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Table des matières

Mot de la présidente .......................................................................................................................................... 4

Articles ................................................................................................................................................................ 6

FÉDÉRATION MONARCHIQUE OU MONARCHIE FÉDÉRATIVE? HISTORICISER LE PARCOURS DU

CANADA DEPUIS 1867

Mathieu Arsenault .......................................................................................................................................... 7

LA MODERNISATION DE L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

Jean Bélanger ................................................................................................................................................ 12

L’IMPACT DU GOULAG SOUS LE RÉGIME SOVIÉTIQUE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

François Lafond ........................................................................................................................................... 17

TOTALITARISME ET RELIGION SÉCULIÈRE

Clovis Roussy ............................................................................................................................................... 22

REFAIRE L’ITALIE DE LA GAUCHE VERS LA DROITE. LE PARCOURS DE BENITO MUSSOLINI

Jonathan Vallée ............................................................................................................................................ 28

PHILIPPE AUBERT DE GASPÉ FILS, AUTEUR D’UN ROMAN NOIR QUÉBÉCOIS

Myriam Lamoureux ..................................................................................................................................... 34

LE VOYAGE DE LA REINE D’ESPAGNE (1680) DE PRÉCHAC : L’HISTOIRE AU SERVICE DE LA

GALANTERIE?

Marc-André Marchand ................................................................................................................................ 39

ÉCLAIRCISSEMENT SUR LES LUMIÈRES PERÇUES PAR DEUX SIÈCLES DIFFÉRENTS

Sarah Servant ................................................................................................................................................ 47

Chronique patrimoniale .............................................................................................................................. 50

MAISON LOUIS-BERTRAND : DES NOUVELLES DE L’ISLE-VERTE

Katherine Yockell ........................................................................................................................................ 51

Comptes rendus ............................................................................................................................................. 54

Robert Larocque « L’INTRODUCTION DE MALADIES EUROPÉENNES CHEZ LES AUTOCHTONES DES

XVIIE ET XVIIIE

SIÈCLES »

Geneviève Deschênes ................................................................................................................................. 55

Marc Hudon « LA CRISE D’OKA : RUMEURS, MÉDIAS ET ICÔNES. RÉFLEXION CRITIQUE SUR LES

DANGERS DE L’IMAGE »

Eve Marie Roy .............................................................................................................................................. 59

Volume 5 · Hiver 2013

3

4

Mot de la présidente

Chères lectrices, chers lecteurs,

L’Association des étudiantes et étudiants en histoire de l’Université du Québec à Rimouski (AEEH) est particulièrement fière de s’associer à la parution de la nouvelle édition de la revue Laïus. Grande nouveauté cette année, la revue change de nom pour marquer son ouverture aux étudiants et aux étudiantes en lettres. Laïus. La revue des étudiants et des étudiantes en histoire et en lettres poursuivra néanmoins son mandat initial, c’est-à-dire offrir aux étudiants et aux étudiantes l’occasion de se familiariser avec les rouages d’une publication scientifique, que ce soit comme auteurs ou encore comme membres du comité de rédaction.

Totalitarisme, religion, enseignement de l’histoire, siècle des Lumières, monarchie, galanterie, roman noir, Amérindiens et patrimoine : la variété des sujets abordés dans cette parution témoigne de la curiosité des étudiants et des étudiantes. Nous espérons qu’elle saura combler les attentes de nos lecteurs et lectrices ! Publiées sous forme d’articles, de comptes rendus, de réflexions ou de chroniques patrimoniales, ces recherches sont le fruit de plusieurs heures de travail, d’écriture, de réécriture, de relecture et de collaboration.

La publication de Laïus vient généralement clore une année riche en activités et en événements. La présente édition n’échappe pas à la règle. Cette année encore, le colloque étudiant Kaléïdoscope a permis aux étudiants et aux étudiantes de partager leurs connaissances, leurs intérêts, de même que les résultats de leurs activités et travaux avec un public grandissant. D’autres activités, conférences, ateliers, fêtes, congrès et voyages ont également permis aux étudiants et aux étudiantes de créer des liens entre eux et avec les professeurs et professeures. Dans cette perspective d’ouverture et de partage, la participation du module de lettres amène un vent de fraîcheur. Souhaitons que l’initiative soit pérennisée.

Pour conclure, nous tenons à remercier les étudiants et les professeurs qui ont donné de leur temps pour mener à bien la présente édition. Le comité de rédaction du présent numéro est formé de Karine Hébert et Claude La Charité, professeurs, ainsi que des étudiants François Lafond, Cindy Canuel, Myriam Lamoureux et Sarah Servant. Sans eux, la revue n’aurait pu voir le jour. Nos remerciements les plus chaleureux s’adressent également aux étudiants et aux étudiantes qui ont accepté de jouer le jeu de la publication scientifique et dont les articles paraissent dans la présente édition. Pour plusieurs, il s’agit d’une première expérience de publication – nous leur souhaitons que ce ne soit que le début d’une prolifique carrière ! Nous soulignons de plus le soutien financier et logistique des modules d’histoire et de lettres, du projet PatER, du regroupement des chercheurs en patrimoine ARCHIPEL.

Finalement, nous tenons à vous remercier, chers lecteurs et chères lectrices de prendre le temps de parcourir les pages de cette revue. Votre intérêt donne un sens à nos efforts.

Longue vie à Laïus, nouvelle mouture.

Eve Marie Roy Présidente de l’AEEH

5

Articles

7

Fédération monarchique ou monarchie

fédérative? Historiciser le parcours du

Canada depuis 1867

Par Mathieu Arsenault Étudiant au doctorat en histoire, Université York

Malgré l’apparent regain d’intérêt pour l’étude

de la Constitution canadienne, de la formation

de l’État fédéral et de son évolution depuis

18671, le champ de l’histoire constitutionnelle

apparaît toujours tributaire d’une opposition

irréconciliable entre une vision compacte

(Compact theory) ou impériale (Imperial theory).

La parution récente de deux études sur

l’évolution du système et des institutions

politiques fédérales par Frederick Vaughan2 et

David E. Smith3 offre un aperçu de ces deux

métarécits structurants. En parcourant leurs

ouvrages, on constate que la trame historique

1 Outre les deux livres à l’étude, mentionnons entre autres David E. Smith, The Invisible Crown: The First Principle of Canadian Government, Toronto, University of Toronto Press, 1995, 274 p.; Gérald-A. Beaudoin, Joseph E. Magnet, Benoit Pelletier, Gordon Robertson, John Trent, dir., Le fédéralisme de demain: réformes essentielles/Federalism for the Future: Essential Reforms, Montréal, Wilson & Lafleur, 1998, 419 p.; David E. Smith, The Republican Option in Canada, Past and Present, Toronto, University of Toronto Press, 1999, 352 p.; David E. Smith, The Canadian Senate in Bicameral Perspective, Toronto, University of Toronto Press, 2003, 263 p.; Barbara J. Messamore, Canada’s Governors General, 1847-1878: Biography and Constitutional Evolution, Toronto, University of Toronto Press, 2006, 308 p.; Frédéric Lemieux, Christian Blais et Pierre Hamelin, L’histoire du Québec à travers ses lieutenants-gouverneurs, Québec, Les Publications du Québec, 2005, 415 p.; Janet Ajzenstat, The Canadian Founding: John Locke and Parliament, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, 199 p.; Jennifer Smith and D. Michael Jackson, dir., The Evolving Canadian Crown, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2012, 248 p. 2 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment: From Defiant Monarchy to Reluctant Republic, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003, 225 p. 3 David E. Smith, Federalism and the Constitution of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2010, 225 p.

qui guide le parcours national canadien reste, à

bien des égards, surdéterminée par cet

antagonisme influençant aussi bien la

perception du parcours et des institutions

canadiennes par le passé que leur pertinence

et leur impact politique pour la suite des

choses.

Professeur émérite à l’Université de

Guelf, Frederick Vaughan fait paraître The

Canadian Federalist Experiment en 2003 avec

pour intention avouée de redorer le blason

des Pères de la Confédération et de démontrer

que, contrairement à ce qu’affirme une

certaine historiographie4, leur projet de

Dominion était animé par les plus nobles

intentions. Dressant le portrait évolutif du

concept de gouvernement de type

monarchique au Canada, de sa fondation en

1867 à son démantèlement progressif au cours

des XIXe et XXe siècles, l’essai se divise en

deux parties. Tout d’abord, l’auteur aborde

assez longuement la façon dont les Pères

(Framers) ont mis en place une monarchie

fédérative « made-in-Canada » inspirée, sinon

totalement tributaire, de la philosophie

politique de Thomas Hobbes (Chap. 1 à 5).

Craignant le républicanisme qui a conduit les

Américains à la Guerre civile, les Pères

choisissent d’édifier la fédération canadienne

sur de solides bases monarchiques,

convaincus que cette forme de gouvernement

est moralement supérieure au républicanisme

populaire5. Dressant une barrière physique et

psychologique le long du 49e parallèle,

l’appendice de la Couronne britannique alors

4 Il est dommage que Vaughan n’accompagne pas cette assertion de quelques références qui permettraient de circonscrire ladite historiographie. Voir Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. XI. 5 Ibid.

8

créé se voulait un État centralisé capable de

résister aux forces démocratiques à l’œuvre

dans le Nouveau Monde. Catégorisé de

« Defiant monarchy », cet État apparemment

imperméable à l’Enlightenment, devait protéger

l’Amérique du Nord de la vulgaire démocratie

commerciale et individualiste étatsunienne.

C’est donc dans les vertus royales et le lien

impérial que le Dominion devait trouver les

outils lui permettant de préserver la paix,

l’ordre et le bon gouvernement. Imposée par

les autorités impériales, la Constitution

canadienne de 1867 se présente en ce sens

comme l’antithèse de celle des États-Unis6. La

légitimité ne reposant pas sur les Canadiens

mais plutôt sur la Couronne, la monarchie y

est la composante la plus importante de

l’État : « [I]t is clear from the language and logic of

the Constitution of 1867 that the federal caracter was

to be the husk and the monarchical caracter the

kernel7. » De prime abord, cette matrice ne

laisse que peu de place à l’autonomie

régionale. L’État que les Pères ont fondé à

partir des débris épars laissés par l’échec de

l’Empire britannique en Amérique du Nord

est avant tout une monarchie une et

indivisible où le fédéralisme n’est qu’une

concession faite aux provinces de l’Est.

Soutenant indéniablement la théorie voulant

que seul le parlement impérial est à la source

de l’arrangement constitutionnel de 1867

(Imperial theory), Vaughan consacre ses trois

derniers chapitres à la mutation et à la

transformation graduelle ― voire à

l’effondrement8― de l’État canadien. Celui-ci

6 Une théorie de l’antithèse que l’on retrouve chez Seymour Martin Lipset, Continental Divide: The Values and Institutions of the United States and Canada, Toronto, C.D. Howe Institute, 1989, 317 p. 7 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 91. 8 David E. Smith, « The Canadian Federalist Experiment: From Defiant Monarchy to Reluctant

se métamorphoserait progressivement en une

forme « réticente » et incertaine de république

(Reluctant Republic) sous l’effet combiné du

transfert de souveraineté du fédéral vers les

provinces par le Comité judiciaire du Conseil

privé (JCPC) (Chap. 6), le déclin de la religion

au Canada, et la séparation de l’Église et de

l’État (Chap. 7), de même que le legs de

républicanisme populiste de P.-E. Trudeau et

la Charte des droits et liberté (Chap. 8).

Considérant que la monarchie fédérative

centralisée a été travestie par le « province-

building » et la judiciarisation d’un pouvoir

échappant de plus en plus à la branche

exécutive du gouvernement (Parlement),

Vaughan soutient que le mouvement

républicain est parvenu à gangrener le

gouvernement jusqu’à rendre le pouvoir

irresponsable. La Constitution de 1982 et la

Charte des droits et libertés sont, selon

l’auteur, l’émanation par excellence de cet

esprit individualiste qui écrase les vestiges des

institutions monarchiques canadiennes9.

Constatant l’étendue des dommages actuels,

Vaughan suggère à contrecœur de

complètement républicaniser l’État afin de

redonner les rênes de la gouvernance au

Parlement. Au passage, l’auteur y va d’un

plaidoyer pour une réforme du Sénat

favorisant une représentation égale des

provinces.

Si The Canadian Federalist Experiment

consacre l’échec apparent du modèle

monarchique de 1867 et sa dilution dans une

forme mal définie de républicanisme à partir

des prémisses fournies par la théorie impériale

(top-down monarchy), l’ouvrage de David E.

Republic (review) », University of Toronto Quarterly, vol. 74, no1, hiver 2004-2005, p. 458. 9 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 177.

9

Smith adopte une perspective radicalement

différente. Autant le fédéralisme n’est qu’une

dimension de la Constitution négligeable ―

voire même indésirable ― pour Vaughan,

autant il revêt une dimension fondamentale

pour Smith. Publié en 2010, le livre du

professeur de sciences politiques à l’Université

de Saskatchewan fait du fédéralisme la pierre

angulaire de la Constitution canadienne.

Marchant dans le sillon des architectes de la

théorie compacte, Smith soutient que la

Confédération est avant tout le produit de

l’agrégation des provinces10. Pour lui, le

fédéralisme est littéralement devenu un

attribut essentiel de l’être canadien en ce qu’il

permet de favoriser l’unité du pays. Smith

conçoit donc la formation d’un Dominion

britannique au nord de l’Amérique comme le

résultat de l’agrégation de colonies possédant

déjà une certaine autonomie reposant sur le

« self-government ». À l’inverse du raisonnement

de Vaughan, ce n’est pas parce que le système

est monarchique qu’il est fédéral selon Smith,

c’est plutôt parce qu’il doit être fédéral que les

Pères lui ont donné la forme monarchique:

« Thus, from being perceived as an institution

amenable to enforcing Macdonald’s highly centralized

federal ambitions, the Crown became a constitutional

foundation and independently minded provinces11. »

Par conséquent, 1867 ne doit pas être

interprété comme une transposition servile du

modèle de gouvernement britannique puisque

les provinces disposaient déjà d’un tel

gouvernement. Pour les tenants de la théorie

compacte, le phénomène est plus local

qu’impérial : « [i]t was about making a country12 ».

Fort de la conviction qui entoure cet

ambitieux programme, Smith suggère que le

10 David Smith, Federalism and the Constitution of Canada, ouvr. cité, p. 39. 11 Ibid., p. 62. 12 Ibid., p. 54.

régime fédéraliste est parfaitement modulé

pour répondre à la double particularité du

Canada. Lors de sa création, celui-ci devait

composer avec deux principaux défis, c’est-à-

dire de reconnaître les différences culturelles

au sein d’un État et d’incorporer des

territoires. C’est autour de ces nécessitées

fondamentales que Smith structure

l’interprétation d’une double Confédération

canadienne de culture et de territoire13. Depuis

1867, un fédéralisme vertical (culturel) et un

fédéralisme horizontal (territorial) se côtoient

organiquement. Loin d’apparaître comme un

échec, le fédéralisme canadien serait « a mark

of this country’s ability to accomodate foundational

change14 ». Ainsi, la transformation du projet

très centralisé des Pères en une fédération

décentralisée ne serait ni le signe d’une crise

constitutionnelle ni le témoin d’une paralysie

du système. Au contraire, Smith voit la vertu

du fédéralisme dans sa capacité à canaliser des

intérêts divergents de façon à renforcer non

pas le gouvernement central, mais plutôt les

communautés locales et provinciales15. Et

l’auteur de conclure que bien que le Canada

d’aujourd’hui ne soit pas conforme au

fédéralisme structurel et centralisateur voulu

en 1867, les horizons de liberté et de

prospérité souhaités par les Pères se sont tout

de même matérialisés à travers le

renforcement du sentiment régional de

chaque partie du pays. En somme, le

fédéralisme canadien tel que vu par Smith n’a

rien de l’expérience avortée décrite par

Vaughan, puisque « [t]he test of Canadian

federalism lies not in federal theory but in the life of

Canadians16 ».

13 Ibid., p. 63. 14 Ibid., p. 10. 15 Ibid., p. 117. 16 Ibid., p. 162.

10

Une critique qu’il convient d’emblée

d’adresser aux deux ouvrages concerne

l’approche à sens unique qu’ils mettent

chacun de l’avant lorsque vient le temps de

donner un sens à 1867. L’un comme l’autre,

ils n’envisagent la Confédération que sous

l’angle de l’unité autour de la Couronne ou du

fédéralisme. Ce faisant, l’importance du retour

à une législature provinciale pour les délégués

du Québec est largement passée sous silence.

Smith et Vaughan semblent négliger que ceux-

ci désirent autant, et peut-être même

davantage le rappel de l’Union de 1840 que la

création d’un gouvernement fédéral. Quant à

l’unité de la Couronne, il apparaît surprenant

que Vaughan n’aborde pas la question de sa

division en plusieurs unités de souveraineté

jouissant d’une certaine autonomie entre elles

(Couronne du Canada, Couronne du Québec,

etc.). En somme, leurs interprétations

gagneraient à considérer le fait que pour au

moins une des quatre provinces qui joignent

la Confédération en 1867, le nouveau régime

politique divise autant qu’il unit. Notons aussi

que même si les deux interprétations se

rattachent à des traditions historiographiques

bien établies, la démonstration de Vaughan se

révèle nettement moins convaincante que

celle de Smith, particulièrement lorsqu’il est

question de la mutation du Canada vers une

Reluctant Republic. Tout d’abord, l’auteur

appuie sa thèse sur l’idée que la judiciarisation

du pouvoir à travers le JCPC et la Cour

suprême est synonyme de républicanisation.

Or, le lien qu’il tisse entre le rôle de la branche

judiciaire et le républicanisme n’est pas si

évident. En fait, il semble tenir bien plus

d’une comparaison au modèle étatsunien qu’à

une théorisation cohérente. Deuxièmement,

on s’étonne que Vaughan identifie P.-E.

Trudeau comme un apôtre inconditionnel du

républicanisme. Cette association malheureuse

du champion canadien des libertés

individuelles au républicanisme tient-elle au

fait que l’auteur définit trop étroitement le

libéralisme comme une créature de

l’Enlightement au même titre que le

républicanisme américain ? Quoi qu’il en soit,

cette assertion sur l’artisan de la Charte

gagnerait à être revisitée. Loin d’ébranler la

monarchie au Canada, la Constitution de 1982

en a plutôt solidifié les ancrages17. Le

républicanisme ébauché par le jeune penseur

de Cité libre ne doit pas nous faire oublier que

la canadianisation de la monarchie

constitutionnelle s’inscrivait au nombre des

priorités de son gouvernement18.

Prenant acte des modifications

engendrées par la Commission Laurendeau-

Dunton quant aux nouvelles orientations de la

politique canadienne dans les années 1960,

l’explication de Smith est nettement plus

solide. Le rapprochement que fait l’auteur

entre la révolution culturelle occidentale et la

décentralisation du pouvoir en faveur des

provinces (Chap. 7) est beaucoup plus

crédible que la théorie de Vaughan concernant

le soi-disant « esprit républicain » qui aurait

animé les politiciens du Québec post-1960. Le

lecteur sera surpris d’apprendre que la

province est alors devenue, on ne sait trop

comment, rien de moins que l’héritière de la

Révolution française19. Chez Smith enfin, le

17 Voir à ce propos André Binette, « La succession royale, la Constitution canadienne et la Constitution du Québec », Bulletin québécois de droit constitutionnel, no3, hiver 2008, p. 2. ; Peter H. Russell, Constitutional Odyssey. Can Canadians Become a Sovereign People ?, 2e édition, Toronto, University of Toronto Press, 1993, p. 121. 18 Peter H. Russell, Constitutional Odyssey, ouvr. cité, p. 104. 19 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 178.

11

projet des Pères ne revêt pas cette obsession

quasi puérile pour le maintien du lien colonial

qui caractérise l’interprétation pro-

monarchique de Vaughan. Ne poussant pas

l’audace jusqu’à proposer que 1867 soit une

forme de déclaration d’indépendance

canadienne, Smith met l’accent avec justesse

sur la volonté fondatrice qui animait les Pères

de la Confédération20. Sans négliger

l’importance de Londres dans ce processus, il

semble en effet réducteur de voir les Pères

animés uniquement par le désir de créer un

agrégat de colonies britanniques hermétiques

à l’influence séduisante du républicanisme.

En somme, chacun à leur façon, Smith

et Vaughan ont cherché à répondre à la

question existentielle : « Qu’est-ce que le

Canada ? » D’un côté, la théorie compacte

offre à Smith le fil conducteur d’une histoire

nationale dont la trame narrative comporte

une toile de fond nord-américaine. S’ouvrant

sur ce que d’aucuns appelleraient

« l’américanité du Canada », la théorie

compacte fait du fédéralisme une institution

endogène qui enracine l’identité canadienne

dans sa réalité locale. De l’autre côté, en

faisant de Londres et de la Couronne les

principaux moteurs menant à 1867, la théorie

impériale se pose comme un métarécit

exogène qui ancre le Canada dans l’Ancien

Monde. Force est d’admettre que tel

qu’exposé par Vaughan, ce modèle, qui

s’apparente d’ailleurs à l’idéologie des

impérialistes canadiens du tournant du siècle

dernier21, s’avère être un cadre d’analyse plus

20 David Smith, Federalism and the Constitution of Canada, ouvr. cité, p. 54. 21 Voir Carl Berger, The Sense of Power: Studies in the Ideas of Canadian Imperialism 1867–1914, Toronto, University of Toronto Press, 1970, 277 p.; et Sylvie Lacombe, La rencontre de deux peuples élus. Comparaison des ambitions

ou moins cohérent avec la réalité canadienne

contemporaine. Ironiquement, ce fil d’Ariane

vient moins « redorer le blason » des Pères de

la Confédération que souligner l’échec du

projet de Constitution monarchique centralisé

de 1867. Lire l’histoire canadienne à travers le

prisme d’une monarchie centralisée conduit

finalement l’auteur à sous-entendre que la

Confédération, dans sa forme actuelle, n’est

que faiblement adaptée aux aspirations des

Canadiens22. Cela dit, malgré le caractère plus

ou moins convaincant des thèses énoncées

dans The Canadian Federalist Experiment, il

convient de souligner que l’essai du professeur

Vaughan a le mérite de questionner la place

actuelle de la monarchie dans la Constitution

canadienne et de replacer cette institution au

cœur de son héritage hobbesien.

nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 291 p. 22 Frederick Vaughan, The Canadian Federalist Experiment, ouvr. cité, p. 133.

La modernisation de l’enseignement de

l’histoire

Par Jean Bélanger Étudiant à la maîtrise en histoire, UQAR

Le système scolaire en vigueur au

Québec résulte essentiellement du grand

chantier de réforme entrepris au cours de la

décennie 1960 dans la foulée des travaux de la

Commission Royale d’enquête sur l’enseignement dans

la province de Québec, présidée par Mgr Alphonse-

Marie Parent. Tous les aspects du réseau

d’enseignement sont alors abordés, et les

commissaires ne manquent pas de se pencher

sur l’enseignement de l’histoire. De quelle

manière les vieux débats sur l’histoire

nationale se présentent-ils alors et comment

évoluent-ils ? Quels enjeux mobilisent ceux

qui sont désignés pour réfléchir à l’avenir de

l’enseignement de l’histoire à l’école ? Qui

sont les principaux acteurs qui tentent

d’infléchir cette pratique ? En nous penchant

sur ces questions, nous mettrons en

perspective les enjeux qui dominent les débats

sur l’enseignement de l’histoire à l’école

québécoise dans le contexte de la Révolution

tranquille.

La question nationale au cœur des

humanités

Dès le début des années 1940, deux

visions de l’histoire nationale se dégagent d’un

débat historiographique qui oppose les

partisans de la Conquête providentielle aux

tenants d’un nationalisme canadien-français

affirmé. Personnifié par une polémique entre

les historiens Arthur Maheux et Lionel

Groulx1, l’antagonisme prend aussi la forme

1 Arthur Maheux, « Pourquoi sommes-nous divisés ? » et Lionel Groulx, « Pourquoi nous sommes divisés », dans Éric Bédard et Julien Goyette (dir.), Parole

d’un débat public autour de la question des

manuels scolaires. Le projet d’un manuel

unique pour tout le Canada, un idéal mis de

l’avant pour la première fois à la fin du XIXe

siècle, refait effectivement surface dans

l’après-guerre. À cette époque, un comité

d’étude sur les manuels d’histoire du Canada

est mis sur pied par la Canada and Newfoundland

Education Association2 dans le but de « réétudier

les manuels en fonction de l’unité nationale, et

de proposer qu’on les rédige en

conséquence3 ». La revue L’Action nationale,

qui portait déjà attention à ces questions,

consacre l’entièreté de son numéro de mai

1950 à un débat polarisé : « Pour ou contre le

manuel unique d’histoire du Canada ? »

Globalement, l’idée est rejetée en bloc par les

contributeurs.

Les différentes conceptions de la

nation s’affrontent également dans le champ

politique. Instituée en 1953 à la suite de

pressions exercées par la Chambre de commerce de

Montréal afin d’étudier plus spécifiquement « le

problème de la répartition des impôts au sein

de l’État canadien4 », la Commission royale

d’enquête sur les problèmes constitutionnels met en

relief les préoccupations du jour en matière

d’éducation. Signe que l’enseignement

constitue une question importante en lien

avec les enjeux nationaux, 140 des 260

mémoires déposés traitent en tout ou en

d’historiens : anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 105-109 et p. 111-114. 2 L’association est alors présidée par Arthur Maheux. 3 « Pour ou contre le manuel unique d’histoire du Canada ? », L’Action nationale, vol. 35, no 5, mai 1950, p. 338. 4 Dominique Foisy-Geoffroy, « Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 60, no 3, hiver 2007, p. 258.

13

partie des problèmes qui y sont liés5. Dans ce

contexte, la commission en arrive à la

conclusion qu’en raison de sa complexité et de

son importance, la question éducative

nécessite une analyse encore plus détaillée et

qu’un organisme devrait être mandaté pour

accomplir une telle tâche. Or, le rapport est

rapidement enterré par le gouvernement de

Maurice Duplessis avant d’être repris par Jean

Lesage lors de la campagne électorale de 1960.

L’idée d’une vaste enquête sur le réseau

éducatif n’est donc pas nouvelle. La question

nationale va seulement en exacerber la

nécessité.

Si l’interprétation du récit national est

l’objet d’inexorables débats, qu’en est-il de la

place de l’histoire à l’école ? Nicole Gagnon

analyse la place des humanités dans

l’enseignement en caractérisant l’évolution de

la conception de l’humanisme qui se dégage

de la revue L’Enseignement secondaire, organe des

maisons d’enseignement affiliées aux

Universités Laval et de Montréal6. Elle y

constate que de 1915 à 1930, les humanités

gréco-latines, en favorisant l’art de bien

penser, la recherche de l’équilibre et l’unité de

la personne, visent à la fois à éduquer et à

instruire. Selon cette conception, aussi

exprimée par l’Évêque de Rimouski Mgr

Courchesne dans Nos humanités (1927), c’est la

religion qui permet l’unité de l’être humain.

De 1930 à 1950 se met en place un système

plus nationaliste, où l’histoire devient une

discipline fondamentale. L’étude des

5 Arthur Tremblay, Annexe 4. Commission Royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels : Contribution à l’étude des problèmes et des besoins de l’enseignement dans la province de Québec, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1955, p. 4. 6 Nicole Gagnon, « L’idéologie humaniste dans la revue L’Enseignement secondaire », Recherches sociographiques, vol. 4, no 2, 1963, p. 167-200.

civilisations grecque et latine est justifiée

surtout par la tradition humaniste. L’histoire

du Canada, la littérature et le latin sont alors

sur un pied d’égalité. Gagnon constate que

cette première brèche faite au concept

d’humanisme est amorcée par une

déconstruction découlant du besoin de revoir

le curriculum pour y ajouter plus de sciences

et de mathématiques. Il serait d’ailleurs

intéressant de vérifier si la revue témoigne de

l’influence du discours nationaliste de l’abbé et

historien Lionel Groulx. Finalement, la

laïcisation graduelle des institutions

d’enseignement au cours de la décennie 1950,

perceptible dans le nombre croissant de laïcs

qui y œuvrent, se répercute au sein de la

revue. La conception de l’humanisme éclate et

devient multiple. Une tendance se dégage tout

de même : la volonté de refonder

l’humanisme en se tournant résolument vers

l’avenir. Ces « humanités modernes » se

caractérisent par l’ouverture sur le monde et

cherchent à se définir selon le critère

d’unification des idées de progrès et de

tradition, de culture et de civilisation. Au

cours de cette période, la place des humanités

dans le système éducatif subit donc des

transformations qui auront un impact

significatif sur le rôle joué par la discipline

historique dans la formation de l’humain. Les

travaux de la commission Parent seront

imprégnés de ce nouvel humanisme.

Entrer dans la modernité

Après l’élection des Libéraux, la

commission Parent amorce son travail en

1961 avec pour mandat de « faire rapport de

ses constatations et opinions et soumettre ses

recommandations quant aux mesures à

prendre pour assurer le progrès de

14

l’enseignement dans la province7 ». La mission

s’inscrit dans le double cadre de « l’entrée

dans la modernité » et de la réponse à donner

face à la « crise de l’enseignement ». La notion

de progrès galvanise alors l’esprit des

commissaires : « Pour que la civilisation

moderne progresse, ce qui est pour elle une

condition de survie, il est devenu nécessaire

que tous les citoyens sans exception reçoivent

une instruction convenable et que le grand

nombre bénéficie d’un enseignement

avancé8. » Les commissaires indiquent que

pour progresser, l’enseignement « doit puiser à

la tradition des Anciens et s’inspirer de la

science moderne9 ». Invoquant les principes

de la Déclaration universelle des droits de l’homme et

de la Déclaration des droits de l’enfant, le groupe

de travail justifie l’accessibilité universelle

comme un principe émanant de la modernité :

« [D]ans les sociétés modernes, le système

d’éducation poursuit une triple fin : donner à

chacun la possibilité de s’instruire ; rendre

accessibles à chacun les études les mieux

adaptées à ses aptitudes et à ses goûts ;

préparer l’individu à la vie en société10. »

Naviguant entre les exigences économiques et

les humanités classiques, refusant d’opposer

les formations professionnelles spécialisées et

générales, les membres de la Commission

recherchent avant tout une forme d’équilibre :

7 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Première partie : Les structures supérieures du système scolaire, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. VIII. 8 Ibid., p. 57. 9 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Deuxième partie : Les structures pédagogiques du système scolaire, A- Les structures et les niveaux de l’enseignement, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. 11. 10 Rapport Parent, Première partie : Les structures supérieures du système scolaire, ouvr. cité, p. 75.

Cette recherche d’un humanisme

élargi et diversifié en accord avec le

monde contemporain doit inspirer

programmes et éducateurs. […]

Chaque matière d’un programme

peut déboucher sur l’homme ou sur

le monde, ou bien peut être

approfondie pour elle-même et

devenir en soi un univers. […] La

spécialisation s’appuie sur la culture

générale, qu’elle enrichit et

approfondit en retour. Plutôt qu’une

opposition factice, c’est une

complémentarité qu’il faut voir et

rechercher11.

L’histoire

Le rapport présente l’histoire comme

une discipline de l’esprit, ce qui la met en

phase avec la volonté d’universalisme

exprimée dans le régime pédagogique

proposé. Toutefois, la discipline historique ne

figure pas parmi les cours suggérés pour

constituer le tronc commun de formation :

« langue maternelle, langue seconde, éducation

physique et philosophie12 ». Le rôle réservé à

l’histoire se limite à celui de spécialité des

sciences de l’homme ou, pour ceux qui

désirent poursuivre des études supérieures, à

un cours d’histoire de la pensée

philosophique. Dans ce contexte, une valeur

particulière est tout de même accordée à

l’histoire. Voyons de quelle façon le rapport

Parent fait l’éloge de l’histoire comme moyen

de former le citoyen :

L’histoire des peuples, de leurs

patients efforts, de leurs luttes et

11 Rapport Parent, Deuxième partie : Les structures pédagogiques du système scolaire, A- Les structures et les niveaux de l’enseignement, ouvr. cité, p. 11. 12 Ibid., p. 165.

15

de leurs querelles, de leurs

ambitions et de leurs entreprises

est propre à inspirer à chacun le

sentiment de son appartenance à

la race humaine, de sa

participation à cette commune

aventure et le désir de collaborer à

cette marche en avant […] Celui

qui se penche sur le passé de son

propre pays y retrouve une partie

de ses racines collectives et

personnelles, une explication des

phénomènes sociaux et politiques

qui continuent de l’englober dans

leur mouvement, des motifs de

fierté ou de regret, un désir de

contribuer au destin collectif ;

cette curiosité, cette compassion

ou cette admiration envers les

générations disparues peuvent

aussi se transformer chez certains

en valeurs actives et généreuses13.

Bien que les commissaires soulignent l’utilité

des notions de lutte et de querelle pour

susciter le sentiment d’appartenance

nécessaire à l’action et au progrès collectif, ils

cherchent aussi à réduire le cloisonnement

identitaire des catholiques et des protestants.

Effectivement, ils suggèrent que « les faits et

les textes historiques fondamentaux » soient

les mêmes pour les deux groupes. On ne

manque d’ailleurs pas de remarquer que du

côté anglophone, les mêmes manuels

d’histoire du Canada sont utilisés chez les

13 Alphonse-Marie Parent (prés.), Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Deuxième partie -suite- : Les structures pédagogiques du système scolaire, B- Les programmes d’études et les services éducatifs, Québec, Gouvernement de la province de Québec, 1963, p. 146.

catholiques comme chez les protestants14.

Cependant, l’histoire enseignée devrait tout de

même être celle d’une société moderne, c’est-

à-dire scientifiquement élaborée et

rigoureusement objective, neutre et ouverte

sur la pluralité des points de vue. On notera le

paradoxe : d’un côté on admet que la

connaissance des tensions historiques est

partie intégrante de la construction identitaire

des peuples; de l’autre on souhaite un

« enseignement de l’histoire plus riche, plus

diversifié, mieux appuyé sur le développement

et le progrès des sociétés que sur

l’énumération de leurs querelles15 ».

L’ambiguïté du rapport Parent trouve

en partie son origine dans le paradigme de la

modernité. L’idéal de neutralité est bien

présent, mais le discours est fortement

imprégné de l’idée de progrès. Afin de

favoriser l’essor d’une histoire scientifique et

moderne, la collaboration des historiens est

escomptée : « [I]l est urgent de soumettre les

manuels en usage à un comité d’historiens qui

en fera l’examen du point de vue de

l’exactitude de l’information16. » Les auteurs

espèrent voir naître des classes-laboratoires où

la recherche prendrait le pas sur l’histoire

narrée des livres scolaires. Cependant, devant

les défis qu’un tel changement représente, ils

recommandent plutôt l’élaboration de

nouveaux manuels et précisent que des outils

didactiques télévisuels pourraient être

développés « sous la direction de bons

historiens17 ».

14 Ibid., p. 149. 15 Ibid., p. 150. 16 Ibid. 17 Ibid.

16

Avant que ne soient diffusés les

nouveaux programmes d’histoire, le tout

nouveau ministère de l’Éducation (1964)

confiait à l’historien Denis Vaugeois le

mandat de revoir ceux-ci. Il en résulte

quelques documents, notamment un guide

pédagogique dont l’intitulé La civilisation

française et catholique au Canada laisse entrevoir

la couleur nationaliste18. Lionel Groulx le

commente en ces termes : « [L]e titre seul dit

déjà quelque chose. […] Il y a donc, en ce

programme, les éléments d’un excellent

manuel d’Histoire canadienne-française19. »

Malgré l’enthousiasme du chanoine, ces lignes

directrices semblent avoir eu un impact plutôt

limité sur le programme réformé de 1970, qui

se voit d’ailleurs immédiatement récusé par la

Société des professeurs d’histoire du Québec

(SPHQ). Ainsi, la société fondée en 1962

« deviendra un des moteurs importants dans la

montée aux barricades contre ce programme,

notamment lors des états généraux sur

l’enseignement de l’histoire en mai 197120 ».

On accuse alors le programme de véhiculer

une perspective fédéraliste de l’histoire.

Comme toujours, l’enjeu national est au centre

des préoccupations.

*

L’héritage des travaux de la

commission Parent, c’est bien sûr la

démocratisation du système d’éducation, mais

18 Denis Vaugeois, La civilisation française et catholique au

Canada – Cours général et scientifique - 11e année. Guide à l’intention des maîtres pour l’année 1966/1967, Québec, Ministère de l’Éducation. Direction générale des programmes et des examens, 1966, non paginé. 19 Lionel Groulx et al., « Le Bas-Canada et les imprimés (1809-1810) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 20, no 4, mars 1967, p. 565. 20 Daniel Moreau, « Les réformes de l’histoire nationale,

du rapport Parent au rapport Lacoursière », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, no 3, printemps 2006, p. 37.

aussi le souci d’allier les traditions aux

impératifs du présent et de répondre, par

l’éducation, aux exigences du monde

moderne. Dans le domaine de l’enseignement

de l’histoire, les enjeux pédagogiques

s’imposent de plus en plus, sans pour autant

réussir à détourner le regard des acteurs de la

question constitutionnelle. Malgré la création

d’un réseau de commissions scolaires

confessionnelles, le clergé catholique perd son

hégémonie sur le système scolaire. Déjà lié

aux sensibilités nationales, l’enseignement de

l’histoire continue d’être une question

éminemment politique puisqu’à l’instar de

l’ensemble du système éducatif, il relève

désormais de l’État. Au cours de la décennie

1960, les historiens sont encore au cœur de

l’élaboration des contenus, mais la didactique

de l’histoire, en pleine effervescence, est

appelée à jouer un rôle de plus en plus grand.

La lutte pour la mainmise sur le récit national

se déplace ainsi sur un nouveau terrain et met

en scène de nouveaux acteurs.

17

L’impact du Goulag sous le régime

soviétique pendant la Seconde Guerre

mondiale

Par François Lafond Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR

Le camp de prisonniers s’est imposé à

de multiples occasions dans l’histoire

européenne contemporaine aux XIXe et XXe

siècles. Principalement utilisé comme outil de

répression politique, le camp de prisonniers

s’est actualisé de différentes façons : le camp

de travail forcé, le camp d’internement et le

camp d’extermination en Allemagne nazi. En

URSS, les camps de prisonniers commencent

dans la Russie tsariste de Nicolas II et se

poursuivent à travers le règne de Lénine. Ils se

sont « perfectionnés » ensuite sous le règne de

Staline, de 1928 à 1953, pour devenir le

système de camps de travail connu sous

l’acronyme de Goulag, « Glavnoe OUpravlenie

LAGuereï, soit Direction générale des camps.

Avec le temps, il en est venu à désigner non

seulement l’administration des camps, mais

aussi le système soviétique de travail forcé

dans toute la diversité de ses formes1. »

Lorsque la Russie et l’Allemagne entrent en

guerre au début des années 40, Staline doit

consolider son régime pour être en mesure de

mener la Guerre patriotique. Quel rôle le

Goulag a-t-il joué sur les plans politique et

économique de l’URSS durant la guerre ? Cet

article propose d’examiner la question en

abordant, d’une part, la fonction économique

du Goulag dans l’effort de guerre et, d’autre

part, ses impacts sociopolitiques.

1 Anne Applebaum, Goulag : une histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2005, p. 11.

LE RÔLE ÉCONOMIQUE DU GOULAG DANS

L’EFFORT DE GUERRE

Le renforcement des effectifs militaires

Les chiffres révélés par les différentes

archives disponibles en Russie rendent

compte du rôle du Goulag dans l’économie de

la Russie soviétique pendant la Seconde

Guerre mondiale. Comme le souligne Jean-

Jacques Marie, « la participation du Goulag à

l’effort de guerre pendant quatre ans privilégie

sa fonction économique, sans jamais

abandonner sa fonction répressive2 ». Une des

façons de faire privilégiées pour y arriver est

de transférer plusieurs détenus sur le front de

l’Armée Rouge. Selon Nassedkine, cité par

Marie, le Goulag russe fournit pendant la

Guerre patriotique « "975 000 individus […] à

la disposition de l’Armée rouge" plus 117 000

membres de l’encadrement des camps3 ». On

remarque que ce rôle de renforcement des

effectifs militaires est rempli non seulement

par les détenus des camps du Goulag, mais

aussi par son personnel d’encadrement. Dès le

début de la guerre, le Commissaire du Peuple

de l’Intérieur, Lavrenti Pavlovitch Beria,

compte utiliser le Goulag à des fins

économiques répressives pour la Guerre

patriotique contre les Allemands. En effet, « le

22 juin 1941, Beria envoie une circulaire

urgente décrétant la loi martiale pour les

détenus et les gardes […] les maintenant au

goulag sine die et interdisant de libérer avant la

fin de la guerre tout condamné […]

politique4 ». Cet acte décrété par Beria

démontre qu’en contenant les détenus et les

2 Jean-Jacques Marie, Le Goulag, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1999, p. 80. 3 Nassedkine cité dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 81. 4 Ibid., p. 78.

18

gardes à l’intérieur des camps du Goulag, le

gouvernement soviétique détient une certaine

force d’action économique et militaire qu’il

peut mobiliser au besoin tout au long du

conflit.

Le rôle du Goulag dans l’économie

industrielle

En dépit de cet apport militaire

important, force est de constater que la

participation du Goulag à l’effort de guerre

soviétique n’est pas majeure sur le plan

économique. Si le Goulag fournit des soldats,

il participe assez marginalement à la

production d’armement, de munitions et de

véhicules. Comme le souligne Marie, « le

Goulag, en dehors de quelques petites

dizaines de milliers de détenus affectés aux

usines métallurgiques, n’a pas participé à la

fabrication de tanks, avions, automitrailleuses,

pièces d’artillerie5 ». Même si plusieurs détenus

sont quand même affectés aux usines de

production militaire, la majeure partie de la

production d’armes, de munitions et de

véhicules de guerre revient aux industries

soviétiques. Ce manque de productivité peut

s’expliquer en partie à cause de la mauvaise

santé des détenus qui, selon Beria, étaient

«"faibles et inaptes à un travail plein temps"6 ».

Mis à part leur participation dans le

renforcement des troupes de l’Armée Rouge

sur le front de guerre russe, les camps du

Goulag sont impliqués surtout dans la

production économique de plusieurs secteurs

industriels, notamment dans la production

d’infrastructures. Les détenus participent entre

autres à la construction de canaux, comme

5 Ibid., p. 84. 6 Lavrenti Beria cité dans Nicolas Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L’Histoire, no 169, septembre 1993, p. 42.

celui de la Volga. Le plan économique de

Beria implique de nombreux détenus de

différentes catégories. Dans son ouvrage,

Marie mentionne que le Goulag « affecta plus

de 170 000 déportés […] 288 000 travailleurs

libres et 400 000 prisonniers de guerre à la

construction de lignes de chemin de fer,

d’aérodromes et de voies de communication, à

la coupe de bois, dans les chantiers, mines et

usines métallurgiques7 ».

Dès le début du conflit entre les

soviétiques et les nazis en 1941, le Goulag et

les industries sont relocalisés vers la partie

orientale du pays pour éviter que l’Allemagne

ne les prenne durant leur invasion. Cette

relocalisation « entraîna le déménagement

d’une grande partie du Goulag, avec 27 camps

et 210 colonies (un total de 750 000

prisonniers)8 ». Toute cette opération est bien

évidemment supervisée par le Narodnii

Komissariat Vnoutrennikh Diél9, qui organise la

production économique des détenus du

Goulag selon les directives émises par le

Commissariat. À cet effet, Edwin Bacon

mentionne dans son article qu’« entre 1941 et

1944, plus de 2 millions de prisonniers

travaillaient dans le secteur de la construction

dirigé par le NKVD10 ». Mais la contribution

des détenus du Goulag mobilisés pour

l’économie de guerre ne s’arrête pas là. La

plupart du temps, le NKVD envoie des

7 Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 83. 8 Edwin Bacon, « L’importance du travail forcé dans l’Union soviétique de Staline », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 23, nos 2-3, 1992, p. 244. 9 Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures en français. Police politique s’occupant de la gestion du Goulag et des affaires politiques en URSS Cet organisme regroupe l’ancienne police d’État, le Guépéou, et le Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures (NKVD), reprenant ainsi cet acronyme. 10 Edwin Bacon, «L’importance du travail forcé», art. cité, p. 245.

19

détenus aux industries qui ont besoin de

main-d’œuvre pour leur production. Ainsi,

selon Bacon « les détenus du Goulag

travaillaient pour d’autres organisations, […]

soit 40 000 dans la métallurgie, 39 000 dans

les manufactures d’armement et de munitions,

20 000 dans l’industrie aéronautique et de

construction de chars, 15 000 dans l’industrie

du charbon et du pétrole, 10 000 dans

l’industrie électrique, et 10 000 dans la

production du bois11 ».

Par contre, les nombreux historiens et

spécialistes qui se sont penchés sur le rôle

économique du Goulag ne s’entendent pas sur

son importance. Selon l’interprétation qu’ils

donnent aux archives concernant les camps et

leurs différents effectifs, certains concluent à

un apport majeur alors que d’autres

soutiennent que le Goulag n’a eu qu’un

impact marginal. En effet, si on compare le

taux de production des entreprises et des

travailleurs non reliés au Goulag, force est de

constater qu’il est nettement supérieur à celui

des camps de travail forcé. Dans son ouvrage,

Marie soutient la thèse d’une productivité

relative, c’est-à-dire d’une force de production

importante sans toutefois être vitale. Il

explique la situation notamment par la

mauvaise condition des détenus et des camps

du Goulag, et il cite l’économiste Naoum

Jasny qui, en 1951, « insistait […] sur la

productivité des détenus très inférieure à celle

des travailleurs libres "dans une certaine

mesure en raison d’une moindre

mécanisation, dans une large mesure en raison

du défaut d’adaptation et du fait qu’il s’agit de

travail forcé"12 ».

11 Ibid., p. 246-247. 12 Naoum Jasny cité dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 105.

Comme les camps du Goulag doivent

être autonomes et ne rien coûter à l’État

soviétique, la mécanisation est moindre, voire

quasi inexistante. C’est la même chose pour

l’entretien et la santé des individus dans les

camps. Dans son plan économique énoncé au

début de la guerre, Beria souhaite d’ailleurs

réaménager l’organisation des camps, dont il

déplore l’inefficacité. Des travailleurs en

mauvaise santé qui exécutent un travail forcé

sont évidemment moins productifs. À ce

propos, Nicolas Werth et Gael Moullec

soutiennent que « mal nourri, mal soigné,

maltraité, le prisonnier n’est pas physiquement

apte au travail. Les coûts sont faibles, la

productivité l’est aussi13 ».

L’IMPACT POLITIQUE DU SYSTÈME DE

CAMPS DE TRAVAIL FORCÉ

L’organisation des camps de travail

Le système des camps de travail forcé

du Goulag possède une organisation de camps

tous interreliés qui couvrent la majeure partie

du territoire soviétique. Lorsque l’URSS entre

en guerre contre l’Allemagne, Beria, le

Commissaire du Peuple à l’Intérieur, lance son

plan économique, qui touche autant l’industrie

russe que les camps du Goulag. Les objectifs

du Commissaire visent une meilleure

productivité pour les camps et les détenus du

Goulag. Mais surtout, le Goulag sert d’outil de

répression politique.

Un idéal d’administration et de

production est alors établi. Mais selon

Applebaum, « en principe, chaque aspect de la

vie du camp était conçu pour améliorer les

chiffres de production. […] En pratique […]

[m]algré la visite régulière d’inspecteurs

13 Nicolas Werth et Gael Moullec cités dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 109.

20

moscovites, souvent suivie de réprimandes et

de lettres furieuses du centre, rares étaient les

camps à la hauteur du modèle théorique14 ».

Si, comme on l’a vu, la mauvaise santé vient

diminuer le rendement des détenus, la

corruption des gardiens des camps et

l’insubordination des détenus ne sont pas non

plus étrangères aux problèmes de productivité

des Goulag.

Spatialement, les camps de travail

forcé sont organisés presque tous sur le même

modèle. Dans son ouvrage, Applebaum décrit

ainsi la composition des bâtiments d’un

camp :

toute une série de bâtisses de bois

primitives, impossibles à distinguer si

ce n’est par les légendes, indiquant

l’une une «cellule de châtiment»,

l’autre une «salle à manger». Au

centre du camp, près du portail, se

trouvait généralement une grande

place d’appel à découvert où l’on

comptait les prisonniers deux fois

par jour. Il y avait également les

baraques des gardiens et de

l’administration, elles aussi en bois,

juste devant la porte principale15.

Avec le nombre d’heures de sommeil, de

travail et de repas étroitement surveillé, on

remarque que le camp contribue à faire de la

répression politique de masse afin de

consolider le pouvoir du régime stalinien. Les

chiffres révélés sur le Goulag démontrent une

forte entrée de prisonniers dans les camps

durant les années 30 et 40. Comme le souligne

Werth, « ainsi, pour les années 1934-1947, le

14 Anne Applebaum, Goulag : une histoire, ouvr. cité, p. 328. 15 Ibid.

nombre cumulé des entrées atteint 10,4

millions de personnes […]. En extrapolant ce

chiffre […] on obtient un nombre cumulé

d’environ 15 millions de personnes sur

quatorze ans16. » Cette période correspond à la

Grande Terreur de 1938 et à la Seconde

Guerre mondiale : deux périodes durant

lesquelles Staline tente à tout prix de

consolider son pouvoir et son autorité sur la

société russe.

Répercussions du système de camps de

travail

On peut donc soutenir que le Goulag

durant la Seconde Guerre mondiale contribue

d’une certaine façon à l’économie de guerre,

mais sa fonction principale reste la répression

politique envers les minorités ethniques, mais

surtout envers ceux qu’on qualifie

d’« opposants au régime ». L’une des

premières manifestations de cet appareil

répressif est la suppression encore plus

poussée des libertés. Applebaum mentionne

que « la vie se fit plus dure au fil de la guerre.

De nouvelles lois allongèrent la journée de

travail. Le refus de travailler n’était plus

simplement illégal : c’était un acte de

trahison17 ». Sous Staline, il est plutôt facile

d’être accusé de trahison envers le régime.

Mais avec ce nouveau décret promulgué par

Beria en 1941, de simples actes de refus

exposent à de sérieuses accusations, et la peur

d’être envoyé au Goulag démontre bien

l’efficacité du système répressif mis en place à

l’époque.

Cet élargissement des motifs pouvant

mener à une accusation de trahison touche

16 Nicolas Werth et Gael Moullec cités dans Jean-Jacques Marie, Le Goulag, ouvr. cité, p. 41-42. 17 Anne Applebaum, Goulag: une histoire, ouvr. cité, p. 669.

21

dans un premier temps 17 000 prisonniers18.

Par la suite, ces nouvelles lois s’appliquent

non seulement aux détenus du Goulag, mais

aussi à tous les travailleurs de la Russie. Ainsi,

produire des biens de mauvaise qualité est

considéré comme étant du « sabotage de

guerre19 ». Non seulement le NKVD veut

s’assurer que l’économie de guerre fonctionne

au maximum, mais il veut aussi assurer son

contrôle politique sur la population pour

supprimer tout élément nuisible à la Guerre

patriotique.

De plus, la gestion politique plus

rigoureuse des camps de travail forcé durant la

guerre cause de nombreux décès dans le pays.

Le manque d’entretien des camps et la santé

déplorable des détenus y sont forcément pour

beaucoup, mais il ne faut pas penser que le

gouvernement soviétique ne s’en préoccupe

pas. En 1943, Beria constate l’état des camps

et tente de remédier à la situation en créant un

fonds alimentaires pour les détenus. Grâce à

ce fond, la situation alimentaire des détenus

s’améliore quand l’Union soviétique reprend

le dessus sur les nazis. Par contre, selon

Applebaum, « même avec ces rations

supplémentaires les normes alimentaires

étaient d’un tiers plus pauvre en calorie que

les rations de la fin des années 193020».

La contribution du Goulag à

l’économie de guerre de l’Union soviétique et

l’utilisation de ce système comme outil de

domination politique de l’URSS par Staline est

indéniable. Avec les données d’archives

aujourd’hui révélées et notre connaissance

plus critique du régime soviétique, on

remarque facilement que le concept de camps

18 Ibid., p. 668. 19 Ibid., p. 671. 20 Ibid., p. 670.

de travail est passé à un autre niveau sous les

bolchéviques, particulièrement sous Staline.

La Direction générale des camps est placée

sous la juridiction du Guépéou et ensuite du

NKVD durant la guerre. C’est une

administration relevant du Commissariat du

Peuple à l’Intérieur qui chapeaute ce système.

Pendant la guerre, le Goulag,

quoiqu’assez marginal dans la production

économique du pays, contribue néanmoins à

l’effort de guerre par l’envoi massif de détenus

dans les rangs de l’Armée Rouge. De plus, le

Goulag fait sa part dans la production

économique en envoyant des détenus

travailler en usine pour renflouer le personnel

des industries et en faisant construire des

routes, des canaux et des infrastructures dans

les régions où sont situés les camps. Mais le

Goulag se démarque surtout par sa fonction

répressive puisque les libertés des détenus,

déjà plutôt limitées, le sont encore plus durant

la guerre. De plus, la mauvaise santé et le

climat de travail forcé dans lequel sont

maintenus les détenus contribuent à cette

fonction répressive.

Totalitarisme et religion séculière

Par Clovis Roussy Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR

En tant qu’expérience politique, le

totalitarisme est une réalité propre au XXe

siècle. Ce caractère exceptionnel complique

toutes les tentatives de caractériser et de

conceptualiser les régimes totalitaires. Parmi

les théories les plus ambitieuses créées à cette

fin se trouve celle de religion séculière,

expression forgée par Raymond Aron en 1944

mais qui trouve son origine notamment chez

Eric Voegelin qui, dans Les Religions politiques,

publié en 1938, mettait pour la première fois

en évidence le caractère religieux des

idéologies totalitaires et des régimes politiques

correspondants. Depuis, plusieurs auteurs ont

repris cette comparaison entre totalitarisme et

religion, tentant d’en dégager un modèle utile,

susceptible d’éclairer la nature profonde du

totalitarisme et sa place dans l’histoire des

doctrines et des idéologies. Si le parallèle entre

totalitarisme et religion a été couramment

utilisé pour discréditer, tour à tour, les régimes

totalitaires et les religions organisées en

soulignant la parenté de leurs aspects les plus

déplaisants, le concept de religion séculière

vaut néanmoins la peine d’être creusé, car il

vient jeter une lumière nouvelle sur les

moyens par lesquels s’établit et s’exerce le

pouvoir totalitaire. Avant toute chose, il est

nécessaire de disséquer le terme lui-même et

d’en proposer une définition utile, car il

contient un paradoxe intrinsèque qu’il

convient d’expliciter. Ensuite, il nous faut

aborder les éléments religieux dans le contenu

des doctrines totalitaires d’une part et dans

l’exercice du pouvoir totalitaire d’autre part, et

voir dans quelle mesure ces parentés peuvent

nous permettre de qualifier le totalitarisme de

« religion séculière ».

Religion et sécularité

Le concept de religion séculière n’est

pas d’un usage facile, car il recèle une

contradiction dans les termes. En effet, le

terme sécularisation renvoie le plus souvent à

la séparation entre l’Église et l’État, ou du

moins à la soustraction d’institutions à

l’influence de la religion. Il peut également

signifier l’évacuation des références

religieuses. Par conséquent, le concept de

religion séculière est paradoxal: comment une

religion pourrait-elle être séculière, alors que la

sécularisation signifie l’exclusion de la

religion ? Ce paradoxe repose en fait sur les

différents sens qu’il est possible d’attribuer au

mot religion. Pour saisir ce qu’entendaient les

auteurs ayant utilisé l’expression « religion

séculière », il nous faut déterminer tout

d’abord le sens qu’ils donnaient au premier

terme : faisaient-ils référence à un ensemble

de croyances et de pratiques, un modèle

conceptuel de la religion en tant que

phénomène social, un mode de pensée

religieux, ou encore à certaines

caractéristiques de la religion en tant

qu’institution ? Qu’est-ce qui dans la religion

leur a paru digne d’une comparaison avec les

régimes totalitaires ?

Comme le mentionne Jean-Pierre

Sironneau dans Sécularisation et religions

politiques, l’expression « religion séculière » est

« suggestive dans la mesure où elle postule

l’existence de phénomènes religieux en-dehors

des grandes religions traditionnelles1 ».

Autrement dit, elle nous amène à postuler la

1 Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Paris, Mouton, 1982, p. 205.

23

possibilité de la religion en-dehors des

religions. Cette formulation a le mérite de

nous amener à distinguer les différents sens

possibles du mot religion: il peut désigner

d’une part la pensée religieuse, commune à

toutes les sociétés, qui s’exprime au travers de

croyances et de pratiques ayant trait au

surnaturel, au sacré ou au divin, et d’autre part

les institutions temporelles qui ont systématisé

ces croyances et ces pratiques au moyen de

l’établissement de doctrines et d’organisations

sociales.

Dans son article « The Concepts of

"Religion", "Political Religion" and the Study of

Nazism », Stanley Stowers s’attaque aux

auteurs ayant décrit le nazisme comme une

religion politique (terme précurseur de celui

de religion séculière, qui possède un sens

analogue) en critiquant la conception de la

religion à laquelle cette théorie fait appel2.

Selon lui, le recours à l’expression religion

politique pour décrire le nazisme fait référence

à une idée très superficielle de la religion, qui

ne constitue pas une définition opérationnelle

et univoque. Stowers propose sa propre

définition, telle qu’elle pourrait être utilisée

pour la classification de la religion dans les

sciences sociales contemporaines: les religions

sont « des ensembles de pratiques, propres à

des populations humaines particulières

(culture, société, ethnie, groupe, etc.) qui

impliquent la participation imaginée de dieux

ou autres entités non-observables dans ces

pratiques et ces formations sociales, et qui se

déclinent en plusieurs types de représentations

anthropomorphiques du monde3 ». Dans cette

2 Stanley Stowers, « The Concepts of Religion, Political Religion and the Study of Nazism », Journal of Contemporary History, vol. 42, no 1, janvier 2007, p. 9-24. 3 Stanley Stowers, « The Concepts of Religion », art. cité, p. 15.

optique, l’idée de religion séculière appliquée

au nazisme perd tout son sens. C’est pourquoi

toute définition rigoureuse du terme

« religion » interdit son emploi pour

caractériser le régime nazi. En outre, ce travail

de clarification met en évidence le fait que les

auteurs ayant eu recours à l’expression

« religion séculière » faisaient surtout

spécifiquement référence à certains aspects du

christianisme qui représentait leur idée de la

religion par excellence, et non au phénomène

religieux au sens anthropologique du terme,

qui recouvre une grande diversité de pratiques

et de croyances n’ayant souvent rien à voir

avec le christianisme. C’est un biais qu’il nous

faut garder en tête pour comprendre la valeur

de leurs observations.

L’approche de Stowers, bien que

nécessaire à la bonne compréhension de la

problématique, paraît toutefois un peu étroite

dans la mesure où elle considère que l’emploi

de l’expression religion séculière implique

nécessairement la volonté de définir le

totalitarisme comme une religion au sens

propre du terme. Or, l’impossibilité de le faire

n’invalide pas la comparaison fort pertinente

qui a été établie par différents auteurs entre

certains aspects des religions organisées et le

totalitarisme en tant que régime politique. À

tout le moins, Stowers nous met en garde

contre l’utilisation trop légère d’une

expression équivoque, mais il commet l’erreur

de s’intéresser exclusivement au contenu des

doctrines religieuses plutôt qu’à la forme et

aux fonctions des religions traditionnelles. En

effet, indépendamment du contenu doctrinal

ou idéologique, il est possible d’étudier les

aspects formels ou fonctionnels de la religion

et du totalitarisme, et de mettre en évidence

les parentés qu’ils entretiennent en tant

24

qu’institutions et systèmes organisés. Ainsi,

l’impossibilité d’appliquer la définition stricte

de la religion au totalitarisme n’invalide pas

toute tentative d’établir une comparaison

entre leurs aspects externes, relatifs à leur

fonctionnement, leur structure, et à l’exercice

de leur pouvoir.

C’est précisément cette approche

structurelle et fonctionnaliste qui est mise de

l’avant par la plupart des théoriciens de la

religion séculière. Les régimes totalitaires, à

l’instar des religions, proposent une idéologie

unique et exclusive, laquelle, même si elle ne

répond pas aux critères de définition des

doctrines religieuses, semble avoir rempli des

fonctions sociales similaires. Ils procèdent de

certaines conceptions héritées de la pensée

religieuse, débarrassées de leur contenu

transcendantal et de leurs références au divin.

C’est dans ce sens qu’il faut comprendre

l’expression religion séculière, qui présente les

régimes totalitaires comme des systèmes

politiques, donc séculiers, entretenant des

parentés formelles avec la religion.

Raymond Aron proposait en 1944

d’appeler religion séculière « les doctrines qui

prennent dans les âmes de nos contemporains

la place de la foi évanouie et situent ici-bas,

dans l’avenir lointain, le salut de l’humanité,

sous la forme d’un ordre social qui reste à

créer4 ». De cette formulation, on peut

dégager les caractéristiques de la religion

séculière telle que la conçoit Aron. Il s’agit

essentiellement d’un processus de

substitution: le totalitarisme constitue un

succédané de la religion qui en remplit les

fonctions sociales, en remplaçant le primat du

4 Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », La France libre, no 45, 15 juillet 1944, p. 210-217.

spirituel par le primat du politique5. Comme la

religion, le totalitarisme promet le salut de

l’humanité (ou d’une partie de l’humanité) et

l’avènement d’un ordre des choses idéal, mais

au lieu de situer celui-ci dans un autre monde

en ayant recours à des notions

transcendantales, il se donne pour projet de le

réaliser sur terre, dans un avenir historique,

par des moyens politiques destinés à

transformer radicalement la vie, la société et

l’être humain. Il s’agit donc essentiellement

d’un transfert de l’espérance religieuse,

auparavant tournée vers l’au-delà, vers un

objectif politique et un projet global pour

l’humanité.

Cette approche fonctionnaliste donne

un premier indice du sens qu’il nous faut

donner à la sécularisation telle qu’on l’entend

dans « religion séculière ». Le totalitarisme se

présenterait donc comme un régime politique

se proposant de concrétiser une certaine

vision d’un monde idéal en des temps

historiques, au moyen d’une récupération de

l’espérance religieuse, mise au service de

l’établissement d’un pouvoir absolu.

Le contenu religieux du nazisme

Dans son livre The Holy Reich : Nazi

conceptions of Christianity 1919-19456, publié en

2003, l’historien Richard Steigmann-Gall vient

à son tour remettre en question l’application

du concept de religion politique (political

religion) au nazisme en démontrant en quoi la

reconnaissance des racines chrétiennes du

national-socialisme est absolument nécessaire

5 François Bédarida, « Kérygme nazi et religion séculière », Esprit, nos 1-2, janvier-février 1996, p. 89-100. 6 Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich: Nazi conceptions of Christianity 1919-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 294 p.

25

à sa compréhension. En présentant le nazisme

comme une idéologie d’inspiration chrétienne,

qui se proposait de compléter la Réformation

protestante en Allemagne7, Steigmann-Gall en

déduit qu’il est impossible de décrire le

nazisme comme un succédané séculier de

religion, puisqu’il s’agit en réalité d’un

mouvement de nature profondément

religieuse. Il s’attaque spécifiquement aux

auteurs ayant cherché à voir dans le nazisme

une idéologie caractérisée par son

antichristianisme, et à « poser l’idée

nietzschéenne de la mort de Dieu comme le

moment d’origine du nazisme8 », présentant

ainsi celui-ci comme « une religion de

remplacement pour un christianisme

défunt9 ». Pour Steigmann-Gall, cette vision

est invalidée par la mise en évidence des

racines religieuses du nazisme: selon lui, le

concept de religion séculière n’est utile que

pour décrire des idéologies spécifiquement

non-chrétiennes ou anti-chrétiennes.

La thèse de Steigmann-Gall semble en

effet porter le coup de grâce à la définition de

la religion séculière que donnait Aron10.

Néanmoins, un affinement du concept de

sécularisation permet de tenir compte des

influences chrétiennes du national-socialisme

tout en sauvegardant la pertinence du concept

de religion séculière. Selon Milan Babik, en

effet, la clef permettant de réconcilier les

aspects séculier et chrétien du nazisme

tiendrait au fait que la sécularisation ne

signifie pas nécessairement déchristianisation,

7 Milan Babik, « Nazism as a Secular Religion », History and Theory, vol. 45, no 3, octobre 2006, p. 375. 8 Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich, ouvr. cité, p. 6-7. 9 Ibid. 10 Raymond Aron, « L’avenir des religions séculières », art. cit, p. 210-217.

mais également attribution d’une signification

historique, temporelle, voire scientifique ou

pseudo-scientifique à des conceptions

religieuses, bibliques ou théologiques11. Dans

le cas du nazisme, l’exemple de l’antisémitisme

saute aux yeux. Cette hostilité dirigée vers un

groupe défini par sa religion, que l’idéologie

nazie a cherché à fonder sur des bases

scientifiques, faisait appel aux nouvelles

références anthropologiques et biologiques

apparues dans la culture occidentale au XIXe

siècle. Mais l’idée va beaucoup plus loin. Une

idéologie totalitaire procède d’une lecture de

l’histoire évoluant vers un avenir désirable, un

état définitif à l’avènement duquel il faut

travailler. Ce postulat, qui a servi à justifier les

moyens pris par les régimes totalitaires pour

mener à bien leur projet politique, procède

d’une représentation linéaire et progressive de

l’histoire qui n’est en quelque sorte qu’une

version sécularisée de la conscience historique

judéo-chrétienne, tout entière dominée par la

Providence et tournée vers la rédemption

finale de l’humanité. Raymond Aron voyait

ainsi dans le marxisme ayant inspiré le

totalitarisme stalinien une pensée historique

d’essence religieuse : « Le prophétisme

marxiste […] est conforme au schéma typique

du prophétisme judéo-chrétien. Tout

prophétisme porte la condamnation de ce qui

est, dessine une image de ce qui doit être et

sera, choisit un individu ou un groupe pour

franchir l’espace qui sépare le présent indigne

de l’avenir rayonnant12. »

Alors que le prophétisme marxiste

était ouvertement athée et matérialiste, le

prophétisme nazi, pour sa part, trouve

11 Milan Babik, « Nazism as a Secular Religion », art. cité, p. 376. 12 Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Gallimard, 1968, p. 362.

26

directement référence dans le christianisme,

ou plus précisément dans une forme

sécularisée de christianisme. En ayant en tête

cette nouvelle définition de la sécularisation,

nous pouvons discerner en quoi le nazisme a

procédé à une relecture du christianisme, à la

lumière de son nationalisme extrémiste,

amalgamé aux thèses racistes. Ce nationalisme

raciste était toutefois incompatible avec

l’universalisme chrétien, qui transcende les

frontières entre les peuples et les nations, de

même qu’avec la notion de l’homme pécheur,

qui rejette sur toute l’humanité la

responsabilité du mal sur terre, incompatible

avec l’idéal du surhomme aryen13. En

s’appuyant sur l’anthropologie naissante du

XIXe siècle, le nazisme propose une

catégorisation de l’humanité en plusieurs

groupes distincts, permettant de stigmatiser

l’un d’eux, les juifs, et rejeter sur lui l’entière

responsabilité de la corruption du monde, en

s’appuyant sur un antisémitisme « sécularisé »,

c’est-à-dire fondé sur des thèses scientifiques.

Le nazisme résulterait donc d’un amalgame

culturel où concourent trois groupes de

références: d’abord celles du christianisme,

révisées par l’intégration des références

scientifiques et culturelles nouvelles du XIXe

siècle, dans le contexte particulier du

nationalisme allemand. Cette relecture, nous

l’appelons sécularisation, ou transformation

du christianisme en un projet politique.

*

La description des régimes totalitaires

en tant que religions séculières n’est pas sans

poser problème. Les multiples définitions

possibles des termes employés rendent très

malaisée toute tentative de caractériser ainsi

13 François Bédarida, « Kérygme nazi et religion séculière », art. cité, p. 89-100.

un phénomène aussi complexe que le

totalitarisme. L’expression elle-même est tout

sauf univoque et son emploi nécessite

beaucoup de nuances et de précautions.

Néanmoins, nous pouvons conclure que le

débat autour de l’utilisation du concept de

religion séculière a permis de mettre en

évidence des parentés entre les régimes et les

idéologies totalitaires et la religion organisée,

et ce, même s’il nous est impossible de décrire

le totalitarisme comme une religion au sens

strict du terme.

Ces parentés se déclinent ainsi: le

totalitarisme est un type de régime politique

qui, à l’instar des religions, repose sur une

doctrine exclusive et une représentation

globale du monde et de l’histoire, et

prophétise l’avènement d’un ordre des choses

idéal, conditionnel à une dévotion absolue. Si

la religion fait appel à des notions

transcendantales et à l’intervention d’êtres ou

d’entités surnaturelles, le totalitarisme, au

contraire, propose un projet politique destiné

à être réalisé ici-bas au moyen du pouvoir

absolu de l’État. Une piste de solution

consisterait peut-être à qualifier le

totalitarisme de régime politique cherchant à

atteindre ses objectifs au moyen d’un pouvoir

établi sur des bases semblables à celles de la

religion. Il est en outre révélateur de constater

que s’il n’est pas possible de faire cadrer le

totalitarisme avec une définition stricte de la

religion, la réciproque n’est pas absolument

vraie. Les critères d’identification du

totalitarisme, qui comportent généralement

une idéologie unique et exclusive, un parti au

pouvoir n’admettant pas l’opposition, un chef

suprême aux pouvoirs absolus, l’obtention de

la dévotion par la terreur, et l’abolition de la

distinction entre les sphères privée et

27

publique, ont été repris par certains auteurs

critiques de manière à décrire la religion de la

manière la plus déplaisante possible14. Si nous

laissons de côté l’aspect polémique de cette

démarche, elle doit au moins renforcer l’idée

que la parenté entre religion et totalitarisme

existe bel et bien, et qu’elle est observable

dans un sens comme dans l’autre. Le

problème restera entier tant que nous

n’aurons pas une compréhension plus claire

de ces deux phénomènes complexes que sont

la religion et le totalitarisme, encore mal

définis et regroupant une grande diversité de

cas particuliers. Il semble néanmoins évident,

à la lumière de ce qui précède, que

l’expression « religion séculière » garde sa

pertinence et son utilité dans toute entreprise

de conceptualisation du totalitarisme.

14 Christopher Hitchens, Dieu n’est pas grand : comment la religion empoisonne tout, Paris, Belfond, 2008, 321 p.

28

Refaire l’Italie de la gauche vers la

droite. Le parcours de Benito

Mussolini

Par Jonathan Vallée Étudiant au baccalauréat en histoire, UQAR

La biographie permet beaucoup

plus que de relater les principales

réalisations d’icônes du passé. Elle permet

également de comprendre une personne

en tenant compte de ses influences

sociales, psychologiques ou politiques.

L’histoire intellectuelle s’impose comme

une approche porteuse pour réaliser une

étude biographique. Différents exemples

en témoignent : le parcours de

Robespierre, du commencement de la

Convention jusqu’à la Grande Terreur, ou

bien Staline, de son entrée chez les

Bolcheviks jusqu’au moment où il met en

place son régime totalitaire. Dans cette

veine politique radicale, un autre

personnage issu du tumultueux XXe siècle

mérite notre attention : Benito Mussolini.

Les pages qui suivent retracent le parcours

politique et intellectuel de l’homme en

abordant tout d’abord son adolescence

socialiste pour ensuite s’attarder à sa prise

de pouvoir durant les années vingt,

moment de la concrétisation de la pensée

nationaliste radicale et totalitaire dans une

Italie profondément perturbée par les

suites de la Première Guerre mondiale.

Enfance et militarisme socialiste

Né le 29 juillet 1889, Benito

Amilcare Andrea Mussolini adhère, déjà

en 1902, à des idées socialistes radicales. Il

tient ses idées de son père, un socialiste

endurci, et il fraie dans des groupes

socialistes comme le Parti socialiste italien.

Il commence très jeune à publier dans des

journaux socialistes comme L’avenir du

travailleur et participe à des manifestations

organisées, ce qui lui vaut des démêlés

avec la justice. Lorsqu’il retourne dans sa

ville natale de Predappio en 1908, qu’il

avait quitté pour le travail et l’école, le

même scénario se répète. C’est pourquoi

Mussolini opte pour Trente comme

nouveau lieu de résidence. Il devient

secrétaire de la Chambre du travail de la

municipalité1, en plus de devenir, durant

quelques années, directeur de différents

périodiques, notamment L’avenir du

travailleur et Le Peuple, publiés afin de rallier

les socialistes de la région2. Dès le début

de l’année 1910, il devient le secrétaire de

la Fédération socialiste installée à Forli. En

août, il se rend à Milan pour le congrès

socialiste où il prononce un vibrant

discours dans lequel il s’oppose au

suffrage universel et aux réformes

socialistes annoncées au nom de

l’avancement de la cause3. En octobre

1911, Mussolini est encore une fois arrêté

et, cette fois, condamné à un an

d’emprisonnement pour avoir participé à

une violente manifestation contre la

Guerre de Libye. Cette guerre lui est

intolérable et il désapprouve totalement

les actions du gouvernement italien de

1 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien : 1919-1945, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 1980, p. 92. 2 Paul Guichonnet, Mussolini et le fascisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je? », 1974, p. 26-28. 3 Max Gallo, L’Italie de Mussolini : Vingt ans d’ère fasciste, Verviers, Belgique, Gérard, coll. « Marabout université », 1966, p. 31.

29

l’époque. Il sera relâché en mars 1912

pour bonne conduite4.

Un homme, une nation, un monde en

Guerre

La Première Guerre mondiale qui

éclate peu après est cruciale dans

l’évolution de la pensée de Mussolini. Le

tournant s’amorce lorsqu’il se range

derrière les idées de l’Internationale qui

pense que la Guerre n’est qu’un moyen

d’enrichir encore plus les bourgeois5.

Cependant, il est forcé de démissionner de

son poste à Avanti!, l’organe officiel du

Parti, en octobre 1914 et du PSI le mois

suivant6. Les raisons de ce revirement sont

essentiellement politiques. En réponse à la

neutralité italienne7, certains militants

socialistes deviennent

« interventionnistes », minoritaires en

nombre et prônant une entrée en guerre.

La sphère interventionniste se scinde elle

aussi en deux, avec d’un côté ceux qui

persistent dans leurs convictions

socialistes, et de l’autre les renégats, ceux

qui adhèrent de plus en plus aux thèses

nationalistes8. Mussolini, au départ

socialiste idéologiquement et « neutre »

militairement, publie en octobre 1914

« De la neutralité absolue à la neutralité

4 Paul Guichonnet, Mussolini et le fachisme, ouvr. cité, p. 28. 5 Ersnt Nolte et Stéphane Courtois, Fascisme et totalitarisme, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 2008, p. 287. 6 Max Gallo, L’Italie de Mussolini, ouvr. cité, p. 41. 7 Malgré son appartenance à la Triple Alliance avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, l’Italie optera pour la neutralité au début du conflit, soit du 4 août 1914 au 23 mai 1915, date à laquelle elle joindra la Triple Entente composée du Royaume-Uni, de la France et de la Russie. 8 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien, ouvr. cité, p. 33-34.

active et agissante », qui marque une

rupture idéologique et l’inscrit dans les

rangs nationalistes et militairement

engagés. Il crée également les Faisceaux

autonomes d’action révolutionnaire qui se

joignent aux Faisceaux d’action

internationaliste qui œuvrent déjà à la

propagation des thèses militaristes9. De

plus en plus attiré par l’action et le

changement, Benito Mussolini s’oriente

vers le nationalisme, l’entrée en guerre et

le colonialisme, ne pouvant plus se

retrouver dans la neutralité de la gauche

politique italienne10. Affecté au service

militaire en septembre 1915, Mussolini

voit dans les tranchées une occasion de se

projeter dans l’avenir et de s’imaginer chef

d’une Italie renouant avec sa force et son

unité d’antan. 1917 est pour lui l’occasion

de se remettre à l’écriture radicale, car il

est blessé et démis de ses fonctions à la

suite d’un exercice11.

Le fascisme en marche

L’Italie sombre dans une remise en

question nationale aux lendemains de la

Première Guerre mondiale, de sa victoire

mutilée12 et de la tentative d’annexion

9 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité, p. 289-292. 10 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien, ouvr. cité, p. 94. 11 Christopher Hibbert, Mussolini : The rise and fall of Benito Mussolini, Paris, Laffont, coll. « L’histoire que nous vivons », 1963, p. 43. 12 Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, le mythe de la victoire mutilée sera propagé à travers les écrits de Gabriele d’Annunzio, considérant que les acquisitions territoriales limitées à la ville de Trieste et la Trentie sont inversement proportionnelles à l’effort de guerre déployé. Avec le Traité de Rapallo signé en 1920, l’Italie obtiendra l’Istrie,

30

interrompue à Fiume13. Mussolini croit

pouvoir rétablir la situation par un

nationalisme dit « intégral »14. Il y a donc

création, le 23 mars 1919, des Chemises

noires et du parti politique des Faisceaux

de combat, fondements de l’éventuel Parti

fasciste italien qui verra officiellement le

jour le 12 novembre 192115. Aux élections

de ce même mois, la tentative de percée

du nouveau parti s’avère décevante, le

parti n’obtient que 35 sièges sur 27516. En

plus de la crise sociale et politique qui

perdure depuis nombre d’années, une

crise économique touche le pays. À cela

s’ajoute la menace communiste qui effraie

le clergé et le peuple italien. Mussolini

veut donc par tous les moyens possibles et

nécessaires prendre le pouvoir afin de

panser les maux sociaux, économiques et

politiques du pays. En octobre, il constitue

depuis Naples un contingent de près de

40 000 Chemises noires permettant sa

marche sur Rome et, de ce fait, son

élévation vers la sphère politique

nationale. Restant prudent malgré tout,

mais pas la ville de Fiume et la Dalmatie qu’elle chérit depuis la fin du conflit. 13 Pour rétablir la situation dénoncée à la suite de cette « victoire mutilée », Gabriele d’Annunzio et des nationalistes partent pour Fiume en Yougoslavie afin d’en prendre possession. Comme l’attaque est spontanée, le gouvernement italien refuse d’entériner l’annexion et rendra les territoires conquis, au grand mécontentement du peuple. Fiume sera toutefois reprise par Mussolini en 1924 lors de ses expansions territoriales colonialistes. 14 On entend ici nationalisme «intégral» comme étant une variante prônant le corporatisme comme modèle économique dominant, contrairement au modèle original développé en France par Charles Maurras. 15 Serge Bernstein et Pierre Milza, L’Italie fasciste, Paris, A. Colin, coll. « U2 », 1970, p. 100-115. 16 Pierre Milza et Serge Bernstein, Le fascisme italien : 1919-1945, ouvr. cité, p. 103.

Mussolini demeure en retrait des

opérations et attend le moment opportun

pour entrer la capitale italienne. Le roi

Victor-Emmanuel III ne résiste pas à cet

assaut. Il faut dire que Mussolini avait

préparé le terrain en faisant part de sa

loyauté au roi. Benito Mussolini se voit

donc offrir le poste de premier ministre le

29 octobre 1922, et son gouvernement de

coalition est formé et approuvé dès le jour

suivant. Un vote de confiance est

remporté à la majorité en novembre, ce

qui lui procure des pouvoirs

extraordinaires dans le but précis de

rétablir l’ordre17. Un succès explicable

pour deux raisons : l’inefficacité des

gouvernements s’étant succédé au fil des

années, et la peur du communisme

qu’éprouvent les élites, cléricales et

politiques, et le peuple. Le fascisme

apparaît alors comme la solution du

compromis, un moindre mal face au

communisme. Par ailleurs, les élites

croient que le fascisme perdra de son

radicalisme en se frottant à la réalité du

pouvoir. À la mi-décembre 1922, le Parti

se réunit pour la première réunion du

Grand Conseil, et au début de la nouvelle

année, les Chemises noires prendront

«officiellement» place auprès des fascistes

avec la création de la Milice Volontaire

pour la Sécurité Nationale, ou MVSN,

police politique personnelle du premier

ministre Mussolini18.

17 Ibid., p. 120-122. 18 Max Gallo, L’Italie de Mussolini, ouvr. cité, p. 169.

31

Fascisme italien, un effort de

définition

Au XXe siècle, le totalitarisme se

répand à l’échelle mondiale, mais les cas

européens de la première moitié du siècle

suscitent davantage l’attention ici. Malgré

les divergences qui peuvent exister,

l’essentiel du totalitarisme se résume à six

critères bien définis:

1) Une idéologie unique et

exclusive;

2) Un parti unique de masse,

dirigé généralement par un seul

homme et souvent soutenu par

une bureaucratie;

3) Une police recourant à la

terreur;

4) Un monopole sur les moyens

de communication de masse;

5) Un monopole de la force

armée par le Parti;

6) Une économie centralisée.19

Que ce soit Staline en URSS,

Hitler en Allemagne nazie ou Mussolini,

tous les dirigeants de régime totalitaire ont

fondé leur légitimité sur ces principes

communs, mais le cas mussolinien des

années vingt se démarque par certains

paramètres spécifiques. Parmi ceux-ci, il

faut d’abord souligner la mise en place

d’une mystique qui présente l’élite comme

étant composée d’hommes d’action, virils

et mâles. Il faut des acteurs et non des

penseurs. La nation constitue la valeur

suprême puisque le fascisme est avant tout

un totalitarisme nationaliste. Cela explique

19 Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points politique », 1972.

la notion selon laquelle le nationalisme est

supérieur à l’individualisme, et que le

régime est ainsi justifié d’envahir

totalement la vie privée et publique. Dans

cette veine, la subordination de l’individu

à la nation est présentée comme la

condition nécessaire à l’épanouissement

complet de la vie des citoyens. La

propagande et le contrôle de tous les

paliers de gouvernement permettent aussi

la mise en place du totalitarisme. Au

départ, le nationalisme fasciste, en posant

l’État comme synonyme de la nation, ne

défendait pas de positions racistes20. Il faut

attendre la Guerre d’Éthiopie de 193621 et

l’influence hitlérienne pour voir le racisme

et l’antisémitisme s’imposer22. De plus, à

partir de 1932, Mussolini et Gentile,

penseur influent du régime, souhaitent

officialiser idéologiquement le concept. Ils

y arrivent en l’inscrivant dans les

encyclopédies23. Une autre doctrine

intégrée par Mussolini, le corporatisme,

caractérise le fascisme italien des années

vingt. Système économique complexe, à

mi-chemin entre le capitalisme et le

socialisme, le corporatisme affirme

pouvoir, par l’implantation de

corporations et une répartition

proportionnelle du capital, réaliser

l’harmonie entre prolétaires et bourgeois

et garantir le bien-être de la nation. C’est

pourquoi le régime impose ce système et

refuse d’envisager les autres modèles

20 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité, p. 789-792. 21 Aristotle A. Kellis, Fascist ideology territory and expansionism in Italy and Germany, 1922-1945, London, Routledge, coll. « Coutts Myilibrary », 2000, p. 125-129. 22 Ibid., p. 151-158. 23 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité.

32

économiques24. Conformément aux

caractéristiques de tout régime totalitaire,

un chef est nécessaire pour concrétiser le

fascisme. Mussolini s’est élevé au titre de

Duce. Mais il faut être conscient des limites

de ce dictateur qu’on présente aujourd’hui

comme assez peu à l’aise en public, peu

enclin à proposer des idées novatrices, se

contentant d’intégrer les idées des autres

penseurs du fascisme. Il semble même

avoir été assez peu craint de sa population

– sa police suffisant peut-être à susciter

assez de peur pour asseoir le régime. De

plus, la majorité des régimes totalitaires

ont évacué la religion comme fondement

idéologique, substituant leur propre

idéologie à la foi religieuse. Ce n’est pas le

cas du fascisme qui ne s’est jamais

complètement coupé des valeurs

catholiques si chères aux Italiens25. En

dernier lieu, ces masses doivent subir une

conversion complète à l’idéologie fasciste.

Comme l’indique le credo, la vie est une

lutte extérieure et intérieure contre

l’ennemi. La violence, le combat et la

guerre sont élevés au rang de valeurs

primordiales qui puisent leurs racines dans

l’Antiquité romaine. Face à cette mystique

de la virilité, les femmes sont considérées

comme inférieures et perçues simplement

comme des productrices de fils de

guerre26. Au final, l’historiographie

démontre l’efficacité limitée du

totalitarisme mussolinien,

comparativement au « marxisme-

24 Alain Cotta, Le corporatisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 62-69. 25 David D. Roberts, The totalitarian experiment in twentieth-century Europe, understanding the poverty of great politics, London, Routledge, coll. « Coutts Myilibrary », 2005, p. 334-336. 26 Ersnt Nolte, Fascisme et totalitarisme, ouvr. cité.

léninisme » stalinien, exemple extrême du

contrôle des masses au XXe siècle.

Acerbo, la solution

En juin 1923, Acerbo, fervent

député fasciste, se présente en Chambre

devant Mussolini et l’assemblée avec un

projet de loi. Ce dernier consiste à

accorder les deux tiers de la députation au

parti ayant récolté le plus de votes aux

élections. Malgré ses intentions douteuses,

le projet de loi est adopté un mois plus

tard27. Si l’élite croyait que l’idéologie

fasciste allait s’adoucir au contact du

pouvoir, elle fut alors confondue. Face à

une instabilité qui perdurait, la nouvelle loi

offre une occasion aux fascistes de

renforcer leur contrôle sur la politique

italienne. L’idéologie mussolinienne se

concrétise, les changements politiques

plaisent au peuple et des annexions

territoriales sont officialisées. En avril

1924, les résultats des élections donnent

aux fascistes un total de 65% des voix,

obtenant de ce fait la majorité de la

Chambre. Corruption, violence orchestrée

par les Chemises noires et abus de

pouvoir par les tenants des postes clés

contrôlés par les fascistes sont à l’origine

de cette victoire. Des mécontents

protestent contre l’arrivée du Parti fasciste

italien et tentent même d’assassiner

Mussolini. Les représailles ne tarderont

pas et un ministre antifasciste sera

assassiné. La seconde moitié des années

vingt se traduit par la consolidation du

27 Paul Guichonnet, Mussolini et le fachisme, ouvr. cité, p. 45.

33

pouvoir tenu par Benito Mussolini, le

Duce28.

*

La trajectoire intellectuelle et

politique de Benito Mussolini, tout

comme celle de certains de ses

contemporains et prédécesseurs, est

révélatrice sur le plan historique. Elle

permet d’approfondir nos connaissances

sur les mentalités des personnages et ainsi

de mieux comprendre les changements,

parfois radicaux, qui s’opèrent chez eux.

Dans les pages qui précèdent, il a été

question d’un homme, situé à la gauche de

l’échiquier politique, militant fermement

pour la cause socialiste, qui d’un

claquement de doigt bascule vers le

nationalisme et le totalitarisme. Le genre

biographique qui préside à la présente

recherche s’est retrouvé au cœur d’un

débat historiographique depuis plus d’un

siècle. Malmené par les tenants d’une

nouvelle histoire préoccupés par les

groupes sociaux et les grandes tendances,

plutôt que par les individus et les

événements particuliers, le genre

biographique a été délaissé, sinon méprisé,

durant plusieurs décennies. Depuis, avec

l’éclatement du champ historien,

l’ouverture de multiples axes de recherche

a permis d’envisager à nouveau l’approche

biographique. Le cas de Mussolini mis en

lumière dans les précédentes pages se veut

une contribution à ce courant. Étant

donné les éléments soulevés, ne pourrait-

on pas dire que les personnages

importants de l’histoire, du moins dans

certains cas, ont une vie dont la valeur

28 Ibid., p. 45-47.

représentative dépasse celle d'un simple

individu?

34

Philippe Aubert de Gaspé fils, auteur

d’un roman noir québécois

Par Myriam Lamoureux Étudiante au baccalauréat en lettres et création littéraire, UQAR

Comme jeune auteur canadien-

français, Philippe Aubert de Gaspé fils

prenait un risque en écrivant un premier

roman atypique sous le camouflage d’un

roman de mœurs, afin de plus ou moins

répondre à l’horizon d’attente littéraire de

son temps. Même si certains éléments de

L’Influence d’un livre1 s’inscrivent dans la

poétique du roman de mœurs, le lecteur

remarque aussi certains éléments qui le

rattachent au roman noir, liés au parcours

effrayant du héros excentrique, Charles

Amand. L’utilisation de personnages

typiques de la littérature gothique et

l’atmosphère lugubre du roman

appartiennent à la poétique méconnue du

roman noir, aussi appelé roman gothique.

Pour les littéraires d’aujourd’hui, le XIXe

siècle canadien-français évoque davantage

le roman historique, la littérature de

mœurs et de terroir. Voilà pourquoi il est

intéressant de voir comment L’Influence

d’un livre s’inscrit dans le genre du roman

noir, apparu à la fin du XVIIIe siècle en

Angleterre et très vite adapté en France.

Plusieurs ouvrages ont déjà tenté de suivre

la trace du roman gothique en sol

québécois, tel que l’anthologie de Michel

Lord et sa « quête du roman gothique »,

une référence parmi les publications

1 Philippe Aubert de Gaspé fils, L’Influence d’un livre, Montréal, Éditions du Boréal, coll. « Boréal compact classique », 1996. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle IDL, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

contemporaines. Notre enquête s’inscrira

dans le prolongement de ce type de

recherche sur le roman noir au Québec.

Pour commencer, la classification des

personnages permettra de faire un lien

entre l’œuvre et la poétique du roman

gothique. Il sera ensuite question de

l’atmosphère lugubre de L’Influence d’un

livre, alimentée par les décors terrifiants.

Charles Amand, héros-quêteur

L’auteur de L’Influence d’un livre

présente son héros et sa quête dès les

premières pages de son roman. Charles

Amand, cultivateur de Saint-Jean-Port-

Joli, souhaite trouver la pierre

philosophale grâce aux bons conseils de

son livre d’alchimie Le Petit Albert. Ce

personnage que l’auteur présente comme

le héros de son roman ressemble

davantage à un antihéros à la poursuite

d’un objectif inatteignable. En effet, le

roman noir met souvent dans l’embarras

le personnage du « héros-quêteur », en

limitant ses possibilités de parvenir à ses

fins : « Dans le roman noir, il n’y a plus de

possibilité d’optimisme et c’est l’esprit de

dérision – d’autodérision, dans la plupart

des cas – qui domine2. » Victime de son

ambition, la richesse promise par le seul

livre de sa bibliothèque, Le Petit Albert, est

censée lui rendre justice le temps venu « et

l’on verra si Amand sera toujours méprisé,

rebuté comme un visionnaire comme

un… oui, comme un fou » (IDL, p. 17).

Charles Amand décide de se tourner vers

2 Michel Lord, En quête du roman gothique québécois 1837-1860, Montréal, Nuit Blanche Éditeur, coll. « Études », 1994, p. 4. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe QRG, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

35

la main-de-gloire et la chandelle magique,

capables de lui signaler la présence de

trésors enfouis. L’utilisation de la main-de-

gloire demande quelques préparatifs au

héros, puisque la tradition médiévale veut

« que la main du pendu soit coupée sur le

gibet le vendredi à minuit3 », ce qui

nécessite la mise à mort d’un condamné.

La chance sourit à Charles Amand

lorsqu’un dénommé Lepage commet

l’impensable et se voit condamné à la

pendaison. Dans une salle d’autopsie de

Québec, le héros subtilise un bras au

cadavre, à l’insu des étudiants de

médecine. Les péripéties du roman noir

s’apparentent, par ailleurs, à celles qui sont

présentes dans les romans d’aventures,

puisqu’elles naissent au fur et à mesure

d’un itinéraire improvisé :

L’itinéraire d’Amand est déterminé

par deux procédés gothiques. D’une

part, les péripéties « nées du hasard

conduisent le héros dans les contrées

lointaines et des situations

surprenantes ». […] D’autre part, le

stratagème, la ruse du personnage,

tente de renverser le destin et se

manifeste lorsqu’Amand vole le bras

de Lepage dans la salle d’autopsie4.

Un peu plus loin, Charles Amand se

retrouve pris dans une tempête en mer où

il est repêché par un pirate nommé

Clenricard. Ce dernier l’amène sur l’île

d’Anticosti, l’embauche ensuite comme

employé, alors qu’il est toujours en

possession de sa main-de-gloire « qu’il

3 Louis Lasnier, Les Noces chymiques de Philippe Aubert de Gaspé, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 254. 4 Ibid. p. 269.

portait attachée sur sa poitrine, et à

laquelle il croyait devoir son salut dans

cette occasion » (IDL, p. 103). C’est

finalement sur cette île que le héros

parviendra à trouver un trésor de « cinq

cent piastres ». Avec cette maigre

compensation, et malgré l’échec relatif de

ses aventures, Charles Amand poursuivra

sa lecture intensive du Petit Albert. De

retour à Saint-Jean-Port-Joli, il ne lui reste

plus qu’à trouver le moyen de se

débarrasser de sa fille Amélie, pour jouir

d’une retraite tranquille dans ses études. Il

accorde Amélie à St-Céran, le deuxième

héros de L’Influence d’un livre. Une fois

médecin, St-Céran reçoit la visite inopinée

de son futur beau-père venu se

débarrasser de sa fille. Ainsi, le héros

oublie son infortune en retrouvant son

ancienne tranquillité, avec seulement

quelques embûches et très peu de vilains

derrière lui.

Les figures du mal

Indispensables au monde lugubre

des romans noirs, les figures maléfiques

apparaissent dans la trame narrative de

L’Influence d’un livre pour mêler leurs

sombres desseins aux objectifs des autres

personnages. Une convention veut que

« tous les romans noirs québécois

possèdent, au cœur de leur structure

narrative, l’élément qui donne au roman

noir sa coloration esthétique » (QRG,

p. 65), c’est-à-dire le méchant. Souvent, les

figures maléfiques ou les vilains sont

rattachés à un ensemble thématique

particulier, tel que « la criminalité, la

violence, la marginalité ; en un mot, le

36

malaise5 ». Il existe trois figures

récurrentes de vilains dans la littérature

gothique, et l’œuvre de Philippe Aubert de

Gaspé fils utilise fidèlement ces modèles

du mal. Aurélien Boivin, dans son article

« Une typologie du roman », parle même

de trois visages, celui du Dragon, du

Brigand au grand cœur et du Vieillard en

colère :

Le premier [le Dragon] demeure

essentiellement mauvais et meurt à

la fin puni pour les crimes qu’il a

commis ; le deuxième s’amende à

temps pour ne pas connaître le

même sort […] ; quant au

troisième, le Vieillard en colère, il

tente d’empêcher le héros de

réaliser son programme…6

Lepage représente le « Dragon » puisqu’il

meurt au gibet pour avoir tué le jeune

Guillemette. Tous les aspects de ce

personnage représentent la figure du mal,

que ce soit son apparence, son animalité

ou son absence de passé. Une fois

condamné pour ce crime, le corps de

Lepage servira au héros Charles Amand

lorsqu’il cherchera à trouver fortune grâce

à la main-de-gloire. Le passé de Lepage est

évacué du roman, car « le vilain est un

acteur de l’ombre, dont les antécédents ne

sont pas entièrement révélés » (QRG, p.

66). Plus loin dans L’Influence d’un livre, la

figure du « brigand au grand cœur »

5 Jean-Paul Schweighaeuser, Le Roman noir français, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1984, p. 3. 6 Aurélien Boivin, « Une Typologie du roman », Québec français, Québec, no 104, 1997, p. 75. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le signe TR, suivi de la page, et placés entre parenthèses dans le corps du texte.

apparaît grâce au mendiant invité dans une

fête familiale. La légende canadienne

« L’homme de Labrador » parle de

l’élément déclencheur qui a mené le

protagoniste sur le droit chemin alors qu’il

avait vingt ans. Sa rencontre avec un

spectre lui fait promettre à la sainte Anne

de mendier son pain jusqu’à sa mort si elle

le préserve de l’apparition. Ce qu’elle fait

évidemment et, comme promis, le brigand

au grand cœur s’amende en devenant

mendiant. La dernière figure du mal, celle

du « vieillard en colère », se reconnaît chez

Charles Amand qui refuse au départ la

main de sa fille à St-Céran, en devenant

ainsi son principal opposant. Moins

maléfique que les autres figures, le vieillard

en colère cause le malheur du couple

amoureux. Toutefois, la cruauté de

Charles Amand n’inspire de terreur à

personne dans le roman. Seuls les décors

de son itinéraire peuvent donner le frisson

aux lecteurs de ce roman noir.

L’atmosphère lugubre

Si les personnages et les figures du

mal contribuent à la trame narrative du

roman de Philippe Aubert de Gaspé fils,

les décors terrifiants cultivent l’effet

recherché par l’esthétique gothique. Le

plus souvent, les atmosphères effrayantes

accompagnent les gestes perpétrés par les

figures du mal, tel qu’il est possible de le

voir dans le chapitre sur le meurtrier

Lepage : « Il lui sembla que sa demeure

était transformée en un immense tombeau

de marbre noir ; que ce n’était plus sur un

lit qu’il reposait, mais sur le cadavre d’un

vieillard octogénaire auquel il était lié par

des cheveux d’une blancheur éclatante »

(IDL, p. 34-35). Après son meurtre, le

37

décor alentour prend une allure macabre,

comme si la monstruosité de l’homicide

influençait l’apparence du lieu. La

chaumière ressemble à « l’immense

tombeau » attendant les corps de

Guillemette et de Lepage, une fois exécuté

pour son crime. À l’intérieur de la

chaumière, « décor et personnages

terrifiants font corps, se survalorisent l’un

l’autre et multiplient ainsi l’effet recherché

par l’esthétique du roman noir » (QRG, p.

66). Philippe Aubert de Gaspé fils dresse

aussi quelques décors terrifiants sur le

chemin de son héros Charles Amand.

Quand ce dernier s’adonne à la

conjuration, la nature environnante

devient sombre et menaçante, comme

pour signaler le risque et les dangers de

son entreprise. Cela se passe toujours « à

la faveur de la nuit, alors que sont

déchaînés les éléments (orage, tempête,

tonnerre, éclairs…) propres à créer une

atmosphère de terreur et à susciter

l’angoisse et la peur » (TR, p. 75).

Néanmoins, le héros semble ignorer le

décor effrayant alentour, concentré sur les

étapes de sa conjuration. Son complice

Dupont sent autour de lui toute la

puissance occulte de la nature : « Chaque

arbre lui semblait un fantôme et le vent

qui bruissait dans le feuillage lui semblait

un gémissement qui tombait sur son esprit

comme le râle de la dernière agonie d’un

mourant » (IDL, p. 24). Le décor lugubre

tire son origine de l’architecture gothique

remise à la mode par les

« préromantiques » en Angleterre. Michel

Lord met ainsi en lumière la mode

gothique au XIXe siècle :

On réapprenait à rêver, en

rupture avec les formes

classiques, à partir d’un certain

décor environnant. C’est

pourquoi, en cette période,

essentiellement préromantique,

on s’inspirait tant des châteaux

gothiques, […] et aussi de leurs

équivalents symboliques

comme les cimetières

nocturnes, les grottes et les

souterrains obscurs, les

sombres forêts, les brumes et

les orages, toutes choses

terrifiantes et en même temps

sublimes7.

L’atmosphère à la fois lugubre et sublime

des romans noirs plaisait à l’auteur

canadien-français qui cherchait à rompre

avec les formes classiques vénérées par la

critique littéraire. Philippe Aubert de

Gaspé fils a bénéficié d’une bibliothèque

paternelle bien garnie qui a eu une

influence importante sur sa vie écourtée

d’écrivain. Les grands modèles européens

de littérature gothique comme Victor

Hugo, auteur de Bug-Jargal et de Han

d’Islande, étaient bien connus des lettrés de

ce temps. Premier roman noir canadien,

L’Influence d’un livre était l’œuvre d’un jeune

auteur inspiré par une bibliothèque vaste

et ouverte sur l’Europe.

*

Un héros quêteur comme Charles

Amand, inspiré par les sciences occultes,

ne ressemblait certes pas au Canadien

français tel que les lecteurs du temps

aimaient à se le représenter, moral et

7 Michel Lord, « En quête du roman gothique québécois (1837-1860) », Lettres québécoises La revue de l’actualité littéraire, no 42, 1986, p. 65.

38

travaillant. De plus, les personnages

animés de noirs desseins accompagnent

l’esthétique lugubre de certains décors qui

ne prétendent pas décrire de façon réaliste

le paysage canadien. Au terme de cette

analyse, l’appartenance du roman au genre

gothique grâce aux personnages et à

l’atmosphère lugubre semble se vérifier,

mais la présence d’éléments associés au

roman historique ou au roman de mœurs

n’est pas à négliger pour autant. Cette

particularité pourrait faire l’objet d’une

analyse plus poussée dans une recherche

portant sur l’ensemble des esthétiques

mises à profit dans L’Influence d’un livre de

Philippe Aubert de Gaspé fils.

39

Le Voyage de la Reine d’Espagne

(1680) de Préchac : L’Histoire au

service de la galanterie?1

Par Marc-André Marchand Étudiant au doctorat en lettres, UQAR

Faisant partie de l’entourage de

Monsieur le Duc d’Orléans ainsi que de sa

fille aînée, Marie-Louise d’Orléans, reine

d’Espagne2, Jean de Préchac3 a été l’un des

auteurs français les plus prolifiques de son

temps4, ce dernier ayant « sans doute

1 Cet article provient d’une communication donnée le 7 décembre 2010 au colloque étudiant « La nouvelle française au XVIIe siècle : exploration d’un genre » à l’Université du Québec à Rimouski dans le cadre du séminaire Théorie des genres : la nouvelle au XVIIe siècle de Roxanne Roy. 2 Préchac fut lecteur de Monsieur, ainsi que secrétaire et professeur d’espagnol de Marie-Louise d’Orléans, alors âgée de 14 ans, jusqu’à son mariage en 1679 avec Charles II, roi d’Espagne. 3 Né probablement en 1647, « Préchac aime à rappeler qu’il est né gentilhomme ; sa famille était fixée à Buzy depuis le XVIe siècle, mais son père n’avait qu’une noblesse récente et modeste ; l’écrivain se vante donc quelque peu en affirmant, en 1700, qu’il appartient à "l’une des principales familles" (Corr., 16 août 1700, p. 29) de sa province » (Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, éd. critique publiée par Françoise Gevrey, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1993, p. II). Il est mort en 1720. 4 Voir la bibliographie de Jacques Chupeau (« Jean de Préchac, ou le romancier courtisan », dans Jean Serroy, dir., Romanciers du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 287-289). Par contre, Chupeau ne fait pas mention de cette œuvre, Histoire du comte de Genevois et de Mademoiselle d’Anjou, Paris, Barbin, 1664, attribuée à Préchac par René Godenne (voir « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. XV). La date de parution de cette dernière étant assurément intrigante, puisque la première œuvre publiée par Préchac serait, selon les critiques, La Princesse d’Angleterre ou la duchesse reyne en 1677, nous supposons donc que ce texte a plutôt été publié en 1680, comme l’indique le catalogue des éditions imprimées par Claude Barbin (Gervais E. Reed,

conscience, comme Voiture à son époque,

de produire une littérature de

divertissement, tout orientée vers le succès

immédiat et non vers l’avenir5 ». Peu

étudiées quant à leurs caractéristiques

formelles, les œuvres de Préchac indiquent

pourtant un changement dans la pratique

de l’écriture romanesque à l’aube du

XVIIIe siècle, en opposition avec les

grands romans baroques d’un La

Calprenède, d’une Mme de Villedieu ou

d’une Mlle de Scudéry qui privilégient le

divertissement du lecteur par la variété,

celle-ci étant « utile et louable en toute

sorte d’ouvrages, mais absolument

nécessaire en ceux qui ne proposent pour

but que le plaisir6 », ce qui ne s’oppose

aucunement pour ces auteurs à la longueur

des textes7. Bien que « [l]a faible

théorisation du roman, absent des arts

poétiques, manifeste le dédain des doctes

à l’égard [de ce] genre irrégulier, sans

modèles antiques et sans références

Claude Barbin, Libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, Paris/Genève, Droz, 1974, p. 105). 5Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, ouvr. cité, p. I. 6 Paul Pellison, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, cité par Claudine Nédélec, « La poétique du recueil chez Mme de Villedieu », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé, dir., Littératures classiques, Paris, Honoré Champion, no 61 (Madame de Villedieu ou les audaces du roman), printemps 2007, p. 179. 7 Comme le souligne avec justesse Nédélec, « Mme de Villedieu obéit ainsi aux préceptes de la poétique narrative du début du siècle ainsi formulés par Desmarets de Saint-Sorlin : "Pour plaire continuellement au lecteur, il le faut continuellement réveiller ; et l’esprit, qui ne se divertit que par la variété, ne saurait souffrir la longueur d’aucune chose […]." » (Paul Pellison, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, cité par Claudine Nédélec, « La poétique du recueil chez Mme de Villedieu », art. cité, p. 178).

40

légitimantes8 », la nouvelle française

s’inscrit dans le triomphe de cette nouvelle

esthétique héritée de la tradition italienne

de Boccace (Décaméron, 1349-1351), puis

espagnole de Cervantès (Nouvelles

exemplaires, 1613), et ce, au cœur de la

querelle des Anciens et des Modernes qui

oppose traditions et nouveautés, tant

formelles que thématiques. La

compréhension du succès du romanesque

sur l’esthétique classique au Grand Siècle

passe dès lors par les historiens du livre et

de l’édition qui s’intéressent à la

production matérielle et sociale du livre.

L’essor du registre romanesque dans la

production des éditeurs-libraires est un

indice criant quant au succès

incommensurable de cette production

littéraire dès 1650. Préchac, quant à lui,

participe à cet engouement et s’associe à

différents éditeurs du Palais, dont Claude

Barbin, libraire spécialisé dans le registre

romanesque. Ses textes ayant été oubliés,

délaissés par les institutions, sa vie de

courtisan nous a néanmoins permis d’en

apprendre davantage sur le personnage,

notamment via une correspondance suivie

avec les ministres du Roi, le contrôleur

général des finances Pontchartain et le

secrétaire d’État à la guerre Chamillart9,

8 Camille Esmein, « Introduction », dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2004, p. 11. En fait, Boileau, dans son Dialogue des héros de romans (1664), ridiculise le romanesque du Cyrus et de la Clélie ; son Art poétique (1674) oublie littéralement ce « petit » genre, concentrant son traité sur des styles plus nobles comme la tragédie et l’épopée. 9Françoise Gevrey, « Introduction », dans Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres précédés de L’Illustre Parisienne, ouvr. cité, p. VIII.

correspondance d’ailleurs éditée par

Robert Le Blant en 194010.

Pour cette étude, nous nous

intéresserons au Voyage de la Reine

d’Espagne, nouvelle galante, publié à Paris en

1680 chez Jean Ribou qui présente, selon

nous, une rupture tant dans sa forme que

dans son contenu avec la production

romanesque des grands romans du XVIe

et XVIIe siècles. En effet, alors que des

auteurs comme Mme de Villedieu et Mlle

de Scudéry n’hésitent pas à écrire de

grands romans dans lesquels la diversité et

la variété divertissent et conservent

l’attention du lecteur, comment, dans Le

Voyage de la Reine d’Espagne, la dimension

romanesque est-elle esquivée au profit

d’une nouvelle forme d’écriture ?

Autrement dit, en inscrivant comme

épithète « nouvelle galante », est-ce que

Préchac abandonne totalement les

procédés romanesques pour se concentrer

sur une nouvelle esthétique qui

correspond davantage au goût du jour ?

L’hypothèse retenue est que Préchac a su

satisfaire les attentes d’un lectorat

mondain11, comme le démontrent les

nombreuses rééditions publiées au début

du XVIIIe siècle, tant en français, en

anglais, en hollandais, qu’en italien12, et ce,

10 Robert Le Blant, Lettres de Jean de Préchac, conseiller garde-scel au Parlement de Navarre (1691-1715), Pau, Gé Lescher-Montoué, 1940. 11 En opposition aux œuvres destinées aux doctes. 12 Voir le texte de Rudolf Harneit qui démontre, à partir de cinq textes de Préchac (L’Illustre Parisienne, histoire galante et véritable, Cara Mustapha Grand Vizir, Le Seraskier Bacha, Le Comte Tekely, et L’Héroïne Mousquetaire), la grande diversité et le vif succès de sa production littéraire (Rudolf Harneit, « Réception de Mme de Villedieu et Préchac en Europe », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-

41

par une fiction axée sur la théâtralité et le

vraisemblable13. Si Godenne affirme que

Préchac est un « [a]uteur sans originalité,

sans grands talents aussi (rien de plus

impersonnel que son style par exemple),

Préchac se content[ant] de reprendre des

schémas d’intrigue traditionnels, où se

retrouvent tous les poncifs romanesques

du temps14 », nous préférons pour notre

part nuancer son propos. En effet, nous

croyons à l’instar de Godenne que l’auteur

de L’Illustre Parisienne utilise plusieurs topoï

romanesques pour construire ses récits,

mais que celui-ci se démarque de la

production romanesque de son époque.

Pour illustrer notre propos, nous

étudierons donc Le Voyage de la Reine

d’Espagne en regard de ses caractéristiques

narratives, mais aussi par rapport à ses

travestissements qui enrichissent tant dans

sa forme que dans son contenu le genre de

la nouvelle galante française de la fin du

XVIIe siècle, et qui procurent au texte,

somme toute, une valeur littéraire bien

réelle.

Cadre historique véridique et

vraisemblable

Nous croyons, dans la continuité

des travaux menés par Madeleine Bertaux

(1997), Michel Guissard (2002) et

Christine Noille-Clauzade (1997) que la

Rahbé, dir., Littératures classiques, ouvr. cité, p. 275-293). 13 Au sens où Aristote l’utilise, c’est-à-dire dans des événements imaginaires, certes, mais crédibles. Voir Aristote, La poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1980, 1451a §36, p. 9. 14 René Godenne, « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, ouvr. cité, p. XI.

vraisemblance est l’une des

caractéristiques narratives présentes dans

la nouvelle française au XVIIe siècle. Les

nouvelles se distinguent ainsi des romans

parce que « contrairement aux romans

anciens, [celles-ci] "ne sont point du style

merveilleux" et "n’ont que des aventures

vraisemblables"15 ». C’est ce que fera

d’ailleurs Préchac dans Le Voyage de la

Reine d’Espagne : il soulignera le caractère

« véridique » de sa « fidelle histoire16 ».

Enfin, comme le souligne Guissard, c’est

par « cet aspect qu’elles peuvent être

élevées au rang d’histoires17 », et non de

fictions.

Préchac utilise le topos de l’histoire

véritable afin de rendre crédible sa

diégèse ; il se sert – comme plusieurs

nouvellistes – d’un événement historique

récent, connu et factuel, pour construire

une histoire galante. Si le cadre historique

est bien documenté bien qu’il soit très

rapidement exposé18, installant le récit

dans un cadre réaliste, contemporain et

« excitant » pour le lectorat de Préchac,

certaines actions et péripéties deviennent

néanmoins invraisemblables à force de

15 Charles Sorel, De la connaissance des bons livres (1672), cité par Michel Guissard, « Nouvelle et réalité », Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylan, 2002, p. 129. 16 Jean de Préchac, Le Voyage de la Reine d’Espagne, Paris, Jean Ribou, t. I, 1680, A6ro. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VRE, suivi du numéro du cahier, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. Quant au tome II, les références seront indiquées par le sigle VRE2. 17 Michel Guissard, « Nouvelle et réalité », art. cité, p. 130. 18 L’incipit de la nouvelle présente le contexte du mariage de Charles II, roi d’Espagne, et Marie-Louise d’Orléans, fille du Duc d’Orléans, en trois pages seulement.

42

servir le dessein amoureux des deux

protagonistes ; le narrateur lui-même doit

insister sur le caractère fortuit des

événements dus au « hasard ». Nous avons

identifié plusieurs événements qui font

appel à une coïncidence exceptionnelle

qui, à chaque fois, favorisent l’intrigue

amoureuse entre Perline et le Comte de

Beaujeu. Le narrateur doit même souligner

à deux reprises cette contingence : « le

hazard luy en fit bientost naistre

l’occasion » (VRE, A8vo ; nous

soulignons) ; « & peu de tems aprés le

Capitaine qui se trouva par hazard à

Angoulesme, l’alla trouver luy-mesme »

(VRE, N4vo ; nous soulignons)19. Nous

reviendrons plus spécifiquement sur ces

événements tirés de l’Histoire dans la

dernière partie de notre analyse qui

servent l’intrigue amoureuse afin de

conserver le réalisme de la psychologie des

personnages.

La forme narrative travestie :

l’hybridité générique du texte

Il y a dans Le Voyage de la Reine

d’Espagne plusieurs genres littéraires réunis

au sein d’une œuvre « normalement »

écrite en prose. En affirmant, dans son

épître dédicatoire, que le voyage effectué

19 Deux autres événements ont retenu notre attention quant à ces coïncidences. D’une part, alors que Perline confesse à un évêque les circonstances du duel, ce dernier « se trouv[e] ami du Comte » (VRE2, I5vo), comme par hasard, et permettra, par son autorité d’évêque, la libération du Comte de Beaujeu. D’autre part, le Comte réussira à approcher Perline à la fin du récit grâce à un stratagème d’une religieuse qui est parente avec lui : « Le Comte qui ne songeoit qu’à des choses qui avoient relation à sa Maîtresse, avoit découvert qu’une de ses parentes estoit Religieuse dans le mesme Couvent où Perline demeuroit » (VRE2, N7ro).

auprès de la Reine d’Espagne lui a « donné

occasion d’écrire cette petite Histoire »

(VRE, ã2vo), l’auteur souligne par le fait

même deux caractéristiques qui seront au

fondement de l’esthétique de son récit :

1) une histoire inspirée d’un voyage

advenu, dont l’auteur se retrouve être un

témoin crédible pour raconter cette

histoire ; 2) le souci d’offrir une histoire

vraisemblable, certes, mais surtout brève

(ce que souligne l’adjectif dans

l’expression « petite histoire »), répondant

ainsi au goût du jour évoqué

précédemment. Il écrit pour un lectorat

français jeune20, friand de bals et d’autres

activités mondaines.

La présence de procédés théâtraux

crée certes une rupture avec la narration

extra-hétérodiégétique21, mais permet en

fait de rendre plus vraisemblable et vivant

ce récit. Nous retrouvons notamment

cette théâtralité dans les nombreux

dialogues utilisés qui rendent le récit plus

vraisemblable, puisque le lecteur participe

de fait à l’intrigue amoureuse. Alors que

dans la narration traditionnelle, on nous

raconte des faits passés, le dialogue

permet de vivre au présent l’intrigue

amoureuse, passant d’une antériorité à une

nouveauté, une primeur22. Dans Le Voyage

20 Dans l’incipit, Préchac met en abyme son lectorat friand de ces aventures galantes : « Plusieurs jeunes gens qui avoient envie de voir les Païs étrangers, profiterent de cette occasion, & accompagnerent la Reine d’Espagne » (VRE, A2ro). 21 Le narrateur extradiégétique raconte un récit premier et s'adresse exclusivement au lecteur réel, tout en ne faisant pas partie comme personnage de ce qui est raconté. 22 En fait, le dialogue est employé soit lors de moments importants au déroulement de la diégèse, soit pour accentuer un autre procédé théâtral. Par

43

de la Reine d’Espagne, le dialogue est soit

intégré à la narration, soit il est séparé du

texte et mis en évidence par un jeu

typographique. Si le dialogue rend le récit

plus vivant en l’actualisant (nous passons

du passé simple au présent de l’indicatif),

les nombreux quiproquos et jeux

théâtraux présents dans le récit de Préchac

créent une connivence avec le lecteur.

Témoins directs de ces événements, nous

participons de fait à la duperie au même

titre qu’un spectateur de comédies

s’identifie bien souvent au trompeur

(fourbe) plutôt qu’à sa dupe. L’un des

procédés utilisés pour créer ces

quiproquos est le masque, et nombreuses

sont les occasions de se déguiser dans ce

récit : les bals, les balades au jardin,

l’opéra, le couvent, etc. Le masque devient

dans Le Voyage de la Reine d’Espagne un

incitatif au comique, plaçant bien souvent

les personnages dans l’embarras, sans

pour autant révéler leur identité23.

exemple, le Comte avoue les sentiments avantageux qu’il éprouve à l’égard de Perline par le dialogue (VRE, C2vo). Enfin, alors que le Comte déguisé se fait reconnaître par Perline à l’Opéra de Paris, celle-ci, toujours sous le couvert de son masque, use de ses charmes pour séduire le Comte dans le but de savoir s’il succombera à une nouvelle passion. Mais celui-ci de répondre : « Voilà de grandes menaces, dit le Comte, mais sçavez-vous qu’il n’est pas si aisé que vous pensez de rendre infidelle un homme qui aime bien : il faut punir votre presomption, reprit Perline, en ostant son masque » (VRE2, E4ro-vo). 23 Soulignons simplement deux exemples de ces jeux théâtraux. À l’occasion d’un bal masqué, le Compte de Beaujeu ne se rend pas compte que Perline est partie, et que c’est sa mère, la Marquise de Pontignac, qui est maintenant à ses côtés. Il continue de lui chanter la pomme, et la Marquise, croyant que ces jolis mots s’adressent à elle, se flatte d’être aimée par un jeune Cavalier. Le Comte s’en rend compte, mais poursuit son jeu afin de manipuler la Marquise sur la base de ces sentiments (VRE, D1ro). Ce ne sera qu’après

Assurément, cette théâtralité est l’un des

procédés textuels préconisés par l’auteur

afin de conserver l’attention et l’intérêt de

son lectorat.

Par ailleurs, il y a utilisation à onze

reprises de missives mises en retrait du

texte par un jeu typographique. Ces

documents ne font en fait que servir

l’intrigue amoureuse, puisque les uniques

destinateurs / destinataires sont Perline et

le Comte de Beaujeu. Comme nous

l’avons évoqué précédemment, Préchac

construit son intrigue sur le principe de la

séparation des amants qui ne seront

ensemble qu’à la toute fin du récit ; la

lettre devient alors le moyen privilégié de

communication. Enfin, l’auteur cite deux

vers de la première scène du quatrième

acte de l’opéra Bellérophon de Jean-Baptiste

Lully jouée pour la première fois au Palais

royal de Paris en 1679 :

Quand on obtient ce qu’on

[aime,

Qu’importe, qu’importe à

[quel prix24 (VRE2, D4ro).

plusieurs jours que la Marquise apprendra cette moquerie (VRE, K4ro). Enfin, alors que le Capitaine Dulac et Perline se promènent dans un jardin, le Président jaloux doit se cacher sous un drap mouillé, « qui par hazard se trouva tendu dans ce jardin » (VRE2, A7ro). Cette scène présente en plus des dialogues entre Dulac et Perline, cette dernière avouant à Dulac – une fois le Président rassuré et parti – qu’elle préfère épouser le Comte, « quoy qu’il soit l’ennemy de nostre maison » (VRE2, A8ro). Le Président joue ici le rôle d’un Géronte (en référence aux Fourberies de Scapin de Molière) qui se retrouve en somme trompé par tout le monde (voir VRE2, N4ro). 24 Ces deux vers sont d’ailleurs présents – et modifiés – dans les Lettres de Mme de Sévigné : « Quand on n’a point ce qu’on aime, qu’importe, qu’importe à quel prix ? » (Lettres de Madame de

44

Alors que Perline est plongée dans un

dilemme qui oppose une fois de plus son

cœur à sa raison, elle entend ces vers qui

« se trouverent si conformes à ses

pensées » (VRE2, D5ro). Cette citation

démontre d’une part la proximité des

événements narrés par rapport à la date de

publication de l’œuvre, mais sert surtout

une fois de plus l’intrigue amoureuse en

étant en parfaite adéquation avec les

sentiments de Perline. Quant à cette

proximité des événements, Préchac, on le

sait, renvendiquait la nouveauté de ses

textes, et ce, sans pour autant avoir une

bonne opinion de ceux-ci : « j’en fais un

toutes les semaines qui se débitent sur la

nouveauté de la datte, et l’Impression est

quelquefois venduë avant qu’on se soit

apperçeu que le Livre ne vaut rien25 ».

L’historique au service de la galanterie

L’épithète utilisée, « Nouvelle

galante », afin de décrire le genre narratif

du texte est en adéquation avec celui-ci ;

d’une part, dans Le Voyage de la Reine

d’Espagne, ledit voyage devient un prétexte

au développement de l’intrigue amoureuse

et permet la rencontre des deux

protagonistes. Préchac s’inscrit de la sorte

dans la fiction théorisée par de Charnes,

qui affirme que « le sujet [doit être]

Sévigné, de sa famille et de ses amis, Paris, J. J. Blaise, t. VI, 1820, p. 399). 25 Jean de Préchac, « Lettre de l’auteur à M. de Claverie » dans La Valize ouverte, p. 66-71, cité par René Godenne, « Préface », dans Jean de Préchac, L’illustre Parisienne. Histoire galante et véritable, ouvr. cité, p. X. Soulignons la fausse modestie de l’auteur dans cette citation. Fait intéressant, Préchac semble même réutiliser ses personnages dans diverses œuvres. Perline se rend à l’opéra en compagnie d’une amie, Blanche, qui pourrait correspondre parfaitement à l’héroïne de L’Illustre Parisienne, celle-ci portant le même nom.

inventé, et l’histoire véritable [doit servir]

d’ornement, tandis que, pour Valincour, le

sujet [doit être] historique, et les éléments

purement fictifs [doivent servir]

d’ornement26 », comme c’est le cas,

normalement, pour les nouvelles

historiques. Pour ne citer qu’un extrait qui

souligne cette inclinaison – celle de de

Charnes –, alors que les mémorables et

très grandes retrouvailles du roi et de la

reine d’Espagne ont lieu à Burgos, elles

deviennent sans intérêt pour le Comte de

Beaujeu, comparativement à l’histoire

d’amour qui l’habite : « il n’eut pas mesme

la curiosité de voir l’entreveuë du Roy &

de la Reine : on fit à Burgos une

magnifique entrée à la Reine où les

Grands d’Espagne n’oublierent rien pour

étaler aux yeux des François tout le faste

dont cette nation se pique » (VRE, L7ro-

vo). L’indifférence du Comte quant à cette

céromonie s’inscrit dans l’esthétique du

récit : le Comte quittera le plus tôt

possible le cortège royal pour se rendre à

Bordeaux dans le dessein « d’aprendre des

nouvelles de sa Maîtresse » (VRE, M1ro).

Les personnages historiques

deviennent ainsi les pantins de l’histoire

galante, comme dans le cas de la scène où

le Comte de Beaujeu se déguise en Prieur

de Cabrières27 afin de pouvoir rendre

26 Christine Noille-Clauzade, « La nouvelle au XVIIe siècle ou la vérité de la fiction », dans Vincent Engel et Michel Guissard, dir., La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres du Moyen Âge à nos jours, Louvain-la-Neuve, Quorum, t. I, 1997, p. 155. 27 Personnalité ayant véritablement existé autour des années 1680. Son vrai nom serait Charles de Trimond. Dans une lettre de Mme de Sévigné, on retrouve notamment cette description : « Le prieur de Cabrières (voyez tome VI, p. 36r, note 2) était mort en 1685. On lit à la date du 26 novembre

45

visite à sa maîtresse : « Le Comte […]

emprunta une chambre à la Place-

Maubert, où il prit une fausse barbe, &

aprés s’estre habillé d’un habit convenable

à ce qu’il vouloit paraistre, il envoya cét

ami commun pour avertir le President que

le Prieur l’attendoit chez luy […] »

(VRE2, I7vo-I8ro). Préchac évoque ainsi

certains faits historiques qui ne servent en

somme que de décor à l’intrigue

amoureuse et galante28.

*

Nous le voyons, un texte comme

celui du Voyage de la Reine d’Espagne

présente plusieurs éléments hétéroclites

qui l’éloignent en partie de l’ensemble de

la production textuelle des récits brefs.

Certes, la vraisemblance y est recherchée

et appliquée, autant dans les caractères que

dans le cadre fictionnel, mais certaines

actions ou quiproquos minent la

vraisemblance diégétique du récit ; tout

semble servir l’intrigue amoureuse, que ce

soit par le hasard extraordinaire ou par les

relations improbables des protagonistes dans le Journal de Dangeau : "Le prieur de Cabrières, qui étoit venu à la cour pour donner au Roi tous ses secrets, mourut ici. Le Roi a une partie de ses remèdes, mais il y en a beaucoup de perdus par sa mort." » (Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, recueillies et annotées M. Monmerqué, Paris, Hachette, t. VIII, 1862-1868, p. 39-40). Voir par ailleurs l’entrée « Trimond (Charles de) » dans Société des gens de lettres et de savants, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris, L. G. Michaud, t. 46, 1826, p. 527. 28 Préchac évoque sans plus un « grand Procés, que Madame de Villedieu avoit au Parlement de Guyenne, qui estoit sur le point d’estre jugé » (VRE, G5ro-vo), de même que le siège imminent de Charlemont survenu en 1680, ce qui permet à l’auteur de se débarrasser facilement du Capitaine Dulac devenu inutile au récit, siège « qui obligea Dulac à se rendre incessament à sa Garnison » (VRE2, E8ro).

qui permettent une fois de plus la

concrétisation de l’amour entre Perline et

le Comte de Beaujeu. Parmi les éléments

discordants en regard du genre, les

travestissements narratifs identifiés, sans

nuire nécessairement à l’illusion

romanesque, permettent de conserver

l’attention du lecteur en y présentant un

récit diversifié grâce à des dialogues

théâtraux et des missives qui ralentissent

ou accélèrent le récit. Une fois encore, ces

procédés répondent au goût du jour d’un

lectorat européen qui affectionne les

histoires galantes, vraisemblables et

« abrégées »29. Par ailleurs, il revient aux

auteurs de théoriser leur propre pratique

littéraire, et ce, à même le paratexte de leur

œuvre, faute d’une théorisation dans les

traités poétiques. « Forme la plus

traditionnelle de présentation du texte au

XVIIe siècle30 », la dédicace devient dès

lors un objet d’étude très intéressant quant

à la théorisation du genre en question.

Alors qu’une Madame de Villedieu dédie

une grande majorité de ses textes au

lecteur lui-même, recherchant

l’approbation du public afin de « justifier

l’audace […] et […] la singularité31 » dans

une démarche poétique qui relève d’un

genre aucunement « recommand[é] ni par

sa "haute réputation" ni par les "grandes

pensions" qu’il permet d’obtenir32 », qu’en

29 Cet aspect est même revendiqué dans l’incipit, où le narrateur affirme que la Reine d’Espagne « n’auroit rien eu à desirer dans tout [son] voyage », « si l’on avoit pû en retrancher quelques harangues trop longues & trop fatigantes » (VRE, A2ro). 30 Nathalie Grande, « Discours paratextuel et stratégie d’écriture chez Madame de Villedieu », dans Edwige Keller-Rahbé, dir., Madame de Villedieu romancière : nouvelles perspectives de recherches, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2004, p. 164. 31Ibid., p. 165. 32 Ibid.

46

est-il de la dédicace chez Préchac ? Si la

majorité de celles-ci ne fait que glorifier

quelque puissant protecteur, il y a

néanmoins certains éléments textuels qui

permettent d’amener une réflexion sur

l’esthétique propre à cet auteur. Qualifiée

de « petite Histoire » (VRE, p. ã2vo) par

l’auteur lui-même, Le Voyage de la Reine

d’Espagne correspond à cette qualité en

tant que nouvelle galante. Absent des

grands traités de poétique, le genre

romanesque – et ses sous-genres – est

défendu par les auteurs qui le pratiquent et

la dédicace devient ainsi le lieu privilégié

de théorisation d’un genre narratif qui

deviendra, du XVIIIe jusqu’à son apogée

au XIXe siècle, l’une des formes d’écriture

les plus pratiquées et les plus lues.

47

Éclaircissement sur les Lumières

perçues par deux siècles différents

Par Sarah Servant Étudiante au baccalauréat en lettres et création littéraire, UQAR

« On est toujours dans son

époque, on ne peut faire autrement que

décrire son époque, même si

superficiellement on a l’air de décrire le

passé1. » Cette citation de Patrick

Modiano, écrivain français, illustre bien la

limite entre le présent et le passé, qui

s’estompe rapidement dans les propos des

écrivains à travers les siècles. En

comparant le texte rétrospectif

d’Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les

Lumières ? », traduit par Stéphane

Piobetta et « Le dentier de George

Washington » de Robert Darnton, il est

possible de cerner la perception du siècle

des Lumières selon que, comme Kant, en

1784, l’on écrive en plein siècle des

Lumières ou que, comme Darnton en

1997, on écrive au XXe siècle. Dans le

présent article, nous nous pencherons

rapidement sur les différences entre ces

deux visions. Comme dans le cadre

d’études littéraires ou historiques, nous

sommes souvent amenés à poser un

regard sur des époques révolues, nous

observerons de quelle façon deux auteurs

issus de siècles différents perçoivent une

même période. Nous tisserons des liens

entre les définitions formulées par les

deux auteurs, en ce qui a trait à la

naissance des Lumières et au rapport de

l’individu au changement. Nous pourrons

ainsi rendre compte des contrastes et des

analogies.

1 Patrick Modiano, « Entretien avec Dominique Jamet », Paris, Lire, 1975, p. 28.

Manifestement, tous les

mouvements littéraires émergent d’un

contexte historique, politique et

idéologique. C’est de l’origine des

Lumières que traitent d’abord Kant et

Darnton dans leurs écrits, ainsi que des

buts de cette société des Lumières,

nouvellement « éclairée ». Darnton a une

approche plus géographique quant à

l’origine de ce courant. Il déplore l’idée

que Paris soit le phare de ce renouveau, en

proposant plusieurs autres scènes où les

acteurs de ce mouvement historique ont

promu cette idée nouvelle : « Édimbourg,

Naples, Halle, Amsterdam […] Milan,

Lisbonne2 ». Darnton rappelle aussi que

les thèmes abordés dans la littérature et la

philosophie ne constituent pas une

innovation du XVIIIe siècle : « [l]a nature,

la raison, la tolérance, le bonheur, le

scepticisme, l’individualisme, la liberté

civile, le cosmopolitisme : on peut

retrouver tous ces thèmes, traités […]

dans la pensée du dix-septième siècle3 ».

Par contre, il expose l’idée que ce qui

différencie le XVIIIe siècle du siècle

précédent, c’est l’engagement des

philosophes. Kant, ayant vécu à l’époque

des Lumières, aborde aussi l’idée de

l’engagement chez le savant, mais selon

lui, l’émergence des Lumières est associée

à la volonté de rompre avec le refus de

l’usage de la raison individuelle par la

société. Il explique les deux fâcheux

défauts qui amènent les hommes de la

société à laisser les autres réfléchir à leur

2 Robert Darnton, « Le dentier de George Washington », dans Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, p. 11. 3 Ibid., p. 10.

48

place : « [l]a paresse et la lâcheté sont les

causes qui expliquent qu’un si grand

nombre d’hommes […] reste […] mineur

[parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de

penser par eux-mêmes]4 ». Ce contexte et

cette naissance se veulent en fait, les

catalyseurs de plusieurs bouleversements.

En ce qui a trait aux buts des hommes des

Lumières, Kant et Darnton ont des

opinions convergentes. Ils soutiennent la

nécessité de changer la philosophie à

travers la réflexion individuelle, ainsi que

l’importance de la pensée et de l’esprit.

Kant résume très bien cette thèse :

« [q]u’est-ce que les Lumières ? La sortie

de l’homme de sa minorité dont il est lui-

même responsable5. » Darnton ajoute une

notion importante, celle d’« identité

collective » qui correspond, en fait, à

l’appartenance à un regroupement

d’individus ayant les mêmes idées et les

mêmes espérances. Il soutient aussi

l’importance de la pensée, à travers la

naissance d’une nouvelle catégorie

d’homme : « [l]es auteurs doivent se

conformer à un type idéal : ni homme de

science, ni savant, mais une nouvelle

catégorie, le philosophe, à la fois homme de

lettres et homme du monde, engagés6 ».

Ainsi, il souligne, tout comme Kant,

l’importance de la pensée et de

l’entendement au XVIIIe siècle grâce aux

philosophes qui sont le vecteur des

Lumières. Somme toute, Kant et Darnton

regardent tous deux le phénomène pour

établir les causes de la naissance des

4 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», trad. H. Wismann, dans Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 209. 5 Ibid. 6 Ibid.

Lumières, mais en abordant deux

domaines différents ; les capitales de cette

nouvelle union des hommes de lettres et

de science, ainsi que les mœurs de la

société. Néanmoins, les motifs de ces

hommes sont décrits comme similaires

par Kant et Darnton.

La naissance et les objectifs des

Lumières mènent inévitablement à une

réforme globale de la société et ce

renouvellement touche principalement la

pensée des individus et l’acquisition de

nouvelles valeurs. Darnton confirme

justement cette réforme en qualifiant

l’esprit des Lumières de nouveau et de

systématique : « Ce n’est pas le

rationalisme qui distingue les Lumières

d’autres écoles de pensée […], la

distinction pertinente […] est celle qui

sépare l’esprit systématique du dix-

huitième siècle de l’esprit de système du

dix-septième siècle7. » Kant, qui a une

préoccupation certaine pour la pensée, ne

formule pas cette idée d’esprit

systématique, mais plutôt un

commandement, et plus précisément une

devise : « [a]ie le courage de te servir de

ton propre entendement8 ». Le philosophe

allemand insiste à plusieurs reprises sur la

pensée nouvelle, mais en la distinguant

d’une idée de réforme complète : « Une

révolution peut bien entraîner une chute

de despotisme personnel et de

l’oppression intéressée ou ambitieuse […]

mais jamais une réforme de la méthode de

penser9. » La littérature des Lumières est

7 Robert Darnton, « Le dentier de George

Washington », art. cité, p. 21 8 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », art. cité, p. 209. 9 Ibid.

49

très engagée et favorable à la réflexion. Ce

nouveau mouvement de pensée critique a

pour alliée la liberté, qui est en fait une des

nouvelles valeurs de la société des

Lumières. Car nécessairement, un

contexte social différent qui amène de

nouveaux objectifs en tant que société

ainsi qu’une réforme de la pensée, produit

un changement dans les valeurs de chaque

individu. Parmi ces valeurs, Darnton

mentionne l’irrespect des frontières, la

liberté, l’ouverture d’esprit, les droits de

l’homme et le cosmopolitisme. Il formule

même l’idée suivante : « Une familiarité

avec ce que l’humanité a subi dans le passé

[…] peut aussi nous aider à nous sentir

solidaires de ceux qui, confrontés à

l’inhumain, prirent position pour les droits

de l’homme10. » Kant, de son côté, met en

lumière l’importance de la liberté, qui est,

pour lui, un combat et un travail individuel

nécessaire. Il applique la notion de liberté

à l’entendement : « la liberté la plus

inoffensive […] à savoir celle de faire un

usage public de sa raison11 », avec cette

précision qui révèle le caractère anticlérical

des Lumières : « les humains […] [sont]

déjà en état […] d’utiliser avec maîtrise et

profit leur propre entendement, sans le

secours d’autrui, dans les choses de la

religion ». En substance, l’homme des

Lumières s’oriente désormais par sa

propre pensée, et une telle idée se retrouve

chez Kant comme chez Darnton. Cette

réforme a des répercussions sur les mœurs

des individus et se manifeste par

l’aspiration à la liberté qui est au cœur de

chacun, mais aussi par l’importance

10 Robert Darnton, « Le dentier de George Washington », art. cité, p. 28 11 Emmanuel Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », art. cité, p. 209.

accordée aux droits des hommes, à la

raison, à l’esprit critique, à la passion et à

l’ouverture sur le monde.

*

Certes, définir les Lumières est en

soi tout un défi. La question posée par

Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les

Lumières ? », peut sembler simple,

pourtant il y a une multitude de réponses.

Mais, tout comme la lumière physique, les

Lumières, par nature, se propagent, et

agissent différemment selon le contexte

où l’objet est rencontré. Cette source

lumineuse, c’est celle de la connaissance,

et la nouvelle façon d’agir passe par la

raison, l’esprit critique et la liberté

intellectuelle. Emmanuel Kant et Robert

Darnton formulent une définition des

Lumières à partir de points de vue

différents, mais partagent néanmoins

certaines idées, telles que la réforme de la

pensée, les nouvelles valeurs de la société

et l’objectif des Lumières. Malgré

certaines divergences sur l’origine des

Lumières, la comparaison des articles de

ces auteurs est en fait très enrichissante et

éclairante. Reste à voir, ce que les

générations futures retiendront de ce

mouvement passionnant, qui est en fait, le

fondement de notre modernité.

50

Chronique

patrimoniale

51

Maison Saint Bertrand ; Les nouvelles

de l’Isle-Verte

Par Katherine Yockell Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR

Depuis 2005, l’Université du

Québec à Rimouski est propriétaire d’une

maison patrimoniale d’une valeur

inestimable. La Maison Louis-Bertrand,

située à L’Isle-Verte, est classée

monument historique par le

gouvernement provincial et lieu historique

par le gouvernement fédéral1. Son style

architectural et son histoire, autant

familiale que communautaire, font de

cette maison un lieu unique. La maison,

ainsi que tout ce qu’elle contient, y

compris les meubles qui sont eux-mêmes

classés, fut offerte à l’UQAR par Pierre et

Robert Michaud, descendants de Louis

Bertrand. Depuis sa construction en 1853,

jusqu’en 2005, cette maison est restée, de

génération en génération, la propriété des

Bertrand et de leurs descendants. Non

seulement cette maison est un patrimoine

important de L’Isle-Verte, du Bas-Saint-

Laurent et du Québec, mais en plus elle

fournit des informations importantes sur

le développement économique régional et

sur la manière de vivre des bourgeois au

XIXe siècle en milieu rural. Toutefois, ce

qui rend la maison si spéciale et unique, ce

sont les quatre générations de Bertrand

ayant vécu dans celle-ci, y ayant laissé une

foule d’objets destinés aux générations

futures. Ce que les Bertrand ont légué à

l’UQAR en 2005 est leur patrimoine

familial. Huit années sont passées. Et que

devient la Maison Louis Bertrand ?

1 Fonds d’archives de la Maison Louis-Bertrand, rapport de conservation, bibliothèque de l’UQAR.

La petite histoire

Située au cœur du village, la

maison est, avec le presbytère, la plus

imposante résidence de l’endroit. Son

premier propriétaire, Louis Bertrand, la

fait construire en 1853. Elle est la

troisième à être construite sur le site, les

deux maisons précédentes ayant été

détruites par des incendies !

Heureusement, Louis Bertrand est l’un des

hommes les plus influents du Bas-Saint-

Laurent à son époque. En 1840, Louis

Bertrand possédait 6156,8 arpents, son

activité principale était la coupe et la

transformation de bois, à laquelle il faut

ajouter ses moulins, ses bateaux, son

magasin général et le bureau de poste. Ce

grand propriétaire foncier, seigneur de

L’Isle-Verte, marchand et postier, eut les

moyens de se faire construire une maison

à l’image de son importance. La maison

est de style communément appelé

« maison québécoise » d’inspiration

néoclassique2. Ces maisons se distinguent

par quelques caractéristiques : elles sont

dégagées du sol, elles sont souvent

recouvertes en bardeau de bois ou de

2 Manon Sarthou, Mieux comprendre le patrimoine architectural pour mieux le préserver : les styles architecturaux courants au Québec : guide de référence, Montréal, Association québécoise d’urbanisme, 1999, 48 p.

52

planches à clin, elles présentent des

lucarnes habitées, un toit à deux versants

avec larmier recourbé, une galerie plus ou

moins importante, principalement en

façade.

Toutefois, ce qui différencie

vraiment la Maison Louis-Bertrand des

autres maisons historiques de la région,

c’est son intérieur. Celui-ci fait étalage des

vestiges de la célèbre famille de L’Isle-

Verte. La grande majorité des meubles et

accessoires datent du XIXe siècle, ceux qui

ne le sont pas ont été rajoutés par les

générations suivantes. L’immense maison

de trente-et-une pièces est un témoignage

vivant de l’évolution d’une famille et de sa

situation matérielle. À la mort de Louis

Bertrand en 1871, la maison passa entre

les mains de trois générations successives.

Le premier à hériter de la maison fut son

fils Louis-Achille. Malheureusement, à la

suite d’une longue succession de

catastrophes, l’empire Bertrand disparut.

Pourtant la maison resta toujours en

possession de la famille, grâce aux filles de

Louis-Achille. À cette époque, la tradition

était de léguer les biens aux hommes, c’est

pourquoi la maison fut d’abord léguée à

Louis Bertrand (troisième génération), or

ce dernier ne s’occupait pas du tout de la

maison, il n’y vivait même pas. Les trois

sœurs, Eugénie, Aimée et Louise,

rachetèrent donc la maison à leur frère.

Eugénie se maria et quitta la maison,

tandis que Louise y resta avec sa mère et

ne se maria jamais. Quant à elle, Aimée

Bertrand revint à la maison avec son mari,

Charles-Eugène Michaud. Durant ces

années, la maison n’était que partiellement

habitée. La famille logeait au rez-de-

chaussée, là où étaient autrefois le magasin

général et la poste. Élizabeth, femme de

Louis-Achille, et sa fille Louise, habitaient

la partie est de l’étage noble. La grande

majorité des pièces de l’immense maison

étaient donc inoccupées. À la mort de sa

mère Aimée Michaud, petite fille de Louis

Bertrand, la maison passa en 1946 aux

mains de l’abbé Robert Michaud. En

1977, l’abbé partage la possession de la

maison avec son frère, monseigneur Pierre

Michaud. Ce n’est qu’à partir du moment

où Robert Michaud hérite de la maison,

que lui et son frère utilisent le second et le

troisième étages. Les deux frères, ayant à

se déplacer régulièrement en raison de

leurs professions, en viennent à utiliser la

maison comme lieu de villégiature.

La décision d’offrir la maison à

l’université s’est imposée en dernier

recours, contrairement à ce que nous

pourrions imaginer. Même si les frères

Michaud n’ont pas eu d’enfants, la Maison

Louis-Bertrand aurait tout aussi bien pu

continuer d’être la propriété de la

descendance Bertrand en restant entre les

mains des frères et sœurs Michaud. La

famille envisagea plusieurs manières de la

conserver, mais il était essentiel de

restaurer et rénover la maison qui était

depuis déjà plusieurs années en piteux

état. Seule une institution telle que

l’UQAR pouvait trouver les ressources

pour mettre en œuvre le projet de

restauration de la maison. Les deux abbés

donnèrent donc leur maison familiale à

l’université. Un choix qui se justifie par les

ressources économiques de l’institution,

mais aussi par le fait que Robert Michaud

fut professeur à l’UQAR durant quelques

années.

53

L’avenir de la maison

Quel est l’intérêt pour une

université de faire l’acquisition d’une

maison historique ? Les missions

principales de l’institution étant

l’enseignement et la recherche, la maison

Louis-Bertrand offre une possibilité

exceptionnelle d’enseigner et de mettre de

l’avant le rôle des régions dans le

développement du Québec tout en

explorant les thèmes de la culture

matérielle et de la mémoire. De plus, la

maison a le potentiel de devenir un

véritable laboratoire de recherche pour les

études patrimoniales et de s’imposer

comme un élément important du

dynamisme en recherche pour les

étudiants en histoire, géographie et

littérature. En effet, les conditions

exceptionnelles de la maison en font un

lieu unique, propice aux recherches et aux

découvertes. Elle est d’ailleurs à l’origine

d’un mémoire de maîtrise, publié en 2011

par Maude Flamand-Hubert, Louis Bertrand

à L’Isle-Verte (1811-1871). Régime foncier et

exploitation des ressources.

En plus de l’enseignement et la

recherche, l’université a pour mandat de

servir la communauté. La maison Louis-

Bertrand est un patrimoine important de

L’Isle-Verte et de la région bas-

laurentienne. Dans cette perspective,

l’université avait le devoir d’intervenir

dans l’avenir de la maison, ce qui s’est

soldé par son acquisition. Depuis, l’UQAR

a fait d’importants travaux de restauration

sur le bâtiment. Le défi est de taille, les

normes à respecter pour les travaux à

exécuter sur une maison classée étant

contraignantes. Pour réaliser ces

opérations structurées sous forme de

phases, l’université a fait affaire avec des

professionnels. Avant la première phase

des travaux de restauration, une équipe de

la firme Ruralys a procédé à un sondage

archéologique sur le terrain de la propriété

Bertrand. Elle a recueilli des donnés

intéressantes en ce qui concerne les deux

premières maisons, qui sont situées plus

ou moins au même endroit que la maison

actuelle. Ces fouilles permettent d’en

savoir plus sur la famille Bertrand,

d’obtenir des renseignements précieux sur

la propriété, avant d’entreprendre le reste

du projet. Ensuite, il fut décidé de

redonner à la maison son aspect extérieur

d’antan. La réfection de la couverture

remise en bardeaux de cèdre et les travaux

de drainage de la fondation ont également

fait partie de cette première phase. La

seconde phase était consacrée à réparer

l’enveloppe extérieure, c’est-à-dire les

murs, les galeries et l’ornementation des

fenêtres. Le choix des couleurs a été arrêté

par un comité qui a consulté une firme

d’architectes et le Centre de conservation

de Québec. Conformément aux normes

dictées par le MCCQ et Patrimoine

Canada, il est à noter que les professeurs

d’histoire de l’UQAR, jusque-là impliqués

dans le processus d’acquisition de la

maison, n’ont pas participé à ce processus

de restauration. En effet, toutes les phases

sont décidées et mises en œuvre par le

comité qui s’occupe du projet et leurs

sous-traitants.

La Maison Louis-Bertrand a été

ouverte aux étudiants lors de la première

édition de l’Université d’été en patrimoine, en

2011. Par la suite, elle fut ouverte au

public pour une partie de l’été 2012. Ce

54

fut à peu près les deux seules fois où le

module d’histoire fut impliqué de près à la

maison, la visite de l’été 2012 étant assurée

par un étudiant de l’UQAR. Depuis

janvier 2013, d’autres travaux ont été

effectués : il s’agit de mettre aux normes

actuelles le système électrique et d’installer

un système de gicleur. Les pièces qui ont

subi des interventions ont été l’objet d’une

très grande attention. Leur contenu a dû

être déplacé et l’ensemble des objets a été

soigneusement photographié et classifié,

dans le but de tout remettre en place une

fois les travaux terminés. Ces opérations

très délicates impliquent plusieurs

manipulations d’artefacts.

Tous ces travaux laissent croire

que l’université aurait peut-être comme

projet d’ouvrir la Maison Louis-Bertrand à

un plus grand public dans un avenir

rapproché. Pourquoi tant d’hésitation

dans mes propos ? Simplement parce que

l’avenir de la maison est encore bien

incertain.

L’UQAR va très certainement

vouloir mettre en valeur la maison, mais

sous quelle forme ? La Maison Louis-

Bertrand pourrait devenir un musée de la

famille Bertrand, ou bien développer un

tout autre thème. Ce qui est sûr c’est que

l’UQAR veut faire de cet héritage un lieu

utile à ses étudiants, et évocateur pour les

habitants de l’Isle-Verte. Le chemin est

long, complexe et coûteux, mais il en vaut

très certainement la peine.

55

Comptes rendus

56

Robert Larocque, « L’introduction de

maladies européennes chez les

autochtones des XVIIe et XVIIIe

siècles », Recherches amérindiennes

au Québec, vol. 12, no 1, 1982, p. 13-24.

Par Geneviève Deschênes Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR

Dans cet article, Robert Larocque

soutient que l’introduction des maladies

européennes a joué un rôle majeur et

facilitateur dans la conquête des

Amériques. Les guerres entre Amérindiens

et Européens ont eu moins d’impact sur le

nombre de morts amérindiennes sur le

continent américain que les maladies. De

plus, le choc microbien s’étend plus vite

sur le territoire que l’envahisseur et affecte

principalement les Amérindiens. Ceci a

fortement contribué à anéantir la

résistance à l’invasion européenne. La

problématique de Robert Larocque est

« d’explorer divers facteurs qui ont

favorisé la détérioration de la condition

physique et la rupture de l’ordre social

chez les autochtones du Nord-Est, aux

XVIIe et XVIIIe siècles. » (p. 13)

Ensuite, Larocque montre l’état

de santé des Autochtones avant l’arrivée

des Européens. Les Amérindiens étaient

plutôt en bonne santé et assez bien

nourris. Ils ne mourraient pas des

maladies de vieillesse comme c’est le cas

aujourd’hui. De plus, le risque de

contagion était faible sauf en cas de

grandes maladies qui arrivaient

principalement si l’hygiène était mauvaise.

L’anthropologue souligne également que

l’espérance de vie des Amérindiens et des

Européens étaient semblables et

atteignaient probablement la mi-vingtaine.

Cet âge est toutefois biaisé par le fort taux

de mortalité infantile. Néanmoins, il est

difficile d’identifier les maladies qui étaient

déjà présentes chez les Premières Nations.

En Amérique du Nord, les explorations de

Jacques Cartier et de Samuel de

Champlain participèrent grandement à

l’introduction de maladies, comme la

variole.

Robert Larocque procède ensuite à

une caractérisation de certaines maladies

déjà présentes en sol amérindien. Tout

d’abord, les maladies respiratoires étaient

déjà existantes chez les Amérindiens avant

le contact européen. Ils avaient même

trouvé des remèdes pour tenter de les

guérir, notamment en recourant à la

suerie. Les maladies respiratoires étaient

fréquentes chez les Autochtones,

principalement les douleurs

rhumatismales, la pleurésie et même la

tuberculose qui aurait été présente avant le

contact européen. Au Nord-est de

l’Amérique, la température rude et

changeante a en grande partie favorisé le

développement des maladies respiratoires.

Comme le mentionne Larocque, « d’autre

part, l’atmosphère très enfumée des

habitations, qui étaient parfois

insupportables même pour les Indigènes,

a sans doute affecté les voies respiratoires

autant que les yeux » (p. 16)

Ensuite, l’auteur enchaîne avec les

maladies du système digestif. Dans les

écrits des premiers chroniqueurs, plusieurs

décrivent les habitudes alimentaires des

Amérindiens pour conclure que ceux-ci se

ruinaient l’estomac. En hiver, plusieurs

peuples autochtones traversaient une

période de jeûne tandis qu’en été, c’était

57

l’abondance. À l’arrivée des Européens

lors de la colonisation, les Autochtones

ont adopté leurs habitudes alimentaires, ce

qui a aidé la venue des maladies reliées aux

troubles digestifs. La mauvaise hygiène a

également participé à l’apparition de

maladies comme la dysenterie. L’arrivée de

l’alcool est un fait déterminant pour les

maladies digestives. Vulnérables aux effets

de cette substance, plusieurs Amérindiens

étaient extrêmement malades suite à sa

consommation. La mort de plusieurs

personnes âgées, provoquée par la

consommation d’alcool, a eu des impacts

sociaux importants. Dans une civilisation

de l’oralité, la mort des aînés induit une

perte de savoirs et de traditions.

Enfin, l’auteur traite des maladies

vénériennes. Il mentionne que la syphilis

était connue des Amérindiens avant

l’arrivée européenne. D’après ses

recherches, les écrits de Lescarbot de 1612

à 1614 font référence à l’euthanasie qui

était apparemment utilisée comme recours

pour soulager l’agonie des malades.

Après la description de l’état de

santé des Amérindiens avant et peu après

le contact des Européens, Robert

Larocque s’attarde plus précisément aux

épidémies qui sont principalement à

l’origine de la conquête européenne.

D’abord, l’auteur insiste sur le fait que les

Amérindiens ne possédaient aucune

immunité contre les maladies contagieuses

européennes. Il certifie même que le choc

microbien qu’a connu l’Amérique a été

plus meurtrier que la Peste noire en

Europe au XIVe siècle. La maladie qui a le

plus touché les premières nations est la

variole, entre autres avec l’épidémie de

l’été 1634 apportée par les bateaux venus

de France. De plus, les Européens

amenèrent sur le nouveau continent la

rougeole, la fièvre jaune et la peste

bubonique. Les conséquences sur la

démographie sont catastrophiques, et la

principale étant de miner le rapport de

force des Autochtones vis-à-vis les

Européens. « Nombreuses sont les tribus

qui se sont éteintes dans le Nord-Est des

États-Unis, ou qui auraient été réduites

par un facteur de l’ordre de 80% à 90%. »

(p.20)

Robert Larocque affirme

également que la sédentarisation des

peuples nomades a en partie contribué à la

création de centres de contagion. Par

contre, les peuples nomades participent à

la propagation des maladies sur le

continent. Après de fréquents épisodes

d’épidémies aux XVIIe et XVIIIe siècles, il

semble que les autochtones aient

développé une certaine immunité à ces

maladies contagieuses au XIXe siècle. Le

mal était toutefois déjà fait. Tous les

groupes d’âges ont été affectés par les

épidémies, même qu’à certains endroits il

y avait tellement de malades et de morts

qu’il était rendu impossible de trouver

quelqu’un pour soigner les autres.

L’absence de quarantaine, la médecine

inadéquate et la présence simultanées

plusieurs maladies sont des facteurs

déterminants dans la fragilisation des

peuples autochtones lors du contact. Les

européens n’auraient pas hésité à

transmettre volontairement certaines

maladies, notamment par des vêtements

contaminés dans le but d’exterminer les

groupes autochtones.

58

Enfin, Larocque souligne que les

missionnaires ont joué un rôle important

dans la propagation des maladies, car

ceux-ci s’introduisaient partout sur le

territoire. Les Amérindiens, qui voyaient le

fléau causé par les maladies comme une

punition, voulaient se faire baptiser pour

être sauvés, mais la plus grande présence

de missionnaires entraîne alors plus de

maladies. Ce cercle vicieux et le nombre

croissant de maladies créèrent des

frictions entre Autochtones et Européens.

*

L’article de Robert Larocque est

intéressant sur plusieurs points. D’abord,

dans les livres d’histoire, le rôle des

maladies dans la conquête de l’Amérique

par les Européens est à mon avis négligé.

Cela rend donc l’article important pour

découvrir ce côté de l’histoire. De plus,

l’auteur fait une description détaillée de

l’état de santé des Amérindiens ainsi que

des maladies, ce qui permet de bien

brosser un portrait de la situation de

l’époque. En se penchant sur l’état de

santé des premières nations,

l’anthropologue a décidé de comparer leur

espérance de vie avec celle des Européens

avant leur contact, ce qui a permis de

découvrir, à ma grande surprise, qu’elles

étaient semblables. Il serait facile de croire

que le mode de vie moderne des

Européens aurait pu favoriser leur

longévité, ce que l’article dément. Robert

Larocque a également pris le soin de

fournir des statistiques démographiques

frappantes sur les conséquences des

maladies chez les Amérindiens, ce qui

permet de réaliser l’ampleur du désastre et

d’attribuer aux maladies un rôle capital et

facilitateur de la conquête de l’Amérique

par les Européens. Donc, en abordant le

sujet de l’introduction des maladies sur le

continent américain aux XVIIe et XVIIIe

siècles, l’auteur montre clairement que les

Européens détenaient un avantage

insoupçonné envers les Amérindiens.

Enfin, il est vraiment intéressant de voir

qu’un aspect biologique a eu autant

d’influence sur le cours de l’histoire.

59

Marc Hudon, « La crise d’Oka :

rumeurs, médias et icônes. Réflexion

critique sur les dangers de l’image »,

Cahiers de géographie du Québec, vol.

38, no 3, 1994, p. 21-38.

Par Ève-Marie Roy Étudiante au baccalauréat en histoire, UQAR

Marc Hudon, président de la Commission

Eau de Nature Québec, est un géographe

diplômé de l’Université Laval. Il y a

relativement peu d’informations sur son

parcours, hormis les conférences qu’il a

prononcées dans le cadre de sa mission

avec Nature Québec. Il propose dans cet

article de porter un regard critique sur les

rumeurs qui ont entouré la crise d’Oka, et

qui se sont manifestées dans les journaux

de l’époque. Son article cherche à

répondre à la question suivante :

« l’inconscient collectif est-il véhiculé par

les médias, qui cherchent à l’exciter par la

diffusion de rumeurs, ou est-il tout

simplement construit à travers la diffusion

de documents cartographiques, par où

passent un certain nombre de perceptions

spatiales ? » (p. 22) Il tente d’analyser dans

la première partie les informations

publiées dans les journaux au cours de la

crise amérindienne en faisant ressortir le

message qui se cache derrière la rumeur et

en expliquant et décrivant les étapes

menant à l’émergence de ce qu’il appelle

l’icône. La seconde partie tente de rétablir

les faits autour de la Crise d’Oka en

insistant sur les revendications historiques

des Mohawks de la région.

L’auteur amorce son argumentaire

en insistant sur les éléments des rumeurs

qui entourent la crise d’Oka, et souligne

que celles concernant les Warriors sont les

plus importantes. Les propagateurs de ces

rumeurs, comme les habitants de la

région, les gouvernements fédéral et

provincial, de même que la presse écrite,

contribuent à alimenter le mythe selon

lequel les Warriors seraient de grands

guerriers et possèderaient beaucoup

d’armes. La Presse dresse l’inventaire du

matériel militaire détenu par les Warriors.

Le journal, à l’aide de la cartographie, fait

mention d’un empire iroquois en pleine

expansion dans la vallée du Saint-Laurent.

Ces cartes viennent appuyer des textes qui

prétendent que les revendications

historiques et actuelles vont au-delà des

frontières et que les Iroquois cherchent à

retrouver leur ancien territoire perdu. Si

certaines informations textuelles peuvent

être véridiques, le traitement médiatique

contribue à entretenir une psychose

collective. Par delà les tensions entre les

Mohawks et le gouvernement, la crise

prend des allures de conflit entre deux

nations.

L’auteur met l’accent sur le fait

qu’une rumeur est un acte collectif et peut

contenir un message caché qui pose des

questions délicates aux Québécois. Selon

Hudon, elle fait « découvrir les angoisses

et l’imaginaire profond d’une société. Au

Québec […], les gens se sentent

historiquement menacés, voire opprimés

par leur voisin anglais. » (p. 30) Il croit que

le conflit d’Oka fait ressortir la peur

historique des Québécois de se voir

déposséder de leur territoire d’origine.

L’auteur, par ce questionnement, cherche

à démontrer que la crise d’Oka en est

venue à acquérir le statut d’icône, c’est-à-

dire

60

une sorte d’image pieuse […]

forgée dans le but de

propager une représentation

unique de l’espace. L’objectif

[…] est en général d’imposer

aux citoyens des politiques

hégémoniques. […] Elle

cherche aussi à maintenir le

peuple dans la psychose d’une

menace extérieure afin de

maintenir la cohésion sociale

et de perpétuer la légitimité

des élites. (p. 32)

Ainsi élevée au rang d’icône, la crise d’Oka

en vient à incarner la peur des Québécois

d’être menacés par une force étrangère et

à participer au maintien de l’identité et de

la cohésion nationale.

Dans la seconde partie, Hudon

tente en plusieurs étapes de démystifier

l’icône en s’attaquant à la rumeur. Il

soutient que les cartes géographiques

utilisées par les médias comportent des

contradictions et que les analyses

extérieures démontrent le rapport à

l’espace des Mohawks. Il dément le fait

que les Warriors possèdent un grand

arsenal militaire. Il confirme du même

coup que les revendications territoriales

des Mohawks se résument au territoire des

seigneuries du Lac-des-Deux-Montagnes

et du Sault-Saint-Louis et ne visent pas à

restaurer les frontières de la Confédération

iroquoise. L’auteur explique aussi la

conception qu’ont les Mohawks de

l’espace. Il montre qu’avant l’arrivée des

Européens, ils sont engagés dans de

perpétuels conflits. Ils sont considérés

dans toute cette histoire, comme les

« gardiens de la Porte orientale de la

confédération, les messagers de la Grande

paix. » (p. 36)

L’auteur met en évidence les

différences entre le Mohawk et l’homme

blanc en ce qui a trait à la notion de

frontière. Pour les Mohawks la frontière

est censée unir les peuples. Ils devront

toutefois s’adapter aux notions de

frontières lors de l’arrivée des Européens,

et ce changement de perceptions

correspond pour eux à une perte de

traditions. Les Mohawks ont une vision de

la vie centrée sur la nature et un ordre

politique naturel, tandis que les Européens

ont une vision anthropocentrique du

monde. Les Mohawks ne peuvent

concevoir que les Occidentaux acceptent

d’être dirigés par d’autres humains. Ces

problèmes rendent difficile la

communication entre les deux groupes.

De plus, la notion même de Warrior entre

directement en conflit avec le modèle de

société tel que prôné par les Mohawks.

Les Warriors sont des guerriers, et pour les

Mohawks, les sociétés de guerriers n’ont

pas lieu d’exister. Ces dernières

s’occidentalisent néanmoins et en

viennent à acquérir une plus grande

indépendance. L’auteur insiste sur le

paradoxe de la création d’un état-nation

mohawk qui fait peur aux Occidentaux,

alors que la notion de nation est

occidentale. Il conclut son texte sur le fait

qu’une icône a été produite au début de la

crise d’Oka, notamment à cause du

contexte sociopolitique, mais que la

représentation iconographique s’est

effacée avec la fin de la crise. Il invite

toutefois à la vigilance face aux

productions iconographiques, car elles

61

impliquent souvent un point de vue

partial.

Hudon propose une toute autre

vision de la crise d’Oka qui mobilise de

nouveaux repères pour décrire un fait

important, mais dont personne ne semble

conscient. En effet les rumeurs et la

production d’une icône liée à la crise

d’Oka sont une réalité clairement exposée

dans cet article. La question de recherche

est claire et concise, et l’auteur utilise une

méthodologie pertinente pour arriver à y

répondre. Il définit clairement les notions

de « rumeur » et d’« icône » en insistant à

la fois sur leur complémentarité et leur

différence. Elles permettent d’éclairer la

démarche de l’auteur et d’offrir une

compréhension approfondie du propos.

Le lecteur prend conscience de la portée

des rumeurs et de l’icône et de leur

influence sur l’opinion publique. L’auteur

déconstruit chaque élément du traitement

médiatique qui a rendu possible la

production d’une rumeur, ce qui permet

de porter un regard nouveau sur les

événements importants de l’été 1990. Le

fait de réfuter les rumeurs concernant

différents éléments de la crise d’Oka

permet de comprendre les points de vue

divergents entre Occidentaux et

Mohawks. L’utilisation de la cartographie

présentée dans La Presse durant le conflit

vient étayer l’argumentaire. La démarche

de Marc Hudon est éclairante pour

quiconque souhaite approfondir ses

connaissances sur la crise d’Oka, au-delà

des simples faits. Il aurait été intéressant

que l’auteur ajoute d’autres sources

médiatiques pour appuyer son propos,

comme Le Devoir ou The Gazette, afin de

comparer leur point de vue. Nous

sommes toutefois conscients que la

démarche de l’auteur ne vise pas au

dépouillement exhaustif des archives de

tous les médias qui ont couvert la crise.

Plusieurs questions persistent après lecture

de cet article. Quelles sont les autres

informations véhiculées par les médias au

sujet de la crise d’Oka ? Y a-t-il des

supports autres que la cartographie qui

contribuent à la consolidation des mythes

qui sont associés à la crise d’Oka ? Au

total, cet article ouvre la voie à un

nouveau traitement de l’information

relative à la crise d’Oka. Une image vaut

mille mots et l’auteur confirme cet adage

avec brio.

62

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