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Ce qui reprend vie prière d’insérer Makine délivre la Grande Catherine Le romancier met en regard la Russie contemporaine et le règne de Catherine II. De la haute couture dans les plis de la mémoire Jean Birnbaum 6 aHistoire d’un livre L’autobiographie posthume de Françoise Giroud C ramponné de la main gauche à la barre qui permet aux voyageurs d’encaisser les coups de frein dans le métro, j’ai été bousculé par une secousse inatten- due. Elle provenait du livre que je tenais dans l’autre main, L’Eblouissement Jankélévitch (Editions de l’Eclat, 80 p., 6 ¤), superbe petit volume qui restitue l’oraison funèbre pro- noncée en l’honneur du philosophe par Guy Suarès, hom- me de théâtre et traducteur, en 1985. Cet éloge vibrant s’ouvre par une formulation qui harponne le lecteur : « Il est là. Présence d’une définitive, irrémédiable absence. Là, sous le ciel d’Ile-de-France (…). Il est là, je veux dire définitive- ment ailleurs, le regard aveuglé sur ce qui fut Vladimir Jan- kélévitch… » A l’instant de dire adieu au philosophe de la mort, Suarès a donc recours à une tournure impersonnel- le, assez proche de ce qu’un grammairien nomma jadis le pronom inanimé. La beauté de cette tournure, c’est qu’elle dit tout le contraire de l’inerte : elle nous confronte à ce qui vient frapper nos vies quand survient la disparition du maître admiré, de l’être aimé. On retrouve ce recours à l’impersonnel chez Jacques Derrida quand il définit l’événement comme « le qui et le quoi de ce qui arrive », et en particulier, bien sûr, lorsqu’il tente d’affronter l’événement par excellence : la mort. Dire adieu à Blanchot, c’est « entendre ce qui continue et ne cessera plus de résonner à travers son nom ». Saluer Althusser, c’est rappeler « tout ce qui de notre époque a pu se sceller et se promettre » dans son œuvre. Honorer Deleu- ze, c’est commencer par constater qu’il y a « trop à dire sur ce qui nous arrive là »…(Chaque fois unique, la fin du mon- de, Galilée, 2003). Telle est donc la secousse produite par ces paroles de deuil. Elles empruntent la voie de l’inerte, mais c’est pour mieux relancer notre engagement, notre responsabilité de vivants. Surmontant l’irréversible, dessi- nant l’horizon d’un salut commun, elles exigent de nous, survivants provisoires, de libérer ce que Guy Suarès, dans l’hommage à Vladimir Jankélévitch, nomme « le souffle intérieur du poème en nous ». p Macha Séry M ille fois sur le métierécrire, réécri- re… Non pour bro- der – le propre des légendes –, ni pour tisser le point le plus fin – l’accumulation de faits et de dates –, mais pour chercher l’accroc par où s’échappe la vie. Les écrivains qui s’avisent de raconter un destin se divi- sent en deux catégories : les biographes soucieux d’exhaustivité et les roman- ciers qui traquent le « rosebud », le secret dissimulé derrière les apparen- ces et le jeu social. Par le portrait de Catherine II qu’il brosse dans Une femme aimée, Andreï Makine fait partie de ceux-là, ces obser- vateurs de l’intime qu’obsède ce qui a été soustrait aux regards. L’Histoire officielle ne l’intéresse pas. Un « dessin animé, en noir et sang », « un plateau de tournage », martèle-t-il, une comédie du pouvoir, une mascarade sans fin, fai- te de meurtres et de trahisons, de gloi- res frelatées et de brutales déchéances. Il n’y a de sincérité que chez les margi- naux, les perdants, les sacrifiés. D’ailleurs, qu’aurait pu dire Makine sur Catherine II (1729-1796) qui n’ait déjà été révélé par Henri Troyat ou Hélène Carrère d’Encausse ? L’essentiel pour lui réside ailleurs, dans les regrets et les rêves inassouvis. En somme, dans la clandestinité entendue comme territoire où l’individu brise son carcan pour se réconcilier avec lui-même. Son personnage principal, Oleg Erd- mann, entre 1980, où il écrit un biopic visé par le Comité d’Etat pour l’art ciné- matographique, qui lui impose de tai- re les idées démocratiques de l’impéra- trice, et 1994, année où il cesse de tra- vailler pour une série télévisée qui se complaît à montrer les ébats de la tsari- ne, n’aura fait que passer de la censure politique au diktat de l’Audimat, d’un tissu de mensonges à un autre. Par fidélité à Ulysse, Pénélope défai- sait la nuit ce qu’elle avait fait le jour. Il en va de même pour Oleg, qui revient toujours, malgré les réalités truquées qu’on l’oblige à véhiculer, à sa recher- che d’une autre vérité sur la souverai- ne. Si cette quête survit aux vicissitu- des de sa carrière (il sera tour à tour employé dans un abattoir, documenta- riste vantant l’ascension d’oligar- ques…), si elle traverse la période au cours de laquelle son pays bascule du totalitarisme vers la violence mafieu- se, c’est qu’à travers les âges un fil ténu, mieux, un fil d’Ariane, grâce auquel il sortira du labyrinthe de son passé, le relie à l’autocrate de toutes les Russies. « Et dire que tout cela m’arrive à cause de cette petite Allemande devenue la Grande Catherine » : tel était le dicton chez les Erdmann, descendants d’arti- sans allemands qui ont émigré dans le sillage de la princesse promise au trô- ne. Une double identité qui, en URSS, pendant la seconde guerre mondiale, était jugée suspecte. Au point que la grand-mèred’Oleg mourut en déporta- tion ; que son père brûla ses papiers d’identité afin de combattre pour sa patrie et en revint fou ; et que le fils souf- frit de se faire traiter de « nazi ». Le quinzième livre d’Andreï Makine, étoffe de bruit et de fureur qu’il déploie sous nos yeux, aurait pu aussi bien s’in- tituler Requiem pour l’Est, La Femme qui attendait ou L’Amour humain, titres de précédents romans (respecti- vement : Mercure de France, 2000, Seuil, 2004 et 2006). Les purges, les camps staliniens, l’exil, le dédouble- ment, la tendresse des femmes, l’amour comme seul refuge : autant de motifs qui donnent à son univers roma- nesque sa profonde unité. Chaque fois, ils s’insèrent dans des fresques où les personnages sont tenus en arrêt soit par des souvenirs, soit par des visions auxquelles ils cherchent à donner un sens. Pour Oleg : une femme qui se sait aimée marche sous des arbres blanchis par le givre. Une scène quasi primitive, tel un arrêt sur image, après d’intermi- nablespanoramiques.Catherine II, sim- ple silhouette dans la neige et non plus nymphomane instrumentalisée par ses amants, juste une femme ordinaire qu’un homme aime avec désintéresse- ment : ce rêve poursuit Oleg. Il coïncide avec son fantasme, rencontrer – retrou- ver plutôt – une personne qui ne le juge pas, n’attend rien de lui, grâce à laquel- le « cette vie ancienne dont il commence à parler en allemand ne l’étouffe plus par la douleur de chaque mot ». En ce sens, Une femmeaimée est l’his- toire d’une double conquête, au terme de laquelle Oleg offre la liberté à son sujet d’étude et s’enfuit à son tour, enfin délivré des tour- ments de sa propre identité. Un roman des origines, donc, un roman de la réparation comme l’était déjà Le Testa- ment français (Mercure de France, prix Goncourt et prix Médicis 1995). Si long qu’ait été le voyage, autant géogra- phique qu’introspectif, il aura permis de parvenir à destina- tion. Cela, grâce à la magnifique aisan- ce d’un romancier qui s’autorise à marier l’épique et le poétique, l’ici et l’ailleurs, à mettre en regard la Russie contemporaine et le règne de Catheri- ne II. De la haute couture dans les plis et les replis de la mémoire. En démêlant l’écheveaude deux exis- tences, distantes de deux siècles, il tres- se l’art et la vie, la fiction et la réalité. p présente C. Hélie © Gallimard variations Camille Laurens Encore et jamais « Une méditation sur la fécondité de la reprise, du refrain et du refaire au cœur de nos vies. » Jean Birnbaum, Le Monde des Livres « Camille Laurens a tricoté une délicate équation intime. Une réussite. » Emily Barnett, Les Inrockuptibles 10 aRencontre Shalom Auslander, éperdument optimiste 23 aGrande traversée Trois romans, trois itinéraires de femmes libres, du IV e au XX e siècle Entretien Daniel Parrochia 5 aLittérature étrangère Max Frisch, Jón Kalman Stefánsson 4 aLittérature française Les éclipses de Marie NDiaye 8 aLe feuilleton Eric Chevillard expérimente l’état de fantôme avec François Matton 7 aEssais Dans la tête des discriminés, une enquête sociologique Si long qu’ait été le voyage, autant géographique qu’introspectif, il aura permis de parvenir à destination Une femme aimée, d’Andreï Makine, Seuil, 372 p., 21 ¤. ULF ANDERSEN / EPICUREANS Cahier du « Monde » N˚ 21180 daté Vendredi 22 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

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Cequireprendvie

p r i è r e d ’ i n s é r e rMakinedélivre laGrandeCatherineLe romanciermet en regard la Russie contemporaine et le règnede Catherine II. De la haute couture dans les plis de lamémoire

Jean Birnbaum

6aHistoired’un livreL’autobiographieposthumede FrançoiseGiroud

C ramponnéde lamaingaucheà labarrequipermetauxvoyageursd’encaisser les coupsde freindans lemétro, j’ai étébousculéparune secousse inatten-

due. Elleprovenait du livreque je tenaisdans l’autremain,L’Eblouissement Jankélévitch (Editionsde l’Eclat, 80p., 6¤),superbepetit volumequi restitue l’oraison funèbrepro-noncéeen l’honneurduphilosopheparGuySuarès, hom-mede théâtre et traducteur, en 1985.Cet élogevibrants’ouvreparune formulationquiharponne le lecteur:«Ilest là. Présenced’unedéfinitive, irrémédiableabsence. Là,sous le ciel d’Ile-de-France (…). Il est là, je veuxdiredéfinitive-mentailleurs, le regardaveuglé sur cequi futVladimir Jan-kélévitch…»A l’instantdedire adieuauphilosophede lamort, Suarès adonc recoursàune tournure impersonnel-le, assezprochede cequ’ungrammairiennommajadis lepronominanimé. Labeautédecette tournure, c’estqu’elledit tout le contrairede l’inerte: ellenousconfronteà cequivient frappernosviesquandsurvient ladisparitiondumaître admiré, de l’être aimé.Onretrouve ce recours à l’impersonnel chez Jacques

Derridaquand il définit l’événement comme«lequi et lequoide cequi arrive», et enparticulier, bien sûr, lorsqu’iltented’affronter l’événementpar excellence: lamort.DireadieuàBlanchot, c’est«entendre cequi continue etne cesseraplusde résonner à travers sonnom». SaluerAlthusser, c’est rappeler«tout cequi denotre époqueapuse sceller et sepromettre»dans sonœuvre.HonorerDeleu-ze, c’est commencerpar constaterqu’il y a«tropàdire surcequinousarrive là»… (Chaque foisunique, la findumon-de, Galilée, 2003). Telle estdonc la secousseproduiteparcesparolesdedeuil. Elles empruntent lavoiede l’inerte,mais c’est pourmieux relancernotre engagement, notreresponsabilitédevivants. Surmontant l’irréversible, dessi-nant l’horizond’un salut commun, elles exigentdenous,survivantsprovisoires, de libérer cequeGuySuarès, dansl’hommageàVladimir Jankélévitch,nomme «le souffleintérieurdupoèmeennous».pMacha Séry

Mille fois sur lemétierécrire,réécri-re… Non pour bro-der – le propre deslégendes –, ni pourtisser le point le

plus fin – l’accumulation de faits et dedates–,maispourchercherl’accrocparoù s’échappe la vie. Les écrivains quis’avisent de raconter un destin se divi-sentendeuxcatégories:lesbiographessoucieux d’exhaustivité et les roman-ciers qui traquent le « rosebud», lesecret dissimulé derrière les apparen-ceset le jeu social.

Par le portrait de Catherine II qu’ilbrosse dansUne femmeaimée,AndreïMakinefaitpartiedeceux-là,cesobser-vateurs de l’intime qu’obsède ce qui aété soustrait aux regards. L’Histoireofficiellene l’intéresse pas. Un «dessinanimé,ennoiretsang»,«unplateaudetournage», martèle-t-il, une comédiedupouvoir,unemascaradesansfin,fai-te demeurtres et de trahisons, de gloi-res frelatées et de brutalesdéchéances.Il n’y a de sincérité que chez lesmargi-naux, les perdants, les sacrifiés.D’ailleurs, qu’aurait pu dire Makinesur Catherine II (1729-1796) qui n’aitdéjà été révélé par Henri Troyat ouHélèneCarrèred’Encausse?L’essentielpourlui résideailleurs,dans lesregretset les rêves inassouvis. En somme,danslaclandestinitéentenduecommeterritoireoùl’individubrisesoncarcanpourse réconcilieravec lui-même.

Sonpersonnageprincipal,OlegErd-mann, entre 1980, où il écrit un biopicviséparleComitéd’Etatpourl’artciné-matographique,qui lui impose de tai-relesidéesdémocratiquesdel’impéra-trice, et 1994, année où il cesse de tra-vailler pour une série télévisée qui secomplaîtàmontrerlesébatsdelatsari-ne,n’aura faitquepasserde la censure

politique au diktat de l’Audimat, d’untissudemensonges àunautre.

Par fidélité àUlysse, Pénélope défai-sait la nuit ce qu’elle avait fait le jour. Ilen va demême pour Oleg, qui revienttoujours, malgré les réalités truquéesqu’on l’oblige à véhiculer, à sa recher-che d’une autre vérité sur la souverai-ne. Si cette quête survit aux vicissitu-des de sa carrière (il sera tour à touremployédansunabattoir,documenta-riste vantant l’ascension d’oligar-ques…), si elle traverse la période aucours de laquelle son pays bascule dutotalitarisme vers la violence mafieu-se, c’estqu’à travers lesâgesunfil ténu,mieux, un fil d’Ariane, grâce auquel ilsortira du labyrinthe de son passé, lerelie à l’autocratede toutes les Russies.«Et dire que tout cela m’arrive à causede cette petite Allemande devenue laGrande Catherine» : tel était le dictonchez les Erdmann, descendants d’arti-sans allemands qui ont émigré dans lesillage de la princesse promise au trô-ne. Une double identité qui, en URSS,pendant la seconde guerre mondiale,était jugée suspecte. Au point que la

grand-mèred’Olegmourutendéporta-tion; que son père brûla ses papiersd’identité afin de combattre pour sapatrieetenrevintfou;etquelefilssouf-fritde se faire traiterde«nazi».

Lequinzièmelivred’AndreïMakine,étoffedebruitetdefureurqu’ildéploiesousnosyeux,auraitpuaussibiens’in-tituler Requiem pour l’Est, La Femmequi attendait ou L’Amour humain,titres de précédents romans (respecti-vement : Mercure de France, 2000,Seuil, 2004 et 2006). Les purges, les

camps staliniens, l’exil, le dédouble-ment, la tendresse des femmes,l’amourcommeseul refuge: autantdemotifsquidonnentàsonuniversroma-nesquesaprofondeunité.Chaque fois,ils s’insèrent dans des fresques où lespersonnages sont tenus en arrêt soitpar des souvenirs, soit par des visionsauxquelles ils cherchent à donner unsens. PourOleg: une femmequi se saitaiméemarchesousdesarbresblanchispar le givre.Une scènequasiprimitive,tel un arrêt sur image, après d’intermi-nablespanoramiques.CatherineII,sim-plesilhouettedans laneigeetnonplusnymphomane instrumentalisée parsesamants, justeunefemmeordinairequ’unhommeaimeavec désintéresse-ment:cerêvepoursuitOleg. Il coïncideavecsonfantasme,rencontrer–retrou-verplutôt–unepersonnequinelejugepas, n’attend riende lui, grâce à laquel-le«cettevieanciennedontilcommenceà parler en allemand ne l’étouffe pluspar ladouleurde chaquemot».

Encesens,Unefemmeaiméeestl’his-toire d’une double conquête, au termede laquelle Oleg offre la liberté à son

sujet d’étude et s’enfuit à sontour, enfin délivré des tour-ments de sa propre identité.Un roman des origines, donc,un roman de la réparationcomme l’était déjà Le Testa-ment français (Mercure deFrance, prix Goncourt et prixMédicis 1995). Si long qu’aitété le voyage, autant géogra-phiquequ’introspectif, il aurapermis de parvenir à destina-

tion. Cela, grâce à lamagnifique aisan-ce d’un romancier qui s’autorise àmarier l’épique et le poétique, l’ici etl’ailleurs, à mettre en regard la Russiecontemporaine et le règne de Catheri-neII.Delahautecouturedanslesplisetles replisde lamémoire.

Endémêlantl’écheveaudedeuxexis-tences,distantesdedeuxsiècles, il tres-se l’art et lavie, la fictionet la réalité.p

présente

C.H

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variations

Camille LaurensEncore et jamais« Une méditation sur la fécondité de la reprise,du refrain et du refaire au cœur de nos vies. »Jean Birnbaum, Le Monde des Livres

« Camille Laurens a tricoté une délicateéquation intime. Une réussite. »Emily Barnett, Les Inrockuptibles

10aRencontreShalomAuslander,éperdumentoptimiste

2 3aGrandetraverséeTrois romans,trois itinérairesde femmeslibres, du IVe

au XXe siècleEntretienDaniel Parrochia

5aLittératureétrangèreMax Frisch,Jón KalmanStefánsson

4aLittératurefrançaiseLes éclipsesdeMarie NDiaye

8aLe feuilletonEric Chevillardexpérimentel’état defantôme avecFrançois Matton

7aEssaisDans la têtedes discriminés,une enquêtesociologique

Si long qu’ait étéle voyage, autantgéographiquequ’introspectif,il aura permis deparvenir à destination

Une femmeaimée,d’AndreïMakine, Seuil, 372 p., 21 ¤.

ULF ANDERSEN / EPICUREANS

Cahier du «Monde »N˚ 21180datéVendredi 22 février 2013 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

Philippe-Jean Catinchi

L’obscurité est-elle leur lot? Leshéroïnes de Dans l’ombre de lalumière, de Claude Pujade-Renaud, La beautém’assassine,deMichelleTourneur, etHistoi-re de Rosa qui tint le monde

dans sa main, de Bernard Ollivier, viventdans un monde qui n’est pas fait pourelles, un monde où les hommes se sontréservé le pouvoir, l’autorité, le prestige;unmonde où, comme le dit Daniel Parro-chia (lire entretien page3), les femmessont censées se contenter des secondsrôles. Aucun de ces trois livres ne s’arrêtepourtantlà.L’inférioritépromiseauxfem-mesest leurpointdedépart, puisque telleest la leçon de l’Histoire,mais la trajectoi-re que chacune emprunte ménage quel-ques surprises.

Claude Pujade-Renaud donne un nometundestinàl’anonymecompagnedejeu-nesse de saint Augustin, que les biogra-phes mentionnent puis oublient. Elissa adécouvert l’homme auquel elle consacre-ra sa vie un jour d’été, à l’à-pic d’une falai-se,faceàlamer.Luidedos;elledéjàderriè-re. Il est venu à Carthage parfaire ses étu-des, elleporte lenomde la reinequ’Enéeydélaissa. Et la fablepeut se répéter.

Durant quinze ans elle partage sa vie,ses rêves, ses doutes, servante de l’ombreet du silence. Elle lui offre un fils, Adeoda-tus–«donnéàDieu»–qu’ellepréfèreber-cer de sonnompunique, Iatanbaal, «don-né par Dieu». Augustinus et Elissa parta-gentalorsaussi leur foidanslemanichéis-me, religion dominante dans l’Afrique duNorddu IVesiècle.Mais lamèred’Augusti-

nus, Monnica, est chrétienne, elle n’auradecessequ’ellen’aitdétournéAugustinusde cette concubine qui entrave sa conver-sion. Et Elissa, qui avait suivi son hommeenItalie,oùilpoursuitunebrillantecarriè-re de professeur de rhétorique, rentre àCarthageseule,mais fidèleà jamaisàcettepassionunique.

Chantre d’un amour répudié, Elissa nesemblevivreque tantqu’Augustinusvisi-te ses rêves. Et tant qu’elle se souvient,même si ses souvenirs la blessent. «Tuaimais le terrier odorant de mes aisselles,mon rire,mapurée d’olives et d’anchois, lecalmelissedemonsommeil,madiscrétiontout au long du jour et mon impudeurdans la jouissance.»Aussi suit-elle de loinsa carrière, sa conversion, son accession àl’épiscopat, l’écrituremêmedesesConfes-sions, dontun lettré, clientde lapoteriedeson beau-frère,met au propre les premiè-res leçons. Elle vit cachée dans sa lumièreet s’abreuve, comme tout l’Occident lefera bientôt, des prêches sur la grâce desonancien amant, qui l’a disgraciée.

Mais lagrâceadesdétoursque legrandthéologien ne connaissait pas, sembledire Claude Pujade-Renaud dans ce récitsubtil et puissant d’une passion simplequinesupportenicompromisnirenonce-ment, amour aussi absolu que celuid’Augustinus pour son Dieu, et qui finitpar conférer à Elissa une grandeur, uneforce invincible. L’ombre où elle a vécului a été imposée. Ce qui ne l’a pas été,c’est le royaume qu’elle y a construit, lacitadelle intérieureoù, à l’abridupouvoirdes hommes, elle est peu à peu devenuesouveraine.

Comme elle, Florentine, l’héroïne deLabeauté m’assassine, de Michelle Tour-neur, n’a pas le choix: elle doit, pour arri-ver à ses fins, accepter les lois des hom-mes.Mais, si laCarthaginoises’accomplis-saitdans le sillagedesonaimé,Florentine,elle, sait qu’il faut les contourner, ruser,échafauderunestratégiepropre. Elle veutêtre peintre, ce qui est pour une femmeunevocation interditeoupresquedansceXIXe siècle misogyne où il faut s’habilleren homme, fumer le cigare et adopter unpseudonyme ambigu pour trouver place–fût-ce à force de scandale – dans lemon-de des arts. Pour parvenir à son idéal, ellese fait servante, offrant son concours àunEugène Delacroix contesté, anxieux dedécrocher les commandesd’Etat qui assu-reront son statut contre ses détracteurs.

L’écriture musicale, fine, richementnuancéedeMichelleTourneurrendàmer-veille la science dumystère de Florentinepiégeant le peintre sans lui donner la pos-sibilité de comprendre ce qui se joue. Lajeunefemmetissesatoileenartistearach-néenneetévite leprédateurqui immorta-lise les femmessacrifiéesà Sardanapaleetles félins terribles. «Il lui faisait peur. (…)Les silences étaient des retranchementshabités. Elle y sentait flotter des scènesinquiétantes, des crocs d’animaux, descoups de fouet sur des échines moites. Lessilences luiparlaientd’étrangesagressionset batailles.»Pour triompherdupéril, elle

sait entrer dans les tableaux dumaître, selaisser traverserpar les fluides, lesécumesdecouleursquil’éclaboussent,l’assourdis-sent dans un vacarme cru où cheveux etcrinières semêlent. Et, avec une générosi-té éblouie, offrir un écrin d’étoffes, de fra-grances et de lumière à l’univers du pein-tre dont elle nourrit sa propre force. Maissa force se nourrit elle aussi au passage.Imprégnée de la leçon que les œuvres luioffrent, elle réussira, enmargedesprivilè-gesmasculins,àaccomplirsamission.Ellepourra dire à Delacroix, en lui révélant sapremière toile : «C’est moi qui l’ai peinte.Moi. Je suis peintre.»

«Déjà l’odeur s’estmodifiée. Etle rythmedema respiration. Jeposeunepetite boule sur le pla-teau, je prends le tempsde lacaresser, nousnous apprivoi-sons, et hop en route! Le bon-heur de sentir pieds etmains secoordonner sans effort, la terremeguide, je l’écoute, nous nousaimons, juste la bonne teneurenhumidité, l’argile se creuse ets’érige, le plaisir vient, la formeégalement, encore quelquestours, les deuxplateauxgémis-sent en sourdine, underniermiaulementet, lentement, s’im-mobilisent. Je lisse avecunepeti-te éponge. Savoure le silence. Al’aided’un filmétallique, je cou-peprécautionneusementà labase et je transporte le bol sur lagrande table où sèchent déjàd’autrespièces.

Je la contemplemonœuvre.Mais oui, elle existe ! Avec unmélanged’aplombet demodes-tie.»

Dans l’ombrede la lumière,

pages 168-169

«Et la chose surgit. La chose, larévélation.C’était elle quiparlaittouthaut. Savoixn’avaitpas lasonoritéde savoix,mais c’étaitelle. Elledit ce qui sedévoilait.L’inimaginableévidencequi cou-vaitdepuis lepremier regarddupremier jourdans la chaleurdulivred’heures: Je seraipeintre.

Le coup sourdd’une vieillependuleavait sonné six heuresquelquepart, loin. Unapaise-ment se produisait.Ungrandcalme en elle et entre les pagesouvertes. Une satisfactiondulivre d’avoir trouvé à qui trans-mettre. Ellemurmuraà nou-veau, sachant que cela seraitdésormais sa préoccupationperpétuelle: Je serai peintre. Lesyeux fermés, elle garda le livreencoreunpeu contre sapoitri-ne et, (…), l’emmaillotantdansles tours et les tours dedrapuséqui le protégeaient, elle le remitdans les profondeursde lahuche et le laissa à son secret.»

Labeautém’assassine,

pages 194-195

«Fascinés par l’appât de l’ar-gent, de la gloire ou de la chair,ces hommesvenaient pour lapremière fois de leur vie, sinondeperdre le pouvoir, dumoinsde le partageravec une femme,ce qui donnaungoût particu-lier à la gnôle ce soir-là. (…) Ilscroyaient tous se connaître et seredécouvraientà travers cettehistoire qui les excitait, les fasci-nait et les inquiétait tout à lafois. Dans cette pièce étaientréunis les hommes les plusinfluents de la commune et desgens sans importance.Mais ilsse sentaientunpeu solidaires etenmême temps concurrents.Endeuxminutes, lamaîtressedes lieuxavait redistribué lescartes, les avaitmis sur unemême ligne. Arsène le riche etAmbroise l’éternel fauché,Alphonse le vantard etMarcel-lin le discret. A qui irait lacagnotte, considérable, qu’ilsallaient réunir? Ils se situaient,d’un coup, hors du commun.»

HistoiredeRosa…, page93

Grande traverséeElissa,FlorentineetRosa.Troishéroïnesromanesquesqui incarnent,chacuneàsamanière,unelibertéquepersonneneparvientàsoumettre,surtoutpasleshommes

Echappéesféminines

Extraits

L’infériorité promiseaux femmes est le pointde départ de ces trois récits,mais la trajectoireque chacune emprunteménagequelques surprises

2 0123Vendredi 22 février 2013

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

Éditions de l’OlivierÉditions de l’Olivier

«Avec la folle rapidité d’un Feydeau,soulignée par quelques révérencesen forme de clins d’œil, Christian Osterconduit son histoire telle une sarabande.»Jean-Claude Lebrun, L’Humanité«Une lucidité impitoyable, une drôleriesans frein. »Patrick Kéchichian, La Croix

ChristianOster

En ville

Labeautém’assassinedeMichelleTourneur,Fayard, 320p., 19 ¤.Paris, années 1830.Orphelineélevéedansunsombrepresbytèrenormand,oùellefait ladécouverte fortuitedumystèredela créationartistiquedansun livreenlumi-néduXIIIesiècle, Florentineest recueillieparunoncle fortuné.Mais, irréductible-ment libre, elle se faitpasserpourunesim-ple servanteafind’entrerdans l’atelierd’EugèneDelacroix, jeunepeintreaussidouéquecontesté,dontelle entendpercerles secrets. S’épiant l’un l’autre, lesdeuxtempéramentsse reconnaissent tacite-ment. Jusqu’à ceque la jeunefemmeréali-se sonprojet en célébrant legéniedumaî-tre.

HistoiredeRosaquitintlemondedanssamaindeBernardOllivier,Phébus, 256p., 18 ¤.Campagnenormande,débutduXXesiècle.Pour sauver sonépoux,que la tuberculosemenaced’emporter, Rosaacceptede rele-ver le défique se sont lancé leshommesduvillage: déterminer lequelestun«homme»accompli.Mariéeà 16ans, aus-sitôtvioléepar lemari aviné, elle s’est réfu-giéedans les livres jusqu’à ceque ce jeustupide lui donne, au risquedudéshon-neur, barre sur cesmâlesquinégligentleur femme,piégéspar leurs rêves et leursvices.

Il y a autant devaillanceet plusd’abné-gation encore dans l’Histoire de Rosa quitint le monde dans ses mains, de BernardOllivier. Celui-ci, écrivain-voyageur pro-lixe, signe ici son premier roman, délais-sant le sac à dos pour camper un dramerural qui tient de Maupassant et de Mir-beau. Il y mêle le sens de la satire sociale,l’évocationpittoresquedel’imageriemas-culine, entre turpitudes et rêves, à uneempathie délicate pour son héroïne.Mariée quand elle a 16 ans à un hommeveuf et fruste, qu’elle finira par aimer,Rosasedécouvreuneforcepeucommunede résistance aupouvoir desmâles.

Dans la Normandie bien-pensantesecouéeparlesderniersépisodesdel’affai-re Dreyfus et travaillée par la séparationannoncée de l’Eglise et de l’Etat, elledevrait se soumettre comme toutes lesautres. Mais non! A coups de fourchetteou brandissant une fourche, elle sait sepréserver un espace propre. Sans illu-sions, elle se réfugie dans les livres, maisreprend vite en sous-main les affaires deson couple, sonmari,Mathieu, trop escla-ve de la boisson, se révélant incapable dedéfendreses intérêts.Cependant, lorsqu’ilmenaced’êtreemportépar latuberculose,Rosaperd tous ses repères.

Le longd’uncanal reflétantuncield’unbleu cruel, dans un paysage assourdi deneige,«aumilieudecelinceulquiboulever-sait les perspectives», elle vacille : «Oùétait sa voie sur le chemin de sa vie? Com-mece bordd’eaublanchipar l’averseblan-che et légère, elle avait la sensation den’avoir plus de tracé à suivre.» La prosti-tuéequeleshommesduvillageontconvo-quéepour tester leurs aptitudes sexuelleset savoirquid’entreeuxest leplus «hom-me» étant récusée, Rosa se propose com-mearbitre. Elle n’ymetqu’une condition:qu’onlapaiepourassurerlesfraisdesana-torium de Mathieu. S’ensuit un séisme

dans cemonde d’hommes où jamais unefemme n’a dicté sa loi au grand jour. Lescandidatsdéfilentdanssonlit.Elle leséva-lue, noircissant des fiches pour comparercequ’elledécouvre, elle, l’épouse jusqu’icifidèle à sonMathieu.Mais, lorsque ce der-nier meurt, quel sens a encore leconcours?Piégéeparune situationquinelui propose que des issues inacceptables,elle va, toujours insoumise, et toujourssous lamenace de la loi desmâles, devoirredoubler d’invention pour continuer àlui échapper.

Et, comme Elissa et Florentine, créerune nouvelle fois sa vie, loin des chemins

qui lui ont été tracés. Lesmondes si diffé-rents que décrivent Claude Pujade-Renaud, Michelle Tourneur et BernardOllivier,de l’AntiquitéauXXesiècle, seres-semblent bien sûr tristement par leurmanièredereléguerlesfemmesdansl’om-bre.Mais leurshéroïnes, elles aussi, se res-semblent. Elles incarnent, chacune à samanière, de la grâce intérieure d’Elissa etde l’ardeur créatrice de Florentine à lamalicedeRosa,unelibertéqueriennepar-vientàsoumettre,unesplendideet irrésis-tible affirmation de soi. Un bond hors ducercle des hommes, vers la lumière quileur était refusée.p

Propos recueillis parJulie Clarini

Il ne va plus de soi d’être unhomme. Le philosopheDanielParrochia s’est saisi de cetteprétendue évidence pour

l’éclaircir, la discuter et tenter d’ensaisir la résonance philosophique.Dans Inventer lemasculin (ChampVallon, 283p., 25¤), cet intellectueloriginal, formépar lesmathémati-ques, développe l’idéeque les rôlesdits masculin et féminin qui ten-dent aujourd’hui à se recouper nesontpas etneseront jamais identi-ques.

Trois romansmettent en scènedes femmesdans un «monded’hommes». Qu’est-ce, au fond,qu’un «monde d’hommes»?

C’est unmonde où les femmes,sans être totalement niées, voientleur rôle réduit à celui de la repro-duction et du faire-valoir. D’unepart, elles ne sont censées existerquepar et pour les hommesoudumoins feignent-elles de le croire.D’autre part, elles sont supposéesn’avoir que le second rôle, un rôled’ornement.Nietzschedisait,dansPar-delà le bien et le mal, que « lafemme n’aurait pas le génie de laparuresi ellen’avaitaussi l’instinctde ne jouer partout que le secondrôle».

Cette place de second rôle n’arien à voir avec l’instinct : elle nepeut êtrequ’uneconditionhistori-que. J’ai essayé d’en entrevoir lesorigines.Çacommencedèslenéoli-thique, quand semet en place uneorganisation patrilinéaire de lasociété: les hommes s’octroient –parce qu’à cette époque-là, c’est laforcebrutequiparle – lesprincipa-les fonctions sociales: la recherchedessubsistances,ladéfense,l’admi-nistration du sacré, c’est-à-dire lestrois fonctionsquiontété repéréesparDumézildès1938commecarac-téristiques de l’organisation indo-européennedes sociétés.

Ces trois fonctions vont connaî-tre de nombreuses inflexions aucours de l’histoire. Mais c’est surelles que se greffent les idéauxvirils : force tranquille, héroïsme,puissance spirituelle, etc. D’où évi-demment cette idée d’un monded’hommes: les femmes, audépart,en tout cas, sontexcluesde tout ça.

Vous voyez cemonde d’hom-mes – ou plus précisément ce

que vous appelez le «modèlestandard» – s’effacer aumilieuduXIXesiècle…

Oui. On voit apparaître alors denouveaux phénomènes: le dan-dysme,ladégradationdelafamilletraditionnelle,lamaîtrisedelapro-création, qui libère la femme d’unasservissement séculaire…Mais ce«modèle standard» a encore debeaux restes. Rien n’est gagné. Cequ’on peut dire, c’est que l’évolu-tion des mœurs, le discours fémi-niste, les revendications égalitai-res ont probablement provoquéchez les hommesdes craintes, unecertainegênequi s’est traduiteparunsilence.

SimonedeBeauvoir remarquaitquel’écrituremêmed’unlivrecom-meLeDeuxièmeSexe (1949) témoi-gnait d’une inégalité: les hommesn’éprouvaientpaslebesoinderéflé-chir sur eux-mêmes alors que lesfemmes étaient un objet d’investi-gation. Aujourd’hui, les hommesse sontmis à parler: de nombreuxouvrages sont apparus ces derniè-resannéessurlaconditionmasculi-ne… sans oublier les petits pam-phlets sur la prétendue perte devirilité. Tout cela témoigne d’uneinterrogation: qu’est-ce qu’unhomme? Il n’y a plus de réponsesévidentes.Cen’estpasunefemme,en tout cas.

Comment penser philosophi-quement la différence des sexessans l’essentialiser? Sans retom-ber sur l’idée d’une nature fémi-nine oumasculine?

Vous touchez un point impor-tant.Cen’estpasparcequequelquechose change, évolue, se transfor-me, que quelque chose ne subsistepas ou ne peut pas subsister danscette transformation même. Tousles mathématiciens le savent :entrequelque chosequine changepas, une base inébranlable, uneessence, et le pur devenir contin-gent,entrecesdeuxextrêmes, ilyatouteuneéchelledegradations.

Leshommesd’aujourd’hui,afor-tiori de demain, ce ne sont pas lesmêmes que ceux d’hier, c’est sûr.Celanesignifiepasquelemasculinsoit une simple norme contingen-te ouque lemasculin et le fémininsoient lamême chose. Les philoso-phies dites de la différence m’ontparudecepointdevuesouventtri-viales: le problème, ce n’est pas dedirequetoutchangeouquelescho-ses diffèrent, le problème, c’est de

savoir cequine changepasdans cequi change. C’est ça la vraie ques-tion et mon livre essaie d’avancerdanscettedirection.

Alors? Qu’est-ce qui ne changepas dans ce qui change?

C’est l’un des points cruciaux.Pour moi, les deux sexes ne sontpas assimilables et cela bien quebeaucoup des rôles que noustenons dans la vie actuelle serecouvrent très largement. Autre-fois, les rôles féminin etmasculinétaient bien identifiés : les hom-mesautravail, lesfemmesàlamai-son.

Dire qu’il y a un recouvrementpartiel des rôles ne signifie pasqu’ils soient identiques. Il y a tou-

joursdesdomainesplusspécifique-ment féminins et masculins.Mêmesi celapeut changer car rienn’est figédans le temps.

Inventer lemasculin: est-ce uneinjonction? Unprogramme?

Le masculin est une catégoriequi au fond n’existe pas véritable-mentpuisque ce qu’on connaît, cene sont que les projections, lerabattementdecette catégorie surles trois grandes fonctions indo-européennes de Georges Dumézil(le prêtre, le guerrier, le paysan). Ilfaudrait donc découvrir ce qu’estun homme quand il n’est plus unhomme de pouvoir, un héros, etc.Et ça, c’est une page à écrire !Réjouissons-nous!p

Dansl’ombredela lumièredeClaudePujade-Renaud,ActesSud, 304p., 21,80¤.Carthage,débutdu IVesiècle. Elissavitauprèsdesa sœur.Manichéenne,elle voitlemonderomainrenoncerauxdieuxpaïensquand l’arrivéede l’évêqued’Hip-poRegiusvient réveillerunpassé terri-ble.Vingt ansplus tôt,Augustinus,dontelleétait la concubineetdontelle aeuunfils, l’a chasséepour faireunmariageavantageux.Avantqu’il n’y renoncepourembrasser la foi catholique. L’entrelacsdelamémoireetduprésent, l’ardeurd’unepassion jamaiséteinte,grâceetdisgrâce,fontéchoauxConfessionsde l’amant.

Grande traversée

«Lemasculinestunecatégoriequin’existepas»LephilosopheDanielParrochiamènel’enquêtesur leshommesd’aujourd’hui

JULIA FULLERTON-BATTEN

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Page 4: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

FlorentGeorgesco

Certains livres portent en euxla trace d’un autre livre : celuiqu’ils auraient pu être. Surune centaine de pages, danssa deuxième partie, le nou-veau roman deMarie NDiaye

atteint ainsi son centre de gravité, et com-me son essence. Il semble alors devenir legrand livre qu’on pouvait attendre del’auteurde Trois femmespuissantes (Galli-mard, prix Goncourt 2009), mais cespagesontétélonguesàvenir,etserontlon-guement démenties. Le charme sera rom-pu, la magie dissipée, accident rare dansune œuvre qui en déborde si souventqu’on se retrouvedésarçonné.

On l’est, à vrai dire, dès le livre ouvert.Grand-mère, fille, petite-fille, séparées, serépudiant, s’ignorant, cependant reliéesparuneforcemagnétique:l’étrangeproces-sion qui s’amorce semble destinée à char-rier à travers le temps lemystère dont elleémane, à le faire irradier. Sauf que, parhoquets, lemagnétisme tourne en rhétori-que, que souvent le temps patine, que lemystèresesimplifieetsecontrefait,parfoisjusqu’à l’arbitraire.

La machine, en se grippant, révèle sanature de machine, là où Marie NDiayenous avait habitués à donner vie. Et le livrese transforme en recueil des éléments quiauraient dû le mettre en marche. ClarisseRivières’estinventéunprénom,unevie,dis-simulant à tous être née Malinka, d’unemèrenoire, femmedeménage,solitaire,unpeu égarée, dont elle a honte aupoint de laprétendremorte.Soncorpsdemétissepeutpasser en contrebande pour un corps deblanche; elledevientClarisse.Mais, sembledire Marie NDiaye, on n’échappe pas à safatalité et, épouse etmère dévouée, puis, àforce d’absence à elle-même, abandonnée,Clarisse se transformera peu à peu en samère.

Rien d’autre que ce qui la caractérised’emblée n’apparaît en elle. Elle est coupa-ble de son reniement, et n’est que cela, desorte que sa fatalité contamine le livre, quin’estplusquelarépétition,sousdesformesdiverses,maisquivarientpeu,decettedon-néeinitiale.Toutcequiluiarriveestdèslorsperçu comme conséquence, voire commejustice immanente qu’un dieu moralisa-teur exercerait sur elle.MarieNDiaye perdau passage beaucoup de son pouvoir depénétration des vies intérieures. Peut-êtrefigée par l’enjeu de rendre sensible uneabsence,elles’absenteeneffet,setientàdis-

tance,réfugiéedansunelanguequis’enfer-me en ses méandres, et s’alourdit d’elle-même. Cette langue finit par diffuser unbrouillard qui n’est pas l’atmosphère deszones troubles de l’esprit oùMarie NDiayesait d’habitude se hisser,mais un point dedépart et d’arrivée, le vague répandu sur lamécanique trop simple du récit par uneromancièreclouéeausol.

Vers la moitié du livre, Clarisse cède laplace à Ladivine, sa fille, et, dans le voyageoù on la découvre adulte, mariée,mère dedeux enfants, le dieu s’empare d’elle à sontour. Moins moralisateur, plus malicieux,c’est alors qu’il fait dévier le roman, et lerend à lui-même. Le pays où nos touristesse trouvent semble être, par hasard, celuidontprovenait lamèredeClarisse.Lesfem-

mes y ont un air de famille avec Ladivine.Des inconnus la tutoient, évoquent avecelle des souvenirs qu’ils prétendent com-muns. Elle ne dément pas, se laisse entraî-ner dans leursmensonges, prolongementsfantastiques du mensonge dans lequel samèrel’a faitvivre,maisoùlavérité, subrep-ticement, se révèle.

Le roman bouge enfin, retrouve uneétrangeté qui n’est plus factice, lebrouillard se dissipe, se reformeplushaut:le lecteur y est attiré, s’y glisse, revit. Maiscela, encore une fois, ne dure pas jusqu’aubout. Le dieu reprend son visage sévère.MarieNDiaye, sous sa coupe, oublie à nou-veau la dimension la plus précieusede sonart, cette libertédepersonnagesconfrontésà l’énigme qu’ils sont pour eux-mêmes, etévoluantà tâtonsdansunmondedesignesincompréhensibles; elle recommence àcomprendrepour eux. Le livre, telle Claris-se reniantsamère, a laisséseperdreau loinsondouble inachevé, dont la présencepas-sagère a dessiné en creux l’échec qui est lesien ; et laissé le lecteur dans une attenteque seul le prochain roman de MarieNDiaye, s’il est ce qu’il doit être, pourraassouvir.p

Un fauxmémorialisteUn jeune apprenti écrivain se voitconfier, par son très désagréablebeau-père éditeur, lamissiond’accompa-gnerunmusicien célèbredans l’écri-turede sesMémoires. De faux-sem-blants en fauxMémoires, le jeunehommetraverseplusieurs foisl’océanAtlantique, romptavec sapeti-te amie et imagineun livre qui serarefusé. Si l’intrigue est sympathique,elle est assez attendue– etmanqueparfois de surprises. C’est dire qu’ilfautun joli talent d’écriturepour enfaireun romanplutôt prenant,malinet bien troussé. Le lecteurn’est pasrassasié, le texte est presque tropmai-gre.Olivier Jacquemond,né en 1980,

poursuitdans la veinetransatlantiquedeNewYork Fantasy(Mercurede France,2009) et confirmed’agréablesdisposi-tions. pNils C.AhlaParis Happening,d’Olivier Jacquemond,Mercure de France,136p., 14,80¤.

Unmari sidéréSi, depuisplusieurs romans, PhilippeVilain s’est éloignéde l’autofiction, ilne s’est cependantpas écartéde sonsujet de prédilection, l’amour, objetque cet élégant entomologiste a sou-ventdisséqué, à travers la paternité(Faux-Père, Grasset, 2008), la différen-ce sociale (Pas songenre, Grasset,2011) ou, comme ici, l’infidélité, thè-medéjà abordédans Paris l’après-midi (Grasset, 2006).

A celà près qu’il se placemainte-nantdupoint de vuedumari bafoué.L’anti-CharlesBovary (car lui est luci-de) se nommePierreGrimaldi.Expert comptable rompuauxéqua-tionsde toutes sortes, oupresque,celui-ci estmarié depuishuit ans àMorgane.Huit ans sans lemoindrenuage, jusqu’au jour où il découvredans le portablede sa femmeunSMSquine laisse aucuneambiguïté quantà l’infidélité de celle-ci. Plongédansunétat de sidération, loinde s’empor-ter, il choisit de se terrer dans le silen-ce.Manière de déréaliser cette trom-perie, de se protéger et de protégerson couple. «Ilme semblait que jedevais raisonner,m’éprouverdans cetexercice, et quemon salut tenait aumaintiende celui-ci.»Au termede cet-

te introspectionamou-reuse finement ciseléequi se jouedes clichés,PhilippeVilain réhabi-lite la figure de l’hom-me trompé, avecpana-che et style. pChristine Rousseau

aUne femme infidèle,de Philippe Vilain,Grasset, 154p., 14,95¤.

Un roi semeurtAprès le pastel dans le romanhomo-nymeet les tulipes dans SemperAugustus, Olivier Bleys s’attache àuneautre culture, un autre savoir-fai-re,mieux, un art : le café. A Rome,dans les années 1950,un roi semeurt.MassimoPietrangeli,maître torréfac-teur, âgéde 71ans, inventeurdesavantsmélangesprisés dans toute laPéninsule, n’a plus quequelquesjours à vivre. Ses enfants accourent àson chevet, les unspar obligation, lesautresdans l’espoir d’être privilégiésdans le testament. Lepatriarche, tou-tefois, a uneultime requête: entre-prendreun long voyageen caravaneavec sa famille et unpercolateurd’unedemi-tonne. Cet extravagantpériple est l’occasionde remonter lecours d’unevie et de dévoiler à sesprochesdes secrets longtemps tus.OlivierBleys trousse ici une fable odo-rantevantant les vertusde ladégusta-tion et de la réconciliation,un conteoùunenostalgiedouce-amère semarie à la comédie. pMacha SéryaLeMaître de café, d’Olivier Bleys,AlbinMichel, 352p., 20¤.

Vingtansaprès,àRomeUntrèsbeauromandePhilippedelaGenardièresur l’éternel féminin, lecinéma, ladolcevita

Sans oublierL’auteurde«Troisfemmespuissantes»déçoitavecsonnouveauroman,récitd’undestinfamilialdontlesmystèrespeinentàprendrecorps

LeséclipsesdeMarieNDiaye

«Elle se voyait, faceàeux, l’hom-meet l’enfantquine sedoutaientde rienetprofitaientde sa libérali-téavecunenaïvebonne foi, com-meuneoutre fendued’où s’épan-dait l’essencemêmedu renonce-ment joyeux,dudonde soi empres-sé, presqueavide.

A cette impressionde réussites’opposait néanmoins l’idéedeplus en plus gênante que sonoubli volontaire et permanentd’elle-mêmeavait construitautour de sa personneunemincemuraille de glace et que sa fillecommesonmari s’étonnaientpar-fois, sans le dire, sans le savoir

peut-être, de nepouvoir l’atteindreau cœur de ses sentiments. Elledevait pourtant bien en éprouver,disait leur regarddérouté, embar-rassé, et deplus variés que ce qu’el-le leur permettait d’en voir.

(…)Clarisse Rivière étaitconscientedu froid qui gagnait,qui se répandait furtivement danslamaison et semblait saisirRichardRivière et Ladivine, lente-ment les figer eux aussi dans le geltrès fin d’attitudes unpeuguin-dées.Mais elle ne savait commentagir pour que cela ne fût pas.»

Ladivine, pages86-87

LittératureCritiques

Florence Bouchy

A20ans,Arianeétaitenpas-se de devenir la nouvelleégérie du cinéma, uneincarnationde la féminité

quisupplanteraitdansl’imaginairecollectif «les anciennes héroïnes deL’Avventura ou de La Dolce Vita».Ellesesentait«fortedecettebeautésur laquelle tous s’accordaient»,«jeune fille animale» guidée par ledésir de séduire. Sur le tournage, àRome, de Ciné-Roman, elle était lacréature d’Adrien, le réalisateuramoureuxd’elle, violent par jalou-sie,et lamaîtressedeJim,sonparte-naire.

L’actrice a pourtant renoncé,depuis, aux promesses du cinémaetlaisséderrièreellecettevied’«icô-ne de pacotille qui enflammaitl’imagination des mâles». Elle n’a

soudain plus rien voulu savoir desa beauté, de l’effet qu’elle produi-sait sur les hommes, des «discoursde ces hommes sur les femmes et lecinéma,toutcebabilqui leursortaitcontinuellementde labouche».Elleestdevenuepsychanalystepourenfinir avec«l’injonctiondebeauté».

PhilippedelaGenardièreréunit,dansRoma/Roman, Ariane,Adrienet Jim vingt ans après le tournagedufilm.Leursvoixalternentets’en-trelacent d’un chapitre à l’autre,pour laisser entendre ce que cesretrouvailles à Rome réveillentchez chacun d’eux de nostalgie,d’amertume ou de désir. Arianen’est plus une «jeune fille lascive»mais «une femme presque inabor-dable». Jim s’est installé à Romepourécrire,etsedemandecequ’ilafait«decettevilledepuis,desabeau-té, et même de cet épisode fameuxde [sa] jeunesse, avec Ariane».Adrien a réalisé d’autres films,mais est un homme vieillissant,toujourshabitépar le regretde cet-te histoire avec Ariane à laquelle il

tient«précisémentparcequ’ellen’apaseu lieu».

Toutentièreaniméeparlavolon-té de saisir ce que pourrait êtrel’éternel féminin,au-delàdesescli-chés iconiques, l’écriture charnellede Philippe de la Genardière nousenveloppedesapuissancesensuel-le. Elle témoignedupouvoir que labeauté exerce sur l’imagination etsurlacréation,toutenprenantactedes limites que son culte impose àceuxqui s’y vouent.

«Lamémoire dumonde»Rome en est ainsi la parfaite

métaphore, cette ville qui sembleconcentrer «toute la mémoire dumonde» et dont la beauté écrase ettétanise, àmoins qu’onne réussis-se à y voir et à y entendre le «rireromain», la vie et l’enthousiasmede«ceshommesetcesfemmesano-nymes [qui] sont lemystèrede l’hu-manité, et enmêmetemps savéritélaplus tangible».

Hommage au cinéma, à la Nou-velle Vague et à Alain Resnais,

Roma/Romanesthantépar la figu-redeDelphineSeyrigdansL’AnnéedernièreàMarienbad(1961),dontlefilmd’Adrienest«unesortedepas-tiche très décalé, et romain». Leromann’estpourtantpasnostalgi-que. Il s’efforce d’articuler les for-mes contemporaines du désir, enpartantduprincipequ’on«nepeutplus parler des femmes commeautrefois», que cela ne leur plaîtplus«desevoirtransforméesenicô-nes, ou même seulement d’êtreencensées pour leur beauté, c’esttout ce qu’elles détestent ou fontminededétester».

On n’échappe pas à la « fièvreromaine», et chaque personnagetrouvedanscettecommémorationl’occasion de s’abandonner à nou-veauàladolcevita.Mais,plussubti-le et sereine que naguère, celle-ciest porteuse d’une promesse nou-velle : l’espoir que l’éternel fémi-nin, s’il existe, soit, plutôt qu’undestin, une possibilité toujoursouverte, un idéal qui ne cessede seredécouvriret de se redéfinir.p

Ladivine,deMarieNDiaye,Gallimard, 400p., 18,50¤.

Extrait

Roma/Roman,dePhilippede laGenardière,ActesSud,320p.,21,80¤.

FREDERIC STUCIN / PASCO

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Page 5: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

Par la porteentrebâilléeDepuisque lesenfants sontpartis, laviedeKhalil et Ihsanse cantonneàleurappartementduCaire. Lavieilles-seest là, adouciepar laprésence fami-lièrede l’autre. Puis Ihsanmeurt,sanscriergare. Par laportequeKhalillaisseentrebâilléeviennentalors lesvieuxamis. Petitsbonheursd’échan-gesdevue, d’humouret d’affection,trouésparde fugitifs instantsdecha-grinquiprennentKhalil par surpriseetnousbouleversent.

«J’écris avecdes débris quoti-diens», disait le romancier égyptienIbrahimAslân (1935-2012). Par sonapprocheobjectiveet apparemmentbanaledesêtres etdes choses, cemaî-tredu romanarabemoderne–quel’oncompare souventà Tchekhov–

nousconfronte avecgrâceaux indiciblesmystèresde la vie. p

Eglal ErreraaDeux chambres avecséjour. Petit feuilletondomestique, d’IbrahimAslân, traduit de l’arabe(Egypte) par StéphanieDujols,Actes Sud,«Sindbad», 128p., 16,80 ¤.

NicolasWeill

Qu’aurait pensé MaxFrisch (1911-1991) enapprenant qu’onpublierait en 2010l’ébauche de son jour-nal tenu en 1982-1983?

Cet auteur méticuleux interrom-pitsonentrepriseen1983et,desonvivant, n’en déposa pas le manus-crit dans ses archives. Il ne laissapasnonplusd’instructionsautori-santouprohibantlapublicationdecetécritposthume–laquellepubli-cation (chez Suhrkamp) s’est faitesur la base d’une copie dactylogra-phiéeretrouvéechez sa secrétaire.

Plus de vingt ans après samort,Frisch est étudié à l’écoledans l’es-pacegermanophone.AvecDürren-matt, c’est l’autre grand écrivainsuisseallemanddelasecondemoi-tiéduXXesiècle. Ses romanset sonthéâtresubissentpourtantaujour-d’hui la baisse d’attention qui estle lot debiendes classiques.

La sortie de ces Esquisses pour-rait changer les choses. Frisch,dont l’œuvre est en grande partieautobiographique,apubliéàdeuxreprises un Journal de son cruconcernant les années 1946-1949puis 1967-1972 (tous deux traduitschez Gallimard). Cet habitué del’observation ironique de soiaurait pu vouloir exhiber sa der-nière décennie, projet qu’une rup-ture amoureuse avec sa compa-gne, l’Américaine Alice Locke-Carey (la«Lynn»deMontauk,Gal-limard, 1978), aurait fait avorter.

Sans illusionMais ces pages arrachées à

l’oubli sont bien plus qu’un jour-nal intime: leur nature fragmen-taire révèle la quête inépuisabled’une forme nouvelle d’écriture,qui exprime la discontinuité del’existencemoderne. Il s’agit doncavant tout de littérature et non deconfessions.

Architecte de formation, Max

Frisch a incarné aussi une figure-typed’intellectueldegauchehelvé-tique–mêmes’il l’était devenusurle tard, après sa rencontre avecBrecht, en 1946. Dans les années1980, en plein réveil de la guerrefroide,cejournalmontrequ’ils’obs-tineàdemeurerdans son rôle, toutens’avouantdeplusenplusindiffé-rent à la politique, et sans illusionsur l’impact de ses engagements.Ainsi, hôte d’un déjeuner de l’Ely-sée, il se fait rabrouer par FrançoisMitterrandàquiildemandecequ’il

pense des mouvements pour lapaix,tandisquelenouvelélusocia-listepréfèredissertersurRacine…

Ecrivainà succès, Frisch fut aus-si un homme à femmes. Mais ilarbore ici une autre posture: celledu vieux monsieur qui, moderneFaust, tente désespérément dedemeurer au diapason de la jeu-nesse – notamment celle de sescompagnes. Il assure avoir remiséla Jaguardans laquelle il s’affichaitdans les années 1960; prétend fai-re la cuisine, ne jamais laisser de

vaisselle sale ; être pour l’émanci-pation féminine…

Ilne fautpas se laisserprendreàces résolutions en forme de lieuxcommuns. L’accumulation descontradictionsestenréalitéunpro-cédé littéraire qui, derrière letémoignage et les professions defoi, cherche à faire entendre une«voix derrière la scène». Sous l’as-pect convenu des diatribes datéescontre Reagan et Thatcher, sous laplainte surannée du «macho»confronté à l’impuissance sexuel-le,MaxFrischcrée,àpartirdeslam-beauxderéel,unpersonnagedefic-tion. Certes, ces textes ont absorbécomme un buvard l’esprit dudébutdesannées1980–témoigna-ge d’une époque qui précédait lachutedumurdeBerlin,mêmesi lapeur d’une apocalypse nucléairequi s’y exprimesans cesse ressem-bleaujourd’hui,àtortouàraison,àunobjet debrocante.

Mais lamise enavantpar Frischde cette panique politique semblejuxtaposée à dessein à l’étalaged’une existence de privilégiéoscillantentreloftàNewYork,mai-son de campagne dans le Tessin,appartement Art nouveau zuri-chois et vacances à Saint-Barth–avec pour seul souci celui de neplus retrouver ses livres.

Comme si le torpillage de touteempathie possible pulvérisait le«pacte autobiographique» etléguaitaveccesultimeslignesnonun cœurmis à nu mais, en formede condensé, une magnifiqueintroductionà l’œuvre. p

Charged’âmesBienheureux lespauvres en esprit?AuSacré-Cœurde Londres, on seprépare à la Semaine sainte. LesdamesdesŒuvres s’activent. Et avecelles,Mary-Margaret, une jeune fillesimplette, confite endévotion. Ennettoyantun crucifix enplâtre, voi-là qu’elle a l’impressionqu’un sangbien réel coule desplaies duChrist.

Après Saisonde lumière (Plon2011, «J’ai lu», 286p., 7,10 ¤), Frances-caKaynous entraînebien au-delà delamiraculeuseanecdote.Dans lacommunautéparoissialeboulever-séepar l’événement, les destins desunset des autres se rejoignent. Ettandis que des illuminés crient auprodige et que l’âmedeMary-Marga-ret vacille se révèlent des personna-ges infiniment touchants, confron-tés à leurs espoirs, leurs élans etleurs craintes.pXavierHoussina Le Tempsde la Passion(TheTranslation of TheBones),de Francesca Kay, traduit de l’anglaispar Carine Chichereau,Plon, «Feux croisés», 208p., 21 ¤.

Nils C.Ahl

C’est avec Le Cœur de l’homme,mais surtout avec un vrai chœurd’hommesetde femmes,que JónKalman Stefánsson termine une

trilogie, commencéeavec Entre ciel et ter-re (Gallimard, 2010) et qui fera date dansla littérature contemporaine islandaise.Un dénouement en forme d’entonnoirrenversé, qui retombe comme une neigede petites anecdotes et de personnagessur l’intrigue générale: après La Tristessedesanges (Gallimard,2011)ausibeléquili-bre et si bienmaîtrisé, Le Cœur de l’hom-meesttraverséparleplaisirpresquejuvé-nile de renchérir et de raconter encore.

Narrativement,ce troisièmeromanestprobablement le plus lâche, formelle-mentparlant.Leplus libre, leplus indécis.Pourtant, l’enchaînement est impecca-ble. A la seconde ou au millimètre près,comme dans les meilleurs feuilletons.LeCœurdel’hommes’ouvrequandJensetle gaminsortentde l’hiver et de la tempê-tedeneigeà la conclusiondutomeprécé-dent. Quelques chapitres courts avant leréveil du gamin, recueilli parunmédecinde village, et voilà la vie qui revient, brû-lante commeune chevelure rousse.

Dans la continuité des deux précé-dentsromansdel’écrivainislandaisnéen1963, le «gamin» occupe le devant de lascène–etavec lui sadécouvertede lapoé-sie, des mots, du désir et des femmes.Après une grosse centaine de pages,cependant, les deux rescapés quittent levillage: ils rentrent. Le lecteur comprendque c’estune fois de retourque ce troisiè-me roman commenceravraiment.

Course temporelleDisons-le d’emblée : le rythme et la

constructionduCœurde l’hommedérou-tent. Il yadanscespagescommeunesyn-cope,unmouvementirrégulier.Unbatte-ment court, suivi d’un battement lent etlong. Une fin qui n’en finit pas de finir,

non plus. Mais com-ment mieux rendrehommage au pouvoirde la littérature et à lapuissance des mots(«ilsentrentaupluspro-fond de toi et ne te lais-sent plus aucunrépit ») ? Dans cette

Islande d’avant-hier, au tournant duXXesiècle, la parole poétique occupe uneplaceprépondérante(peut-êtreparadoxa-le) dans la vie rude de ces hommes et deces femmes. Dans Entre ciel et terre, onmouraità causede la lectured’unpoème.Dans Le Cœur des hommes, on peut toutabandonnerpourunelettrequivousdon-ne l’impressiond’exister.

Pour reprendre la touchante formulede Gísli, le directeur de l’école, «celui-là,comme tous les livres véritables, parle deceque signifie être unhomme, et il dit quec’est diablement difficile». Mieux, il parlede l’homme dans le temps. De l’hommepris dans le cours des temps, longs etcourts, le temps qui passe, qui est passé,qui revient, qui se répète (« le quotidienest telle uneherbe que vous brûlez jusqu’àla racine et qui lentement reprend, se fraieun chemin à travers la nuit, puis brusque-ment fleurit»). Beaucoup moins de des-criptions et de paysages ici qu’ailleurs,mais Jón Kalman Stefánsson rend parfai-tement, en revanche, la densité de cettecourse temporelle. Avec mélancolie, etdans la joie, aussi.

C’est ainsi, par exemple, que le lyrismedessaisonsetdesmoisrevient,inlassable-ment. Admirablement saisi en une phra-se ou deux : «La nuit de juin est un peucommelesouffledeDieu, l’espaced’unins-tant, l’existencedevient douce etmoelleu-se.»Lesimplefaitde l’écriresansêtreridi-cule est miraculeux. La grande force del’écrivain islandais est de ne pas avoirpeur du pathétique et du sublime. Il estpathétique et sublime. Ou plus exacte-ment, Le Cœur de l’homme l’est. Et pres-que sans fausse note.

Certains lecteurs lui trouveront sansdouteundrôledegoûtpour lesmélangesde «haute» et de «basse» littérature, depoésie et de roman populaire. Mais c’estjustementpour cela qu’on l’aime.p

Sans oublier

Éditions de l’OlivierÉditions de l’Olivier

«Ce petit roman, parfaitementburlesque (ou burlesquement parfait),porte cette griffe pagienne, pagiste,où la profondeur est accentuéepar une mélancolie de lendemainde fête. »Yann Moix, Le Figaro

MartinPage

L’apiculture selonSamuel Beckett

DouxcommelesouffledeDieuSuperbederniertomedelatrilogiedel’Islandais JónKalmanStefánsson

«Un écrivain croit-il aujourd’hui qu’on lelirapeut-être dans cent ans? Ecrire estdevenuune autre entreprise, une conver-sationavec des contemporains, et riendeplus; lamissionde l’écrivain, consistant àcommuniqueraux enfants de ses enfantsunpeude son époque, devient une illu-sion. Il y a quarante années de cela,Brecht parlait encore auxgénérationsfutures»

Esquisses pouruntroisième journal, page36

Critiques Littérature

Le Cœurde l’homme(HjartaMannsins),de JónKalmanStefánsson,traduit de l’islandaispar Eric Boury,Gallimard, 456p., 22, 90¤.

Arrachéesàl’oubli,ces«Esquissespouruntroisièmejournal»relèventautantdelafictionquedesconfessions.Unebonneintroductionàl’œuvredel’écrivainsuisse

MaxFrisch,unFaustdestempsmodernes

Esquisses pouruntroisièmejournal,deMaxFrisch,traduit del’allemand (Suisse)parOlivierMannoni,Grasset, 254p., 18 ¤.

THIERRY ALBA

Extrait

50123Vendredi 22 février 2013

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

PublicationdéconseilléeLajournalisteAlixdeSaint-AndréaexhuméuntextedeFrançoiseGiroudécritdanslesannées1960etquel’oncroyaitdéfinitivementperdu

Josyane Savigneau

Il aura fallu attendre dix ansaprès la mort de FrançoiseGiroud, le 19 janvier 2003,pour que soit publié un tex-te écrit en 1960 et qui est leplus vrai, le plus émouvant

de tous ses livres. Cette Histoired’une femme libre –quin’estpeut-être pas vraiment ce que son titreindique, car on y voit une femmepiégée–,FrançoiseGiroud,àlader-nièrepage, la qualifie de «reporta-ge». C’est lemot juste.Une investi-gation, par elle-même, sur unefemmequi a alors 44ans.

Depuis1953,ellerégnaitsurL’Ex-press, que venait de créer Jean-Jac-ques Servan-Schreiber. Elle avaitquitté lemagazine– oùelle revien-drait. Elle était désespérée: Servan-Schreiber, qu’elle aimait, venait dese marier. Elle ne voyait qu’unesolution: le suicide.«J’avais encoredeux rendez-vous dans la soirée. Jem’yrendis,cen’étaitpasuneraison,parce que j’avais décidé de repren-dremaliberté etd’enuser suprême-ment enpassantde la vie à lamort,pour être grossière.» Elle avait toutorganisé, pourtant elle a été rame-néeàlavie,aprèsdesjoursdecoma.

Elle a alors écrit, confiait-elledans On ne peut pas être heureuxtout le temps (Fayard, 2001), «untexte hurlant. Sauvage. Après [ellea] eu conscience qu’il ne fallait paspublier cela, qu’il ne faut pas tou-jours rendrepublic ce qu’onécrit».

On savait que ses amis FlorenceMalraux et François Erval luiavaientdéconseilléde lepublier, eton le croyait perdu. «En réalité,explique Alix de Saint-André, quil’a édité et annoté, j’ai trouvé à l’I-MEC [Institut mémoires de l’édi-tion contemporaine], soigneuse-ment classés à la rubrique autobio-graphie,deuxtextesintitulésHistoi-re d’une Femme libre I et Histoired’unefemmelibreII,datantdel’été1960.Lapremièreversionsecompo-se d’un chapitre d’une trentaine depages, les trois premiers chapitresdu livre actuel, accompagné d’unautre d’une quinzaine de pages,sans lien entre les deux, racontantsapassionpour Jean-Jacques et sonsuicide.» Ce texte se donnait com-me un roman, mais demeurait

informe. C’est probablement celuiqu’ontluFlorenceMalrauxetFran-çoisErval.

«Mais la seconde version étaitplus complète. Environ 250 pages,où,après lemêmepremierchapitre,Françoise avait réorchestré le récitdesonsuicideautourdeceluidetou-te sa vie. Cenouveaurécit, composéchez Hélène Lazareff au Lavandoupuis à Capri, entre juillet etaoût 1960, posait un problèmemajeur: tout le monde y figuraitsous son vrai nom, à part Jean-Jac-

ques Servan-Schreiber, qu’elle avaitdivisé en deux: JJSS, qui apparais-saitsoussonnom,entantquedirec-teur de L’Express, et un autre per-sonnage, distinct – Blaise –, l’hom-mequ’elleaimait…»

Ce récit, ce «reportage», elle l’a

soumis à son ami Charles Gom-bault, à l’époquerédacteurenchefdeFrance-Soir. N’osantpas luipar-ler, il a préféré lui écrire sonimpression. Pour lui, il ne s’agis-sait en rien d’un reportage, maisd’une sorte d’auto-analyse. Et, siFrançoise Giroud disait vouloirpasser rapidement sur l’histoirede L’Express, elle s’y attardait toutde même, et son compte rendutournait parfois au réquisitoire.

Enfin, la prudencequi consistaità scinder Jean-Jacques Servan-

Schreiberendeuxper-sonnes brouillait lespistes. On ne compre-nait pas pourquoi ceBlaise avait tellementaffecté la relation deFrançoise Giroud avecJJSS. En unmot, Gom-bault déconseillait lapublication, estimanten outre que, lors-qu’on avait fait partie

d’uneéquipe, onnepouvait rendrepublic son désaccord que s’il étaitidéologique, politique, mais enaucun cas personnel et sentimen-tal.Histoire d’une femme libre étaitunesecondefoisvouéà l’oubli.

Pourquoi a-t-on aujourd’hui la

chance de le lire? Sans doute parcequ’Alixde Saint-André, jeune jour-naliste, a poussé un jour de 1987 laporte de FrançoiseGiroudpourunentretien. On l’avait bien préve-nue: elle n’était pas facile. «C’estune horrible bonne femme!», avaitdéclaré samère. La jeune Alix étaitbien décidée à ne pas s’en laisserconter, à ne pas se courber devantla statue Giroud. Elle a rencontréune femmede 71ans qui se sentaitvieille, triste, déprimée. Elles sontdevenues amies, comme elle leracontedansGarde tes larmespourplus tard (Gallimard, 290p., 20¤).

Unlivrequinecachepassonpar-ti pris : la défense absolue deFrançoise Giroud. Indignée par lapremière biographie, signée deChristine Ockrent (Une ambitionfrançaise,Fayard,2003),etparl’usa-ge immodéré que celle-ci y fait ducommentaire au vitriol, Alix deSaint-André entreprend, avec lacomplicité de Caroline Eliacheff, lafilledeFrançoiseGiroud,departiràla recherche de cettemère au fondtoujoursmystérieuse.

C’est grâce à l’enquête qu’elle amenée pour ce livre qu’on peutavoir enfin entre les mains cetémoignageétonnantde FrançoiseGiroud sur elle-même. Elle n’ycachepassesdésarrois,dès l’enfan-ce. On comprend mieux le par-coursquil’aconduiteverslejourna-lisme.Onvoitlesblessuresetlesfai-blessesquedissimulaitlepersonna-ge public qu’avec obstination elleavait créé.p

Frédéric LemaîtreBerlin, correspondant

Peut-onrireavecHitler?

Histoired’une femme libre,de FrançoiseGiroud,Gallimard, 250p., 18,50¤.Signalons, dumêmeauteur,la parutionde la nouvelle éditionde FrançoiseGiroudvousprésente leTout-Paris, Gallimard, 460p., 22,90¤.

LACOUVERTURE, elle, est une réussiteincontestable. Sur fond blanc, lamèche bru-ne et la petitemoustache carrée se voientde loin et ne laissent planer aucundoutesur l’objet du livre. En s’approchant, le pas-sant remarque d’ailleurs que lamoustachen’en est pas unemais qu’elle est formée parle titre écrit en caractères petitsmais trèsgras : «Er ist wieder da» (« Il est de retour»,aux éditions Eichborn, 2012).

Avantmêmed’avoir ouvert le livre,l’acheteur va difficilement réprimer unpre-mier sourire en passant à la caisse.19,33euros : un clin d’œil à l’arrivée desnazis au pouvoir dont chacun appréciera lafinesse.

Nous voilà prévenus: grâce à ce roman,nous allons passer un bonmoment avecHitler. Ce n’est certes pas la première fois :Charlie Chaplin eut le courage de tournerLeDictateur dès 1940,mais cela produit tou-jours son petit effet, surtout enAllemagne.

D’ailleurs, pour que le lecteur compren-ne bien qu’il a un véritable brûlot entre lesmains, l’éditeur explique, dès la page de gar-de, l’objet du scandale. Au fil du livre, «le lec-teur se surprend de plus en plus souvent à neplus rire sur Hitlermais avec lui. Rire avecHitler, c’est possible? A-t-on le droit aujuste?».

Ficelle tropgrosseRarementun éditeur aura autantmâché

le travail des journalistes. Un peu trop?Paru en septembre2012, ce roman a, dansunpremier temps, plutôt été ignoré par lapresse. La ficelle était sans doute trop gros-se. D’ailleursHitler fait demoins enmoinsvendre.Mais, dans le cas du romandeTimurVermes, journaliste devenu «nègre»depuis 2009, le public en a décidé autre-ment. Er ist wieder da figuraitmanifeste-ment en bonne place dans les cadeauxdeNoël, au point que ce roman est désormaisen tête des ventes.

Son éditeur fait état, pour lemoment, de456000ventes auxquelles il convientd’ajouter 135000audiolivres. Vingt-septmaisons d’édition étrangères en ont déjàacquis les droits, dont Belfond pour la Fran-ce.Manifestement, les éditions Lübbe –davantage connues pour leur sens dumar-keting que pour la qualité littéraire de leurproduction – n’ont pas perdu de tempsavant d’imprimer leurmarque à Eichborn,un ancien éditeur proche de l’extrêmegau-che qu’elles rachetèrent en novembre2011alors qu’il allait déposer le bilan.

L’originalité du livre est double : l’histoi-re se passe en 2011 et elle est racontée parHitler lui-même à la première personne dusingulier. Le Führer, en effet, n’est pasmorten 1945. Le voilà qui se réveille en 2011 à Ber-lin, pas vraiment au courant des événe-ments qui se sont produits ces soixante-sixdernières années. Il a beau expliquer qui ilest, les Allemands qu’il croise le prennentpour un acteur. Un producteur de télévi-sion l’invitemême sur un plateau. L’hom-me se taille un franc succès à cette occasion,au point, à la fin, d’envisager d’écrire unlivre et de se lancer en politique. Pourl’auteur, Timur Vermes, l’intérêt du roman,on l’aura compris, est de faire réfléchir lelecteur: un nouvel Hitler pourrait resurgiraujourd’hui.

Gagnerde l’argentpar tous lesmoyensLe succès du livre repose sans doute sur

d’autres ressorts: confrontantHitler à l’Alle-magne «multi-kulti» du XXIesiècle, leromanmultiplie les quiproquos cocasses.La retranscriptiondes dialogues entreHit-ler, avec son langage d’une autre époque, etses interlocuteurs auxmultiples dialectesest souvent savoureuse. Demême, les ren-contres imaginaires entreHitler et certainsresponsables politiques bel et bien réels,commeRenate Künast, députée écologiste,sur un plateau de télévision, sont bienmenées.

Parions que ce romanne va ni banaliserlemal ni provoquer une quelconqueprisede conscience sur les dangers du retour dela peste brune. Comme la plupart des per-sonnages du livre, l’éditeur n’a qu’un but,d’ailleurs parfaitement atteint : gagner del’argent, par tous lesmoyens. p

C’est d’actualité

DiresaliberténesuffitpasPEUT-ÊTREa-t-onbesoind’une réussi-te spectaculaire,d’unepositionqu’onpeut exhiberfièrement, pourcacher qu’on s’estsentie«coupabled’exister», «super-flue» et qu’on est

allée jusqu’à penser, «il n’y a pas depla-ce pourmoi». Si, en dépit de l’admira-tionqu’onpouvait avoir pour la grandejournalistequ’était FrançoiseGiroud,on était agacéde la voir sembler atta-cher tropd’importanceau jeudes rela-tions sociales, la lecture d’Histoire d’unefemme libre éclaire tout d’une autremanière.

Les jeunes annéesdifficiles, le travailtrès tôt, la rencontre avec le cinéasteMarcAllégret qui la fait entrer dans lemilieudu cinéma.Mais l’expérience laconduit à penser: «Je n’ai jamais étéune jeune fille.»Elle n’en apas eu letemps. Lorsqu’onest la petite dactyloqui répondau téléphone, on apprendvite àneplus faire de gaffes.Onnedit

jamais àune épouseque sonmari n’estpas encore arrivé, oudéjà parti,maisjuste qu’onne le trouvepas. «Quandona renduce petit service-là à quelqueshommes, cela ne vous donne pas le goûtdumariage. Légalisé ounon.»

Commentavoir cette lucidité préco-ce, puis unparcoursde volonté et decourage, quimène jusqu’à la directionde L’Express, et tomberdans le piègedela femmedélaissée, qui décide d’enmourir?

C’est la questionqu’on sepose sanscesse en lisant ce livre, et qui le rendpas-sionnant. FrançoiseGiroud se veutlibre.Mais il ne suffit pas d’affirmer saliberté, il faut la penser. Et elle est alorsplus forte que toutes les blessuresd’amour.p

Jo.S.

Extrait

Histoired’un livre

Pour son ami CharlesGombault, on nepouvait rendre publicson désaccord ques’il était idéologiquemais pas personnel

«Journaliste, je dépends de ceuxqui possèdent lesjournaux. (…) Le joug est léger, plus léger certaine-ment qu’enpays non capitaliste. (…)

Attendredes représentantsdu capital qu’ils vousfournissent gracieusementdes armes – c’est-à-direen l’occurrence des journaux– pour s’élever contreune formede société qui leur convient, et unemora-le qui est la leur, cela porte unnom: l’imbécillité.Mais la plupart de ceux qui travaillent dans lesgrands journaux sont, en gros, d’accordavec cettesociété et cettemorale. Ils ne sont pas achetés: ilssont acquis. La nuance est importante.

Ceuxqui ne le sont pas, peuvent, en théorie, créerd’autres organes pour exprimer leurs vues.

Enpratique, les fondsnécessaires à la créationd’une telle entreprisene se trouvent pas dans lespoches des révolutionnaires.»

Histoired’une femme libre, page57

PIERRE VALS/OPALE

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Page 7: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

Trader en binaireSi l’expression«trading àhaute fré-quence» vous est étrangère et sivous croyez que lesmarchés finan-ciers ressemblent encore auxbour-ses du siècle dernier, avec leursagentshystériquesen jaquettes,ouvrez ce livrede toute urgence.Vouspénétrerez, à un rythmeeffré-né, dans la tête d’undes plus grandstradersde la BoursedeNewYork.Unde ceuxqui passent à chaque ins-tant desmilliersde transactions etqui, peut-être, tiennentdéjà votreretraite entre leursmains. Sniper –c’est sonnom–n’a pas de visage. Iln’aimepas les limousines et tra-vaille dansunhangar climatisé duNew Jersey. Il domine lesmarchésdepuis la crise de 2007. Il tue lors-qu’il le faut. Froidement.Mécanique-ment. Sniper estunalgorithmecapa-ble depasser plusde transactions enunemillisecondeque tous ceuxquil’ontprécédé. Et Sniper a décidédetout vousdiredans ce livre facétieu-

sement«traduit dubinaire» et qui éclai-re à sa façon l’histoi-re sociale desmar-chés financiersdepuis le XIXesiè-cle.pGilles Bastina6, «traduit du binairepar Ervin Karp», Zonessensibles, 112p., 12,06¤.

Série «Lost»Série téléviséeemblématiquedesannées2000, «Lost: lesdisparus»asuscitémoult commentairesdontcelui, brillant,dePacômeThielle-ment (LesMêmesYeuxqueLost, LéoScheer, 2011). S’y ajouteaujourd’huiceluide SarahHatchuel. Songrandmériteest deprendreàbras-le-corpscequi fascineet cequidésespèredans«Lost»: savirtuositénarrativeapparemmentsansqueueni tête.

Slalomtemporel,manipulationpermanentedutéléspectateur,mélanged’architectureraisonnéeautantqu’aléatoire,«Lost»est àl’imagede la fiction téléviséed’aujourd’hui, contradictoire.Artifi-cielle, créativeet ambitieuse… ladéceptiondeses admirateursaumomentdesa conclusions’explique.Lamontagnenepouvaitaccoucherqued’unesérie. pNils. C.AhlaLost. Fiction vitale,de SarahHatchuel, PUF, 144p., 12¤.

Éditions de l’OlivierÉditions de l’Olivier

«Un beau livre sur la solitudeet la fragilité des êtres,un magnifique romandes sensations, la marqued’un véritable écrivain. »François Busnel, L’Express

ErwanDesplanques

Si j’y suis

Julie Clarini

Si l’on en croit les premiers inté-ressés, le fait que la discrimina-tion soit une expérience parta-gée n’est en rien une consola-tion; leur situationn’en estqueplusdésespérante.A lesécouter

encore, on se rend compte qu’ils viventavec la peur de devenir «paranoïaques»,terrifiés à l’idée que les aléas de leur exis-tencepuissentêtre lusàl’auned’uneseuledimension de leur être. La discriminationest une épreuve de l’injustice que beau-coup tentent d’écarter en refusant de s’enprésenteruniquement commevictimes.

Le livredesquatresociologuesFrançoisDubet,OlivierCousin,EricMacéetSandri-ne Rui est entièrement bâti sur la restitu-tionet l’analysede la façondont les uns etlesautresmettentenmotscetteexpérien-ce. Noirs, Arabes, femmes, homosexuels,pour reprendre les catégories dont usentlesindividusinterrogés,qu’ont-ilsencom-mun? Les auteurs répondent à la difficul-téméthodologiqued’agrégerdesrapportsdifférents à l’injustice en rappelant queces personnes partagent deux senti-ments: lacertituded’êtrediscriminableet«l’incertitude d’être discriminé», une per-ception qui, soulignent-ils, «fait toute ladifférence de charge mentale, toute l’asy-métrie entre ceux qui sont discriminableset ceuxqui ne le sont pas».

«Médusé», «saisi», «dégoûté», «ulcé-ré», lesmots se bousculent pour dire l’ef-fet de sidération qui provoque chez lesujet une dissociation entre ce qu’il per-çoit de lui et ce que le monde lui renvoie.OnsavaitaumoinsdepuisSartrequecetteexpérience pouvait mener à la haine desoi; grâceà l’enquêtenourriede 187entre-tiensmenésaussibienàl’hôpitalquedansdes lycées, chez des militants politiquesquedansdesagencesdecasting,ontrouveiciunrépertoireprécisderessourcesmobi-

liséesparlesindividuspouréviter lesbles-sures ou du moins en émousser le tran-chant: ladissociation, labanalisation, l’in-différence.Parmilesartsdela lutte, laplai-santerie,etparmiceuxde l’esquive, la sur-conformité, l’unecommel’autres’avérantdes tactiquespérilleuses.

Finement, l’enquête rend compte de ladifférence entre stigmatisation et discri-mination: les femmes, par exemple, sontdiscriminées dans leur parcours profes-sionnel mais peu stigmatisées. Inverse-ment, Sandy, qui se présente commeNoi-reetcomme«grosse», atoutpourêtrestig-matiséemais elle se sent peu discriminéeau travail. Elle ajoute : «Pour un posted’auxiliairedevie, jepensequelesgenss’at-tendentà voir unNoir ouunArabe.»

Mais outre ses qualités de synthèse,l’ouvragesedistinguedel’abondantelitté-rature sur le sujet (eurobaromètre annuelsur le sentimentde ladiscrimination,arti-clessociologiques, rapportsofficiels…)parlafaçondontiléclaireledébatentrecequeFrançois Dubet appelait, dans un précé-dentessai,«l’égalitédesplaces»et«l’égali-té des chances» (Les Places et les Chances.Repenser la justice sociale, Seuil, 2010). Lasociété française oscille en effet entredeux conceptions: l’une, historiquementtrès ancrée, qui privilégie la réductiondesinégalités et cherche à assurer la protec-tion des positions sociales et profession-nelles ; l’autre, plus récente, s’appuyantsurlapromessefaiteàchacund’«uneespé-rance équitable demobilité».

ScepticismeDe manière surprenante, on découvre

lespremiersconcernéspeuconvaincusdel’efficacité des politiques de lutte contrelesdiscriminations.Beaucoup,aucontrai-re, expriment leur scepticisme sur les«parcours d’excellence» et autres «cor-dées de la réussite» qui n’élisent qu’unepoignée d’entre eux. Et ils restent, dansleurmajorité, anxieuxde la valeurde leurmérite sur lequel les systèmes de quotaspourraient jeter la suspicion: «Pourquoide la discrimination positive, s’interrogeFatima, anthropologue. Pourquoi? J’ai le

même parcours que vous, j’ai les mêmescompétences, pourquoi positive? (…) Parceque je suis noire, parce que je suis arabe,parce que je suis…?» Ils sont ainsi nom-breux à ne pas se reconnaître dans lescadres institutionnels construits à leurintention.

Leur attachement aumodèle de l’égali-tédesplacesestd’ailleurs loind’être l’effetd’unaveuglement.D’après les auteurs, onfaitmieuxvaloir sonmériteet ons’assureune meilleure mobilité dans une sociétéglobalementpluségalitaire. Comme leditSalim:«Certainsvontutiliser le systèmeetvont bien l’utiliser à leur profit. Mais lessourcesvraies desdiscriminations, lehard-ware, le logement, l’emploi, on n’y touchepas, on touche qu’à la surface des choses.»Commentmieux rappeler que si la discri-mination est une injustice, l’égalité deschancesn’est pas toute la justice? p

Extrait

Antoinede Baecque

LenouveaulivredeChristopheChar-len’estpasqu’unrecueildesprinci-paux textes de l’un des historiensles plus reconnus d’aujourd’hui,

sur ses champs d’investigation dûmentrépertoriés, l’histoiresocialedesélites,desintellectuels, des historiens, des universi-tés et de la culture. C’est également unpavédanslamare.Appuyéesurdesétudesici réunies, l’entreprise d’auscultation etde rénovation de la discipline en voit saportée renforcée, comme le suggèred’ailleurs l’ambitieux et judicieux titre del’ouvrage,Homohistoricus. Il faut le consi-dérer comme un essai d’historiographiecritique, qui s’inscrit directement dans cemomentde«crisedel’histoire»diagnosti-qué depuis une quinzaine d’années par larevigorante contribution de Gérard Noi-riel, Sur la «crise»de l’histoire (1996).

Charle réagit ainsi vivement au dis-cours de dénigrement et au catastrophis-mefranco-françaisrécentsurl’étatdel’his-toire, tel qu’il s’exprimenotammentdansunnumérode la revueLeDébatsur«l’éco-le historique française en péril» (janvier-février2010) et dans le bilan alarmiste deJean-François Sirinelli, L’Histoire est-elleencorefrançaise? (2011).Pourlui,cetteten-

dancecrépusculaire«n’est justifiéeen rienpar l’état réel du champ historiographi-que», toujours fructifié par la créativitédes jeunes ou moins jeunes générations.Ce discours de l’affaissement est surtoutunecrispation:onopposeunâged’orsup-poséàunmomentprésentquiverraits’ag-graver la perte d’influence dumodèle his-toriographiquehexagonal.

L’auteur y voit d’abord un hyperpessi-misme nostalgique brandi par quelquesmandarins visiblement déboussolés «parunmondequinecorrespondplusàleurjeu-nesse». Ces prophéties à la Cassandre s’ac-compagnent selon lui d’un processus decloisonnementd’unpré carréhistoriogra-phique qui se vit comme assiégé et d’uneréécriture de l’histoire de l’histoire large-mentmythologique, qui visent en réalitéàverrouillerl’accèsauxpostes-clésdupou-voir dans la discipline.

«Prolétariat intellectuel»Christophe Charle n’en est pas pour

autantbéat. Ilarepéré,évidemment,le fai-ble niveau théorique, voireméthodologi-que, de la discipline historique en France,la miniaturisation des objets, des ques-tions,des compétences, la rétractationdessources, l’enfermement francocentriquedelaplupartdestravaux,legoulotd’étran-glementd’uneéditiond’histoirequirecen-tre lespublicationssurunpetitnombredesujets et de périodes, la démobilisation,enfin, d’une profession qui n’offre plusguère de débouchés à ses jeunes cher-

cheurs, créant un véritable «prolétariatintellectuel».

Alors,quellessolutions?L’Homohistori-cus contemporain s’inscrit dans un chan-gement de paradigme: s’impose aujour-d’hui unehistoire comparée à l’échelle ducontinent ou du monde, une histoire auquestionnement global en nécessaire dia-logue avec les autres disciplines. Une his-toire qui se ferait donc aussi sociologie,anthropologie,histoiredel’art,desspecta-cles, des images, et dont le discours nepeut être vraiment consistant qu’en croi-santplusieursniveauxd’interprétation,le

social, le politiqueet leculturel, et plusieurséchelles d’analyse afinde «relier le collectif etl’individuel, le voulu etle subi, le perçu et l’im-pensé».

C’est en définitivepour donner du grainà moudre à ceux qui

accomplissent,ouvont accomplir, le tour-nant historique espéré et soutenu ici avecun enthousiasme lucide que ChristopheCharle remet ses textes, parfois publiésdans des colloques ou recueils difficile-ment accessibles, en circulation. Cettefaçonde rebattre les cartes de la disciplinefaitdubien.CommeEtiemble,quidénom-mait ce type de relectures roborativesl’«hygiène des lettres», on comparera ceventd’airfraishistoriographiqueàunesai-ne tentatived’hygiène critique. p

Pourunventd’airfraisenhistoireChristopheCharledénonce lepessimismenostalgiquequifrappe ladiscipline

Sans oublierCommentréagit-ondevantuntraitementinégalitaire?Uneenquêtesociologiqueexplorelesmilleetunefaçonsdevivrel’injustice

Danslatêtedesdiscriminés

Homohistoricus,Réflexions surl’histoire,leshistoriens etles sciences sociales,deChristopheCharle,ArmandColin, «Le tempsdes idées», 320p., 27,50¤.

Pourquoimoi? L’expériencedesdiscriminations,de FrançoisDubet,Olivier Cousin,EricMacéet SandrineRui,Seuil, 360p., 23¤.

«Si on raisonneen termesdepositions sociales (…), il sembleque le sentimentde discrimina-tionpuisse être exacerbédansles classesmoyennes et supé-rieurespuisque les effets desautres inégalités ont été abolispar les réussites scolaires et pro-fessionnelles.Dans ce cas, la dis-criminationvient rappeler auxindividusque laméritocratiedans laquelle ils croient tant estloind’être parfaite (…). Pourceux (…) situés enbas de l’échel-le sociale, (…) le sentimentdedis-criminationadegrandes chan-ces d’envahir toute l’expériencesociale.Mais ces sentimentssont (…) enchâssésdans le systè-medes inégalités et des injusti-ces sociales.»

Pourquoimoi? L’expériencedes

discriminations, pages175-176

PLAINPICTURE/NEUEBILDANSTALT

Essais 70123Vendredi 22 février 2013

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Laphilosacaudos aJusqu’au5mai:PaulVerlainesous lesbarreaux(Paris)LeMuséedes lettres etmanuscrits consacreune exposition à«Verlaine emprisonné», rappelant l’époqueoù lepoète futincarcéré (en 1873, àMons, Belgique)pour avoir tiré sur sonamant, ArthurRimbaud. Cette expositiondévoile pour la pre-mière fois aupublic le recueilCellulairement,écrit par Verlainependant sa détention, ainsi que le registre de sa levée d’écrouetla porte de sa cellule. Le parcours scénographiqueprésented’autres thématiques sur la vie dupoète : le désastre de sonenfanceavec trois frères et sœurmort-nés avant sa naissance,sa passionpour l’absinthe, sa bisexualité, son évasiondans lafoi lorsqu’il purge sa peinedeprison.www.museedeslettres.fr/public/

aJusqu’au26mai: Paul Eluarden liberté àEvian (74)Sise auPalais Lumière, l’exposition«Paul Eluard. Poésie,amouret liberté»présente l’artiste à travers sonœuvre et savie (1895-1952). Le parcours s’accompagnedepeintures, dessinsou sculptures des amisdupoète :HansArp, SalvadorDali,PabloPicasso,MaxErnst,ManRay, AndréBeaudin, JeanCoc-teau,Apel.les Fenosa,HansBellmerouAlbertoGiacometti.Ouvert tous les jours de 10heures à 19heures.www.ville-evian.fr

ENMONTAGNE, impossiblede fai-re semblant. Il faut impérative-mentaccorderentreeux le souffleet lepas, se concentrersur l’équili-bre, écouter sespiedsplutôtque satête. L’escaladeexigeencoreuneautre concentration: se rassem-blerplusque jamaiset, paradoxa-lement,parvenir à s’oublier.A ceshauteursoù tout changeadvien-nentpeuàpeudes sensationsinhabituelles:neplus faire qu’unavec l’espace, êtrehabitépar l’air,toucher«àquelque chosede tropgrandqui déborde le regard».

Peudephilosophesont scrutécetunivers. LesAnciensne s’aven-turaient jamaissur les sommets,seméfiantdes cimesplus encorequede lahautemer.Hegel,contemporaindespremières cor-dées,découvrant lesAlpesbernoi-ses,note simplementdans sonjournal:«C’est ainsi»…Ce futNietzsche,évidemment,qui com-mençaàgrimperpourvoir autre-ment le fonddesvallées. Cesder-

niers temps, FrançoisGachoudaévoqué l’alpinismeet FrédéricGros la randonnée.A cesmar-cheursquipensent,onajouteradésormaisMichelMalherbe,connudes spécialistespour ses tra-vauxsurHumeet Lockeplutôtquepoursespériplesalpins.D’autres lecteurs, cette fois,devraient ledécouvrir.

LongueexcursionCar son étrange récit – tour à

tour attachant, irritant, déconcer-tant, émouvant – croise sentiersescarpés et concepts fondateurs,itinéraires venteuxet réflexionsmultiples. En fait, tout le texte estune longue excursion: le philoso-phe s’y explore lui-mêmeet part àla rencontrede ses divers «moi».Il croise aussi quelques-unsde sesmaîtres – Bergson,Wittgenstein,Freud– plusoumoinsperturbéspar l’altitude. Aubivouac surgis-sent quelques satires:Heideggerronchonne, commede coutume,

et une dénommée«philosophedes genres» s’avèreprécieuse-ment ridicule. Sans oublier le der-nier chapitre, à nepas déflorer,dont ondira seulementqu’il estbouleversant.

Décidément, enmontagne, lesquestionsphilosophiquespren-nentunautre goût. Le lieu, lesujet, les choses, lemoi, l’autre, lesdieuxne sontni abordésni com-pris commed’habitude.Onpeutregretter – affairede goût – quedes artifices apparemment inuti-les perturbent lamarche: discus-sions avecunpersonnagenom-mé «le lecteur»,débats entre lesdifférents «moi»dunarrateur,excursusdans l’excursion…

Quoiqu’il en soit, ces carnetsderoute fontpartager l’expérienced’unvoyage intérieur autant qued’une course dans lesAlpes. A samanière, il s’inscrit dans le tour-nantd’unephilosophiequi seconfronteplus volontiersqu’autrefois auxgestes quoti-

diens, auxposturesdu corps, auxespacesmultiples de la réalité.

Le risquededérivequi guette àprésent serait plutôt de trouverde la philo partout – dans le denti-frice, lamayonnaise, le sac à dos,le poker, le jardinageet tutti quan-ti…Commes’il n’y avait plusnullepart où l’onpeut s’abstenirderéfléchir. Les philosophesne vouslâchentplus: vous arrivez au refu-ge, exténué, à 3000mètres, ilssont là. Ne comptezplus sur laplongée sous-marineni sur la spé-léologiepour leur échapper. Necroyezpas,malgré tout, que cesoit unenouveauté. En fait, c’estune très vieille histoire. Aristoteracontequ’aux étrangers levoyantprèsd’un fourde boulan-gerHéraclite aurait dit : «Lesdieux sont là aussi.»p

LedoublerêvédeBanu

Figures libres

d’Eric Chevillard

A titre particulierDenis Podalydès

Sociétaire de la Comédie-Française

Agenda

Lajoieden’êtrerien

GEORGESBANUest de ces spectateurs créateurs qui, au fil desannées, ont produit uneœuvre fondée sur le regard critique,aimant et rêveur que, de leur fauteuil, ils ont inlassablementpointé vers la scène. Jeme souviens de nombre de spectaclesque je n’ai pas vus : La Cerisaie par Strehler, Le Prince Constantpar Grotowski,œuvres phares, déterminantes pour l’histoiredu théâtre.

De ces grands passeurs demémoire, sachant décrire unspectacle, traduire et rendre la pensée d’une scène, l’enjeud’uneœuvre à travers sa réalisation, sachant enfin dire le jeudes acteurs avec précision, au prix et à la condition d’unamour fou du théâtre, nous avons un besoin crucial. Sanseux? Des photos, oui, des souvenirs ineffables et incertains,des traces, bientôt l’oubli, la perte, l’effacement banal : lamorten pire.

Banu revient sur ses plus chères expériences. Consacré àl’acteur plus qu’aumetteur en scène, c’est le plus intime de seslivres. Premier chapitre : l’acteur insoumis. Banu dévoile, enunemagistrale et affective théorie, sa préférence pour ce qui,chez l’acteur, est à la fois révolte et adhésion, autonomie créa-trice et dépendance au projet, à l’idée, à l’autre,mouvementconstant de la conventionnécessaire à la liberté conquise.

De la salle, je perçois la dignité de ce combat, et la difficultédont je prends lamesure suscite enmoi un véritable «érotis-me de la présence». Valérie Dréville se donne à la poétique d’A-natoli Vassiliev, nie la carrière et le théâtre consensuel. Inso-lence et violence d’une affirmation, ascèse d’une actrice dontle jeu, dansMédée-Matériau, touchait au sacrifice. Commentconcilier oubli de soi et singularité intransigeante? Le comé-dien, grand autant de ce qu’il fait que de ce qu’il ne fait pas,désobéit partiellement, déstabilise ponctuellement, se livrefurtivement.

Sonpropre exilCette insoumission rêvée, c’est le désir de l’autre : voir l’ac-

teur chercher en lui-même la part la plus lointaine, la plusétrangère à sa nature, qui pourtant la révèle superlativement.Banu, roumain et français, projette dans la condition de l’ac-teur son propre exil, sa perpétuelle recherche d’ailleurs et deterre promise.

Il l’a trouvée parfois chez Tamasaburo, le célèbre «onnaga-ta», dont le jeu, dégagé de toute emprisemimétique, permeten quelques signes purs et raréfiés, la représentation del’autre sexe.

Il l’a trouvée chez son acteur-héros, le prométhéen RyszardCieslak, dont le jeu physique s’apparentait à une immolation,tant sa présence touchait à l’incandescence.

Chez bien d’autres encore, irréductibles et inoubliables,parfois exilés comme lui, Sotigui Kouyaté, Yoshi Oïda, «par-tis de leur langue sans être tout à fait arrivés dans l’autre».Après avoir traqué le secret du comédien en tant qu’autreabsolu, Banu en vient au sien propre, son vieux désir d’êtreacteur. Il ne s’accomplit jamais, tant sa voix, son corps, toutson être se dérobaient, se refusaient à la représentation.

L’acteur est bien son double rêvé. Il avoue allermoins authéâtre. Collectionne lesmarionnettes, que ses amis luioffrent. Les contemple chez lui, immobiles etmuettes. La findu livre est elliptique, légère, mystérieuse. Je suis fait autantde l’étoffe des spectacles que j’ai vus que desmots que j’aientendus. Il restera dans son fauteuil, l’œil plongé dans sonthéâtremental, et ces dernières pages se lisent commeuntrès beau spectacle, dont Banu serait enfin l’acteur.p

Le feuilleton

220 SATORISMORTELS,de FrançoisMatton,POL, 220p., 18,50¤.

roger-pol droit

Il existe trois façonsd’expérimenterl’état de fantôme.Mourir est la pre-mièred’entreelles,mais la transfor-mation n’est pas systématique etlorsqu’elle se produit, bien rare-ment donc, vous vous retrouvez

condamné à hanter des ruines en compa-gnie de hiboux et de chauves-souris oudes relais et châteaux entièrement réno-vés dont l’isolation phonique (laine deboisetmoussealvéolaire) rendinaudiblesdans les chambres les plaintes lugubresque vous poussez au grenier. Deuxièmefaçon, sanspertehumainecelle-ci, il suffitde se couvrir d’un drap percé de deuxtrouspour lesyeuxetdefixerà sa chevilleun boulet de liège teinté au brou de noix,mais alors Zorro, Spiderman et SigmundFreud sont aussi de la partie et, commevous aurez oublié de prévoir un orifice auniveau de la bouche, vous endurerez sur-tout lamalédiction de la soif aumilieu defêtards avinés.

Non, il n’existe en vérité qu’une seulefaçon d’expérimenter l’état de fantôme etnous la connaissons tous,même si elle nedépend pas de notre volonté. Bien aucontraire, puisque l’opération a lieu préci-sément dans cesmoments oùnous décro-chons.Notrepiedquitte lerailetnotreche-veu se détache de la caténaire; le mondepoursuit sa course sans nous. Nous som-mes comme hors circuit et cependanthyper-conscients, presque extralucides.Ces épiphanies favoriséespar notre subitesidération, François Matton les appelle«satoris»,empruntantlemotaubouddhis-me(oùildésigne l’étatd’éveildeBouddha)comme nous lui avons emprunté déjà«zen»ou«nirvana»,nonsansapproxima-tionsansdoute,maisavecreconnaissance,carnotrelexiqueestsurtoutpourvuenarti-cles et substantifs SM. Voici la définitiondusatoriselonFrançoisMatton:«Unesus-pension du cours des choses. Une suspen-sion du sens de tout. Vertige. Une perte desoi pour une présence de tout. (…) Evéne-mentsansréelcontenu (…), trouéesoudainedans le tissu serréde l’existence.»

220 satoris mortels est le recueil desexpériences de l’auteur en la matière. Orcelles-ci bien souvent recoupent lesnôtres, de même que nous verrions tousles mêmes calamars géants si nous plon-gions tour à tour à vingtmille lieues souslesmers.Ce livreuniqueensongenrerela-te cependant une aventure commune.J’ajoute qu’il ne ressemble en rien à cescompilations de rêves que certains écri-vainsparesseuxnousinfligent,neréussis-sant vraiment à nous communiquer queleurs bâillements (puis il faut encore sif-fler pour faire cesser leurs ronflements).

«Arrêt sur image», nous dit aussi Fran-çoisMatton de ce phénomène, et commeil est avant tout un dessinateur surdoué –de ceux qui ne peuvent rater un dessin,quand bienmême le voudraient-ils: il y aencore un paon qui fait la roue dans leur

gribouillis–, il lessaisitdanssonencre,cesimages. Ce sont des natures mortes, despaysages, des animaux, des vanités ouencore des nus dignes d’Egon Schiele. Aqui sait enfanter de telles créatures d’untrait de plume, se dit-on, la nécessité d’en-tortiller celui-ci pour former des lettresdoit semblermoins impérieuse!

Et pourtant, les phrases lapidaires etmanuscrites qui accompagnent les des-sins sont puisées dans lemême encrier. Ils’agitàchaquefoisdecontextualiserpréci-sément l’expérience: «Quand on ne saitpas du tout ce qu’on comptait faire il y a àpeine un instant» (dessin: un escalier quimonte ou qui descend, allez savoir) ;«Quand on croyait avoir touché le fondmais qu’on découvre qu’il reste de la mar-ge» (unvisagerongédebarbeetdesouci) ;«Quand on est si loin de chez soi qu’on afiniparl’oublier» (unânenonmoinsfami-lier qu’exotique); «Quand c’est plus qu’iln’en faut pour notre bonheur» (une botted’asperges qui fait la paire avec celle deManet) ; ou: «Quand c’est une première etqu’elle ne déçoit pas» (unhippopotame).

Carsi la légendeparfoisredouble ledes-

sin, souvent elle s’inscrit en décalage aveccelui-ciet l’histoireresteà inventer.C’estàcet instant que le lecteur intervient. Cerébus ou cette énigme lui est destiné etnuldoutealorsqu’il croiray liredesépiso-desdesonpetit romanfamilial, la relationde ses amours, de ses échecs, de ses triom-phes. Le satori vous dépouille d’abord detousvosattributs: «Oui, vous êtes là,maisce n’est pas vraiment vous. (…) Plus d’âge,plusdesexe,plusdeprofession,plusdesou-venirs. Plus grand-chose.» Et l’on pensealors à Pessoa: «Elle est douce comme del’eau qui court/La sensation de n’être pasquelqu’un.»

Chaque page du livre tient, pour resteren Asie, à la fois de l’estampe et du haïku.Toutdu longs’esquisseencreuxunesorted’autobiographie universelle. Il y a lejouet d’enfant et la tête demort, « l’effroi,même,carrément. Il fautdirequevousêtesau bord de ce qui ressemble à un abîme».La référence au bouddhisme se justifiealors. François Matton nous propose220petitsexercicesspirituels,oùlemoisedissout.La singularitédenotre relationaumonderelèvetoutàcoupdel’anecdotetri-viale, d’une présomption risible ; disso-nance qui brise l’harmonie, laquelle nousest donnéedans cesmomentsde grâceoùnous jouissons de «cet avant-goût de lajoie de n’être rien».p

Chroniques

D’unpasde philosophe,deMichelMalherbe,Vrin, «Matière étrangère»,298p., 19,50¤.

PrécisionSi Raphaël a peint les salles dupalais de Jules II – dites «chambresdeRaphaël» –, c’est àMichel-Ange que l’ondoit le plafondde lachapelle Sixtine, contrairementà ce qui est écrit dans l’entretienavecAmosOz («LeMondedes livres» du 15février).

Tout du long s’esquisseen creux une sorted’autobiographieuniverselle

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Les Voyagesdu comédien,deGeorgesBanu,Gallimard, «Pratiquedu théâtre», 200p., 17,90¤.

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DIDIERCAHEN,poète et écrivain

Microclimats

Kamikazemalgrélui

Trans PoésieSignéMarinLedun,«NomoreNatalie»estunhuiscloshallucinésurlescirconstancesdelamortdel’actricehollywoodienne,en1981

MorteneauxtroublesTrois livresde poésie, onvit avec et on choisit des vers.On se lais-seporter ; on tresse alors lesœuvres pour composerun toutnou-veaupoème.

Quelqu’una rouvert le portailQuimène auparadis perdu

La terre est nue l’eau rareLes gens vêtusDe vent et de froid

Pour atteindre l’immortalitéIl suffit demanger de la soupede riz

FraîcheurdeMichel Butor (né en 1926) qui cultive avecunbonheur contagieux tous lesmystères de l’écriture.De licornes en salamandres, la rencontre avec le peintreMiquelBarceló consacreun franc-tireurdes lettres.

Viscéralementancréedans leWisconsin, LorineNiedec-ker (1903-1970) se tenait toujours en embuscade; toutaussi bienpour dénicher les signes d’unenature insolitequ’oser casser les codes d’unnaturalismepoussiéreux.

Sagesse et bonheursde vivre imprimentunparfumd’es-sence rare à la grandepoésie chinoise. Onaime l’éviden-ce silencieusequi hante la traduction française;mais lacalligraphiedespoèmesnoir sur blancnous laisse autre-ment rêveur.

Unenuit sur lemont Chauve, deMichel Butor etMiquel Barceló,LaDifférence, 160p., 45¤.Louange du lieu,de LorineNiedecker, traduit de l’anglais par AbigailLang,Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Corti/Prétexte, 216p., 23¤.365 poèmes de sagesse chinoise, AlbinMichel, 426p., 19¤.

KyuzoMiyabeestungrand-pèrefantôme.Unaïeulmortaucom-bat trop jeunepourconnaître sadescendance.En rencontrantdesvétéransde laguerreduPacifique (1941-1945), sa famille, enparticulier sonpetit-fils–dont la ressemblancephysiqueagitcommeunrévélateurdemémoire–vadécouvrir, trenteansaprèssadisparition, l’histoired’un jeunepilotedeZero, le plusconnudes chasseurs japonais. Présentécommeun«trouillard»,KyuzoMiyabeétaitunkamikaze«sensible», quinevoulaitpasperdre lavie,«alorsqu’àcette époque, lamort imposait saprésen-cepartout». Un jeunehommesacrifié àune causeperdue, àunande ladéfaitedu Japon faceauxAméricains.Danscemanga,combatsaérienset paysagesdeguerre surcadresnoirs contras-tentavecunemiseen scèneclassiqueduprésent. Lesgénéra-tionss’ymêlentpour tenterundifficile travail demémoire.p

BruneMaugera «Zéropour l’éternité», série en cinq volumes de Soichi Sumoto(dessin), adaptée du roman deNaokiHyakuta, éditions Delcourt,«SeinenManga». Tome 1, 204p., 7,99 ¤; tomeII à paraître le 13mars.

Animal enkitAprès songénialMille-pattes, l’auteur-illustrateur JeanGourou-nas récidive avecunalbumtout aussi formidable. Soit un rec-tangle (bleu), un carré (jaune), unpoint (noir), etc. Bref, des élé-ments graphiquesaisément reconnaissableset joyeusementcolorés. Le tout est censé êtreune girafe en vrac. Laquelle, pourse remettred’aplomb, tente de rajuster sonnez et son sourcil,mais devientunpetit bonhomme,qui lui-mêmedevientunemaison…C’est simple, intelligent, drôle et réussi. p E.G.aGirafe, de JeanGourounas, Le Rouergue, 32p., 15¤. Dès 4 ans.

Berthet, chroniqueurduquotidienRééditiondesdernierstextesd’unécrivainquivisejustelàoù,enapparence, ilyasipeuàvoir

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

Balade imaginaireSur le cheminde l’école–oùdepetits singes turbulentsatten-dentderrièreunegrille –, Petit Pierre, tenantbien fort lamaindesagrand-mère,aperçoitungrandcrocodile.C’estque–magiedel’imagination– la rues’est faite rivière.Unerivièregorgéedepois-sons inquiétants–maisgaiementcolorésparCharlesDutertre –et extraordinairementgloutons–puisqueavalant indifférem-mentappartements,maladesetmédecins. Tandisqu’unepieu-vrebiencoquettesepromèneàbicycletteetqu’une tortue fumelapipe, despingouinssingent leshommespresséset surbookésquenous sommesdevenus–téléphoneportablegrefféà l’oreille.JoHoestlandt–auteure, entreautres, deLaGrandePeur sous lesétoiles, priméàBologne–signeunehistoire revigorante.p

Emilie GrangerayaLe Voyage extraordinaire dePetit Pierre,de JoHoestlandt, illustrations de Charles Dutertre,Nathan, 10 ¤. Dès 4 ans.

Jeunesse

p o c h e

m a n g a

R o m a n n o i r

Macha Séry

Plusdetrenteansaprès,lemystè-re plane toujours sur les cir-constances de lamort de Nata-lie Wood. A l’égal de celles deGeorgeReevesoudeDavidCar-radine, sa disparition continue

d’alimenter les plus folles spéculations.L’hypothèse retenue jusque-là était que lastardeWest Side Story, âgéede43ans, avaitpériparnoyadeaccidentelledanslabaiedeLos Angeles, au cours d’une soirée alcooli-sée à bord de son yacht, le 29novembre1981. Cette nuit de Thanksgiving, elle étaitencompagniedesonmari,RobertWagner,et de leur ami, Christopher Walken. LanaWood, la sœur de l’actrice, a toujourscontesté cette version des faits, au motifque Natalie Wood ne savait pas nager etn’auraitpaspris le risquede se jeter à l’eauen chaussettes et chemise de nuit pourrejoindrelecanotdesauvetageamarrénonloinduyacht.

Ce que nul ne sait avec certitude, la fic-tion peut l’inventer. C’est cette liberté queprendMarin Ledun dansNoMore Natalie.L’auteur de polars s’éloigne ici de ses thè-mesdeprédilection(lesdérivestechnologi-ques, les neurosciences) pour trousser uneintrigueconformeaux textespubliés dansla collection «Polaroid» que dirige l’écri-vainMarcVillard–decourts récits sembla-blesàdes«photosvitecadrées,vitedévelop-pées mais longtemps conservées». Si brefsoit-il,NoMoreNatalieobéitentouspointsauxcanons classiquesdu romannoir: par-tie fine, rivalitéd’ego, traficdedrogue, jeuxdedupes,gloireetdéclindesidoles.«J’avaissalement besoin de fric pour payer la pen-siondemonex-femmeet les traitesde lavil-laqueNataliem’avait faitacheterundemi-million de dollars sur Mulholland Drivepoury élevernos fillesNatashaetCourtney,raconte le RobertWagner deMarin Ledun.Ma carrière battait sérieusement de l’ailedepuis quelques années et les séries télévi-séespourlesquellesjetournaisnemerappor-taientpasassezpourfinancernotretraindevie.» S’ensuit un huis clos halluciné avec

Christopher Walken, nouvelle coqueluched’Hollywooddepuis sonOscar dumeilleursecond rôle dansVoyage au bout de l’enfer(1979),lamagnifiqueinterprètedeLaFièvredans le sang (1961) et le Jonathan Hart dePour l’amour du risque (1979-1984). Troistitres de films qui pourraient résumer latonalité conférée par Marin Ledun à cettesoirée où les faux-semblants se désagrè-gent, où une cause en entraîne une autre,dansunengrenagefatal.

Réouverturede l’enquêteHasard du calendrier, le Los Angeles

Times a dévoilé en intégralité, le 14janvier,lenouveaurapportmédico-légalrelatifà lamort de l’actrice. L’enquête sur sa dispari-tion avait été rouverte en 2011 à la suite derévélations tardives faites par DennisDavern, l’ancien capitaine du Splendour.

Robert Wagner et sa femme s’étaient vio-lemment disputés. Pire, l’époux auraitsciemment tardé à appeler les secours. Lesconclusions de l’autopsie réalisée en 2012ajoutent au flou. «En raison de la présence

d’ecchymoses récentessur l’avant-bras droit,le poignet gauche etl’avant du cou, l’expertnepeutexclurequedescauses non accidentel-les aient provoqué lesblessures.» En consé-quence de quoi, ledécès de l’actrice a étérequalifié en «noyadeet autre facteurs indé-

terminés».Arguantqu’ilavaitdéjàtoutdit,RobertWagner, 82ans, a refusé de collabo-reravec les inspecteurs. p

Dans la dernière périodede sa vie, Frédéric Ber-thet (1954-2003) s’étaitexilé dans la Creuse,

pour écrire.Malgré les encourage-ments de Roland Barthes dans lesannées1970,puisceuxdePhilippeSollers, son éditeur, Frédéric Ber-thet regardait lemondede la litté-rature avec distance, s’excusantpresque d’en faire partie. Il disaitfantasmer sur un livre futur dontl’intrigue se passerait à New York,où il a travaillé vingt ans commeattaché culturel. Il ne l’écrirapas.

C’est plutôt à la campagne qu’ilpuisera l’inspiration pour rédigerses derniers textes (Paris-Berry etFelicidad), qui sont publiés enpoche,dixansaprèssamort. Il fautles lire de touteurgencepour com-prendre qu’un écrivain peut viserjuste là où, en apparence, il y a sipeu à voir et plus grand-chose àraconter–sinondesbribesd’événe-ments: l’arrivée d’un facteur, lesmanies d’un chat… Et Frédéric Ber-thet est très talentueux dans l’artd’animer cette matière littéraire,sans tomber dans la fétichisationde la vie minuscule – celle qu’unécrivain comme Philippe Delerm

célèbredepuis toujours.Mais pourunpur«êtredepapier», telqueBer-thet se définissait lui-même danssa correspondance (publiée en2011), le trèspeu, c’estdéjàassez.

Transparent et immédiatEntre chroniques et nouvelles,

ces pages enchantent parce qu’el-les posent le regard d’un écrivaindans toute sa complexité, sur unmode transparent et immédiat.(On serait même tenté de direvrai.) Plusieurs histoires se sui-vent, elles sont seulement survo-lées, car il n’est pas question pourFrédéric Berthet de se perdre dansla profondeur ou de se prendre ausérieux. «La liberté, pense l’écri-vain, consiste à pouvoir remettreau lendemain ce qu’on aurait faci-lementpu faire la veille», écrit-il.

C’est bien la littérature qui estau cœur de ces pages, une hantisequirencontretoutcequ’ilestenco-re possible de tirer de la vie. Enscrutant le quotidien, à sa maniè-re, Berthet laisse entendre quec’estaucœurdunormalquesurgitle bizarre.p

Amauryda Cunha

Felicidad, de Frédéric Berthet,LaTable ronde, «Lapetitevermillon», 176p., 7,10 ¤.Paris-Berry, La Table ronde,«Lapetite vermillon», 112 p., 5,90¤.

NoMoreNatalie,deMarinLedun,Les éditions de l’Atelier In8,«Polaroïd», 88p., 12 ¤.Signalons, dumêmeauteur,LaViemarchandise,La TengoEditions, 244p., 15¤,et la parution enpoche,de LaGuerredes vanités,Foliopolicier, 464p., 7,50¤.

Mélangedesgenres

MIRISCH-7 ARTS/UNITED ARTISTS/

THE KOBAL COLLECTION

90123Vendredi 22 février 2013

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2013.02.22

Nils C.Ahl

Pendant plusieursminutes, sans ciller nirespirer, ilpasseducoqà l’âne. Il raconte sesposesdevantlesphoto-graphes, nous interro-

ge sur la traductionde son roman,s’interrogesurdes questionsd’an-cien français… Timidement, on luidemande s’il n’a pas envie de par-ler de son livre. ShalomAuslandersoupire et sourit : «On n’a pas lechoix.»

Il se met à rire, pourtant, sansque l’onpuisse être certainqu’il semoque.Sousquelquesbouclesgri-ses, on reconnaît sans peine lestraits mobiles du jeune écrivainaux deux premiers livres icono-clastes–LaLamentationduprépu-ce etAttention, Dieuméchant (Bel-fond, 2008 et 2009) – qu’on avaitdéjà rencontré à l’occasion de leursortie en français. Auslanders’amused’ailleursdedeuxoutroiscitations qu’on lui rappelle: «J’aivraiment dit cela? Cela nem’éton-ne pas de moi.» Sans transition, iléclate soudain de rire, puis sereprend : « Il va falloir que l’onparlevraimentdemonlivre,non?»

D’emblée, il le reconnaît : L’Es-poir, cette tragédie s’inscrit dans lacontinuité de ses deuxprécédentsouvrages. « C’est comme uneconversationquiseprolonge», lan-ce-t-il. On y retrouve le mêmeregard méfiant sur l’histoire, lamême ironie irrévérencieuse, lesmêmes pirouettes d’une narra-tionfaussementnaïve.Atoutpren-dre,onn’estmoinssurprisquesonpersonnage principal, SolomonKugel, lorsqu’il découvre un jourAnne Frank cachée dans le grenierde samaisondeStockton,New Jer-sey,undemi-siècleaprès samortàBergen-Belsen.

Ce genre de sujet est « très Aus-lander», non? Il nous détrompe:«Cen’était pasdu toutmapremiè-re intention. Le point de départ,c’était une assertion amusante demon psychanalyste. Il me disaitqu’il fallait mettre mon angoissesur le compted’unexcèsd’optimis-me… Je trouvais cela hilarant, ettrès juste. Et je trouvais que c’étaitune très bonne idée de personna-ge : un type dont la faiblesse, c’estl’espoir. Son grand défaut, ce n’estpas l’alcool, le jeu ou les prosti-tuées,mais l’espoir.Onest loindelaShoah, n’est-ce pas?»Très loin.

Shalom Auslander progresselentement,enchaînantlespremiè-res versions et les brouillons. Il« joue» avec ses personnages uncertain temps avant de les appri-voiser. Il se laisse guider par euxvers son intrigue définitive. «J’ailongtemps cru que le personnageprincipal du livre, c’était toute lafamille. Une famille en erranceautour de la planète, une famille

trop optimiste qui écume les piresendroits, armée des meilleuresintentionspossibles.»

L’écrivain américain sourit enrepensant à certaines scènes qu’ilavait imaginées : « Ils louent unappartement dans les TwinTowers, un 10 septembre… Ils sedisent que cela va être énorme: unappartement en plein centre deManhattan, vous vous rendezcompte? Et le lendemain, tout estparterre.»Unvraiscénariodefilmou de série comique. Mais com-

mentenarrive-t-onàAnneFrank?«Par la grand-mère, qui se cachedans le grenier, terrifiée par unéventuel génocide… Le personnagede la grand-mère s’identifiait telle-ment à Anne Frank que j’ai fini pardécider qu’elle était Anne Frank.C’était plus simple. Et c’est ainsique lamécaniques’estmiseenrou-te.» L’écrivain recommence, enco-reune fois.

S’essayant au por-trait d’Anne Frank envieille dame acariâ-tre, Shalom Auslan-der se documente. Ilse replonge dans lecélèbre Journal : « J’yai découvert unmélanged’espoiretdedésespoir, mais aussiune grande force.Anne Frank avait

beaucoupdepersonnalitéetd’éner-gie. Elle contredisait sa mère, elles’opposait aux autres enfants, ellen’était pas religieuse, elle voulaitdevenir écrivain… Le plus triste, jetrouve, c’est qu’on ne se souvientpas d’elle comme cela. On se sou-vientd’une autre personne.»

Scrupuleux dans sa fantaisie,l’auteur américain s’ingénie àextraire la légendede laréalitéhis-torique. Comme s’il s’agissaitd’une maladie. Car, dévidant etfilant depuis quarante ans un

roman qui ne verra jamais le jour,sa vieille Anne Frank est une victi-me. Le succès de son Journal repo-se sur sa mort. En fait, la légended’Anne Frank réclame sa tête. Lajeune fille est manipulée par sapropre mémoire officielle, dépos-sédéedesondestin, chasséed’elle-même. On lui vole sa survie pourles besoins de la cause… Pour unpeu, on se croirait vraiment dansun romande ShalomAuslander…

Dans La Lamentation du prépu-ce, l’écrivain américain faisait lerécitd’uneéducationjuiveparticu-lièrementrigide, lasienne.L’histoi-re se passait dans une petite com-munauté qui servait à ses enfantsl’exterminationàtoutes lessauceset à tous les repas.

Avec L’Espoir, cette tragédie,Shalom Auslander opte pour leroman – histoire de changer: «Lesang coulait toujours de la blessu-re, mais j’en avais marre de parlerde moi», dit-il. En réalité, il l’ad-met, la fiction et l’autobiographiese chevauchent toujours un peu:«PourlamèredeKugel, lasouffran-ce est unmoyen de manipuler sonentourage. J’ai vu mamère à moi,et d’autres avec elle, faire exacte-ment la même chose. Ces femmesinvoquaientlaShoah,alorsqu’ellesn’avaient jamais souffert de leurvie. Les rescapés que j’ai rencontrésn’agissaientjamaiscommecela. Ils

n’étaient pas mélodramatiquescommema mère. Au contraire, ilsnousdonnaientdesbonbonsetdessourires.Ilsavaientconnul’insoute-nable, mais c’était mon père, né àBrooklyn, qui nous grondait.C’était lui quinous interdisaitd’ac-cepter les bonbons.» Avec un peude cynisme, Auslander ajoute: «Ily a quelque chose de très humaindans la glorification de la douleuret dans lamuséificationde la souf-france.»

Dans L’Espoir, cette tragédie,ShalomAuslander s’en prend éga-lement aux livres. Comme il le ditavec élégance: «Nous avons unerelation contradictoire. Chez moi,dansmon salon, il y a une énormebibliothèque du sol au plafond. Ilm’arrive très souvent d’avoir enviedetoutjeter.»L’écrivains’identifieà son personnage : «Kugel suffo-que à cause des livres. Il espèrequ’ils vont être d’uneaide quelcon-que. Qu’ils vont lui révéler ou luiapprendre quelque chose. Il cher-che des réponses. C’est un frustré…Pourquoifrustré? Parce que AnneFrank est toujours dans le grenier,quand le soir tombe.QueKafkan’ypeut rien. Et que Beckett n’a rienécrit d’utile à ce sujet…»

Il écarte les bras et joue la comé-die: «Qu’est-ce que j’en fais, d’An-ne Frank?, se demandeKugel. Je lajettedehorsoupas?»Avecunsou-rire, Shalom Auslander ajoute :«J’aime le rejet de ce qui est suppo-sé nous éclairer. C’est sans aucundoute parce que j’ai été élevé dansla Torah, qui devait m’apprendrequelque chose – et qui ne m’a rienappris.»

L’entretien se termine, l’écri-vains’adoucit :«Lesdiscussionslit-téraires, c’est bien joli, mais, pourmoi, l’écritureaétéunequestiondemaintien… De contrôle de moi-même. Je crois que j’écris pour nepas être un connard de première.»Il sourit en répétant sa formule.«Toutema vie, j’ai lu. Mais c’est enécrivant que j’ai su que la littératu-re pouvait m’apaiser et me rendreplus…normal.J’aicommencéàécri-re pour sauvermonmariage, pourfairequelquechose,pouragir.Mira-culeusement, à chaque phrase que

je réussis, je suis unmeilleur mari.Et aussi – désormais – un meilleurpère.»

Aumomentdeseleveretdepar-tir, Shalom Auslander se reprendsoudain: «Dans tous les livres quinedonnentpasderéponseàKugel,il faut sauver ceuxqui parviennentà rire de leur désespoir. C’est ce quefont tous les écrivains que j’aime.Le personnage principal qui seréveille en cafard… c’est d’un trèsgrand humour noir, en vérité. Sur-tout que c’est la peine qu’il fait àsonpapaetà samamanqui le cha-grine le plus…Rirede ce qui est obs-cur, c’est la seule réponse.»

Et il ajoute : «Le seul problèmeavec le rire, c’est qu’il est éphémère.Il faut le renouveler, tous les jours.»p

ShalomAuslanderDans«L’Espoir,cettetragédie»,sonpremierouvragedefiction, l’écrivainaméricains’essaieauportraitd’AnneFrankenvieilledameacariâtre.Rageuretdrôle

Eperdumentoptimiste

Extrait

L’Espoir, cette tragédie,de ShalomAuslander, traduit del’anglais (Etats-Unis) par BernardCohen,Belfond, 328p., 20¤.

«Kugel n’avait pas tout de sui-te été convaincudubien-fondéd’undéménagement. Il avaitd’abordpris l’avis du profes-seur Jovia. Il lui avait décrit lacharmantepetite ferme, le ter-rainboisé, l’idyllique villagedeStockton.Mais lorsqu’il luiavait confié ses espoirs – pren-dreunnouveaudépart, com-mencerunenouvelle vie –, leprofesseuravait lâchéunpro-fond soupir en secouant la tête.

Pourquoi le poulet a-t-il tra-versé la route? avait-il deman-dé àKugel.

Je ne sais pas, avait réponduKugel. (…)

Parce que c’était un sch-mock. (…) La route, ce n’est pasun endroit pourdes pouletsnaïfs qui rêventd’unmondemeilleur. Il y a des voitures. Etdes camions. Et plein depou-lets écrasés.»

L’Espoir, cette tragédie,

pages101-102

Rencontre

«Il y a quelque chosede très humaindans la glorificationde la douleur etdans lamuséificationde la souffrance»

Parcours

Extensiondudomainedelarumination

1970Naissance àMonsey(NewYork) dansune famillejuiveorthodoxe.

Années2000ShalomAuslander écrit desarticles et des récits pour denombreuxmagazines.

2005ParutionauxEtats-Unisde ses nouvelles,Attention,Dieuméchant(Belfond, 2009).

2007Parutionde sesMémoires,La Lamentationduprépuce (Belfond, 2008).

2012Premier roman,L’Espoir, cette tragédie(Belfond, 2013).

PHILIPPE

MATSAS/OPALE

IL S’AGIT toutd’abordd’un romanbucoli-que et comique: le fantasmeet la décep-tiond’un jeune couplede citadins avecenfant qui décide de s’installer à la cam-pagnepour «prendreunnouveaudépart». Le très nerveuxSolomonKugela pourtant choisi l’endroit le plus neutreet le plus banal pour installer sa petitefamille à l’écart de tout.Mais, à peine ins-tallé, il découvrequ’une très vieille atra-bilaire à l’hygiènedouteuse se cachedans leur grenier. Elle écrit la nuit, dort lejour, et prétendqu’elle est Anne Frank.Mêmes’il sait que cette rencontreva leperdre, Solomonne se l’avouepas…

Acide et rageur commechacunedesnouvellesd’Attention,Dieuméchant (Bel-

fond, 2009), ce nouveau livrede ShalomAuslander est un régal de fausses pistes,de récits enchâssés et superposés, declins d’œil et de pirouettes.

L’écrivainen ferait presqueunpeutrop, parfois. Par l’intermédiairede lamèrede Solomon, et de son obsessiond’uneexterminationqu’ellen’a pasvécue –mais dont elle se sert contre lemondeentier –, L’Espoir, cette tragédieconfirmeet prolonge le ruminement«auslandérien» de toujours. Le romanincarne la répétition à l’œuvre. La fictionaprès l’autobiographie, la forme longueaprèsdes textes courts: tout cela n’est,au fond, que la continuationde ses thè-mespar d’autresmoyens.

Et demêmeque l’on cherchait parfoisla fable dans sesMémoires (La Lamenta-tionduprépuce, Belfond, 2008), on scru-te l’autobiographiedans ce premiervrairoman.Ondevine que la frontièren’estpasbien étanchepour l’auteur, quoiqu’il en soit.

Le choixdupersonnaged’Anne Frankest d’ailleurs, de ce point de vue, très ins-tructif.Ou très ironique. Elle passe eneffet touteunepartie du livre à se plain-dre den’être pas considérée commeunvrai écrivain: «Je n’écris pas de fichusmémoires. Je suis un auteur», dit-elle.Exactement cedont ShalomAuslanderfait ici l’éclatantedémonstration. p

N. C.A.

10 0123Vendredi 22 février 2013