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Puissance du point faible prière d’insérer Philip Roth Malheuretchâtiment L’écrivain américain signe « Némésis », l’histoire d’un jeune homme terrassé par son désir d’héroïsme. Magistral Jean Birnbaum Lire la suite page 2 Alain Finkielkraut écrivain et philosophe A ux hommes qui, volon- tairement ou malgré eux, transgressent tou- tes les limites, emprun- tent la voie de l’outrage ou de l’outrance et suc- combent, ce faisant, à l’hubris, les Grecs promettaient la vengeance de Némésis. Cette messagère de justice, nous disent Platon et les tragiques, sanctionne la démesure par un châti- ment approprié. Il y a longtemps que nous ne sommes plus grecs, mais, si l’on en croit le titre du dernier roman de Philip Roth, leur sagesse continue de s’appliquer à nous. Eté 1944. L’Amérique est en guerre sur deux fronts. A cause de sa vue très basse, Bucky Cantor, jeune et vigou- reux professeur de gymnastique dans une école de Newark, a été réformé. Ses meilleurs amis risquent leur vie sur les côtes normandes, et, lui, il pleure de honte. Tandis que la majo- rité des hommes de son âge sont mobi- lisés pour défendre la civilisation, il est le directeur du terrain de jeux de Newark, dans le New Jersey. Il souffre donc de ne rien endurer, jusqu’au moment où un mal sans vi- sage fond sur sa petite ville à l’écart de l’Histoire : la polio. L’épidémie se pro- page à la vitesse de l’éclair, les plus jeu- nes sont les plus exposés, et c’est aussi une guerre. On pense évidemment à La Peste, mais alors que Camus racon- tait un combat et voulait représenter la Résistance, Roth décrit une héca- tombe, et la stupeur impuissante des victimes évoque irrésistiblement l’Extermination. Bucky Cantor est désarmé, mais il fait face. Elevé par un grand-père aimant et rigoureux, il veut, même après sa mort, s’en montrer digne. Roth appelle d’ailleurs son héros « Mr Cantor », parce qu’il est déjà un homme sur qui on peut compter et parce qu’il vit dans un monde où le nom a barre sur le prénom. Le nom, c’est-à-dire la lignée, les ancêtres, la dette, l’allégeance, le « nous » qui pré- cède le « je » et qui l’oblige. Mr Cantor ne se suffit pas à lui-même : être, pour lui, c’est comparaître. Connu, depuis Portnoy et son complexe (Gallimard, 1970), pour être le romancier du ça et du bouillonnement pulsionnel, Phi- lip Roth rend ici, comme dans Pasto- rale américaine (1999), un magnifi- que hommage au surmoi. Mr Cantor prend sur lui, il va voir les parents dévastés par le chagrin, il calme aussi la frénésie vindicative de ceux qui cherchent un bouc émis- saire. Cependant, après avoir une pre- mière fois refusé de déserter Newark pour rejoindre Marcia, la femme dont il est éperdument amoureux, dans un camp de vacances loin de l’épidémie, il cède quand elle accepte sa proposi- tion de se fiancer avec lui. Néanmoins ce retour à la nature est illusoire. Tel Œdipe qui réalise l’oracle par tout ce qu’il fait pour lui échapper, Bucky Cantor voit surgir la maladie qu’il croyait fuir et se rend compte qu’il était porteur du virus. Il échappe à la mort mais reste handicapé et rompt avec Marcia pour la libérer du far- deau qu’il serait pour elle. Il se condamne ainsi à une soli- tude désolée. Cela, c’est le nar- rateur, longtemps discret, presque invisible, de Némé- sis qui nous l’apprend : Arnie Mesnikoff rencontre Mr Cantor, quel- que trente ans après les faits. Il a été l’un des enfants du terrain de jeux. Il a contracté la maladie. Il en porte lui aussi les séquelles mais il s’est marié et il est heureux. Cette différence des biographies nous révèle soudain l’autre pathologie de Bucky Cantor : la pathologie de l’explication. 7 aHistoire d’un livre La Lanterne magique de Molotov, de Rachel Polonsky V oilà un homme qui a tout l’air d’un point d’interro- gation. Rien d’étonnant quand on sait que, depuis toujours, ce signe de ponctuation rythme son quo- tidien. Petit, déjà, Bernard Pivot en dessinait à profusion, certains en forme de crochet, d’autres en forme d’hame- çon, avant de les lancer à ses proches (à ses parents, ses copains, et jusqu’à son confesseur) pour les piquer de sa curiosité. En somme, une manière de Socrate, célèbre « poisson-torpille » qui bombardait ses interlocuteurs d’interpellations ironiques. Et pourtant, à la lecture de son nouveau livre, Oui, mais quelle est la question ? (Nil, 280 p., 19 ¤), on comprend que, chez lui, l’amour du point d’interrogation relève autant d’un style d’existence que de l’étonnement philosophique. Car, pour Pivot, ou plutôt pour son narrateur qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, le point d’interro- gation est un compagnon goguenard qui consigne tant les ruptures que les retrouvailles, les promesses tenues que les résolutions trahies. Ce en quoi le point en ques- tion remplit pleinement son office de ponctuation : sépa- rer mais aussi rassembler ; scander le texte du quotidien tout en réunissant les phrases d’une destinée. Il délimite l’espace-temps d’une fidélité à soi : sur la page de la vie, il inscrit pour de bon les marques d’une continuité. D’où ce paradoxe : ici, le point d’interrogation engage une puissante affirmation. Affirmation d’une passion pour la langue, pour les mots, il se porte garant d’une quête toujours relancée. Affirmation, aussi, d’une fragili- té inséparable de la vie humaine. C’est pourquoi Pivot recourt de moins en moins au point d’interrogation. Jetez un œil à son compte Twitter et vous verrez : seul y demeure le doute, c’est-à-dire les « affirmations incer- taines, en déséquilibre ». Dès lors, celui qui a transmis l’amour des livres à des générations de lecteurs exhibe à la fois la souveraineté des mots et les failles de la condi- tion humaine. Avec, au bout des 140 signes, un point et un seul : celui qu’on nomme, à tort, le point faible. p 5 aLittérature française Roger Grenier, Linda Lê 3 aTraversée Deux essais et un roman évoquent un monde de fictions 6 aLe feuilleton Eric Chevillard a été séduit par l’art de Ricardo Menéndez Salmón 9 aRencontre Marie-Hélène Lafon, terrienne 2 aLa « une », suite Rencontre avec l’auteur de Némésis 8 aEssais Iran : la démocratie impossible ? 4 aLittérature étrangère David Foster Wallace, Teju Cole VERS L'AZUR INFINI Carme Riera Majorque, fin du XVII e siècle. Des juifs, convertis de force au catholicisme, continuent secrètement d'y respecter la Loi et rêvent de s'enfuir. Malgré l’aide de la belle et mystérieuse Blanca, les traîtres auront raison des innocents. Une épopée flamboyante et tragique au cœur de l’Inquisition. Bucky Cantor, le héros du roman, ne se suffit pas à lui-même : être, pour lui, c’est comparaître Cahier du « Monde » N˚ 21060 daté vendredi 5 octobre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

Puissancedupointfaible

p r i è r e d ’ i n s é r e r

PhilipRothMalheuretchâtimentL’écrivainaméricainsigne«Némésis», l’histoired’unjeunehommeterrasséparsondésird’héroïsme.Magistral

Jean Birnbaum

Lire la suite page 2

Alain Finkielkrautécrivain et philosophe

Aux hommes qui, volon-tairement ou malgréeux, transgressent tou-tes les limites, emprun-tent la voie de l’outrageou de l’outrance et suc-

combent, ce faisant, à l’hubris, lesGrecs promettaient la vengeance deNémésis. Cette messagère de justice,nous disent Platon et les tragiques,sanctionne la démesure par un châti-ment approprié. Il y a longtemps quenous ne sommes plus grecs, mais, sil’on en croit le titre du dernier romande Philip Roth, leur sagesse continuede s’appliquer à nous.

Eté 1944. L’Amérique est en guerresurdeux fronts. A causede sa vue trèsbasse, Bucky Cantor, jeune et vigou-reuxprofesseurdegymnastiquedansune école de Newark, a été réformé.Ses meilleurs amis risquent leur viesur les côtes normandes, et, lui, ilpleure de honte. Tandis que la majo-ritédeshommesdesonâgesontmobi-lisés pour défendre la civilisation, ilest le directeur du terrain de jeux deNewark, dans leNew Jersey.

Il souffre donc de ne rien endurer,jusqu’aumoment où unmal sans vi-

sage fondsur sapetitevilleà l’écartdel’Histoire: la polio. L’épidémie se pro-pageàlavitessede l’éclair, lesplus jeu-nessont lesplusexposés,et c’estaussiune guerre. On pense évidemment àLa Peste,mais alors que Camus racon-tait un combat et voulait représenterla Résistance, Roth décrit une héca-tombe, et la stupeur impuissante desvictimes évoque irrésistiblementl’Extermination.

Bucky Cantor est désarmé, mais ilfait face. Elevé par un grand-pèreaimant et rigoureux, il veut, mêmeaprès sa mort, s’en montrer digne.Roth appelle d’ailleurs son héros«MrCantor», parce qu’il est déjà unhomme sur qui on peut compter et

parce qu’il vit dans un monde où lenom a barre sur le prénom. Le nom,c’est-à-dire la lignée, les ancêtres, ladette, l’allégeance, le «nous» qui pré-cède le «je» et qui l’oblige. MrCantornese suffitpas à lui-même: être, pourlui, c’est comparaître. Connu, depuisPortnoy et son complexe (Gallimard,1970), pour être le romancier du ça etdu bouillonnement pulsionnel, Phi-lip Roth rend ici, comme dans Pasto-

rale américaine (1999), un magnifi-que hommage au surmoi.

MrCantor prend sur lui, il va voirles parents dévastés par le chagrin, ilcalme aussi la frénésie vindicative deceux qui cherchent un bouc émis-saire.Cependant, aprèsavoirunepre-mière fois refusé de déserter NewarkpourrejoindreMarcia, la femmedontilestéperdumentamoureux,dansuncamp de vacances loin de l’épidémie,il cède quand elle accepte sa proposi-tionde se fianceravec lui.Néanmoinsce retour à la nature est illusoire. TelŒdipe qui réalise l’oracle par tout cequ’il fait pour lui échapper, BuckyCantor voit surgir la maladie qu’ilcroyait fuir et se rend compte qu’il

était porteur du virus. Iléchappe à lamortmais restehandicapé et rompt avecMarcia pour la libérer du far-deau qu’il serait pour elle. Ilsecondamneainsi àunesoli-tudedésolée.Cela, c’est lenar-rateur, longtemps discret,presque invisible, de Némé-sisqui nous l’apprend: Arnie

Mesnikoff rencontreMrCantor, quel-que trente ans après les faits. Il a étél’undes enfants du terrain de jeux. Ila contracté lamaladie. Il en porte luiaussi les séquellesmais il s’estmariéet il est heureux. Cette différencedes biographies nous révèlesoudain l’autre pathologiedeBuckyCantor: lapathologiede l’explication.

7aHistoired’un livreLa Lanternemagique deMolotov, deRachel Polonsky

V oilàunhommequi a tout l’air d’unpoint d’interro-gation. Rien d’étonnant quandon sait que, depuistoujours, ce signe deponctuation rythme sonquo-

tidien. Petit, déjà, BernardPivot endessinait à profusion,certains en formede crochet, d’autres en formed’hame-çon, avant de les lancer à ses proches (à ses parents, sescopains, et jusqu’à son confesseur) pour les piquer de sacuriosité. En somme, unemanière de Socrate, célèbre«poisson-torpille» qui bombardait ses interlocuteursd’interpellations ironiques. Et pourtant, à la lecture desonnouveau livre,Oui,mais quelle est la question? (Nil,280p., 19¤), on comprendque, chez lui, l’amour dupoint d’interrogation relève autant d’un styled’existenceque de l’étonnement philosophique.Car, pour Pivot, ouplutôt pour son narrateur qui lui

ressemble commedeux gouttes d’eau, le point d’interro-gation est un compagnon goguenard qui consigne tantles ruptures que les retrouvailles, les promesses tenuesque les résolutions trahies. Ce enquoi le point enques-tion remplit pleinement sonoffice de ponctuation: sépa-rermais aussi rassembler ; scander le texte duquotidientout en réunissant les phrases d’une destinée. Il délimitel’espace-tempsd’une fidélité à soi : sur la page de la vie,il inscrit pour de bon lesmarques d’une continuité.D’où ce paradoxe: ici, le point d’interrogation engage

unepuissante affirmation. Affirmation d’unepassionpour la langue, pour lesmots, il se porte garant d’unequête toujours relancée. Affirmation, aussi, d’une fragili-té inséparable de la vie humaine. C’est pourquoi Pivotrecourt demoins enmoins au point d’interrogation.Jetez unœil à son compte Twitter et vous verrez : seul ydemeure le doute, c’est-à-dire les «affirmations incer-taines, en déséquilibre». Dès lors, celui qui a transmisl’amour des livres à des générations de lecteurs exhibeà la fois la souveraineté desmots et les failles de la condi-tionhumaine. Avec, au bout des 140 signes, unpoint etun seul : celui qu’on nomme, à tort, le point faible.p

5aLittératurefrançaiseRoger Grenier,Linda Lê

3aTraverséeDeux essaiset un romanévoquentunmondede fictions

6aLe feuilletonEric Chevillarda été séduit parl’art de RicardoMenéndezSalmón

9aRencontreMarie-HélèneLafon, terrienne

2aLa «une»,suiteRencontreavec l’auteurde Némésis

8aEssaisIran: ladémocratieimpossible?

4aLittératureétrangèreDavid FosterWallace,Teju Cole

VERS L'AZUR INFINICarme Riera

Majorque, fin du XVIIe siècle. Des juifs, convertisde force au catholicisme, continuent secrètementd'y respecter la Loi et rêvent de s'enfuir. Malgré l’aidede la belle et mystérieuse Blanca, les traîtres auront raisondes innocents. Une épopée flamboyante et tragiqueau cœur de l’Inquisition.

Bucky Cantor,le héros du roman,ne se suffit pasà lui-même: être, pourlui, c’est comparaître

Cahier du «Monde »N˚ 21060datévendredi 5 octobre 2012 - Ne peut être vendu séparément

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en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINSLE CONGOET SON HISTOIRE

www.cwb.fr

MERCREDI 10 OCTOBRE, 18h30

Débat avec David Van Reybrouck,auteur de Congo, une histoire (ActesSud), l’écrivain In Koli Jean Bofaneet l’historien Elikia M’Bokolo

CENTRE WALLONIE-BRUXELLES

127-129 rue Saint-Martin, 75004 Paris. T 01 53 01 96 96

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«Au boutde tout ce temps, il était soudainvenuà l’esprit deMrCantor queDieune secontentaitpas de laisser la polio se déchaî-ner dans le district deWeequahic,maisque, vingt-trois ansplus tôt,Dieu avait éga-lementpermis que samère, deuxans seule-mentaprès avoir terminé sa scolarité, etplus jeunequ’il ne l’était aujourd’hui,meure en couches. Il n’avait encore jamaispensé à samort sous cet angle. Aupara-vant, à cause des soins que lui avaientpro-digués ses grands-parents, il lui avait tou-jours semblé queperdre samère à lanais-sance était quelque chose qui faisait partiede sa destinée, et que le fait d’être élevé parses grands-parents était la conséquence

naturelle de cettemort. Demême, le faitque sonpère ait été joueur et escroc faisaitpartie de sa destinéeà lui et il n’auraitpu en être autrement.Maismaintenantqu’il n’était plus un enfant, il était capablede comprendre que si les chosesne pou-vaient pas être autres que ce qu’ellesétaient, c’était à cause deDieu. Si ce n’étaità cause deDieu, de lanaturedeDieu, ellesseraientautres.

Il ne pouvait pas faire comprendreunetelle idée à sa grand-mère, qui n’était pasplus apte à ce genrede réflexionquenel’avait été son grandpère (…)»

Némésis, page105-106

MarcWeitzmann

Philip Roth a cesséd’écrire. Némésis,annonce-t-il, est sondernier livre. Et com-me c’est aussi le seuldans lequel le héros,

Bucky Cantor, s’en prend directe-ment à Dieu, la tentation estgrande d’y voir comme un codi-cillemétaphysiqueaurestedesonœuvre. Tentation qu’il balaie fer-mement : « Je n’accorde pas tropd’importance à cette question,medit-il. Je trouvais logique que quel-qu’un comme Bucky Cantor envienne à raisonner de cette façon.C’est un type normal, qui n’est passtupidemais qui n’a pas de forma-tion intellectuelle particulière etqui affronte ce qui lui arrive com-me il le peut. Il essaie de compren-dre ce qu’il doit faire, ce que Dieudoit faire et, pour cequ’il en voit, nil’unni l’autren’accomplitcorrecte-ment sa tâche. C’est tout. Je n’avaisaucune intention religieuse, enécrivant, j’essayais juste d’êtreaussi réaliste que possible.»

Philip Roth a regroupé sous letitre générique de Nemeses (enanglais, pluriel de Nemesis) sesquatrederniers romansdepuisUnhomme (Gallimard, 2007), ce quin’est pas anodin. Force cosmiquedudestindans lamythologiegrec-que, la Némésis est devenue, chezlesRomains, Invidia,déessedel’in-dignatio –notre « indignation»moderne, qui donnait son titre ausecondvolumede la tétralogie.

Inhérente impuretéIndignation qui, dans cette tra-

dition gréco-romaine, désigneautant la révolte des êtres contreleurs conditions que le châtimentinfligéparlesdieuxàceuxqui, fût-ce sans le vouloir, transgressentles limiteshumaines.Ainsid’Œdi-pe, roi de Thèbes, dont les crimesinconscients souillent tout cequ’il touche. Ainsi de Bucky Can-torprotégeant les enfantsdeWee-quahic, quartier juif de Newark,contrelevirusde lapolio,avantdedécouvrir qu’il en est lui-mêmeun porteur sain. L’impureté inhé-rente à la condition humaine,thème cher à l’auteur de La Tache(Gallimard, 2002), trouve ici uneautre direction.

«Cequimemobilisecommeécri-vain, c’est la vulnérabilité,me fai-sait remarquer Philip Roth peuaprès la sortie du Complot contrel’Amérique (2006). En particulier

lavulnérabilitéd’hommesmanifes-tement solides tels Coleman Silk,dans La Tache, ou Swede Levov,dans Pastorale américaine (1999),parexemple.Levovseveutinvulné-rable, mari et père irréprochablequi trouvedes solutions à tout. Et ilest détruit par la colère de sa filleadolescente. Laquelle a été préala-blement détruite par le fait que sacolère coïncide avec la guerre duVietnam. Ils sont piégés dans l’His-toirepar leur propre colère.»

Du masturbateur frénétiquePortnoy à l’anarchiste et provoca-teur Mickey Sabbath, du trèssophistiqué Nathan ZuckermanaumoralisterévoltéBuckyCantor,tous les héros de Roth se heurtentaux forces – internes et névroti-ques, externes et historiques– quifont du réel cette chose «incontrô-lable»,révoltantejusqu’àl’écœure-ment, parfois attirante et presquetoujoursdestructrice.Tousaffron-tent, à leurs dépens, les ravages decette Némésis rothienne qu’est lapart sauvagede l’existence.

Roth, né en 1933, confie avoirpassé son enfance «dans un quar-tier calme, sans le moindre conflitni ennemis proches, et entouré deparentsaimants,extrêmementres-ponsables et très travailleurs», ettel n’est pas le moindre des para-doxes qu’un écrivain réputé –àtort– pour mettre sa vie dans seslivres, soit allé chercher si loin, aucontraire, leurmatière.

Il semble bien que ce qui le fas-cine,c’estd’abordcequ’iln’estpas.Ce qu’il aurait pu être. Le «Et si…»d’où naissent les histoires. Et si,par exemple, ses grands-parentsn’avaient pas émigré aux Etats-Unis? Si Roth avait affronté, nonl’existence privilégiée d’un écri-vain à succès issu de la classemoyenne juive dans l’Amériquedu XXe siècle, mais le destin desjuifs d’Europe de sa génération?Ou le sort des écrivains d’Europede l’Est?

Cette méditation sur les«contrevies» possibles a notam-ment donné naissance, précisel’écrivain, à la série de romansconsacrés au personnage deNathan Zuckerman, abusivementconsidéréecommeautobiographi-que. Son sommet, La Contrevie(Gallimard, 1989), situe à Jérusa-lem la poursuite de ce dialogueconflictuelentretragédieetcontre-tragédie,entrequêtedesenset iro-nie prosaïque. L’affrontemententre le satiriste Nathan Zucker-man et son frère, le très moral

Henri qui, pour se rebeller contrelatrivialitédesonexistenceaméri-caine, s’est métamorphosé encolonjuifdeCisjordanie,préfigureles questionsposées parNémésis.

La fragilité de ce qui estLa chance sert parfois les

romanciers. Après des annéesd’une existence plutôt cosmopo-lite, le retour définitif de PhilipRothauxEtats-Unisen1989coïnci-de avec la fin de la guerre froide.Pastorale américaine, J’ai épouséun communiste, La Tache, lesromans «historiques» écrits pen-dant cette décennie où l’Améri-que célèbre son hyperpuissance,viennent rappeler, avec une éton-nante prescience, la vulnérabilitécachée sous la force apparente.«Etsi» lasatirese faisait tragédie?«Et si» les Etats-Unis cessaientd’être ? Dans Le Complot contrel’Amérique, le dernier de la série,situé en 1942, Roth décrit l’élec-tion fictive d’un président améri-cain non hostile aux fascismesd’Europe. Il y montre les consé-quences, pour les juifs deNewark,sa ville natale, de ce qui se seraitproduit si l’Amérique n’était pasentrée en guerre.

Némésis reprend pourune partce dispositif : l’époque est lamême (la guerre fait rage en Eu-rope), les juifs de Newark sont denouveaumenacés, et de nouveaupar l’imagination de l’auteur– puisque aucune épidémie depoliode cette ampleurn’a, dans laréalité, dévasté la ville. Il s’agit,une fois encore, de louer ce qui estou a été –la fragilité de ce qui est–par la description tragique de cequi aurait pu être.

A quelle aune mesurer ce quel’on fait? Quelles sont les implica-tions morales des problèmes aux-quels le destin, l’Histoire ou lehasard vous obligent à faire face?«Qu’il en faut peu pour que la vieprenne tel ou tel tour. Comme unedestinée tientauhasard…Maisaus-si, combien hasardeux semble êtrele destin quand les choses ne peu-vent jamais tournerqued’uneseulefaçon»,écrivaitRothdansLaTache.

Ces deux visions s’opposent denouveau dans le dialogue qui ter-mine Némésis. A la raison amère,

révoltée de Bucky Cantor qui, enquêted’explication, ne tombequesurlaculpabilité(lasienneoucellede Dieu), une autre raison s’op-pose, celle de la « tyrannie de lacontingence»,prônéepar lenarra-teur ArnieMesnikoff. Philip Roth,tel l’excellent lecteur de Tchekhovqu’il est –ou faut-il dire tel Dieudans un silence peut-être ironi-que?–, écoute ses personnages, etse gardebiende trancher. Laissantle lecteur méditer sur ce qu’est lavie –sur ce qu’elle pourrait être–et sur ce qu’ellen’est pas.p

r e n c o n t r e

Tout doit faire sens. Rien ne doitêtre sans raison. Audébut de l’épi-démie, il invectivait le Créateur detoutes choses et donc du virus. Etpuis, sans pour autant se réconci-lier avec leMaître de l’univers, il aretourné sa rage métaphysiquecontre lui-même. Il était le fautifcar il lui fallait absolumentunfau-tif à son surmoi déchaîné. Il n’yavait pas de place, dans l’esprit etdans la sensibilité de MrCantor,pour la contingence. «Le dévot, aécrit Clément Rosset, est d’abordcelui qui est incapable d’affronterle non nécessaire.» Alors mêmequ’ilaccablaitlecield’injuressacri-lèges, MrCantor était, pour sonmalheur,undévot.Aulieud’épou-ser Marcia comme elle l’en adju-rait, il a plaidé coupable et il adétruit leurs deuxvies.

C’est le refus du tragique quiprécipite MrCantor dans la tragé-die. Selon un scénario que lesGrecs n’avaient pas prévu, laNémésis qui le frappe coïnciderigoureusement avec l’hubris quil’emporte: «non pas l’hubris de lavolontéoududésir»,mais ledélired’interprétation,lebesoinirrépres-sible de trouver une réponse à laquestion «pourquoi?». MrCantorest un «martyr dupourquoi».

Le démenti du romanRaressontlesêtresaussiscrupu-

leux que Bucky Cantor. Mais,d’une manière ou d’une autre,nous sommes d’autant plusenclins à tomber dans cette folie,l’hubris de la raison, que nous laconfondons avec l’intelligence.Aussi Philip Roth ne se conten-te-t-il pas de décrire ses ravages. Illui apporte le démenti magistraldu roman. En imaginant, dans LeComplotcontre l’Amérique (2006),ce qui serait advenu si les Améri-cains avaient, en 1940, porté à laprésidence Charles Lindberg,l’aviateur héroïque mais nazi ; etentenant,dansNémésis, la chroni-que d’une épidémie qui n’a pas eulieu mais dont la menace planaitet, avec elle, la peur panique d’at-traper le virus et d’être enfermédans un poumon d’acier. Inspirépar ce queMusil appelle ironique-ment le principede raison insuffi-sante, Roth dissipe l’illusion denécessité et rend au passé soncaractèrefragile, aléatoire.Cequiaété aurait pu être autrement.

Rien donc n’est vrai dans Né-mésis. Mais de cette fiction totaleest née l’inoubliable vérité d’unhomme terrassé par sa grandeurd’âme et par son incapacité deconsentir à la part de hasard etd’absurdité que comportent tou-tes les choses humaines.p

Alain Finkielkraut

Suitede la premièrepageAencroirel’auteur,«Némésis»clôtsonœuvre.Ceromanviententoutcaslacouronner

PhilipRoth:«Cequimemobilisecommeécrivain,c’est lavulnérabilité»

…à la«une»

Extrait

Némésis (Nemesis),dePhilipRoth,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parMarie-ClairePasquier,Gallimard, «Dumonde entier»,228p., 18,90¤.

PASCAL PERICH/CONTOUR BY GETTY IMAGES

2 0123Vendredi 5 octobre 2012

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

Deuxessaisetunromaninterrogentlesrapports,aussi inévitablesqu’indispensables,qu’entretiennentlesconstructionsdel’imaginationetsesdérivés, lerécit, la littératureet l’art,avecleréel

Examendesfictionsvitales

Unparadigmede Jean-FrançoisBilleter,Allia, «Petite collection», 128p., 6,20¤.Philosopheet sinologue, Jean-FrançoisBilleter analyse, à partir de sonpropreexemple, le fonctionnementde l’êtrehumain, présenteunmodèlede compré-hensionde la vie de l’esprit avec le corps.Ce faisant, il confronte sa propre expé-rience existentielle avecdes sources litté-raires, produisantun textehybride, oùl’évocationautobiographiquerejoint lecommentairede texte et s’inscrit dansunproposphilosophique.

L’HallucinationartistiquedeWilliamBlake à SigmarPolkede Jean-FrançoisChevrier,L’Arachnéen,684p., 48 ¤.C’est le sixièmevolume, sur sept, d’unesommesur lesmarges de l’art et de lalittérature. L’auteurynoue les trois filsde la psychiatrie, de la poésie et des artsvisuels, en commentantdenombreuxtextesportant sur la questiondes casextrêmesde la conscience,et de leur productivité créatrice.

DonatienGrau

Il faut se confronter à une réalitéterrifiante : notre perception dumonde est une fiction. Notremémoire n’est pas stable, maisdynamique: elle se construit, s’in-vente en permanence, transforme

les événements vécus. Elle module lafaçon même dont nous percevons lemonde qui nous entoure. La fiction, ainsi,sesitueaufondementmêmeduprocessusde penser. Face à ce constat, un danger seprésente: celui de l’enfermement en soi,du refus de la réalité. La perspectiveoppo-sée, pour autant, paraît bien optimiste ;croire fidèlement à la disponibilité objec-tiveduréelquinousestprésenté. Il impor-tedoncde repenser ce que l’on entendparcettenotionvague, la fiction, à laquelleona recoursdans tantdedomaines–de la lit-térature à la neurologie, en passant par laphilosophie ou l’anthropologie. Troisouvrages invitentàdépasser le clivagedesdisciplines car ils permettent d’en distin-guer trois degrés : la fiction primaire cor-respondà l’activitéducerveauqui, enper-manence, créeun récit à partir des stimulidésordonnés dont il est le récepteur. Lasecondaire revient à présenter,par la litté-rature ou l’art, un monde en regard dumonde réel. La tertiaire est la confusiondes deux formes précédentes, et prend leplus souvent la formed’unemaladie.

Un paradigme, de Jean-François Bille-ter, pourrait être considéré comme letémoignaged’unefictionprimaire.Lephi-losophe, spécialistede la pensée chinoise,yprésentelaretranscriptiondesonchemi-nement intellectuel, qui l’amenéà conce-voir le corps comme le lieude l’«activité»de la pensée, rompant ainsi avec ce qu’ilconsidère être la tradition dominante dudualisme,opposant au corps l’esprit. L’as-pect le plus fascinant de ce texte consistebien à extraire d’événements personnelsuneméthode,et àproposerau lecteursonappropriation. D’un côté, il pose le carac-tère résolument particulier du «monde»intérieurdechaqueindividuet,de l’autre,il constate la similitude, chez tous, desmécanismes de production des mondes.Lecontexteest celuid’une«observation»– pour reprendre son propre terme – desfonctionnements du « je». Il poursuitainsi la leçon lacanienne, selon laquelle« la vérité a une structure de fiction» :

toute perception du monde est une fic-tion. Elle est construite, articulée, éla-borée, mais elle peut être véridique, carelleestpartagée. Le titremêmed’Unpara-digme est en soi significatif, puisqu’ilcontient le concept de modèle, avec cequ’il a de systématique, quand l’article«un» souligne son inscription dans unhorizondepluralité.

ParcequeLesCordelettesdeBrowser,deTristan Garcia, est un roman, et parcequ’il s’apparente au genre de la «science-fiction», il est aisé d’y voir un exempledefiction secondaire, dont les personnages,les situations, appartiendraient à uneesthétique de l’imaginaire, de la créationd’images, une sorte de théâtre suggestif.UnDavidBrowser,explorateurquidonnesonnomaulivre,«bouche le troude l’Uni-vers», et les hommes désormais hors dutemps sont rendus à eux-mêmes, entreanimalitéethumanité,sentimentsetsau-vagerie. Ce troisième roman de TristanGarcia comporte de superbes moments

d’évocation, notamment le réveil final,quand l’humanité sort de l’Eternité. Sil’on devait poser une définition de la fic-tion à partir des Cordelettes, ce serait lamission, pour l’écrivain, de « créer unmonde» parallèle à celui où les hommesvivent.

Bien sûr, «créer unmonde» fait partiedu «cahier des charges» de tout auteur.DansUnparadigme commedans Les Cor-delettesdeBrowser, lesauteursseconfron-tent au seul critèrequi garantisse laperti-nence de la fiction secondaire : c’estl’ouverture à d’autres, et la possibilité,pour eux, d’y adhérer. Afin que la littéra-ture ou la philosophie «fonctionnent», ilfaut que d’autres individus suivent lavoie empruntée par l’auteur. Un para-digmemanifeste une aspiration à provo-quer l’assentiment du lecteur, afin defaire basculer la fiction dans le champ dela vérité. Dans le cas des Cordelettes, l’ac-cord des esprits ne doit pas intervenirdans l’existence, mais dans un temps de

suspension de celle-ci, qui est celui de lalecture. L’enjeu est évident dans les deuxouvrages: Jean-FrançoisBilleter s’adressedirectement au lecteur, l’invitant àl’«écouter», à le «suivre» – dans un pro-jet de communication immédiate. Tris-tanGarcia, pour sa part, se confronte, parl’invention d’une fable, aux points brû-lants de la pensée: l’Histoire, la solitude,l’animalité, la société.

L’enjeu crucial devient donc la relationde la fiction au monde qui l’entoure : àquelles conditions une fiction peut-elleêtre partagée – ou ne pas l’être ? Tel estl'objet de l'étude proposée par l’historiende l’art Jean-François Chevrier. L’Halluci-nation artistique est une somme de prèsde700pages, où laquestionest sans cesseposée: «L’idée même de fiction, écrit-il,induit une idée d’irréalité, voire la déréali-sation de l’hallucination négative. »L’auteur analyse de près la transmissiond’une conception de la réalité qui n’estpas, pour le moins, fidèle à l’étoffe dumonde. Il évoque la situation des artistes,producteursd’unesortedesurcroîtderéa-lité, c’est-à-dire de fiction, au statut am-bigu: il s’agit d’une sensationd’existence,maiscelle-cineselimitepasàl’expériencesensorielle, pour s’exprimer dans la pro-ductionartistique.Désormais, lafictionsesituedansundoubleespace: à la foisdansla vie et dans lesœuvres.

LessituationsqueL’Hallucinationartis-tique présente sont donc à la fois liées auproposdeTristanGarciaet à celui de Jean-FrançoisBilleter:ellesempruntentaupre-mier leurdifférence radicale, et au secondleur présence à l'intérieurmême de la viecourante. Dans Un paradigme, la mé-thode, si elle repose sur la déterminationinventived’unparcours,visepourl’indivi-du à produire une manière régulée de sesituer à l’interface entre son monde et lemondetelqu’il lepostuleendehorsde lui.LesCordelettesprésenteunmondealterna-tif, commeunmiroir reflétant une réalité

déformée,quinedoitpasêtreprispourundiscours réaliste sur lamatière. La fictionintervient à la fois dans la forme et sur lefond–parlebiaisd’uneexpériencedepen-sée et d’écriture, qui témoigne de laréflexionengagéeparl’auteursur lemodede fonctionnement des sociétés hu-maines confrontées à la fin de l’Histoire.Elle ne coïncide pas avec les exigences dela vie courante. En revanche, l’objet del’analyse de Jean-François Chevrier estbien la situation la plus sublime et la plustragique, celle qui a fait de sesvictimes leshéros de l’aventure poétique: l’hallucina-tion,modèle fondamentaledes arts et des

lettres, de Baudelaire et Blake à Artaud etPolke. Celle-ci incarne alors une forme desynthèsemaladive: ellen’estpas la fictioninhérenteà toute existencehumaineni laprésentation d’un monde en miroir ; aucontraire, elle correspond à l’inclusiond’un monde en miroir dans le flux del’existencehumaine.

A travers leur diversité, de l’étude demaladies incontrôlées à la productionmaîtriséed’unmondeparallèle, ces livresmanifestent une croyance commune: iln’est de fiction que dans la tension verssoncontraire, vers la certitudequ’il y aunmonde, de même qu’il n’est de vie réellequedansunarrangementperpétuel,trou-ble et magnifique, avec l’exigence irré-pressiblede changer lavie.Dans la littéra-ture, la philosophie, la fiction est ce quiprouveque l’écriture peut changer l’exis-tence. Dans l’existencemême, elle révèlela possibilité pour chacun d’écrire aucœurde sa vie. p

«Si tu hésites àme suivre, lec-teur, songe à ce que tu fais quandtu cherches unmot. Tu cesses detemouvoir, et de prêter atten-tionaumondequi t’entoure. Tut’absentes en quelque sorte, et tutemaintiensdans cet état d’ab-sence jusqu’à ce que lemot sur-gisse. La façondont se préparesonapparition t’échappe entière-ment. C’est une opération sous-traite à la conscience. Tu te bor-nes à le cueillir lorsqu’il se pré-sente et à reprendreaussitôt tonactivité antérieure. Tu laisses aucorps le soin de te procurer lemotmanquant.»

Unparadigme, page12

«Ici, seul le pénible jour du fond,entretenupar la fluorescencever-dâtredes barres àmi-hauteurdes parois, permettait de tra-vailler. A sa lueur, on distinguaitles carrés réguliers des plaquesboulonnéesde l’ascenseur enquart de cercle. La respiration lesfaisait trembler, commeuneexplosion sourde contenuesecondeaprès secondepar lescouvertures, derrière lesmurs.Qu’y avait-il derrière? Seuls lesscientifiques le savaient.De lamatière en fusion, le noyau.Mieux valait ne pas y penser.»

LesCordelettesdeBrowser,

pages79-80

«Le caractèrepositif de l’imagina-tionhallucinée surpasse les effetsde l’illusionnismenaturaliste (…).Sur lemodede la fiction, quiprend l’alluredudélire (imite ledélire), la biographiede l’artistetendà se confondreavec la réin-ventionde l’art visionnaire.De cefaitmême, le critèrede vérité seprésenteànouveaux fraisdanssadimensionhistorique,puisqu’ilconcerneaussi bien les faits etgestesde l’individuque laproblé-matiquegénéraledu sujet dansson rapport, proprement critique,antidoctrinal, auxcroyances.»

L’Hallucinationartistique,

page670

LesCordelettesdeBrowserdeTristanGarcia,Denoël, 286p., 18¤.Ce romande science-fictionexpose la situationde l’humanitéperduedansun tempsd’aprèsle temps, c’est-à-diredans l’Eternité,aumomentoù vieillir et existerne sont plus conditionnésaudéroulementde la vie individuelle.Lemondea tant dépéri qu’il faut«boucher le troudu temps».

Extraits

Les artistes,producteurs d’unesorte de surcroîtde réalité

Traversée

RAYMOND VERDAGUER

30123Vendredi 5 octobre 2012

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

C’est grâce à BrejnevDepuis2005, et lapublicationchezChristianBourgoisdespuissanteset caustiquesnou-vellesdeNatashaetautreshistoires (quiparaîtchez 10/18, 160p., 6,60¤),onguettait le retourduCanadienDavidBezmozgis.Voici enfinsonpremier roman.En 1978, aprèsqueBrejnevaentrouvert le rideaude fer, lesKrasnansky,com-medenombreux juifs soviétiques, font étapeàRomeoù ils vontpasser sixmoisàattendredesvisaspour leCanada, coincésentre enferadmi-nistratif, débrouilleet accèsdenostalgiedugrand-père,unanciende l’Arméerougefurieuxdecet exil. Romand’unentre-deux, chroniquefami-liale, réflexionsur l’histoiredel’URSS,LeMonde libreméritaitbienque l’onpatienteunpeu.p

Rapahëlle LeyrisaLeMonde libre (The FreeWorld),deDavid Bezmozgis,traduit de l’anglais (Canada) parElisabeth Peellaert, Belfond, 412p., 22 ¤.

Aventures cosaquesJoyeuxdélire, saga loufoque, phrasespleinesde rythmeetde feu: ainsi galope le brefromandeVladislavOtrochenkoqui ne ra-conte rien, sinon les aventures improbablesduCosaqueMalackh, de son épouse,Annouch-ka, et de leurs treize garçons, que l’on croiraitsortis d’un filmdeTimBurton.«Mûpar l’ar-denteaffection (…) qu’il portait à l’oncle Pavel,l’enseigne s’efforçait de lui ressemblermêmeextérieurement, bienqu’il fût beaucoupplusjeune: il portait lesmêmesmoustaches “à laVictor-Emmanuel” (…) et il riait exactementcommeoncle Pavel, avec des o, ho-ho!, la bou-che grandeouverte et les yeux ronds»…Ancrédans la Russie impériale des années 1900, cebouillonnantpoèmeenprosemet en scènedesphotographesà l’ancienne, l’étrangeKikia-ni et les frères Jacques et Claude,chargésd’immortaliser les «trei-ze oncles» cosaques.DeVladis-lavOtrochenko, auteur de récitset d’essais,Mes treize oncles estle premier texte à paraître enfrançais.p Catherine SimonaMes treize oncles,deVladislavOtrochenko,traduit du russe par Anne-MarieTatsis-Botton, Verdier, 128p., 13,50¤.

«Peude tempsavant quene commence cette errancesans but, j’avais pris l’habituded’observer lesmigrationsdes oiseauxdepuismonappartementet jemedemandeaujourd’hui si les deux sont liés. Les jours où je rentraissuffisamment tôt de l’hôpital, je regardais par la fenêtrecommepour prendre les auspices, dans l’espoir d’assis-ter aumiracle de l’émigrationnaturelle. Chaque fois quej’apercevais dans le ciel des oies piquer en formation, jemedemandais à quoi ressemblait notre vie enbas, deleur point de vueà elles. (…) Souvent, en sondant le ciel, jene voyais que la pluie ou lapâle traînée d’un avion cou-pant le ciel en deux.Unepartie demoi doutait que cesoiseauxauxailes et gorges sombres, au corps pâle et aupetit cœur infatigable, puissent vraiment exister.»

OpenCity, pages11-12

Sans oublier

Yannick Grannec La Déesse des petites victoires

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Photo©BrunoCharoy

« La Déesse Des petites victoiresest précisément ce que l’onappelle un roman épatant. »pierre assouline,La république des livres

FlorenceNoiville

Le dernier Wallace »,annonce le bandeaurouge sur la couverture.C’est en effet l’ultimeopus de David FosterWallace qui nous arrive

aujourd’hui. Près de 650pagesd’un roman inachevé, le fameux«truc long» sur lequel il travaillaitavant de se donner la mort, le12septembre 2008.

Ce jour-là, KarenGreen, sa fem-me, l’avait trouvé pendu à sondomiciledeClaremont, enCalifor-nie. On avait beau savoir que«DFW» souffrait de troublesdépressifs graves, ce fut pour seslecteurs un choc. Né en 1962 àIthaca, dans l’Etat de New York,Wallace était très populaire dansla sphère littéraire américaine.Pour de mauvaises raisons – sonphysique à la Big Lebowski, soncôté secret à la Salinger, ses sautesd’humeur légendaires…Mais aus-si pour de très bonnes. En 1996,

son énorme roman Infinite Jest– un titre emprunté àHamlet – luiavait valu des cohortes de fans.Danscespagesmêlant lecruelet lafarce, les digressions à l’infini, lapoésie trash, l’argot adolescent, lelangage des geeks, l’élégie burles-que ou la satire désespérée…, lepublic avait découvert un«grand» de la littérature améri-caine. Un héritier de Pynchon oude Vollman qui, à son tour, allaitinfluencer de plus jeunes auteurs,tel Dave Eggers ou JonathanSafran Foer.

Wallace avait une formidableaptitude: il était capable de parlerde tout.Du tennis, de la télévision,de la culture du divertissement…(Untrucsoi-disantsuperauquelonne me reprendra pas, Au DiableVauvert, 2005). De la dope, du tra-vail, du sexe, de l’addiction, de ladésintoxication… (Brefs entretiensavec des hommes hideux, Au Dia-ble Vauvert, 2005). Et même, parmille détours improbables, de lanourriture pour bébé du MiddleWest (LaFonctiondubalai,AuDia-ble Vauvert, 2009)! On ne s’éton-neradoncpasde levoir aborder iciundomaine peu exploré par la lit-térature, la fiscalité.

Dans Le Roi pâle, un certainDavidWallacearriveun jour à l’an-tenne7 du centre régional desimpôts de Peoria, dans l’Illinois.Comme ses nouveaux collègues– dontildécouvrequ’ilsontdûrece-voir«uneformationdesurvieàl’en-nui»–, il s’immergedans les textesdel’administrationfiscale.Sonper-sonnagevoudrait naviguerdans le

détail des directives les plus récen-tes. Etre capable de calculer unereprise sur amortissement d’actifsou de «démontrer que la relationduprixdesobligationsàlongtermeavec les tauxd’impositiondes plus-values à long terme n’est pasinverse.» Surtout, il veut compren-drepourquoionpeutêtretentépar«cet étrangemétier», et commentfonctionne ce «temple du capita-lisme tardif» que représente « laplus importantebureaucratie fédé-ralede la vie enAmérique».

Onest loindeKafkaoud’Orwell,pourtant,danscettedescriptiondela brutalité bureaucratique. «Pre-nez quasiment n’importe quoi.Pourpeuquevous le regardiezd’as-sez près et avec suffisamment d’at-tention,ce“n’importequoi”devientintéressant», fait dire Wallace àl’un de ses personnages. En cela, ilnous force à «voir» un (mi)lieudonné dans sa complexité etmêmesacruauté.Pour enarriveràceparadoxe: lesvraishérosnesontpas ceux de notre enfance, maisceux du monde prosaïque «réel».Ceux qui répètent les mêmes

tâches «sans applaudissement nipublic», qui bataillent contre « lesénormeset terrifiantsdémonsde lavie ordinaire». Tous les sans-gradedu service des contrôles de l’an-tenne7 du centre régional desimpôtsdePeoriapar exemple…

Cette idée d’un héroïsme post-moderne, qui semble se dégagerde ce volume touffu, bourré dedigressions et de notes, est-ellevraimentcellequeWallacevoulaitmettre en avant? On ne le saurajamais.Demêmequel’onnesaurajamais si le livre qu’on a sous lesyeux épouse le plan que l’auteurlui aurait finalement donné. Ceque l’on sait, c’est que Wallaceavaitété jusqu’àprendredescoursde comptabilité dans le cadre deses recherches et que ce livre luitenait particulièrement à cœur. Asamort, sa veuve et son agente lit-téraireonttrouvédanssonbureaudes centaines de pages. Des dis-ques durs, des fichiers, des carnetsà spirale… auquel l’éditeur améri-cain de Wallace, Michael Pietsch,de Little Brown, s’est efforcé dedonnerlaformed’unromanensui-vantquelquesnotesde l’auteur.

Ainsireconstitué,ceRoipâleestbienl’ultimelivresur lequelDavidFosterWallace aura travaillé.Maisce n’est pas le dernier qui parvien-dra aux lecteurs français. En 2014,ceux-ci devraient être en mesurededécouvrirunetraductiond’Infi-nite Jest aux Editions de l’Olivier.Dans sa version américaine, lechef-d’œuvre de DFW fait plus de1000pages. Encore un morceaudechoixà semettre sous ladent.p

Nils C.Ahl

Si l’on résumait Open City,premier roman de TejuCole, à la déambulation deson jeune narrateur dans

les rues de New York à la suited’une déception sentimentale, on

prendrait leschosesà l’envers.Carce Julius, interne enpsychiatrie etNigérian, ne dit pas qui il est, nipourquoi il marche ; on ne l’ap-prendra qu’au fur et à mesure.Aux premières pages, on ne saitdeluiquesaformationpsychiatri-que,songoûtde lamusiqueclassi-que, son sens de l’observation. Ilse définit comme un point aveu-gle, un narrateur plus extérieurqu’intérieurendépitdesapparen-

ces, dont le style élégiaque et rete-nu,éruditetpatient,n’invitepasàla confidence. On ne comprendquels sont ses origines et son par-cours qu’après un bon tiers duroman, et les raisons de samélan-colie et de sa rupture qu’à la fin.

Photographe, historien de l’art,écrivainnéen1975,TejuColeparta-ge quelques traits de son caractèreet de sa biographie avec Julius,mais sans excès. Un même âge

approximatif, une enfance et uneadolescenceauNigeria, une instal-lationàNewYork,des lectures, desgoûts exigeants, une culture aca-démique sans académisme: unregard. Pour le reste, les limitesentre l’auteur et son personnagesont très nettes. Les références cli-niques de Julius n’appartiennentqu’à lui. SonvoyageàBruxelles, aucœurduroman, également. Car endépit des apparences et de la pro-menade, ni l’auteur ni son person-nage n’avancent au hasard: OpenCity obéit à une constructionstricte, dont la temporalité estréglée très précisément. Pour unpremierroman,cettemaîtrisetech-nique impressionne, ce jeu habilesurlescorrespondancesetlesdiffé-rencesbiographiques, aussi.

Ainsi, la succession des rencon-tres de Julius, à New York et àBruxelles, suit-elle une logiqued’alternance et de progressiondans l’intensité: certaines comp-

tent plus que d’autres. Certainescontribuent à brosser le portraitdu personnage, d’autres ont uneinfluence sur lui et le font (parfoisimperceptiblement) évoluer. Aufildespages, lenarrateurs’éloigne.Plusildétaillela fouledeceuxqu’ilcroise, plus il cherche à s’en ex-traire. Il évite les mauvais poètes,seméfiedescomportementscom-munautaires, limite ses relationssexuelles (une seule fois avec unefemme étrangère et plus âgée, enBelgique), écoute beaucoup maisne se livrepas autant.

Le chas d’une aiguilleAu point qu’à l’avant-dernier

chapitre, le lecteurestsurprisdecequ’il devine ou comprend deJulius – qui contrôle tout ce qu’illaisse paraître, comme personna-ge et comme narrateur, sans quel’on sache vraiment s’il est insin-cère. Après 350pages, Julius estpresque aussi insaisissable que

dans les premiers paragraphesalors qu’il vient de livrer des pen-sées, des souvenirs, des anecdotesdont la force et l’intimité sontindiscutables.

En fait, le promeneur s’effacedevant la ville qu’il arpente. Géo-mètre des petites et des grandeshistoires, il a beau se peindre aupremier plan (au risque de se fairebastonner ici, insulterouhumilierailleurs), c’est toujours New Yorkdont les couleurs et les traits sontlesplusprécis. Ilenreditlesgénéra-tions et les strates, les peuples etles plans. Le chapitre consacré àBruxelles est également essentielàcetitre,parcequ’ilestunpointdecomparaison. Parce que l’histoirede la capitale belge n’est pas lamême: plus vieille à la manièredes villes européennes, plus limi-tée, plus ferméeaussi.

New York fascine Julius et TejuCole par la foule de ses commu-nautés et de ses habitants dansl’histoire:«Lesgénérationssesontruées à travers le chas d’uneaiguille.» L’histoire de la ville estune constante réécriture, unpalimpseste presque illisible àforce de superpositions. Teju Coleen dégage ce qu’il peut, et il peutbeaucoup. On a le sentiment qu’ilpeut davantage, surtout : le livrese termine comme s’il se suspen-dait, comme si la ville et l’écrivainen avaient encore au moinsautant à dire.p

«Ce serait peut-être une bonne chosede définir la bureaucratie. Le terme.De quoi on parle. Ils disaient qu’onn’avait qu’à regarder dans un diction-naire. (Cette) définition était projetéesur lesmurs pendant les réunions. Ilsdisaient qu’il la leur faisait réciterpresque commeune sorte de caté-chisme. Cela signifie que les années enquestion ont vu une des plus grandesbureaucraties aumonde subir un bou-leversement au cours duquel elle a

essayé de se reconcevoir commeunenon- voire commeune anti-bureau-cratie, ce qui, au premier abord, peutavoir l’air d’une amusante sottisebureaucratique. Dans les faits, c’étaiteffrayant; comme regarder uneénormemachine acquérir uneconscience et commencer à essayerde penser et de ressentir pareil qu’unêtre humain.»

LeRoi pâle, page105

LeRoi pâle (The PaleKing),deDavidFosterWallace,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parCharles Recoursé,AuDiableVauvert, 644p., 29¤.

LepromeneurdeNewYorkSesrues,seshabitants, sonhistoire: laville,vueparl’hommequi l’arpente,est l’héroïned’«OpenCity».Unbrillantpremierroman

Extrait

«LeRoipâle»,romanposthumedel’auteurculteaméricain,estuneimprobableplongéedansl’universdelafiscalitéetuneméditationbrillantesurl’héroïsme

DavidFosterWallace,bilancomptable

Littérature Critiques

OpenCity,deTejuCole,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parGuillaume-JeanMilan,Denoël, «&d’ailleurs»,350p., 21,50¤.

On est loin deKafka oud’Orwell, pourtant, danscette description de labrutalité bureaucratique

Extrait

4 0123Vendredi 5 octobre 2012

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

ExégèsepopAucours du réveillonde l’an 2000,Tzinmann, exemplaire assez banal debohème intellectuelle trop arrosée,glissed’unedéconvenueamoureuse–pour la belle et «sainte»Pauline – àun coupde foudre amical – pour lepervers et génialMathieu.De cettenuit excessive découlerontplusieursannéesd’arguties, de recherches etd’éditioncritique surun texte apocry-phe farfelu: leContre-Clément. Cemystérieuxpamphletdénonce lacampagnedemarketingpolitiquedespremiers chrétiens: il s’agit sur-tout d’un très bonmoyendepasser letempsdurant l’irrésistible ascensiondePauline, devenue star de cinéma,puis femmed’Etat. Premier romandePacômeThiellement (dont les essaisfoutraquesvalent le détour), SoapApocryphene vous veutpas que dubien. Il traite son lecteur par-dessus lajambe, lui essore la cervelle –mais ill’amuse, le divertit et l’instruit, endépit d’uneoudeuxmigraines. D’unsoupir admiratif, aussi : onpeut vrai-ment semoquerdumondeà cepoint-là?Oui…PacômeThiellement a desfauxairs de PhilippeSoupault, en-core à affiner.Quelque chosed’unMontyPythonpas tout à fait fini–mais avec l’esprit, déjà, du sketchde

1972, «Matchde foot-ball pourphiloso-phes». En fait, ce livreest unpremier roman,un jeunePacômeThiellement, en atten-dant les suivants. p

Nils C.AhlaSoapApocryphe,de PacômeThiellement,Inculte, 160p., 14,90¤.

Enquête deNovalisFrançoisNovel, un écrivainquinqua,perd sa femmeet en rencontreuneautre âgée de 20 ans. Il écrit un essaisur le romantique allemandNovalis(1772-1801), fascinépar son intérêt àsaisir le grain de la vie, à vouloir«l’étudier comme le peintre» le faitavec la couleur. Il est aussi au boutdu rouleau. Lemonde est pesant.FrançoisNovel fuit les lieux quipuent lamort. Ilmarche dans lesrues en citant Baudelaire et lesromantiques allemands. La réussitede ce beau roman sur lamort, et lanécessité d’instituerune différenceentre elle et lesmorts, tient à unehonnêteté et à une sensibilité d’écor-ché vif, qui n’excluent pas une formed’ironie. Ce livre aurait presque leparfumd’un testamentde paria,

«dandy bastonneur»,si le héros ne rencon-trait pas Sophie, cettejeune femmequi lelance sur la voiede la couleur.p

DominiqueLeGuilledoux

aLaRecherche de lacouleur, de Jean-MarcParisis, Stock, 186p., 18¤.

Macha Séry

Roger Grenier parlecommeil écrit : à l’éco-nomie.Achaqueques-tion, il répond en troisouquatrephrases, pasplus. Parfois il dis-

pense une anecdote – sa hotte àsouvenirs en contient des quanti-tés–puis il s’arrêtenetetvousfixeavec attention. De digression,point. Jamais d’épanchement nonplus. L’hommen’est pas bavard. Ilnetientpasàfanfaronner.Cetécri-vaindudésenchantement jugeduboncrud’uneannéeaunombredefois où il s’est rendu aux sportsd’hiver. Non aux prix littérairesqu’il apuremporteraucoursde sacarrière. C’est dire.

En exergue de son nouveaurecueil de nouvelles, ce nonagé-naireà l’œilmalicieux,pilierhisto-rique de la maison Gallimard quil’a recruté en 1964, a choisi unephrase d’A. O.Barnabooth, le dou-ble de Valéry Larbaud: «Je préfèreparler de moi à la troisième per-sonne,c’estplusconvenable.»C’estainsi que ce myope voit loin. Enune dizaine de pages, il résumel’existence de quelques velléi-taires, ombrée par le regret et tra-versée de rencontres fugaces.Mélancolique,Grenier?«Non,nos-talgique peut-être, pessimiste, sen-sible à l’absurde.»

On verrait bien cet érudit, entout point frugal, croqué par Sem-pé. Les personnages de Brefs récitspourunelonguehistoireluiressem-blent. Chez eux, pas de sanglots nimême de soupirs. Plutôt unepointe de fatalisme. Ces histoires

d’amouraussiratéesquelesontlessuicides se savourent à lamanièred’unchasse-spleen.Aceciprès quele nouvelliste, féru de Tchekhov,ne dédaigne pas l’humour. Desexemples? Ce mort qui, depuis satombe, entendsa veuve,qu’il avaitjadis connue si douce, virer acariâ-tre au fil des ans; ce jeune coursiercenséaiderungroupederésistantsà prendre l’Hôtel Matignon enaoût1944, confondcelui-ciavecunmeublédans la ruedumêmenom.Lequel se révèle être une maisoncloseoù,ence jourhistoriquepourla libération de Paris, il sera dé-niaisé. Défaite ou victoire, c’estselon, estimeront les lecteurs.

Ce travailleur paresseuxQue ces tranches de vie soient

ounon inspiréesde faits vécus, parl’auteuroupard’autres,apeud’im-portance.«Jemesuisrenducompteque, qu’on invente ou qu’on dise lavérité, le tonreste lemême.»Distin-guée par le Grand Prix de l’Acadé-mie française en 1991, l’œuvre deRoger Grenier, riche d’une tren-taine d’ouvrages (romans, nou-velles, essais) manifeste une forteunité. C’est une fugue jouéemezzavoce. « En évoluant, on se rendcompteque formeet fondsont insé-parables. Plus les années passaient,plus je trouvais un ton à moi. Jepenseàunemusique.Quandje relisune page et que je juge que ce n’estpas moi, je l’enlève.» Le genre brefest celui qu’il affectionne le plus,celui où il excelle. «C’est facile àfaire,difficileàréussir»,convient-il.

Situé au 3e étage de la maisond’édition, le bureau 138 est àl’image de son occupant : mo-deste. Hormis les piles de livres etlebranchageencorevertd’unmar-ronnier balayant la fenêtre, aucunornement n’égaye la «cellule» oùcetravailleurparesseux,doncinfa-

tigabledit-il, se rendtous les jours.Pour apercevoir une photogra-phie du maître des lieux, il fauts’introduiredans lebureauvoisin,celui de J. B.Pontalis. Voici RogerGrenier avec son chien, Ulysse,qu’il a tant aimé et qui a jouédansFolies bourgeoises, de Claude Cha-brol (1976). «Pontalis est un vieuxcopain. Il vient se plaindre alorsque c’est lui le psychanalyste ets’amuse à dire que je n’ai pas d’in-conscient. On s’est connus chezSartre, aux Temps modernes. »Mémoire d’unemaison dont il estaujourd’hui le doyen, Roger Gre-nier est un monument de frêleapparence qu’on vient visiter dumonde entier pour l’entendreconter ses compagnonnages et satraversée du siècle. Et quel par-cours que le sien ! Il a conduit legamin de Pau, fils de petits-bour-geois, à s’engager dans la Résis-tance, puis à côtoyer les plusgrands intellectuelsde son temps.

«Une succession de hasards», pré-tend-il, sans quoi il eût été «clercde notaire ou employé de préfec-ture». Confident de Gaston Galli-mard, intervieweur d’André Gide,deMistinguett et deMaurice Tho-rez,amiintimed’AlbertCamus,dePascal Pia, de Romain Gary, deClaude Roy dont il a été l’exécu-teur testamentaire, Roger Greniern’a jamais tenu de journal intime.Il n’entend pas davantage écrireses Mémoires. En revanche, lors-qu’il est sollicitépourparlerdesescamarades, il répondprésent.

Tel est cet ancien journalistepassé par Combat puis par FranceSoir, cet éditeur qui a appris à s’ef-facer et à se mettre au serviced’autrui. Roger Grenier est à unâge où l’on a enterré beaucoupd’amis. A le voir si attentif, parfoisespiègle, il ne semble pas encom-bré par ses chers disparus. Sansdoute est-ce plus «convenable»ainsi.p

Sans oublier

Raphaëlle Leyris

Le chagrin semble leur seulpoint commun. Lou, Laureet Ulma pleurent toutes lestrois Van – respectivement

leurmari,pèreetamant.Maispor-tent-elles vraiment le deuil dumême homme? Du cœur de lanuit au crépuscule, chacune, danssoncoin, écritpour livrer sa visionde ce Vietnamien devenu parigotdeBelleville, correcteurdans l’édi-tion, fou de littérature et demusi-que. Lou, qui a écraséVanacciden-tellement,seconfessesur lepapierenespérantapaiser sa conscience;Laure, l’adolescente rebelle, re-trouve son père par le geste del’écriture – «Pour ne pas ruminerma tristesse, je polis mes phrases,comme s’il lisait par-dessus monépaule» ; Ulma, la mystérieuseEurasienne qui a chamboulé ladernière année de son existence,s’adresse à son psychiatre pourretracer son propre parcours et sarencontre avec Van. Le mort lui-même nous parle d’outre-tombe,pour compléter ce puzzle.

Les lecteurs de Linda Lê lesavent: celle-ci a le goût des récits

gigognes, des romans labyrin-thiques. Traversée par la folie, laquestion de la transmission et ungoût ironique pour la morbidité,son œuvre se construit depuisvingtanset laparutionchezChris-tian Bourgois des Dits d’un idiot(elle avait auparavant publié troislivres, qu’elle renie), autour de fi-gures absentes, qu’elles soientdis-parues (Les Evangiles du crime,Lettre morte, Christian Bourgois,1993et2011)ou,même,pasnées (Al’enfant que je n’aurai pas, Nil,2011). Elle s’édifie, aussi, large-ment, autour de l’exil – Linda Lê,née en 1963 à Dalat, est arrivée enFrance en 1977 – et des attachesque l’on se choisit.

DéracinésSiVanest leseulexpatriéréelde

Lame de fond, les trois narratrices,une fois privées de lui, semblentégalement déracinées. Lou, la Bre-tonneayantrejetésonmilieud’ex-trême droite, trouvait son équili-bre dans ses dissemblances avecson mari. Ulma, née d’une brèveaventure entre une junkie fran-çaise et unVietnamiende passageavait découvert en son amant unefigure de gémellité, quand Laureréalise soudainement tout ce quesonpèrene lui apporteraplus.

C’est bien parce que la mort deVan les a projetées dans cet état

d’exil que toutes trois choisissentde se raccrocher à l’écriture, des’ancrer dans la patrie qu’il s’étaitchoisie, la langue française.

Les quatre voix du récit tradui-sent cette étrangeté au monde.Van truffe son solo d’expressionstoutes faites et de formules ana-chroniques, s’en justifiant dès ledépart : «Peut-être les étrangers(…), quandilsontapprisunelanguenonpas sur le tasmais en lisant lesclassiques, sont-ils plus sensibles àcertaines tournures désuètes», dit-il, avant d’évoquer sa «prédilec-tion pour les idiomatismes». Maiscette «prédilection» contamineles trois autres narratrices. Sur-tout sa fille, qui s’en explique(«Surmon ordinateur, j’ai enregis-tré des tas de tournures idiomati-ques (…) tout un vocabulaire si pé-riméqu’il vautmieuxnepas l’utili-ser»),mais sansquecela fasse son-ner sa voix plus juste pour autant.Sans atténuer non plus le scepti-cisme du lecteur devant certainesphrases : «Qu’est-ce qui a fait tiltdans sa tête? (…) elle en avait grossur la patate,mais qui aurait pariéqu’elle allait péter une durite?»

Il y a dans ce roman quelquechose de trop appuyé, qui toucheautant le rapport des personnagesàla languequeladimensioninces-tueuse du lien entre Van et Ulma,dont la révélation relance l’intri-

gue. Ce souci démonstratif em-pêche Lame de fond d’emportercomplètement le lecteur. Qui per-çoit cependant la dimension cen-trale de ce roman dans l’œuvre sisingulièrede Linda Lê.p

SelamenterdanslegirondelalangueLindaLêmetenscèneunmortetlestroisfemmesqui,grâceàl’écriture,commencentàfaireledeuildecelui-ci

©DR

roman

« En un mot, une réussite. »Josyane Savigneau, Le Monde

Brefs récitspourune longuehistoire,deRogerGrenier,Gallimard,144p., 13,90¤.

Lamede fond,de LindaLê,ChristianBourgois,276p., 17 ¤.

Nouveaurecueildenouvelles,sincèresetdrôles,dudoyendelamaisonGallimard,oùonl’arencontré

LetonjustedeRogerGrenier

JEAN-FRANÇOIS JOLY POUR «LE MONDE»

Critiques Littérature 50123Vendredi 5 octobre 2012

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

TroppolypourêtremonoVOILÀUNLIVRERARE.Déconcer-tantaussi, aupremier abord, parcequ’ilmêle –délibérément, joyeu-sement, subtilement– journalintimeet travail de lapensée,réflexionsphilosophiqueset récitdevoyage, remarquessavantes etsouvenirsd’analyse.Nepas se fierà sa taillemodeste, sonallure sansfaçon.Onse rendvite comptequ’ilestmalaiséde le caserdansuneespèce répertoriée. Etrangementlibre, la pensée tentede se tenir auplusprèsdes chosesmêmes,dufluxdes réflexions,de leursdiscon-tinuités sansdispersion. Cen’estpasunepromenadedeplusparmilesbibliothèques, les références,lesnotesdebasdepage. Plutôtuneescapadepour réfléchir endirect, commeàmainsnues.

Tout ça nedit pas de quoi çaparle. Il serait évidemment trom-peurde se contenter d’énumérerl’hétéroclite: comment la tem-pête, en bateau, calme les fous,commentune femme, à Bahia,

trembledes heures après latranse, pourquoi la consomma-tion reste sansdoutenotre seulefête.Mais il serait aussi trompeurdevouloir délimiter net, schéma-tiser sec, déclarer tout de go: lesujet de ce livre est demettre enrelation lepolythéismeet lamulti-plicité constitutivedupsychisme.Résumerendeux lignes, ce seraitcompacter cette polyphonie in-ternequi fait justement le char-mede cet essai singulier.

Aller flairer les rituelsAlors, il fautdire autrement:

Frédérique Ildefonse, norma-lienne, agrégéedephilo, directricede rechercheauCNRS, avait publiéjusqu’àprésentdans le registre«éruditionhard»–thèse chezVrinsur LaNaissancede la gram-mairedans l’Antiquité grecque(1997), traductionenGF-Flamma-riondesDialoguespythiquesdePlutarque (1999). Apartquelquescontributionsà la revueVacarme,

tout faisait croirequ’ellenepou-vait dérogeraux règlesdes institu-tions savantes etde la bienséanceacadémique.Au lieude s’en teniràpareillediscipline, voilà qu’elles’estmis en têtede faire aussi del’anthropologie,d’aller flairerdesrituels…Etvoilà : «ABahia, pour laseule et unique foisdemonexis-tence, jeme suis rassemblée.»

Les raisonsde ce rassemble-ment, qui forment la tramedutexte, dépassent le cas personnelde cette chercheuse. Ce qui ras-semble, apaise, calme la «tempêtede l’âme»,pourparler commeEpi-cure, c’est pour Frédérique Ilde-fonse la pluralité des dieux, leursprésencesénigmatiques et évi-dentes, tout autour, audehors.Decette expériencenaissent demul-tiples intuitions, curieuses et for-tes : ce qui nous tourmente, c’estl’absencedudivin, la quête éper-duedes significations, l’idée affo-lanteque le sens intégralementnous incombe.Au contraire, les

rituels structurent, parce qu’onles accomplit sans savoir jamaisvraiment ce qu’ils veulent dire,acceptant au contrairequ’ilssoient toujoursplus oumoinsincompréhensibles.

Accepterdenepas tout savoir,sur lemonde commesur soi-même, constater quenous som-mes toujoursplusieurs, jamaisvraimentun –que ce soit chez lesdieuxoubien à l’intérieurdenotrepropre tête–, sans pourautantque s’ensuive le chaos, son-ger que la philosophie, dans lefond, n’enveut rien savoir, et lechristianismenonplus, rêverdèslors que tout soit à repenser,conclureprovisoirementque lavie s’offre àmille interprétationset s’y dérobe enmême temps…voilà quelques cheminsesquisséspar ce livre. Rare, onvousdit.p

DominiqueA,auteur, compositeur et interprète

Plusdureseralachute

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

Lemystèredelacréation

IL YAQUELQUECHOSEde reposant à se saisir, parfois,de livres qui ne se soucientni d’être contemporains,ni d’êtremodernes.Qui n’ont pas l’ambitiondeprendre l’époqueà bras-le-corps, de la regarderdans les yeux– souvent,ceuxqui rêvaientde lui faire cracher lemorceause retrou-vent entraînés avec celle qu’ils entendaient enfermerentre leurs pages.

A contrario, les livres qui l’approchentde loin, avec dé-fiance, dont lesmots ont l’air unpeupassés, commeon leditd’une couleur, et qui dégagentdes odeursde vieuxmeubles,peuventnous faire des vacances. Ils évoquentdesmondesqui s’éteignent, et on entenddes portesde grange grincer, onvoit des églises oùdepetites vieilles entrent courbées. Leurspersonnages sont gauches, encombrésd’eux-mêmes, etcommedébarquésdansun tempsauquel ils sont étrangers.

Chauxvive appartient à cette catégoriede romans, bienqu’il ait été inspiré parun fait divers récent autourde la dis-paritiond’une famille. Commepour empêcher l’époquedeparasiter l’écriture, l’histoire a été transposée audébutdesannées 1990.

Pascal, le narrateur, est un jeune étudiant, fils de paysansduPérigord fraîchementdébarqué àBordeaux. Il vit dansuntaudis, sur la rive droitede laGaronne,« la rive des pauvres».Sa vie est rythméepar les cours et lamesse, à laquelle ilassiste tous les jours. Sa foi, sonmoralismestrict et sa situa-tionmatérielleprécaire l’isolent. Il rencontreun jour sur lecampus son exact opposé: Aubin, un trentenaire cyniqueetvolubile,marié et bien intégrédans la bourgeoisie borde-laise, et qui semblen’avoir repris ses études que sur un coupde tête.

Le schémaest classique: la rencontrede deuxperson-nages en touspoints opposés – le séducteur rouéprenantson congénèreprude et démuni sous son aile, et l’attirantdansdes entreprises douteuses, le tout jusqu’audrame. Cedernier importemoins que l’atmosphèredélétère qu’il faitplaner au fil des pages, et que diffuse la voix inquiètedunarrateur: unevoixpétrie de doutes, et néanmoins lucide àl’heured’assister à sa propredéchéance.

Obsessiondu suicideCarChauxvive est le récit d’une chute, presque au sens

bibliquedu terme. Pascal, qui ne sait ni ne connaît riende lavie, cède enprésenced’Aubinà la tentationde la connais-sance, au fruit défendude la curiosité. Aubin incarneunmondequi le fascine et l’effraie, unmonde où ses valeurssont bafouées, ses repèresmis àmal, et où bientôt lamortvient à rôder: «A le voir, je songeais quemes opinions,mesdésirs, etmême le sens demavie perdaient de leur évidence.J’aurais dû le fuir.Mais j’étais curieuxdemieux le connaître.La curiosité, voilà ce quim’aperdu.»Unétonnant sacrifice enrésultera, en écho à l’obsessiondu suicidequihante leroman.De fait, celui-ci baignedansun climat constant demorbiditéqui lui donne, si je puis dire, toute sa saveur.

Dommagequ’onperdeunpeu le livre en chemindans sadernièrepartie, avec des digressions sur la part d’animalitéde l’homme, dont onne sait trop oùelles nousmènent.

On s’attacheraplutôt auxpages très justes, sanspas-séismenauséabond, sur unepaysannerie laissée sur le car-reau, et le déchirementde ceuxqui doivent s’en extraire:«Nous étionsun frère et une sœurde la campagne, égarésdansunmonde trop compliquépournous (…).Tout allait tropvite, tout était brutal. Nous étions les seuls à pouvoirnouscomprendre.Nousn’avionspas lesmots pour nous le dire.»Lorsque lesmotsmanquent, heureusement, reste la litté-raturepour le déplorer.p

Avec les Éditions Léo Scheer :

Avec les Éditions de Minuit :

Librairie la hunePlace Saint-Germain des Prés

75006 PARIS - Métro St GermainTel. : 01 45 48 35 85

[email protected]

vous invite à sesRencontres

Le Vendredi 5 octobre 2012 à 19h30

Julia Deckà l’occasion de la sortie de son premier roman

Viviane Élisabeth Fauville

Le Jeudi 4 octobre 2012 à 19h30

Nathalie Rheimsà l’occasion de la sortie de son nouveau roman

Laisser les cendres s’envoler

Le feuilleton

La lumière est plusanciennequel’amour (La luz esmásantiguaqueel amor),deRicardoMenéndez Salmón,trad.de l’espagnolparDelphineValentin,JacquelineChambon, 188p., 19¤.

Il y a desdieux,de Frédérique Ildefonse,PUF, 228p., 17¤.

Roger-Pol Droit

Quoi de plus effrayant que cettereprésentationmentale du cer-veautâchantd’élucidersonpro-pre fonctionnement? Dans laboîte crânienne, ce spasmemou du cerveau tâchant de se

surprendreenplein travail, quellehorreur,rien que d’y penser ! Peut-on espérerd’ailleurs parvenir à quelque résultat enquestionnant l’outil avec l’outil? Irions-nous demander à la purée la recette de lapurée?Allons!Ellenedirarien.Puis ilnousfaudra encore savoir si elle se tait faute demoyens d’expression, ou parce que luimanquera toujours cette distancevis-à-visde soi qui est la conditionde la lucidité, ouencore parce qu’il est bien désagréabled’être ainsi réduit enpurée et qu’elle ne vapas non plus renseigner son ennemi. Lapenséetournefolleàs’interrogersursapro-prenature;lapointeaiguëdesaflèchepeutatteindre tous les oiseaux et les anges ducielmaispas lesplumesdesonempenne.

N’enirait-il pasdemêmede l’œuvre lit-térairequi prétendpercer lemystèrede lacréation? Avec La lumière est plus ancien-ne que l’amour, l’écrivain espagnol Ricar-do Menéndez Salmón relève pourtant ledéfi en faisant paradoxalement de cetteaporie le point névralgique de saréflexion. Son roman articule quatrerécits où fiction, théorie et autobiogra-phie s’entremêlent commedans les livresde son compatriote Enrique Vila-Matas,mais sans la désinvolture digressive decelui-ci,avecplusderigueurformelle.Cha-que partie vaut pour elle-même et cepen-dant le fil romanesquene se romptpas, ledrame relaté dans la première histoireordonnesouterrainement les suivantes.

1350,enToscane,danslechâteaudeSan-sepolcro, deux personnages se font face :PierreRogerdeBeaufort,envoyélàparsononcle, le pape Clément VI, futur pape lui-même, et le peintre Adriano De Robertisdont la «bouche, en vérité, n’est pas faitepour laquerelledialectique.Maisplus sûre-mentpour les carottes crues». Lesquelles ilcontinue donc imperturbablement à cro-quer tandis que l’austère etmenaçant car-dinal-diacre s’efforce de lui démontrer lecaractère blasphématoire de sa nouvelleœuvre, cette fresque devant laquelle ils setrouventetqui représenteuneMadoneauvisage «d’une beauté insultante,malgré leduvet frisé couleur de cendre qui cache sapartie inférieure». Voilà en effet ce quioffusque l’Eglise : cette Vierge porte unebarbe. CarDe Robertis, éprouvé par la per-te de son fils, est las désormais de ne pein-dre que des sujets «purs, édifiants, sansdéfauts». Lesensd’uneœuvrenesaurait laprécéder. Il sefait jourensenourrissantdel’énigme qu’il oppose aux vérités consti-tuées, aux fausses évidences.«Dumystèredes sensations et des impressions qui ali-mentent sa vie, le créateur fertilise le mys-tèrede la réalisationde sonœuvre.»

La fresquedeDeRobertis (peintre fictif)est murée. Six siècles plus tard, MarkRothko (peintre illustre) se voit invité àséjourner dans le château de Sansepolcropar le riche parfumeur qui en est devenupropriétaire. Il surprend l’épouse de celui-ci absorbée dans la contemplation d’unmur blanc et nu et cette image inexplica-bleàsontour l’obsède.LespagesqueRicar-doMenéndezSalmónconsacreàRothkoetà son art sont admirables. Comme DeRobertis,cedernier«croitaupouvoirtrans-formateurde lapeinture, et nonà sonpou-

voir élégiaque ou d’endoctrinement». Ilréprouve la censure du marché devenueaussi nocive, tyrannique etmortifère quecelle de l’Eglise au XIVesiècle. Son narcis-sisme d’artiste, son angoisse chroniquefécondent étrangement des toiles quiéblouissent et qui apaisent, comme si lepeintre accomplissait là le rêve secret detoutcréateur,«laconversiondel’individua-lisme en norme collective, la métamor-phose de Rothko en rothkisme». Ainsi lesquatorze œuvres de la chapelle de Hous-ton «combinent le rare prodige des ténè-bresdontellessont faitesetde lapaixqu’of-fre leur contemplation, comme si le préci-

pitédetoutel’angoissequecontientlecœurd’un homme aboutissait à la conquête dubonheurpar ceuxqui la contemplent».

Vsévolod Semiasin est le troisièmepeintredeceroman,aussi fictifque lepre-mier, aussi incorruptible que le second. Ilentreprend un jour de dévorer ses toiles.Lui aussi s’est brûlé à la lumière de la fres-que de De Robertis, une lumière plusancienneque l’amouretque lesmurs inu-tilement érigés devant elle pour l’aveu-gler. Elle les transperce, elle les lézarde.Unmur sera toujours une aubaine pour lapeinture, une occasion nouvelle de s’affi-cher, de (trans)paraître.

Intercalésentrecesviesdepeintres,deschapitres plus brefs relatent des épisodesde celle du narrateur, Bocanegra, doubleautofictifde l’écrivain,notamment la lon-gue veille de sa femme agonisante, encompagnie du premiermari de celle-ci. Iln’hésite pas à nous livrer pour finir sondiscours de réception du prix Nobel, datéde 2040, dans lequel il revient sur ce livreoù il aura tenté non sans audace de ra-conter«enquoiconsistentledonet le tour-mentd’être touchépar la pesantemain del’art», ajoutant que cette ambition dérai-sonnable, inévitablement frustrée, l’avaitau moins consolé «d’une vie stupide etféroce».p

Chroniques

Le sens d’uneœuvre sefait jour en se nourrissantde l’énigme qu’il opposeaux vérités constituées

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Chauxvive,deXavierPatier,LaTable ronde, 190p., 17¤.

6 0123Vendredi 5 octobre 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.10.05

PerquisitionchezMolotovC’est l’explorationdelabibliothèquedecepilierdustalinismequiaconduitRachelPolonskyàeffectuersonsaisissantvoyagedansl’âmelittérairerusse

Catherine Simon

C’est grâce à un ban-quier texan, croisé en1998 lors d’une soiréemoscovite plutôtchic, que l’universi-taire britannique

Rachel Polonsky, spécialiste de lit-térature russe, a eu la clé de sonrécit. La clé, littéralement: leditbanquier venait d’emménagerdans lemême immeuble qu’elle, àdeuxpasduKremlin,etsonappar-tement était, lui apprit-il, celui del’ancien bras droit de Staline, Viat-cheslavMolotov; ilvoulaitbienluienconfier laclé.LabibliothèquedeMolotov, mort en 1986, à l’âge de96ans, était restée intacte. «C’estvouslaspécialiste,voussaurezquoien faire», avait lancé le banquier.

Dans le salon de Molotov,Rachel Polonsky découvre unepièce d’antiquité : une lanternemagique, en laiton et acajou, dontelle fait lentement défiler les ima-ges. Cette lanterne devient le titrede son essai, l’auteur faisant à sontour défiler, sous les yeux du lec-teur, des morceaux de l’histoirerusse et des souvenirs des innom-brables poètes et romanciers de cevastepays.Labibliothèqueou,plu-tôt, ce qu’il en reste (Molotov abeaucoup déménagé), contientdesclassiques–Pouchkine,Nekras-sov,Dostoïevski,Tchekhov–,maisaussiuneHistoiredeFranceracon-tée àmes petits-enfantsde Guizot,une vie d’Edgar Poe, des livresd’art, sans oublier les œuvres deGeorge Bernard Shaw et H.G.Wells, classés par la bureaucratiesoviétique parmi les « sympathi-sants étrangers », ainsi qu’unouvrage sur l’émigré Ivan Bou-nine. Celui-làmême avait valu, augoulag,uneprolongationdepeineà Varlam Chalamov, l’auteur desRécits de la Kolyma (Verdier,2003), parce qu’il avait été surprisà en louer la prose. Cet éclectismen’a rien d’étonnant: «Un des plusgrands privilèges attachés au pou-voir politique sous Staline était lapossession d’une bibliothèque pri-vée», relèveRachel Polonsky.

L’heureuse locataire de l’appar-tement 59 – situé juste au-dessousde celui deMolotov, appartement61 – décide alors de partir à larecherche des lieux, villes ou vil-lages,auxquelsétaient liés lesécri-vains aimés de Molotov. Nousvoilàdoncembarqués àNovgorodet à Staraïa Russa (à cause desFrèresKaramazovdeDostoïevski),puis à Rostov (où Tolstoï vécut etoùMolotov séjourna), à Taganrog(ville natale de Tchekhov) et ainside suite, en cercles concentriques,de Vologda à Mourmansk,d’ArkhangelskàBarentsburg…

Laterreurstalinienneet lespur-ges des années 1930 font partie duvoyage.Ondécouvre–ouredécou-vre – le fantôme monstrueux duprocureur Andreï Vychinski, hur-lant à l’encontre des accusés, pro-mis à la mort ou au goulag, qu’ilsne forment qu’un « tas d’ordureshumaines qui pue». Et celui del’obscur Filistinski, «qui travaillapour la Gestapo (…) et aurait tuédescentainesdemaladesmentauxdans larégiondeNovgorodpardesinjections meurtrières». Quant àMolotov lui-même, hormis le«cocktail» auquel il a donné sonnom, il fut avant tout « l’une desfigures majeures du stalinisme,probablementparmi lespluscruel-les et les plus obstinées», rappellel’académicienne Danièle Salle-nave, dans sa préface au livre deRachel Polonsky.

Maisc’estdesgrandsnomsdelalittératurerusse,plusquededocu-ments d’archives, que l’auteur deLa Lanterne magique de Molotovnourrit son travail. Le livre est lefruit de «dix années passées à

vivre,à voyageretà lire enRussie»,nous a indiqué Rachel Polonskydans un courriel. A la fois précis ettouffu, cet essai ressemble, finale-ment – ce n’est pas la moindre deses qualités –, à un guide touristi-que haut de gamme, une sorte de

super Guide bleu, bourré de réfé-rences littéraires et de considéra-tionssavantes.Onpeutcependantregretter que ce «voyage» fasse sipeucasdela littératurecontempo-raine – celle de l’underground desannées 1980-1990 ou celled’aujourd’hui,réduiteàuneévoca-tion de la correspondance entre lemilliardaire anti-Poutine MikhaïlKhodorkovski, emprisonné, etl’écrivainBoris Akounine.

Passionnéepar la littérature duXIXesiècle, Rachel Polonsky avaitpublié, en 1998, chez CambridgeUniversity Press, une premièreétude sur les écrivains russes. LaLanternemagiquedeMolotov, sondeuxièmelivre,prendplusdirecte-ment la Russie comme modèle– au sensque luidonnent lespein-tres.Romansetdocumentsd’archi-vesserventdepinceauxetdegoua-che à l’auteur. Amoureuse del’écrit, celle-ci ne se montre guèrecurieuse des gens, des Russes, desvivants qui l’entourent. Les livreslui suffisent. Le résultat est saisis-sant – et quelquepeu troublant.

On est ici à des années-lumièredes classiques : La Russie en 1839,d’Astolphe de Custine, publié en1843, ou le Retour d’URSS, d’AndréGide,paruen1936.Onest très loin,aussi, évidemment, de la «Russied’en bas», sous-titre du reportagesuperbe Rien ne sera plus jamaiscalme à la frontière finno-chinoise(ChristianBourgois,2002),rappor-té, après l’effondrement du systè-me soviétique, par le journalisteJean-PierreThibaudat.LaLanternemagique de Molotov n’en témoi-gne pas moins de cette «veine delongue durée» qu’est le récit devoyageenRussie,etdecette«vraiecuriosité» que le pays des tsars etde Staline continue de susciter,remarque l’historienne SophieCœuré. Grâce à la gentillesse, unefois n’est pas coutume, d’un ban-quier texan…p

LaRussievisitéeparleslivres

«Claustria»vud’Autriche

La LanternemagiquedeMolotov.Voyage àtravers l’histoirede laRussie (Molotov’sMagic Lantern.A Journey inRussianHistory),deRachelPolonsky,traduit de l’anglais parPierre-EmmanuelDauzat,Denoël, 432p., 25 ¤.

C’est d’actualité

POURUNÉDITEURINCONNU,c’estun jolicoup.Lessingstrasse6avendudepuis lami-sep-tembreplusde8000exemplairesde laver-sionallemandedeClaustria,deRégis Jauffret(lire«LeMondedes livres»du6 janvier).Dont80%enAutriche,oùcetteœuvre«forte,péni-ble»mais«importante», selonlequotidienKurier,a récoltéplusdecritiquesquede louan-ges. Enquête-fiction inspiréepar l’affaireFritzl, le pèremonstrueuxqui a cloîtré sa fillependantunquart de siècle dansune cave àAmstetten, enBasse-Autriche, et lui a faitsept enfants,Claustria a relancé l’intérêt decertainsmédias, convaincus, comme l’auteur,quedes pistes capitales ont été négligées.

«Un livre qui choque l’Autriche: un écrivainfrançaismènemieux l’enquête quenos autori-tés», titrait lemagazineNews,quine travaillejamaisdans la dentelle. Unporte-paroleduparti social-démocrateSPÖa parlé de rouvrirle dossier.Mais beaucoupdoutentdu sérieuxdes recherches de Jauffret, qui a passéunevingtainede jours enAutriche, aidépar uneinterprète.«Il suggère avec insistancequ’il y aeudes failles du côté officiel, tout en refusantdedire clairement si d’autresportent une res-ponsabilité»dans ce crime , par exemple lapolice ou les voisins, observeCharlesRitter-band, duquotidien suisseNeueZürcherZeitung,qui animait la présentationdu livre,le 24septembre, àVienne.Nombrede specta-teurs sont partis avant la fin, déconcertésparla grandiloquencedu Français.

ClichésviennoisClaustrian’apporte riendeneuf sous l’an-

gle de la vérité journalistique, soulignent sesdétracteurs, agacésde voir Jauffret brasser,avecmoinsde brio queThomasBernhard,«qu’il semble confondreavecQuentin Taran-tino»,des clichés surVienne«décorde théâ-tre» et sur le passénazi. Reste la vérité litté-raire. Lamatière de ce fait-divers exception-nel avait déjà été exploitéepar l’artisteHubsiKramar, dansun spectacle satirique, «Pen-sionFritzl», et par l’écrivainElfriede Jelinek,dans sa pièce FaustInandOut.Mais jamaissur 500pages, ni avec tant d’ambition.

C’est là que le bât blesse auxyeuxdemédiasde référence. Le livre est «moyenauplan stylistique», l’analysepsychologique res-tant «dans le registre duprévisible», écritAnne-CatherineSimon, deDie Presse. Dans lemême journal, Rudolf Taschner est catégori-que: l’entreprise est d’un tel voyeurismequ’ilvautmieux «se laver lesmains après». Lecoupde grâce est venudeKlausNüchtern, cri-tiquede l’hebdomadaireFalter : «Avec l’indi-gnation complaisantede celui qui a le cou-ragede regarder au fondde l’abîme», l’écri-vain «justifie» la descriptionadnauseamdesabus infligéspar Fritzl à sa fille.

Régis Jauffret juge, lui, dans une tribunedonnée à Libération le 3octobre, que s’il est«vilipendé en Autriche», les raisons sont àchercher dans sa dénonciationde la loi autri-chienne. «L’inceste sur un enfant (…)n’est pas-sible enAutriche que de trois années de pri-son lorsque le père commet ce crime.»«Depuis l’affaire, aucune leçonn’a été tirée»,poursuit-il, avant de conclure : «Celui qui nehurle pas avecmoi pour exiger de l’Autricheun changement immédiat de sa loi est com-plice de cette ordure qui, en cemoment, violeson enfant.» p Joëlle Stolz, à Vienne

VENUEÉTUDIERàMos-cou, en 1998, l’universi-taire britanniqueRachelPolonsky, au lieu d’unethèse sur l’orientalisme,en rapporte un récit devoyageou, plus exacte-ment, une relationdeses «vagabondagesdansl’embrouillaminidu

tempspassé quedessinent les livres et leslieux». L’inspiration lui vient deMolotov,bras droit de Staline: il habitait dans sonimmeuble, découvre-t-elle, l’appartementjuste au-dessusdu sien.

Le «Marteau» (traductiondu russemolot), qui s’illustra, dès les années 1930,par son zèle lors de laGrandeTerreur, avantdenégocier avecHitler, en 1939, le pacte ger-mano-soviétique, était aussi ungrand lec-

teur. Sa bibliothèque, oùRachel Polonsky seplonge, sert de point de départ auxpérégri-nationsde l’auteur, dans le temps–de laRussie tsariste à VladimirPoutine – et dansl’espace – deMoscouàMourmansk, enpas-santpar Arkhangelsk.De titre en titre, despoèmesd’Akhmatovaauxpolars deBorisAkounine, de Tchekhovà IsaacBabel, se des-sine la carte imaginaired’uneRussie visitéepar les livres, contrée violente, ravagéeparles tyrannies,mais sauvée (peut-être) par legéniede ses écrivains. p C.S.

«Aune époqueoù la policesecrète de Staline (…) visitait lescollectionsprérévolutionnaires(…), il restait facile d’aimerTchekhov, de l’adapter auxnou-velles dispositions historiques delaRussie. Il était l’écrivain russepréférédeMolotov. Il était “pourle socialisme”, confia ce dernier àTchouev; “Il pensait qu’il fau-drait deux siècles pour le réaliser,

si l’on se fie auxpropos qu’il faittenir à l’un de ses personnages”.Toutefois, ajoutaMolotov, il yeut des époques où il ne suppor-tait plus de lire Tchekhov, parcequemalgré la “précision”de sonécriture, il n’y avait “pas lemoin-dre optimismeen lui.”»

LaLanternemagiquedeMolotov,

pages259-260.

Leningrad, 1930.BORIS IGNATOVITCH/MUSÉE

NICÉPHORE-NIÉPCE/ADOC-PHOTOS

Histoired’un livre

roman

« Roman d’initiation d’une beauté âpre,Le monde à l’endroit fait cohabiter humanité et violence. »

Alexandre Fillon, Lire

©MarkHas

kett

Dans le Top 5 des libraires,Livres Hebdo

Extrait

Une sorte de superGuide bleu, bourréde références littéraireset de considérationssavantes

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Ecouter les languesmourantesA la suite des travauxdeNoamChomsky, la linguistique s’estlongtempsconcentrée sur l’étudedes propriétésuniversellesdu langage. Nicholas Evans, spécialistedes langues aborigènesd’Australie, défend ici l’approche inverse: il faut aller sur le ter-rain à la rencontredes langues, car elles peuvent contredire lespropriétés induites d’unéchantillon trop restreintoudécouvrirdespossibilitésnouvelles de classification. Il réhabilite ainsi lathèsede Edward Sapir et BenjaminWhorf selon laquelle chaquelanguedécoupe lemonde à sa façon. Surtout, Evanss’inscrit dans la lignéede ceuxqui, en suivant l’ex-pansionoccidentale,notent les langues en traindedisparaître, découvrantdans les sociétés les plushumblesunHomèreouunShakespeareapte à jouerde toutes les ressourcesde sa langue.Unpassion-nantvoyage à travers les continents.p FrédéricKeckaCesmots quimeurent. Les languesmenacées et cequ’elles ont ànous dire (DyingWords), deNicholas Evans,traduit de l’anglais (Australie) parMarc Saint-Upéry,LaDécouverte, 390p., 28,50¤.

Le genre «à la française»Figurede référencedesgender studies, l’historienneaméricaineJoanScott a rassemblé dansunouvrage cinq longs articlesconsacrés à l’histoiredes femmeset dugenre écrits au coursdes vingt-cinqdernières années. «Le caractère insaisissablede la différencedes sexes rend celle-ci à la fois impossibleà préci-ser définitivement et, pour cette raison, historique, écrit JoanScott, professeur à l’universitéde Princeton.Ces traits obligentla rechercheàune exploration sans fin. Comme tels, ils ébran-lent les certitudesdes catégories établies et ouvrentdes fenêtressur l’avenir.»Deuxde ces textes sont des opus théoriques consacrés à l’uti-lité du concept de genre dans l’analyse historique – l’un a étéécrit en 1986, l’autre treize ans plus tard. Le troisième, qui datede 1988, est une critiquede l’un des grands classiques de l’his-toire sociale européenne, La Formationde la classe ouvrièreanglaise,d’E. P.Thompson (Points, 2012). Dans les deuxder-niers, qui datent de2010 et 2011, il est beaucoupquestionde la France: l’un évoque les rapportsentre la laïcité et la différencedes sexes, l’autre lesdébats passionnés sur le concept de «séductionà la française», cette théorie ayant été élaborée,selon l’auteur, pour «contrer les revendicationscontestatairesau sein de la société française».p

AnneCheminaDe l’utilité du genre, de JoanW. Scott,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Servan-Schreiber,Fayard, «A venir», 222 p., 18,50¤.

Sans oublier

Jean-Louis Jeannelle

Le nom d’EdwardW.Said estdésormais indissociable deL’Orientalisme (1978, Seuil1980), son ouvrage fonda-

teur sur l’imaginaireoccidental del’«Orient».L’intellectuelpalestino-américainaimait cependantdéfri-cher d’autres champs. En 1995, ilintitulason séminaireà l’universi-té Columbia: Last works/Late style(«Dernièresœuvres/styletardif»),où l’épithète évoquait à la fois lesidéesdematurité,d’ancienneté,deretard,oumêmedemort– commelorsqu’en anglais on parle de «thelateMrX» (« feuM.X»)…

Edward Said (1935-2003) sesavaità l’époqueatteintd’une leu-cémie et la réflexion qu’il menaitsur ce thème fut interrompue parsamort, donnant ainsi aux confé-rences ouaux articles aujourd’huitraduits sous le titreDustyle tardifcemélanged’audace intellectuelle

et de sens de la catastrophe quiconfèrent leur force particulièreaux livres tard venus.

Pourtant,aucunedéfinitionuni-voquen’esticiproposée,tantlesfor-mesdu«tardif»peuventêtrediver-ses. Le cas le plus évident est celuid’artistes qu’une vieillesse prolon-géearendusindifférentsauxévolu-tionsesthétiquesde leurtemps(onpense à Rembrandt ou Hugo).Comme le voulait le philosopheT. W.Adorno, à qui l’essayisteemprunte l’expression «style tar-dif », ces retardataires sont parexcellence hostiles aux idéesreçues.Mais Said s’intéresseplutôtà des exemples tels que Così fantutte,queMozartcomposaà34ans,deuxansavantsamortmaisdiffici-lementassimilableàuneœuvredefindevie.

Demême,si,chezBeethoven,lesdernièresœuvres donnent l’imaged’une synthèse impossible où,«effleurée par la mort, la main dumaître rend leur liberté auxmassesde matériaux auxquels il donnaitforme jusqu’alors», Capriccio, deRichardStrauss, affiche, à l’inverse,une maestria technique, une élé-

gance raffinée: dans le cas de cetopéra de 1942, son dernier, c’estl’évocation d’un XVIIIe siècle har-monieuxet léger,dansuneindiffé-rence complète à la politique duReich,qui s’avèreprovocant.

PerfectionnismeousénescencePlusieurs des oeuvres considé-

réesparSaidtémoignentd’unevir-tuositémusicaleoulittéraireextrê-me–parleurabsencedetramenar-rative, leur pratique de la digres-sion et leur goût de l’antinomie,Un captif amoureux (paru quel-ques mois après la mort de JeanGeneten1986)enestunbonexem-ple.Maisd’autressontplusaccessi-bles, comme Le Guépard : à la foisle récit de Lampedusa (paru égale-ment de manière posthume en1958) et l’adaptation par Visconti,en1963,amorced’unelonguesériedefilmsmélancoliquesoùdesuni-vers luxuriants sombrent dans ledésastre (Les Damnés, Mort à Ve-nise, Ludwig ou le Crépuscule desdieux…). Plus que tous les autresartistesinvoqués,Visconti incarnecette tensionentreesthétiqueper-fectionniste et exaltée d’un côté,

attachement anachronique à desvaleurs ou des univers marquéspar la sénescencede l’autre.

En1975,Beginnings, l’undespre-miers essais de Said (non traduit),explorait ce besoin que nouséprouvons de situer dans le passéun point d’origine propre à justi-fier la manière dont tout a com-mencé. Du style tardif est ainsil’aboutissementd’une très longueréflexion sur les « temps oppor-tuns»dansuneexistencecréative.Les dernières œuvres de Bach oude Matisse en offrent des exem-ples éblouissants et rassurants :c’est à des cas plus intransigeantset plus inquiétants que s’attacheSaid,pourquiunstyletardiftendàremettre en question ce qui a pré-cédé, àdéployer«une sortedepro-ductivité délibérément improduc-tive, une formede contre».p

“Un récit d’une beauté singulièreet mystérieuse proche de l'esthétisme

poétique de Kawabata.”François Lestavel, Paris Match

“Un très beau roman. Une prose élégantepour un récit tout en retenue.”

Xavier Thomann, Le Nouvel Observateur

ACTES SUD

CuriolCéline

©MarcM

elki

ChristopheAyad

CommelefaitremarquerMah-naz Shirali dès l’introductionde La Malédiction du reli-gieux, la révolution ira-niennede1979adonné«nais-sance à cet étrange régime

qu’est la “République islamique”, un oxy-more». Il y a en effet quelque chose decontradictoire et fascinant dans l’alliancede ces deux concepts : d’un côté, une for-me politique intimement liée à la démo-cratie et, de l’autre, l’ordre transcendantdel’islam,telqu’ilorganise laviede lacité.Cet «objet politiquenon identifié» qu’estle régime iranien a intrigué plusieursgénérations d’intellectuels, chercheurs,islamologueset historiens.

Comment une république peut-elleêtre islamique? Comment la quête demodernité a-t-elle débouché, dans l’IranduXXesiècle,surunedictaturereligieuse?Pourquoi l’Iran, premier pays duMoyen-Orient à adapter les attributs de l’Etatmoderne à l’impératif islamique, est-ildevenu justement le pays le moins reli-gieux de la région? Pourquoi les courantslibéraux et marxistes, autrement plusforts que dans le monde arabe, y ont-ilséchoué face au clergé chiite? C’est à cesquestions que tente de répondreMahnazShirali,sociologueà l’Ecoledeshautesétu-des en sciences sociales (EHESS), née àTéhéran.

Selon elle, pour comprendre pourquoila société iranienne se débat aujourd’huidans ce paradoxe inextricable qu’est unEtat régipardes religieuxaunomdeprin-cipes qu’ils ont vidés de leur substance, ilfaut remonterau toutdébut duXXesiècle.En 1905 plus exactement, lorsque lemécontentement populaire, attisé parl’avidité des puissances européennes etl’incompétence de la dynastie qadjare,débouche sur une révolution qui fait del’Iran, deux ans plus tard, unemonarchieconstitutionnelle.

Rapidement,unepartieduclergé, com-prenant que le règne de la loi lui ôte unebonne partie de son pouvoir, s’allie à lamonarchie contre les libéraux pour fairecapoter cette expérience constitutionna-liste. En juin1908, le roi Mohammed AliChah, soutenupar l’arméerusseetbénéfi-ciant de l’accord tacite de Londres, passe àl’action et fait bombarder le Parlement.

S’ensuit une période de guerre civile etd’occupationétrangère, qui laisse un sou-venir amer aux Iraniens.

Cet épisodemal connu amarqué l’his-toire politique du pays. Tous les protago-nistes du drame sont là : la monarchie– les Pahlavi succédant aux Qadjar en1925 – qui n’hésite pas àmanigancer aveclespuissancesétrangèrespourasseoirsonpouvoir; les libéraux,puissants, adossésàl’époque aux grands commerçants du«bazar», et dont les idées sont importées

de l’Occident ; et enfin les reli-gieux, divisés entre «progressis-tes» et «réactionnaires». C’est auseindecetrioquetoutvasejouer,dans un jeu d’alliances, de trahi-sons et de bascule, qui va perdu-rer jusqu’à la révolutionde 1979.

Autreconstante, lerôlenéfastejoué par les puissances étrangè-res –à commencer par le Royau-me-Uni–quiengendreunesuren-chère de nationalisme chez cha-cunede ces trois grandes forces.

Durant la seconde moitié duXXesiècle, une coalition hétéro-clite de libéraux, de marxistes etde religieux semet en place pour

briser la férulemodernisatriceetpro-occi-dentale de la dynastie pahlavie, qui s’estrêvéeenempereurMeijide l’Irancontem-porain. L’auteur ne cache pas son regret

qu’avec le chah, la modernité deviennesynonymededictature.

Lorsque, en 1979, éclate une nouvellerévolutionquimetfinàlamonarchie,libé-raux et marxistes réalisent rapidementleur isolement du reste de la société. Lesreligieux,eux, sontprêtsàprendre lepou-voir : l’ayatollahKhomeiny,quiasuinves-tir lapenséepolitiqueetlediscoursrévolu-tionnaire grâce à de jeunes intellectuelscommeMehdi Barzagan et Ali Shariati, aélaboréleconceptduwalâyat-efaqih (pou-voir absolu du religieux sur le peuple), clédevoûtede laRépublique islamique.Maisen islamisant le politique, le khomeinis-me a politisé le religieux… et l’a vidé de sasubstance.Privéducharismedesoninven-teur, le khomeinisme a sombré dans unedictature enivrée d’elle-même tandis quelasociétéiraniennesemblesortirdelareli-gion de manière accélérée, comme en atémoignélarévolutionmanquéede2009.

Alors que se pose la question d’uneguerre contre l’Iran, sachant que chaqueinterventionétrangèren’a jamais fait quebloquerouempirerlasituation,onnesau-rait troprecommanderla lecturede l’essaideMahnazShiraliàceuxquidoiventpren-dre des décisions politiques et militaires.Afinqu’ilsmesurent leseffetspotentielle-ment contre-productifs de leur choixdans unmoment où la légitimité des reli-gieuxn’a jamais été aussi faible.p

UltimessoufflescréateursLedernieressaidel’intellectuelpalestino-américainEdwardSaidparaîtenfin.Stimulant

Essais Critiques

LaMalédictiondureligieux.Ladéfaitede lapenséedémocratiqueen Iran,deMahnazShirali,préfacedeDominiqueSchnapper,FrançoisBourin,«Lesmoutonsnoirs»,448p., 24¤.

Du style tardif(On Late Style.Music andLiteratureAgainst theGrain),d’EdwardW.Said,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parMichelle-VivianeTranVanKhai, Actes Sud, 320p., 25 ¤.

LepaysavaittoutpourdevenirlapremièredémocratieduMoyen-Orient.LasociologueMahnazShiraliexpliquepourquoicelaamaltourné

Iran:retoursurunemalédiction

Unportrait de Khomeinydans l’ambassade

américaine de Téhéranoccupée, novembre1979.

REZA/WEBISTAN

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XavierHoussin

Lapetiterue,danslequar-tier Picpus, à Paris, a desallures de province. Unpeuétroite,bordéed’im-meubles bas où s’accro-chent des lanternes en

fer forgé. Il y a un hangar où courtun lierre. Une grille où s’entor-tillent ensemble une vigne et unrosier. «J’aime assez le hasard quim’a fait emménager ici il y a bien-tôt quinze ans, sourit Marie-Hé-lène Lafon.Quand je suis arrivée àParis pour mes études, j’habitaisdans le 13earrondissement, aumilieu des tours et des commercesasiatiques.» Cette odyssée d’unetoute jeune fillemontée duCantalà la capitale est au cœur des Pays,son nouveau roman. Un récit desrepères et des origines. Une aven-ture aussi profondément autobio-graphique.Mais commedans tousses autres livres (elle en a publiéunedizaine…),Marie-HélèneLafonne se raconte pas, elle enracinejuste, au profond, ses histoiresdans les paysages de son enfance,et tourne, en sens contraire desaiguillesde lamontre, le brouetdeses sensationset de ses souvenirs.

Elle est née en 1962 àAurillac etagrandi, jusqu’à l’âgede 11ans, à laferme familiale, une grande bâ-tisse isolée aumilieudecinquantehectares,danslehautCantal,entreCondat et Murat. Une région à lanature silencieuse, aux habitantsrares, aux étés cuisants et aux trèslongs hivers. «Mes parents y sonttoujours, explique-t-elle. Monfrèrevitaveceux. Ilarepris l’exploi-tation.» Elle poursuivra sa scola-rité en pension chez les sœurs àSaint-Flour, où elle restera jusqu’àson baccalauréat. « J’ai adoré lapension, confie-t-elle. Adoré ceconfinement. Saint-Flour est unevilletrèsaustère.Etdansceconfine-ment austère, dans la sécurité queprocure l’enfermement, je me sen-tais rassurée.»

Lecreusetdel’écrituredeMarie-Hélène Lafon est là. Dans uneenfance paysanne, comme retiréedumonde, etdans le coconunpeurêche d’une institution exigeanteet protectrice. C’est la douceurâpre de la solitude, les conversa-tions, au soir, en échos étouffés, le

goût d’apprendre, aussi, et puisl’imaginaire qui s’échappe, trèsau-dessus des murs, bien au-des-sus des monts. « Je me rappellequ’au cours préparatoire,MmeDurif, notre institutrice, nouslisait des histoires. Je m’étais ditalors : “Je ferai ça. Je m’occuperaides histoires.” Et d’un seul coup,l’avenir s’était élargi.»

Mais il faudra beaucoup detemps avant les premières pages.Lavocationne saitpas s’exprimer.Pas de journaux intimes, pas decontes griffonnés, ni de poèmesadolescents.«Je suis restéeaubordd’une envie que je n’identifiaismêmepaspourdes raisons de légi-

timité, poursuit-elle. Ecrire? Per-sonne n’écrivait autour de moi. »Seule exception, la correspon-dance. «J’étais une épistolière fré-nétique. J’envoyais un courrierdébordantàmesamiesdepension-nat pendant les vacances. J’aimaisvraiment ça.» Les études lui per-mettent de ne pas lâcher le fil deses aspirations. Elle fait le choix,très raisonné, des lettres classi-ques, car il luiparaît évidentque lalittérature et le savoir commen-cent avec le latin et le grec. L’ap-

prentissage va de pair avec l’éloi-gnement. Ce sera l’autre vie quiaussi lui ressemble. L’université àParis. Puis le travail de professeur.

Dans Album, le recueil de pro-ses poétiques publié en mêmetemps que Les Pays, elle dit, à pro-pos du Cantal : «On le quitte, on yrevient, onn’en revient pas. (…) J’ensuis.Delà-haut. J’endescends.Com-me d’une lignée profonde. Lignéede vie, ligne de sens.» Depuis sonpremier roman, Le Soir du chien(Buchet-Chastel, 2001), Marie-HélèneLafonn’a jamaiscesséd’ex-plorer cette appartenance. Ce lienque l’écart ou la séparation ren-force tout autant qu’il détend.

«J’avais34ans,sesou-vient-elle.Ma culturelittéraire n’avait étépeuplée jusqu’ici, oupresque, que d’écri-vainsmorts. J’aidécou-vert la compagnie desvivants. Coup surcoup, j’ai lu La GloiredesPythre,deRichard

Millet (POL, 1995),Miette,de PierreBergounioux (Gallimard, 1995), LaGrande Beune et Les Vies minus-cules, de Pierre Michon (Verdier,1996; Gallimard, 1984) C’est masœur qui m’avait offert le Milletpour mon anniversaire. Avant, jen’avais jamais entendu seulementle nom de ces gens-là. Mais ce sonteux qui m’ont acculée à l’écriture.Jeme suis aperçue qu’ils écrivaientau sujet du monde d’où je venais.Et puisque eux le faisaient, alors jepouvais y aller…» Les tout pre-

miers mots qu’elle s’autorise, elleles envoie justement à PierreMichon. Une affaire d’imprima-tur. C’est «Liturgie», un portrait àdistance du père vieillissant (« Ilallait, vif et solide, taillé pour nepasmourir. Son corps était court etdur. Il en avait un usage que sesfilles ne savaient pas. Elles ne de-vaient pas le savoir.»). «Liturgie»donnera le titre d’un recueil(Buchet-Chastel, 2002) rassem-blant, en cinq courts textes, deséclats de famille.

De romansennouvelles,Marie-Hélène Lafon répète une longuelitanie des siens. Des proches. Desplus lointains. Suivront, presquetoujours chez Buchet-Chastel, Surla photo (2003), Mo (2005), Orga-nes (2006), La Maison Santoire(Bleu autour, 2007), Les DerniersIndiens (2008), L’Annonce (2009),Gordana (Editions du Chemin defer, 2012). A chaque fois, on trouvedes taiseux, des empêchés de pa-role, engloutis dans les travaux etles saisons. Des attristés, des tou-jours espérant. De nouveaux arri-vants venus d’autres provinces,des qui s’enfuient aussi ou quiabandonnent, plus simplement.C’est comme si tout s’en allait enfriche, promis à disparaître, quechacun le savait,maisqu’il sepou-vait demeurer quelques-uns àcontinuer à croire, à continuer àfaire semblant.

«On ne dirait plus rien ; ou pasgrand-chose; on attendrait qu’unmorceau de temps passe avant derepartir chacundans sa vie et dansle tournoiement des besognes tou-jours recommencées», écrit-elledans Les Pays. Par le choixdes pro-noms, Marie-Hélène Lafon gardeune distance réelle dans samitoyenneté, sa parenté auxautres. «Cette distance, expli-que-t-elle, qui n’empêche ni le lientenace ni l’empathie, est celledepuis laquelle je regarde. Il n’y apasd’écriturepossiblesanselle.Ellesechiffreà lafoisdefaçonconcrète,enkilomètres,enheuresdetrajet etaussi dans le parcours culturel,social, qui m’a amenée où je suis.»Perspective à point de fuite où serejoignent les lignes…

Elle a quelques rares livres quiapprochent des villes (Sur laphoto, Mo, Gordana…), les autressont aux champs. Aux prairies. Ala neige. Auxmurs noirs des mai-sons. Fouillant dans le sol dur, yenfonçant le soc, Marie-Hélène

Lafonfait remonterà la surface lessentiments anciens, les interditsqui durent, les forces naturelles,les rituels d’église. Tout affleure ànouveau, mais le temps a passé.Restent l’odeur d’humus et lesfeuillesd’automne.p

“On savait Lapaque fou de vin, croyant, on ledécouvre Brésilien. Amoureux fou de ce paysdont il rend jusqu’à l’haleine, le souffle intime.”

Antonin Iommi-Amunategui, Libération

“Nous distinguerons, par son ambitionvertigineuse, sa précision maniaque, sa fluiditébalzacienne, sa complexité dostoïevskienne,

cette bible amoureuse et violente.”Yann Moix, Le Figaro littéraire

ACTES SUD

LapaqueSébastien

©MarcM

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Marie-Hélène Lafon

Chantdudépart

Adolescente, laromancièreaquitté lessiensetleCantalpourfairesesLettresàParis.Evoquantcetrajet,«LesPays»estunromandesrepèresetdesorigines

Uneterrienne

Les Pays,deMarie-HélèneLafon,Buchet-Chastel, 208p., 15¤.

Album,deMarie-HélèneLafon,Buchet-Chastel, 104p., 10¤.

«Enfant, jeme suis dit :“ Jem’occuperai deshistoires .”Et, d’un seulcoup, l’avenirs’est élargi»

Parcours

Rencontre

JEAN LUC BERTINI/PASCO

AUMOISD’AVRIL, en Auvergne, il souf-fle quelquefois un vent de neige qui faitrecouvrir de blanc les jonquilles déjàfleuries dans les prés. On l’appellel’écire ou la bure. Pas sûr que ça s’ortho-graphie vraiment comme ça. Il est desmots qu’onn’a pas besoin d’écrire.Qu’il suffit juste de parler.Mais pourClaire qui vient d’arriver du Cantal, sui-vre les cours de l’université à Paris, ilsfont presque déjà partie d’une languemorte. Etrange paradoxe puisqu’elleest justement venue ici étudier le grecet le latin.

Les Pays,deMarie-Hélène Lafon, estun romand’apprentissagevraiment sin-gulier. Parce qu’enplus du récit de l’ac-climatation, de l’apprivoisement, d’unejeune fille venue d’une campagne dé-

serte et silencieuse à la vie différentede la capitale ; au-delà de ses émois, deses découvertes, de ses inquiétudes etde son timide ravissement, il raconteunehistoire de l’arrachement. Pourquoidécide-t-on, un jour, de quitter la terreavec laquelle on ne fait qu’undepuisl’enfance?Quelle volonté profondevousoblige à cet éloignement? A quelleliberté neuve cette douleur doit ame-ner? La réponse se trouve à la fois dansce texte d’unedouce obstinationet dansl’œuvre entière deMarie-Hélène Lafon.

Vocationd’écrivain…DansAlbum,quiparaît conjointementet qui fait commeun indexpoétiqueà tous ses livres, elleécrit : «Monpays sent l’ardoise cuite, lenarcisse blanc, la feuillemouillée. Il sentl’absence, il sent le départ.»pX.H.

1962Marie-HélèneLafonnaît àAurillac (Cantal).

1980Elle part à Paris faire ses étudesdelettres classiques à la Sorbonne

1984Débutde sa carrièredeprofesseur.

1996Elle fait parvenir sanouvelle,«Liturgie», à PierreMichon.

2001Elle publie sonpremier roman,Le Soir du chien (Buchet-Chastel, prixRenaudotdes lycéens).

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