est rarementdonné au grand public d’examiner lui-même ces pièces, en particulier pour leMoyen Age: il faut pour cela qu’un cher-cheur prenne la peine, au lieu de donnerune rapide indication dans une note debasdepagedesonlivre,d’examineratten-tivementundocumentancien,de letrans-crire,de l’annoter,maisaussiet surtoutdele traduire et de le commenter pour lemettre à la disposition d’un lectorat pluslarge. Encore faut-il qu’unéditeur accepteensuite de le publier à un coût raisonna-ble, car les éditions savantes sont souventhorsdeprix.

C’est ce que viennent de faire les Publi-cations de la Sorbonne avec le livre de Jac-ques Dalarun sur la Vie de Bérard, évêquedes Marses et ses Miracles, et de celui deMarie-HélèneBlanchetsurThéodoreAgal-lianos et son Dialogue avec un moinecontre lesLatins (1442),quioffrent lapossi-bilité de lire ces textes médiévaux dansleur intégralité – et dans leur étrangeté.

L’évêque Bérard (1080-1130) fut l’un decesprélatsquimirentenœuvre, sur le ter-rain, les principes de la «réforme grégo-rienne»,vastemouvementdetransforma-tion de l’Eglise entre le milieu du XIe et ledébut du XIIe siècle. C’est un tournant: laparenté spirituelle devait l’emporterdésormais sur la parenté charnelle, les

clercs se séparer nettement des laïcs, et lepatrimoinedel’Eglisedeceluidesgrandesfamilles. Bérard est le rejetond’unede cesfamilles ; sa Vie et ses Miracles, rédigésaprès sa mort en vue d’une canonisationmanquée, racontent le destin d’un aristo-crate devenu homme d’Eglise, qui dutinventer un nouvel art de gouverner leshommeset lesbiensdesondiocèse. Incar-nant la figure du pasteur, il s’opposa auxlaïcsquiétaientdes«tyrans»–c’est-à-diresimplement des seigneurs à l’ancienne,qui refusaient cette nouvelle Eglise. Long-tempsoublié,BérardressurgitauXVIIe siè-cle, quand sa Vie et ses Miracles furent

copiéset imprimés: l’intérêtdel’Ita-lie de la Contre-Réforme et de l’âgebaroque a perpétué la mémoire del’évêquegrégorien.

«Porcs» et «hérétiques»LamémoiredeThéodoreAgallia-

nos, en revanche, a été conservéepar le christianisme orthodoxe,dont le centre de gravité, après lachute de l’Empire byzantin, s’esttransporté à Moscou où se trouveaujourd’hui lemanuscrit étudiéparMarie-Hélène Blanchet. Depuis1054, au temps de la réformegrégo-rienne là encore, un schisme divi-sait Orient et Occident. Les tentati-vessuccessivesdeconcordeéchouè-rent,mais ladernièrefut lapluspro-che de réussir : en 1440, à Florence,un concile réunit Latins et Byzan-tins, qui scellèrent leur réconcilia-tion. Tous les Byzantins, pourtant,n’étaient pas convaincus: en 1442,dans son Dialogue, Théodore Agal-lianos semontreun faroucheoppo-

sant. Pour lui, les Latins sont des «porcs»et des «hérétiques» qui vénèrent de fauxsaints, comme François d’Assise, accuséd’avoir forniquéavec sainteClaire.

Autant que d’un désaccord théologi-que, cette brutalité témoigne de la dis-tance culturelle existant désormais entredes Eglises aux destins divergents. Unedécennie plus tard, Byzance est conquise

par les Ottomans tandis que l’Occidentcommence à se préoccuper d’évangéliserlemonde. LeDialogue de Théodore, laViede Bérard: deuxmoments-clés pour l’his-toiredel’Eglise,deuxvoixmédiévalesren-duesaudiblespar letravailphilologique.p

Propos recueillis parJulie Clarini

Physicienne, professeurà l’université de Tunis,Faouzia FaridaCharfi abrièvement assuré lesfonctions de secrétaired’Etat à l’enseigne-

ment supérieur dans le gouverne-ment provisoire issu de la révolu-tion du 14 janvier 2011. Petite-filled’uninstituteurnormalienquifai-

sait ses cinq prières par jour touten ne jurant que par Voltaire etRousseau, elle s’insurge, dans LaSciencevoilée,contreceuxquiveu-lent, au nom de la religion, étein-dre la flammede l’esprit critique.

Comment interprétez-vous l’ac-quittementdeHabibKazdaghli,le doyende la faculté de lettresde laManouba, à Tunis, qui étaitaccusé d’actes de violencecontre des étudiantes enniqab?

Les manifestations d’hostilitédes salafistes envers l’universitéontdébutéquelquessemainesseu-lement après la révolution. Cela ad’abordété larevendicationdesal-lesdeprièresà Sfax, puis la remiseen cause de lamixité dans les par-ties communes des foyers univer-sitaires. A Sousse, en septembre2011, un doyen de la faculté de let-tres, un éminent islamologue, arefusé d’inscrire une femme enniqab parce qu’il ne pouvait pasvérifier son identité.

La Manouba a, parmi ces fa-cultés, un statut spécial. Y exer-centdes chercheursde renomméeinternationale. Surtout, elle abriteun département d’islamologie degrande réputation. Or, pour lessalafistes, les recherches sur leCoran sont inadmissibles. Leurattaqueadoncvaleursymbolique.Ilsvoulaientbloquerlefonctionne-ment de la faculté. Ils ont occupéles bâtiments et ont fait irruptiondans le bureau du doyen, c’est làqu’a commencé l’« affaire ».Quand à l’acquittement, nousl’attendions,ilyavaitquelquesélé-ments positifs qui nous permet-taientd’être assez optimistes.

Aujourd’hui, les attaques conti-nuentdanslesfacultésdesciences,car il y a là-bas davantage d’ensei-gnants islamistes.

Oui, car être scientifique et isla-miste n’a rien de contradictoire!Beaucoup sont attirés par la tech-nologie, bien plus que par lascience dans sa dimension criti-que. Par ailleurs, les facultés desciencesontétélefoyerdesislamis-tes dès le milieu des années 1970.Aussi, à Tunis, dans des cours etmême dans des partiels, certainscollègues ont-ils accepté que lesétudiantes ne se dévoilent pas. LeConseil scientifique de la facultéavait pourtant interdit le niqabpendant les examens! C’est unevraie bataille.

Quelle est l’influence du«concordisme»musulman– cette volonté de faire concor-der les théories scientifiquesmodernes avec le texte sacré –dans les facultés tunisiennes?

Ces idées se diffusent dès lemilieu des années 1970 et pullu-lent maintenant sur Internet. Auprix d’une torsion des textes, onprétendmontrer un lien entre untexte coranique et une avancéescientifique. L’un des ouvrages lesplus connus, paru en 1976 et tra-duit dans une vingtaine de lan-gues,estceluid’uncertainMauriceBucaille, La Bible, le Coran et lascience (Seghers, 1976). Il y prétendque le Coran donne des détailsexplicatifs sur des phénomènesnaturelsquine contredisentpas lascience. Cette thèse – la scienceconçueenOccident serait déjà ins-critedansleCoran,ycomprisleBig

Bang – est séduisante, et mêmeréconfortante, pour certains étu-diants. Mais au prix d’une doubleerreursurcequ’est la religion–quin’est pas un dogmemais une pen-sée – et sur cequ’est la science–unquestionnementetnonunevérité.

Cesmouvements semblent trèspeudifférents, dans leur façondemiliter, des néocréationnistesaméricainsqui contestent lathéorie darwiniennede l’évolu-tion.Quelle est leur spécificité?

Aucune! Tous les extrémismesont le même type de fonctionne-ment. J’insiste parce que c’est trèsimportant pour moi : il ne s’agitpas d’une question spécifique àl’islam. Elle est davantage liée àl’évolution dumondemusulman.Le dogme l’a emporté sur la pen-sée critique. Les conditions écono-miques ont facilité cet enferme-ment. Sans parler de la façon dontcespaysontétégouvernés:mieuxvalait des gens soumis.

Celadit, en Iran,par exemple, lavie scientifique est beaucoupplusdéveloppéequ’auMaghreb.Dès leXIXe siècle, les Iraniens ont com-pris qu’il y avait là un enjeu et ilsont eu une politique active de tra-duction. Dans un pays comme laTunisie, il existe une vie intellec-tuelle animée en sciences humai-nes, en islamologie ou en psychia-trie, mais les sciences en restenttotalement exclues. Il faut les sor-tir de cet abandon, reprendre lecombatdepuis l’écoleprimaire. p

Critiques Essais

Untexted’intervention

Avec«LaSciencevoilée»,FaouziaFaridaCharfi,physiciennetunisienne,dénoncelesentravesàlarecherchedanslemondemusulman.Entretien

«Ledogmel’aemportésurlacritique»

La Science voilée,de FaouziaFaridaCharfi,Odile Jacob, 220p., 22,90¤.

Dialogueavecunmoinecontre lesLatins (1442),deThéodoreAgallianos,traduitet édité parMarie-HélèneBlanchet,Publicationsde la Sorbonne,264p., 40 ¤.

BérarddesMarses(1080-1130).Un évêqueexemplaire,de JacquesDalarun,Publicationsde la Sorbonne,150p., 28 ¤.

Très à l’aise avec les nouvelles technologies,les jeunessesdes pays arabes le sontmoinsavec lesmatières scientifiquesquandellesrequièrentunedimensioncritiqueou exi-gentde s’inscrire dansunedémarchederecherche. Pour la physicienneFaouziaFaridaCharfi, cette stérilité scientifiquea sesracinesdans l’histoirede ces pays, dont elleretrace fort à propos la difficilemodernisa-tionde l’enseignement. Ce «manquederéactivité» intellectuelle a trait, aussi, à l’in-fluenced’unevision exclusive et rigidedesrapports entre sciences et religion, diffuséeparun islamdogmatique. Texted’interven-tion, La Science voiléeprésente les élémentsessentiels pour comprendre les thèses et lesméthodesde ceuxqui voudraient soumettrela science à leur vérité. En Tunisie, l’univer-sité a récemmentété la cible denombreusesattaquesdes groupes salafistes, démontrant,si besoinétait, que la transmissiondu savoirest toujoursun enjeupolitique crucial. J.Cl.

90123Vendredi 17mai 2013

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.05.17

A.M.Homes

Nils C.Ahl

Ala parution aux Etats-UnisdeLaFind’Alice,en1996,ellea répondu à un très grandnombre d’interviews. Pour-tant, A.M.Homes ne semblepas lasséede la curiositéque

suscite son étonnant et étouffant roman,le plus connu et le plus débattu. «A l’épo-que, se souvient-elle, tout le monde a étésurprispar le sujetdu livre, alors que, para-doxalement, on en parlait tous les joursaux informations.Quinzeansplus tard,onen parle toujours plus à la télévision, et lelivre est toujours capable de susciter lacontroverse.»Asonsourire,ondevineuneforme de satisfaction presque candide. Lalongévité de ce livre, son impact, alorsqu’il fut « le plus difficile de tous à écrire»,témoignedesapertinence.Rédigéàlapre-mière personne, La Fin d’Alice fait enten-dre la voix d’un pédophile, emprisonnédepuis vingt-trois ans : une voix venued’ailleurs, exilée, qui «nous demande enfait pourquoi… Pourquoi cela arrive en-core, malgré la prison, malgré nous? Lasociété ne réagit-elle pas à la mesure dumal qui la hante?». Cette voix-là n’a rienperdude sa force avec les années.

Avecunpetit rire, la romancièreaméri-caine,51ans, l’avoue:«J’ai toujoursététrèsintéressée par les prisons, ce qui n’est pastrès fréquent, je crois, pour une jeune fem-me.» A l’université, elle a parfois délaisséla littérature pour suivre des cours consa-crés à la vie carcérale, à ses effets et sesenjeux:«L’enfermementsoulèvedesques-tions essentielles, morales, sexuelles etsociales. Progressivement, j’ai accumulédes documents, j’ai fait des recherches– dont j’ai conclu que je ne voulais pasécrire un essai ou une étude de comporte-ments. Je voulais véritablement entrerdanslatêted’unpédophile.Cescrimessontle fait de personnes très diverses, certainestrèsmanipulatrices, très complexes.»

A.M. Homes passera cinq longuesannées avec le narrateur de La Fin d’Alice,dont elle raffine la psychologie à l’ex-trême, qu’elle dote d’ungoûtpour la litté-rature et d’un sens de l’humour noir,qu’elle confronte au vieillissement et àdes peurs universelles. Pour ce person-nage, le lecteur ne ressent pas d’empathieparticulière, mais sa fréquentation laisse

destraces.Mêmechezlescritiqueslittérai-res : «Aux Etats-Unis, il y a eu de très bon-nes réactions, et de très dures, précisel’auteur. Jemesouviensd’unarticlesiinten-sémentnégatif qu’iln’avaitplus rienàvoiravec la littérature. C’était devenu person-nel. La Fin d’Alice est un livre qui ne laissepas indifférent. C’est sonbut.»

A.M. Homes est parfois considéréecomme un écrivain sulfureux depuis ceroman. Le torchonbrûle (Belfond, 2001) ou

Le Sens de la famille (Actes Sud, 2009)témoignent cependant d’une exigenceconstante et de la poursuite de son travailsur la sexualité et l’identité (par ailleurscontinué à travers sa collaboration à lasérie télévisée «The L Word», consacrée àl’homosexualité féminine). A sa relecture,dix-sept ans après saparutionaméricaine,c’est l’ambition littéraire de La Fin d’Alicequi frappe. Rien n’est laissé au hasard. Laconstruction est implacable: progressive-ment, la voix du narrateur se relâche, lastructure des chapitres devient plus frag-mentée, le tempo change imperceptible-

mentpourconduireàune finquin’estpasseulement celle de l’innocence,mais aussicelle de son monstrueux narrateur. « Iljoue avec la langue, mais se laisse prendrepar sa folie, explique-t-elle. L’enjeu, c’étaitde créer une langue à lui, de la retranscrireavec son rythme si particulier, de la suivredanslesdifférentsdegrésdelaconscienceetdessouvenirs.C’étaitdouloureuxàécrire,etje suis fière d’y être arrivée,même si je ne lereferais pas, aujourd’hui.»Avec un hoche-

mentdetête,elleconfesse:«Jenerefe-rais aucun demes livres. Ils sont faits.Je suis passée à autre chosemême s’ilsm’influencent, même s’ils détermi-nentaussi ceque j’écris ensuite.»

Après la parution du roman, elles’est inquiétée pourtant : la voix dunarrateur avait pris tellement deplace dans son écriture, elle était siparticulière, qu’elle a eu peur de nepas pouvoir s’en défaire. «Mon tra-vail, justifie-t-elle, c’est de ne pas me

contenter d’être dans mon for intérieur,mais de regarder, de percevoir les chosescommemon personnage. De doter de sensce qui n’en a pas pour moi. On oublie par-foisàquelpoint la fictionestunacted’ima-gination, et pas seulement une tranche devieà laquelleondonnedesnomsdifférents.C’estdifficileà réaliseret,parfois, c’estaussidifficileàvivre.»

Pour se «nettoyer» de cet encombrantpersonnage, A.M. Homes publiera unpetit volume annexe, lamême année queleroman,AppendixA (nontraduit),quiras-semble une partie de ce qu’elle a collectéau fil de l’écriture du roman, documents,photos, monologues non utilisés… : lescoulisses du narrateur. On y ajouteraitvolontiers Lolita, deNabokov, et Falconer,de John Cheever (Julliard, 1978), qui l’ontaccompagnée pendant la rédaction. Laromancière se souvient d’ailleurs d’unescènedansuncaféàNewYork:«Deuxfem-mesévoquaientLolita.L’unesoutenaitquecelan’avait pas pu se passer ainsi, que celane pouvait pas être réel. L’autre hochait latête. J’avais envie de les interrompre et deleur dire : “Cela vous arrange bien !”» Ledéni est un aspect essentiel de son texte:«Le vrai enjeu de la pédophilie ou de lamonstruosité, c’est le silence. On passebeaucoup de temps à refuser la réalité detel ou tel événement de la vie commede lafiction. En fait, cela n’a rien à voir avec lavérité,seulementavecnotrepetitconfort.»Ainsi, La Fin d’Alice cite abondamment lacorrespondance qu’entretient le narra-

teur avec une jeune fille d’une vingtained’années attirée par les garçonnets pré-pubères.Le romanrappelleconstammentla manière dont les enfants et les adoles-cents testent leur sexualité avec les adul-tes : «Notre rôle, c’est de les remettre à leurplace, de ne pas entrer dans ce jeu-là. Lepédophile, lui, l’exploite.»

Et le rôle d’un roman comme La Find’Alice ? A.M. Homes réfléchit unmoment: «Lemétier de l’écrivain, c’est derendre son livre suffisammentdivertissantpour justifier le temps que l’on passe à salecture. Mais surtout de faire en sorte des’extraire de l’ordinaire, de nous forcer àregarder lemonded’uneautre façon.»Elles’arrête un moment sur le terme qu’ellevient d’employer, «divertissant». Elles’amuse de cette époque qui réclame deslivres d’évasion, dont on sort «content»,en se sentant «bien». «La littérature n’arien à voir avec cela. Vous vous sentez bienaprèsCrime et Châtiment? Je ne passeraispas cinq ans à écrire pour quemon lecteurse sente bien. Ce serait déprimant.»

Pour la romancière, un texte n’est passansenjeu, qu’il soitmoral, social, esthéti-que ou littéraire. Le roman n’est pas unantidépresseur. Des livres provocants,comme La Fin d’Alice, il en a toujoursexisté. Pour elle, le plus inquiétant estailleurs, car quelque chose a bel et bienchangédepuisdix-sept ans: «Des romanscomme lemien, ou commeAmerican Psy-cho, de Bret Easton Ellis (Seuil, 1993), sem-blent moins effrayants aujourd’hui, plusbanals. Et l’unedes raisons, probablement,c’est que la société américaine est beau-coup plus effrayante qu’hier. La trans-gression est moins forte. Aujourd’hui, onen est à se poser des questions absurdes.Par exemple : si mon voisin possède unemitrailleuse, est-ceque je dois enavoir uneaussi? Le rôle d’un écrivain, c’est de mon-trertoutcelaaussi,d’écrireunenouvelleoùl’on s’est tous équipés de mitrailleuses…»Elle nous regarde dans les yeux : « J’aioublié la mienne, aujourd’hui – Est-ce queje peux emprunter la vôtre?» p

La Find’Alice (TheEndofAlice),d’A.M.Homes,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Johan-FrédérikHel Guedj et YoannGentric, Actes Sud, 288p., 22,50¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochedu Sens de lafamille, traduit par YoannGentric,Babel, 234p., 7,70¤.

Laromancièreaméricainecentresontravailsurlasexualitéet l’identité.Et,quoiqu’il luiencoûte,nereculedevantrien,commeleprouve«LaFind’Alice»,oùelleentredanslatêted’unpédophile

«Lafiction,c’estparfoisdifficileàvivre»

«Maman tire ses cheveuxblondsenarrière, les amassehaut sur satête et les fixe avec une épingle,pour qu’ils ne semouillent pas.Il s’en échappequi traînent dansson cou. Elle a le coumoite, unetranspirationmêlée deparfum,un fruit sucré, une liqueur forte,l’endroit où l’onaurait envie des’ensevelir, de boire. J’embrasseson cou et, les lèvres encore contresa peau, j’inspire. Son coudégou-line de sueur. Des larmes que sesyeuxont peur de laisser échappercoulent en douce par-derrière,glissent le longde la colonnevertébrale pourne trouver queses fesses et s’y faire ravaler.

Lentement, elle descend lesmarches et entre dans l’eau. Soncorps, rond, une vraie poire, unevraie perle,mieux encore. La plusbelle des femmes, de face commededos. Toujours bien la Reinedes Tomates.

Elle soupire, ouvre grands lesbras et barbote. “Le paradis.”

Je quittemon caleçon, laissetout bienplié sur la chaise etm’assiedsuneminute sur le lit decamp; nu, totalementnu, telle-mentnu.

Mamansourit.»

LaFind’Alice,

pages 143-144

Rencontre

Extrait

L’auteur s’amusede cette époquequi réclame des livresd’évasion, donton sort « content »,en se sentant « bien»

Tripleenfernement

Parcours

LAFIND’ALICE est le romand’untriple enfermement.Celui dunar-rateurdans sa celluledepuis plusdevingt-trois ans; celui aussi,dans ses pensées, incapables dedévier du fil de ses souvenirs, deses pulsions, de son rapport com-plexe à la culpabilité. Auxder-nièrespagesdu livre, à l’occasiond’uneaudiencepréliminaire à salibération, les circonstances leforcent à regarder la réalité enface, le précipitantunpeuplusdans la folie. Cette dernièrepéri-pétie est celle d’unultimeempri-sonnement, celui du lecteur.

D’une raremaîtrise, le récit serefermeeneffet sur lui. Ses subti-litésmonstrueuseset contradic-toires l’enserrent commeunetoile. Si la théorie contem-poraine fait du lecteur l’instancefinale d’écrituredu texte, elle n’aguère rencontréde romanaussiexemplaireque celui d’A.M.Homes – évidemmentécrit pourle lecteur, et avec le lecteur.C’est notredégoût, notre curio-sité, notredésir d’intelligencemêmeavec le plus vil, le plussordide, qui parachèvent le gestelittéraire.

Endépit des apparences,cependant, pas demanipulationdu lecteur, ici. Le grand art de lanarration repose sur la distanceet l’objectivitédu texte endépitde la voix si particulière qui l’as-sume.Victimed’attouchementsdans l’enfance, régulièrementviolé enprison, le personnagenesuscite aucunepitié,malgré saculture et ses tentativesde réécri-turede l’histoire. La sensualité etla sexualitéomniprésentesécœu-rent et troublent: dans cepays-là, l’innocenteAlice est déjàmorte. Alice est aussi bien l’en-fanceque sanostalgie, sonoubliet le déni. Important romandesannées 1990, La Fin d’Alice serépète et se renouvelle enunevingtainede langues depuisdix-sept ans. Sans vieillir. pN.C.A.

1961AmyM.Homesnaît àWashingtonDC.

1989 Elle publie sonpremierroman, Jack (Actes Sud Junior, 2011).

1996 La Fin d’Alice.

2005-2006 Elle collaboreauxsaisons2 et 3 de «The LWord».

2007 Le Sens de la famille (ActesSud, 2009). JEPSON/WRITER PICTURES/LEEMAGE

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