Upload
vodien
View
214
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Table des matières
Mot de la présidente .......................................................................................................................................... 4
Articles ................................................................................................................................................................ 6
FÉDÉRATION MONARCHIQUE OU MONARCHIE FÉDÉRATIVE? HISTORICISER LE PARCOURS DU
CANADA DEPUIS 1867
Mathieu Arsenault .......................................................................................................................................... 7
LA MODERNISATION DE L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE
Jean Bélanger ................................................................................................................................................ 12
L’IMPACT DU GOULAG SOUS LE RÉGIME SOVIÉTIQUE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
François Lafond ........................................................................................................................................... 17
TOTALITARISME ET RELIGION SÉCULIÈRE
Clovis Roussy ............................................................................................................................................... 22
REFAIRE L’ITALIE DE LA GAUCHE VERS LA DROITE. LE PARCOURS DE BENITO MUSSOLINI
Jonathan Vallée ............................................................................................................................................ 28
PHILIPPE AUBERT DE GASPÉ FILS, AUTEUR D’UN ROMAN NOIR QUÉBÉCOIS
Myriam Lamoureux ..................................................................................................................................... 34
LE VOYAGE DE LA REINE D’ESPAGNE (1680) DE PRÉCHAC : L’HISTOIRE AU SERVICE DE LA
GALANTERIE?
Marc-André Marchand ................................................................................................................................ 39
ÉCLAIRCISSEMENT SUR LES LUMIÈRES PERÇUES PAR DEUX SIÈCLES DIFFÉRENTS
Sarah Servant ................................................................................................................................................ 47
Chronique patrimoniale .............................................................................................................................. 50
MAISON LOUIS-BERTRAND : DES NOUVELLES DE L’ISLE-VERTE
Katherine Yockell ........................................................................................................................................ 51
Comptes rendus ............................................................................................................................................. 54
Robert Larocque « L’INTRODUCTION DE MALADIES EUROPÉENNES CHEZ LES AUTOCHTONES DES
XVIIE ET XVIIIE
SIÈCLES »
Geneviève Deschênes ................................................................................................................................. 55
Marc Hudon « LA CRISE D’OKA : RUMEURS, MÉDIAS ET ICÔNES. RÉFLEXION CRITIQUE SUR LES
DANGERS DE L’IMAGE »
Eve Marie Roy .............................................................................................................................................. 59
Volume 5 · Hiver 2013
4
Mot de la présidente
Chères lectrices, chers lecteurs,
L’Association des étudiantes et étudiants en histoire de l’Université du Québec à Rimouski (AEEH) est particulièrement fière de s’associer à la parution de la nouvelle édition de la revue Laïus. Grande nouveauté cette année, la revue change de nom pour marquer son ouverture aux étudiants et aux étudiantes en lettres. Laïus. La revue des étudiants et des étudiantes en histoire et en lettres poursuivra néanmoins son mandat initial, c’est-à-dire offrir aux étudiants et aux étudiantes l’occasion de se familiariser avec les rouages d’une publication scientifique, que ce soit comme auteurs ou encore comme membres du comité de rédaction.
Totalitarisme, religion, enseignement de l’histoire, siècle des Lumières, monarchie, galanterie, roman noir, Amérindiens et patrimoine : la variété des sujets abordés dans cette parution témoigne de la curiosité des étudiants et des étudiantes. Nous espérons qu’elle saura combler les attentes de nos lecteurs et lectrices ! Publiées sous forme d’articles, de comptes rendus, de réflexions ou de chroniques patrimoniales, ces recherches sont le fruit de plusieurs heures de travail, d’écriture, de réécriture, de relecture et de collaboration.
La publication de Laïus vient généralement clore une année riche en activités et en événements. La présente édition n’échappe pas à la règle. Cette année encore, le colloque étudiant Kaléïdoscope a permis aux étudiants et aux étudiantes de partager leurs connaissances, leurs intérêts, de même que les résultats de leurs activités et travaux avec un public grandissant. D’autres activités, conférences, ateliers, fêtes, congrès et voyages ont également permis aux étudiants et aux étudiantes de créer des liens entre eux et avec les professeurs et professeures. Dans cette perspective d’ouverture et de partage, la participation du module de lettres amène un vent de fraîcheur. Souhaitons que l’initiative soit pérennisée.
Pour conclure, nous tenons à remercier les étudiants et les professeurs qui ont donné de leur temps pour mener à bien la présente édition. Le comité de rédaction du présent numéro est formé de Karine Hébert et Claude La Charité, professeurs, ainsi que des étudiants François Lafond, Cindy Canuel, Myriam Lamoureux et Sarah Servant. Sans eux, la revue n’aurait pu voir le jour. Nos remerciements les plus chaleureux s’adressent également aux étudiants et aux étudiantes qui ont accepté de jouer le jeu de la publication scientifique et dont les articles paraissent dans la présente édition. Pour plusieurs, il s’agit d’une première expérience de publication – nous leur souhaitons que ce ne soit que le début d’une prolifique carrière ! Nous soulignons de plus le soutien financier et logistique des modules d’histoire et de lettres, du projet PatER, du regroupement des chercheurs en patrimoine ARCHIPEL.
Finalement, nous tenons à vous remercier, chers lecteurs et chères lectrices de prendre le temps de parcourir les pages de cette revue. Votre intérêt donne un sens à nos efforts.
Longue vie à Laïus, nouvelle mouture.
Eve Marie Roy Présidente de l’AEEH
7
Fédération monarchique ou monarchie
fédérative? Historiciser le parcours du
Canada depuis 1867
Par Mathieu Arsenault Étudiant au doctorat en histoire, Université York
Malgré l’apparent regain d’intérêt pour l’étude
de la Constitution canadienne, de la formation
de l’État fédéral et de son évolution depuis
18671, le champ de l’histoire constitutionnelle
apparaît toujours tributaire d’une opposition
irréconciliable entre une vision compacte
(Compact theory) ou impériale (Imperial theory).
La parution récente de deux études sur
l’évolution du système et des institutions
politiques fédérales par Frederick Vaughan2 et
David E. Smith3 offre un aperçu de ces deux
métarécits structurants. En parcourant leurs
ouvrages, on constate que la trame historique
1 Outre les deux livres à l’étude, mentionnons entre autres David E. Smith, The Invisible Crown: The First Principle of Canadian Government, Toronto, University of Toronto Press, 1995, 274 p.; Gérald-A. Beaudoin, Joseph E. Magnet, Benoit Pelletier, Gordon Robertson, John Trent, dir., Le fédéralisme de demain: réformes essentielles/Federalism for the Future: Essential Reforms, Montréal, Wilson & Lafleur, 1998, 419 p.; David E. Smith, The Republican Option in Canada, Past and Present, Toronto, University of Toronto Press, 1999, 352 p.; David E. Smith, The Canadian Senate in Bicameral Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2003, 263 p.; Barbara J. Messamore, Canada’s Governors General, 1847-1878: Biography and Constitutional Evolution, Toronto, University of Toronto Press, 2006, 308 p.; Frédéric Lemieux, Christian Blais et Pierre Hamelin, L’histoire du Québec à travers ses lieutenants-gouverneurs, Québec, Les Publications du Québec, 2005, 415 p.; Janet Ajzenstat, The Canadian Founding: John Locke and Parliament, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, 199 p.; Jennifer Smith and D. Michael Jackson, dir., The Evolving Canadian Crown, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2012, 248 p. 2 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment: From Defiant Monarchy to Reluctant Republic, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003, 225 p. 3 David E. Smith, Federalism and the Constitution of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2010, 225 p.
qui guide le parcours national canadien reste, à
bien des égards, surdéterminée par cet
antagonisme influençant aussi bien la
perception du parcours et des institutions
canadiennes par le passé que leur pertinence
et leur impact politique pour la suite des
choses.
Professeur émérite à l’Université de
Guelf, Frederick Vaughan fait paraître The
Canadian Federalist Experiment en 2003 avec
pour intention avouée de redorer le blason
des Pères de la Confédération et de démontrer
que, contrairement à ce qu’affirme une
certaine historiographie4, leur projet de
Dominion était animé par les plus nobles
intentions. Dressant le portrait évolutif du
concept de gouvernement de type
monarchique au Canada, de sa fondation en
1867 à son démantèlement progressif au cours
des XIXe et XXe siècles, l’essai se divise en
deux parties. Tout d’abord, l’auteur aborde
assez longuement la façon dont les Pères
(Framers) ont mis en place une monarchie
fédérative « made-in-Canada » inspirée, sinon
totalement tributaire, de la philosophie
politique de Thomas Hobbes (Chap. 1 à 5).
Craignant le républicanisme qui a conduit les
Américains à la Guerre civile, les Pères
choisissent d’édifier la fédération canadienne
sur de solides bases monarchiques,
convaincus que cette forme de gouvernement
est moralement supérieure au républicanisme
populaire5. Dressant une barrière physique et
psychologique le long du 49e parallèle,
l’appendice de la Couronne britannique alors
4 Il est dommage que Vaughan n’accompagne pas cette assertion de quelques références qui permettraient de circonscrire ladite historiographie. Voir Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. XI. 5 Ibid.
8
créé se voulait un État centralisé capable de
résister aux forces démocratiques à l’œuvre
dans le Nouveau Monde. Catégorisé de
« Defiant monarchy », cet État apparemment
imperméable à l’Enlightenment, devait protéger
l’Amérique du Nord de la vulgaire démocratie
commerciale et individualiste étatsunienne.
C’est donc dans les vertus royales et le lien
impérial que le Dominion devait trouver les
outils lui permettant de préserver la paix,
l’ordre et le bon gouvernement. Imposée par
les autorités impériales, la Constitution
canadienne de 1867 se présente en ce sens
comme l’antithèse de celle des États-Unis6. La
légitimité ne reposant pas sur les Canadiens
mais plutôt sur la Couronne, la monarchie y
est la composante la plus importante de
l’État : « [I]t is clear from the language and logic of
the Constitution of 1867 that the federal caracter was
to be the husk and the monarchical caracter the
kernel7. » De prime abord, cette matrice ne
laisse que peu de place à l’autonomie
régionale. L’État que les Pères ont fondé à
partir des débris épars laissés par l’échec de
l’Empire britannique en Amérique du Nord
est avant tout une monarchie une et
indivisible où le fédéralisme n’est qu’une
concession faite aux provinces de l’Est.
Soutenant indéniablement la théorie voulant
que seul le parlement impérial est à la source
de l’arrangement constitutionnel de 1867
(Imperial theory), Vaughan consacre ses trois
derniers chapitres à la mutation et à la
transformation graduelle ― voire à
l’effondrement8― de l’État canadien. Celui-ci
6 Une théorie de l’antithèse que l’on retrouve chez Seymour Martin Lipset, Continental Divide: The Values and Institutions of the United States and Canada, Toronto, C.D. Howe Institute, 1989, 317 p. 7 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 91. 8 David E. Smith, « The Canadian Federalist Experiment: From Defiant Monarchy to Reluctant
se métamorphoserait progressivement en une
forme « réticente » et incertaine de république
(Reluctant Republic) sous l’effet combiné du
transfert de souveraineté du fédéral vers les
provinces par le Comité judiciaire du Conseil
privé (JCPC) (Chap. 6), le déclin de la religion
au Canada, et la séparation de l’Église et de
l’État (Chap. 7), de même que le legs de
républicanisme populiste de P.-E. Trudeau et
la Charte des droits et liberté (Chap. 8).
Considérant que la monarchie fédérative
centralisée a été travestie par le « province-
building » et la judiciarisation d’un pouvoir
échappant de plus en plus à la branche
exécutive du gouvernement (Parlement),
Vaughan soutient que le mouvement
républicain est parvenu à gangrener le
gouvernement jusqu’à rendre le pouvoir
irresponsable. La Constitution de 1982 et la
Charte des droits et libertés sont, selon
l’auteur, l’émanation par excellence de cet
esprit individualiste qui écrase les vestiges des
institutions monarchiques canadiennes9.
Constatant l’étendue des dommages actuels,
Vaughan suggère à contrecœur de
complètement républicaniser l’État afin de
redonner les rênes de la gouvernance au
Parlement. Au passage, l’auteur y va d’un
plaidoyer pour une réforme du Sénat
favorisant une représentation égale des
provinces.
Si The Canadian Federalist Experiment
consacre l’échec apparent du modèle
monarchique de 1867 et sa dilution dans une
forme mal définie de républicanisme à partir
des prémisses fournies par la théorie impériale
(top-down monarchy), l’ouvrage de David E.
Republic (review) », University of Toronto Quarterly, vol. 74, no1, hiver 2004-2005, p. 458. 9 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 177.
9
Smith adopte une perspective radicalement
différente. Autant le fédéralisme n’est qu’une
dimension de la Constitution négligeable ―
voire même indésirable ― pour Vaughan,
autant il revêt une dimension fondamentale
pour Smith. Publié en 2010, le livre du
professeur de sciences politiques à l’Université
de Saskatchewan fait du fédéralisme la pierre
angulaire de la Constitution canadienne.
Marchant dans le sillon des architectes de la
théorie compacte, Smith soutient que la
Confédération est avant tout le produit de
l’agrégation des provinces10. Pour lui, le
fédéralisme est littéralement devenu un
attribut essentiel de l’être canadien en ce qu’il
permet de favoriser l’unité du pays. Smith
conçoit donc la formation d’un Dominion
britannique au nord de l’Amérique comme le
résultat de l’agrégation de colonies possédant
déjà une certaine autonomie reposant sur le
« self-government ». À l’inverse du raisonnement
de Vaughan, ce n’est pas parce que le système
est monarchique qu’il est fédéral selon Smith,
c’est plutôt parce qu’il doit être fédéral que les
Pères lui ont donné la forme monarchique:
« Thus, from being perceived as an institution
amenable to enforcing Macdonald’s highly centralized
federal ambitions, the Crown became a constitutional
foundation and independently minded provinces11. »
Par conséquent, 1867 ne doit pas être
interprété comme une transposition servile du
modèle de gouvernement britannique puisque
les provinces disposaient déjà d’un tel
gouvernement. Pour les tenants de la théorie
compacte, le phénomène est plus local
qu’impérial : « [i]t was about making a country12 ».
Fort de la conviction qui entoure cet
ambitieux programme, Smith suggère que le
10 David Smith, Federalism and the Constitution of Canada, ouvr. cité, p. 39. 11 Ibid., p. 62. 12 Ibid., p. 54.
régime fédéraliste est parfaitement modulé
pour répondre à la double particularité du
Canada. Lors de sa création, celui-ci devait
composer avec deux principaux défis, c’est-à-
dire de reconnaître les différences culturelles
au sein d’un État et d’incorporer des
territoires. C’est autour de ces nécessitées
fondamentales que Smith structure
l’interprétation d’une double Confédération
canadienne de culture et de territoire13. Depuis
1867, un fédéralisme vertical (culturel) et un
fédéralisme horizontal (territorial) se côtoient
organiquement. Loin d’apparaître comme un
échec, le fédéralisme canadien serait « a mark
of this country’s ability to accomodate foundational
change14 ». Ainsi, la transformation du projet
très centralisé des Pères en une fédération
décentralisée ne serait ni le signe d’une crise
constitutionnelle ni le témoin d’une paralysie
du système. Au contraire, Smith voit la vertu
du fédéralisme dans sa capacité à canaliser des
intérêts divergents de façon à renforcer non
pas le gouvernement central, mais plutôt les
communautés locales et provinciales15. Et
l’auteur de conclure que bien que le Canada
d’aujourd’hui ne soit pas conforme au
fédéralisme structurel et centralisateur voulu
en 1867, les horizons de liberté et de
prospérité souhaités par les Pères se sont tout
de même matérialisés à travers le
renforcement du sentiment régional de
chaque partie du pays. En somme, le
fédéralisme canadien tel que vu par Smith n’a
rien de l’expérience avortée décrite par
Vaughan, puisque « [t]he test of Canadian
federalism lies not in federal theory but in the life of
Canadians16 ».
13 Ibid., p. 63. 14 Ibid., p. 10. 15 Ibid., p. 117. 16 Ibid., p. 162.
10
Une critique qu’il convient d’emblée
d’adresser aux deux ouvrages concerne
l’approche à sens unique qu’ils mettent
chacun de l’avant lorsque vient le temps de
donner un sens à 1867. L’un comme l’autre,
ils n’envisagent la Confédération que sous
l’angle de l’unité autour de la Couronne ou du
fédéralisme. Ce faisant, l’importance du retour
à une législature provinciale pour les délégués
du Québec est largement passée sous silence.
Smith et Vaughan semblent négliger que ceux-
ci désirent autant, et peut-être même
davantage le rappel de l’Union de 1840 que la
création d’un gouvernement fédéral. Quant à
l’unité de la Couronne, il apparaît surprenant
que Vaughan n’aborde pas la question de sa
division en plusieurs unités de souveraineté
jouissant d’une certaine autonomie entre elles
(Couronne du Canada, Couronne du Québec,
etc.). En somme, leurs interprétations
gagneraient à considérer le fait que pour au
moins une des quatre provinces qui joignent
la Confédération en 1867, le nouveau régime
politique divise autant qu’il unit. Notons aussi
que même si les deux interprétations se
rattachent à des traditions historiographiques
bien établies, la démonstration de Vaughan se
révèle nettement moins convaincante que
celle de Smith, particulièrement lorsqu’il est
question de la mutation du Canada vers une
Reluctant Republic. Tout d’abord, l’auteur
appuie sa thèse sur l’idée que la judiciarisation
du pouvoir à travers le JCPC et la Cour
suprême est synonyme de républicanisation.
Or, le lien qu’il tisse entre le rôle de la branche
judiciaire et le républicanisme n’est pas si
évident. En fait, il semble tenir bien plus
d’une comparaison au modèle étatsunien qu’à
une théorisation cohérente. Deuxièmement,
on s’étonne que Vaughan identifie P.-E.
Trudeau comme un apôtre inconditionnel du
républicanisme. Cette association malheureuse
du champion canadien des libertés
individuelles au républicanisme tient-elle au
fait que l’auteur définit trop étroitement le
libéralisme comme une créature de
l’Enlightement au même titre que le
républicanisme américain ? Quoi qu’il en soit,
cette assertion sur l’artisan de la Charte
gagnerait à être revisitée. Loin d’ébranler la
monarchie au Canada, la Constitution de 1982
en a plutôt solidifié les ancrages17. Le
républicanisme ébauché par le jeune penseur
de Cité libre ne doit pas nous faire oublier que
la canadianisation de la monarchie
constitutionnelle s’inscrivait au nombre des
priorités de son gouvernement18.
Prenant acte des modifications
engendrées par la Commission Laurendeau-
Dunton quant aux nouvelles orientations de la
politique canadienne dans les années 1960,
l’explication de Smith est nettement plus
solide. Le rapprochement que fait l’auteur
entre la révolution culturelle occidentale et la
décentralisation du pouvoir en faveur des
provinces (Chap. 7) est beaucoup plus
crédible que la théorie de Vaughan concernant
le soi-disant « esprit républicain » qui aurait
animé les politiciens du Québec post-1960. Le
lecteur sera surpris d’apprendre que la
province est alors devenue, on ne sait trop
comment, rien de moins que l’héritière de la
Révolution française19. Chez Smith enfin, le
17 Voir à ce propos André Binette, « La succession royale, la Constitution canadienne et la Constitution du Québec », Bulletin québécois de droit constitutionnel, no3, hiver 2008, p. 2. ; Peter H. Russell, Constitutional Odyssey. Can Canadians Become a Sovereign People ?, 2e édition, Toronto, University of Toronto Press, 1993, p. 121. 18 Peter H. Russell, Constitutional Odyssey, ouvr. cité, p. 104. 19 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 178.
11
projet des Pères ne revêt pas cette obsession
quasi puérile pour le maintien du lien colonial
qui caractérise l’interprétation pro-
monarchique de Vaughan. Ne poussant pas
l’audace jusqu’à proposer que 1867 soit une
forme de déclaration d’indépendance
canadienne, Smith met l’accent avec justesse
sur la volonté fondatrice qui animait les Pères
de la Confédération20. Sans négliger
l’importance de Londres dans ce processus, il
semble en effet réducteur de voir les Pères
animés uniquement par le désir de créer un
agrégat de colonies britanniques hermétiques
à l’influence séduisante du républicanisme.
En somme, chacun à leur façon, Smith
et Vaughan ont cherché à répondre à la
question existentielle : « Qu’est-ce que le
Canada ? » D’un côté, la théorie compacte
offre à Smith le fil conducteur d’une histoire
nationale dont la trame narrative comporte
une toile de fond nord-américaine. S’ouvrant
sur ce que d’aucuns appelleraient
« l’américanité du Canada », la théorie
compacte fait du fédéralisme une institution
endogène qui enracine l’identité canadienne
dans sa réalité locale. De l’autre côté, en
faisant de Londres et de la Couronne les
principaux moteurs menant à 1867, la théorie
impériale se pose comme un métarécit
exogène qui ancre le Canada dans l’Ancien
Monde. Force est d’admettre que tel
qu’exposé par Vaughan, ce modèle, qui
s’apparente d’ailleurs à l’idéologie des
impérialistes canadiens du tournant du siècle
dernier21, s’avère être un cadre d’analyse plus
20 David Smith, Federalism and the Constitution of Canada, ouvr. cité, p. 54. 21 Voir Carl Berger, The Sense of Power: Studies in the Ideas of Canadian Imperialism 1867–1914, Toronto, University of Toronto Press, 1970, 277 p.; et Sylvie Lacombe, La rencontre de deux peuples élus. Comparaison des ambitions
ou moins cohérent avec la réalité canadienne
contemporaine. Ironiquement, ce fil d’Ariane
vient moins « redorer le blason » des Pères de
la Confédération que souligner l’échec du
projet de Constitution monarchique centralisé
de 1867. Lire l’histoire canadienne à travers le
prisme d’une monarchie centralisée conduit
finalement l’auteur à sous-entendre que la
Confédération, dans sa forme actuelle, n’est
que faiblement adaptée aux aspirations des
Canadiens22. Cela dit, malgré le caractère plus
ou moins convaincant des thèses énoncées
dans The Canadian Federalist Experiment, il
convient de souligner que l’essai du professeur
Vaughan a le mérite de questionner la place
actuelle de la monarchie dans la Constitution
canadienne et de replacer cette institution au
cœur de son héritage hobbesien.
nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 291 p. 22 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 133.
La modernisation de l’enseignement de
l’histoire
Par Jean Bélanger Étudiant à la maîtrise en histoire, UQAR
Le système scolaire en vigueur au
Québec résulte essentiellement du grand
chantier de réforme entrepris au cours de la
décennie 1960 dans la foulée des travaux de la
Commission Royale d’enquête sur l’enseignement dans
la province de Québec, présidée par Mgr Alphonse-
Marie Parent. Tous les aspects du réseau
d’enseignement sont alors abordés, et les
commissaires ne manquent pas de se pencher
sur l’enseignement de l’histoire. De quelle
manière les vieux débats sur l’histoire
nationale se présentent-ils alors et comment
évoluent-ils ? Quels enjeux mobilisent ceux
qui sont désignés pour réfléchir à l’avenir de
l’enseignement de l’histoire à l’école ? Qui
sont les principaux acteurs qui tentent
d’infléchir cette pratique ? En nous penchant
sur ces questions, nous mettrons en
perspective les enjeux qui dominent les débats
sur l’enseignement de l’histoire à l’école
québécoise dans le contexte de la Révolution
tranquille.
La question nationale au cœur des
humanités
Dès le début des années 1940, deux
visions de l’histoire nationale se dégagent d’un
débat historiographique qui oppose les
partisans de la Conquête providentielle aux
tenants d’un nationalisme canadien-français
affirmé. Personnifié par une polémique entre
les historiens Arthur Maheux et Lionel
Groulx1, l’antagonisme prend aussi la forme
1 Arthur Maheux, « Pourquoi sommes-nous divisés ? » et Lionel Groulx, « Pourquoi nous sommes divisés », dans Éric Bédard et Julien Goyette (dir.), Parole
d’un débat public autour de la question des
manuels scolaires. Le projet d’un manuel
unique pour tout le Canada, un idéal mis de
l’avant pour la première fois à la fin du XIXe
siècle, refait effectivement surface dans
l’après-guerre. À cette époque, un comité
d’étude sur les manuels d’histoire du Canada
est mis sur pied par la Canada and Newfoundland
Education Association2 dans le but de « réétudier
les manuels en fonction de l’unité nationale, et
de proposer qu’on les rédige en
conséquence3 ». La revue L’Action nationale,
qui portait déjà attention à ces questions,
consacre l’entièreté de son numéro de mai
1950 à un débat polarisé : « Pour ou contre le
manuel unique d’histoire du Canada ? »
Globalement, l’idée est rejetée en bloc par les
contributeurs.
Les différentes conceptions de la
nation s’affrontent également dans le champ
politique. Instituée en 1953 à la suite de
pressions exercées par la Chambre de commerce de
Montréal afin d’étudier plus spécifiquement « le
problème de la répartition des impôts au sein
de l’État canadien4 », la Commission royale
d’enquête sur les problèmes constitutionnels met en
relief les préoccupations du jour en matière
d’éducation. Signe que l’enseignement
constitue une question importante en lien
avec les enjeux nationaux, 140 des 260
mémoires déposés traitent en tout ou en
d’historiens : anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 105-109 et p. 111-114. 2 L’association est alors présidée par Arthur Maheux. 3 « Pour ou contre le manuel unique d’histoire du Canada ? », L’Action nationale, vol. 35, no 5, mai 1950, p. 338. 4 Dominique Foisy-Geoffroy, « Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 60, no 3, hiver 2007, p. 258.
13
partie des problèmes qui y sont liés5. Dans ce
contexte, la commission en arrive à la
conclusion qu’en raison de sa complexité et de
son importance, la question éducative
nécessite une analyse encore plus détaillée et
qu’un organisme devrait être mandaté pour
accomplir une telle tâche. Or, le rapport est
rapidement enterré par le gouvernement de
Maurice Duplessis avant d’être repris par Jean
Lesage lors de la campagne électorale de 1960.
L’idée d’une vaste enquête sur le réseau
éducatif n’est donc pas nouvelle. La question
nationale va seulement en exacerber la
nécessité.
Si l’interprétation du récit national est
l’objet d’inexorables débats, qu’en est-il de la
place de l’histoire à l’école ? Nicole Gagnon
analyse la place des humanités dans
l’enseignement en caractérisant l’évolution de
la conception de l’humanisme qui se dégage
de la revue L’Enseignement secondaire, organe des
maisons d’enseignement affiliées aux
Universités Laval et de Montréal6. Elle y
constate que de 1915 à 1930, les humanités
gréco-latines, en favorisant l’art de bien
penser, la recherche de l’équilibre et l’unité de
la personne, visent à la fois à éduquer et à
instruire. Selon cette conception, aussi
exprimée par l’Évêque de Rimouski Mgr
Courchesne dans Nos humanités (1927), c’est la
religion qui permet l’unité de l’être humain.
De 1930 à 1950 se met en place un système
plus nationaliste, où l’histoire devient une
discipline fondamentale. L’étude des
5 Arthur Tremblay, Annexe 4. Commission Royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels : Contribution à l’étude des problèmes et des besoins de l’enseignement dans la province de Québec, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1955, p. 4. 6 Nicole Gagnon, « L’idéologie humaniste dans la revue L’Enseignement secondaire », Recherches sociographiques, vol. 4, no 2, 1963, p. 167-200.
civilisations grecque et latine est justifiée
surtout par la tradition humaniste. L’histoire
du Canada, la littérature et le latin sont alors
sur un pied d’égalité. Gagnon constate que
cette première brèche faite au concept
d’humanisme est amorcée par une
déconstruction découlant du besoin de revoir
le curriculum pour y ajouter plus de sciences
et de mathématiques. Il serait d’ailleurs
intéressant de vérifier si la revue témoigne de
l’influence du discours nationaliste de l’abbé et
historien Lionel Groulx. Finalement, la
laïcisation graduelle des institutions
d’enseignement au cours de la décennie 1950,
perceptible dans le nombre croissant de laïcs
qui y œuvrent, se répercute au sein de la
revue. La conception de l’humanisme éclate et
devient multiple. Une tendance se dégage tout
de même : la volonté de refonder
l’humanisme en se tournant résolument vers
l’avenir. Ces « humanités modernes » se
caractérisent par l’ouverture sur le monde et
cherchent à se définir selon le critère
d’unification des idées de progrès et de
tradition, de culture et de civilisation. Au
cours de cette période, la place des humanités
dans le système éducatif subit donc des
transformations qui auront un impact
significatif sur le rôle joué par la discipline
historique dans la formation de l’humain. Les
travaux de la commission Parent seront
imprégnés de ce nouvel humanisme.
Entrer dans la modernité
Après l’élection des Libéraux, la
commission Parent amorce son travail en
1961 avec pour mandat de « faire rapport de
ses constatations et opinions et soumettre ses
recommandations quant aux mesures à
prendre pour assurer le progrès de
14
l’enseignement dans la province7 ». La mission
s’inscrit dans le double cadre de « l’entrée
dans la modernité » et de la réponse à donner
face à la « crise de l’enseignement ». La notion
de progrès galvanise alors l’esprit des
commissaires : « Pour que la civilisation
moderne progresse, ce qui est pour elle une
condition de survie, il est devenu nécessaire
que tous les citoyens sans exception reçoivent
une instruction convenable et que le grand
nombre bénéficie d’un enseignement
avancé8. » Les commissaires indiquent que
pour progresser, l’enseignement « doit puiser à
la tradition des Anciens et s’inspirer de la
science moderne9 ». Invoquant les principes
de la Déclaration universelle des droits de l’homme et
de la Déclaration des droits de l’enfant, le groupe
de travail justifie l’accessibilité universelle
comme un principe émanant de la modernité :
« [D]ans les sociétés modernes, le système
d’éducation poursuit une triple fin : donner à
chacun la possibilité de s’instruire ; rendre
accessibles à chacun les études les mieux
adaptées à ses aptitudes et à ses goûts ;
préparer l’individu à la vie en société10. »
Naviguant entre les exigences économiques et
les humanités classiques, refusant d’opposer
les formations professionnelles spécialisées et
générales, les membres de la Commission
recherchent avant tout une forme d’équilibre :
7 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Première partie : Les structures supérieures du système scolaire, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. VIII. 8 Ibid., p. 57. 9 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Deuxième partie : Les structures pédagogiques du système scolaire, A- Les structures et les niveaux de l’enseignement, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. 11. 10 Rapport Parent, Première partie : Les structures supérieures du système scolaire, ouvr. cité, p. 75.
Cette recherche d’un humanisme
élargi et diversifié en accord avec le
monde contemporain doit inspirer
programmes et éducateurs. […]
Chaque matière d’un programme
peut déboucher sur l’homme ou sur
le monde, ou bien peut être
approfondie pour elle-même et
devenir en soi un univers. […] La
spécialisation s’appuie sur la culture
générale, qu’elle enrichit et
approfondit en retour. Plutôt qu’une
opposition factice, c’est une
complémentarité qu’il faut voir et
rechercher11.
L’histoire
Le rapport présente l’histoire comme
une discipline de l’esprit, ce qui la met en
phase avec la volonté d’universalisme
exprimée dans le régime pédagogique
proposé. Toutefois, la discipline historique ne
figure pas parmi les cours suggérés pour
constituer le tronc commun de formation :
« langue maternelle, langue seconde, éducation
physique et philosophie12 ». Le rôle réservé à
l’histoire se limite à celui de spécialité des
sciences de l’homme ou, pour ceux qui
désirent poursuivre des études supérieures, à
un cours d’histoire de la pensée
philosophique. Dans ce contexte, une valeur
particulière est tout de même accordée à
l’histoire. Voyons de quelle façon le rapport
Parent fait l’éloge de l’histoire comme moyen
de former le citoyen :
L’histoire des peuples, de leurs
patients efforts, de leurs luttes et
11 Rapport Parent, Deuxième partie : Les structures pédagogiques du système scolaire, A- Les structures et les niveaux de l’enseignement, ouvr. cité, p. 11. 12 Ibid., p. 165.
15
de leurs querelles, de leurs
ambitions et de leurs entreprises
est propre à inspirer à chacun le
sentiment de son appartenance à
la race humaine, de sa
participation à cette commune
aventure et le désir de collaborer à
cette marche en avant […] Celui
qui se penche sur le passé de son
propre pays y retrouve une partie
de ses racines collectives et
personnelles, une explication des
phénomènes sociaux et politiques
qui continuent de l’englober dans
leur mouvement, des motifs de
fierté ou de regret, un désir de
contribuer au destin collectif ;
cette curiosité, cette compassion
ou cette admiration envers les
générations disparues peuvent
aussi se transformer chez certains
en valeurs actives et généreuses13.
Bien que les commissaires soulignent l’utilité
des notions de lutte et de querelle pour
susciter le sentiment d’appartenance
nécessaire à l’action et au progrès collectif, ils
cherchent aussi à réduire le cloisonnement
identitaire des catholiques et des protestants.
Effectivement, ils suggèrent que « les faits et
les textes historiques fondamentaux » soient
les mêmes pour les deux groupes. On ne
manque d’ailleurs pas de remarquer que du
côté anglophone, les mêmes manuels
d’histoire du Canada sont utilisés chez les
13 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Deuxième partie -suite- : Les structures pédagogiques du système scolaire, B- Les programmes d’études et les services éducatifs, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. 146.
catholiques comme chez les protestants14.
Cependant, l’histoire enseignée devrait tout de
même être celle d’une société moderne, c’est-
à-dire scientifiquement élaborée et
rigoureusement objective, neutre et ouverte
sur la pluralité des points de vue. On notera le
paradoxe : d’un côté on admet que la
connaissance des tensions historiques est
partie intégrante de la construction identitaire
des peuples; de l’autre on souhaite un
« enseignement de l’histoire plus riche, plus
diversifié, mieux appuyé sur le développement
et le progrès des sociétés que sur
l’énumération de leurs querelles15 ».
L’ambiguïté du rapport Parent trouve
en partie son origine dans le paradigme de la
modernité. L’idéal de neutralité est bien
présent, mais le discours est fortement
imprégné de l’idée de progrès. Afin de
favoriser l’essor d’une histoire scientifique et
moderne, la collaboration des historiens est
escomptée : « [I]l est urgent de soumettre les
manuels en usage à un comité d’historiens qui
en fera l’examen du point de vue de
l’exactitude de l’information16. » Les auteurs
espèrent voir naître des classes-laboratoires où
la recherche prendrait le pas sur l’histoire
narrée des livres scolaires. Cependant, devant
les défis qu’un tel changement représente, ils
recommandent plutôt l’élaboration de
nouveaux manuels et précisent que des outils
didactiques télévisuels pourraient être
développés « sous la direction de bons
historiens17 ».
14 Ibid., p. 149. 15 Ibid., p. 150. 16 Ibid. 17 Ibid.
16
Avant que ne soient diffusés les
nouveaux programmes d’histoire, le tout
nouveau ministère de l’Éducation (1964)
confiait à l’historien Denis Vaugeois le
mandat de revoir ceux-ci. Il en résulte
quelques documents, notamment un guide
pédagogique dont l’intitulé La civilisation
française et catholique au Canada laisse entrevoir
la couleur nationaliste18. Lionel Groulx le
commente en ces termes : « [L]e titre seul dit
déjà quelque chose. […] Il y a donc, en ce
programme, les éléments d’un excellent
manuel d’Histoire canadienne-française19. »
Malgré l’enthousiasme du chanoine, ces lignes
directrices semblent avoir eu un impact plutôt
limité sur le programme réformé de 1970, qui
se voit d’ailleurs immédiatement récusé par la
Société des professeurs d’histoire du Québec
(SPHQ). Ainsi, la société fondée en 1962
« deviendra un des moteurs importants dans la
montée aux barricades contre ce programme,
notamment lors des états généraux sur
l’enseignement de l’histoire en mai 197120 ».
On accuse alors le programme de véhiculer
une perspective fédéraliste de l’histoire.
Comme toujours, l’enjeu national est au centre
des préoccupations.
*
L’héritage des travaux de la
commission Parent, c’est bien sûr la
démocratisation du système d’éducation, mais
18 Denis Vaugeois, La civilisation française et catholique au
Canada – Cours général et scientifique - 11e année. Guide à l’intention des maîtres pour l’année 1966/1967, Québec, Ministère de l’Éducation. Direction générale des programmes et des examens, 1966, non paginé. 19 Lionel Groulx et al., « Le Bas-Canada et les imprimés (1809-1810) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 20, no 4, mars 1967, p. 565. 20 Daniel Moreau, « Les réformes de l’histoire nationale,
du rapport Parent au rapport Lacoursière », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, no 3, printemps 2006, p. 37.
aussi le souci d’allier les traditions aux
impératifs du présent et de répondre, par
l’éducation, aux exigences du monde
moderne. Dans le domaine de l’enseignement
de l’histoire, les enjeux pédagogiques
s’imposent de plus en plus, sans pour autant
réussir à détourner le regard des acteurs de la
question constitutionnelle. Malgré la création
d’un réseau de commissions scolaires
confessionnelles, le clergé catholique perd son
hégémonie sur le système scolaire. Déjà lié
aux sensibilités nationales, l’enseignement de
l’histoire continue d’être une question
éminemment politique puisqu’à l’instar de
l’ensemble du système éducatif, il relève
désormais de l’État. Au cours de la décennie
1960, les historiens sont encore au cœur de
l’élaboration des contenus, mais la didactique
de l’histoire, en pleine effervescence, est
appelée à jouer un rôle de plus en plus grand.
La lutte pour la mainmise sur le récit national
se déplace ainsi sur un nouveau terrain et met
en scène de nouveaux acteurs.
17
L’impact du Goulag sous le régime
soviétique pendant la Seconde Guerre
mondiale
Par François Lafond Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR
Le camp de prisonniers s’est imposé à
de multiples occasions dans l’histoire
européenne contemporaine aux XIXe et XXe
siècles. Principalement utilisé comme outil de
répression politique, le camp de prisonniers
s’est actualisé de différentes façons : le camp
de travail forcé, le camp d’internement et le
camp d’extermination en Allemagne nazi. En
URSS, les camps de prisonniers commencent
dans la Russie tsariste de Nicolas II et se
poursuivent à travers le règne de Lénine. Ils se
sont « perfectionnés » ensuite sous le règne de
Staline, de 1928 à 1953, pour devenir le
système de camps de travail connu sous
l’acronyme de Goulag, « Glavnoe OUpravlenie
LAGuereï, soit Direction générale des camps.
Avec le temps, il en est venu à désigner non
seulement l’administration des camps, mais
aussi le système soviétique de travail forcé
dans toute la diversité de ses formes1. »
Lorsque la Russie et l’Allemagne entrent en
guerre au début des années 40, Staline doit
consolider son régime pour être en mesure de
mener la Guerre patriotique. Quel rôle le
Goulag a-t-il joué sur les plans politique et
économique de l’URSS durant la guerre ? Cet
article propose d’examiner la question en
abordant, d’une part, la fonction économique
du Goulag dans l’effort de guerre et, d’autre
part, ses impacts sociopolitiques.
1 Anne Applebaum, Goulag : une histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2005, p. 11.
LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU GOULAG DANS
L’EFFORT DE GUERRE
Le renforcement des effectifs militaires
Les chiffres révélés par les différentes
archives disponibles en Russie rendent
compte du rôle du Goulag dans l’économie de
la Russie soviétique pendant la Seconde
Guerre mondiale. Comme le souligne Jean-
Jacques Marie, « la participation du Goulag à
l’effort de guerre pendant quatre ans privilégie
sa fonction économique, sans jamais
abandonner sa fonction répressive2 ». Une des
façons de faire privilégiées pour y arriver est
de transférer plusieurs détenus sur le front de
l’Armée Rouge. Selon Nassedkine, cité par
Marie, le Goulag russe fournit pendant la
Guerre patriotique « "975 000 individus […] à
la disposition de l’Armée rouge" plus 117 000
membres de l’encadrement des camps3 ». On
remarque que ce rôle de renforcement des
effectifs militaires est rempli non seulement
par les détenus des camps du Goulag, mais
aussi par son personnel d’encadrement. Dès le
début de la guerre, le Commissaire du Peuple
de l’Intérieur, Lavrenti Pavlovitch Beria,
compte utiliser le Goulag à des fins
économiques répressives pour la Guerre
patriotique contre les Allemands. En effet, « le
22 juin 1941, Beria envoie une circulaire
urgente décrétant la loi martiale pour les
détenus et les gardes […] les maintenant au
goulag sine die et interdisant de libérer avant la
fin de la guerre tout condamné […]
politique4 ». Cet acte décrété par Beria
démontre qu’en contenant les détenus et les
2 Jean-Jacques Marie, Le Goulag, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1999, p. 80. 3 Nassedkine cité dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 81. 4 Ibid., p. 78.
18
gardes à l’intérieur des camps du Goulag, le
gouvernement soviétique détient une certaine
force d’action économique et militaire qu’il
peut mobiliser au besoin tout au long du
conflit.
Le rôle du Goulag dans l’économie
industrielle
En dépit de cet apport militaire
important, force est de constater que la
participation du Goulag à l’effort de guerre
soviétique n’est pas majeure sur le plan
économique. Si le Goulag fournit des soldats,
il participe assez marginalement à la
production d’armement, de munitions et de
véhicules. Comme le souligne Marie, « le
Goulag, en dehors de quelques petites
dizaines de milliers de détenus affectés aux
usines métallurgiques, n’a pas participé à la
fabrication de tanks, avions, automitrailleuses,
pièces d’artillerie5 ». Même si plusieurs détenus
sont quand même affectés aux usines de
production militaire, la majeure partie de la
production d’armes, de munitions et de
véhicules de guerre revient aux industries
soviétiques. Ce manque de productivité peut
s’expliquer en partie à cause de la mauvaise
santé des détenus qui, selon Beria, étaient
«"faibles et inaptes à un travail plein temps"6 ».
Mis à part leur participation dans le
renforcement des troupes de l’Armée Rouge
sur le front de guerre russe, les camps du
Goulag sont impliqués surtout dans la
production économique de plusieurs secteurs
industriels, notamment dans la production
d’infrastructures. Les détenus participent entre
autres à la construction de canaux, comme
5 Ibid., p. 84. 6 Lavrenti Beria cité dans Nicolas Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, no 169, septembre 1993, p. 42.
celui de la Volga. Le plan économique de
Beria implique de nombreux détenus de
différentes catégories. Dans son ouvrage,
Marie mentionne que le Goulag « affecta plus
de 170 000 déportés […] 288 000 travailleurs
libres et 400 000 prisonniers de guerre à la
construction de lignes de chemin de fer,
d’aérodromes et de voies de communication, à
la coupe de bois, dans les chantiers, mines et
usines métallurgiques7 ».
Dès le début du conflit entre les
soviétiques et les nazis en 1941, le Goulag et
les industries sont relocalisés vers la partie
orientale du pays pour éviter que l’Allemagne
ne les prenne durant leur invasion. Cette
relocalisation « entraîna le déménagement
d’une grande partie du Goulag, avec 27 camps
et 210 colonies (un total de 750 000
prisonniers)8 ». Toute cette opération est bien
évidemment supervisée par le Narodnii
Komissariat Vnoutrennikh Diél9, qui organise la
production économique des détenus du
Goulag selon les directives émises par le
Commissariat. À cet effet, Edwin Bacon
mentionne dans son article qu’« entre 1941 et
1944, plus de 2 millions de prisonniers
travaillaient dans le secteur de la construction
dirigé par le NKVD10 ». Mais la contribution
des détenus du Goulag mobilisés pour
l’économie de guerre ne s’arrête pas là. La
plupart du temps, le NKVD envoie des
7 Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 83. 8 Edwin Bacon, « L’importance du travail forcé dans l’Union soviétique de Staline », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 23, nos 2-3, 1992, p. 244. 9 Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures en français. Police politique s’occupant de la gestion du Goulag et des affaires politiques en URSS Cet organisme regroupe l’ancienne police d’État, le Guépéou, et le Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures (NKVD), reprenant ainsi cet acronyme. 10 Edwin Bacon, «L’importance du travail forcé», art. cité, p. 245.
19
détenus aux industries qui ont besoin de
main-d’œuvre pour leur production. Ainsi,
selon Bacon « les détenus du Goulag
travaillaient pour d’autres organisations, […]
soit 40 000 dans la métallurgie, 39 000 dans
les manufactures d’armement et de munitions,
20 000 dans l’industrie aéronautique et de
construction de chars, 15 000 dans l’industrie
du charbon et du pétrole, 10 000 dans
l’industrie électrique, et 10 000 dans la
production du bois11 ».
Par contre, les nombreux historiens et
spécialistes qui se sont penchés sur le rôle
économique du Goulag ne s’entendent pas sur
son importance. Selon l’interprétation qu’ils
donnent aux archives concernant les camps et
leurs différents effectifs, certains concluent à
un apport majeur alors que d’autres
soutiennent que le Goulag n’a eu qu’un
impact marginal. En effet, si on compare le
taux de production des entreprises et des
travailleurs non reliés au Goulag, force est de
constater qu’il est nettement supérieur à celui
des camps de travail forcé. Dans son ouvrage,
Marie soutient la thèse d’une productivité
relative, c’est-à-dire d’une force de production
importante sans toutefois être vitale. Il
explique la situation notamment par la
mauvaise condition des détenus et des camps
du Goulag, et il cite l’économiste Naoum
Jasny qui, en 1951, « insistait […] sur la
productivité des détenus très inférieure à celle
des travailleurs libres "dans une certaine
mesure en raison d’une moindre
mécanisation, dans une large mesure en raison
du défaut d’adaptation et du fait qu’il s’agit de
travail forcé"12 ».
11 Ibid., p. 246-247. 12 Naoum Jasny cité dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 105.
Comme les camps du Goulag doivent
être autonomes et ne rien coûter à l’État
soviétique, la mécanisation est moindre, voire
quasi inexistante. C’est la même chose pour
l’entretien et la santé des individus dans les
camps. Dans son plan économique énoncé au
début de la guerre, Beria souhaite d’ailleurs
réaménager l’organisation des camps, dont il
déplore l’inefficacité. Des travailleurs en
mauvaise santé qui exécutent un travail forcé
sont évidemment moins productifs. À ce
propos, Nicolas Werth et Gael Moullec
soutiennent que « mal nourri, mal soigné,
maltraité, le prisonnier n’est pas physiquement
apte au travail. Les coûts sont faibles, la
productivité l’est aussi13 ».
L’IMPACT POLITIQUE DU SYSTÈME DE
CAMPS DE TRAVAIL FORCÉ
L’organisation des camps de travail
Le système des camps de travail forcé
du Goulag possède une organisation de camps
tous interreliés qui couvrent la majeure partie
du territoire soviétique. Lorsque l’URSS entre
en guerre contre l’Allemagne, Beria, le
Commissaire du Peuple à l’Intérieur, lance son
plan économique, qui touche autant l’industrie
russe que les camps du Goulag. Les objectifs
du Commissaire visent une meilleure
productivité pour les camps et les détenus du
Goulag. Mais surtout, le Goulag sert d’outil de
répression politique.
Un idéal d’administration et de
production est alors établi. Mais selon
Applebaum, « en principe, chaque aspect de la
vie du camp était conçu pour améliorer les
chiffres de production. […] En pratique […]
[m]algré la visite régulière d’inspecteurs
13 Nicolas Werth et Gael Moullec cités dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 109.
20
moscovites, souvent suivie de réprimandes et
de lettres furieuses du centre, rares étaient les
camps à la hauteur du modèle théorique14 ».
Si, comme on l’a vu, la mauvaise santé vient
diminuer le rendement des détenus, la
corruption des gardiens des camps et
l’insubordination des détenus ne sont pas non
plus étrangères aux problèmes de productivité
des Goulag.
Spatialement, les camps de travail
forcé sont organisés presque tous sur le même
modèle. Dans son ouvrage, Applebaum décrit
ainsi la composition des bâtiments d’un
camp :
toute une série de bâtisses de bois
primitives, impossibles à distinguer si
ce n’est par les légendes, indiquant
l’une une «cellule de châtiment»,
l’autre une «salle à manger». Au
centre du camp, près du portail, se
trouvait généralement une grande
place d’appel à découvert où l’on
comptait les prisonniers deux fois
par jour. Il y avait également les
baraques des gardiens et de
l’administration, elles aussi en bois,
juste devant la porte principale15.
Avec le nombre d’heures de sommeil, de
travail et de repas étroitement surveillé, on
remarque que le camp contribue à faire de la
répression politique de masse afin de
consolider le pouvoir du régime stalinien. Les
chiffres révélés sur le Goulag démontrent une
forte entrée de prisonniers dans les camps
durant les années 30 et 40. Comme le souligne
Werth, « ainsi, pour les années 1934-1947, le
14 Anne Applebaum, Goulag : une histoire, ouvr. cité, p. 328. 15 Ibid.
nombre cumulé des entrées atteint 10,4
millions de personnes […]. En extrapolant ce
chiffre […] on obtient un nombre cumulé
d’environ 15 millions de personnes sur
quatorze ans16. » Cette période correspond à la
Grande Terreur de 1938 et à la Seconde
Guerre mondiale : deux périodes durant
lesquelles Staline tente à tout prix de
consolider son pouvoir et son autorité sur la
société russe.
Répercussions du système de camps de
travail
On peut donc soutenir que le Goulag
durant la Seconde Guerre mondiale contribue
d’une certaine façon à l’économie de guerre,
mais sa fonction principale reste la répression
politique envers les minorités ethniques, mais
surtout envers ceux qu’on qualifie
d’« opposants au régime ». L’une des
premières manifestations de cet appareil
répressif est la suppression encore plus
poussée des libertés. Applebaum mentionne
que « la vie se fit plus dure au fil de la guerre.
De nouvelles lois allongèrent la journée de
travail. Le refus de travailler n’était plus
simplement illégal : c’était un acte de
trahison17 ». Sous Staline, il est plutôt facile
d’être accusé de trahison envers le régime.
Mais avec ce nouveau décret promulgué par
Beria en 1941, de simples actes de refus
exposent à de sérieuses accusations, et la peur
d’être envoyé au Goulag démontre bien
l’efficacité du système répressif mis en place à
l’époque.
Cet élargissement des motifs pouvant
mener à une accusation de trahison touche
16 Nicolas Werth et Gael Moullec cités dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 41-42. 17 Anne Applebaum, Goulag: une histoire, ouvr. cité, p. 669.
21
dans un premier temps 17 000 prisonniers18.
Par la suite, ces nouvelles lois s’appliquent
non seulement aux détenus du Goulag, mais
aussi à tous les travailleurs de la Russie. Ainsi,
produire des biens de mauvaise qualité est
considéré comme étant du « sabotage de
guerre19 ». Non seulement le NKVD veut
s’assurer que l’économie de guerre fonctionne
au maximum, mais il veut aussi assurer son
contrôle politique sur la population pour
supprimer tout élément nuisible à la Guerre
patriotique.
De plus, la gestion politique plus
rigoureuse des camps de travail forcé durant la
guerre cause de nombreux décès dans le pays.
Le manque d’entretien des camps et la santé
déplorable des détenus y sont forcément pour
beaucoup, mais il ne faut pas penser que le
gouvernement soviétique ne s’en préoccupe
pas. En 1943, Beria constate l’état des camps
et tente de remédier à la situation en créant un
fonds alimentaires pour les détenus. Grâce à
ce fond, la situation alimentaire des détenus
s’améliore quand l’Union soviétique reprend
le dessus sur les nazis. Par contre, selon
Applebaum, « même avec ces rations
supplémentaires les normes alimentaires
étaient d’un tiers plus pauvre en calorie que
les rations de la fin des années 193020».
La contribution du Goulag à
l’économie de guerre de l’Union soviétique et
l’utilisation de ce système comme outil de
domination politique de l’URSS par Staline est
indéniable. Avec les données d’archives
aujourd’hui révélées et notre connaissance
plus critique du régime soviétique, on
remarque facilement que le concept de camps
18 Ibid., p. 668. 19 Ibid., p. 671. 20 Ibid., p. 670.
de travail est passé à un autre niveau sous les
bolchéviques, particulièrement sous Staline.
La Direction générale des camps est placée
sous la juridiction du Guépéou et ensuite du
NKVD durant la guerre. C’est une
administration relevant du Commissariat du
Peuple à l’Intérieur qui chapeaute ce système.
Pendant la guerre, le Goulag,
quoiqu’assez marginal dans la production
économique du pays, contribue néanmoins à
l’effort de guerre par l’envoi massif de détenus
dans les rangs de l’Armée Rouge. De plus, le
Goulag fait sa part dans la production
économique en envoyant des détenus
travailler en usine pour renflouer le personnel
des industries et en faisant construire des
routes, des canaux et des infrastructures dans
les régions où sont situés les camps. Mais le
Goulag se démarque surtout par sa fonction
répressive puisque les libertés des détenus,
déjà plutôt limitées, le sont encore plus durant
la guerre. De plus, la mauvaise santé et le
climat de travail forcé dans lequel sont
maintenus les détenus contribuent à cette
fonction répressive.
Totalitarisme et religion séculière
Par Clovis Roussy Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR
En tant qu’expérience politique, le
totalitarisme est une réalité propre au XXe
siècle. Ce caractère exceptionnel complique
toutes les tentatives de caractériser et de
conceptualiser les régimes totalitaires. Parmi
les théories les plus ambitieuses créées à cette
fin se trouve celle de religion séculière,
expression forgée par Raymond Aron en 1944
mais qui trouve son origine notamment chez
Eric Voegelin qui, dans Les Religions politiques,
publié en 1938, mettait pour la première fois
en évidence le caractère religieux des
idéologies totalitaires et des régimes politiques
correspondants. Depuis, plusieurs auteurs ont
repris cette comparaison entre totalitarisme et
religion, tentant d’en dégager un modèle utile,
susceptible d’éclairer la nature profonde du
totalitarisme et sa place dans l’histoire des
doctrines et des idéologies. Si le parallèle entre
totalitarisme et religion a été couramment
utilisé pour discréditer, tour à tour, les régimes
totalitaires et les religions organisées en
soulignant la parenté de leurs aspects les plus
déplaisants, le concept de religion séculière
vaut néanmoins la peine d’être creusé, car il
vient jeter une lumière nouvelle sur les
moyens par lesquels s’établit et s’exerce le
pouvoir totalitaire. Avant toute chose, il est
nécessaire de disséquer le terme lui-même et
d’en proposer une définition utile, car il
contient un paradoxe intrinsèque qu’il
convient d’expliciter. Ensuite, il nous faut
aborder les éléments religieux dans le contenu
des doctrines totalitaires d’une part et dans
l’exercice du pouvoir totalitaire d’autre part, et
voir dans quelle mesure ces parentés peuvent
nous permettre de qualifier le totalitarisme de
« religion séculière ».
Religion et sécularité
Le concept de religion séculière n’est
pas d’un usage facile, car il recèle une
contradiction dans les termes. En effet, le
terme sécularisation renvoie le plus souvent à
la séparation entre l’Église et l’État, ou du
moins à la soustraction d’institutions à
l’influence de la religion. Il peut également
signifier l’évacuation des références
religieuses. Par conséquent, le concept de
religion séculière est paradoxal: comment une
religion pourrait-elle être séculière, alors que la
sécularisation signifie l’exclusion de la
religion ? Ce paradoxe repose en fait sur les
différents sens qu’il est possible d’attribuer au
mot religion. Pour saisir ce qu’entendaient les
auteurs ayant utilisé l’expression « religion
séculière », il nous faut déterminer tout
d’abord le sens qu’ils donnaient au premier
terme : faisaient-ils référence à un ensemble
de croyances et de pratiques, un modèle
conceptuel de la religion en tant que
phénomène social, un mode de pensée
religieux, ou encore à certaines
caractéristiques de la religion en tant
qu’institution ? Qu’est-ce qui dans la religion
leur a paru digne d’une comparaison avec les
régimes totalitaires ?
Comme le mentionne Jean-Pierre
Sironneau dans Sécularisation et religions
politiques, l’expression « religion séculière » est
« suggestive dans la mesure où elle postule
l’existence de phénomènes religieux en-dehors
des grandes religions traditionnelles1 ».
Autrement dit, elle nous amène à postuler la
1 Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Paris, Mouton, 1982, p. 205.
23
possibilité de la religion en-dehors des
religions. Cette formulation a le mérite de
nous amener à distinguer les différents sens
possibles du mot religion: il peut désigner
d’une part la pensée religieuse, commune à
toutes les sociétés, qui s’exprime au travers de
croyances et de pratiques ayant trait au
surnaturel, au sacré ou au divin, et d’autre part
les institutions temporelles qui ont systématisé
ces croyances et ces pratiques au moyen de
l’établissement de doctrines et d’organisations
sociales.
Dans son article « The Concepts of
"Religion", "Political Religion" and the Study of
Nazism », Stanley Stowers s’attaque aux
auteurs ayant décrit le nazisme comme une
religion politique (terme précurseur de celui
de religion séculière, qui possède un sens
analogue) en critiquant la conception de la
religion à laquelle cette théorie fait appel2.
Selon lui, le recours à l’expression religion
politique pour décrire le nazisme fait référence
à une idée très superficielle de la religion, qui
ne constitue pas une définition opérationnelle
et univoque. Stowers propose sa propre
définition, telle qu’elle pourrait être utilisée
pour la classification de la religion dans les
sciences sociales contemporaines: les religions
sont « des ensembles de pratiques, propres à
des populations humaines particulières
(culture, société, ethnie, groupe, etc.) qui
impliquent la participation imaginée de dieux
ou autres entités non-observables dans ces
pratiques et ces formations sociales, et qui se
déclinent en plusieurs types de représentations
anthropomorphiques du monde3 ». Dans cette
2 Stanley Stowers, « The Concepts of Religion, Political Religion and the Study of Nazism », Journal of Contemporary History, vol. 42, no 1, janvier 2007, p. 9-24. 3 Stanley Stowers, « The Concepts of Religion », art. cité, p. 15.
optique, l’idée de religion séculière appliquée
au nazisme perd tout son sens. C’est pourquoi
toute définition rigoureuse du terme
« religion » interdit son emploi pour
caractériser le régime nazi. En outre, ce travail
de clarification met en évidence le fait que les
auteurs ayant eu recours à l’expression
« religion séculière » faisaient surtout
spécifiquement référence à certains aspects du
christianisme qui représentait leur idée de la
religion par excellence, et non au phénomène
religieux au sens anthropologique du terme,
qui recouvre une grande diversité de pratiques
et de croyances n’ayant souvent rien à voir
avec le christianisme. C’est un biais qu’il nous
faut garder en tête pour comprendre la valeur
de leurs observations.
L’approche de Stowers, bien que
nécessaire à la bonne compréhension de la
problématique, paraît toutefois un peu étroite
dans la mesure où elle considère que l’emploi
de l’expression religion séculière implique
nécessairement la volonté de définir le
totalitarisme comme une religion au sens
propre du terme. Or, l’impossibilité de le faire
n’invalide pas la comparaison fort pertinente
qui a été établie par différents auteurs entre
certains aspects des religions organisées et le
totalitarisme en tant que régime politique. À
tout le moins, Stowers nous met en garde
contre l’utilisation trop légère d’une
expression équivoque, mais il commet l’erreur
de s’intéresser exclusivement au contenu des
doctrines religieuses plutôt qu’à la forme et
aux fonctions des religions traditionnelles. En
effet, indépendamment du contenu doctrinal
ou idéologique, il est possible d’étudier les
aspects formels ou fonctionnels de la religion
et du totalitarisme, et de mettre en évidence
les parentés qu’ils entretiennent en tant
24
qu’institutions et systèmes organisés. Ainsi,
l’impossibilité d’appliquer la définition stricte
de la religion au totalitarisme n’invalide pas
toute tentative d’établir une comparaison
entre leurs aspects externes, relatifs à leur
fonctionnement, leur structure, et à l’exercice
de leur pouvoir.
C’est précisément cette approche
structurelle et fonctionnaliste qui est mise de
l’avant par la plupart des théoriciens de la
religion séculière. Les régimes totalitaires, à
l’instar des religions, proposent une idéologie
unique et exclusive, laquelle, même si elle ne
répond pas aux critères de définition des
doctrines religieuses, semble avoir rempli des
fonctions sociales similaires. Ils procèdent de
certaines conceptions héritées de la pensée
religieuse, débarrassées de leur contenu
transcendantal et de leurs références au divin.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre
l’expression religion séculière, qui présente les
régimes totalitaires comme des systèmes
politiques, donc séculiers, entretenant des
parentés formelles avec la religion.
Raymond Aron proposait en 1944
d’appeler religion séculière « les doctrines qui
prennent dans les âmes de nos contemporains
la place de la foi évanouie et situent ici-bas,
dans l’avenir lointain, le salut de l’humanité,
sous la forme d’un ordre social qui reste à
créer4 ». De cette formulation, on peut
dégager les caractéristiques de la religion
séculière telle que la conçoit Aron. Il s’agit
essentiellement d’un processus de
substitution: le totalitarisme constitue un
succédané de la religion qui en remplit les
fonctions sociales, en remplaçant le primat du
4 Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », La France libre, no 45, 15 juillet 1944, p. 210-217.
spirituel par le primat du politique5. Comme la
religion, le totalitarisme promet le salut de
l’humanité (ou d’une partie de l’humanité) et
l’avènement d’un ordre des choses idéal, mais
au lieu de situer celui-ci dans un autre monde
en ayant recours à des notions
transcendantales, il se donne pour projet de le
réaliser sur terre, dans un avenir historique,
par des moyens politiques destinés à
transformer radicalement la vie, la société et
l’être humain. Il s’agit donc essentiellement
d’un transfert de l’espérance religieuse,
auparavant tournée vers l’au-delà, vers un
objectif politique et un projet global pour
l’humanité.
Cette approche fonctionnaliste donne
un premier indice du sens qu’il nous faut
donner à la sécularisation telle qu’on l’entend
dans « religion séculière ». Le totalitarisme se
présenterait donc comme un régime politique
se proposant de concrétiser une certaine
vision d’un monde idéal en des temps
historiques, au moyen d’une récupération de
l’espérance religieuse, mise au service de
l’établissement d’un pouvoir absolu.
Le contenu religieux du nazisme
Dans son livre The Holy Reich : Nazi
conceptions of Christianity 1919-19456, publié en
2003, l’historien Richard Steigmann-Gall vient
à son tour remettre en question l’application
du concept de religion politique (political
religion) au nazisme en démontrant en quoi la
reconnaissance des racines chrétiennes du
national-socialisme est absolument nécessaire
5 François Bédarida, « Kérygme nazi et religion séculière », Esprit, nos 1-2, janvier-février 1996, p. 89-100. 6 Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich: Nazi conceptions of Christianity 1919-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 294 p.
25
à sa compréhension. En présentant le nazisme
comme une idéologie d’inspiration chrétienne,
qui se proposait de compléter la Réformation
protestante en Allemagne7, Steigmann-Gall en
déduit qu’il est impossible de décrire le
nazisme comme un succédané séculier de
religion, puisqu’il s’agit en réalité d’un
mouvement de nature profondément
religieuse. Il s’attaque spécifiquement aux
auteurs ayant cherché à voir dans le nazisme
une idéologie caractérisée par son
antichristianisme, et à « poser l’idée
nietzschéenne de la mort de Dieu comme le
moment d’origine du nazisme8 », présentant
ainsi celui-ci comme « une religion de
remplacement pour un christianisme
défunt9 ». Pour Steigmann-Gall, cette vision
est invalidée par la mise en évidence des
racines religieuses du nazisme: selon lui, le
concept de religion séculière n’est utile que
pour décrire des idéologies spécifiquement
non-chrétiennes ou anti-chrétiennes.
La thèse de Steigmann-Gall semble en
effet porter le coup de grâce à la définition de
la religion séculière que donnait Aron10.
Néanmoins, un affinement du concept de
sécularisation permet de tenir compte des
influences chrétiennes du national-socialisme
tout en sauvegardant la pertinence du concept
de religion séculière. Selon Milan Babik, en
effet, la clef permettant de réconcilier les
aspects séculier et chrétien du nazisme
tiendrait au fait que la sécularisation ne
signifie pas nécessairement déchristianisation,
7 Milan Babik, « Nazism as a Secular Religion », History and Theory, vol. 45, no 3, octobre 2006, p. 375. 8 Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich, ouvr. cité, p. 6-7. 9 Ibid. 10 Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », art. cit, p. 210-217.
mais également attribution d’une signification
historique, temporelle, voire scientifique ou
pseudo-scientifique à des conceptions
religieuses, bibliques ou théologiques11. Dans
le cas du nazisme, l’exemple de l’antisémitisme
saute aux yeux. Cette hostilité dirigée vers un
groupe défini par sa religion, que l’idéologie
nazie a cherché à fonder sur des bases
scientifiques, faisait appel aux nouvelles
références anthropologiques et biologiques
apparues dans la culture occidentale au XIXe
siècle. Mais l’idée va beaucoup plus loin. Une
idéologie totalitaire procède d’une lecture de
l’histoire évoluant vers un avenir désirable, un
état définitif à l’avènement duquel il faut
travailler. Ce postulat, qui a servi à justifier les
moyens pris par les régimes totalitaires pour
mener à bien leur projet politique, procède
d’une représentation linéaire et progressive de
l’histoire qui n’est en quelque sorte qu’une
version sécularisée de la conscience historique
judéo-chrétienne, tout entière dominée par la
Providence et tournée vers la rédemption
finale de l’humanité. Raymond Aron voyait
ainsi dans le marxisme ayant inspiré le
totalitarisme stalinien une pensée historique
d’essence religieuse : « Le prophétisme
marxiste […] est conforme au schéma typique
du prophétisme judéo-chrétien. Tout
prophétisme porte la condamnation de ce qui
est, dessine une image de ce qui doit être et
sera, choisit un individu ou un groupe pour
franchir l’espace qui sépare le présent indigne
de l’avenir rayonnant12. »
Alors que le prophétisme marxiste
était ouvertement athée et matérialiste, le
prophétisme nazi, pour sa part, trouve
11 Milan Babik, « Nazism as a Secular Religion », art. cité, p. 376. 12 Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Gallimard, 1968, p. 362.
26
directement référence dans le christianisme,
ou plus précisément dans une forme
sécularisée de christianisme. En ayant en tête
cette nouvelle définition de la sécularisation,
nous pouvons discerner en quoi le nazisme a
procédé à une relecture du christianisme, à la
lumière de son nationalisme extrémiste,
amalgamé aux thèses racistes. Ce nationalisme
raciste était toutefois incompatible avec
l’universalisme chrétien, qui transcende les
frontières entre les peuples et les nations, de
même qu’avec la notion de l’homme pécheur,
qui rejette sur toute l’humanité la
responsabilité du mal sur terre, incompatible
avec l’idéal du surhomme aryen13. En
s’appuyant sur l’anthropologie naissante du
XIXe siècle, le nazisme propose une
catégorisation de l’humanité en plusieurs
groupes distincts, permettant de stigmatiser
l’un d’eux, les juifs, et rejeter sur lui l’entière
responsabilité de la corruption du monde, en
s’appuyant sur un antisémitisme « sécularisé »,
c’est-à-dire fondé sur des thèses scientifiques.
Le nazisme résulterait donc d’un amalgame
culturel où concourent trois groupes de
références: d’abord celles du christianisme,
révisées par l’intégration des références
scientifiques et culturelles nouvelles du XIXe
siècle, dans le contexte particulier du
nationalisme allemand. Cette relecture, nous
l’appelons sécularisation, ou transformation
du christianisme en un projet politique.
*
La description des régimes totalitaires
en tant que religions séculières n’est pas sans
poser problème. Les multiples définitions
possibles des termes employés rendent très
malaisée toute tentative de caractériser ainsi
13 François Bédarida, « Kérygme nazi et religion séculière », art. cité, p. 89-100.
un phénomène aussi complexe que le
totalitarisme. L’expression elle-même est tout
sauf univoque et son emploi nécessite
beaucoup de nuances et de précautions.
Néanmoins, nous pouvons conclure que le
débat autour de l’utilisation du concept de
religion séculière a permis de mettre en
évidence des parentés entre les régimes et les
idéologies totalitaires et la religion organisée,
et ce, même s’il nous est impossible de décrire
le totalitarisme comme une religion au sens
strict du terme.
Ces parentés se déclinent ainsi: le
totalitarisme est un type de régime politique
qui, à l’instar des religions, repose sur une
doctrine exclusive et une représentation
globale du monde et de l’histoire, et
prophétise l’avènement d’un ordre des choses
idéal, conditionnel à une dévotion absolue. Si
la religion fait appel à des notions
transcendantales et à l’intervention d’êtres ou
d’entités surnaturelles, le totalitarisme, au
contraire, propose un projet politique destiné
à être réalisé ici-bas au moyen du pouvoir
absolu de l’État. Une piste de solution
consisterait peut-être à qualifier le
totalitarisme de régime politique cherchant à
atteindre ses objectifs au moyen d’un pouvoir
établi sur des bases semblables à celles de la
religion. Il est en outre révélateur de constater
que s’il n’est pas possible de faire cadrer le
totalitarisme avec une définition stricte de la
religion, la réciproque n’est pas absolument
vraie. Les critères d’identification du
totalitarisme, qui comportent généralement
une idéologie unique et exclusive, un parti au
pouvoir n’admettant pas l’opposition, un chef
suprême aux pouvoirs absolus, l’obtention de
la dévotion par la terreur, et l’abolition de la
distinction entre les sphères privée et
27
publique, ont été repris par certains auteurs
critiques de manière à décrire la religion de la
manière la plus déplaisante possible14. Si nous
laissons de côté l’aspect polémique de cette
démarche, elle doit au moins renforcer l’idée
que la parenté entre religion et totalitarisme
existe bel et bien, et qu’elle est observable
dans un sens comme dans l’autre. Le
problème restera entier tant que nous
n’aurons pas une compréhension plus claire
de ces deux phénomènes complexes que sont
la religion et le totalitarisme, encore mal
définis et regroupant une grande diversité de
cas particuliers. Il semble néanmoins évident,
à la lumière de ce qui précède, que
l’expression « religion séculière » garde sa
pertinence et son utilité dans toute entreprise
de conceptualisation du totalitarisme.
14 Christopher Hitchens, Dieu n’est pas grand : comment la religion empoisonne tout, Paris, Belfond, 2008, 321 p.
28
Refaire l’Italie de la gauche vers la
droite. Le parcours de Benito
Mussolini
Par Jonathan Vallée Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR
La biographie permet beaucoup
plus que de relater les principales
réalisations d’icônes du passé. Elle permet
également de comprendre une personne
en tenant compte de ses influences
sociales, psychologiques ou politiques.
L’histoire intellectuelle s’impose comme
une approche porteuse pour réaliser une
étude biographique. Différents exemples
en témoignent : le parcours de
Robespierre, du commencement de la
Convention jusqu’à la Grande Terreur, ou
bien Staline, de son entrée chez les
Bolcheviks jusqu’au moment où il met en
place son régime totalitaire. Dans cette
veine politique radicale, un autre
personnage issu du tumultueux XXe siècle
mérite notre attention : Benito Mussolini.
Les pages qui suivent retracent le parcours
politique et intellectuel de l’homme en
abordant tout d’abord son adolescence
socialiste pour ensuite s’attarder à sa prise
de pouvoir durant les années vingt,
moment de la concrétisation de la pensée
nationaliste radicale et totalitaire dans une
Italie profondément perturbée par les
suites de la Première Guerre mondiale.
Enfance et militarisme socialiste
Né le 29 juillet 1889, Benito
Amilcare Andrea Mussolini adhère, déjà
en 1902, à des idées socialistes radicales. Il
tient ses idées de son père, un socialiste
endurci, et il fraie dans des groupes
socialistes comme le Parti socialiste italien.
Il commence très jeune à publier dans des
journaux socialistes comme L’avenir du
travailleur et participe à des manifestations
organisées, ce qui lui vaut des démêlés
avec la justice. Lorsqu’il retourne dans sa
ville natale de Predappio en 1908, qu’il
avait quitté pour le travail et l’école, le
même scénario se répète. C’est pourquoi
Mussolini opte pour Trente comme
nouveau lieu de résidence. Il devient
secrétaire de la Chambre du travail de la
municipalité1, en plus de devenir, durant
quelques années, directeur de différents
périodiques, notamment L’avenir du
travailleur et Le Peuple, publiés afin de rallier
les socialistes de la région2. Dès le début
de l’année 1910, il devient le secrétaire de
la Fédération socialiste installée à Forli. En
août, il se rend à Milan pour le congrès
socialiste où il prononce un vibrant
discours dans lequel il s’oppose au
suffrage universel et aux réformes
socialistes annoncées au nom de
l’avancement de la cause3. En octobre
1911, Mussolini est encore une fois arrêté
et, cette fois, condamné à un an
d’emprisonnement pour avoir participé à
une violente manifestation contre la
Guerre de Libye. Cette guerre lui est
intolérable et il désapprouve totalement
les actions du gouvernement italien de
1 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien : 1919-1945, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1980, p. 92. 2 Paul Guichonnet, Mussolini et le fascisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », 1974, p. 26-28. 3 Max Gallo, L’Italie de Mussolini : Vingt ans d’ère fasciste, Verviers, Belgique, Gérard, coll. « Marabout université », 1966, p. 31.
29
l’époque. Il sera relâché en mars 1912
pour bonne conduite4.
Un homme, une nation, un monde en
Guerre
La Première Guerre mondiale qui
éclate peu après est cruciale dans
l’évolution de la pensée de Mussolini. Le
tournant s’amorce lorsqu’il se range
derrière les idées de l’Internationale qui
pense que la Guerre n’est qu’un moyen
d’enrichir encore plus les bourgeois5.
Cependant, il est forcé de démissionner de
son poste à Avanti!, l’organe officiel du
Parti, en octobre 1914 et du PSI le mois
suivant6. Les raisons de ce revirement sont
essentiellement politiques. En réponse à la
neutralité italienne7, certains militants
socialistes deviennent
« interventionnistes », minoritaires en
nombre et prônant une entrée en guerre.
La sphère interventionniste se scinde elle
aussi en deux, avec d’un côté ceux qui
persistent dans leurs convictions
socialistes, et de l’autre les renégats, ceux
qui adhèrent de plus en plus aux thèses
nationalistes8. Mussolini, au départ
socialiste idéologiquement et « neutre »
militairement, publie en octobre 1914
« De la neutralité absolue à la neutralité
4 Paul Guichonnet, Mussolini et le fachisme, ouvr. cité, p. 28. 5 Ersnt Nolte et Stéphane Courtois, Fascisme et totalitarisme, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 2008, p. 287. 6 Max Gallo, L’Italie de Mussolini, ouvr. cité, p. 41. 7 Malgré son appartenance à la Triple Alliance avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, l’Italie optera pour la neutralité au début du conflit, soit du 4 août 1914 au 23 mai 1915, date à laquelle elle joindra la Triple Entente composée du Royaume-Uni, de la France et de la Russie. 8 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien, ouvr. cité, p. 33-34.
active et agissante », qui marque une
rupture idéologique et l’inscrit dans les
rangs nationalistes et militairement
engagés. Il crée également les Faisceaux
autonomes d’action révolutionnaire qui se
joignent aux Faisceaux d’action
internationaliste qui œuvrent déjà à la
propagation des thèses militaristes9. De
plus en plus attiré par l’action et le
changement, Benito Mussolini s’oriente
vers le nationalisme, l’entrée en guerre et
le colonialisme, ne pouvant plus se
retrouver dans la neutralité de la gauche
politique italienne10. Affecté au service
militaire en septembre 1915, Mussolini
voit dans les tranchées une occasion de se
projeter dans l’avenir et de s’imaginer chef
d’une Italie renouant avec sa force et son
unité d’antan. 1917 est pour lui l’occasion
de se remettre à l’écriture radicale, car il
est blessé et démis de ses fonctions à la
suite d’un exercice11.
Le fascisme en marche
L’Italie sombre dans une remise en
question nationale aux lendemains de la
Première Guerre mondiale, de sa victoire
mutilée12 et de la tentative d’annexion
9 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité, p. 289-292. 10 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien, ouvr. cité, p. 94. 11 Christopher Hibbert, Mussolini : The rise and fall of Benito Mussolini, Paris, Laffont, coll. « L’histoire que nous vivons », 1963, p. 43. 12 Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le mythe de la victoire mutilée sera propagé à travers les écrits de Gabriele d’Annunzio, considérant que les acquisitions territoriales limitées à la ville de Trieste et la Trentie sont inversement proportionnelles à l’effort de guerre déployé. Avec le Traité de Rapallo signé en 1920, l’Italie obtiendra l’Istrie,
30
interrompue à Fiume13. Mussolini croit
pouvoir rétablir la situation par un
nationalisme dit « intégral »14. Il y a donc
création, le 23 mars 1919, des Chemises
noires et du parti politique des Faisceaux
de combat, fondements de l’éventuel Parti
fasciste italien qui verra officiellement le
jour le 12 novembre 192115. Aux élections
de ce même mois, la tentative de percée
du nouveau parti s’avère décevante, le
parti n’obtient que 35 sièges sur 27516. En
plus de la crise sociale et politique qui
perdure depuis nombre d’années, une
crise économique touche le pays. À cela
s’ajoute la menace communiste qui effraie
le clergé et le peuple italien. Mussolini
veut donc par tous les moyens possibles et
nécessaires prendre le pouvoir afin de
panser les maux sociaux, économiques et
politiques du pays. En octobre, il constitue
depuis Naples un contingent de près de
40 000 Chemises noires permettant sa
marche sur Rome et, de ce fait, son
élévation vers la sphère politique
nationale. Restant prudent malgré tout,
mais pas la ville de Fiume et la Dalmatie qu’elle chérit depuis la fin du conflit. 13 Pour rétablir la situation dénoncée à la suite de cette « victoire mutilée », Gabriele d’Annunzio et des nationalistes partent pour Fiume en Yougoslavie afin d’en prendre possession. Comme l’attaque est spontanée, le gouvernement italien refuse d’entériner l’annexion et rendra les territoires conquis, au grand mécontentement du peuple. Fiume sera toutefois reprise par Mussolini en 1924 lors de ses expansions territoriales colonialistes. 14 On entend ici nationalisme «intégral» comme étant une variante prônant le corporatisme comme modèle économique dominant, contrairement au modèle original développé en France par Charles Maurras. 15 Serge Bernstein et Pierre Milza, L’Italie fasciste, Paris, A. Colin, coll. « U2 », 1970, p. 100-115. 16 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien : 1919-1945, ouvr. cité, p. 103.
Mussolini demeure en retrait des
opérations et attend le moment opportun
pour entrer la capitale italienne. Le roi
Victor-Emmanuel III ne résiste pas à cet
assaut. Il faut dire que Mussolini avait
préparé le terrain en faisant part de sa
loyauté au roi. Benito Mussolini se voit
donc offrir le poste de premier ministre le
29 octobre 1922, et son gouvernement de
coalition est formé et approuvé dès le jour
suivant. Un vote de confiance est
remporté à la majorité en novembre, ce
qui lui procure des pouvoirs
extraordinaires dans le but précis de
rétablir l’ordre17. Un succès explicable
pour deux raisons : l’inefficacité des
gouvernements s’étant succédé au fil des
années, et la peur du communisme
qu’éprouvent les élites, cléricales et
politiques, et le peuple. Le fascisme
apparaît alors comme la solution du
compromis, un moindre mal face au
communisme. Par ailleurs, les élites
croient que le fascisme perdra de son
radicalisme en se frottant à la réalité du
pouvoir. À la mi-décembre 1922, le Parti
se réunit pour la première réunion du
Grand Conseil, et au début de la nouvelle
année, les Chemises noires prendront
«officiellement» place auprès des fascistes
avec la création de la Milice Volontaire
pour la Sécurité Nationale, ou MVSN,
police politique personnelle du premier
ministre Mussolini18.
17 Ibid., p. 120-122. 18 Max Gallo, L’Italie de Mussolini, ouvr. cité, p. 169.
31
Fascisme italien, un effort de
définition
Au XXe siècle, le totalitarisme se
répand à l’échelle mondiale, mais les cas
européens de la première moitié du siècle
suscitent davantage l’attention ici. Malgré
les divergences qui peuvent exister,
l’essentiel du totalitarisme se résume à six
critères bien définis:
1) Une idéologie unique et
exclusive;
2) Un parti unique de masse,
dirigé généralement par un seul
homme et souvent soutenu par
une bureaucratie;
3) Une police recourant à la
terreur;
4) Un monopole sur les moyens
de communication de masse;
5) Un monopole de la force
armée par le Parti;
6) Une économie centralisée.19
Que ce soit Staline en URSS,
Hitler en Allemagne nazie ou Mussolini,
tous les dirigeants de régime totalitaire ont
fondé leur légitimité sur ces principes
communs, mais le cas mussolinien des
années vingt se démarque par certains
paramètres spécifiques. Parmi ceux-ci, il
faut d’abord souligner la mise en place
d’une mystique qui présente l’élite comme
étant composée d’hommes d’action, virils
et mâles. Il faut des acteurs et non des
penseurs. La nation constitue la valeur
suprême puisque le fascisme est avant tout
un totalitarisme nationaliste. Cela explique
19 Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points politique », 1972.
la notion selon laquelle le nationalisme est
supérieur à l’individualisme, et que le
régime est ainsi justifié d’envahir
totalement la vie privée et publique. Dans
cette veine, la subordination de l’individu
à la nation est présentée comme la
condition nécessaire à l’épanouissement
complet de la vie des citoyens. La
propagande et le contrôle de tous les
paliers de gouvernement permettent aussi
la mise en place du totalitarisme. Au
départ, le nationalisme fasciste, en posant
l’État comme synonyme de la nation, ne
défendait pas de positions racistes20. Il faut
attendre la Guerre d’Éthiopie de 193621 et
l’influence hitlérienne pour voir le racisme
et l’antisémitisme s’imposer22. De plus, à
partir de 1932, Mussolini et Gentile,
penseur influent du régime, souhaitent
officialiser idéologiquement le concept. Ils
y arrivent en l’inscrivant dans les
encyclopédies23. Une autre doctrine
intégrée par Mussolini, le corporatisme,
caractérise le fascisme italien des années
vingt. Système économique complexe, à
mi-chemin entre le capitalisme et le
socialisme, le corporatisme affirme
pouvoir, par l’implantation de
corporations et une répartition
proportionnelle du capital, réaliser
l’harmonie entre prolétaires et bourgeois
et garantir le bien-être de la nation. C’est
pourquoi le régime impose ce système et
refuse d’envisager les autres modèles
20 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité, p. 789-792. 21 Aristotle A. Kellis, Fascist ideology territory and expansionism in Italy and Germany, 1922-1945, London, Routledge, coll. « Coutts Myilibrary », 2000, p. 125-129. 22 Ibid., p. 151-158. 23 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité.
32
économiques24. Conformément aux
caractéristiques de tout régime totalitaire,
un chef est nécessaire pour concrétiser le
fascisme. Mussolini s’est élevé au titre de
Duce. Mais il faut être conscient des limites
de ce dictateur qu’on présente aujourd’hui
comme assez peu à l’aise en public, peu
enclin à proposer des idées novatrices, se
contentant d’intégrer les idées des autres
penseurs du fascisme. Il semble même
avoir été assez peu craint de sa population
– sa police suffisant peut-être à susciter
assez de peur pour asseoir le régime. De
plus, la majorité des régimes totalitaires
ont évacué la religion comme fondement
idéologique, substituant leur propre
idéologie à la foi religieuse. Ce n’est pas le
cas du fascisme qui ne s’est jamais
complètement coupé des valeurs
catholiques si chères aux Italiens25. En
dernier lieu, ces masses doivent subir une
conversion complète à l’idéologie fasciste.
Comme l’indique le credo, la vie est une
lutte extérieure et intérieure contre
l’ennemi. La violence, le combat et la
guerre sont élevés au rang de valeurs
primordiales qui puisent leurs racines dans
l’Antiquité romaine. Face à cette mystique
de la virilité, les femmes sont considérées
comme inférieures et perçues simplement
comme des productrices de fils de
guerre26. Au final, l’historiographie
démontre l’efficacité limitée du
totalitarisme mussolinien,
comparativement au « marxisme-
24 Alain Cotta, Le corporatisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 62-69. 25 David D. Roberts, The totalitarian experiment in twentieth-century Europe, understanding the poverty of great politics, London, Routledge, coll. « Coutts Myilibrary », 2005, p. 334-336. 26 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité.
léninisme » stalinien, exemple extrême du
contrôle des masses au XXe siècle.
Acerbo, la solution
En juin 1923, Acerbo, fervent
député fasciste, se présente en Chambre
devant Mussolini et l’assemblée avec un
projet de loi. Ce dernier consiste à
accorder les deux tiers de la députation au
parti ayant récolté le plus de votes aux
élections. Malgré ses intentions douteuses,
le projet de loi est adopté un mois plus
tard27. Si l’élite croyait que l’idéologie
fasciste allait s’adoucir au contact du
pouvoir, elle fut alors confondue. Face à
une instabilité qui perdurait, la nouvelle loi
offre une occasion aux fascistes de
renforcer leur contrôle sur la politique
italienne. L’idéologie mussolinienne se
concrétise, les changements politiques
plaisent au peuple et des annexions
territoriales sont officialisées. En avril
1924, les résultats des élections donnent
aux fascistes un total de 65% des voix,
obtenant de ce fait la majorité de la
Chambre. Corruption, violence orchestrée
par les Chemises noires et abus de
pouvoir par les tenants des postes clés
contrôlés par les fascistes sont à l’origine
de cette victoire. Des mécontents
protestent contre l’arrivée du Parti fasciste
italien et tentent même d’assassiner
Mussolini. Les représailles ne tarderont
pas et un ministre antifasciste sera
assassiné. La seconde moitié des années
vingt se traduit par la consolidation du
27 Paul Guichonnet, Mussolini et le fachisme, ouvr. cité, p. 45.
33
pouvoir tenu par Benito Mussolini, le
Duce28.
*
La trajectoire intellectuelle et
politique de Benito Mussolini, tout
comme celle de certains de ses
contemporains et prédécesseurs, est
révélatrice sur le plan historique. Elle
permet d’approfondir nos connaissances
sur les mentalités des personnages et ainsi
de mieux comprendre les changements,
parfois radicaux, qui s’opèrent chez eux.
Dans les pages qui précèdent, il a été
question d’un homme, situé à la gauche de
l’échiquier politique, militant fermement
pour la cause socialiste, qui d’un
claquement de doigt bascule vers le
nationalisme et le totalitarisme. Le genre
biographique qui préside à la présente
recherche s’est retrouvé au cœur d’un
débat historiographique depuis plus d’un
siècle. Malmené par les tenants d’une
nouvelle histoire préoccupés par les
groupes sociaux et les grandes tendances,
plutôt que par les individus et les
événements particuliers, le genre
biographique a été délaissé, sinon méprisé,
durant plusieurs décennies. Depuis, avec
l’éclatement du champ historien,
l’ouverture de multiples axes de recherche
a permis d’envisager à nouveau l’approche
biographique. Le cas de Mussolini mis en
lumière dans les précédentes pages se veut
une contribution à ce courant. Étant
donné les éléments soulevés, ne pourrait-
on pas dire que les personnages
importants de l’histoire, du moins dans
certains cas, ont une vie dont la valeur
28 Ibid., p. 45-47.
représentative dépasse celle d'un simple
individu?
34
Philippe Aubert de Gaspé fils, auteur
d’un roman noir québécois
Par Myriam Lamoureux Étudiante au baccalauréat en lettres et création littéraire, UQAR
Comme jeune auteur canadien-
français, Philippe Aubert de Gaspé fils
prenait un risque en écrivant un premier
roman atypique sous le camouflage d’un
roman de mœurs, afin de plus ou moins
répondre à l’horizon d’attente littéraire de
son temps. Même si certains éléments de
L’Influence d’un livre1 s’inscrivent dans la
poétique du roman de mœurs, le lecteur
remarque aussi certains éléments qui le
rattachent au roman noir, liés au parcours
effrayant du héros excentrique, Charles
Amand. L’utilisation de personnages
typiques de la littérature gothique et
l’atmosphère lugubre du roman
appartiennent à la poétique méconnue du
roman noir, aussi appelé roman gothique.
Pour les littéraires d’aujourd’hui, le XIXe
siècle canadien-français évoque davantage
le roman historique, la littérature de
mœurs et de terroir. Voilà pourquoi il est
intéressant de voir comment L’Influence
d’un livre s’inscrit dans le genre du roman
noir, apparu à la fin du XVIIIe siècle en
Angleterre et très vite adapté en France.
Plusieurs ouvrages ont déjà tenté de suivre
la trace du roman gothique en sol
québécois, tel que l’anthologie de Michel
Lord et sa « quête du roman gothique »,
une référence parmi les publications
1 Philippe Aubert de Gaspé fils, L’Influence d’un livre, Montréal, Éditions du Boréal, coll. « Boréal compact classique », 1996. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle IDL, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
contemporaines. Notre enquête s’inscrira
dans le prolongement de ce type de
recherche sur le roman noir au Québec.
Pour commencer, la classification des
personnages permettra de faire un lien
entre l’œuvre et la poétique du roman
gothique. Il sera ensuite question de
l’atmosphère lugubre de L’Influence d’un
livre, alimentée par les décors terrifiants.
Charles Amand, héros-quêteur
L’auteur de L’Influence d’un livre
présente son héros et sa quête dès les
premières pages de son roman. Charles
Amand, cultivateur de Saint-Jean-Port-
Joli, souhaite trouver la pierre
philosophale grâce aux bons conseils de
son livre d’alchimie Le Petit Albert. Ce
personnage que l’auteur présente comme
le héros de son roman ressemble
davantage à un antihéros à la poursuite
d’un objectif inatteignable. En effet, le
roman noir met souvent dans l’embarras
le personnage du « héros-quêteur », en
limitant ses possibilités de parvenir à ses
fins : « Dans le roman noir, il n’y a plus de
possibilité d’optimisme et c’est l’esprit de
dérision – d’autodérision, dans la plupart
des cas – qui domine2. » Victime de son
ambition, la richesse promise par le seul
livre de sa bibliothèque, Le Petit Albert, est
censée lui rendre justice le temps venu « et
l’on verra si Amand sera toujours méprisé,
rebuté comme un visionnaire comme
un… oui, comme un fou » (IDL, p. 17).
Charles Amand décide de se tourner vers
2 Michel Lord, En quête du roman gothique québécois 1837-1860, Montréal, Nuit Blanche Éditeur, coll. « Études », 1994, p. 4. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe QRG, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
35
la main-de-gloire et la chandelle magique,
capables de lui signaler la présence de
trésors enfouis. L’utilisation de la main-de-
gloire demande quelques préparatifs au
héros, puisque la tradition médiévale veut
« que la main du pendu soit coupée sur le
gibet le vendredi à minuit3 », ce qui
nécessite la mise à mort d’un condamné.
La chance sourit à Charles Amand
lorsqu’un dénommé Lepage commet
l’impensable et se voit condamné à la
pendaison. Dans une salle d’autopsie de
Québec, le héros subtilise un bras au
cadavre, à l’insu des étudiants de
médecine. Les péripéties du roman noir
s’apparentent, par ailleurs, à celles qui sont
présentes dans les romans d’aventures,
puisqu’elles naissent au fur et à mesure
d’un itinéraire improvisé :
L’itinéraire d’Amand est déterminé
par deux procédés gothiques. D’une
part, les péripéties « nées du hasard
conduisent le héros dans les contrées
lointaines et des situations
surprenantes ». […] D’autre part, le
stratagème, la ruse du personnage,
tente de renverser le destin et se
manifeste lorsqu’Amand vole le bras
de Lepage dans la salle d’autopsie4.
Un peu plus loin, Charles Amand se
retrouve pris dans une tempête en mer où
il est repêché par un pirate nommé
Clenricard. Ce dernier l’amène sur l’île
d’Anticosti, l’embauche ensuite comme
employé, alors qu’il est toujours en
possession de sa main-de-gloire « qu’il
3 Louis Lasnier, Les Noces chymiques de Philippe Aubert de Gaspé, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 254. 4 Ibid. p. 269.
portait attachée sur sa poitrine, et à
laquelle il croyait devoir son salut dans
cette occasion » (IDL, p. 103). C’est
finalement sur cette île que le héros
parviendra à trouver un trésor de « cinq
cent piastres ». Avec cette maigre
compensation, et malgré l’échec relatif de
ses aventures, Charles Amand poursuivra
sa lecture intensive du Petit Albert. De
retour à Saint-Jean-Port-Joli, il ne lui reste
plus qu’à trouver le moyen de se
débarrasser de sa fille Amélie, pour jouir
d’une retraite tranquille dans ses études. Il
accorde Amélie à St-Céran, le deuxième
héros de L’Influence d’un livre. Une fois
médecin, St-Céran reçoit la visite inopinée
de son futur beau-père venu se
débarrasser de sa fille. Ainsi, le héros
oublie son infortune en retrouvant son
ancienne tranquillité, avec seulement
quelques embûches et très peu de vilains
derrière lui.
Les figures du mal
Indispensables au monde lugubre
des romans noirs, les figures maléfiques
apparaissent dans la trame narrative de
L’Influence d’un livre pour mêler leurs
sombres desseins aux objectifs des autres
personnages. Une convention veut que
« tous les romans noirs québécois
possèdent, au cœur de leur structure
narrative, l’élément qui donne au roman
noir sa coloration esthétique » (QRG,
p. 65), c’est-à-dire le méchant. Souvent, les
figures maléfiques ou les vilains sont
rattachés à un ensemble thématique
particulier, tel que « la criminalité, la
violence, la marginalité ; en un mot, le
36
malaise5 ». Il existe trois figures
récurrentes de vilains dans la littérature
gothique, et l’œuvre de Philippe Aubert de
Gaspé fils utilise fidèlement ces modèles
du mal. Aurélien Boivin, dans son article
« Une typologie du roman », parle même
de trois visages, celui du Dragon, du
Brigand au grand cœur et du Vieillard en
colère :
Le premier [le Dragon] demeure
essentiellement mauvais et meurt à
la fin puni pour les crimes qu’il a
commis ; le deuxième s’amende à
temps pour ne pas connaître le
même sort […] ; quant au
troisième, le Vieillard en colère, il
tente d’empêcher le héros de
réaliser son programme…6
Lepage représente le « Dragon » puisqu’il
meurt au gibet pour avoir tué le jeune
Guillemette. Tous les aspects de ce
personnage représentent la figure du mal,
que ce soit son apparence, son animalité
ou son absence de passé. Une fois
condamné pour ce crime, le corps de
Lepage servira au héros Charles Amand
lorsqu’il cherchera à trouver fortune grâce
à la main-de-gloire. Le passé de Lepage est
évacué du roman, car « le vilain est un
acteur de l’ombre, dont les antécédents ne
sont pas entièrement révélés » (QRG, p.
66). Plus loin dans L’Influence d’un livre, la
figure du « brigand au grand cœur »
5 Jean-Paul Schweighaeuser, Le Roman noir français, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 3. 6 Aurélien Boivin, « Une Typologie du roman », Québec français, Québec, no 104, 1997, p. 75. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe TR, suivi de la page, et placés entre parenthèses dans le corps du texte.
apparaît grâce au mendiant invité dans une
fête familiale. La légende canadienne
« L’homme de Labrador » parle de
l’élément déclencheur qui a mené le
protagoniste sur le droit chemin alors qu’il
avait vingt ans. Sa rencontre avec un
spectre lui fait promettre à la sainte Anne
de mendier son pain jusqu’à sa mort si elle
le préserve de l’apparition. Ce qu’elle fait
évidemment et, comme promis, le brigand
au grand cœur s’amende en devenant
mendiant. La dernière figure du mal, celle
du « vieillard en colère », se reconnaît chez
Charles Amand qui refuse au départ la
main de sa fille à St-Céran, en devenant
ainsi son principal opposant. Moins
maléfique que les autres figures, le vieillard
en colère cause le malheur du couple
amoureux. Toutefois, la cruauté de
Charles Amand n’inspire de terreur à
personne dans le roman. Seuls les décors
de son itinéraire peuvent donner le frisson
aux lecteurs de ce roman noir.
L’atmosphère lugubre
Si les personnages et les figures du
mal contribuent à la trame narrative du
roman de Philippe Aubert de Gaspé fils,
les décors terrifiants cultivent l’effet
recherché par l’esthétique gothique. Le
plus souvent, les atmosphères effrayantes
accompagnent les gestes perpétrés par les
figures du mal, tel qu’il est possible de le
voir dans le chapitre sur le meurtrier
Lepage : « Il lui sembla que sa demeure
était transformée en un immense tombeau
de marbre noir ; que ce n’était plus sur un
lit qu’il reposait, mais sur le cadavre d’un
vieillard octogénaire auquel il était lié par
des cheveux d’une blancheur éclatante »
(IDL, p. 34-35). Après son meurtre, le
37
décor alentour prend une allure macabre,
comme si la monstruosité de l’homicide
influençait l’apparence du lieu. La
chaumière ressemble à « l’immense
tombeau » attendant les corps de
Guillemette et de Lepage, une fois exécuté
pour son crime. À l’intérieur de la
chaumière, « décor et personnages
terrifiants font corps, se survalorisent l’un
l’autre et multiplient ainsi l’effet recherché
par l’esthétique du roman noir » (QRG, p.
66). Philippe Aubert de Gaspé fils dresse
aussi quelques décors terrifiants sur le
chemin de son héros Charles Amand.
Quand ce dernier s’adonne à la
conjuration, la nature environnante
devient sombre et menaçante, comme
pour signaler le risque et les dangers de
son entreprise. Cela se passe toujours « à
la faveur de la nuit, alors que sont
déchaînés les éléments (orage, tempête,
tonnerre, éclairs…) propres à créer une
atmosphère de terreur et à susciter
l’angoisse et la peur » (TR, p. 75).
Néanmoins, le héros semble ignorer le
décor effrayant alentour, concentré sur les
étapes de sa conjuration. Son complice
Dupont sent autour de lui toute la
puissance occulte de la nature : « Chaque
arbre lui semblait un fantôme et le vent
qui bruissait dans le feuillage lui semblait
un gémissement qui tombait sur son esprit
comme le râle de la dernière agonie d’un
mourant » (IDL, p. 24). Le décor lugubre
tire son origine de l’architecture gothique
remise à la mode par les
« préromantiques » en Angleterre. Michel
Lord met ainsi en lumière la mode
gothique au XIXe siècle :
On réapprenait à rêver, en
rupture avec les formes
classiques, à partir d’un certain
décor environnant. C’est
pourquoi, en cette période,
essentiellement préromantique,
on s’inspirait tant des châteaux
gothiques, […] et aussi de leurs
équivalents symboliques
comme les cimetières
nocturnes, les grottes et les
souterrains obscurs, les
sombres forêts, les brumes et
les orages, toutes choses
terrifiantes et en même temps
sublimes7.
L’atmosphère à la fois lugubre et sublime
des romans noirs plaisait à l’auteur
canadien-français qui cherchait à rompre
avec les formes classiques vénérées par la
critique littéraire. Philippe Aubert de
Gaspé fils a bénéficié d’une bibliothèque
paternelle bien garnie qui a eu une
influence importante sur sa vie écourtée
d’écrivain. Les grands modèles européens
de littérature gothique comme Victor
Hugo, auteur de Bug-Jargal et de Han
d’Islande, étaient bien connus des lettrés de
ce temps. Premier roman noir canadien,
L’Influence d’un livre était l’œuvre d’un jeune
auteur inspiré par une bibliothèque vaste
et ouverte sur l’Europe.
*
Un héros quêteur comme Charles
Amand, inspiré par les sciences occultes,
ne ressemblait certes pas au Canadien
français tel que les lecteurs du temps
aimaient à se le représenter, moral et
7 Michel Lord, « En quête du roman gothique québécois (1837-1860) », Lettres québécoises La revue de l’actualité littéraire, no 42, 1986, p. 65.
38
travaillant. De plus, les personnages
animés de noirs desseins accompagnent
l’esthétique lugubre de certains décors qui
ne prétendent pas décrire de façon réaliste
le paysage canadien. Au terme de cette
analyse, l’appartenance du roman au genre
gothique grâce aux personnages et à
l’atmosphère lugubre semble se vérifier,
mais la présence d’éléments associés au
roman historique ou au roman de mœurs
n’est pas à négliger pour autant. Cette
particularité pourrait faire l’objet d’une
analyse plus poussée dans une recherche
portant sur l’ensemble des esthétiques
mises à profit dans L’Influence d’un livre de
Philippe Aubert de Gaspé fils.
39
Le Voyage de la Reine d’Espagne
(1680) de Préchac : L’Histoire au
service de la galanterie?1
Par Marc-André Marchand Étudiant au doctorat en lettres, UQAR
Faisant partie de l’entourage de
Monsieur le Duc d’Orléans ainsi que de sa
fille aînée, Marie-Louise d’Orléans, reine
d’Espagne2, Jean de Préchac3 a été l’un des
auteurs français les plus prolifiques de son
temps4, ce dernier ayant « sans doute
1 Cet article provient d’une communication donnée le 7 décembre 2010 au colloque étudiant « La nouvelle française au XVIIe siècle : exploration d’un genre » à l’Université du Québec à Rimouski dans le cadre du séminaire Théorie des genres : la nouvelle au XVIIe siècle de Roxanne Roy. 2 Préchac fut lecteur de Monsieur, ainsi que secrétaire et professeur d’espagnol de Marie-Louise d’Orléans, alors âgée de 14 ans, jusqu’à son mariage en 1679 avec Charles II, roi d’Espagne. 3 Né probablement en 1647, « Préchac aime à rappeler qu’il est né gentilhomme ; sa famille était fixée à Buzy depuis le XVIe siècle, mais son père n’avait qu’une noblesse récente et modeste ; l’écrivain se vante donc quelque peu en affirmant, en 1700, qu’il appartient à "l’une des principales familles" (Corr., 16 août 1700, p. 29) de sa province » (Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, éd. critique publiée par Françoise Gevrey, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1993, p. II). Il est mort en 1720. 4 Voir la bibliographie de Jacques Chupeau (« Jean de Préchac, ou le romancier courtisan », dans Jean Serroy, dir., Romanciers du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 287-289). Par contre, Chupeau ne fait pas mention de cette œuvre, Histoire du comte de Genevois et de Mademoiselle d’Anjou, Paris, Barbin, 1664, attribuée à Préchac par René Godenne (voir « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. XV). La date de parution de cette dernière étant assurément intrigante, puisque la première œuvre publiée par Préchac serait, selon les critiques, La Princesse d’Angleterre ou la duchesse reyne en 1677, nous supposons donc que ce texte a plutôt été publié en 1680, comme l’indique le catalogue des éditions imprimées par Claude Barbin (Gervais E. Reed,
conscience, comme Voiture à son époque,
de produire une littérature de
divertissement, tout orientée vers le succès
immédiat et non vers l’avenir5 ». Peu
étudiées quant à leurs caractéristiques
formelles, les œuvres de Préchac indiquent
pourtant un changement dans la pratique
de l’écriture romanesque à l’aube du
XVIIIe siècle, en opposition avec les
grands romans baroques d’un La
Calprenède, d’une Mme de Villedieu ou
d’une Mlle de Scudéry qui privilégient le
divertissement du lecteur par la variété,
celle-ci étant « utile et louable en toute
sorte d’ouvrages, mais absolument
nécessaire en ceux qui ne proposent pour
but que le plaisir6 », ce qui ne s’oppose
aucunement pour ces auteurs à la longueur
des textes7. Bien que « [l]a faible
théorisation du roman, absent des arts
poétiques, manifeste le dédain des doctes
à l’égard [de ce] genre irrégulier, sans
modèles antiques et sans références
Claude Barbin, Libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, Paris/Genève, Droz, 1974, p. 105). 5Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, ouvr. cité, p. I. 6 Paul Pellison, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, cité par Claudine Nédélec, « La poétique du recueil chez Mme de Villedieu », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé, dir., Littératures classiques, Paris, Honoré Champion, no 61 (Madame de Villedieu ou les audaces du roman), printemps 2007, p. 179. 7 Comme le souligne avec justesse Nédélec, « Mme de Villedieu obéit ainsi aux préceptes de la poétique narrative du début du siècle ainsi formulés par Desmarets de Saint-Sorlin : "Pour plaire continuellement au lecteur, il le faut continuellement réveiller ; et l’esprit, qui ne se divertit que par la variété, ne saurait souffrir la longueur d’aucune chose […]." » (Paul Pellison, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, cité par Claudine Nédélec, « La poétique du recueil chez Mme de Villedieu », art. cité, p. 178).
40
légitimantes8 », la nouvelle française
s’inscrit dans le triomphe de cette nouvelle
esthétique héritée de la tradition italienne
de Boccace (Décaméron, 1349-1351), puis
espagnole de Cervantès (Nouvelles
exemplaires, 1613), et ce, au cœur de la
querelle des Anciens et des Modernes qui
oppose traditions et nouveautés, tant
formelles que thématiques. La
compréhension du succès du romanesque
sur l’esthétique classique au Grand Siècle
passe dès lors par les historiens du livre et
de l’édition qui s’intéressent à la
production matérielle et sociale du livre.
L’essor du registre romanesque dans la
production des éditeurs-libraires est un
indice criant quant au succès
incommensurable de cette production
littéraire dès 1650. Préchac, quant à lui,
participe à cet engouement et s’associe à
différents éditeurs du Palais, dont Claude
Barbin, libraire spécialisé dans le registre
romanesque. Ses textes ayant été oubliés,
délaissés par les institutions, sa vie de
courtisan nous a néanmoins permis d’en
apprendre davantage sur le personnage,
notamment via une correspondance suivie
avec les ministres du Roi, le contrôleur
général des finances Pontchartain et le
secrétaire d’État à la guerre Chamillart9,
8 Camille Esmein, « Introduction », dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2004, p. 11. En fait, Boileau, dans son Dialogue des héros de romans (1664), ridiculise le romanesque du Cyrus et de la Clélie ; son Art poétique (1674) oublie littéralement ce « petit » genre, concentrant son traité sur des styles plus nobles comme la tragédie et l’épopée. 9Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, ouvr. cité, p. VIII.
correspondance d’ailleurs éditée par
Robert Le Blant en 194010.
Pour cette étude, nous nous
intéresserons au Voyage de la Reine
d’Espagne, nouvelle galante, publié à Paris en
1680 chez Jean Ribou qui présente, selon
nous, une rupture tant dans sa forme que
dans son contenu avec la production
romanesque des grands romans du XVIe
et XVIIe siècles. En effet, alors que des
auteurs comme Mme de Villedieu et Mlle
de Scudéry n’hésitent pas à écrire de
grands romans dans lesquels la diversité et
la variété divertissent et conservent
l’attention du lecteur, comment, dans Le
Voyage de la Reine d’Espagne, la dimension
romanesque est-elle esquivée au profit
d’une nouvelle forme d’écriture ?
Autrement dit, en inscrivant comme
épithète « nouvelle galante », est-ce que
Préchac abandonne totalement les
procédés romanesques pour se concentrer
sur une nouvelle esthétique qui
correspond davantage au goût du jour ?
L’hypothèse retenue est que Préchac a su
satisfaire les attentes d’un lectorat
mondain11, comme le démontrent les
nombreuses rééditions publiées au début
du XVIIIe siècle, tant en français, en
anglais, en hollandais, qu’en italien12, et ce,
10 Robert Le Blant, Lettres de Jean de Préchac, conseiller garde-scel au Parlement de Navarre (1691-1715), Pau, Gé Lescher-Montoué, 1940. 11 En opposition aux œuvres destinées aux doctes. 12 Voir le texte de Rudolf Harneit qui démontre, à partir de cinq textes de Préchac (L’Illustre Parisienne, histoire galante et véritable, Cara Mustapha Grand Vizir, Le Seraskier Bacha, Le Comte Tekely, et L’Héroïne Mousquetaire), la grande diversité et le vif succès de sa production littéraire (Rudolf Harneit, « Réception de Mme de Villedieu et Préchac en Europe », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-
41
par une fiction axée sur la théâtralité et le
vraisemblable13. Si Godenne affirme que
Préchac est un « [a]uteur sans originalité,
sans grands talents aussi (rien de plus
impersonnel que son style par exemple),
Préchac se content[ant] de reprendre des
schémas d’intrigue traditionnels, où se
retrouvent tous les poncifs romanesques
du temps14 », nous préférons pour notre
part nuancer son propos. En effet, nous
croyons à l’instar de Godenne que l’auteur
de L’Illustre Parisienne utilise plusieurs topoï
romanesques pour construire ses récits,
mais que celui-ci se démarque de la
production romanesque de son époque.
Pour illustrer notre propos, nous
étudierons donc Le Voyage de la Reine
d’Espagne en regard de ses caractéristiques
narratives, mais aussi par rapport à ses
travestissements qui enrichissent tant dans
sa forme que dans son contenu le genre de
la nouvelle galante française de la fin du
XVIIe siècle, et qui procurent au texte,
somme toute, une valeur littéraire bien
réelle.
Cadre historique véridique et
vraisemblable
Nous croyons, dans la continuité
des travaux menés par Madeleine Bertaux
(1997), Michel Guissard (2002) et
Christine Noille-Clauzade (1997) que la
Rahbé, dir., Littératures classiques, ouvr. cité, p. 275-293). 13 Au sens où Aristote l’utilise, c’est-à-dire dans des événements imaginaires, certes, mais crédibles. Voir Aristote, La poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1980, 1451a §36, p. 9. 14 René Godenne, « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, ouvr. cité, p. XI.
vraisemblance est l’une des
caractéristiques narratives présentes dans
la nouvelle française au XVIIe siècle. Les
nouvelles se distinguent ainsi des romans
parce que « contrairement aux romans
anciens, [celles-ci] "ne sont point du style
merveilleux" et "n’ont que des aventures
vraisemblables"15 ». C’est ce que fera
d’ailleurs Préchac dans Le Voyage de la
Reine d’Espagne : il soulignera le caractère
« véridique » de sa « fidelle histoire16 ».
Enfin, comme le souligne Guissard, c’est
par « cet aspect qu’elles peuvent être
élevées au rang d’histoires17 », et non de
fictions.
Préchac utilise le topos de l’histoire
véritable afin de rendre crédible sa
diégèse ; il se sert – comme plusieurs
nouvellistes – d’un événement historique
récent, connu et factuel, pour construire
une histoire galante. Si le cadre historique
est bien documenté bien qu’il soit très
rapidement exposé18, installant le récit
dans un cadre réaliste, contemporain et
« excitant » pour le lectorat de Préchac,
certaines actions et péripéties deviennent
néanmoins invraisemblables à force de
15 Charles Sorel, De la connaissance des bons livres (1672), cité par Michel Guissard, « Nouvelle et réalité », Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylan, 2002, p. 129. 16 Jean de Préchac, Le Voyage de la Reine d’Espagne, Paris, Jean Ribou, t. I, 1680, A6ro. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VRE, suivi du numéro du cahier, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. Quant au tome II, les références seront indiquées par le sigle VRE2. 17 Michel Guissard, « Nouvelle et réalité », art. cité, p. 130. 18 L’incipit de la nouvelle présente le contexte du mariage de Charles II, roi d’Espagne, et Marie-Louise d’Orléans, fille du Duc d’Orléans, en trois pages seulement.
42
servir le dessein amoureux des deux
protagonistes ; le narrateur lui-même doit
insister sur le caractère fortuit des
événements dus au « hasard ». Nous avons
identifié plusieurs événements qui font
appel à une coïncidence exceptionnelle
qui, à chaque fois, favorisent l’intrigue
amoureuse entre Perline et le Comte de
Beaujeu. Le narrateur doit même souligner
à deux reprises cette contingence : « le
hazard luy en fit bientost naistre
l’occasion » (VRE, A8vo ; nous
soulignons) ; « & peu de tems aprés le
Capitaine qui se trouva par hazard à
Angoulesme, l’alla trouver luy-mesme »
(VRE, N4vo ; nous soulignons)19. Nous
reviendrons plus spécifiquement sur ces
événements tirés de l’Histoire dans la
dernière partie de notre analyse qui
servent l’intrigue amoureuse afin de
conserver le réalisme de la psychologie des
personnages.
La forme narrative travestie :
l’hybridité générique du texte
Il y a dans Le Voyage de la Reine
d’Espagne plusieurs genres littéraires réunis
au sein d’une œuvre « normalement »
écrite en prose. En affirmant, dans son
épître dédicatoire, que le voyage effectué
19 Deux autres événements ont retenu notre attention quant à ces coïncidences. D’une part, alors que Perline confesse à un évêque les circonstances du duel, ce dernier « se trouv[e] ami du Comte » (VRE2, I5vo), comme par hasard, et permettra, par son autorité d’évêque, la libération du Comte de Beaujeu. D’autre part, le Comte réussira à approcher Perline à la fin du récit grâce à un stratagème d’une religieuse qui est parente avec lui : « Le Comte qui ne songeoit qu’à des choses qui avoient relation à sa Maîtresse, avoit découvert qu’une de ses parentes estoit Religieuse dans le mesme Couvent où Perline demeuroit » (VRE2, N7ro).
auprès de la Reine d’Espagne lui a « donné
occasion d’écrire cette petite Histoire »
(VRE, ã2vo), l’auteur souligne par le fait
même deux caractéristiques qui seront au
fondement de l’esthétique de son récit :
1) une histoire inspirée d’un voyage
advenu, dont l’auteur se retrouve être un
témoin crédible pour raconter cette
histoire ; 2) le souci d’offrir une histoire
vraisemblable, certes, mais surtout brève
(ce que souligne l’adjectif dans
l’expression « petite histoire »), répondant
ainsi au goût du jour évoqué
précédemment. Il écrit pour un lectorat
français jeune20, friand de bals et d’autres
activités mondaines.
La présence de procédés théâtraux
crée certes une rupture avec la narration
extra-hétérodiégétique21, mais permet en
fait de rendre plus vraisemblable et vivant
ce récit. Nous retrouvons notamment
cette théâtralité dans les nombreux
dialogues utilisés qui rendent le récit plus
vraisemblable, puisque le lecteur participe
de fait à l’intrigue amoureuse. Alors que
dans la narration traditionnelle, on nous
raconte des faits passés, le dialogue
permet de vivre au présent l’intrigue
amoureuse, passant d’une antériorité à une
nouveauté, une primeur22. Dans Le Voyage
20 Dans l’incipit, Préchac met en abyme son lectorat friand de ces aventures galantes : « Plusieurs jeunes gens qui avoient envie de voir les Païs étrangers, profiterent de cette occasion, & accompagnerent la Reine d’Espagne » (VRE, A2ro). 21 Le narrateur extradiégétique raconte un récit premier et s'adresse exclusivement au lecteur réel, tout en ne faisant pas partie comme personnage de ce qui est raconté. 22 En fait, le dialogue est employé soit lors de moments importants au déroulement de la diégèse, soit pour accentuer un autre procédé théâtral. Par
43
de la Reine d’Espagne, le dialogue est soit
intégré à la narration, soit il est séparé du
texte et mis en évidence par un jeu
typographique. Si le dialogue rend le récit
plus vivant en l’actualisant (nous passons
du passé simple au présent de l’indicatif),
les nombreux quiproquos et jeux
théâtraux présents dans le récit de Préchac
créent une connivence avec le lecteur.
Témoins directs de ces événements, nous
participons de fait à la duperie au même
titre qu’un spectateur de comédies
s’identifie bien souvent au trompeur
(fourbe) plutôt qu’à sa dupe. L’un des
procédés utilisés pour créer ces
quiproquos est le masque, et nombreuses
sont les occasions de se déguiser dans ce
récit : les bals, les balades au jardin,
l’opéra, le couvent, etc. Le masque devient
dans Le Voyage de la Reine d’Espagne un
incitatif au comique, plaçant bien souvent
les personnages dans l’embarras, sans
pour autant révéler leur identité23.
exemple, le Comte avoue les sentiments avantageux qu’il éprouve à l’égard de Perline par le dialogue (VRE, C2vo). Enfin, alors que le Comte déguisé se fait reconnaître par Perline à l’Opéra de Paris, celle-ci, toujours sous le couvert de son masque, use de ses charmes pour séduire le Comte dans le but de savoir s’il succombera à une nouvelle passion. Mais celui-ci de répondre : « Voilà de grandes menaces, dit le Comte, mais sçavez-vous qu’il n’est pas si aisé que vous pensez de rendre infidelle un homme qui aime bien : il faut punir votre presomption, reprit Perline, en ostant son masque » (VRE2, E4ro-vo). 23 Soulignons simplement deux exemples de ces jeux théâtraux. À l’occasion d’un bal masqué, le Compte de Beaujeu ne se rend pas compte que Perline est partie, et que c’est sa mère, la Marquise de Pontignac, qui est maintenant à ses côtés. Il continue de lui chanter la pomme, et la Marquise, croyant que ces jolis mots s’adressent à elle, se flatte d’être aimée par un jeune Cavalier. Le Comte s’en rend compte, mais poursuit son jeu afin de manipuler la Marquise sur la base de ces sentiments (VRE, D1ro). Ce ne sera qu’après
Assurément, cette théâtralité est l’un des
procédés textuels préconisés par l’auteur
afin de conserver l’attention et l’intérêt de
son lectorat.
Par ailleurs, il y a utilisation à onze
reprises de missives mises en retrait du
texte par un jeu typographique. Ces
documents ne font en fait que servir
l’intrigue amoureuse, puisque les uniques
destinateurs / destinataires sont Perline et
le Comte de Beaujeu. Comme nous
l’avons évoqué précédemment, Préchac
construit son intrigue sur le principe de la
séparation des amants qui ne seront
ensemble qu’à la toute fin du récit ; la
lettre devient alors le moyen privilégié de
communication. Enfin, l’auteur cite deux
vers de la première scène du quatrième
acte de l’opéra Bellérophon de Jean-Baptiste
Lully jouée pour la première fois au Palais
royal de Paris en 1679 :
Quand on obtient ce qu’on
[aime,
Qu’importe, qu’importe à
[quel prix24 (VRE2, D4ro).
plusieurs jours que la Marquise apprendra cette moquerie (VRE, K4ro). Enfin, alors que le Capitaine Dulac et Perline se promènent dans un jardin, le Président jaloux doit se cacher sous un drap mouillé, « qui par hazard se trouva tendu dans ce jardin » (VRE2, A7ro). Cette scène présente en plus des dialogues entre Dulac et Perline, cette dernière avouant à Dulac – une fois le Président rassuré et parti – qu’elle préfère épouser le Comte, « quoy qu’il soit l’ennemy de nostre maison » (VRE2, A8ro). Le Président joue ici le rôle d’un Géronte (en référence aux Fourberies de Scapin de Molière) qui se retrouve en somme trompé par tout le monde (voir VRE2, N4ro). 24 Ces deux vers sont d’ailleurs présents – et modifiés – dans les Lettres de Mme de Sévigné : « Quand on n’a point ce qu’on aime, qu’importe, qu’importe à quel prix ? » (Lettres de Madame de
44
Alors que Perline est plongée dans un
dilemme qui oppose une fois de plus son
cœur à sa raison, elle entend ces vers qui
« se trouverent si conformes à ses
pensées » (VRE2, D5ro). Cette citation
démontre d’une part la proximité des
événements narrés par rapport à la date de
publication de l’œuvre, mais sert surtout
une fois de plus l’intrigue amoureuse en
étant en parfaite adéquation avec les
sentiments de Perline. Quant à cette
proximité des événements, Préchac, on le
sait, renvendiquait la nouveauté de ses
textes, et ce, sans pour autant avoir une
bonne opinion de ceux-ci : « j’en fais un
toutes les semaines qui se débitent sur la
nouveauté de la datte, et l’Impression est
quelquefois venduë avant qu’on se soit
apperçeu que le Livre ne vaut rien25 ».
L’historique au service de la galanterie
L’épithète utilisée, « Nouvelle
galante », afin de décrire le genre narratif
du texte est en adéquation avec celui-ci ;
d’une part, dans Le Voyage de la Reine
d’Espagne, ledit voyage devient un prétexte
au développement de l’intrigue amoureuse
et permet la rencontre des deux
protagonistes. Préchac s’inscrit de la sorte
dans la fiction théorisée par de Charnes,
qui affirme que « le sujet [doit être]
Sévigné, de sa famille et de ses amis, Paris, J. J. Blaise, t. VI, 1820, p. 399). 25 Jean de Préchac, « Lettre de l’auteur à M. de Claverie » dans La Valize ouverte, p. 66-71, cité par René Godenne, « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, ouvr. cité, p. X. Soulignons la fausse modestie de l’auteur dans cette citation. Fait intéressant, Préchac semble même réutiliser ses personnages dans diverses œuvres. Perline se rend à l’opéra en compagnie d’une amie, Blanche, qui pourrait correspondre parfaitement à l’héroïne de L’Illustre Parisienne, celle-ci portant le même nom.
inventé, et l’histoire véritable [doit servir]
d’ornement, tandis que, pour Valincour, le
sujet [doit être] historique, et les éléments
purement fictifs [doivent servir]
d’ornement26 », comme c’est le cas,
normalement, pour les nouvelles
historiques. Pour ne citer qu’un extrait qui
souligne cette inclinaison – celle de de
Charnes –, alors que les mémorables et
très grandes retrouvailles du roi et de la
reine d’Espagne ont lieu à Burgos, elles
deviennent sans intérêt pour le Comte de
Beaujeu, comparativement à l’histoire
d’amour qui l’habite : « il n’eut pas mesme
la curiosité de voir l’entreveuë du Roy &
de la Reine : on fit à Burgos une
magnifique entrée à la Reine où les
Grands d’Espagne n’oublierent rien pour
étaler aux yeux des François tout le faste
dont cette nation se pique » (VRE, L7ro-
vo). L’indifférence du Comte quant à cette
céromonie s’inscrit dans l’esthétique du
récit : le Comte quittera le plus tôt
possible le cortège royal pour se rendre à
Bordeaux dans le dessein « d’aprendre des
nouvelles de sa Maîtresse » (VRE, M1ro).
Les personnages historiques
deviennent ainsi les pantins de l’histoire
galante, comme dans le cas de la scène où
le Comte de Beaujeu se déguise en Prieur
de Cabrières27 afin de pouvoir rendre
26 Christine Noille-Clauzade, « La nouvelle au XVIIe siècle ou la vérité de la fiction », dans Vincent Engel et Michel Guissard, dir., La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres du Moyen Âge à nos jours, Louvain-la-Neuve, Quorum, t. I, 1997, p. 155. 27 Personnalité ayant véritablement existé autour des années 1680. Son vrai nom serait Charles de Trimond. Dans une lettre de Mme de Sévigné, on retrouve notamment cette description : « Le prieur de Cabrières (voyez tome VI, p. 36r, note 2) était mort en 1685. On lit à la date du 26 novembre
45
visite à sa maîtresse : « Le Comte […]
emprunta une chambre à la Place-
Maubert, où il prit une fausse barbe, &
aprés s’estre habillé d’un habit convenable
à ce qu’il vouloit paraistre, il envoya cét
ami commun pour avertir le President que
le Prieur l’attendoit chez luy […] »
(VRE2, I7vo-I8ro). Préchac évoque ainsi
certains faits historiques qui ne servent en
somme que de décor à l’intrigue
amoureuse et galante28.
*
Nous le voyons, un texte comme
celui du Voyage de la Reine d’Espagne
présente plusieurs éléments hétéroclites
qui l’éloignent en partie de l’ensemble de
la production textuelle des récits brefs.
Certes, la vraisemblance y est recherchée
et appliquée, autant dans les caractères que
dans le cadre fictionnel, mais certaines
actions ou quiproquos minent la
vraisemblance diégétique du récit ; tout
semble servir l’intrigue amoureuse, que ce
soit par le hasard extraordinaire ou par les
relations improbables des protagonistes dans le Journal de Dangeau : "Le prieur de Cabrières, qui étoit venu à la cour pour donner au Roi tous ses secrets, mourut ici. Le Roi a une partie de ses remèdes, mais il y en a beaucoup de perdus par sa mort." » (Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, recueillies et annotées M. Monmerqué, Paris, Hachette, t. VIII, 1862-1868, p. 39-40). Voir par ailleurs l’entrée « Trimond (Charles de) » dans Société des gens de lettres et de savants, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, L. G. Michaud, t. 46, 1826, p. 527. 28 Préchac évoque sans plus un « grand Procés, que Madame de Villedieu avoit au Parlement de Guyenne, qui estoit sur le point d’estre jugé » (VRE, G5ro-vo), de même que le siège imminent de Charlemont survenu en 1680, ce qui permet à l’auteur de se débarrasser facilement du Capitaine Dulac devenu inutile au récit, siège « qui obligea Dulac à se rendre incessament à sa Garnison » (VRE2, E8ro).
qui permettent une fois de plus la
concrétisation de l’amour entre Perline et
le Comte de Beaujeu. Parmi les éléments
discordants en regard du genre, les
travestissements narratifs identifiés, sans
nuire nécessairement à l’illusion
romanesque, permettent de conserver
l’attention du lecteur en y présentant un
récit diversifié grâce à des dialogues
théâtraux et des missives qui ralentissent
ou accélèrent le récit. Une fois encore, ces
procédés répondent au goût du jour d’un
lectorat européen qui affectionne les
histoires galantes, vraisemblables et
« abrégées »29. Par ailleurs, il revient aux
auteurs de théoriser leur propre pratique
littéraire, et ce, à même le paratexte de leur
œuvre, faute d’une théorisation dans les
traités poétiques. « Forme la plus
traditionnelle de présentation du texte au
XVIIe siècle30 », la dédicace devient dès
lors un objet d’étude très intéressant quant
à la théorisation du genre en question.
Alors qu’une Madame de Villedieu dédie
une grande majorité de ses textes au
lecteur lui-même, recherchant
l’approbation du public afin de « justifier
l’audace […] et […] la singularité31 » dans
une démarche poétique qui relève d’un
genre aucunement « recommand[é] ni par
sa "haute réputation" ni par les "grandes
pensions" qu’il permet d’obtenir32 », qu’en
29 Cet aspect est même revendiqué dans l’incipit, où le narrateur affirme que la Reine d’Espagne « n’auroit rien eu à desirer dans tout [son] voyage », « si l’on avoit pû en retrancher quelques harangues trop longues & trop fatigantes » (VRE, A2ro). 30 Nathalie Grande, « Discours paratextuel et stratégie d’écriture chez Madame de Villedieu », dans Edwige Keller-Rahbé, dir., Madame de Villedieu romancière : nouvelles perspectives de recherches, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2004, p. 164. 31Ibid., p. 165. 32 Ibid.
46
est-il de la dédicace chez Préchac ? Si la
majorité de celles-ci ne fait que glorifier
quelque puissant protecteur, il y a
néanmoins certains éléments textuels qui
permettent d’amener une réflexion sur
l’esthétique propre à cet auteur. Qualifiée
de « petite Histoire » (VRE, p. ã2vo) par
l’auteur lui-même, Le Voyage de la Reine
d’Espagne correspond à cette qualité en
tant que nouvelle galante. Absent des
grands traités de poétique, le genre
romanesque – et ses sous-genres – est
défendu par les auteurs qui le pratiquent et
la dédicace devient ainsi le lieu privilégié
de théorisation d’un genre narratif qui
deviendra, du XVIIIe jusqu’à son apogée
au XIXe siècle, l’une des formes d’écriture
les plus pratiquées et les plus lues.
47
Éclaircissement sur les Lumières
perçues par deux siècles différents
Par Sarah Servant Étudiante au baccalauréat en lettres et création littéraire, UQAR
« On est toujours dans son
époque, on ne peut faire autrement que
décrire son époque, même si
superficiellement on a l’air de décrire le
passé1. » Cette citation de Patrick
Modiano, écrivain français, illustre bien la
limite entre le présent et le passé, qui
s’estompe rapidement dans les propos des
écrivains à travers les siècles. En
comparant le texte rétrospectif
d’Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les
Lumières ? », traduit par Stéphane
Piobetta et « Le dentier de George
Washington » de Robert Darnton, il est
possible de cerner la perception du siècle
des Lumières selon que, comme Kant, en
1784, l’on écrive en plein siècle des
Lumières ou que, comme Darnton en
1997, on écrive au XXe siècle. Dans le
présent article, nous nous pencherons
rapidement sur les différences entre ces
deux visions. Comme dans le cadre
d’études littéraires ou historiques, nous
sommes souvent amenés à poser un
regard sur des époques révolues, nous
observerons de quelle façon deux auteurs
issus de siècles différents perçoivent une
même période. Nous tisserons des liens
entre les définitions formulées par les
deux auteurs, en ce qui a trait à la
naissance des Lumières et au rapport de
l’individu au changement. Nous pourrons
ainsi rendre compte des contrastes et des
analogies.
1 Patrick Modiano, « Entretien avec Dominique Jamet », Paris, Lire, 1975, p. 28.
Manifestement, tous les
mouvements littéraires émergent d’un
contexte historique, politique et
idéologique. C’est de l’origine des
Lumières que traitent d’abord Kant et
Darnton dans leurs écrits, ainsi que des
buts de cette société des Lumières,
nouvellement « éclairée ». Darnton a une
approche plus géographique quant à
l’origine de ce courant. Il déplore l’idée
que Paris soit le phare de ce renouveau, en
proposant plusieurs autres scènes où les
acteurs de ce mouvement historique ont
promu cette idée nouvelle : « Édimbourg,
Naples, Halle, Amsterdam […] Milan,
Lisbonne2 ». Darnton rappelle aussi que
les thèmes abordés dans la littérature et la
philosophie ne constituent pas une
innovation du XVIIIe siècle : « [l]a nature,
la raison, la tolérance, le bonheur, le
scepticisme, l’individualisme, la liberté
civile, le cosmopolitisme : on peut
retrouver tous ces thèmes, traités […]
dans la pensée du dix-septième siècle3 ».
Par contre, il expose l’idée que ce qui
différencie le XVIIIe siècle du siècle
précédent, c’est l’engagement des
philosophes. Kant, ayant vécu à l’époque
des Lumières, aborde aussi l’idée de
l’engagement chez le savant, mais selon
lui, l’émergence des Lumières est associée
à la volonté de rompre avec le refus de
l’usage de la raison individuelle par la
société. Il explique les deux fâcheux
défauts qui amènent les hommes de la
société à laisser les autres réfléchir à leur
2 Robert Darnton, « Le dentier de George Washington », dans Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, p. 11. 3 Ibid., p. 10.
48
place : « [l]a paresse et la lâcheté sont les
causes qui expliquent qu’un si grand
nombre d’hommes […] reste […] mineur
[parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de
penser par eux-mêmes]4 ». Ce contexte et
cette naissance se veulent en fait, les
catalyseurs de plusieurs bouleversements.
En ce qui a trait aux buts des hommes des
Lumières, Kant et Darnton ont des
opinions convergentes. Ils soutiennent la
nécessité de changer la philosophie à
travers la réflexion individuelle, ainsi que
l’importance de la pensée et de l’esprit.
Kant résume très bien cette thèse :
« [q]u’est-ce que les Lumières ? La sortie
de l’homme de sa minorité dont il est lui-
même responsable5. » Darnton ajoute une
notion importante, celle d’« identité
collective » qui correspond, en fait, à
l’appartenance à un regroupement
d’individus ayant les mêmes idées et les
mêmes espérances. Il soutient aussi
l’importance de la pensée, à travers la
naissance d’une nouvelle catégorie
d’homme : « [l]es auteurs doivent se
conformer à un type idéal : ni homme de
science, ni savant, mais une nouvelle
catégorie, le philosophe, à la fois homme de
lettres et homme du monde, engagés6 ».
Ainsi, il souligne, tout comme Kant,
l’importance de la pensée et de
l’entendement au XVIIIe siècle grâce aux
philosophes qui sont le vecteur des
Lumières. Somme toute, Kant et Darnton
regardent tous deux le phénomène pour
établir les causes de la naissance des
4 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», trad. H. Wismann, dans Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 209. 5 Ibid. 6 Ibid.
Lumières, mais en abordant deux
domaines différents ; les capitales de cette
nouvelle union des hommes de lettres et
de science, ainsi que les mœurs de la
société. Néanmoins, les motifs de ces
hommes sont décrits comme similaires
par Kant et Darnton.
La naissance et les objectifs des
Lumières mènent inévitablement à une
réforme globale de la société et ce
renouvellement touche principalement la
pensée des individus et l’acquisition de
nouvelles valeurs. Darnton confirme
justement cette réforme en qualifiant
l’esprit des Lumières de nouveau et de
systématique : « Ce n’est pas le
rationalisme qui distingue les Lumières
d’autres écoles de pensée […], la
distinction pertinente […] est celle qui
sépare l’esprit systématique du dix-
huitième siècle de l’esprit de système du
dix-septième siècle7. » Kant, qui a une
préoccupation certaine pour la pensée, ne
formule pas cette idée d’esprit
systématique, mais plutôt un
commandement, et plus précisément une
devise : « [a]ie le courage de te servir de
ton propre entendement8 ». Le philosophe
allemand insiste à plusieurs reprises sur la
pensée nouvelle, mais en la distinguant
d’une idée de réforme complète : « Une
révolution peut bien entraîner une chute
de despotisme personnel et de
l’oppression intéressée ou ambitieuse […]
mais jamais une réforme de la méthode de
penser9. » La littérature des Lumières est
7 Robert Darnton, « Le dentier de George
Washington », art. cité, p. 21 8 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », art. cité, p. 209. 9 Ibid.
49
très engagée et favorable à la réflexion. Ce
nouveau mouvement de pensée critique a
pour alliée la liberté, qui est en fait une des
nouvelles valeurs de la société des
Lumières. Car nécessairement, un
contexte social différent qui amène de
nouveaux objectifs en tant que société
ainsi qu’une réforme de la pensée, produit
un changement dans les valeurs de chaque
individu. Parmi ces valeurs, Darnton
mentionne l’irrespect des frontières, la
liberté, l’ouverture d’esprit, les droits de
l’homme et le cosmopolitisme. Il formule
même l’idée suivante : « Une familiarité
avec ce que l’humanité a subi dans le passé
[…] peut aussi nous aider à nous sentir
solidaires de ceux qui, confrontés à
l’inhumain, prirent position pour les droits
de l’homme10. » Kant, de son côté, met en
lumière l’importance de la liberté, qui est,
pour lui, un combat et un travail individuel
nécessaire. Il applique la notion de liberté
à l’entendement : « la liberté la plus
inoffensive […] à savoir celle de faire un
usage public de sa raison11 », avec cette
précision qui révèle le caractère anticlérical
des Lumières : « les humains […] [sont]
déjà en état […] d’utiliser avec maîtrise et
profit leur propre entendement, sans le
secours d’autrui, dans les choses de la
religion ». En substance, l’homme des
Lumières s’oriente désormais par sa
propre pensée, et une telle idée se retrouve
chez Kant comme chez Darnton. Cette
réforme a des répercussions sur les mœurs
des individus et se manifeste par
l’aspiration à la liberté qui est au cœur de
chacun, mais aussi par l’importance
10 Robert Darnton, « Le dentier de George Washington », art. cité, p. 28 11 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », art. cité, p. 209.
accordée aux droits des hommes, à la
raison, à l’esprit critique, à la passion et à
l’ouverture sur le monde.
*
Certes, définir les Lumières est en
soi tout un défi. La question posée par
Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les
Lumières ? », peut sembler simple,
pourtant il y a une multitude de réponses.
Mais, tout comme la lumière physique, les
Lumières, par nature, se propagent, et
agissent différemment selon le contexte
où l’objet est rencontré. Cette source
lumineuse, c’est celle de la connaissance,
et la nouvelle façon d’agir passe par la
raison, l’esprit critique et la liberté
intellectuelle. Emmanuel Kant et Robert
Darnton formulent une définition des
Lumières à partir de points de vue
différents, mais partagent néanmoins
certaines idées, telles que la réforme de la
pensée, les nouvelles valeurs de la société
et l’objectif des Lumières. Malgré
certaines divergences sur l’origine des
Lumières, la comparaison des articles de
ces auteurs est en fait très enrichissante et
éclairante. Reste à voir, ce que les
générations futures retiendront de ce
mouvement passionnant, qui est en fait, le
fondement de notre modernité.
51
Maison Saint Bertrand ; Les nouvelles
de l’Isle-Verte
Par Katherine Yockell Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR
Depuis 2005, l’Université du
Québec à Rimouski est propriétaire d’une
maison patrimoniale d’une valeur
inestimable. La Maison Louis-Bertrand,
située à L’Isle-Verte, est classée
monument historique par le
gouvernement provincial et lieu historique
par le gouvernement fédéral1. Son style
architectural et son histoire, autant
familiale que communautaire, font de
cette maison un lieu unique. La maison,
ainsi que tout ce qu’elle contient, y
compris les meubles qui sont eux-mêmes
classés, fut offerte à l’UQAR par Pierre et
Robert Michaud, descendants de Louis
Bertrand. Depuis sa construction en 1853,
jusqu’en 2005, cette maison est restée, de
génération en génération, la propriété des
Bertrand et de leurs descendants. Non
seulement cette maison est un patrimoine
important de L’Isle-Verte, du Bas-Saint-
Laurent et du Québec, mais en plus elle
fournit des informations importantes sur
le développement économique régional et
sur la manière de vivre des bourgeois au
XIXe siècle en milieu rural. Toutefois, ce
qui rend la maison si spéciale et unique, ce
sont les quatre générations de Bertrand
ayant vécu dans celle-ci, y ayant laissé une
foule d’objets destinés aux générations
futures. Ce que les Bertrand ont légué à
l’UQAR en 2005 est leur patrimoine
familial. Huit années sont passées. Et que
devient la Maison Louis Bertrand ?
1 Fonds d’archives de la Maison Louis-Bertrand, rapport de conservation, bibliothèque de l’UQAR.
La petite histoire
Située au cœur du village, la
maison est, avec le presbytère, la plus
imposante résidence de l’endroit. Son
premier propriétaire, Louis Bertrand, la
fait construire en 1853. Elle est la
troisième à être construite sur le site, les
deux maisons précédentes ayant été
détruites par des incendies !
Heureusement, Louis Bertrand est l’un des
hommes les plus influents du Bas-Saint-
Laurent à son époque. En 1840, Louis
Bertrand possédait 6156,8 arpents, son
activité principale était la coupe et la
transformation de bois, à laquelle il faut
ajouter ses moulins, ses bateaux, son
magasin général et le bureau de poste. Ce
grand propriétaire foncier, seigneur de
L’Isle-Verte, marchand et postier, eut les
moyens de se faire construire une maison
à l’image de son importance. La maison
est de style communément appelé
« maison québécoise » d’inspiration
néoclassique2. Ces maisons se distinguent
par quelques caractéristiques : elles sont
dégagées du sol, elles sont souvent
recouvertes en bardeau de bois ou de
2 Manon Sarthou, Mieux comprendre le patrimoine architectural pour mieux le préserver : les styles architecturaux courants au Québec : guide de référence, Montréal, Association québécoise d’urbanisme, 1999, 48 p.
52
planches à clin, elles présentent des
lucarnes habitées, un toit à deux versants
avec larmier recourbé, une galerie plus ou
moins importante, principalement en
façade.
Toutefois, ce qui différencie
vraiment la Maison Louis-Bertrand des
autres maisons historiques de la région,
c’est son intérieur. Celui-ci fait étalage des
vestiges de la célèbre famille de L’Isle-
Verte. La grande majorité des meubles et
accessoires datent du XIXe siècle, ceux qui
ne le sont pas ont été rajoutés par les
générations suivantes. L’immense maison
de trente-et-une pièces est un témoignage
vivant de l’évolution d’une famille et de sa
situation matérielle. À la mort de Louis
Bertrand en 1871, la maison passa entre
les mains de trois générations successives.
Le premier à hériter de la maison fut son
fils Louis-Achille. Malheureusement, à la
suite d’une longue succession de
catastrophes, l’empire Bertrand disparut.
Pourtant la maison resta toujours en
possession de la famille, grâce aux filles de
Louis-Achille. À cette époque, la tradition
était de léguer les biens aux hommes, c’est
pourquoi la maison fut d’abord léguée à
Louis Bertrand (troisième génération), or
ce dernier ne s’occupait pas du tout de la
maison, il n’y vivait même pas. Les trois
sœurs, Eugénie, Aimée et Louise,
rachetèrent donc la maison à leur frère.
Eugénie se maria et quitta la maison,
tandis que Louise y resta avec sa mère et
ne se maria jamais. Quant à elle, Aimée
Bertrand revint à la maison avec son mari,
Charles-Eugène Michaud. Durant ces
années, la maison n’était que partiellement
habitée. La famille logeait au rez-de-
chaussée, là où étaient autrefois le magasin
général et la poste. Élizabeth, femme de
Louis-Achille, et sa fille Louise, habitaient
la partie est de l’étage noble. La grande
majorité des pièces de l’immense maison
étaient donc inoccupées. À la mort de sa
mère Aimée Michaud, petite fille de Louis
Bertrand, la maison passa en 1946 aux
mains de l’abbé Robert Michaud. En
1977, l’abbé partage la possession de la
maison avec son frère, monseigneur Pierre
Michaud. Ce n’est qu’à partir du moment
où Robert Michaud hérite de la maison,
que lui et son frère utilisent le second et le
troisième étages. Les deux frères, ayant à
se déplacer régulièrement en raison de
leurs professions, en viennent à utiliser la
maison comme lieu de villégiature.
La décision d’offrir la maison à
l’université s’est imposée en dernier
recours, contrairement à ce que nous
pourrions imaginer. Même si les frères
Michaud n’ont pas eu d’enfants, la Maison
Louis-Bertrand aurait tout aussi bien pu
continuer d’être la propriété de la
descendance Bertrand en restant entre les
mains des frères et sœurs Michaud. La
famille envisagea plusieurs manières de la
conserver, mais il était essentiel de
restaurer et rénover la maison qui était
depuis déjà plusieurs années en piteux
état. Seule une institution telle que
l’UQAR pouvait trouver les ressources
pour mettre en œuvre le projet de
restauration de la maison. Les deux abbés
donnèrent donc leur maison familiale à
l’université. Un choix qui se justifie par les
ressources économiques de l’institution,
mais aussi par le fait que Robert Michaud
fut professeur à l’UQAR durant quelques
années.
53
L’avenir de la maison
Quel est l’intérêt pour une
université de faire l’acquisition d’une
maison historique ? Les missions
principales de l’institution étant
l’enseignement et la recherche, la maison
Louis-Bertrand offre une possibilité
exceptionnelle d’enseigner et de mettre de
l’avant le rôle des régions dans le
développement du Québec tout en
explorant les thèmes de la culture
matérielle et de la mémoire. De plus, la
maison a le potentiel de devenir un
véritable laboratoire de recherche pour les
études patrimoniales et de s’imposer
comme un élément important du
dynamisme en recherche pour les
étudiants en histoire, géographie et
littérature. En effet, les conditions
exceptionnelles de la maison en font un
lieu unique, propice aux recherches et aux
découvertes. Elle est d’ailleurs à l’origine
d’un mémoire de maîtrise, publié en 2011
par Maude Flamand-Hubert, Louis Bertrand
à L’Isle-Verte (1811-1871). Régime foncier et
exploitation des ressources.
En plus de l’enseignement et la
recherche, l’université a pour mandat de
servir la communauté. La maison Louis-
Bertrand est un patrimoine important de
L’Isle-Verte et de la région bas-
laurentienne. Dans cette perspective,
l’université avait le devoir d’intervenir
dans l’avenir de la maison, ce qui s’est
soldé par son acquisition. Depuis, l’UQAR
a fait d’importants travaux de restauration
sur le bâtiment. Le défi est de taille, les
normes à respecter pour les travaux à
exécuter sur une maison classée étant
contraignantes. Pour réaliser ces
opérations structurées sous forme de
phases, l’université a fait affaire avec des
professionnels. Avant la première phase
des travaux de restauration, une équipe de
la firme Ruralys a procédé à un sondage
archéologique sur le terrain de la propriété
Bertrand. Elle a recueilli des donnés
intéressantes en ce qui concerne les deux
premières maisons, qui sont situées plus
ou moins au même endroit que la maison
actuelle. Ces fouilles permettent d’en
savoir plus sur la famille Bertrand,
d’obtenir des renseignements précieux sur
la propriété, avant d’entreprendre le reste
du projet. Ensuite, il fut décidé de
redonner à la maison son aspect extérieur
d’antan. La réfection de la couverture
remise en bardeaux de cèdre et les travaux
de drainage de la fondation ont également
fait partie de cette première phase. La
seconde phase était consacrée à réparer
l’enveloppe extérieure, c’est-à-dire les
murs, les galeries et l’ornementation des
fenêtres. Le choix des couleurs a été arrêté
par un comité qui a consulté une firme
d’architectes et le Centre de conservation
de Québec. Conformément aux normes
dictées par le MCCQ et Patrimoine
Canada, il est à noter que les professeurs
d’histoire de l’UQAR, jusque-là impliqués
dans le processus d’acquisition de la
maison, n’ont pas participé à ce processus
de restauration. En effet, toutes les phases
sont décidées et mises en œuvre par le
comité qui s’occupe du projet et leurs
sous-traitants.
La Maison Louis-Bertrand a été
ouverte aux étudiants lors de la première
édition de l’Université d’été en patrimoine, en
2011. Par la suite, elle fut ouverte au
public pour une partie de l’été 2012. Ce
54
fut à peu près les deux seules fois où le
module d’histoire fut impliqué de près à la
maison, la visite de l’été 2012 étant assurée
par un étudiant de l’UQAR. Depuis
janvier 2013, d’autres travaux ont été
effectués : il s’agit de mettre aux normes
actuelles le système électrique et d’installer
un système de gicleur. Les pièces qui ont
subi des interventions ont été l’objet d’une
très grande attention. Leur contenu a dû
être déplacé et l’ensemble des objets a été
soigneusement photographié et classifié,
dans le but de tout remettre en place une
fois les travaux terminés. Ces opérations
très délicates impliquent plusieurs
manipulations d’artefacts.
Tous ces travaux laissent croire
que l’université aurait peut-être comme
projet d’ouvrir la Maison Louis-Bertrand à
un plus grand public dans un avenir
rapproché. Pourquoi tant d’hésitation
dans mes propos ? Simplement parce que
l’avenir de la maison est encore bien
incertain.
L’UQAR va très certainement
vouloir mettre en valeur la maison, mais
sous quelle forme ? La Maison Louis-
Bertrand pourrait devenir un musée de la
famille Bertrand, ou bien développer un
tout autre thème. Ce qui est sûr c’est que
l’UQAR veut faire de cet héritage un lieu
utile à ses étudiants, et évocateur pour les
habitants de l’Isle-Verte. Le chemin est
long, complexe et coûteux, mais il en vaut
très certainement la peine.
56
Robert Larocque, « L’introduction de
maladies européennes chez les
autochtones des XVIIe et XVIIIe
siècles », Recherches amérindiennes
au Québec, vol. 12, no 1, 1982, p. 13-24.
Par Geneviève Deschênes Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR
Dans cet article, Robert Larocque
soutient que l’introduction des maladies
européennes a joué un rôle majeur et
facilitateur dans la conquête des
Amériques. Les guerres entre Amérindiens
et Européens ont eu moins d’impact sur le
nombre de morts amérindiennes sur le
continent américain que les maladies. De
plus, le choc microbien s’étend plus vite
sur le territoire que l’envahisseur et affecte
principalement les Amérindiens. Ceci a
fortement contribué à anéantir la
résistance à l’invasion européenne. La
problématique de Robert Larocque est
« d’explorer divers facteurs qui ont
favorisé la détérioration de la condition
physique et la rupture de l’ordre social
chez les autochtones du Nord-Est, aux
XVIIe et XVIIIe siècles. » (p. 13)
Ensuite, Larocque montre l’état
de santé des Autochtones avant l’arrivée
des Européens. Les Amérindiens étaient
plutôt en bonne santé et assez bien
nourris. Ils ne mourraient pas des
maladies de vieillesse comme c’est le cas
aujourd’hui. De plus, le risque de
contagion était faible sauf en cas de
grandes maladies qui arrivaient
principalement si l’hygiène était mauvaise.
L’anthropologue souligne également que
l’espérance de vie des Amérindiens et des
Européens étaient semblables et
atteignaient probablement la mi-vingtaine.
Cet âge est toutefois biaisé par le fort taux
de mortalité infantile. Néanmoins, il est
difficile d’identifier les maladies qui étaient
déjà présentes chez les Premières Nations.
En Amérique du Nord, les explorations de
Jacques Cartier et de Samuel de
Champlain participèrent grandement à
l’introduction de maladies, comme la
variole.
Robert Larocque procède ensuite à
une caractérisation de certaines maladies
déjà présentes en sol amérindien. Tout
d’abord, les maladies respiratoires étaient
déjà existantes chez les Amérindiens avant
le contact européen. Ils avaient même
trouvé des remèdes pour tenter de les
guérir, notamment en recourant à la
suerie. Les maladies respiratoires étaient
fréquentes chez les Autochtones,
principalement les douleurs
rhumatismales, la pleurésie et même la
tuberculose qui aurait été présente avant le
contact européen. Au Nord-est de
l’Amérique, la température rude et
changeante a en grande partie favorisé le
développement des maladies respiratoires.
Comme le mentionne Larocque, « d’autre
part, l’atmosphère très enfumée des
habitations, qui étaient parfois
insupportables même pour les Indigènes,
a sans doute affecté les voies respiratoires
autant que les yeux » (p. 16)
Ensuite, l’auteur enchaîne avec les
maladies du système digestif. Dans les
écrits des premiers chroniqueurs, plusieurs
décrivent les habitudes alimentaires des
Amérindiens pour conclure que ceux-ci se
ruinaient l’estomac. En hiver, plusieurs
peuples autochtones traversaient une
période de jeûne tandis qu’en été, c’était
57
l’abondance. À l’arrivée des Européens
lors de la colonisation, les Autochtones
ont adopté leurs habitudes alimentaires, ce
qui a aidé la venue des maladies reliées aux
troubles digestifs. La mauvaise hygiène a
également participé à l’apparition de
maladies comme la dysenterie. L’arrivée de
l’alcool est un fait déterminant pour les
maladies digestives. Vulnérables aux effets
de cette substance, plusieurs Amérindiens
étaient extrêmement malades suite à sa
consommation. La mort de plusieurs
personnes âgées, provoquée par la
consommation d’alcool, a eu des impacts
sociaux importants. Dans une civilisation
de l’oralité, la mort des aînés induit une
perte de savoirs et de traditions.
Enfin, l’auteur traite des maladies
vénériennes. Il mentionne que la syphilis
était connue des Amérindiens avant
l’arrivée européenne. D’après ses
recherches, les écrits de Lescarbot de 1612
à 1614 font référence à l’euthanasie qui
était apparemment utilisée comme recours
pour soulager l’agonie des malades.
Après la description de l’état de
santé des Amérindiens avant et peu après
le contact des Européens, Robert
Larocque s’attarde plus précisément aux
épidémies qui sont principalement à
l’origine de la conquête européenne.
D’abord, l’auteur insiste sur le fait que les
Amérindiens ne possédaient aucune
immunité contre les maladies contagieuses
européennes. Il certifie même que le choc
microbien qu’a connu l’Amérique a été
plus meurtrier que la Peste noire en
Europe au XIVe siècle. La maladie qui a le
plus touché les premières nations est la
variole, entre autres avec l’épidémie de
l’été 1634 apportée par les bateaux venus
de France. De plus, les Européens
amenèrent sur le nouveau continent la
rougeole, la fièvre jaune et la peste
bubonique. Les conséquences sur la
démographie sont catastrophiques, et la
principale étant de miner le rapport de
force des Autochtones vis-à-vis les
Européens. « Nombreuses sont les tribus
qui se sont éteintes dans le Nord-Est des
États-Unis, ou qui auraient été réduites
par un facteur de l’ordre de 80% à 90%. »
(p.20)
Robert Larocque affirme
également que la sédentarisation des
peuples nomades a en partie contribué à la
création de centres de contagion. Par
contre, les peuples nomades participent à
la propagation des maladies sur le
continent. Après de fréquents épisodes
d’épidémies aux XVIIe et XVIIIe siècles, il
semble que les autochtones aient
développé une certaine immunité à ces
maladies contagieuses au XIXe siècle. Le
mal était toutefois déjà fait. Tous les
groupes d’âges ont été affectés par les
épidémies, même qu’à certains endroits il
y avait tellement de malades et de morts
qu’il était rendu impossible de trouver
quelqu’un pour soigner les autres.
L’absence de quarantaine, la médecine
inadéquate et la présence simultanées
plusieurs maladies sont des facteurs
déterminants dans la fragilisation des
peuples autochtones lors du contact. Les
européens n’auraient pas hésité à
transmettre volontairement certaines
maladies, notamment par des vêtements
contaminés dans le but d’exterminer les
groupes autochtones.
58
Enfin, Larocque souligne que les
missionnaires ont joué un rôle important
dans la propagation des maladies, car
ceux-ci s’introduisaient partout sur le
territoire. Les Amérindiens, qui voyaient le
fléau causé par les maladies comme une
punition, voulaient se faire baptiser pour
être sauvés, mais la plus grande présence
de missionnaires entraîne alors plus de
maladies. Ce cercle vicieux et le nombre
croissant de maladies créèrent des
frictions entre Autochtones et Européens.
*
L’article de Robert Larocque est
intéressant sur plusieurs points. D’abord,
dans les livres d’histoire, le rôle des
maladies dans la conquête de l’Amérique
par les Européens est à mon avis négligé.
Cela rend donc l’article important pour
découvrir ce côté de l’histoire. De plus,
l’auteur fait une description détaillée de
l’état de santé des Amérindiens ainsi que
des maladies, ce qui permet de bien
brosser un portrait de la situation de
l’époque. En se penchant sur l’état de
santé des premières nations,
l’anthropologue a décidé de comparer leur
espérance de vie avec celle des Européens
avant leur contact, ce qui a permis de
découvrir, à ma grande surprise, qu’elles
étaient semblables. Il serait facile de croire
que le mode de vie moderne des
Européens aurait pu favoriser leur
longévité, ce que l’article dément. Robert
Larocque a également pris le soin de
fournir des statistiques démographiques
frappantes sur les conséquences des
maladies chez les Amérindiens, ce qui
permet de réaliser l’ampleur du désastre et
d’attribuer aux maladies un rôle capital et
facilitateur de la conquête de l’Amérique
par les Européens. Donc, en abordant le
sujet de l’introduction des maladies sur le
continent américain aux XVIIe et XVIIIe
siècles, l’auteur montre clairement que les
Européens détenaient un avantage
insoupçonné envers les Amérindiens.
Enfin, il est vraiment intéressant de voir
qu’un aspect biologique a eu autant
d’influence sur le cours de l’histoire.
59
Marc Hudon, « La crise d’Oka :
rumeurs, médias et icônes. Réflexion
critique sur les dangers de l’image »,
Cahiers de géographie du Québec, vol.
38, no 3, 1994, p. 21-38.
Par Ève-Marie Roy Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR
Marc Hudon, président de la Commission
Eau de Nature Québec, est un géographe
diplômé de l’Université Laval. Il y a
relativement peu d’informations sur son
parcours, hormis les conférences qu’il a
prononcées dans le cadre de sa mission
avec Nature Québec. Il propose dans cet
article de porter un regard critique sur les
rumeurs qui ont entouré la crise d’Oka, et
qui se sont manifestées dans les journaux
de l’époque. Son article cherche à
répondre à la question suivante :
« l’inconscient collectif est-il véhiculé par
les médias, qui cherchent à l’exciter par la
diffusion de rumeurs, ou est-il tout
simplement construit à travers la diffusion
de documents cartographiques, par où
passent un certain nombre de perceptions
spatiales ? » (p. 22) Il tente d’analyser dans
la première partie les informations
publiées dans les journaux au cours de la
crise amérindienne en faisant ressortir le
message qui se cache derrière la rumeur et
en expliquant et décrivant les étapes
menant à l’émergence de ce qu’il appelle
l’icône. La seconde partie tente de rétablir
les faits autour de la Crise d’Oka en
insistant sur les revendications historiques
des Mohawks de la région.
L’auteur amorce son argumentaire
en insistant sur les éléments des rumeurs
qui entourent la crise d’Oka, et souligne
que celles concernant les Warriors sont les
plus importantes. Les propagateurs de ces
rumeurs, comme les habitants de la
région, les gouvernements fédéral et
provincial, de même que la presse écrite,
contribuent à alimenter le mythe selon
lequel les Warriors seraient de grands
guerriers et possèderaient beaucoup
d’armes. La Presse dresse l’inventaire du
matériel militaire détenu par les Warriors.
Le journal, à l’aide de la cartographie, fait
mention d’un empire iroquois en pleine
expansion dans la vallée du Saint-Laurent.
Ces cartes viennent appuyer des textes qui
prétendent que les revendications
historiques et actuelles vont au-delà des
frontières et que les Iroquois cherchent à
retrouver leur ancien territoire perdu. Si
certaines informations textuelles peuvent
être véridiques, le traitement médiatique
contribue à entretenir une psychose
collective. Par delà les tensions entre les
Mohawks et le gouvernement, la crise
prend des allures de conflit entre deux
nations.
L’auteur met l’accent sur le fait
qu’une rumeur est un acte collectif et peut
contenir un message caché qui pose des
questions délicates aux Québécois. Selon
Hudon, elle fait « découvrir les angoisses
et l’imaginaire profond d’une société. Au
Québec […], les gens se sentent
historiquement menacés, voire opprimés
par leur voisin anglais. » (p. 30) Il croit que
le conflit d’Oka fait ressortir la peur
historique des Québécois de se voir
déposséder de leur territoire d’origine.
L’auteur, par ce questionnement, cherche
à démontrer que la crise d’Oka en est
venue à acquérir le statut d’icône, c’est-à-
dire
60
une sorte d’image pieuse […]
forgée dans le but de
propager une représentation
unique de l’espace. L’objectif
[…] est en général d’imposer
aux citoyens des politiques
hégémoniques. […] Elle
cherche aussi à maintenir le
peuple dans la psychose d’une
menace extérieure afin de
maintenir la cohésion sociale
et de perpétuer la légitimité
des élites. (p. 32)
Ainsi élevée au rang d’icône, la crise d’Oka
en vient à incarner la peur des Québécois
d’être menacés par une force étrangère et
à participer au maintien de l’identité et de
la cohésion nationale.
Dans la seconde partie, Hudon
tente en plusieurs étapes de démystifier
l’icône en s’attaquant à la rumeur. Il
soutient que les cartes géographiques
utilisées par les médias comportent des
contradictions et que les analyses
extérieures démontrent le rapport à
l’espace des Mohawks. Il dément le fait
que les Warriors possèdent un grand
arsenal militaire. Il confirme du même
coup que les revendications territoriales
des Mohawks se résument au territoire des
seigneuries du Lac-des-Deux-Montagnes
et du Sault-Saint-Louis et ne visent pas à
restaurer les frontières de la Confédération
iroquoise. L’auteur explique aussi la
conception qu’ont les Mohawks de
l’espace. Il montre qu’avant l’arrivée des
Européens, ils sont engagés dans de
perpétuels conflits. Ils sont considérés
dans toute cette histoire, comme les
« gardiens de la Porte orientale de la
confédération, les messagers de la Grande
paix. » (p. 36)
L’auteur met en évidence les
différences entre le Mohawk et l’homme
blanc en ce qui a trait à la notion de
frontière. Pour les Mohawks la frontière
est censée unir les peuples. Ils devront
toutefois s’adapter aux notions de
frontières lors de l’arrivée des Européens,
et ce changement de perceptions
correspond pour eux à une perte de
traditions. Les Mohawks ont une vision de
la vie centrée sur la nature et un ordre
politique naturel, tandis que les Européens
ont une vision anthropocentrique du
monde. Les Mohawks ne peuvent
concevoir que les Occidentaux acceptent
d’être dirigés par d’autres humains. Ces
problèmes rendent difficile la
communication entre les deux groupes.
De plus, la notion même de Warrior entre
directement en conflit avec le modèle de
société tel que prôné par les Mohawks.
Les Warriors sont des guerriers, et pour les
Mohawks, les sociétés de guerriers n’ont
pas lieu d’exister. Ces dernières
s’occidentalisent néanmoins et en
viennent à acquérir une plus grande
indépendance. L’auteur insiste sur le
paradoxe de la création d’un état-nation
mohawk qui fait peur aux Occidentaux,
alors que la notion de nation est
occidentale. Il conclut son texte sur le fait
qu’une icône a été produite au début de la
crise d’Oka, notamment à cause du
contexte sociopolitique, mais que la
représentation iconographique s’est
effacée avec la fin de la crise. Il invite
toutefois à la vigilance face aux
productions iconographiques, car elles
61
impliquent souvent un point de vue
partial.
Hudon propose une toute autre
vision de la crise d’Oka qui mobilise de
nouveaux repères pour décrire un fait
important, mais dont personne ne semble
conscient. En effet les rumeurs et la
production d’une icône liée à la crise
d’Oka sont une réalité clairement exposée
dans cet article. La question de recherche
est claire et concise, et l’auteur utilise une
méthodologie pertinente pour arriver à y
répondre. Il définit clairement les notions
de « rumeur » et d’« icône » en insistant à
la fois sur leur complémentarité et leur
différence. Elles permettent d’éclairer la
démarche de l’auteur et d’offrir une
compréhension approfondie du propos.
Le lecteur prend conscience de la portée
des rumeurs et de l’icône et de leur
influence sur l’opinion publique. L’auteur
déconstruit chaque élément du traitement
médiatique qui a rendu possible la
production d’une rumeur, ce qui permet
de porter un regard nouveau sur les
événements importants de l’été 1990. Le
fait de réfuter les rumeurs concernant
différents éléments de la crise d’Oka
permet de comprendre les points de vue
divergents entre Occidentaux et
Mohawks. L’utilisation de la cartographie
présentée dans La Presse durant le conflit
vient étayer l’argumentaire. La démarche
de Marc Hudon est éclairante pour
quiconque souhaite approfondir ses
connaissances sur la crise d’Oka, au-delà
des simples faits. Il aurait été intéressant
que l’auteur ajoute d’autres sources
médiatiques pour appuyer son propos,
comme Le Devoir ou The Gazette, afin de
comparer leur point de vue. Nous
sommes toutefois conscients que la
démarche de l’auteur ne vise pas au
dépouillement exhaustif des archives de
tous les médias qui ont couvert la crise.
Plusieurs questions persistent après lecture
de cet article. Quelles sont les autres
informations véhiculées par les médias au
sujet de la crise d’Oka ? Y a-t-il des
supports autres que la cartographie qui
contribuent à la consolidation des mythes
qui sont associés à la crise d’Oka ? Au
total, cet article ouvre la voie à un
nouveau traitement de l’information
relative à la crise d’Oka. Une image vaut
mille mots et l’auteur confirme cet adage
avec brio.