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Le goût de l’anarchive prière d’insérer Le paysan, le bon grain et l’ivraie Au centre des 15 e Rendez-vous de l’histoire : les agriculteurs, objets de représentations contradictoires depuis l’Antiquité Jean Birnbaum A u cours des siècles, deux types de représentations ordonnent les discours consacrés au paysan. Le premier s’ancre dans l’Antiquité. Dans les Géorgiques, Virgile présente le bon jar- dinier de Tarente, habile à cultiver les arbres, visant à se mettre en accord avec l’ordre du monde. Au cœur du XVII e siècle, La Fontaine consacre une fable à ce bon jardinier. Les manuels d’horticulture de ce temps exaltent la bonne « éducation » de la plante. Depuis la Renaissance, la pastorale met en scène des bergers entrepre- nants mais travailleurs et des bergères accortes mais sages, au cœur d’une nature idyllique. Au XVIII e siècle, l’âme sensible s’émeut du sort des travailleurs de la terre ; mais ceux-ci sont dépeints com- me avides des plaisirs naturels, à la manière des jeunes gens du Verrou, de Fragonard. Le romantisme tisse à nou- veau ce fil rose, comme le prouvent plusieurs romans de George Sand – mais pas tous. Cette vision heureuse du monde que l’on appelle désormais « paysan » culmine à la fin du XIX e siè- cle, âge d’or de l’agrarisme républi- cain. L’école, le service militaire, le bul- letin de vote ont conféré à la paysanne- rie une nouvelle vision de la nation et de la planète. Ils ont contribué à la déta- cher des superstitions. Les patois ont régressé. L’exode rural a, peu à peu, vidé les campagnes des plus pauvres et permis le renforcement de la moyenne propriété. Vers 1900, au len- demain d’une grave crise agricole, la bicyclette et, plus encore, la carriole, ainsi que l’essor des sociétés sportives, de chasse, de pêche et de musique font du centre de la commune un lieu fes- tif. C’est cette campagne, où les « bêtes » n’ont jamais été aussi nom- breuses, qu’a croquée Benjamin Rabier. La Vache qui rit symbolise ce bonheur paisible. Dans le même temps, l’emprise de la notion de patrie prépare les paysans au grand sacrifice. Les auteurs de romans agrariens, tel René Bazin, exal- tent la sagesse de ceux qui restent fi- dèles à « la terre qui meurt ». A l’issue de la Grande Guerre, la victoire a fait des paysans, considérés comme ses principaux artisans, des héros qui ont bien mérité de la France. Durant la seconde guerre mondiale, Pétain les perçoit et les vante comme le plus soli- de fondement des valeurs patrioti- ques : « La terre, elle, ne ment pas. » Or, depuis l’aube des Temps moder- nes, un fil noir ordonne des représenta- tions inverses. La Bruyère décrit avec brutalité le paysan comme un être inférieur, enfoui, tel un animal, dans la glèbe qu’il travaille et qui l’imprè- gne. Durant près de trois siècles, les paysans sont présentés comme des êtres violents, parti- culièrement dangereux au cours de leurs révoltes sporadiques, à l’égard des petites villes qui parsè- ment le territoire. Jusqu’à ce que soit constitué un marché national, les troubles frumen- taires font suite aux mauvaises récol- tes. Au lendemain de la Révolution, ceux qui l’ont soutenue reprochent à la paysannerie « fanatique » d’avoir bien souvent refusé les idées nouvel- les, d’avoir résisté aux Lumières. 13 aRencontre David Simon, de Baltimore à « The Wire » ET AUSSI 45 aEntretien croisé entre Johann Chapoutot et Joël Cornette sur l’écriture d’une histoire de France 6 aBonnes feuilles Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus 12 aLe feuilleton Eric Chevillard reconstitue le puzzle James Greer 3 aTraversée Franchir les frontières d’une discipline 78 aEssais Alexandre des Lumières et Le Temps des laboureurs 18 Huit pages autour de l’histoire, des historiens et de leurs livres 10 11 aLittérature Joyce Carol Oates. Romans libertins du XVIII e siècle C haque automne, les amis de l’archive se donnent rendez-vous à Blois. On pourrait dire qu’ils rentrent à la maison, puisque tel est le lieu que désigne le mot grec arkheion, qui a donné « archive » en français. Dans cette maison qui est celle de la mémoire, celle d’une certaine magie aussi, ce rendez-vous prend la forme d’un Festival de l’histoire. Quatre jours durant, étudiants et enseignants, éditeurs et libraires, lecteurs et amateurs convergent vers un même espace d’affinités et de passions partagées : tous viennent savourer, chacun à sa manière, ce qu’Arlette Farge a nommé, dans un délicieux petit livre qui fait figure de classique, Le Goût de l’archive (Seuil, « La Librairie du XX e siècle », 1989). Ce goût n’est pas celui d’un passé disparu. Bien sûr, il implique une ferveur charnelle à l’égard des vieux papiers – documents exhumés, paroles sauvées, existences restituées. Certes encore, il requiert une complicité vive avec tous ceux qui ont transmis les mots et les traces, célèbres mémorialistes ou obscurs officiers de police. Mais les femmes et les hommes qui se donnent rendez-vous à la Maison de l’archive ne l’envisagent pas comme une demeure ancestrale, ni même comme un monument à visiter. Pour eux, l’archive ne fait pas signe vers le seul passé, elle ne renvoie pas uniquement aux motifs de la tradition consignée, de la mémoire accumulée. Au contraire, elle représente le lieu d’une promesse qui s’appelle transmission, passage du témoin. En cela, le goût de l’archive est le goût de l’avenir même. Voilà pourquoi les rédacteurs du Monde, journal partenaire des Rendez-vous de l’histoire, seront présents à Blois pour répondre à cette invitation. Vous les retrouverez à l’occasion de plusieurs débats (voir page 2), qui tenteront de conjuguer mémoire historique et urgence de ce qui vient. Pour désigner cette archive vouée à l’avenir, tout à la fois intempestive et explosive, le philosophe Jacques Derrida inventa un mot superbe : l’« anarchive ». Au XVIII e siècle, les travailleurs de la terre sont dépeints comme avides des plaisirs naturels présente Pierre Assouline de l’Académie Goncourt Une question d’orgueil Qu’est-ce qui pousse un homme à trahir son pays ? Ou, plus précisément : qu’est-ce qui pousse, en pleine guerre froide, un haut fonctionnaire français, doté de responsabilités à la Défense et à l’OTAN, à transmettre des documents secrets au KGB pendant près de vingt ans ? Le roman d’une trahison Lire la suite page 2 SPÉCIALRENDEZ-VOUSDEL’HISTOIRE | BLOIS 18-21 OCTOBRE Jeune agricultrice française au volant d’un tracteur, en octobre 1949. RUE DES ARCHIVES/AGIP Alain Corbin historien Cahier du « Monde » N˚ 21072 daté Vendredi 19 octobre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Legoûtdel’anarchive

p r i è r e d ’ i n s é r e r

Lepaysan, le bongrainet l’ivraieAucentredes 15eRendez-vousde l’histoire: les agriculteurs,objetsde représentationscontradictoiresdepuis l’Antiquité

Jean Birnbaum

Au cours des siècles, deuxtypesdereprésentationsordonnent les discoursconsacrés au paysan. Lepremier s’ancre dansl’Antiquité. Dans les

Géorgiques,Virgileprésentelebonjar-dinier de Tarente, habile à cultiver lesarbres, visant à se mettre en accordavec l’ordre du monde. Au cœur duXVIIesiècle, La Fontaine consacre unefable à ce bon jardinier. Les manuelsd’horticulture de ce temps exaltent labonne « éducation» de la plante.Depuis la Renaissance, la pastoralemet en scène des bergers entrepre-nantsmais travailleursetdesbergèresaccortes mais sages, au cœur d’unenature idyllique.

Au XVIIIe siècle, l’âme sensibles’émeut du sort des travailleurs de laterre;maisceux-cisontdépeintscom-me avides des plaisirs naturels, à lamanièredes jeunesgensduVerrou,deFragonard.Le romantismetisseànou-veau ce fil rose, comme le prouventplusieurs romans de George Sand

–maispas tous. Cette visionheureusedumonde que l’on appelle désormais«paysan» culmine à la fin duXIXesiè-cle, âge d’or de l’agrarisme républi-cain.L’école, leservicemilitaire, lebul-letindevoteontconféréàlapaysanne-rie une nouvelle vision de la nation etdelaplanète.Ilsontcontribuéàladéta-cher des superstitions. Les patois ontrégressé. L’exode rural a, peu à peu,vidé les campagnes des plus pauvreset permis le renforcement de lamoyennepropriété.Vers 1900,au len-demain d’une grave crise agricole, labicyclette et, plus encore, la carriole,ainsiquel’essordessociétéssportives,dechasse,depêcheetdemusiquefont

du centre de la commune un lieu fes-tif. C’est cette campagne, où les«bêtes» n’ont jamais été aussi nom-breuses, qu’a croquée BenjaminRabier. La Vache qui rit symbolise cebonheurpaisible.

Dans le même temps, l’emprise delanotiondepatrieprépare lespaysansau grand sacrifice. Les auteurs de

romansagrariens,telRenéBazin,exal-tent la sagesse de ceux qui restent fi-dèles à « la terre qui meurt». A l’issuede la Grande Guerre, la victoire a faitdes paysans, considérés comme sesprincipauxartisans, des héros qui ontbien mérité de la France. Durant laseconde guerre mondiale, Pétain lesperçoitet lesvantecommeleplussoli-de fondement des valeurs patrioti-ques: «La terre, elle, nementpas.»

Or,depuisl’aubedesTempsmoder-nes,unfilnoirordonnedesreprésenta-tions inverses. La Bruyère décrit avecbrutalité le paysan comme un êtreinférieur, enfoui, tel un animal, dansla glèbe qu’il travaille et qui l’imprè-

gne. Durant près de troissiècles, les paysans sontprésentés comme desêtres violents, parti-culièrement dangereuxau cours de leurs révoltessporadiques, à l’égard despetites villes qui parsè-ment le territoire. Jusqu’àce que soit constitué un

marchénational, les troubles frumen-taires font suite auxmauvaises récol-tes. Au lendemain de la Révolution,ceux qui l’ont soutenue reprochent àla paysannerie « fanatique» d’avoirbien souvent refusé les idées nouvel-les, d’avoir résisté auxLumières.

13aRencontreDavid Simon,de Baltimoreà «TheWire»

ET AUSSI

4 5aEntretiencroiséentre JohannChapoutot etJoël Cornettesur l’écritured’une histoirede France

6aBonnesfeuillesLe Dossier secretde l’affaireDreyfus

12aLe feuilletonEric Chevillardreconstituele puzzleJames Greer

3aTraverséeFranchir lesfrontièresd’une discipline

7 8aEssaisAlexandre desLumières etLe Temps deslaboureurs

1 8Huit pagesautour del’histoire,des historienset de leurslivres

10 11aLittératureJoyce CarolOates.Romanslibertins duXVIIIe siècle

C haque automne, les amis de l’archive se donnentrendez-vous à Blois. Onpourrait dire qu’ilsrentrent à lamaison, puisque tel est le lieu que

désigne lemot grec arkheion,qui a donné «archive» enfrançais. Dans cettemaisonqui est celle de lamémoire,celle d’une certainemagie aussi, ce rendez-vousprendla formed’un Festival de l’histoire. Quatre jours durant,étudiants et enseignants, éditeurs et libraires, lecteurset amateurs convergent vers unmêmeespace d’affinitéset de passionspartagées : tous viennent savourer, chacunà samanière, ce qu’Arlette Farge anommé, dansundélicieuxpetit livre qui fait figure de classique, LeGoûtde l’archive (Seuil, «La Librairie duXXesiècle», 1989).

Ce goût n’est pas celui d’unpassé disparu. Bien sûr,il implique une ferveur charnelle à l’égard des vieuxpapiers – documents exhumés, paroles sauvées,existences restituées. Certes encore, il requiert unecomplicité vive avec tous ceuxqui ont transmis lesmotset les traces, célèbresmémorialistes ouobscursofficiers de police.Mais les femmes et les hommesqui se donnent rendez-vous à laMaisonde l’archivene l’envisagent pas commeune demeure ancestrale,nimême commeunmonument à visiter. Pour eux,l’archive ne fait pas signe vers le seul passé, elle nerenvoie pas uniquement auxmotifs de la traditionconsignée, de lamémoire accumulée. Au contraire,elle représente le lieu d’unepromesse qui s’appelletransmission, passage du témoin. En cela, le goût del’archive est le goût de l’avenirmême. Voilà pourquoiles rédacteurs duMonde, journal partenaire desRendez-vous de l’histoire, seront présents à Blois pourrépondre à cette invitation. Vous les retrouverez àl’occasiondeplusieurs débats (voir page2), qui tenterontde conjuguermémoire historique et urgence de ce quivient. Pour désigner cette archive vouée à l’avenir, toutà la fois intempestive et explosive, le philosophe JacquesDerrida inventa unmot superbe: l’«anarchive».

AuXVIIIe siècle,les travailleurs de la terresont dépeints commeavides des plaisirsnaturels

présente

PierreAssoulinede l’Académie Goncourt

Une question d’orgueilQu’est-ce qui pousse un homme à trahir son pays ?Ou, plus précisément : qu’est-ce qui pousse, en pleineguerre froide, un haut fonctionnaire français, dotéde responsabilités à la Défense et à l’OTAN,à transmettre des documents secrets au KGBpendant près de vingt ans ?

Le roman d’une trahison

Lire la suite page 2

S P É C I A L R E N D E Z - V O U S D E L ’ H I S T O I R E | B L O I S 1 8 - 2 1 O C T O B R E

Jeune agricultrice françaiseau volant d’un tracteur,

en octobre 1949.RUE DES ARCHIVES/AGIP

Alain Corbinhistorien

Cahier du «Monde »N˚ 21072 datéVendredi 19 octobre 2012 - Nepeut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

aLes 15eRendez-vous de l’Histoire setiennent àBlois (Loir-et-Cher) du 18au21octobre, sur le thèmedes paysans.Commechaqueannée, ces Rendez-vouspermettent la rencontreprivilé-giée deshistoriens et dugrandpublic àtraversdenombreuxdébats, des expo-sitions, des spectacles, un cycle cinémaetunSalondu livre.Programme complet et renseignements surwww.rdv-histoire.com

Lesdébatsdu«Monde»aVendredi 19octobreDe 15heures à 16h30Comment l’idéologievientauxprogrammesd’histoire?AvecEmmanuel Laurentin, animateuretproducteurde«La Fabriquede l’his-toire» sur FranceCulture,NicolasOffenstadt,maîtrede conférences àParis-I, VincentPeillon,ministredel’éducationnationale,AntoineProst,présidentdu conseil scientifiquede laMissionducentenairede lapremièreguerremondiale, professeurémériteà l’universitéParis-I-Panthéon-Sorbonne; animéparMichel Lefebvre,journalisteauMonde.

De 16heures à 17h30Fascismeet communisme:actualitéd’une comparaisonAvecSophie Cœuré,maître de confé-rences à l’ENS, RomainDucoulombier,chercheurassocié auCentred’histoirede Sciences Po, Pierre Laurent, secré-tairenational duPCF, président duPar-ti de la gauche européenne (PGE) etsénateur,NicolasWerth, directeurderechercheauCNRS-IHTP; animéparJeanBirnbaum, responsabledu«Mondedes livres».

aSamedi 20octobreDe 11h30 à 13heuresDonner le pouvoir aux juges: est-cepossible? Est-ce souhaitable?AvecEricDupond-Moretti, avocat aubarreaude Lille, ChristianeTaubira,ministrede la justice, RenaudVanRuymbeke, juged’instructionaupôlefinancier de Paris ; animépar FranckJohannèset Cécile Prieur, journalistesauMonde.

De 18heures à 19h30Noussommes tousdesGrecsAvecElie Barnavi, historien, présidentduMuséede l’Europeà Bruxelles,Costa-Gavras,président de la Cinéma-thèque française, SylvieGoulard, dépu-tée européenne, Jean-MarcDaniel, éco-nomiste; animépar JulieClarini, jour-naliste auMonde.

SURLEMONDE.FRRetrouvez les vidéos desdébats (réali-séespar l’Ecpad). Suivez les chats, lemardi 16 octobre à 14h30, avec SylvieBrunel («Nourrir lemondehier, aujour-d’hui et demain : pourune agriculturedurable»), et lemercredi 17 à 11h45,avec ErikOrsenna («Quelle placepourles paysansdans lemonded’aujourd’hui ?»).

Enpartenariat avec les Rendez-vousdel’histoiredeBlois, LeMondepublie lehors-série «LesNouveauxPaysans».Tournévers l’avenir, il proposeuntempsde réflexion sur la terre, les agri-culteurs et l’alimentation, enFrance etdans lemonde. Entretiens avec ErikOrsenna,DacianCiolos,MichelOnfrayet JoséBové.«LesNouveaux Paysans»,100pages, 7,50¤, en vente en kiosquependant deuxmois.

L’actualité,uneaffaired’historiens

EntretienavecRomainBertrand, lauréatdugrandprix2012desRendez-vousde l’histoiredeBlois

«Inquiéter lescertitudes»

…à la«une»

Propos recueillis parJulie Clarini

Il y a un peu plus d’un an,« Le Monde des livres »consacrait sa « une » àl’ouvrage de Romain Ber-trand L’Histoire àparts éga-les. Récits d’une rencontre

Orient-Occident (Seuil, 2011). Il estaujourd’hui récompensé par legrand prix des Rendez-vous del’histoire. L’auteur, directeur derechercheau CERI (Sciences Po) etspécialiste de l’Indonésie, s’ins-crit dans lemouvementde « l’his-toire connectée» ; son ambitionest de restituer la rencontre de1596,entreHollandaiset Javanais,en proposant une explorationsymétriquequi confère«uneéga-le dignité documentaire» auxdeux parties. Ainsi ressuscités,ces deuxmondes, marins hollan-dais et populations de Java, appa-raissent également exotiques.

Que vient récompenser ce prix,selon vous?

Je crois qu’il y a eu, aumomentde la précédente édition des Ren-dez-vous de l’histoire de Blois, enoctobre2011, un effet «vent dularge»commedisaitautrefoisFer-nand Braudel. L’accueil enthou-siaste du public pour le thème de« l’Orient» laisse penser qu’il yavait une attente de décloisonne-ment,notammentchez lesprofes-seurs du secondaire, qui y ont vul’occasionderepeuplerleschrono-logies, d’étirer les cartes et surtoutde sortir de la grisaille du grand«romannational».

Une interprétation plus opti-miste serait de penser que ce prixrécompense aussi une formed’histoire moins assurée oumoinsarrogante,cellequePatrickBoucheron appelle l’«histoire in-quiète». C’est une histoire quinonseulementrenonceà lavéritéàmajuscule,mais aussi rend visi-bles les opérations par lesquelleselleseconstitue.Ellerefused’enle-ver les échafaudages devant lesfaçades.Biensûr,dansL’Histoireàparts égales, je présente Java en1596, mais montrer au lecteur lafaçon dont je produis ce récit surle passé m’intéresse au fondautant.Cettemanièredefairepro-duit des vérités plus modestes,pluscirconscrites,maisaussiplusrobustes.

La question de l’écriture estdonc centrale. Non pas au sens dubeaustyle,maisentermesd’écritu-refilmique,danslechoixdelafoca-le de cadrage, de la scénographie,dans la façon dont on déploie uneintrigue

Qu’est-ce que«l’histoire à parts égales»?

L’histoire à parts égales, c’est, àpartir de la chronique de leurscontacts, distribuer équitable-ment l’étrangeté entre le mondeeuropéen et les mondes extra-européens. L’histoire connectéen’est intéressante qu’à partir dumomentoùelle introduitdutrou-ble des deux côtés. L’idée, parexemple, que le XVIIe siècle estune progression inéluctable versl’âge d’or rationaliste peut êtreremiseencause: il suffitde rappe-ler que Jean Bodin, après avoirécrit Les Six Livres de la Républi-que (1576), commetDe ladémono-manie des sorciers (1580), ou queTommaso Campanella, l’auteurde la très géométrique Cité duSoleil (1623), était passionné parl’astrologie prophétique.

Ces compagnonnages incon-grus, entre magie et science oumystique et politique, rendent à

mon sens l’étude des Tempsmodernes beaucoup plus intéres-sante. Dans mon ouvrage, je nevais pas me promener à Java en1596 simplement pour voir Java,mais aussi pour découvrir l’étran-geté du monde européen, pourébranler nos idées reçues. L’«his-toireinquiète»estaussiunehistoi-re qui inquiète les certitudes.

Aquoi sert un historien?Quel est son rôle?

Le préalable à la question seraitde réfléchir sur la façon dont laplace de l’expert a changé depuisquelques décennies. L’historien ad’abord une fonction de correc-tion factuelle. Mais, au-delà, sonrôle est de convoyer de l’incertitu-de,derappelerqu’unautremondea été possible, et de créer ainsi deseffets de dénaturalisation. Pen-dant plus d’un millénaire, parexemple, on a vécu sans postes-frontières et sans papiersd’identi-té. Souscetangle, l’histoiresembled’ailleursêtredevenuel’anthropo-logie critique duprésent.

Faut-il déploreun rétrécisse-ment du public?

Les trentenaires cultivés lisentbeaucoup, et souvent des œuvresaux formats de narration trèsinventifs, de la BD alternative auroman expérimental. Si nous, his-toriens, continuons d’écrire com-me dans les années 1910, nous lesperdonsentrentepages. Il faudraitêtre capable de scénariser un livrecomme les séries anglo-saxonnes«Rome» ou « Les Tudor », quiéchappent au récit linéaire. Laconstruction demon ouvrage, quicommence comme si tout coulaitde source et se brise soudaine-ment, est une tentative, inaboutiesûrement, en ce sens. D’ailleurs, jesuis touché par les complimentssur la narration. Lemétier d’histo-rienestdevenusi fragile –la recon-naissance sociale s’est évanouie enmême temps que le pouvoird’achat– qu’on devient très sensi-ble au rapport avec le lecteur. LesRendez-vous de l’histoire sont unmoment bienvenu de réassurancepour leshistoriens!p

Suitede la premièrepage

Au programme

Quand le choléra fait rage, lefumier du paysan, son refus del’hygiène sont conspués.

Cependant,le«voyagepittores-que» accompli par les élites pari-siennes fait découvrir à celles-ci ladiversitéduterritoire.Or, LaTerre,de Zola, et plus encore, En rade,d’Huysmans, et ce ne sont que desexemples,montrent au lecteurunpaysan rusé autant que stupide,aubesoinviolent, toujourscupide.Jules Vallès se souvient des terri-blesbagarresauxquellesse livrentlescadetsdesgrandesfamillespay-sannes du Massif central. Durantla seconde guerre mondiale, ce filnoir se traduit par la dénonciationdu paysan, profiteur du marchénoir.

AutonomiepaysanneAprès avoir fait le constat de

cette double tradition, rose ounoire, l’historien d’aujourd’hui sedoit d’adopter une optique com-préhensive. Il lui faut détecterl’autonomie paysanne. Quatretraitsmajeurs la définissent.

1. Tout d’abord la lenteur, qui setraduit par la marche rasante,retardée par le sabot ; lenteur quifacilite l’observationde l’autre, tis-sée d’ironie, de dérision, notam-ment à l’égarddu Parisien.

2.L’aptitudeausilence,àlaparo-le réservée, le souci de ne pas tra-hir lessecretsde famille.Lepaysanest un«taiseux», difficile à saisir.

3. L’obsession calculatrice en cequi concerne la préservation, voi-re l’extension du patrimoine et lanécessité de conserver le capitald’honneur.

4. L’importance accordée à l’en-racinement. Le paysan est l’hom-me d’un «pays». Il se méfie deceluiqu’enNormandieonqualifiede «horsain».

Apartirdesannées 1950, lepay-sanquitte la scène. Les campagnessevident, lamécanisation, l’omni-présence du tracteur s’imposent.La révolution du Formica, l’intru-sionduréfrigérateuretducongéla-teur, la désodorisation transfor-ment l’habitation. Reste que l’onpourrait repérer, dans le présent,lesdeuxfilsquenousavonssuivis.Le paysan, surtout s’il pratiqueune agriculture biologique, estaujourd’hui perçu comme unconservateur de l’environnementet du paysage. Les fermes-auber-ges maintiennent les cuisines deterroir, lesfermes-expositionspré-sententauxécoliersdescanardsetdu bétail propres. Tout cela sug-gèrequelebonheurestdanslepré.Il n’en va plus demême lorsque letouriste est contraint de suivre,le long d’une route de campagne,le tracteur qui tire une citerne dece lisier, issud’unélevageenbatte-rie,quis’envaempuantir larégionet nourrir indirectement lesalgues vertes.pAlain Corbin

D’autresprix

Rendez-vousde l’histoire

Inscrire les débats actuels dans le temps long de l’histoire,telle est depuis l’origine la vocationdes Rendez-vousdel’histoire de Blois. Afin de donner à cette ambitionunpro-longement éditorial, l’idée est née de publier un livre col-lectif où des spécialistes de diverses périodes revien-draient sur les événements de l’annéepassée. IntituléAuregardde l’Histoire. L’actualité vue par les historiens(Autrement/LeMonde/France-Culture, 222p., 21¤), le pre-miervolumede cette série éclairedes séquences comme les«printempsarabes», la catastrophede Fukushimaou l’af-faireDSK. Tousveulent «resituer l’irruption de l’inattendudans des continuités plus lentes et selon des résurgencesméconnues», selon lesmotsde Jean-Noël Jeanneney,prési-

dentdu conseil scientifiquedesRendez-vousde l’histoire, qui dirige ce volume.Débat le 20octobre,de 16h30à18heures,hémicyclede laHalleauxgrains, avec:Jean-Noël Jeanneney,HenryLaurens,Maurice Sartre,Pierre-FrançoisSouyri,MichelWinock.Modérateur: F.Nouchi.

SerontégalementremisàBlois:

leprixduRomanhistoriqueàJean-ChristopheRufinpour sonouvrageLeGrandCœur (Galli-mard) ;

leprixChâteaudeChevernydela bandedessinéehistoriqueà l’albumLaMort de Staline,tome II,deNury etRobin (Dargaud) ;

leprixAugustinThierryau livred’Ivan JablonkaHistoiredes grandsparents que je n’ai paseus (Seuil).

THIBAULT STIPAL

POUR «LE MONDE».

2 0123Vendredi 19 octobre 2012

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Troisouvragespassionnantsabordentlaquestiondelafrontière,chacundemanièredifférente.Maistousconduisentleurauteuràs’interrogersur les limitesd’unedisciplineetd’unmétier

Quandl’historiendépasselesbornes

«Deuxpeuplesentonsein».Juifs et chrétiensauMoyenAge,d’Israel JacobYuval, traduit del’hébreuparNicolasWeill, AlbinMichel,«Bibliothèquehistoire», 448p., 35¤.C’estàpartirde la rivalitébibliquedesfrèresennemis JacobetEsaü,petits-filsd’Abraham,que l’historien Israel JacobYuval reconsidèreenprofondeur le dialo-gueconflictuel entre juifset chrétiensdans lesvillesmédiévales, soumisesselonluià l’ondede chocdumessianisme juif.

LaRoutedelaKolymadeNicolasWerth,Belin, 240p., 20¤.«Oui labeautéde laKolymaest troublante.Mais jemedemandecequepouvaientbienvoir ceuxquipeinaient ici.»Pour le savoir,l’auteura suivi la routepercéepar lesdéte-nusqui travaillaientà l’extractiondesri-chessesminièresfaisantdecette immensezonede relégationdeSibérieorientale«lepaysdoréde laKolyma».Unrécitdevoya-ge,mais aussiunpériplede lamémoire.

Que peut-on traverser, sinon lesfrontières ou les apparences?Leshistoriensse rêventenpas-seurs, dépassant ou déplaçantles bornes. Ils se veulent tour àtourtransfugesoutransfronta-

liers, passagers clandestins ou bracon-niers.C’estquelaplupartd’entreeuxrefu-sentdésormaisd’endosser le terneunifor-medesgardes-frontièresdel’identité.Voi-làpourquoi ils se choisissentparfois com-mehéros tutélaires des figures excessive-ment tragiques de l’exil, commeSiegfriedKracauer ou Walter Benjamin, oubliantque leurs échappées belles ont davantageà voir avec la quiétude du promeneurqu’avec les souffrances du réfugié.

Devenir historien, c’est accepter de tra-hir son temps. Voyez Philippe de Com-mynes: dans la nuit du 7 au 8août1472, ilpasse la lignede front, abandonneles trou-pes du duc de Bourgogne pour gagner lecampdu roi deFrance. Parce qu’il sent quelà, désormais, bat le pouls du politique, ilrefuse de demeurer l’enraciné du pays. Decetteexpériencedel’infidéliténaît savoca-tiond’historien.DansLeRoyaumedesqua-tre rivières, Léonard Dauphant montrecombien les Mémoires de Commynesconstituent l’undespremiers textes à ana-lyser les motivations des acteurs politi-ques en termes spatiaux. Louis XI y est«peint enmaître d’une géopolitique réalis-te,pourquil’espacen’estpasuneproiemaisun défi, relevé par lamaîtrise des distanceset la constitutionde réseauxd’hommes».

Telle est exactement la mutation dontce livre ambitieuxpropose l’histoire: l’in-vention politique du royaume de Franceen tant que territoire limité où s’exerce legouvernementdu roi. C’est une thèse. Ony peut lire l’audace d’un jeune historienqui s’empare d’une question anciennepour la poser à nouveaux frais, muninotammentdesoutilsmodernesde lacar-tographie. Car il s’agit bien de cartes. Léo-nard Dauphant en repère soixante et unede 1314 à 1514 pour l’espace français, diver-sement schématisées et à plusieurs échel-les – mais plus nombreuses qu’on le

croyait. Surtout, ilmontre qu’elles consti-tuent «une évolution graphique de laliste», qui énumérait des droits sur deslieux, dessinant un ressort davantagequ’un territoire. Faisant feu de tout bois,l’auteur part donc à la rencontre de tousces savoirs vernaculaires de l’espace quedéveloppent les agents du roi – juges,enquêteurs, gouverneurs ou percepteursd’impôts. Il montre comment parvient às’imposerauXIVesièclel’idéequeleroyau-medeFranceestnaturellement limitéparune frontière orientale formée de quatrerivières (Escaut, Meuse, Saône et Rhône).Le courspérennedes fleuves assure la cer-

titudedelapermanencedesnations.Ainsinaît une évidence géographique, percep-tionmentaledavantageque réalitévécue,par un effet de ce nouveau savoir d’Etatqu’est le gouvernement du territoire.Dauphant en démonte patiemment laconstruction politique, et l’idée de fron-tièrenaturellen’en sort pas indemne.

C’estàuneautrefrontière,plusimmaté-riellemaismoins aisément franchissable,que décide de s’attaquer l’éminent histo-rien Israel Jacob Yuval : « le mur invisibled’hostilité réciproque»qui sépare les com-munautés juiveset chrétiennesauMoyenAge. Parce que les villes y imposent une

promiscuité qui rend impossible la ségré-gation, la minorité juive doit être décritenon comme unmonde en soi, mais com-me une société qui maintient «un dialo-gue nourri et serré avec son environne-ment ». Ne plus raisonner en termesd’authenticité des traditions religieusesmais de dialogue oblige l’historien à che-minersurunepérilleuselignedecrête.Caril doitpenser enmêmetemps la familiari-té et la persécution, étant entenduque «sicette proximité entretient quelque chose,c’est plutôt l’incompréhension, le soupçonet l’animosité réciproques». Exercice dedépaysement: nous voici donc plongésdans une société qui ne comprend pasplus la toléranceque l’intolérance.

Livre majeur, exigeant et dérangeant,«Deux peuples en ton sein» ouvre plu-sieurs brèches dans ce mur d’hostilité.Maisqueceuxquicherchentdesbonssen-timents dans les livres d’histoire passentleur chemin: en traquant la circulationdesmotifs de part et d’autre de la contro-verse judéo-chrétienne, Yuval ne cesse dedéstabiliser son lecteur. Ainsi lorsqu’ildémontre combien l’idée de vengeancedivine est la clé de voûte dumessianismejuif ashkénaze – les Séfarades dévelop-pant plutôt une conception prosélyte dela rédemption.Après les pogromsqui sui-vent la première croisade en 1096, lesmidrashim(exégèsesde laTorah) incitentDieuàvengerlesangdesmartyrsenexter-minant les nations. Cesmalédictions ont-elles retenti aux oreilles chrétiennes?Yuval en fait l’hypothèse, affirmant que«l’imaginairemessianique du judaïsme adonc joué un rôle majeur dans la forma-tiondes fantasmesantisémiteschrétiens».Paru en hébreu en 1999 (et traduit en

anglais en 2006), le livre de Yuval a puheurterlesconsciences.Trouve-t-ildesrai-sons à l’antisémitisme en refusant de n’yvoirqueleproduitd’unimaginairefantas-matique, sans lien avec la réalité sociale?Entoutcas, ilentend«aborderrationnelle-ment l’histoire de la déraison».

Suivant la «vilaine piste» de La Routede la Kolyma, Nicolas Werth partageaitpeut-êtrecetteambition.Plongeraucœurde la déraison, frôler les frontières de l’in-telligible, se confronter à la matérialitédes lieux. Sur l’histoire du goulag stali-nien,dont laKolymaformait le centre ter-rible et paradoxal, il a écrit des livressavants.Il lesretrouveparfoissurlesétagè-res de ses interlocuteurs, au plus loin del’Est sibérien, cette «île» séparée du payspar l’immensité continentale. Commedans le bureau d’Ivan Panikarov, àIagodnoïé,quis’estpassionnépourleshis-toires de zeks, de détenus, transcrivantleurs témoignages, accumulant leursobjets dans son petit appartement deve-numuséedugoulag.«J’avais l’impressionque j’étais en train de découvrir un conti-nent», dit-il. Comment en traverser les

frontières aujourd’hui? En entreprenantde suivre des militants de l’associationMémorial, qui s’efforce de rassembler lessouvenirs des répressions staliniennes,NicolasWerthespéraitsansdoutepoursui-vre in situ son travail d’historien. Maiscelui-ci se dérobe. Car la route de la Koly-maest aujourd’huiunchemindemémoi-re bien balisé et, durant le moisd’août2011, la petite troupe progresse demusées en dépôts d’archives, tandis ques’éloigne le passé.

Enécrivantsonrécitdevoyage(étrange-ment dépourvu de cartes), Nicolas Werthcherchait donc à traverser les apparences,tentantdedonnercorpsàcetterégionfan-tôme qu’il n’avait jusque-là «exploréequ’à travers les tombereaux d’archives del’administration du goulag». Vous avezbien lu : « tombereaux» et non « tom-beaux». Les archives ne sont rien d’autrequ’unrebut, et c’est l’historienquipoétiseceresteentrace.MironMarkovitch,82ansquand on l’interroge, en ricane : «Vouscherchez les dernières traces avant qu’ellesne s’effacent. Des traces? Je ne comprendspas.Cen’estpas lemotquiconvient.»Lors-que Werth se heurte ainsi aux bornes del’écriture académique, àmaintes reprises,lui reviennent enmémoire lesRécits de laKolyma, de Varlam Chalamov (Verdier,2003). Car la littérature est bien l’autrefrontière de l’historien, dès lors qu’il faitl’expérience de sa propre insuffisance.Comment devenir historien, commentsurtout travailler à le rester? Ecrire unethèse, un essai ou se risquer à autre chose,peu importe au fond: c’est toujours setenirsurlacrête,sejouerdesfrontières,enacceptant le risque de se trouver exilé dupaysde ses propres certitudes. p

Dernier ouvrage paru de Patrick BoucheronL’Histoire au conditionnel, avec SylvainVenayre,Mille et une nuits, 128p., 10 ¤.

LeRoyaumedesquatrerivières.L’espacepolitique français (1380-1515),deLéonardDauphant,ChampVallon,«Epoques», 430p., 29¤.Comment le roi de France se représen-tait-il son royaumeauXVe siècle ?L'auteur restitue la variété des expérien-cespolitiquesde l'espace, avantquenes'impose l'idéemodernede territoire. LaFrance est faite d'unediversité de paysdont le gouvernement royal fixe les limi-tes enune frontière intelligible.

Traversée

Voyageauxfrontièresdel’au-delà(etretour)

Car la littératureest bien l’autrefrontière del’historien, dèslors qu’il faitl’expérience de sapropre insuffisance

Rendez-vousde l’histoire

LANAISSANCEDUPURGATOIRE? Dans son livrefameux (Gallimard, 1981), Jacques leGoff lasituait auXIIesiècle, précisémentaumomentoùon l’envisageait nonplus commeune étapedans le Jugementdernier,mais commeun lieuqui prenait place dansune topographiede l’au-delà.Mais leXVIesiècle de la Contre-Réforme leréinvente, et l’intègre plus tard dans le grandthéâtrede la piété baroque. C’est égalementpour faire front à la contestation (nonpas celledesprotestantsmais celle des sceptiquesquijugentdésormais ses peinesdisproportion-nées) que la secondemoitié duXIXesiècle luidonneunenouvelle vigueur.

Les contributeursde ce riche volumeont étéconviés à gravir les «trois sommets dupurga-toire», tout en s’intéressantà lamanièredonton les a descendus. Car comme le remarqueGuillaumeCuchet, «les historiens, qui sontgéné-ralement, dupoint de vue de la vitalité descroyances qu’ils étudient, des oiseauxd’assez

mauvais augure, s’en sont emparés dans lesannées 1970, commepour lui donner le coupdegrâce». A cemoment-là,MichelVovelle enscrute en effet le crépuscule sur les retables pro-vençauxmodernesqu’il étudie.

Aussi ce livremêle-t-il demanièreparticuliè-rementréussie l’approchehistoriqueethistorio-graphique.Car il s’agit égalementde sedeman-der comment leshistoriens inventent leursobjets. Inventions individuelles, dans le cas deVovelle et de LeGoff, que le travail collectif vientprolongeret expliciter. Ainsi progresse le savoirhistorique,mûparune communepassionqu’avait reconnueMichel deCerteau lorsqu’ilrendait comptede laNaissancedupurgatoire,de Jacques LeGoff: «Outrepasser les frontièresde lamort : passionbienhistorienne».p P.B.

LePurgatoire. Fortunehistoriqueethistoriographiqued’undogme, sous la direction deGuillaume Cuchet,éd. de l’EHESS, «En temps et lieux», 332p., 23¤.

CHRISTELLE ENAULT

Patrick Boucheronhistorien

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Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Propos recueillis parJulie Clarini

MaisoùdoncestpasséelaFrance? C’est en ces ter-mes que certains histo-riens,essayistesoujour-nalistes s’émeuventd’une prétendue dispa-

rition de l’histoire nationale dans les pro-grammesdel’éducationnationale.L’ensei-gnement ferait la part trop belle à«SonghaïouMonomotapa» audétrimentde Louis XIV et Napoléon. La polémiqueest relancée cet automne. Sous certainsaspects, ces inquiétudes rejoignent l’idéequ’il faudrait «renforcer notre identiténationale», mission qui avait été confiéepar Nicolas Sarkozy à la Maison de l’his-toiredeFrance,dontilavaitportél’initiati-ve. Avant d’être abandonnépar le gouver-nementdegauche,ceprojetfutvertement

critiqué, notamment pour son cadragehexagonal, jugé totalement en décalageavec l’histoire qui s’écrit aujourd’hui, unehistoiredes rencontres, des connexions etdesmétissages (lire,page2, l’entretienavecRomainBertrand).

Dans ce contexte politique et intellec-tuel, prendre l’histoire de France commeobjet peut s’avérer un exercice périlleux,soumettant ses auteurs au double soup-çon de ringardise ou de nostalgie d’unegloireperdue.

Or deux initiatives éditoriales degrande ampleur semblent prouver que lepassé national peut à la fois susciter lacuriosité du public et l’intérêt de jeunesgénérations d’historiens. Joël Cornette,professeurà l’universitéParis-VIII, adirigéchez Belin treize tomes illustrés d’une«Histoire de France» dont le dernier, LesGrandes Guerres (1914-1945), est paru auprintemps. Johann Chapoutot, maître deconférences à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble, membre de l’Institutuniversitaire de France (IUF), dirige une«Histoire de la France contemporaine»dont les trois premiers tomes viennent deparaître au Seuil.

A l’heure de l’Europe et de lamondiali-sation, quand les historiens eux-mêmes s’intéressent aux rencontres etaux échanges entre les cultures,comment justifier l’écriture d’une«Histoire de France»?

Joël Cornette Il serait inappropriéd’op-poser, d’un côté, la France et, de l’autre, lemonde,etd’imaginerune«guerredetran-chées». D’abord parce que la plupart deshistoriens qui étudient lamondialisation,les rencontres ou les connexions entre lesmondes et les civilisations ont aussi deschantiers franco-français. Ensuite parceque l’histoirede France est elle-mêmeunehistoire connectée, dès l’origine. Aprèstout, les Francsne sont pas français! L’his-toirequenousproposonsn’estpasunehis-toireenferméedans les frontièreshexago-nales, elle est ouverte aux quatre vents.

JohannChapoutotCesdernièresannées,les historiens ont en effet beaucoup parlédeperspectives«transnationales» (les cir-culations, les effets de retour, les échan-ges…), mais le « transnational» présup-pose, par définition, la nation commepre-mier élément de l’échelle; du reste, elle aétéetpersisteàêtreunfaitmajeuretstruc-turant dumonde contemporain (voyez laChineou les Etats-Unis!). Notre idéeest dela revisiter à la lumière du renouvelle-ment historiographique de ces dernièresdécennies, grâce à l’apport de l’histoireimpériale, de l’histoire culturelle, de l’his-toiredugenre, etc. Etpuis, il est importantdenepas laisser lanationàceuxqui l’envi-sagent uniquement dans une perspectiveobsidionale,commeunecitadelleassiégéesur laquelle des hordes d’étrangers vien-draient se jeter.

J.Co. J’ajoute que ces discours-là sontd’autant plus absurdes que la singularitéde la France est précisément qu’aumoment où elle se constitue commenation, au moment de la Révolution, ellenourrit des idéaux transnationaux (liber-té, égalité, fraternité). Ainsi, en un sens,

elleestunenation internationaledès l’ori-gine. Par ailleurs, elle se nourrit desapports étrangers. Je pense à un livre deJean-François Dubost, La France italienne(Aubier, 1998), qui montre ce que doit laFrance à l’apport italien. La plupart descréateurs de Versailles viennent de laPéninsule, Lully le premier, qui transfor-me son nom en remplaçant le i par un y.Aucune période de l’histoire de France neporte trace de la pureté que certains vou-draient aujourd’hui revendiquer.

Onparle de la France commesi c’étaitunobjet facile à saisir: comment l’appré-hender? A travers quelle chronologie?

J.Co. La France est une invention. Labonne question est d’ailleurs de savoir cequi «invente» la France: est-ce la nation?Oul’Etat?Onpeutavancerl’hypothèsesui-vante(mais c’est sujetàdiscussion): en Ita-lieouenAllemagne,unenation,unpeuple,un territoire préexistent à la formationdel’Etat, alors qu’en France, c’est le contraire:la nation est construite par le politique.Même si Louis XIV n’a jamais dit « l’Etat,c’est moi», ce mot-là porte une significa-tion très forte. Tout commesesultimaver-ba, dont on est certain qu’il les a pronon-cés:«Jem’envais,mais l’Etatdemeure.»EnpleinXVIIesiècle, l’Etateststructurant.Voi-làquiexpliquepourquoinousavonsprivi-légiéundécoupagepolitique.

J.Ch. On retrouve une périodisationpolitiquedansnosdeuxcollections («His-toire de France» et «Histoire de la France

contemporaine»). Pour une raison defondque Joël Cornette vient de souligner:le rôle d’impulsion si fort du politique. EnFrance, l’Etat est central et moteur dansl’avènement de la nation et de la citoyen-neté. C’est l’héritage des Lumières : onn’est pas français par essence ni par nais-

DeClovisàChiracOncommenceparLaFranceavant la France,avecle sacredeClovis, en481, et on termineen2005,13volumeset8000pagesplus loin.Afindemeneràbien l’entreprise, JoëlCornette, spécialis-tede laFrancede l’AncienRégime, s’est adjointl’aidedumédiéviste Jean-LouisBiget, etd’HenryRoussopour lapériodecontemporaine.CettepremièrehistoiredeFranceest à lired’unetraite (pour les courageux), àmoinsqu’onnepré-fèrehumer ici l’espritd’uneépoqueà travers lesnombreuses illustrations, toujourscommentées,ousaisir là le sensd’unévénementpolitiqueà lalumièrede lagéographie (la collectioncomprend400cartes reprisesdans l’Atlas. 481-2005,d’AurélieBoissière).Autrenouveauté: lespartiesplushistoriographiquessont réuniesdans troisvolumesàpart: LeGrandAtelierde l’histoiredeFrance (leMoyenAge, lesTempsmodernes, l’épo-quecontemporaine).«Histoirede France», sous la directionde JoëlCornette, Belin, 13volumes, de 37¤ à 56¤.

Al’heuredel’Europeetdelamondialisation,commentécrireunehistoirenationale ?JoëlCornetteetJohannChapoutotrelèventledéfi,chacunàlatêted’unecollection

«LaFranceestuneinvention»

Entretiencroisé Rendez-vousde l’histoire

Johann

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Johann

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Un monde d’exception• Le Val de Loire classé au patrimoinemondial de l’Unesco• Les plus beaux châteaux de la Loire :Blois, Chambord, Cheverny,Chaumont-sur-Loire...• Festival international des jardinsde Chaumont-sur-Loire

Un monde de création• Les Rendez-vous de l’histoire• Le Mur des mots de Ben• La Maison de la magie• Jazz’ in Cheverny

Un monde d’innovation• Le berceau de la chocolaterie Poulain• De grands noms de l’économie :Atos - Christian Dior - DelphiHumanis - Idec - Procter & GambleSisley - Valéo...• L’école nationale supérieurede la nature et du paysage

Agglopolys,laCommunautéd’agglomérationdeBloisUn“regardneuf“surlemondedepuis1515*www.agglopolys.fr

www.agglopolys.fr

*En 1515, François 1er lance la transformationdu château de Blois avec son célèbre escalier.La Renaissance est née. La grande aventure des sciences,des arts et de l’économie commence.

© Conception graphique : Peggy Chopin - Crédit photos : CDT 41/A. Cassegrain, CDT 41, C. Le Toquin/ENSNP, Hugues Vassal, Ville de Blois.

sance, mais par libre arbitre et par choix– cequiestunmessage inéditauxyeuxdumonde à cette époque-là, même si cemodèlesediffuseraensuite. J’insistetoute-foissur lefaitquenousnefaisonspaspourautant une histoire de la politique, maisbienunehistoire dupolitique, de la vie dela « cité » dans son ensemble. Je croisd’ailleursque lesoppositionsentre leshis-toriens du social, du politique, du cultureln’ont plus lieu d’être. L’historien Domini-que Kalifa parle de « lendemains debataille» dans un article récent pour évo-quer cet estompement des frontières quiavaient étédressées entre ces écoleshisto-riographiques dans les années 1960-1970,aumomentdes grands affrontements.

Qu’est-ce qui différencie vos entrepriseséditoriales?

J. Co. Pour moi, tout commence audébut des années 2000, quand je rencon-treMarie-ClaudeBrossollet, laPDGdesédi-tions Belin. Belin est pratiquement la der-nière maison familiale indépendante.Depuis 1777, elle s’est transmisedepèreenfils (ou en fille). Et c’est cette maison quim’aouvert les portesde tous lespossibles.J’ai, eneffet,eutoute latitudepourréaliserce que j’avais envisagé, une histoire éclai-rée par des illustrations qui soient réelle-mentmotrices: chaquedocumentbénéfi-cie d’une explication, et c’est vraimentunedes singularités denotre collection.

Par ailleurs, ma deuxième exigenceétait que le lecteur n’ait pas l’impressionquele récit était clossur lui-mêmeetdoncque l’historien avait raison à 125%. Cha-que volume comporte ce que j’ai appelé« l’atelier de l’historien», qui éclaire ladémarche et la méthode de l’auteur : il ymontre au lecteur comment l’histoire sefabrique,avecdessources,desproblémati-ques, des controverses, des enjeux. Cetenvers du décor permet à chaque lecteurde comprendre que l’histoire se construitplus à partir de questions que de répon-ses. Chaque volume comporte ainsi, à lafin, l’ombredudouteouplutôt… la lumiè-re du doute! Par exemple, dans le derniervolume sur Les Grandes Guerres, NicolasBeaupré a choisi comme sources lesobjetsque fabriquaient lespoilusdans lestranchées: quelle signification donner àcetartisanatdes tranchées?Quepeuvent-ils dire à l’historien?

Votre projet, JohannChapoutot, est-ilplus universitaire?

J.Ch.Notreprojet a pris formeen2008,à unmoment un peu particulier pour lesgens qui font des sciences humaines, etplus encore pour les historiens: la campa-gne électorale de 2007, l’élection de Nico-las Sarkozy, le débat sur l’identité natio-nale qui commence et s’organise dans lespréfectures où nous sommes invités àdébattre. En termes symboliques, il étaitcurieux de voir des préfets orchestrer desdébats sur la nation. Le Seuil fait alors cepari un peu fou de nous donner pourcahier des charges de proposer au publicunehistoire totale de la Francecontempo-raine, à l’imitation de la série «NouvelleHistoire de la France contemporaine»,que Michel Winock avait lancée en 1972.L’ambition est identique : offrir au plusgrand nombre les acquis des travaux lesplus récents et lespluspointus sous la for-med’un récit accessible et agréable.

J.Co. Ce que dit Johann Chapoutot estimportant:nous,historiens,nousécrivonstoujours pour le présent. L’histoire,mêmesi elle parle du passé, est toujours contem-poraine. On n’écrit pas l’histoire en 2012

commeonl’écrivaiten1950.Etcetteplasti-cité incroyable du regard historique appa-raît, jecrois,danschacundenostreizevolu-mes. Et elle justifie pleinement les deuxentreprises,quisontuneoffredevéritésaupluriel: il n’existe pas une façonmais plu-sieurs d’aborder l’histoire de France. Cettepluralitéestuneréponseàceuxquiprésen-tent la nation française commeune véritéunivoque, prédestinée de toute éternité.Nous, au contraire, nous privilégions lesdébats, nous proposons des hypothèses,nous travaillonsavec les doutes.

J.Ch. Cette dimension du doute, nousavons essayé nous aussi de l’introduiredansnos volumes, au fil des pages, dans lerécit lui-même. Prenons février1848, étu-dié par Quentin Deluermoz: la fusilladedesboulevards,c’estunévénementimpor-tant.Oui,mais,aufait,qu’est-cequ’unévé-nement? Que se passe-t-il, et pour qui? Età Bordeaux, pendant ce temps ? Cettedimension autoréflexive donne un dou-bleaspectànoslivres:cesontdesmanuelsqui offrent un récit structurant et structu-ré pour l’intelligence du public, mais quimontrentenmêmetempscomment l’his-toire se fait. Autrement dit, en effet, noussommesauxantipodesd’unromannatio-nal repris en chœur par une quantité depolémistesprofessionnelsdont lanaïveté,réelle ou feinte, est lassante. Au contraire,nous, notre raison de vivre, c’est l’interro-gationpermanente.

Johann Chapoutot, avec le volumed’Aurélien Lignereux («L’Empire desFrançais»), votre série sur la Francecontemporaine prend comme pointde départ l’année 1799, le coup d’Etatdu 18brumaire, et non 1789 comme decoutume. Pourquoi ?

J. Ch. Cela tient à plusieurs raisons.D’abord,depuis lebicentenairede laRévo-lution française, les «modernistes»,c’est-à-dire les historiens spécialistes desTempsmodernes (XVIe-XVIIIesiècle), fontvaloir que ce qui se produit en termessociaux, en termes d’émotions politi-ques, d’ordre social et de remise en causede cet ordre social pendant la décennierévolutionnaire appartient à un universmental et social qui est le prolongementdu XVIIIesiècle. De fait, ils ont profondé-ment renouvelé le regard que l’on portaitsur cette période.

Ensuite, il fallait bien choisir une date.Or, 1799, c’est l’arrivée au pouvoir d’unpersonnel politique, d’une générationqui va eneffet créer les conditionsd’exer-cice de la nation politique et de la Francecontemporaine et institutionnaliser laRévolution. Les «masses de granit» queNapoléonprétendait coucher sur le sol deFrance commedes socles pour les institu-tions à venir, ce n’est pas qu’un discours.Etpuis, 1799, c’est aussiune formedesyn-thèse entre ordre etmouvement, innova-tion et réaction, révolution et institution.La France contemporaine, en somme.

J.Co.De notre côté, nous avons intégré1799 à un ensemble plus vaste, allant de1789 à 1815. Intégrer Napoléon dans cetteséquence permet de répondre à la ques-tion cruciale: Napoléon rompt-il oupour-suit-il la Révolution?

Traiter la séquence 1914-1945 dans unseul volume, comme le fait NicolasBeaupré dans votre collection, JoëlCornette, est également une optiqueoriginale…

J.Co. En effet, d’habitude il y a, d’uncôté, les spécialistes de 14-18, de l’autre,ceux de 39-45 : Nicolas Beaupré, qui écritce volume, «court-circuite» ces écolespour offrir un regard de continuité. Pournous, 39-45 est génétiquement contenudans 14-18, et cela se voit dans l’organisa-tionduvolume.

J.Ch. C’est tout le bénéfice d’un détourparunehistoriographieétrangère.NicolasBeaupré travaille beaucoup avec les Alle-mands, pour lesquels 1914-1945 forme untout. Moi qui travaille également beau-coup en Allemagne, je me suis aperçuqu’on lisait trop l’histoire de ce pays avecle prisme de 1933, quand bien même en1932 Goebbels écrivait dans son journalqu’il était désespéré parce que les nazisn’arriveraient jamais au pouvoir. Cetexemple nous montre qu’il est toujoursmauvaisde lire l’histoirepar la fin,de fairede la téléologie.

Dans le volume que je vais écrire sur1929-1940, je suis très soucieux de ne paslire les années 1930 comme la décenniededécadence qui mène forcément à juin1940 et à la débâcle. De même, chaqueauteur de notre collection tente de lire sa

périodeavec les yeuxdes contemporains:comme un univers des possibles ouvert,commeun champd’expériences.

Des controverses sont nées de l’utilisa-tionde l’histoire de Francepar des hom-mes politiques.Quenous disent ces usa-gesmultiples et parfois décriés?

J.Co. Les hommespolitiques se serventde l’histoire parce qu’ils savent qu’il y a làun terreau, un imaginaire extrêmementfort : les grands hommes, les grandesidées. La question est de savoir quelle his-toire est convoquée, la France de 1789 oucelle de 1793?, etc. Mais il est évident quel’histoire fait partie génétiquement del’identité française. Il suffit de constater lesuccès des publications d’histoire ou d’unfestival commecelui de Blois !

Fallait-il abandonner le projet d’uneMaisonde l’histoire de France?

J.Ch.PierreNoraaparlé du «défautori-ginel» ; c’est exactementça: onaeu lesen-timent que l’Etat allait écrire une histoire«officielle».Ceprojetétaitsuspectédeser-vir une certaine vision politique. Néan-moins, les controverses qu’il a suscitéesontaumoinseuunmérite, celuideremet-tre au cœur du débat l’objet «France» :commentpeut-onenparler?

Cette rentrée est à nouveau riche enpolémiques sur l’enseignementde l’his-toire. La controverse se rejoue périodi-quement depuis 1979 et la tribuned’AlainDecauxdans «Le Figaromaga-zine» («Onn’apprendplus l’histoire àvos enfants»). Comment l’expliquer?

J.Co.Merevientuneexpérienceperson-nelle: j’étaisprofesseurdans le secondairedans les années 1980 et les Annalesentraient à cemoment-là dans l’enseigne-ment.LesAnnales,c’est l’histoireéconomi-que, l’histoire sociale…Quand j’enseignaisen seconde, à Gonesse, dans la banlieue

norddeParis, jem’étais inspirédu livredePierre Goubert Louis XIV et vingt millionsde Français (1966): je donnais aux élèves àétudier le registre paroissial de 1709 et onreconstituaitle«grandhiver»etsesconsé-quencesdémographiques, en comptant lenombre de baptêmes, de mariages, dedécès… On s’apercevait, notamment, quela moitié des enfants mouraient avantl’âgede20ans.Pouruneclassedeseconde,c’était une terrible découverte… Evidem-ment,LouisXIVétaitunpeu laissédecôté.

Vue par certains, cette histoire pouvaitapparaître «scandaleuse» par rapport àune histoire traditionnelle, faite par lesgrands hommes, les grands événements.Mais je crois qu’il faut arriver aujourd’huià une histoire plus apaisée. Il n’y a pas decontradiction entre la souffrance du peu-ple en 1709 et les intriguesdeVersailles. Jepense qu’il ne faut pas opposer,mais toutau contraire réunir toutes ces dimensionspour concevoir une nouvelle histoire quiintègre le roi et les sujets.

J.Ch. Ce que je peux entendre dans lesangoisses réitératives de ces gens quidisent qu’on casse l’histoire, c’est qu’eneffet, avant d’être virtuose, il faut faire sesgammes. C’est-à-dire avoir quelques élé-ments de chronologie en tête. D’ailleurs,des historiens appartenant à une généra-tionquis’étaitrévoltéecontreunehistoiretrop traditionnelle ont signé un ouvrageet revisité, de manière humoristique, unmanuel d’enseignement de la IIIeRépubli-que(1515et lesgrandesdatesde l’histoiredeFrance. Revisitées par les grands historiensd’aujourd’hui, sous la direction d’AlainCorbin, Seuil, 2005).

La chronologie a un intérêt si elle estdiscutée, élaborée, et si on lui donne unsens. Il faut simplement se garder d’y pla-quer un destin. Si « les sièclesmarchèrent,de la Gaule à la France», comme l’a écritMichelet, c’est avec quelques détours etvoies de traverse!p

LaFrancecontemporaineAvec les titres parus cemois d’octobre2012(L’Empiredes Français, 1799-1815, d’AurélienLignereux;Monarchiespostrévolutionnaires,1814-1848, de BertrandGoujon; Le Crépusculedes Révolutions, 1848-1871, deQuentinDeluer-moz; 450pages chacun, 25¤), le Seuil entamel’éditiond’une«Histoirede la France contem-poraine» placée sous la directionde JohannChapoutot. Chacundes dixvolumesest confiéàun jeunehistorien. A chargepour lui de fairepartager au lecteur les apports les plus récentsde la rechercheuniversitaire, en conservant laclartédumanuel et l’audacede l’essai.Les trois premièresparutions concernent leXIXesiècle, qui s’ouvredansun équilibre insta-ble après le bouleversementde la Révolutionfrançaise, et sepoursuit après 1848par le«temps des sphinx», quand chacunvit, nousditQuentinDeluermoz, avec la certitude«quequelque chose a changé,mais sans que l’onsache exactementquoi».

EntretiencroiséRendez-vousde l’histoire

Joël Cornette (à gauche) etJohannChapoutot, historiens.

JEAN-CLAUDE COUTAUSSEPOUR «LE MONDE»

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Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Bonnes feuilles

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Méditation post-moderne posantla question des originespsychosomatiquesdu cancer, révélantsans fard ce malqui pèse sur notredébut de siècle.De la rue au métro,par l’hôpital, surla trace de Charlesde Foucauld...Une voie initiatique ? Diffusion : CDE/SODIS

Prix 19 €

Les pièces utilisées en 1894 pourconvaincre les jugesde la culpa-bilité de Dreyfus avaient été,pour la plupart d’entre elles,extraites d’une correspondanceéchangée par un réseau d’es-

pionsopérantdepuis les ambassadespari-siennes de nations étrangères. Sans preu-ve,lesmilitairess’étaientefforcésdeména-ger une place à l’accusé au sein de ceréseau. Le cercle des attachés militaires,auteursdes lettres censément accablantespourlecapitaine,formaitdepuisplusieursannéesungroupeactif d’espions très bienintroduits et protégés par l’immunitédiplomatique.Certainsde sesmembres selivraient à des pratiques sexuelles maladmises par lamoralité de l’époque, deuxd’entre eux en particulier – AlessandroPanizzardi et Maximilian vonSchwartzkoppen, pour le compte duquelDreyfus était accusé de trahir. Ces prati-ques n’étaient pas rares dans le Paris de laBelle Epoque, connu pour sa liberté demœurs,maislesofficiersducontre-espion-nage désapprouvaient violemment lajoyeuseviemenéeparleursennemis,com-me en font foi certaines déclarations quileur échappèrent lorsdes enquêtes.

(…) Cet arrière-plan, jusqu’à présentnégligé, aide à comprendre dans quelcontexte l’accusation se forma contre[Alfred Dreyfus]. Les pièces qui compo-saient ledossier secret, tel qu’il fut soumisaux juges de 1894, ne seront sans doutejamais identifiées de manière certainetant les obstacles à la reconstitution sontnombreux. Mais nous pouvons déduiredenos sources le récit qui le fit naître et lesous-tendit : un discours des contre-espions français projeté dans une accusa-tionsecrète,faitedebricetdebroc,profon-démentmalhonnêteetréactionnaire.Des-tiné à compenser l’absence de preuves, cedossiervoulaitprovoqueruneffetdescan-dale:enrévulsantles juges,choquéspar leréseau d’espionnage auquel les servicesfrançais accusaientDreyfus de participer,la condamnation pouvait devenir plusfacile à arracher. Le dossier secret consti-tuait surtout une expression brutale descroyances ultranationalistes etxénophobes du contre-espion-nage français.

pages15-16

Schwartzkoppen et Panizzardi cor-respondaient certes à l’image del’aristocrate décadent en quête deplaisirs qui tendait à s’imposer

comme une des deux figures de l’homo-sexuel à la fin du siècle– l’autre était celledu jeune homme flamboyant et efféminéissudesmilieuxpopulaires,pouvantfairecommerce de son corps. A l’image d’unJean Lorrain, surnommé «le fanfaron duvice», ou d’un Robert de Montesquiou,modèle de Des Esseintes et de Charlus, ilss’adonnaient au luxe et aux loisirs, trans-gressaient la morale bourgeoise etjouaient de la porosité des identitésmas-culine et féminine. A la différence de cesderniers cependant, Schwartzkoppen etPanizzardi souhaitaient que la nature deleur relationdemeure secrète.

Lanaturedecette relationnerépondaitpas aux clichés sur l’homosexualité envigueur à l’époque. La durée de la liaisonentre les deux hommes fut exception-nelle : elle avait vraisemblablement dé-butéauprintemps1893,alorsqu’ilscoopé-raient depuis déjà plusieursmois, et restatrès étroite jusqu’au mois de novem-bre1896. De plus, leur relation sembleavoir été symétrique. Alexandrine etMaximilienne – comme ils aimaient à sesurnommer – échangeaient parfois leuridentité. Cette féminisation des prénomsétait certes un jeu classiqueavec les codesde l’époque qui voulaient que le couplehomosexuel reproduise la division desrôles du couple bourgeois. Mais les deuxprénoms s’interchangeaient: AlexandrePanizzardi signait «Alexandrine», maistrès souvent aussi «Maximilienne».

Schwartzkoppen, lui-même, signait«Alexandrine», en particulier dans ledocument dit «Ce canaille de D.» au cen-tre du dossier secret que l’on présenteraplusloin.Lesrôlesducodevictorien,l’effé-miné «passif», le viril «actif», ne furentdonc jamais fixés entre eux.

Il est vrai que Panizzardi avait l’habitu-de d’accompagner ses lettres de petitscadeaux(unpaquetdeconfettis,uneboîtede biscuits italiens bons à tremper dans lecafé…), attentions généralement considé-rées comme féminines. La relation n’étaitsans doute pas strictement égalitaire.Dansunedeseslettres, l’ItalienattribuaitàSchwartzkoppen le rôle de «grand bour-reur», et à lui-mêmeceluide«bourreurde2de classe». Mais, ailleurs, Schwartzkoppenest aussi «ma belle petite» et «mon petitchien vert». (…) L’Italien s’adressait doncvolontiers à son amant en l’appelant«mon cher petit chien vert» ou l’encoura-geait à faire le beau, mêlant quelquefoisvalorisationde la virilité et ironie à l’égardde leur fonction («mon cher petit chien deguerre»). Autre écart par rapport aux cli-chés de l’époque, la relation était bi-sexuelle et non homosexuelle, puisqueSchwartzkoppen entretenait en mêmetempsunerelationavecHermancedeWee-de (…).Certainspassagessuggèrentledépitamoureux ou la jalousie, mais le ton estplutôt à l’acceptation résignée du côté del’attaché italien: «Mon chéri, il se peut quecesoirvers7heurestupuissesvoirmadamePantalomerieetalorstupourraspastetrou-ver au rendez-vous pour m’embrasser»,écrit Panizzardi, qui s’inquièteaussi : «est-ce que je suis toujours ton Alexandrine?»L’Italien conclut même l’une deseslettresparceconseil :«nebour-rer (sic)pas trop».

pages87-90

Ainsi reconstituée, l’accusationsecrète rend le procès Dreyfus de1894 étonnamment similaire àunprocèsmédiéval pour hérésie.

Laressemblancetientd’abordàlaprocédu-re. Dans les deux cas, le contenu indiciblede l’accusation (le nefandum ou l’ensem-ble des actes innommables dont on acca-ble l’accusé) imposait la forme donnée auprocès:laprocédureextraordinaire.Lepas-sage aux aveux qui était attendu par lesinquisiteurs–ils’agissaitdefairereconnaî-tre à l’accusé les éléments de preuve quel’on avait assemblés contre lui, de lui faireadmettre le nefandum par tous lesmoyens–neputêtreobtenudansleprocèsDreyfus. A la procédure extraordinaire dela torture, devenue impossible, se substi-tuèrentlehuiscloset,surtout,lacommuni-cation secrète du dossier lors du délibéré.Setrouvaitainsicrééunlieudeproductionet de discussion possibles de l’inaccepta-ble, qui plaçait l’accusé hors du droit. Uneétonnante similitude de contenu existeégalement: ce qui était considéré, à partirduXesiècle,commecontrenature–lasodo-mie,progressivementassimiléeauMoyenAge à l’hérésie– rappelait étrangement leschargesofficieusesdontlesmilitairessem-blentavoirvouluaccuserlecapitaine.C’estdonc bienune structure accusatoire dignede l’Inquisition médiévale qui pesait surDreyfus, juif, traître et lié àdes sodomites.

Cette accusation complexe, sur lesecret de laquelle veillaient jalousementles militaires, perça malgré eux à plu-sieurs reprises durant l’Affaire. Mais lesréférences à l’aspect le plus sulfureux ducontenu non officiel de l’accusation–sexuel et homosexuel– restèrent extra-ordinairement rares et vagues. C’est ainsisous une forme extrêmement allusiveque Zola évoqua une histoire de «petitesfemmes»dans«J’accuse»:

«Pour justifier la condamnation, onaffirmeaujourd’huil’existenced’unepiècesecrète, accablante, la pièce qu’on ne peutmontrer, qui légitime tout, devant laquellenousdevonsnousincliner, lebonDieuinvi-sible et inconnaissable ! Je la nie, cettepièce, je la nie de toutemapuissance! Unepièce ridicule, oui, peut-être la pièce où ilest question de petites femmes, et où il estparlé d’un certain D… qui devient trop exi-geant: quelque mari sans doute trouvantqu’on ne lui payait pas sa femme assezcher.Mais une pièce intéressant la défensenationale, qu’on ne saurait produire sansque la guerre fût déclarée demain, non,non! C’est unmensonge!»

L’écrivaindéveloppal’idéed’unentrela-cemententrehomosexualité (cette fois-ciexplicitement nommée), judaïsme et tra-hisondans son romanVérité, le troisièmedes Quatre Evangiles publiés à titre pos-thumeen 1903.Mais cette révélationallu-sive et sous forme romancée resta isolée.Commentne pas s’étonner du silence descontemporains? Pourquoi adversaires etdéfenseurs de Dreyfus s’accordèrent-ilssur la nécessité de dissimuler la dimen-sionhomosexuelledel’accusation?Cefutd’abordunequestiondedécence.Commele rappela l’enquêteur Cuignet en 1904,«ilyadeschosesqu’onnepeutpasétaler».Les militaires avaient aussi leurs propresraisons d’être discrets : révéler publique-ment la présence des pièces homosexuel-lesauraitcompromislesystèmed’espion-nage qu’ils avaient réussi àmettre en pla-ce dans les ambassades.Mais ce sont sansdoute surtout des raisons diplomatiquesqui firent du secret un impératif absolu,même pour les partisans de Dreyfus. Ladépêche d’Ems avait déclenché la guerrede 1870, l’affaire Schnaebelé était encoredanslesmémoires.Lamiseencausepubli-que de l’honneur de deux officiers pou-vait avoir degraves conséquen-ces pour les relations entre l’Al-lemagneet la France.

pages285-287

Rendez-vousde l’histoire

LeDossier secretde l’affaireDreyfus,dePierreGervais,PaulinePeretzet Pierre Stutin,Alma, «Essai histoire»,346p., 22¤.

Cette caricature, signéeBobbet publiée en 1900dans le journal «LeRire»,illustre le scénariod’accusationocculte del’état-major contreAlfredDreyfus: une collusion entreles attachésmilitairesitalien et allemandet le capitaine français.

LeDossiersecretdel’affaireDreyfusLedossierfabriquéparlesservicesdecontre-espionnagepouraccablerlecapitaineDreyfuslorsdesonprocès,en1894,faitunelargeplaceauxcorrespondancesprivéesentreattachésmilitaires.S’interrogeantsurlafonctiondecespièces, lelivredontnouspublionsdesextraitsdévoileunentrelacementdesimaginairesantisémitesethomophobes

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TenaceshuguenotsDepuis l’Histoiregénéraleduprotestantisme

(1961), d’Emile-GuillaumeLéonard,onattendaitcettenouvelle somme.Spécialistede laminoritéreligieuseà laquelle il a consacrédenombreuxouvragespour lapériode contemporaine,PatrickCabanela embrassé cinq siècles afindeproduireunesynthèse enrichiedes récents apportsde larecherche.Refusant ledolorismecommeuniqueprismede lectured’unehistoireô combienémailléede souffranceset depersécutions, l’his-toriena choisi de s’interroger sur la longévitédecetteminorité. Car ils sont toujours là, les protes-tants,mêmesi parmieux les réformésne for-mentplusque0,5%de la communauténationa-le.«Unedurée et unéchec»,voilà ce qui intriguel’historien.Vaincus, leshuguenots le sont à l’évi-dence,n’ayant jamaisprésidéauxdestinéesde lanation.Mais riennipersonnen’est jamaisvenuàboutde leur ténacité.De lamonarchiede Juillet

–et sonprogrammed’éducationsco-laire,«premièremarque » identifia-ble– aux«Pèresprotestants»de laRépubliquesi longtempsoubliés,PatrickCabanelquestionnecette«dif-férence» à laquelle laRépubliquedoit, enpartie, sonapprentissagedupluralismereligieux. p Julie ClariniaHistoire des protestants de France,XVIe-XXIe siècle, de Patrick Cabanel,Fayard, 1500pages, 39¤.

RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIREALLEZ-Y EN TER POUR SEULEMENT 4 €L’ALLER-RETOUR

Offre valable sur tous les trajets internes en région Centre du 18 au 21 octobre 2012 à destinationde Blois, pour un aller-retour en 2ème classe effectué dans la journée dans tous les trains et autocarsTER Centre (hors trains à réservation obligatoire). Ces billets sont en vente du 8 au 21 octobre2012 inclus dans toutes les gares et boutiques SNCF de la région Centre. Renseignements surwww.ter-sncf.com/centre et auprès de Contact TER Centre : 83 59 23

Imagine-t-on Voltaire fairel’apologie d’Alexandre leGrand, qui fut si longtempsle modèle des conquérantssans scrupules etdesmonar-ques épris de gloire ? Il est

communément admis que lesLumières se sont détournéesd’Alexandre, reléguantaupurgatoi-re cette figure classique de l’héroïs-me : la gloire militaire du conqué-rant n’était plus de saison tandisque s’imposait le nouvel idéal du«grand homme», animé par ledésir de paix et la volonté de servirle bonheur des hommes.

Du reste, dès lors que l’Europeaffichaitavecconfiancesamoderni-téetsesprogrès,dequelleutilitéeûtpu être la référence à un jeuneconquérantmortdepuisdeuxmilleans? LouisXIV avait fini par aban-donner la référence àAlexandre, auprofit de représentations plusmodernes de sa grandeur. Quantaux historiens, ils se contentaientde recopier les autorités anciennes,en attendant que l’AllemandJohann Gustav Droysen publie, en1833, son Histoire d’Alexandre leGrand,pointdedépartde l’historio-graphiemoderne.

Professeur au Collège de France,éminent spécialiste d’Alexandre leGrand, Pierre Briant a voulu y voirde plus près. Il s’est plongé dansunelectureexhaustiveetminutieu-se de tout ce qui s’est écrit, au coursdu XVIIIesiècle, sur le conquérantmacédonien. La moisson fut richeet surprenante. Elle nous prouve,une fois de plus, qu’on apprendbeaucoupd’unesociétéenscrutant

les usages qu’elle fait dupassé.Il en ressort d’abord que l’histoi-

resavanted’Alexandren’apasatten-dul’éruditionallemandeduXIXesiè-cle pour prendre son envol. Dès leXVIIIesiècle, un intense travail deretourauxsourcesesteffectué, sou-mettantàlacritiquelesauteursclas-siques, notamment Quinte-Curceet Plutarque, dont l’autorité estremise en cause. De nombreuxouvrages sont publiés en France, enAngleterre et en Allemagne. Droy-sen et ses successeurs y puiserontlargement.

Mais l’essentiel n’est pas là, carAlexandre alimente les débats desLumières bien au-delà des cerclesérudits. S’il n’est plus un modèleincontesté de grandeur et d’héroïs-me,ildevient,enrevanche,unefigu-

re incontournable quand il s’agit depenser les rapports de l’Europe aveclerestedumonde.Dansl’expéditiondu conquérant de la Perse, de l’Indeetde l’Egypte, l’EuropedesLumièrestrouve unmiroir où elle observe sapropre expansion impériale. L’his-toire d’Alexandre est désormais unenjeupolitique, saturéderéférencescontemporaines, où se discute lasignificationdudestinhistoriquedel’Europe.

Montesquieu joueiciunrôlepri-mordial. Dans De l’esprit des lois, ilpropose une vision nouvelle etcohérentedes conquêtes d’Alexan-dre. Abandonnant toute perspecti-ve morale ou providen-tialiste,Montesquieu fait de l’épopée duconquérantmacédonienuneentre-prisesoigneusementpenséeetpré-parée, visant à ouvrir à l’Europe lecommerce de l’Asie en rendant leTigreet l’Euphratenavigables etenédifiant Alexandrie. « Par laconquête qu’il fit de l’Empire perse,il changea, pour ainsi dire, la facedumonde, et fit une grande révolu-tion dans les affaires du commer-ce.»

L’enjeun’estplusdepeserlesver-tuset lesvicesd’Alexandre,decom-parer ses exploits et ses crimes,mais d’évaluer son rôle historiqueauserviceduprogrèsducommercemondial. Celui-ci n’est pas un sim-plephénomènemarchand:il impli-que la multiplication de tous leséchanges, la mise en contact descontinents et des cultures. PourMontesquieu, les conquêtesd’Alexandre, condamnables entant qu’actes de conquête, ont eupour conséquence paradoxale depermettre la paix et la prospérité.

Voltaire va plus loin encore, eninsistantsur lapénétrationdurablede la culture grecque en Asie, grâceaux colonies qu’Alexandre a fon-déesetmalgré ladislocation immé-diate de son empire. Le « siècled’Alexandre » est un des quatresommets de l’histoire du monde.

La leçon est surtout repriseet amplifiée par les histo-riensanglais etécossais. Lesyeux fixés sur les progrèsde l’East India Company,dont lamainmise sur l’Indes’affermit inexorablement,ils voient dans le précédentmacédonien un modèleimpérial associant conquê-

te militaire, intérêts commerciauxet diffusion de la civilisation euro-péenne. La politique d’Alexandredevient, sous leurplume,«unpara-digme de la conquête réussie».

AlafinduXVIIIesiècle,cettelectu-redes conquêtesd’Alexandre, décri-tes comme une victoire de l’Europesur les empires asiatiques, est enco-rerenforcéeparledéclindel’Empireturc, assimilé à l’Empire perse deDarius vaincu par Alexandre. Il nesera guère difficile pour Napoléon,débarquantenEgypteàlatêtedesestroupes et entouré de savants, de seprésentercommeunnouvelAlexan-dre. Quant aux Grecs luttant pourleurindépendance, ilsn’hésitentévi-demmentpasàseréclamerduroideMacédoine.

Malgrésonsuccès,cette interpré-

tation de l’histoire d’Alexandre nedevint jamais hégémonique. Lesquerelles font rage, où s’exprimentparfois des critiques éloquentes del’impérialisme européen, condam-nant dans un même geste Alexan-

dre et ses émules contem-porains,maisaussilesposi-tions plus nuancées deceux qui opposent auxexcès de la colonisationmoderne la politiqued’Alexandre, jugée plushumaine et plus respec-tueuse des populationsconquises.

Il reste que la figured’Alexandre s’est profondémenttransformée. Depuis l’Antiquité,elle était l’imageuniverselle de l’hé-roïsme et de la démesure, d’un des-tin humain extraordinaire. Elle

avait essaimé dans de nombreusescultures, en Perse sous le nom d’Is-kandar et jusque dans l’océanIndien. Au cours du XVIIIe siècle,Alexandredevientune«figuretuté-laire de la mémoire et de l’identitéeuropéenne», le premier conqué-rant européen de l’Orient immobi-le. Quelques décennies plus tard, legrandhistorienBarthold-GeorgNie-buhr pourra écrire : « Il fut le pre-mierquimenalesEuropéensàlavic-toire enOrient. Le rôle de l’Asie avaitatteint son terme et elle était desti-née à être réduite en servitude sousl’autoritéde l’Europe.»Cet européo-centrisme triomphant, fondé surun orientalisme sans nuance, avaitété préparé, à travers l’histoired’Alexandre, parunsiècle dedébatssurlanaturedel’impérialismeeuro-péen.p

Sans oublier

«Si jevoulais connaîtreAlexandre, jeme le représenteraisà l’âgedevingtans. (…) Jem’étonneraisqu’un jeunehéros,dans la rapidi-téde sesvictoires,ait bâti cettemultitudedevilles, enEgypte, enSyrie, chez les Scytheset jusquesdans les Indes; qu’il ait facilité lecommercede toutes lesnations, et changétoutes ses routesen fon-dant leportd’Alexandrie. J’oserais lui rendregrâcesaunomdugenrehumain. (…)Onn’apointassez remarquéque le tempsd’Alexandrefitune révolutiondans l’esprithumainaussigrandeque les empiresde la terre.Unenouvelle lumière, quoiquemêléed’ombresépaissesvientéclairer l’Europe, l’Asie etunepartiedel’Afriqueseptentrionale.Cette lumièrevenaitde la seuleAthènes.»

LaBible enfin expliquée, deVoltaire, 1776,

citédansAlexandredes Lumières, pages 505-506

Critiques

«Par la conquêtequ’il fit de l’Empireperse, il changea (...)la face dumonde»

Montesquieu

Alexandredes Lumières.Fragmentsd’histoireeuropéenne,dePierreBriant,Gallimard,«NRF essais»,748p., 29 ¤.

Extrait

Rendez-vousde l’histoire

PierreBriantmontrequelesLumièresontfaitduconquérantunsymboledeprospérité.Voireunmodèled’expansioncolonialeréussie

Aumiroird’Alexandre

AntoineLiltihistorien

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Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Flâneur au villageIl aurait pune s’agir que de simplesbaladesd’un égaré de la Belle Epoque,parti en visite de santédans le Bour-bonnais, et rassemblant ici les récitsde ses rencontres avec EmileGuillau-min, unhommede son âge, restépay-sanmalgré lamodeste gloire que sonlivre, LaVie d’un simple (1904), luiconfère à Paris.Mais c’est aussi undocumentaire saisissant sur la nais-sancedu syndicalisme rural –à cetitre, devenuunclassique chez les his-toriensdumondepaysan. Et davanta-ge encore: un témoignage sur une tra-jectoirepolitique intriguante, celled’unbourgeois cultivé, undreyfu-sardqui finit par découvrir dans lavie villageoiseune vérité que lamodernitémenace et que le régimedePétain a, selon lui, raisonde vou-loir préserver. Incontestablement, cetexteméritait unenouvelle édition,intelligemmentenrichie parMarie-PauleCaire-Jabinet, Pierre Joxe etFrançois Colcombet.p Julie ClariniaVisites auxpaysans duCentre,deDaniel Halévy,Bleu autour, 416p., 28¤.

RurauxmigrantsEnChine, chaque année, 40millionsdepaysans s’installent auxportesdes villes pour tenter de s’y faireuneplace.Des favelas de SãoPaulo auxslumsdeBombayoudeNairobi, c’està unemigration spectaculaire,«ladernière»dans l’histoirehumaine,quenous assistons, promet le journa-listeDougSaunders, s’appuyant, avecla foi du charbonnier, surdes étudesde l’ONU. «A la fin du siècle, lemondeentier (…) seraurbanisé aumoins auxtrois quarts» et, une fois à ce point,«l’humanitéaura atteint un équilibrenouveauet pérenne», soulignel’auteurde cet essai roboratif, à l’op-timismepéremptoire. Le salut passe,explique-t-il, par les classesmoyen-nes, horizon indéfectible auquel aspi-rent les rurauxmigrants. Ces der-niers sontune chancepour les fau-bourgsd’accueil – à conditiondenepas les y enfermer. La visite à Sloter-vaart, enclave àmigrantsdes fau-bourgsd’Amsterdam,où grandit l’as-sassindu cinéaste Theo vanGogh(tué en 2004), est édifiante.Malgrédes raccourcis – sur le «prin-tempsarabe», qui a «imposé ladémo-cratiemultipartite en Egypte», ou lesémeutiersde 2005en France, «quiétaientdans leur grandemajorité lesenfants et les petits-enfantsde villa-geois» –, ce livre a lemérite, rare, detraiterun sujet réputé anxiogène

avecdistance et prag-matisme.p

Catherine SimonaComment lesmigrants changentlemonde.Duvillage à la ville,deDoug Saunders,traduit de l’anglais(Canada) parDanielPoliquin, Seuil, 448p., 23¤.

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nouveautéhors-série des Grands Dossiers des sciences humaines

HORS-SÉRIE

n°1

Extrait

Lorsque l’on parle deconquête au MoyenAge, c’est une galerie deportraits qui émergenaturellement de notreconscience collective :

Clovis, Charlemagne, Guillaumele Bâtard, Tamerlan, Godefroy deBouillon, Le Cid, Eric le Rouge…Maisquipenseaulaboureur,cegri-gnoteurdesillons,armédesachar-rue,de sabêcheoudesahoue?Ayregarder de plus près, c’est lui,sansaucundoute,legrandconqué-rant des espaces de l’Occidentmédiéval. Mathieu Arnoux, pro-fesseur d’histoire duMoyenAge à

l’université ParisVII-Diderot etdirecteur de recherche à l’Ecoledes hautes études en sciencessociales (EHESS), consacreà ceper-sonnageunlivrepassionnant,pro-posant une lecture renouvelée dela place de la paysannerie dans lescampagnes médiévales du XIeauXIVesiècle.

Au centre de ce livre se trouveune question fondamentale, àlaquelle les historiens les plusrenomméscherchentdepuis long-temps une réponse : quel est lemoteur de la croissance économi-que de longue durée que connaîtl’Occident médiéval dès le Xesiè-cle ? Ce que propose MathieuArnoux, ce n’est pas une nouvellesynthèse économique et sociale,mais bienune thèse: il n’aurait puseproduiredecroissanceéconomi-que, ni même de développementet demaintien du système féodal,si la paysannerie n’avait participécollectivement et volontairementàun systèmeorganisant sa propredominationet exploitation.

Reprenant à son compte lanotionde«révolutionindustrieu-se»utiliséepouranalyser la crois-sance japonaise de l’ère Meiji, ou

encore le décollage des Pays-Basavant la révolution industrielle,l’auteur défend ici l’idée que lacroissancede l’Occidentmédiévalfut assurée, sur le long terme, parunaccroissementetuneintensifi-cation du travail paysan, obtenusen échange de la reconnaissancesociale accordée aux activitéslaborieuses.

Pour analyser ce processus decompensation, Mathieu Arnouxrevisite ledébat sur les troisordresde la société chrétienne, focalisantsonattentionsurlaplacequ’yoccu-pentles laboratores, c’est-à-direungroupeauquel l’ordredivin accor-de,dansuneidéologiefonctionna-liste de la société, le travail (labor)et ses corollaires : la douleur, lasueuret lapauvreté.D’après lui, cequi conditionna la stabilité de la

société féodale et le dynamismeéconomique européen, c’est enpremier lieu la réception et l’ap-propriation par la société paysan-nede cemodèle idéologique.

Bien sûr, nombreuses sont lessources qui mettent en scène lespaysans dans des positions humi-liantes, montrant que la thèsed’un ordo laboratorum égal endignitéàceluidesclercsetdesche-valiers n’a évidemment rien eu deconsensuel.MaisMathieuArnouxdémontre, à la lueur de multiplesextraitsdesourceslittérairesméti-culeusement commentées, qu’àcette première dégradationrépond une promotion extraordi-nairement vivace, à compter duXIIIe siècle : le laboureur, paysanlibre, propriétaire de son outil detravail,travailleuracharné,nourri-cier de la société, devient alors unhéros,à l’instardePiercePlowman(Pierre le Laboureur) et d’Adam,jardinier du paradis, ancêtre detous les hommes, et premier deslaboureurs.

Cette valorisation,qui transfor-ma les habitants des campagnesen classe laborieuse, se fit enéchange de compensations tangi-bles,matérielles, et non pas seule-ment symboliques.Dans la secon-de partie du livre, l’auteurmontrecomment la « révolution indus-trieuse » s’opéra au prix de laconstructiond’unsystèmed’assu-rance et de redistribution qui nefut pas concédé mais édifié etimposé par l’ordo laboratorum. Ilpassa par ces «objets concrets»que sont le terroir, la dîme, lemar-ché et lemoulin.

Les communautés paysannesorganisèrent des systèmes derépartitiondes ressources des ter-ritoires agricoles, mais aussi decontrôlecollectif sur les récoltes, àl’instar de l’openfield system bri-tannique. La dîme, lourd prélève-ment sur les productions paysan-nes, concourut à la prospéritégénérale en assurant la destina-tiond’unepartiedurevenudutra-vail au secours des membres vul-nérables de la communauté ; lacontestation paysanne de la dîmene se fit d’ailleurs jamais contre

son principe général, mais contresesmodesdegestion.Lesmarchésoffrirent une protection deséchanges, un débouché des pro-ductions,unaccèsauxressources,apparaissant de ce fait comme depuissants instruments d’intégra-tion sociale et d’assistance auxpauvres. Enfin, Mathieu Arnouxmontre que les moulins, loind’être des instruments d’oppres-sion seigneuriale et de mise soustutelledes communautéspaysan-nes, furent, avant la crise de la findu Moyen Age, l’œuvre et l’outildes laboratores.

Mathieu Arnoux offre ainsi unlivre audacieuxpar la thèse stimu-lantequ’ilsoutient,maisaussidanssa conception, ses analyses repo-santsuruncorpuspresqueexclusi-vement littéraireet fictionnel.p

Sans oublierLeslaboureursontassurélacroissanceéconomiquedel’EuropeduXIeauXIIIe siècle.Uneffortconsentietrecompensé,expliqueMathieuArnoux.Novateur

Commentlepaysandevintunhéros

«Unnon-dit tenacedansunebonnepartiede la littéra-tured’histoireéconomiqueconsisteà faire l’impassesur la question, commesi le travail paysanétaitunedonnée “naturelle”à l’instarde celui desbêtesde trait :la croissancedunombred’individus suffità expliquerlahaussede laquantitéde labeur.Dansuneversionplusarticulée, disponible sousdes formes idéologique-mentopposées, l’augmentationde la quantitéde tra-vail est une réponsenaturelleàunensembled’incita-tions, dont la violence seigneurialeet lapression fiscalesont lesplus souvent évoquées. Il est rareque ceuxquifontune tellehypothèse s’interrogent sur l’élogedu tra-vail forcé et de la coercitionqui en est le fondementthéorique implicite. Lapropositionqui est faite ici estque l’augmentationde l’offrede travail résultad’unedécisionvolontaireet collectivedesacteursdontonpeut reconstituer le contexteet explorer lesmotiva-tions. L’hypothèsen’estpasnouvelle (…) : sous ladéno-minationde “révolution industrieuse”, ellea étépopu-larisée (…)pourcaractériser l’évolutiondu Japonavantl’èreMeiji, puis (…)pourdécrire la croissanceéconomi-quedesPays-Basavant la révolution industrielle.»

Le Tempsdes laboureurs, page13

Critiques

Conteur à la plumesubtile Patrice

Haffner livre,entre réalisme et

fantastiquele magnifique

roman d’unamour fou

doublé d’uneréflexion

stimulantesur le Temps.

Dominique GuiouLe Figaro Littéraire

Patrice Haffnerlivre un polar

judiciaire et unebelle méditation

sur le Temps.

Xavier ThomannLe Nouvel Observateur

L’auteurmontrelesmécanismesde la «révolutionindustrieuse»

Le Tempsdes laboureurs.Travail, ordre socialet croissance en Europe(XIe-XIVesiècle),deMathieuArnoux,AlbinMichel, «L’évolutionde l’humanité», 374p., 24¤.

Rendez-vousde l’histoire

Unberger et son troupeauauMoyenAge. Enluminureextraite du «Romande la rose», vers 1490.THE GRANGER COLLECTIONNYC/RUE DES ARCHIVES

Samuel Leturcqhistorien

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Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

« UN ÉCRIVAIN À PART »

Centré sur le personnage d’Alix, la narratrice,Métamorphoses, n’estpas tant le récit d’un jeune bourgeois français basculant dans ledjihad que le roman d’un amour, celui d’une sœur. Se rendantcompte de son incapacité à protéger son jeune frère comme ellel’a toujours fait, elle le suit, désespérément. Couche après couche,l’auteur–de la mêmemanière que le fait la narratrice–décape lesstrates déposées par le temps, l’usure du regard, pour tenter dedécouvrir une vérité comme s’il en existait une.

A. Nicolas, L’Humanité

V. Paladino, DNA

CesMétamorphoses saisissent levif d’une société qui a fait sautertoutes les valeurs.

J.-C. Raspiengeas, La Croix

François Vallejone cesse de surprendre

ses lecteurs.En librairie !

MÉTAMORPHOSES

FRANÇOIS VALLEJO

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ROMAN

Dansceromanaudacieuxetpercutant,Vallejodresse le constat alarmant d’une société enproie à une crise morale sans précédent,peuplée de citoyens en quête de sens.

C. Julliard, Le Nouvel Observateur

J.-Ch. Buisson, FigaroMagazineUn roman-choc.

Parce que la fiction,dumoins la bonne, nedépasse pas la réalité,mais qu’elle l’annonce.

A. de Montjoye, Témoignage chrétien

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10 0123Vendredi 19 octobre 2012

BaroqueburlesqueEugèneGreen est aussi savantqu’ar-tiste, penseurdu cinémaet de la litté-rature autant que cinéaste et roman-cier. Le baroque lui sert demesure. Ilen retient undédoublement spirituelde la réalité. Ses romans, ses filmssontdes histoires de fantômesdanslesquellesdespersonnageshantés tra-versentdes récits pleinsde résonan-ces et de coïncidences fantastiques.LesAtticistes, satire autourdes que-relles intellectuelles qui divisent lemondedes lettres françaises depuissoixanteans, est le romanburlesqued’unepossession. Commedansunrituel, féministes, structuralistes,sémiologues, soixante-huitardsetréactionnaires s’y affrontent enuncombatgrotesqueautourde caté-gories antiques, déjà usées par legrand siècle: l’atticisme (défensedes vertus éternelles du sens françaisde lamesure) et l’asianisme (défenseformalistede l’artifice).Depéripétiesen renversements rocambolesques,tous finissent, en ventriloques, parrépéter desmots et des gestes d’unautre temps et neplus s’adresserqu’auxmorts, tandis que des enfants,enmarge, parlent des langues quinesontpas les leurs,mais qui sontvivantes.pMarianneDautreyaLes Atticistes, d’Eugène Green,Gallimard, 212p., 17,90 ¤.

Une triangulaireDans sonpremier roman, LaVoieMarion (LeDilettante, 2010), Jean-PhilippeMégninnous entraînait enhautemontagne, sur les arêtes d’uncoupledont il observait la fonte dessentiments. Il est toujoursquestiondu coupledans La Patiente. Vincentne sait rien de la relationqu’entre-tientparallèlement son compagnon,David, avec l’énigmatiqueCamilleD.,qui débarquedans son cabinet degynécologueet connaît tout de sa vie.Jean-PhilippeMégninbat subtile-ment les cartes d’un jeudedupes etcoupe les désirs. Il garde ses atouts

pour la fin et les abat,à l’instarde sesperson-nagesqui tombent,les uns à la suite desautres, à la fin tragi-qued’unepartieamoureuse.p

Vincent RoyaLa Patiente,de Jean-PhilippeMégnin,LeDilettante, 158p., 15 ¤.

“Dans Les Frères Sisters, la balade sauvagede deux frères payés pour tuer devient

méditation métaphysique. Le roman qu'auraitpu écrire Kafka ou Beckett s'ils avaient vécu

dans l'Oregon il y a deux siècles.”Damien Aubel, Transfuge

“Une sorte de chef-d’œuvre. C’est du brutal…”Nicolas Ungemuth, Le Figaro Magazine

ACTES SUD

Patrick deWittLes frères Sisters

©Da

nStiles

Ariane Chemin

Son repaire ressemble à «une îledans une île». La dernière maisonde l’austère village de L’Ospedale, àflanc de rochers, au bout d’une

forêt de pins, dans l’extrême sud de laCorse. C’est là que Marc Biancarelli, entredeux cours de langue corse aux termina-les du lycée de Porto-Vecchio, écrit depuisdouzeans. Ilad’abordpubliéchezAlbiana,unemaisond’éditionajaccienne,encorse.Puis en édition bilingue. Et enfin, en cetterentrée, en français. Son romanMurtoriu(«le glas») vient de paraître en traductionfrançaisechezActesSud,danslacollection«domaine étranger». Une première dansle monde de l’édition hexagonale, habi-tuéeàparler de «langues régionales».

Faux ermite de l’âge d’Internet, MarcBiancarelli, comme beaucoup de Corses,voyage depuis son village, sans bouger,plongé dans les livres ou les films. «Il estd’abord un écrivain totalement améri-cain», s’amused’ailleursMarie-CatherineVacher, son éditrice chez Actes Sud, qui adécouvert la passion de son auteur insu-laire pour John Fante et Cormac McCar-thy. Marc Biancarelli est aussi un fauxours. En préambule deMurtoriu, il implo-re son lecteur de lui épargner «ses com-

mentaires de casse-couilles ou pire, delaquais», mais sous son châtaignier saitpartager son vin et son sourire. Il dérouleson parler grave, lent et rocailleux – bienpluschâtiéquesaprose–faceàuneSardai-gne invisible et d’autres mondes bru-meux. «Mon éditrice dit que la conscienced’une frontière, ça suffit à définir ce qu’onappelleun domaine étranger.»

Son grand ami (et l’un de ses trois tra-ducteurs) Jérôme Ferrari a fait de l’île undécor universel pour ses romans, commelerécentSermonsur lachutedeRome («LeMondedes livres»du23août).Demanièreplus trash et incarnée, Biancarelli décrituneCorsequelesécrivains identitairesdu«Reaquista»,cemouvementde«réappro-priation» culturelle des années 1970,avaient préféré ignorer: «Leur Corse étaitdevenue à son tour mythique, dépassée»,note l’éditeur Jean-Jacques Colonna d’Is-tria, qui a publié l’an passé un recueil dechroniques littéraires de l’auteur deMur-toriu (Cusmugrafia, Colonna). Chez Bian-carelli, les nationalistes sont de pauvrescloches, les filles des cagoles, les garçonsdes camés. Chez lui, la Corse sait êtremoche et matérialiste, surtout vue de ceposte d’observation ultra-touristiquequ’est Porto-Vecchio – « l’essence du rien»– où l’écrivain n’aime descendre que l’hi-ver, comme Marc-Antoine, le libraire deMurtoriu. Sonhéros–pardon,sondouble:il n’y apasde figuresglorieuseschezMarcBiancarelli, même celui qui se réfugie auvillage et refused’écrire en français.

C’est l’intérêt du personnage : MarcBiancarelli ne se vit pas en moine soldatd’unelangueà l’agonie.«Onatroppolitisél’enseignement du corse», soupire ce profde44ans.Sur l’île,oùla jalousieestunmalséculaireet la critiqueunsport journalier,tout le monde s’est d’abord moqué : «Lecorsen’existe qu’à l’oral»… «Il neparle pasle corse d’hier»… « Il a passé sa petite en-fance dans les Vosges»…. «Tout ça relèved’une vision fascisante de pureté et de

repli, soupire l’écrivain. Et si çame plaît, moi, d’écrire dans cettelangue pour laquelle j’ai une pas-sion,etsansavoir lepoidsdel’Aca-démie sur les épaules ? Préfixes,suffixes, gallicismes, le corse secomposeàl’infini.Monpèreinven-tait desmots à chaque seconde. Jefais pareil, et comme personnen’est meilleur que moi, personnen’aura le culot deme corriger.»

«UnepartdelaCorsecontinueàm’indigner,etuneautreàmefasci-ner – celle qui ne capitule pas et

conservecettepartd’altéritéculturellequ’onsaisit dans une question, un mot», ajou-te-t-il.Latraductionlaissedécouvrirunelan-gueultra-imagéequiadore lescontrastesetles antithèses, l’ironie ou la sagesse desaphorismes inventés au bar, la musique,aussi. «Murtoriu n’est pas un étendard decorsitude,c’est labande-sonâpredutextedeMarc», justifiesonéditrice.Cettesemi-Ajac-cienneatenuàcetitreauxaccentsmortuai-res,qui faisaitpeuràsonauteur.p

Sans oublier

Raphaëlle Leyris

C’est une ville fictivevers laquelle JoyceCarol Oates ramènerégulièrementses lec-teurs. Au fil desromans et nouvelles,

elles’est imposéecommeundécorpropiceà la tragédie, le genre litté-raire préféré de cet écrivain qu’onose à peine qualifier de prolifique.Sparta, écrit-elle dans Petit oiseaudu ciel, est «la ville condamnée surla Black River» : condamnée auchômage, à la pauvreté et à la vio-lence, elle-même condamne seshabitants, les vouant à l’échec, à larépétition des mêmes fautes, desmêmes drames que les généra-tions précédentes. Ils tournent enrond, reviennent en permanencebuter sur les ruines de leur passé,sans parvenir à s’échapper.Mêmelorsqu’ilspensent avoir rompu lesponts avec cette citémaudite.

Quand Petit oiseau du ciels’ouvre, l’undesespersonnagesau

moinsest«condamné»:dèslapre-mière page, le lecteur est prévenupar Krista, la narratrice, que lecorps de son père, Eddy Diehl, vafinir « criblé de dix-huit balles».Mais avant cettemort, vers laquel-le tend le récit de Krista, une autredoit être racontée, qui constitue lecentre de Petit oiseau : le meurtrede Zoe Kruller, ancienne serveuse,chanteuse dans un groupe, deve-nue héroïnomane et prostituée.AmantdeZoedelonguedate,EddyDiehl est soupçonné; Delray Krul-ler, le mari de la victime, qu’elleavait quitté, aussi. Faute de preu-ves, aucun des deux suspects nesera poursuivi ; le doute va rongerleur vie, et celle de leurs enfants,qu’un lien fait de fascination, derépulsion, de désir, aussi, va étran-gement lier au fil des ans.

Dans la premièrepartie de Petitoiseau, Krista Diehl revient sur lestroisannéesquiontséparé lamortde Zoe de celle d’Eddy, la manièredont celui-ci a sombré dans lafolie, au point de finir par prendresafilleenotage.Dans ladeuxième,c’est le point de vue d’Aaron Krul-ler, fils de la victime et de l’autreassassin présumé, qui est donné.Un garçon «condamné» par ses

originesàdemi indiennesetpar sadouble situation de fils et detémoin,puisqu’ilaété lepremieràtrouver le corpsdeZoe; «condam-né», enfin, par l’impossibilitédans laquelle il a mis la police dejamais retrouver les traces dumeurtrier: sous le choc, il a rendula scène de crime inexploitable. Latroisièmepartie du roman rend laparole à Krista. Près de vingt ansaprès le meurtre de Zoe, Aaron,qu’ellen’apasrevudepuisl’adoles-cence, vient la chercher pour laramener à Sparta, afin d’écouterles révélations qu’une femmemourante tient à leur livrer à pro-posdumeurtrier.

Violence et fatalitéCedécoupagepeutparaîtreclas-

sique, mais la structure de Petitoiseaureposemoinssurlachrono-logie que sur les obsessions despersonnages. Sur leur besoin derevenir encore et encore auxmêmes faits, et sur les mêmeslieux. Le temps ne se déroule pasde façon linéaire à Sparta, ville del’échecetdelarépétition. Il sembletourner sur lui-même, se suspen-dre par instants, avant d’accélérerbrutalement ou de ralentir. C’estd’abord par la manière dont elletravaille la temporalité de sonlivre que Joyce Carol Oates rappel-le quelle très grande romancièreelle est. Ce qui n’enlève rien ni à lapuissance élégiaque de sa langue,

ni à la force des images qu’elleemploie (malgré un recours quel-quepeusystématiqueaumotifduserpent, qui peut servir pour unbaiser, une action au basket…). Sicet écrivain de la violence et de lafatalité évoque une fois de plus,dans Petit oiseau, la brutalité desrapports familiaux, sociaux,amoureux, elle parvient encore,après une cinquantaine deromans, à impressionner par sacapacité d’empathie pour desêtres qui tentent d’échapper aupiège de leur existence, ou pourdes hommes «prédateurs» qui semenacentd’abord eux-mêmes.

Rappelant par instants Nousétions les Mulvaney (Stock, 1998),Petit oiseau du ciel appartient aumeilleur de l’œuvre pléthoriqueet inégale, forcément, de JoyceCarol Oates. Le recueil Etouffe-ments, qui paraît simultanément,donne, lui, l’impression d’entrerdans l’atelier de la «word proces-sor», lamachineàécrireOates.Cesdix nouvelles, dans lesquelles lepassé enserre les personnages jus-qu’à les briser, possèdent une effi-cacitépresquemécanique.Oncroi-rait assister aux gammes d’uneprodige, effectuées d’une mainalerte mais un peu négligente.C’est le sort des grands écrivains:on n’attend pas d’eux la mêmechose que de leurs confrères. Ilssont «condamnés » à donner tou-jours lemeilleur.p

LaCorsetrashdeMarcBiancarelliVoici, traduitenfrançais, l’écrivainquisecouela languecorseet lesclichés insulaires

Littérature Critiques

Murtoriu,deMarcBiancarelli,traduit du corsepar JérômeFerrari,Marc-OlivierFerrari etJean-FrançoisRosecchi,Actes Sud,270p., 22¤.

Aucentrede«Petitoiseauduciel»,de JoyceCarolOates,unmeurtrehante laviededeuxsuspectsetde leursenfants

Filiationparlesoupçon

PetitOiseauduciel (Little Bird ofHeaven),de JoyceCarolOates,traduit de l’anglais(Etats-Unis) parClaudeSeban,PhilippeRey,534p., 24¤.Etouffements(GivemeYourHeart),de JoyceCarolOates,traduit de l’anglais(Etats-Unis) parClaudeSeban,PhilippeRey,336p., 20¤.Signalons, dumêmeauteur, parlemêmetraducteur, laparutionenpochede J’ai réussi àrester envie,Points, 534p.,8,30¤, et de Follesnuits,Points,250p., 6,70¤.

FREDERIC STUCIN/PASCO

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JeunessenesepasseRIADSATTOUFaune fâcheusehabitude, quand il prend lemétroouquand il fait la queueà la caisse d’un supermarché:il ouvre l’œil et tend l’oreille. Revenuà son atelier de l’Estparisien, il couche tout ça sur le papier. Le résultat est unpetitprécis de sociologieurbainedécliné en saynètes criantes devérité. Loulousde quartier au sabir SMS,mère et filles’engueulant enpublic, bobos impudiques en terrasse,mor-veux insupportables et surprotégés…La liste serait longue àfairede tous ceuxque le bédéistepasse à lamoulinettede sontalentd’observateur. L’exercice semble facile aupremier abord.L’auteur, après tout, ne fait que reproduireunquotidienbanal,parfois insolite, queParis et ses habitants lui servent sur unplateau. Il le fait cependantavec ce qu’il faut de cruauté et detendressemêlées, enprenant surtout bien soinde garder sesdistances. Comme les précédents, ce troisième tomede LaViesecrètedes jeunes se lit commeun redoutable et désopilantdocumentaire sur la France d’aujourd’hui.p Frédéric PotetaLaVie secrète des jeunes III,de Riad Sattouf,L’Association, 140p., 19¤ (en librairies le 23octobre).

MonPoche

“Le portrait, qui se dégage de la lecturede ce journal, est sans aucun doute celui

d’un écrivain incontournable.”Gabrielle Napoli, La Quinzaine littéraire

“Tout le journal de Kertész est de cette trempe :l’autoportrait d’un éternel réfractaire.”

André Clavel, Lire

ACTES SUD

©TomaszT

rafial

Imre KertészSAUVEGARDE

MoinsconnusqueSadeouLaclos,voiciClaudeLePetit,Godardd’Aucourtoul’énigmatiqueM.l’A.D.L.G.,maîtresenlégèreté,philosopheset libertins

Deuxoutroissiècles,ettoujoursvertsUndiableauparadis(ADevil in Paradise), d’HenryMiller,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par AlexGrall,10/18 (une édition récente de ce roman estdisponible chez Sillage, 192p., 13,50¤).

«PROTÉGERSONTERRITOIREou se lais-ser gangréner: deux tendancespresqueanimales ennous.Mais un instinct desurviepurnous bouscule endernièrelimite. L’êtrehumain accepte, accepte,accepte encore, parfois pour soulager saculpabilitépersonnelle, et ce faisantlaisse le diable s’installer chez lui.Maisaumomentprécis où sonexistence estendanger, il renverse tout avecune vio-lencedémesurée.

HenryMiller racontemerveilleuse-ment cette expérienceuniverselledansUndiable auparadis. Alors qu’ilaccueille un astrologuedémunidans sademeureaméricaine, son invité se faitmaîtredes lieux. Il exige des travaux,Miller s’exécute.Unemousse à raser irri-tantedevient prétexte àune crise denerfs. Et le pauvreMiller d’apporterunnouveaunécessairede toilette.

Commentnepas penser à cet ancienami, toujours insatisfait endépit detousmes efforts? J’aimeMiller pour ceportrait d’un être qui nepardonnepas àsonbienfaiteur.Mais ce thriller psycho-logiquedu quotidien fait aussimonterprogressivementmonangoissepar saprécisionet sa justesse. Le paradis sedégradeparce que le diable s’y est instal-lé, et le diable, c’est peut-être nous.Noussommesdiaboliquesdansnotre culpabi-lité à êtreheureux.Miller, lui, essayaitd’en rire.»aFrançois-Xavier Demaison sera à l’affichedeCommedes frères, d’HugoGélin, en sallesle 21novembre.

Macha Séry

Aux Pays-Bas, la litté-rature françaisereconnaissante».Voilà le genre de pla-que que, tôt ou tard,il faudra apposer en

grande pompe à LaHaye ou Ams-terdam. Sans les éditeurs bataves,aurait-onpufeuilleterLes Liaisonsdangereuses, de Choderlos deLaclos, La Femme vertueuse, écritparl’undesesépigones,etLaChro-nique scandaleuse ou Paris ridicu-le, de Claude Le Petit, deux récitsméconnus du XVIIIe siècle quiparaissent cet automne? Sans latolérancedesHollandais,sans leurliberté d’imprimer ce qui ailleursaurait été censuré, l’histoire litté-raire aurait perdu en saveur. Ellemanquerait de gaillardise et d’in-solence. Elle compterait moins deplumes égrillardes et nous prive-rait d’un plaisir de lecture long-temps réservé aux bibliophilesérudits. Tant de livres diffuséssouslemanteaujusqu’auxannées1930, remisés dans l’enfer de laBibliothèque nationale, tantd’ouvrages ignorés, oubliés… jus-qu’à leur exhumation.

Intacte jeunesseC’est d’un œil toujours neuf

qu’ondécouvredesouvragesliber-tins,vieuxdedeuxoutroissiècles,mais dont la jeunesse est demeu-rée intacte grâce à leur ton allègreet à la verdeur de leurs opinions.Cela sans exotisme, car nous som-mes en terrain connu, en ce sensquela littératurelibertinepossèdeaussi ses conventions, ses figuresde style, parmi lesquelles la des-cription des ébats sexuels en ter-mes guerriers, victoire ou déban-dade. Elle réserve aussi quelquessurprises. Ainsi, dans L’Heure duberger, un roman écrit par ClaudeLe Petit et publié 350ans après samort, dans la toute première édi-tion de sesœuvres complètes éta-blie par les soins de Thomas Pogu.Ce récit d’une histoire survenue à

sonauteurapprendraaux lecteursque, pour entreprendre une fem-me dans la rue, la banale tactiquede lui demander l’heure avait déjàcours au XVIIe siècle. Phélonte,nom donné à son double, était encheminpour visiter Philamie lors-qu’unedemoiselleportantunmas-quedeveloursledéroutapuisqu’el-le lui répondit : «Monsieur (…),quand l’horloge des dames sonnecette heure, c’est pour celui qui a lebonheur de l’entendre.» Et voilà legalant embarqué en carrosse…Bienveillant envers les dames quimanifestent sans fard leurs désirs,ClaudeLePetitétaitsansindulgen-ce à l’égard des Tartuffe. Mal luipritdebrocarder leclergé, les cour-tisans et les mœurs de la Cour. Le1erseptembre 1662, ce jeune poète,qui versifiait comme on respire ets’amusait de même, fut brûlé enplace publique. Il avait 23ans. Ilétait libertin, impie et athée, encela l’héritier du groupe de poètesformé en 1615 par Boisrobert, Tris-tan L’Hermite, Saint-Amant etThéophile de Viau. Le Bordel desmusesouLesNeufPucellesputains,dont le manuscrit a péri dans lesflammes avec son auteur, a engrande partie disparu. Ne restequ’une copie incomplète, quel-ques sonnets, deux longs poèmes(Paris ridicule et Madrid ridicule)qui laissent entrevoir sa faconde.D’emblée, il décline le verbe «fou-tre» à chaque vers. « Je puis biencommencer mon livre/Par où lemonde a commencé », expli-que-t-il.

Qui est le plus sage? Le débau-ché constant ou l’amoureux tran-si, jeté dans des affres de souffran-ceetportéauxpiresexcès?Natureou culture, le libertinage? La ques-tion est posée et ne cesse d’êtredébattuedans lesécrits licencieux.«Est-ce un si grand mal de n’avoirpasunempireabsolusur lanature!Onditqu’ilyade lagloireàprendresur elle ; je trouve qu’il y a plus deplaisir à lui laisser prendre surnous », lit-on dans Thémidore(1745). Godard d’Aucourt, sonauteur, était un fermier généralqui, assurément, nemanquait pasd’esprit.Deuxtraitssuffisentàcari-caturerunnotable:«Ils’applaudis-sait par distraction, et se trouvait

charmantpar habitude.»Onbadi-ne dans cette littérature de trans-ports. On y soupe bien. On y chan-te. On y échange des proposenjoués.Onymanieledoublesensavec subtilité. On s’y adonne auvoyeurismeautantqu’àlaphiloso-phie.Onne force riennipersonne,tous les adultes sont consentants.L’élégance rimeavec l’extravagan-ce, la fausse ingénuité avec l’ingé-niosité. La malice augmente lesdélices. En 1882, dans Le Gaulois,Maupassant qualifiait Thémidorede«merveille de grâce décolletée»,

d’«impur chef-d’œuvre» qui feraitrougir, disait-il, «nos prêcheursdoctrinaires, ces empêcheurs dedanser en rond, farcis d’idées gra-ves et de préceptes pudibonds».Rozette, jeune femme sensuelle etpasbégueule,estenferméeaucou-vent de Sainte-Pélagie sur l’ordred’un père soucieux que son fils,jeune conseiller au Parlement, nesoit pas perverti. Or ce fils n’estpoint naïf. Il est même plutôtmatois. «Bref, j’attaquai une placequi s’était offerte à moi ; combat-tant avec courage, et vainqueuravecgloire, j’étendismesconquêtesdans un climat dont on m’avaitfacilité les entrées.» Il ne tarde pasnonplusàpénétreraucouventetàfaire libérer la belle Rozette.

Double identité, travestisse-ment, ces stratagèmes employésdans Thémidore sont multipliésdans La Femme vertueuse ou leDébauché converti par l’amour(1 787) au point qu’on croit lire,avant l’heure, un roman-feuille-ton truffé de rebondissementsafin de hameçonner le lecteur.L’instigateurdeceromanépistolai-re se cache sous les initialesM.l’A.D.L.G.ClaudineBrécourt-Vil-lars,quiaretrouvétracedel’ouvra-ge dans le catalogue d’un libraireancien, suggère qu’il pourraits’agir du marquis de Luchet(1739-1792),unofficierdecavale-rie proche de Choderlos deLaclos. De fait, La Femme ver-tueuse, ce sont Les Liaisons dan-

gereuses sans tragédie.Même iro-nie, même goût du complot,même amour fou. Vous repren-drezbienunpeude légèreté? p

p o l a r

MéandresdelacorruptionL’Ecossais IanRankincréeunnouveauhéros, flic à lapolicedespolices.Pouralleraucœur(pourri)deschoses

Malcom Fox fait partiedeces flics que les flicsdétestent. La quaran-taine solitaire, entre

undivorce consomméetunvieuxpèreenmaisonderetraite,Foxtra-que les ripoux avec la convictionque la police d’Edimbourg doitêtre irréprochable.

Alors qu’il vient juste de fairetomberuninspecteurvéreux,Mal-com Fox et le bureau des plaintes(la police des polices écossaise) sevoient confier le dossier d’un cer-tain Jamie Breck, un jeune pouletsoupçonnéd’échanger des photospédophiles sur Internet. L’affaires’annonce assez simple, jusqu’aujour où le mec de la sœur de Fox,une petite frappe bas de plafond,est découvertmort, non loin d’unchantier abandonné. Suspecté parsahiérarchie,Foxseretrouveàsontour dans la peau du flic traqué,contraint de travailler avec Breckpour sauver sa réputation.

Pour ce nouveau polar, leromancier écossais Ian Rankindélaissesonfidèle inspecteurJohn

Rebus, dont les dix-sept aventuresont connu un succès retentissantoutre-Manche. Moins cyniquemais tout aussi taciturne,MalcomFoxs’inscritdans la lignéedes flicsdésabusés, incapables de fonderun foyer, portés sur la boisson etabonnés auxdîners solitaires.

Comme toujours chez Ian Ran-kin, Edimbourg sert de cadredésenchanté à cette enquête, par-fois filandreuse,qui serpentedansles méandres poisseux de la cor-ruption,delaspéculationimmobi-lière et de l’incurie politique. Unecité frappée par la crise économi-que, mais qui tente vaille quevaille de masquer sa décrépitude.A l’imagedeMalcomFox, flic ordi-naire et lisse, dont la solitude et lamélancolie sourdent à fleur depeau.pGuillaumeFraissard

b a n d e d e s s i n é e

par François-XavierDemaison,comédien

de chevet

é r o t i s m e

Casanova (1725-1798)et l’une de ses conquêtesillustrés par Auguste Leroux.MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES

Œuvreslibertines,deClaudeLePetit,Ed. Cartouche,350p., 19¤.

Thémidore, ouMonhistoireet celle demamaîtresse,deGodartd’Aucourt,TableRonde, «La PetiteVermillon»,162p., 7,10¤.

La FemmevertueuseouLeDébauchéconverti parl’amour,deM.l’A.D.L.G., TableRonde, «La PetiteVermillon»,340p., 8,70¤.

Plaintes (The Complaints),de IanRankin,traduit de l’anglais (Ecosse)parPhilippe Loubat-Delranc,LeMasque, 476p., 22 ¤.Signalons, dumêmeauteur, laparutionenpoche d’ExitMusic,traduit de l’anglaisparDanielLemoine, Le Livre de poche,«Policier», 600p., 8,10 ¤.

Mélangedesgenres 110123Vendredi 19 octobre 2012

Page 12: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

L’éternitédel’illusion

A titre particulier

CLÉMENTROSSETchasse les illu-sionsdepuisune bonne trentained’années.Méthodiquement, il s’in-génie à dissoudre les semblants etles rêves, toutes les histoires queleshumains se racontent. Satâche: nous ramener au réel, à cequ’il a d’évident et de difficile,pour cause deplatitudeet de sin-gularité. En outre, cephilosophechassenos fantasmagories com-med’autres les papillons: il collec-tionnenos banalesmanièresdedélirer et les épingle dansdepetits livres carrés. Après les avoirpassées à la teintured’ironie, ilrangedans le tiroir des embarrasinutilesnos emphases commu-nes et nos boursouflures triviales.

Pour la plus grande joie de sonfan-club, ClémentRosset écrit tou-jours lemême livre. Avec desvariantes, des inflexions, cela vade soi.Mais ses livrespoursuiventun seul etmêmedessein: opérerunedéflationde l’imaginaire etde ses pièges.Digne représentant

d’uneespèce envoie de raréfac-tion,Homophilosophicusmonoi-deus,Rossetpoursuit son réquisi-toire contrenospropensionsàparler pourne riendire, à croirequenouspensonsquelque chosequandnousnepensons rien, àvoir des choses qui n’existentpas…Bref, à doubler le réel, quin’endemandepas tant, d’unemultituded’hallucinations,ordi-naires et trompeuses.

Parfaite surpriseAvec L’Invisible,donc, pas de

surprise: armédeWittgenstein,deProust et deGoya, notrehom-meégrène ses standards, scrutenoserreurs sur lamusiqueet lescroque-mitaines, avec ce charmenonchalantqui lui est propre.Maisvoilà que tout changeavecRécit d’unnoyé, réunissantvingtcauchemarsd’uneépoustouflanteprésence. Il y adeuxans, en sep-tembre2010, l’auteur a failli périrdansune criquedeMajorque.Au

coursdedix-sept jours à l’hôpital,il a copieusementdéliré.Quelquesvestigesde ce voyageextravagantforment ce livre inattendu.

Prisonnierd’unétrangepéni-tencieroù lesdétenus sont indéfi-nimentprivésd’eau, clientd’unnonmoinsbizarre salonde coif-fureoù les hôtesses sont animéesdespires intentions, tantôt encavale, tantôt au cachot, séquestrépar lesuns, persécutépard’autres,victimed’attentats, d’escrocsoudemalentendus, enbutteà desmanucures japonaiseset des terro-ristesnéomexicains, le narrateurestballottéde séquenceenséquen-ce sans connaître jamais, et pourcause, le finmotde l’histoire.Qu’ilrencontreCicéron, qu’il s’occupedespartitionsdeChopin, très vite,celan’étonnemêmeplus.

Onaura compris que le plaisirdu lecteur est total, la surprisepar-faite, l’écriture inventive, lesmalaisesgarantis. Rosset s’an-goisse et s’amuse tout ensemble,

et nous aussi. Avec, enprime,cette brève leçondephilosophie,implicitemais paradoxale: lesdélires, en finde compte, sontplus attirants que la platitudeduréel. Le double est plus riche, lafantasmagorieplus belle. Cen’estcertespasune découverte.Maisl’amusant, en l’occurrence, est devoir cette antique féconditédeslabyrinthesde l’imaginaire confir-méedemanière éclatantepar lepenseur contemporainqui a lemieuxexpliquépourquoi s’enméfier, et comment s’en défier.L’hommequi chasse les illusionsest tombédedans, et s’en est biensorti. Cicéron etChopin se réjouis-sent. Ils ne sontpas les seuls.p

FrançoisMorel,comédien

Sujetsd’agacementbienfrançais

Figures libres

JENE LEURAI PASDIT, auxgens du«Mondedes livres», quenormalement, si j’avais unpeude conscience, unpeudedéon-tologie, unpeud’honneur, je nepourrais en aucun cas écriresur le livre de Jean-Louis Fournier vu que c’est unproche, unpote, un ami, un copain, une vieille connaissance. J’exagèreunpeu. Certes.Mais quandmême, je le connais à peuprès depuistoujours, depuis que j’ai vu sonnomaugénériquede «LaMi-nutenécessaire demonsieurCyclopède». J’ai également étéson élève, puisqu’ilm’a appris personnellement la grammaireimpertinente. Je connais aussi assez bien sa famille, ses deuxgrands fils, son épouse, sonpère… Je connaismêmesa vache.Noiraude, qu’elle se prénomme. Je ne leur ai pas dit auxgensduMonde car je suis par ailleurs unevraie planchepourrie. Aucontraire, quand ilsm’ont appelé, j’ai fait, genre celui qui neconnaîtpas, qui n’en a jamais entenduparler…

«Jean-Louis qui? Courrier?– Non, Fournier.– Routier?– FFFFournier!– Ah d’accord, j’ai répondu, je veuxbien chroniquer sur le livre

de Jean-Luc Tournier.»Mêmeau téléphone, j’ai senti le lever des yeuxvers le ciel de

mon interlocuteur, consterné, agacé.Dans sonnouvel opus,Jean-Louis Fournier collationne ses sujets d’agacement. Je les aireconnus. Pour la plupart, ce sont lesmiens. Contre l’usageintempestifdumot «improbable», contre les comiquespasdrôles, contre les suicidésqui choisissent les TGVplutôt que lestrainsdemarchandises, il s’agace. Contre lesmachines bruyan-tes qui soufflent sur les feuillesmortes quihélas ne se ramas-sent plus sur unemusiquedeKosmamais sur le rugissementd’unmoteur à explosions, il s’agace. Contre les frontsdemervoléspar les promoteurs, contre les scooters desmers, contreles trousdemite, les chiures depigeon, les piqûresdemousti-que, il s’agace. Il s’agace encore contre les annonces radiophoni-quesdes différentsministères, contre l’image à la télévisiond’unbonheur forcément commercial, contre les guillemets, lesgobelets, l’air conditionné. Il s’agace! Il s’agace! Il s’agace! Et il abien raisonpuisqu’en s’agaçant, il nous venge, il nous émeut, ilnous fait rire.

TexteshorripilésÇam’agace!,de Jean-Louis Fournier, se présente commeune

suitede textes courts. Vousmedirez, car vous avez de l’à-pro-pos: «Des textes courts, on en trouve régulièrementdans lalittérature contemporaine.» «C’est vrai», vous rétorquerai-je,ébahi par la pertinencede votre remarque.Quand les textessontnostalgiques, émus, frémissants, c’est PhilippeDelermquiles écrit. Quand ils sonthorripilés, contrariés, rigolos, c’est Jean-Louis Fournier qui les compose. Jean-Louis Fournier auraitdoncpuécrire sur la première gorgéede bière à conditionquelamoussene soit pas suffisammentabondante, à conditionqu’il en renverseunpeu sur son joli pull en cashmere, à condi-tionque la gorgée lui laisse sur lamoustacheune empreinteécumanteet vaguement repoussante.

Jean-Louis… (Oui,maintenant, Fournier, je l’appelle Jean-Louis.Quand, du côté dumétroGlacière, je croiseVialatte, jedis : «BonjourAlexandre». Quand, rueduRocher, je prendsunbockavec Renard, je dis : «Mon Julot». Accusez-moide conni-vence si vous voulez, çam’est bien égal : «LeMondedes livres»,une fois de plus, n’a rien soupçonné, puisquevousme lisezdans le journal de référence) Jean-Louis donc,mon Jean-Louis,après avoir portraituréplusieursmembresde sa famille, propo-seunepeinture assez intime, assez juste de la Franced’aujour-d’hui qui, comme l’a presqueditHenri Rochefort, «compte65millionsde sujets, sans compter les sujets d’agacement».p

d’Eric Chevillard

Manipulationsensérie

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

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LES MATINS

Le feuilleton

L’échec (The Failure),de JamesGreer,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parGuylaineVivarat avec l’auteur,Joëlle Losfeld, 216p., 19,90¤.

Roger-Pol Droit

Toute lecture prenante a poureffet pervers d’accélérer lecoursdutempsetdebrûlerins-tantanément, dirait-on, quel-ques heures de notre vie tropbrève. Le roman entérine cette

chronologiemeurtrière, il conspireànotrefin, son encre est un savon noir qui préci-pite,nonseulementledénouementdel’in-trigue, mais aussi le terme de toutes cho-ses.Ehoui!S’ilnenousjaunitpaslesdoigtsninenousfaittousser, leromans’imprimecependant sur les feuilles d’un tabacparti-culièrementtoxique.Lireabrègenosjours,il faut le savoir, et celuiquis’yadonnesansmodération ne vivra pas beaucoup plusvieux que cet autre qui se jette d’un pontavecdes caillouxplein lespoches.

Est-ce à dire, s’il veut vivre pourtantsans renoncer à sa passion, que le lecteurdevra choisir plutôt ces romansennuyeux dans lesquels le temps semblese figer ou du moins ralentir tellementque son propre métabolisme peut-êtres’accorderaà ce rythmeetqu’il vieillira aucontraire deux fois moins vite que lesautres mortels ? Mais non, ce seraitoublierque l’ennuiaussi estunagent létalsans antidote (il n’est que de voir un ratmort pour s’en convaincre). Que fairealors si vous aimez les romans et quecependantvous tenez à la vie?

J’ai ce qu’il vous faut : lisez L’Echec, deJamesGreer. Il s’agit dudeuxième roman,maisdupremier traduit en français– et cedésordre est biendans samanière – de cetécrivain américain également scénariste(notammentpour StevenSoderbergh).Orlediableadûmettre lamainà la construc-tiondesonlivrecarcelle-cidéjouetous lespièges de la narration linéaire ordonnéepar Chronos, le seul dieu tout-puissant.Cette fois, la flèche du temps, tantôt filedevant le lecteur, tantôt siffle dans sondos,ellenerisquepasde luipercer le cœurà l’arrivée.

Les courts chapitres de L’Echec sontcomme les pièces éparpillées d’un puzzledont nous connaissons cependant lemotif : l’image est sur la boîte. Des effetsd’annonce contenusdans les têtes de cha-pitre révèlent dès le début quelle sera lafin de l’histoire, quel fiasco ce sera, et toutle suspense se concentre sur le pourquoietlecommentdecesévénementsirrévoca-bles.C’estdire aussi commel’ambitiondulivre excède le modeste programme – undivertissementpolicierdeplus–qu’ilsem-ble proposer. Il nous est recommandé dejouirdespagesquiprécèdent l’issuefataleetdes joursquinousséparentdenotre fincertaine.

A ce stade de notre récit, un petit résu-mé des faits serait apprécié, le voici : EdMemoir, c’est son nom («Jem’en souvien-drai», rétorque Violet, inoubliable elleaussi, quoiquepourd’autres raisons) est àla recherche de 50000dollars. Nous som-

mes à Los Angeles, où il fait si bon ne rienfaire,etcetargentluipermettraitdefinan-cerunlogicieldepublicitésubliminale,ouplus exactement «subsensorielle», le Pan-démonium, inventé par un informaticienqu’il vient de rencontrer. L’affaire prometd’être juteuse. Les annonceurs paierontdesfortunespourcaptiverainsiàleurinsudes millions d’internautes. Ed est un gar-çondébrouillardmais lamisedefondsini-tiale lui faitdéfaut. SonfrèreMarcus,«quel’adhésion au code d’abstraction universelobservé par tout professeur de physique

théorique conduisait à oublier, de temps àautre, l’existencede sa femmeConstance»,refuse de lui prêter cette somme. Avec lacomplicitédeBilly, leSanchoPançaducou-ple, et malgré les objurgations de Violet,une de ces filles irrésistibles qui semblentposséder « l’équivalent dans le monde réeld’un badge All Access», Ed décide donc debraquerunbureaude change coréen.

Voilà pour l’argument et cependant,sachant cela, vous ne savez rien puisquece puzzle vaut surtout pour la découpefine de chacune de ses pièces, autant desaynètes qui recèlent en propre plus devérité que leur assemblage final en trom-

pe-l’œil.LeromanesteneffetdédiéàSvenTransvoort, qui est le méchant de l’his-toire, celui qui en tire toutes les ficelles etqui, d’une certaine façon, s’en croit le nar-rateur. Un narrateur omniscient, celui-là,et maître de son art, pas un de ces «pis-seurs d’encre» professionnels en proie àuneamertumechroniqueetquinesaventdire que ceci, même quand ils parlentd’autre chose : «Je suis un incompris (…).Personne,pasun seul lecteur (…)n’aappro-ché les hauteurs empyréennes que maprose les met au défi de gravir.» Or Svenvoue à Ed une «haine abjecte». Parce quece dernier a séduit Violet, dont il est épris,il le tient pour « l’individu le plus funestede la planète, méritant à la fois un dégoûtsansborneset l’entière,exclusiveattentionde [sa] vengeanceacharnée».

CommeEd est étendu sur un lit d’hôpi-tal, en situation de mort clinique, quands’ouvre le roman, tout nous porte à croireque Sven est parvenu à assouvir sa ven-geance. Mais les meilleurs pièges sont àdouble détente et l’échec de l’un ne signepasnécessairementletriomphedel’autre.Quant à JamesGreer, il réussit là un polarnabokovien, allègre et caustique, qui estaussi une réflexion subtile sur toutes lesformesdemanipulation,criminelle,publi-citaire, amoureuseet… romanesque.p

Chroniques

Récit d’unnoyé,deClémentRosset,Minuit, 94p., 11¤.

L’Invisible,dumêmeauteur,Minuit, «Paradoxe»,92p., 11,50¤.

Chacune des pièces de cepuzzle recèle plus de véritéque leur assemblage finalen trompe-l’œil

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Çam’agace,de Jean-Louis Fournier,AnneCarrière, 190p., 15 ¤.

12 0123Vendredi 19 octobre 2012

Page 13: Supplément Le Monde des livres 2012.10.19

Macha Séry

Le 1er janvier 1988, DavidSimon, 27 ans, a enlevésa boucle d’oreille. Laveille, il s’était coupé lescheveux et avait achetéuneveste.Cematin-là, il

est entré à la brigade criminelle deBaltimore (Maryland) en qualitédestagiaire.Unecouvertureexcep-tionnelleaccordéeaujeunejourna-liste par le chef de la police pourune raison qui demeure encoremystérieuse à l’intéressé. Les dix-neuf inspecteurs dont il s’apprê-tait à suivre les faits et gestes pen-dantdouzemoisn’ontpas vud’unœil favorable l’intrusion de cetobservateur aussi curieux quenaïf. Certains pourtant le connais-saient bien. Ils lui avaient refiléquelques tuyaux pour la rubriquedes faits divers qu’il tenait depuiscinq ans dans le quotidien local,TheBaltimore Sun.

Après plusieurs semaines àleurs côtés, sept jours sur sept, dejour comme de nuit, David Simons’est fondu dans le décor. Il a punoircir ses carnets sans que lesenquêteurs suspendent brusque-ment leurs conversations. Il les aaccompagnésd’unescènedecrimeà l’autre, au cours des enquêtes devoisinage et lorsqu’ils « cuisi-naient» des témoins ou des sus-pects. Sur leurs talons, il est entré àl’institut médico-légal et dans lesprétoires, où ils devaient témoi-gner.Aupub, ilaapprisàboired’uncoude leste, sous peine de passerpourunbleu,continuant,malgrélagueule de bois, à prêter l’oreille àleurs confidences et à leurs coupsde gueule comme aux blaguesqu’ils échangeaient. « Je savaissuperficiellementenquoi consistaitleur quotidien, mais la subtilitéqu’ils manifestaient dans l’investi-gation, leur façon de procéder surunescènedecrime, leurstechniquesd’interrogatoire, leur compréhen-sion de la loi m’ont époustouflé»,raconte l’auteur de Baltimore: uneannée dans les rues meurtrières,paruaux Etats-Unis en 1991 et toutjuste sorti en France. Au physique,David Simon ressemble à un demide mêlée. Au moral, c’est un lut-teur, autre nom d’un humanistepromptà s’indigner.

Lorsqu’il était journalisteembedded, le sergent TerryMcLar-

ney rédigea sa feuille verte, l’éva-luationsemestrielleà laquellesontsoumis tous les policiers. «Jacteurprofessionnel. Les responsabilitésréellesdustagiaireSimonsontquel-que peu obscures, cependant sonhygiène est satisfaisante et il sem-ble en savoir long sur nos activités.Sesappétitssexuelsdemeurenttou-tefois suspects.» Le rappel de cetteanecdote le fait s’esclaffer. «TerryMcLarney est l’un de mes plus pro-

ches amis, l’une des personnes lesplus intelligentes et les plus drôlesque je connaisse. Il s’amuse de ceque je suis devenu.Quand je le vois,ilmeramènesur terre commeseulslesvieuxamispeuventfaire.Oùquej’aille, quoi que je fasse, j’entendstoujours McLarney me dire : “Tun’es qu’un trou du cul.”» CarDavidSimon est aujourd’hui le créateuradulé du feuilleton télévisé «TheWire»(«Surécoute»enVF),unani-mementconsidérécommeunchef-d’œuvre, la série préférée deBarack Obama et d’innombrables«sériephiles» à travers le monde.

Ce grand roman américain pour lepetitécran,coscénarisépardesécri-vains (Richard Price, Dennis Leha-ne, George Pelecanos), a contribuéàmettreaujour lescoulissesadmi-nistratives d’une grande ville, tou-jours Baltimore, gangrenée par laviolence, la drogue, le chômage etlesdiscriminationsraciales.

Deux ans après la parution deBaltimore, David Simon a obtenuun autre congé sans solde pour

écrire The Corner, unlivre sur les toxicos,les dealers et leursfamilles. Lorsqu’il aregagné le BaltimoreSun, jusque-là réputépour être l’un desmeilleurs quotidiensdes Etats-unis, le cli-mat n’était plus le

même. Une fois encore, le journalvenait de changer de mains et cerachat avait poussé de nombreuxreporterstalentueuxvers lasortie.L’obsession du prix Pulitzer, lacourse au sensationnalisme et lescoupes budgétaires ont achevé dedissiper les ultimes illusions deDavid Simon sur un métier qu’ilavait décidé d’embrasser après larévélation du Watergate par leWashington Post. «Wall Street, quin’est préoccupé que de profitsimmédiats, a fait comprendre auxpatrons de presse qu’ils pouvaienttirerplusdeprofits enaffaiblissant

leurs journaux.Réduisez lenombrede journalistes, réduisez les frais, etvouspassezde13%à30%debénéfi-ces. Le même mépris a prévalupour l’industrie automobile dansles années 1970. Fabriquez demoins bonnes voitures, program-mezleurobsolescence,vousgagne-rez plus d’argent. Wall Street pen-saitquelesgensreviendraientache-ter plus vite une nouvelle voiture.Or qu’ont-ils fait? Ils ont préféré lesautomobiles japonaises.Oups…»

Désabusé,DavidSimon,pasrési-gné. Qualifié par le magazine TheAtlantic d’«homme le plus en colè-re de la télévision», il invoquevolontiers Albert Camus, pour quis’engager dans une cause justesans aucun espoir de succès estabsurde, aussi absurde que de nepas s’engager ; mais seul le pre-mier choix est digne. Partisan dumouvementOccupyWall Street, ilne cesse de pourfendre lesméfaitsdu capitalisme qui ont mis à sacnonseulement lapresse,maisaus-si l’économie de son pays. Indiffé-rence des institutions aux pau-vres, aux minorités, à la classemoyenne, crise du système, préé-minencedescoursde laBoursesurla vie, perte du collectif... Nul dou-te, pour lui, les Etats-Unis vontdans le mur. Et David Simon nevoitpasbiencequipourraitempê-cher lenaufraged’advenir, hormisun réveil citoyen ou un soulève-mentpopulaire.«Achaqueinstantsur cette planète, les êtres humainsont moins de valeur. Pas plus,moins. Nous sommes dans une èrepostindustrielle où nous n’avonsplus besoin des uns des autrescomme autrefois pour générer ducapital», répète-t-il aux étudiantsdeGeorgetownoudeLoyola.

Baltimore et The Corner, ainsique la série «The Wire» qu’il en atirée, sont aujourd’hui étudiés àHavard et ailleurs. Par leur réalis-me et leur capacité à porter unregard panoramique sur la sociétéaméricaine, ce sont trois monu-ments érigés contre la corruption,larelégationsocialeet l’hypocrisie.Ont-ils eu un impact? «Moins quece que j’aurais voulu s’il me restaitun quelconque espoir. Lorsquej’avais 20ans et que j’écrivais pour

lejournalducampus,j’aichopél’en-traîneurdebasket dansun scanda-le épouvantable. Du point de vuemoral, iln’yavaitaucundoutequ’ilfallait le renvoyer.»Au lieudequoiles responsables de l’universitéont réprimandé l’entraîneur. Puisils ont renouvelé son contrat avecaugmentationde salaire.«Apartirde là, je suis parvenu à la conclu-sion que, pour ne pas avoir le ver-tige ni devenir fou, mon rôle étaitd’obtenir et de raconter la meil-leurehistoire. Après…»

Le pessimiste sourit. Il n’a pasque des raisons de désespérer. Laveille de notre rencontre, l’équipedebase-balldeBaltimorearempor-téunevictoireenhuitièmesdefina-leduchampionnatnational.Trenteansquelaville,etDavidSimonavecelle, attendaientpareil exploit. p

David SimonAvantdecréerlamythiquesérietélé«TheWire»,cetAméricainencolèreaécrit«Baltimore», lerécitcrud’uneannéepasséedanslabrigadecriminelledecetteville.Celivreculteestenfintraduit

Toutespoirbu

Extrait

ChroniquedelaviolenceenAmérique

Baltimore (Homicide.AYear on theKilling Streets)deDavid Simon,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parHéloïse Esquié,Sonatine, 936p., 23¤.

Envoyez vos manuscrits :Editions Persée29 rue de Bassano75008 Paris

Tél. 01 47 23 52 88www.editions-persee.fr

Les Editions Perséerecherchent

de nouveaux auteurs

L’écrivain ne voit pasbien ce qui pourraitempêcherle naufragedes Etats-Unis

Parcours

«Cen’étaitpas tantdesmeur-tres quedes jalonsparmi lesévénementsdu jour. Cen’étaitpasnonplus des fablesmora-les impeccables, parfaitementrestituées. L’été venu, tandisque lenombredes victimesaugmentaitavec la chaleurdela ville, j’ai commencéàm’apercevoirque j’étais àl’usine. Je baignaisdans l’en-quête sur lesmeurtres envisa-gée commeun travail à lachaîne,une industrie enpleinessorpouruneAmériquegagnéepar la rouille, qui avaitdepuis longtempscessédepro-duiregrand-chosedegros, sicen’est lemalheur. Peut-êtreme suis-je dit, était-ce juste-ment l’aspect ordinairedetout celaqui en faisait, juste-ment, l’extraordinaire.»

Baltimore, postface, page910

Rencontre

LALUTTECONTRELECRIMEauxEtats-Unis est uneguerre sans fin, uneversioncontemporainedumythede Sisyphe. Achaque jour sonassassinat, puis les indi-ces à collecter, les témoins récalcitrants àconvaincre, les suspects à confondre. Etpourquoi?Un coupde chaud,unmotdetravers à la sortie d’unbar, un règlementde comptes entre dealers, une pulsionpédophile,une escroquerie à l’assurance-vie…Dès qu’un flic enpatrouille contac-te la brigade criminelle, deux enquê-teurs sont aussitôt dépêchés. Ils suiventdespistes parfois avec succès, parfoisnon, tout en subissant les pressionsduchefde la police et dumaire de la ville.D’originesdiverses, ils n’ont pas tous le

mêmecaractère, lemême flair, lamêmeconnaissancedes rues.Mais tous parta-gent l’ivresse dumétier et unhumourdévastateur.

DavidSimon, qui les a suivis en 1988,détaille lemoindre rouage, lepluspetitaspectde laprocédure. Il sait dépeindrelesphysionomies, transcrire lesinflexions,mettre au jour les tensions,détecter les signesduburn-out. L’analys-te ledispute au styliste, l’observateur sedoubled’un conteurpour, au-delàdesindividus, dépeindreBaltimore, com-mentonyvit, commentonymeurt, sanstoujours savoirpourquoi. Cedocumentd’exceptionfait entendre lepoulsd’uneville aubordde l’implosion.pM.S.

1960David Simonnaît àWashingtonDC

1983Il est embauchécommejourna-liste au quotidienTheBaltimore Sun.Il y restera jusqu’en 1995.

1991ParutiondeBaltimoreauxEtats-Unis.

1997ParutiondeTheCorner,coécrit avec EdBurns.

2002Créationde la série«TheWire» («Sur écoute»),largement inspiréede ses livres.

2010Créationde la série «Treme»,située à LaNouvelle-Orléansaprèsl’ouraganKatrina. AÏ ESTELLE BARREYRE POUR «LE MONDE»

130123Vendredi 19 octobre 2012

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