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LA GRANDE ANTHOLOGIE DELA SCIENCE-FICTION

Histoires de Mutants

Présentées par

GÉRARD KLEIN,Jacques Goimard etDemètre Ioakimidis

LE LIVRE DE POCHE

© Librairie Générale Française, 1974, pour lapréface, l’introduction, les notices individuelles et

le dictionnaire des auteurs.

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Les cadres de classement et la présentationgénérale de la présente Anthologie constituent la

propriété de la Librairie Générale Française.

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INTRODUCTION ÀL’ANTHOLOGIE

La science-fiction ! Selon certains, cen’est qu’une sous-littérature, tout justebonne à rassasier l’imagination des naïfs etdes jobards, et qu’il conviendra de verser unjour au rayon des vaticinations et deschimères visant à soulever le voile del’avenir. Pour d’autres, c’est la seule expres-sion littéraire de notre modernité, de l’âgede la science, la dernière chance duromanesque et peut-être enfin la voie roy-ale, conciliant l’imaginaire et la raison, versune appréhension critique d’un futur im-possible à prévoir en toute rigueur.

La science-fiction mérite-t-elle cet excèsd’honneur ou cette indignité ? Après tout, il

ne s’agit que d’une littérature, on aurait tortde l’oublier. Or, les reproches qu’on lui faitcomme les espoirs qu’on place en elletiennent peut-être à la relation ambiguë decette littérature à la science et à la tech-nique. Trop de science pour un genre lit-téraire digne de ce nom, disent bien des lit-téraires pour qui la culture s’arrête au seuilde la connaissance positive et qui ne com-prennent l’intrusion de la science dans le ro-man que si elle est présentée comme unavatar du mal, dans la lignée du Meilleurdes mondes ou d’Orange mécanique. Lascience-fiction traite la science comme unemagie, persiflent d’autres, généralement desscientifiques bon teint. Tandis que certainsthuriféraires la prônent comme propre àfaire naître la curiosité scientifique, à dis-cuter les conséquences du développementscientifique pour l’avenir de l’humanité. Onvoit que de tous côtés le débat est déplacé : ilne s’agit plus d’une littérature et du plaisir

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qu’on y prend, mais d’une querelle sur laplace philosophique, idéologique, voire poli-tique de la science dans le monde moderne.Le reproche du manque de sérieux ou del’excès de sérieux fait à la science-fiction,tout comme l’idée qu’elle est le chaînon man-quant entre les deux cultures, la scientifiqueet la littéraire, renvoient tout uniment à lafonction de la science dans cette littérature.Et le risque de malentendu est alors si grandque l’on conçoit que des écrivains, agacéspar cette prétention qui leur est attribuée,aient eu l’ambition de se débarrasser du ter-me de science-fiction et de le remplacer parcelui de fiction spéculative.

Aussi bien la science-fiction ne s’est pascontentée d’utiliser la science comme thème,comme décor ou comme fétiche doté depouvoirs quasi magiques ; elle a aussi puiséson inspiration dans le bouleversement in-troduit dans notre société par la science etl’intuition que sans doute ce bouleversement

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est loin d’être fini ; enfin et surtout, elle a étéprofondément influencée par la pensée sci-entifique. Ce que la science-fiction a réelle-ment reçu de la science, ce n’est pas l’occa-sion d’une exaltation de la technique, maisl’idée qu’un récit, et plus encore une chaînede récits, peuvent être le lieu d’une dé-marche logique rigoureuse, tirant toutes lesconclusions possibles d’une hypothèse plusou moins arbitraire ou surprenante. En celala science-fiction est, modestement ou par-fois fort ambitieusement, une littérature ex-périmentale, c’est-à-dire une littérature quitraite d’expériences dans le temps même oùelle est un terrain d’expériences. En d’autrestermes, elle ne véhicule pas une connais-sance et n’a donc pas de prétention au réal-isme, mais elle est, consciemment ou non, leproduit d’une démarche créatrice qui tend àfaire sortir la littérature de ses champs tra-ditionnels (le réel et l’imaginaire) pour luien ouvrir un troisième (le possible).

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On notera d’ailleurs qu’il a existé et qu’ilexiste toujours des œuvres littéraires qui af-fectent de se fonder sur une connaissancescientifique (par exemple l’œuvre de Zola)ou qui prétendent décider si une telle con-naissance est bonne ou mauvaise, qui luifont donc une place très grande mais qui nerelèvent pas, à l’évidence, de la science-fic-tion ; ces œuvres traitent des connaissancesscientifiques transitoires comme s’il s’agis-sait de vérités éternelles et ne font guère queles substituer aux dogmes métaphysiquesqu’une certaine littérature s’est longtempsvouée à commenter ou à paraphraser. Aulieu de quoi l’écrivain de science-fiction partd’un postulat et se soucie surtout d’en ex-plorer les conséquences. Il se peut bien que,parasitairement, il expose sa propre visiondes choses comme s’il s’agissait d’une véritérévélée. Mais sur le fond, il écrit avec des siet des peut-être. Et parce que sa démarcheest celle d’un explorateur de possibles,

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l’auteur de science-fiction écrit une œuvrebeaucoup plus ouverte et beaucoup plus mo-derne que la plupart des écrivains-maîtres-à-penser dont les efforts tendent toujours àperpétuer les catégories de la vérité et del’erreur, quels que soient les contenus qu’ilsleur donnent. Cela est si patent qu’une his-toire qui, comme beaucoup de celles de JulesVerne, a perdu sa base scientifique – ou quin’en a jamais eu – n’est pas nécessairementsans charme. La crédibilité d’une histoire descience-fiction ne tient pas à la force de sesréférences externes mais seulement à sacohérence interne. À la limite le texte tienttout seul. Et c’est précisément à partir decette autonomie que, par un paradoxe quin’est que superficiel, il devient possible dedire quelque chose d’original, de déran-geant, d’éventuellement pertinent, surl’avenir, sur le présent, sur tout, absolumenttout ce que l’on voudra. Au lieu de quoi la lit-térature qui s’affirme solidement enracinée

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dans le réel, c’est-à-dire dans une illusion deréalité, ne fait que projeter sur le présent etsur l’avenir l’ombre des préjugés du passé ;elle ne donne que des réponses attendues etesquive tous les problèmes un tant soit peudifficiles à poser.

Si l’on retient de la science-fiction unetelle définition, il en résulte qu’elle est aussiancienne que toute littérature orale ouécrite, qu’elle a toujours entretenu d’étroitsrapports avec la naissance des idées et desmythes qu’aujourd’hui elle renouvelle etmultiplie. Lucien de Samosate, Cyrano deBergerac, Swift, Voltaire (dans Micromé-gas) combinent déjà l’invention extraordin-aire, le déplacement dans l’espace et clans letemps, la remise en question du présent.

Mais c’est au XIXe siècle que la science-fiction prend son visage actuel. Esquisséedans le Frankenstein de Mary Shelley(1817), précisée dans l’œuvre de Pœ, ce poèteépris de raison, traversant celle de Hugo

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avec le météore de Plein ciel, elle se constituevraiment sous les plumes de Jules Verne etde Herbert George Wells. Pour Verne, ils’agit d’abord de faire œuvre d’anticipationtechnicienne, de prolonger par l’imagina-tion et le calcul le pouvoir de l’homme sur lanature, exercé par l’intermédiaire des ma-chines. Pour Wells, il s’agit surtout de décri-re les effets sur l’homme et sur la sociétéelle-même de savoirs hypothétiques. De nosjours, on pourrait être tenté de voir enVerne l’ancêtre des « futurologues. », cestechniciens de l’extrapolation raisonnée etde la prévision d’avenirs quasi certains, eten Wells le premier des « prospectivistes »,ces explorateurs volontiers téméraires desfuturs possibles. Mais l’opposition ne doitpas être exagérée : les deux tendances senourrissent l’une de l’autre jusque dans lesœuvres de ces pères fondateurs.

Après un début prometteur en Europe,vite remis en question par la grande crise

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économique puis par la crise des valeurs quil’accompagne, et peut-être en France parune incœrcible résistance des milieux lit-téraires à la pensée scientifique, c’est auxÉtats-Unis que la science-fiction trouverason terrain d’élection, sur un fond d’utopies(Edward Bellamy), d’anticipations sociales(Jack London) et de voyages imaginaires(Edgar Rice Burroughs). Hugo Gernsback,ingénieur électricien d’origine luxembour-geoise et grand admirateur de Verne et deWells, crée en 1926 la première revue con-sacrée entièrement à la science-fiction,Amazing stories ; très vite les magazines semultiplient. Ils visent d’abord un public pop-ulaire et sacrifient la qualité littéraire oumême la vraisemblance à la recherche dusensationnel ; puis le genre se bonifie pro-gressivement. La seconde guerre mondiale,révélant aux plus sceptiques l’impact de latechnologie, incite à plus de rigueur scienti-fique, et le désenchantement qui

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accompagne les mutations accélérées dumonde actuel conduit beaucoup d’écrivainsà un certain pessimisme tout en les amenantà suppléer la carence des valeurs par unerecherche esthétique croissante. Le résultatest là : la science-fiction contemporaine,vivante dans tous les pays industrialisés, estun extraordinaire laboratoire d’idées et ellen’a plus grand-chose à envier sur le plan dela forme à la littérature d’avant-gardequand elle ne se confond pas avec elle chezun William Burroughs, un Claude Ollier, unJean Ricardou, un Alain Robbe-Grillet.

Le plus surprenant peut-être, c’est que,malgré la variété de son assise géograph-ique, le domaine conserve une indéniableunité. Peut-être le doit-il – entre autres fac-teurs – à la présence insistante d’un certainnombre de grands thèmes qui se sont dé-gagés au fil de son histoire et qui le charpen-tent en se combinant, se ramifiant sanscesse. C’est un choix de ces thèmes, pris

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parmi les plus représentatifs, que laprésente série entend illustrer.

Ce serait pourtant une erreur que de ré-duire la science-fiction à un faisceau dethèmes en nombre fini dont chacun pourraità la limite se constituer en genre. À l’expéri-ence, on s’apercevra souvent que telle his-toire se trouve assez arbitrairement logéedans un volume plutôt que dans un autre(où classer une histoire de robot extrater-restre ? dans les Histoires d’Extraterrestresou dans les Histoires de Robots ?), que telleautre histoire échappe au fond à toutethématique fortement structurée et définit àelle seule toute la catégorie à laquelle elleappartient. Chemin faisant, on découvrirasans doute que, malgré les apparences, lascience-fiction n’est pas une littérature àthèmes parce qu’elle ne raconte pas toujoursla même histoire (le thème) sur des registresdifférents, mais que, au contraire, chacun deses développements échappe aux

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développements précédents tout en s’ap-puyant sur eux selon le principe, bien connuen musique, de la variation. Quand on a ditde telle nouvelle que c’est une histoire devampire, on sait d’avance à peu près tout cequi s’y passera ; au contraire, quand on adit que c’est une histoire de robots, on n’en a,contrairement au point de vue commun, pr-esque rien dit encore. Car toute la questionest de savoir de quelle histoire de robots ils’agit. Et c’est de la confrontation entrequelques-unes des variations possibles(lesquelles sont peut-être, à vrai dire, ennombre infini) que surgit comme le halofoisonnant du mythe.

Il serait pour le moins aventuré deprétendre avoir enfermé en douze volumes(onze catégories plus une qui les recouvretoutes, celle de l’humour) le vaste univers dela science-fiction – ne serait-ce que parcequ’on estime à plus de 30 000 le nombre detextes parus dans ce domaine aux États-

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Unis seulement et qu’à l’échelle mondiale, ilfaudrait doubler peut-être ce nombre. Dumoins cette anthologie a-t-elle été établieméthodiquement dans l’intention de donnerun aperçu aussi varié que possible de lascience-fiction anglo-saxonne de la fin desannées trente au début des années soixante.Plus de 30 00 nouvelles ont été lues pour lacomposer, dont beaucoup figuraient déjàdans des anthologies américaines. L’aireculturelle et la période retenues l’ont été toutnaturellement : c’est aux États-Unis, ac-cessoirement en Angleterre (dans la mesuresurtout où les auteurs anglais sont publiésdans les revues américaines), que se joue ledeuxième acte de la constitution de lascience-fiction après l’ère, surtouteuropéenne, des fondateurs ; c’est là qu’avecune minutie presque maniaque les vari-ations possibles sur les thèmes sont ex-plorées l’une après l’autre ; c’est là encoreque se constitue cette culture presque

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autonome avec ses fanatiques, ses clubs, sesrevues ronéotypées, ses conventions an-nuelles ; c’est aussi l’époque dont les œuvresse prêtent le mieux à la découverte du genrepar le profane. Depuis le milieu des années60, la science-fiction a considérablementévolué, au moins autant à partir de sapropre tradition que d’emprunts à la lit-térature générale. Aussi son accès s’est-ilfait plus difficile et demande-t-il une cer-taine initiation.

Les anthologistes, qui sont collectivementresponsables de l’ensemble des textes chois-is, ont visé trois objectifs dans le cadre dechaque volume :

— Donner du thème une illustration aus-si complète que possible en présentant sesprincipales facettes, ce qui a pu les conduireà écarter telle histoire célèbre qui en re-doublait (ou presque) une autre tout aussiremarquable, ou encore à admettre une

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nouvelle de facture imparfaite mais d’uneoriginalité de conception certaine ;

— Construire une histoire dialectique duthème en ordonnant ses variations selonune ligne directrice qui se rapproche parfoisd’une histoire imaginaire ;

— Proposer un éventail aussi completque possible des auteurs et fournir par làune information sur les styles et les écoles dela science-fiction « classique ».

Pour ce faire, une introduction vient pré-ciser l’histoire, la portée, les significationssecondaires, voire les connotations scienti-fiques du thème traité dans le recueil.Chaque nouvelle est présentée, en quelqueslignes qui aideront – nous l’espérons – lelecteur profane à se mettre en situation, etqui lèveront les obstacles éventuels duvocabulaire spécialisé. Enfin un diction-naire des auteurs vient fournir des élémentsbibliographiques sur les écrivainsreprésentés.

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Ainsi cet ensemble ouvert qu’est laGrande Anthologie de la science-fiction, or-donnée thématiquement sur le modèle de laGrande Encyclopédie, s’efforce-t-il d’être unguide autant qu’une introduction à la plusriche avancée de notre siècle dans les ter-ritoires de l’imaginaire.

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PRÉFACE

SURHOMMES ET MUTANTS

La révolution copernicienne a ôté à laTerre le naïf privilège d’être le centre dumonde et l’objet exclusif de l’attention d’undieu. Du même coup, elle a offert à l’hommela perspective d’un nombre illimité demondes à conquérir, pour le plus grand bon-heur des écrivains de science-fiction qui nese sont pas gênés de promettre de ce faitl’immortalité à l’espèce humaine : la mort dela Terre, l’explosion ou le refroidissement dusoleil, ne sont plus de si grands cataclysmesquand on peut itinérer d’étoile en étoile.

Mais si le ver était dans le fruit ? Si l’es-pèce humaine allait, au fil du temps, se méta-morphoser au point de ne plus se

reconnaître dans ses descendants ? La ré-volution darwinienne propose un décentre-ment encore plus vertigineux que laprécédente car il fallait beaucoup de déter-mination pour dévoiler à une espèce entièrele tableau de ses origines, de sa probable dis-parition et de son remplacement sur la scènedu monde, en établissant ce bouleversementdans l’ordre naturel des choses et non dansle contexte de quelque catastrophe uni-verselle autant qu’eschatologique. Puisque lascience-fiction, plus que toute autre formelittéraire, exprime sur le mode poétique uneconception relativisée du monde, elle devaitexploiter largement une telle conjecture.

Peut-être convient-il de faire remarquerd’abord que presque toute la science-fictions’établit sous le signe de la mort contestée etparfois acceptée. La plupart des anticipationsfont immédiatement référence à un horizontemporel que l’auteur et le lecteur saventqu’ils n’atteindront pas : ils acceptent de

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s’intéresser à des problèmes qui se poserontpeut-être à leurs descendants présumés.Sans doute s’agit-il là en partie d’une feintepuisque souvent l’avenir est une allégorie duprésent. Mais outre que ce n’est pas néces-sairement le cas, le procédé est trop expliciteet trop systématique pour n’être pas, auxyeux de certains, inquiétant, voireinsupportable. Peut-être est-ce là une desraisons de la résistance farouche qu’ils op-posent aux anticipations ; ils les dénoncentcomme insignifiantes parce qu’elles signifi-ent la certitude de leur fin et, avec elle, decelle des nations, des structures sociales, desmœurs, des valeurs qu’ils connaissent etqu’ils voudraient croire éternelles parce quela pérennité de ce cadre les rassurerait sur laleur propre. Accepter pleinement une anti-cipation, c’est accepter que d’autresrespireront, aimeront, espéreront quand onaura cessé de vivre. En plus d’un sens, c’estaccepter la réalité plus sûrement qu’en

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choisissant de se réfugier dans la descriptionréaliste d’un présent exagérément valorisé.Mais cette acceptation passe par la résolu-tion d’un tel conflit entre instinct de vie et in-stinct de mort, sollicitude envers sa descend-ance et aspiration individuelle à l’immortal-ité qu’il est normal que son expressionromanesque témoigne à la fois d’une exalta-tion et d’un recul. C’est dans le domaine deshistoires de surhommes et de mutants queces deux tendances contradictoires coexist-ent sans doute avec le plus de netteté.

En effet, s’il n’y a qu’un pas de l’accepta-tion du remplacement de l’individu à celle dela subversion de l’espèce tout entière, il estde taille. Depuis qu’ils sont hommes, les hu-mains savent qu’ils mourront, de mêmequ’ils admettent depuis qu’ils ont des histori-ens que les civilisations s’effacent, même s’ilstâchent de se persuader que la leur per-durera. Mais l’idée est relativement fraîcheque l’espèce humaine elle-même – ce

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rempart par prétérition contre l’idée de lamort – pourrait être supplantée. Elle a moinsd’un siècle. Il suffit pour s’en persuader derelire La Machine à explorer le temps de H.G. Wells. L’écrivain n’imagine qu’unedécadence de l’humanité et cette décadenceest celle de toute la vie. Le point culminant aété atteint peu après le présent de l’auteur.Ensuite, l’évolution ne fait plus que se dé-faire. Mortelle, l’humanité a au moins la con-solation tragique d’avoir été le sommet.Wells était pourtant lecteur de Darwin.

Or, c’est bien de l’évolutionnisme quesurgit le thème de l’être qui viendra aprèsl’homme. En établissant l’existence d’ères« préadamiques », l’évolutionnisme postulela possibilité d’ères posthumaines. En pro-posant une histoire des espèces sur le mod-èle de celle des civilisations, il suggère que cedéfilé des formes n’a aucune raison de s’in-terrompre, une fois levé le préjugé

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métaphysique qui fait de l’homme une formeachevée, ultime, divine, et que les causesmatérielles qui ont été à l’œuvre depuis l’ori-gine de la vie, sinon de l’univers, n’ont pascessé d’agir.

Ce thème est si révolutionnaire qu’à detrès rares exceptions près il ne commenceraà être véritablement exploité qu’après lapremière guerre mondiale, en une période dedésespoir où l’échec de l’homme en tantqu’animal supérieur appelé à régenterl’univers apparut certain à ceux qui n’avaientpas de théorie sociale, psychologique oumétaphysique, expliquant le drame qu’ilsvenaient de traverser. Puisque l’espèce s’étaitmontrée si totalement inapte à maîtriser sespulsions et ses conflits, puisqu’elle avait lais-sé entrevoir sa capacité de s’autodétruire, ilfallait reporter l’espoir sur une tentativeultérieure de la vie, promue au rang d’expéri-mentatrice et d’organisatrice des progrès dela morale et de la raison. Dans ce contexte, le

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surhomme est d’abord l’enfant de la défiancevis-à-vis de l’homme. Mais cette défiance setourne ensuite contre le surhomme car il estporteur d’un avenir qui liquidera ce qui rested’un rêve sur l’homme. Peu d’accents nietz-schéens dans tout cela, on le voit, mais l’ex-pression d’une attitude ambivalente face aufutur, tout imprégnée de fascination et decrainte.

Rien d’étonnant dans ces conditions à ceque le surhomme, cet être qui se situera au-dessus de l’homme dans un ordre hiérarchiséde la nature, qui sera doté de plus depouvoirs, plus intelligent ou plus intuitif,renoue en exagérant leurs qualités avec leshommes supérieurs des romans de JulesVerne. Ces qualités sont celles que l’idéologiedu moment prête encore à l’homme idéal. Lesurhomme est d’abord un individu superlat-ivement doué. Son histoire répète le mythebourgeois des origines de la puissance légit-ime : elle insiste sur l’égalité des chances

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sociales données à tous, voire sur le privilègede défaveur dont il s’est trouvé affligé à sondépart, et sur sa capacité à surmonter toutesles difficultés par le seul exercice de ses qual-ités personnelles. La supériorité dusurhomme est due à une prédestination quine doit rien à l’ordre social, mais qui procèdede la nature et qui est sans appel. Il s’agitd’une légalisation de l’inégalité. On imagineaisément à quels excès idéologiques peuventconduire de tels fantasmes : la science-fic-tion américaine de mauvaise qualité abondeen œuvres de ce genre dont les auteurs ontsouvent transposé sans effort ni recherche debanales histoires de gangsters en quête depuissance ; comme le gangster, le surhommeéchoue généralement dans son entreprisesans que le récit dise très bien pourquoi.

Deux œuvres aussi différentes – et bienplus relevées – Rien qu’un surhomme del’Anglais Olaf Stapledon, et Les Slans del’Américain Van Vogt, illustrent à merveille

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le caractère d’individu surdoué prêté ausurhomme. Seuls, cernés par un environ-nement qui résiste, de l’incompréhension àl’hostilité mortelle, ils triomphent de toutesles embûches grâce à une intelligence éc-lectique, à une ingéniosité universelle, plusquelques gadgets mentaux comme la lecturerapide, la mémoire infaillible, la télépathieou la voyance. En d’autres termes, ilsréussissent glorieusement et isolément ceque les humains accomplissent péniblementet collectivement, et rien d’autre. Par contre,il semble toujours leur manquer deux dimen-sions essentielles de l’homme, l’inconscientet la culture.

En sus du sens sociologique que nous yvoyons, ce double manque ne révèle-t-il pasune double aspiration ? Le surhomme – sansinconscient – est un ange ; dépourvu de cul-ture, il est un éternel enfant, non mutilé dansson désir par les exigences de l’existence del’autre. Et, de fait, ses pouvoirs confinent

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souvent à la toute-puissance dont se sait in-vesti le nourrisson humain.

Même un roman comme Les Chasseursd’hommes du Français René Thévenin, an-térieur aux deux précédents et tout aussi re-marquable, s’il paraît établir entre l’humainet le surhumain une plus grande distance, es-camote le problème des origines culturellesde ses mutants : il présente, isolé dans labrousse africaine, se servant des humainscomme d’un gibier, un couple d’êtres en quiparaît se résumer toute l’histoire d’une es-pèce. Ainsi le surhomme est-il désigné, aumoins entre les deux guerres, comme uncoup d’État de la nature, apparemment for-tuit, mais soigneusement préparé dans lacoulisse, contre l’homme.

Il faudra attendre le Theodore Sturgeondes Plus qu’humains, ouvrage inégalé à cejour, pour découvrir une conception dusurhomme qui ne doive plus rien au mythedu super-individu. Les héros de Sturgeon,

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pris isolément, sont des monstres, des moinsqu’humains malgré quelques pouvoirs balbu-tiants autant qu’inutilisables, mais leurréunion par la télépathie les constitue en unplus qu’être, collectif, créateur d’une culturepropre. Et c’est du ratiocinement d’un idiot,tout englué dans les remuements de son in-conscient, que le roman prend son envol : leGestalt une fois constitué, c’est cet idiot, cetinconscient, qui lui fournira l’essentiel de sapuissance, de son énergie.

Le surhomme plus traditionnel, bien querevêtu encore des vestiges de l’individual-isme libéral, porte pourtant déjà en lui lestermes d’une très grave transgression del’idéologie bourgeoise. Il détient – et defaçon irréductible, absolue, par décret de lanature – le monopole d’un pouvoir. Dansl’affrontement général des individus sérial-isés, du tous contre tous, à quoi se ramène aufond la théorie de la société libérale, il a une

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longueur d’avance. Super-individu, il anni-hile l’individualisme des autres. Et c’est trèscertainement pourquoi il n’apparaît, commethème littéraire, qu’une fois la théorie de lasociété libérale sérieusement ébranlée. Ilexprime alors et la protestation de l’individudes classes moyennes qui, se sentant menacédans ses valeurs, voudrait bien en se sur-passant perdurer, et l’émergence des mono-poles qui vont subvertir dans les faits touteidéologie individualiste. Bel exemple derésolution dans l’art d’un conflit insolubledans la réalité : l’individu s’idéalisant commemonopole dans l’espoir de résister auxmonopoles.

Dès lors, l’expression littéraire de cettecontradiction ne peut se résoudre que de peude façons : le surhomme va prendre con-science du fait que l’exercice de son pouvoirmenace l’existence même d’une société « dé-cente » et il va, selon la version pessimiste etidéaliste, choisir de s’effacer, ce qui n’est

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jamais venu à l’idée d’aucun pouvoiréconomique ; ou bien il va coaliser ses forcesdans l’intention de supplanter à plus oumoins long terme la libérale espèce humaine,même s’il se donne les gants de lui laisser unrépit, comme chez Van Vogt ; ou bien, encorefaible, il sera détruit préventivement par leshumains, comme dans Les Chasseursd’hommes ; ou encore, transposant à sonniveau le comportement présumé des indi-vidus humains, il va s’affronter sans pitié àses égaux et rivaux, réduisant l’humanité aurôle de spectatrice dans une histoire qui acessé de lui appartenir.

Pour peu nombreuses qu’elles soient, cessituations débordent l’évolutionnisme dar-winien dont elles font semblant d’être issues.Car celui-ci postule, dans la meilleure tradi-tion libérale, une évolution lente des espècespar le mécanisme de la survie de la variété lamieux adaptée. Processus de durée

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géologique. Par suite, le surhomme vraimentdarwinien risque peu de semer la perturba-

tion dans le monde du XXe siècle. Pour qu’ilpuisse faire irruption dans la société contem-poraine, et représenter ainsi, en termespoétiques, une contradiction sociale actuelle,il faut non seulement que le surhomme duromancier soit supérieur, mais encore qu’ilsoit un mutant, que le coup d’État de lanature trouve une justification scientifique.

Par chance, le concept de mutation, c’est-à-dire de modification abrupte dans le pat-rimoine génétique d’un être vivant, a été in-troduit vers la fin du me siècle par le botanis-te hollandais Hugo De Vries. Il faudra at-tendre 1927 pour que le biologiste allemandHermann Muller désigne clairement sur desmouches drosophiles l’un des agentsmutagènes, les rayons X. On sait aujourd’huique les facteurs de mutations sont nombreuxet peuvent être, en particulier, chimiques.

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La science-fiction a contribué à répandreune vision beaucoup trop optimiste et beauc-oup trop catastrophique des mutations. Sesmutants sont tous, sans autre forme deprocès, des êtres supérieurs ou des monstres.Dans la réalité, la plupart des mutations con-cernent des détails anodins dont la valeuradaptative est nulle ou faible, ou conduisentà des sujets non viables qui parviennent ex-ceptionnellement au terme de leur gestation.Toutefois, étant aléatoires, les mutationssont beaucoup plus souvent négatives quepositives du point de vue de la survie d’uneespèce, mais elles ne donnent que trèsrarement naissance à des « monstres » et ilest plus exceptionnel encore que ces déviantsgénétiques soient à même de se reproduire.Il a fallu l’intervention de l’homme pour fixersur une période relativement courte ungrand nombre de mutations végétales et ani-males (comme le poisson rouge et le

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pékinois) qui ne survivent du reste que soussa protection.

Mais la mutation, source de monstres etde merveilles, convient admirablement auxbesoins des auteurs de science-fiction parson caractère imprévisible de déchirure dansune trame bio-historique apparemmentstable et continue.

Si le mutant surhumain répond à la criseoccidentale de l’entre-deux-guerres, la peuret la culpabilité nées de la seconde guerremondiale, qui culminent avec les champig-nons nucléaires, s’allient au doute des classesmoyennes sur leur avenir et sur la perman-ence d’une certaine idée de l’homme pourfaire surgir dans la littérature le mutant nég-atif, monstrueux. Comme le mutant surhu-main, le nouveau venu remet en causel’avenir de l’humanité, mais sur un modebeaucoup plus terrifié : le surhomme est en-core prolongation de l’homme, tandis que le

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monstre signifie la dissolution de l’homme,et même l’échec de la vie tout entière. Quel’homme soit l’artisan de cet échec accuse en-core la culpabilité : le mutant monstrueux,c’est l’enfant de Prométhée, et l’humanité sepunit en quelque sorte en elle-même, dans sadescendance, de tripoter des forces qui ladépassent. Au-delà d’un avertissement àtournure prophétique qui redouble celui deshistoires d’après la guerre atomique, onrelève ici comme un retour dumétaphysique : la force malfaisante del’atome, déchaînée par une science diabol-ique, abolit, disperse une image idéale del’homme qui est aussi celle d’un dieu. Aureste, les références explicites ou allusives àla Bible abondent. Significativement, unefois la guerre froide écartée et passées demode les frayeurs de la guerre atomique,c’est à la pollution que va être souvent con-fiée la fonction mutagène.

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Sans doute se trouve-t-on donc enprésence de quelque chose de plus profond,de moins conscient, et qui a trait au change-ment, à une angoisse généralisée de l’avenirqui, typiquement, se concentre sur l’idée dedescendance. Comme si nombre d’auteursvoulaient dire : « Nos enfants sont des mon-stres, et c’est de notre faute puisque nousn’avons su ni les élever convenablement, nileur préparer un monde décent ; le mieuxque nous puissions souhaiter, puisqu’ils nesont plus humains, c’est encore qu’ils dis-paraissent, vite et bien ; plutôt périsse la vieque vive cette engeance. »

C’est bien la morale du roman del’Anglais John Wyndham, Les Coucous deMidwich, qui ne traite pas à proprement par-ler de mutations, mais où le propre instruc-teur d’un groupe d’enfants différents et mer-veilleux se résout à les détruire, mais choisitde disparaître avec eux. Bel exemple de can-nibalisme poussé jusqu’à l’autophagie et

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dont les enseignants reconnaîtront la justi-fication : le surhomme est l’enfant que l’édu-cation ne parvient pas à réduire à la con-formité sociale. À détruire.

C’est, semble-t-il, dans une telle perspect-ive de cannibalisme entre générations, in-troduite par un bouleversement inédit desconditions sociales, par une mutation his-torique, qu’il faut aussi interpréter et ordon-ner l’ensemble des histoires de surhommeset de mutants. Bien entendu, face à cette pé-dophagie rationalisée, l’ambivalence in-troduit à plusieurs attitudes possibles. Lesuns, comme Richard Matheson, rejettent én-ergiquement l’intrus. D’autres, comme OlafStapledon, estiment inévitable la pédophagiedans le monde contemporain, mais la con-damnent en laissant aux enfants prodiges lesoin de s’effacer d’eux-mêmes afin d’ôter auxparents abusifs la responsabilité de cet hor-rible crime. Certains, comme Van Vogt, ren-versent la situation et, après l’échec d’une

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tentative de l’Homo sapiens pour éradiquerl’Homo superior, font confiance à ce dernierpour dévorer le premier. D’autres encores’attachent à souligner que l’Homo superiorn’est pas si supérieur que ça, ce qui est unefaçon de dire que les enfants finissent parressembler à leurs parents, par êtreassimilés.

Mais bien rares sont ceux pour qui lemutant, au lieu d’être un compétiteur mal-chanceux ou fatal de l’espèce, est simplementle descendant, l’étape provisoire d’un proces-sus naturel, le rejeton fragile qu’il fautprotéger et chérir. Rares sont ceux qui tran-scendent une idéologie sommaire du progrèspour voir dans chaque espèce à la fois uneforme illusoire et un aboutissement relatif àelle-même, pour admettre avec sérénité quel’avenir de l’homme, c’est le dépassement del’homme et son oubli. Peut-être faut-il êtreun surhomme pour considérer l’avenir, quel

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qu’il soit, comme une merveille, comme onregarde se lever ou se coucher le soleil.

Ou être, simplement, un homme.GÉRARD KLEIN.

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UN ACCOUCHEMENTPAS COMME LES AUTRES

– Damon Knight

Porter un enfantest toujours pourune femme uneexpérience diffi-cile. Il peut lui ar-river de ressentirle petit être quibouge en ellecomme un para-site qui l’exploite,la tyrannise. En

même temps, elles’inquiète si sonenfant allaitprésenter une tarecongénitale,naître différentdes autres,anormal…

Mais il n’est passûr que ses tour-ments soient ter-minés lorsqu’unefemme acquiert lacertitude d’ac-coucher d’ungénie, d’unsurhomme peut-être.

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Lourde est la re-sponsabilité, etaussi le fardeau…

Len et Moira Connington louaient lapetite maison qu’ils habitaient. Elle était en-tourée d’un petit jardin, plus petit devantque derrière, et de trop de sapins. Lapelouse, que Len avait rarement le temps detondre, était pleine de mauvaises herbes et lejardin était envahi de ronces. La maison elle-même était propre et sentait meilleur que laplupart des appartements citadins. Moiracultivait des géraniums aux fenêtres.

Mais il faisait sombre à l’intérieur à causedes sapins. Arrivant devant chez lui, à la find’un après-midi de printemps, Len trébuchasur une dalle qu’il n’avait pas vue et tombaen éparpillant ses copies scolaires sur toutel’allée jusqu’à la véranda.

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Quand il se releva, Moira riait bêtementsur le seuil. « Que tu es drôle !

— Ah ! vraiment ? dit Len. Bon Dieu ! Jeme suis cogné le nez. »

Il ramassa ses copies de chimie II, dansun silence glacial. Une goutte rouge tombasur la dernière. « Nom de Dieu ! »

Moira lui tint la porte grillagée ouverte,l’air repentant et un peu surpris. Elle le suivitdans la salle de bain.

« Len, je ne voulais pas me moquer de toi.Ça fait très mal ?

— Non », dit Len, les yeux farouchementfixés sur son nez écorché dans la glace. Desélancements lui résonnaient dans toute latête.

« Tant mieux. C’était vraiment drôle ; jeveux dire… bizarre », s’empressa-t-elle depréciser.

Len la regarda attentivement. Le blanc deses yeux était très visible :

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« Il y a quelque chose qui ne va pas ? luidemanda-t-il d’une voix pressante.

— Je ne sais pas », répondit-elle, et savoix monta. « Ça ne m’était encore jamais ar-rivé. Je trouve que ce n’était pas drôle dutout. Je me faisais du souci pour toi, et je nesavais pas que j’allais rire… » Elle rit à nou-veau, un peu nerveusement. « Je devienspeut-être folle. »

Moira était une jeune femme brune, aucaractère bienveillant et paisible. Len avaitfait sa connaissance au cours de sa dernièreannée à l’université de Columbia et, si on yréfléchissait de manière objective, ce que Lenfaisait rarement, la suite, de cette rencontreavait été fâcheuse.

Maintenant, au septième mois de sagrossesse, elle avait la forme d’une de cespoupées gigognes russes avec, de surcroît,une poitrine plantureuse.

« Les troubles émotifs sont fréquentschez les femmes enceintes », se rappela Len.

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Il se pencha pour franchir l’obstacle de sonventre et l’embrassa sans rancune. « Tu essans doute fatiguée. Va t’asseoir et je vaist’apporter du café. »

Pourtant Moira n’avait jamais eu de crisesde nerfs jusqu’à présent, et elle n’avait ja-mais eu, non plus, de nausées le matin : elleavait des renvois à la place ; et, de toutefaçon, les livres spécialisés parlaient-ils descrises de fou rire ?

Après le dîner, il corrigea dix-septdevoirs, l’esprit absent, puis il se leva pouraller chercher le livre sur les bébés. Il y avaitquatre volumes de poche, aux pages cornées,à la couverture ornée d’un visage souriant debébé, mais celui qu’il voulait n’y était pas. Ilregarda derrière la bibliothèque et sur latable d’osier qui se trouvait à côté.

« Moira.— Hum ?— Bon sang ! où est l’autre livre sur les

bébés ?

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— C’est moi qui l’ai. »Len s’approcha pour regarder par-dessus

son épaule. Elle avait les yeux fixés sur undessin qui représentait un fœtus couché dansune sorte de position de yoga, la tête en bas,dans un corps de femme vu en coupe.

« Il est comme ça, dit-elle. Maman. »Le schéma représentait un fœtus à terme.« Pourquoi as-tu parlé de ta mère ? de-

manda Len, surpris.— Ne dis pas de bêtises », dit-elle, d’un

air distrait.Il attendit, mais elle ne leva pas les yeux,

et ne tourna pas la page. Un instant plus tardil retourna travailler. Il l’observait.

Elle finit par feuilleter le livre jusqu’à ladernière page, lut quelques passages, puis leposa. Elle alluma une cigarette et l’éteignitaussitôt. Elle fit venir un rot.

« Bravo ! » dit Len, admiratif.Moira soupira.

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Énervé, Len prit sa tasse à café et se diri-gea vers la cuisine. Il s’arrêta à côté du siègede Moira. Sur la table à côté d’elle se trouvaitsa tasse d’après le dîner, toujours pleine decafé… noir, couvert de gouttelettes grasses,complètement froid.

« Tu ne voulais pas de café ? » luidemanda-t-il, avec sollicitude.

Elle regarda la tasse. « Si, mais… » Elles’arrêta, secoua la tête, l’air perplexe.

« Eh bien, en veux-tu une autre tasse,maintenant ?

— Oui, s’il te plaît. Non. »Len, qui avait amorcé un pas en avant, fit

marche arrière.« Oui, ou non, bon Dieu ? »Son visage gonfla :« Oh ! Len, je ne sais plus où j’en suis »,

dit-elle, et elle se mit à trembler de tout soncorps.

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Len sentit qu’une partie de son irritationse dissolvait et se transformait en sentimentprotecteur.

« Ce qu’il te faut, dit-il avec fermeté, c’estun verre ! »

Il grimpa sur un escabeau pour atteindrel’étagère supérieure de l’armoire qui abritaitleur alcool quand ils en avaient. Les petitesvilles du fin fond de l’État et les conseilsd’administration de leurs écoles étant cequ’ils étaient, c’était une des nombreusesprécautions financières nécessaires.

En inspectant les quelques doigts dewhisky qui restaient tristement dans labouteille, Len jura dans sa barbe. Ilsn’avaient pas les moyens d’avoir une provi-sion convenable d’alcool, ni des vêtementsneufs pour Moira. Au départ, ils avaientpensé que Len enseignerait un an et qu’ilsferaient suffisamment d’économies pourqu’il retourne à l’université finir sa licence.Plus tard, comme cela se révélait impossible,

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ils avaient juste essayé de mettre assez d’ar-gent de côté pour les cours d’été, et même çacommençait à sembler d’un optimismedélirant.

Les professeurs de lycée sans anciennetén’étaient pas censés être mariés. Ni, du reste,les étudiants de physique en cours de licence.

Il prépara deux grands whiskies raides, àl’eau et à la glace, et les apporta dans lesalon. « Voilà. Skoll !

— Ah ! dit-elle, avec gourmandise. C’estbon… Beuh ! » Elle posa le verre et le regardafixement, la bouche à demi ouverte.

« Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? »Elle tourna la tête avec précaution,

comme si elle avait peur de la perdre.« Len, je ne sais pas. Maman.— C’est la deuxième fois que tu dis ça.

Qu’est-ce que c’est tout…— Dis quoi ?— Maman. Écoute, mon petit, si tu es…— Je n’ai pas dit ça. »

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Elle semblait un peu fiévreuse.« Si, tu l’as dit. Une fois, quand tu re-

gardais le livre sur les bébés, et à nouveau,juste maintenant, après avoir dit beuh !devant le whisky. À propos du whisky…

— Maman boire du lait », dit Moira, defaçon exagérément distincte.

Moira avait horreur du lait.Len but d’un coup la moitié de son verre,

fit demi-tour et alla silencieusement à lacuisine.

Quand il revint avec le lait, Moira regardale verre comme s’il contenait un serpent.

« Len, je n’ai pas demandé ça.— Bon.— Non, je n’ai pas dit maman, et je ne t’ai

pas dit ça pour le lait. » Sa voix trembla. « Etje ne me suis pas moquée de toi quand tu estombé. »

Len essaya d’être patient.« C’était quelqu’un d’autre.

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— Exactement. » Elle baissa les yeux surson renflement couvert de coton. « Tu ne mecroiras pas. Pose ta main là. Non, un peuplus bas. »

Sous le tissu, sa chair était chaude et fer-me sous sa paume.

« Des coups de pied ? demanda-t-il.— Pas encore. Maintenant, toi là-dedans,

si tu veux ton lait, dit-elle d’une voix tendue,donne trois coups de pied. »

Len ouvrit la bouche et la referma. Soussa main, il sentit trois coups de pied très ex-plicites, l’un après l’autre.

Moira ferma les yeux, retint sa respirationet but l’horrible lait d’un seul traitinterminable.

***

« Dans des cas très rares, lisait Moira, lamultiplication des cellules ne suit pas le

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cours de l’évolution qui produit un bébé nor-mal. Dans ces cas, certaines parties du corpsse développent exagérément, tandis qued’autres parties ne se développent pas dutout. Cette croissance anarchique des cel-lules, qui ressemble d’une façon frappante àla prolifération folle des cellules que nousappelons le cancer… » Ses épaules frémirentconvulsivement :

« Beuh !— Pourquoi ne cesses-tu pas de lire ces

trucs, si ça te rend malade ?— J’y suis obligée », dit-elle, l’air absent.

Elle prit un autre livre sur la pile. « Ilmanque une page. »

Len attaqua le reste de son œuf mollet defaçon à ne rien révéler de sa pensée.

« C’est un miracle qu’il ait tenu silongtemps », dit-il, ce qui était parfaitementexact.

On avait renversé quelque chose de li-quide sur ce livre, ce qui avait dissous en

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partie la colle, et il était dans un état avancéde détérioration. Cependant, la vérité étaitque Len avait arraché la page en questionquatre soirs plus tôt, après l’avoir lue avec at-tention. Elle traitait des « Psychoses pendantla grossesse ».

Moira s’était maintenant mis en tête quele bébé était un garçon, que son nom étaitLéonard (sans allusion à Len, mais à deVinci), que c’était lui qui lui avait fourni cesrenseignements, et beaucoup d’autres en-core, que c’était lui qui lui interdisait demanger ce qu’elle préférait et qui l’obligeait àavaler tout ce qu’elle détestait, comme le foieet les tripes, et qu’elle devait lire les livres deson choix à lui toute la journée pour l’em-pêcher de lui donner des coups de pied.

Il faisait atrocement chaud. À deux se-maines de la cérémonie de la remise desdiplômes, les élèves de Len étaient tour àtour apathiques ou comme des piles élec-triques. Et puis il y avait aussi le problème de

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son contrat pour l’année suivante, et un es-poir possible pour le poste au lycée d’Oster,ce qui signifierait davantage d’argent, et il yavait le truc Parents-Professeurs ce soir, et ledirecteur, M. Greer, et son épouse le préside-raient de façon royale.

Moira était plongée jusqu’au genou dansle volume I de Der Untergang des Abend-landes, et ses lèvres remuaient. De temps entemps un son guttural lui échappait.

Len se racla la gorge : « Moy. »« … und also des tragischen… Au nom du

Ciel, qu’est-ce qu’il veut dire par ça… ? Qu’ya-t-il, Len ? »

Il fit un bruit d’irritation.« Pourquoi ne te sers-tu pas de l’édition

anglaise ?— Léo veut apprendre l’allemand.

Qu’allais-tu dire ? »Len ferma les yeux un instant.

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« À propos de cette soirée de l’associationParents-Professeurs… t’es sûre que tu veux yaller ?

— Mais, bien sûr. C’est drôlement import-ant, n’est-ce pas ? À moins que tu ne pensesque j’ai l’air trop négligé…

— Non, non, bon Dieu ! Mais te sens-tucapable de tenir le coup ? »

Il y avait un croissant pâle sous les yeuxde Moira elle dormait mal depuis quelquetemps.

« Bien sûr, dit-elle.— D’accord. Et tu iras voir le docteur

demain ?— Je te l’ai déjà dit.— Et tu ne parleras pas de Léo à

Mme Greer, ni à personne ? »Elle eut l’air un peu gêné.« Pas avant qu’il naisse, je pense, pas toi ?

Ce serait terriblement difficile de prouver…même toi, tu ne m’aurais pas crue si tun’avais pas senti ses coups de pied. »

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Cette expérience ne s’était pas répétée, bi-en que Len l’eût réclamé assez souvent. Toutce que le petit Léo avait voulu faire, disaitMoira, c’était communiquer avec sa mère. Ilne semblait pas s’intéresser le moins dumonde à Len.

« Il est trop jeune », expliquait-elle.Et pourtant… Len se rappelait les gren-

ouilles que sa classe de biologie avait dis-séquées au semestre précédent. L’une d’ellesavait deux cœurs. Cette prolifération an-archique des cellules… comme un cancer.Allez donc savoir : des doigts ou des orteilssupplémentaires, ou une ration double desubstance corticale ?

« Et je roterai comme une dame, le caséchéant », lui assura Moira gaiement commeils se préparaient à partir.

La salle était vide ; il n’y avait que lesdames du bureau de l’association, deux pro-fesseurs hommes au sourire timide et lamasse impressionnante du directeur Greer,

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quand les Connington arrivèrent. Des piedsde table de jeu grinçaient sur le sol nu, l’airétait entêtant de cire à bois et de musc.

Greer s’avança, rigide et rayonnant.« Eh bien, quel plaisir ! Comment vont

nos jeunes gens par cette chaude soirée ?— Oh ! Nous qui avions pensé arriver de

bonne heure, monsieur », dit Moira, jouantde façon charmante la contrariété. C’étaitétonnant comme elle avait l’air enfantin etélégant ; la bosse qui était Léo était à peinevisible, à moins de la regarder de profil. « Jevais aller immédiatement aider ces dames. Ildoit bien y avoir quelque chose que je puisseencore faire.

— Non, non, il n’en est pas question.Mais, je vais vous dire ce que vous pouvezfaire : vous pouvez aller tout de suite là-bas

dire bonsoir à Mme Greer. Je sais qu’ellemeurt d’envie de s’asseoir et de bavardertout son saoul avec vous. Allez-y, ne vous

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faites pas de souci pour votre bonhomme demari : je m’en occupe. »

Moira ne répondit que par une cascade depetits cris de plaisir dont la moitié au moinsfranchirent le mur d’antipathie mutuelle quiles séparait.

Greer, exhibant de fausses dents sans dé-faut, dégageait une forte odeur d’antisep-tique. Sa peau rose n’était pas seulement ré-curée, mais désinfectée ; ses lunettes cercléesd’or auraient fait l’honneur de la vitrine d’unopticien, et son costume d’été sortait droit dechez le teinturier. Il était impossible d’ima-giner Greer pas rasé, Greer fumant le cigare,Greer le front barbouillé de cambouis, ouGreer faisant l’amour à sa femme.

« Eh bien, monsieur le directeur, cetemps…

— Quand je pense à ce que cette valléeétait, il y a vingt ans…

— Au prix où sont les choses au-jourd’hui… »

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Len écoutait, de plus en plus admiratif,faisant une réflexion ici ou là, lorsque c’étaitnécessaire. Il ne s’était encore jamais renducompte qu’il y avait autant de sujets de con-versation si anodins.

Quelques personnes arrivèrent encore parpetits groupes, et la température de la sallemonta d’environ un demi-degré par tête.Greer ne transpirait pas ; il rougeoyaitseulement.

À l’autre bout de la salle, Moira devisaitmaintenant à la bonne franquette avec

Mme Greer, femme à la poitrine énorme et auchapeau outrageusement démodé. Moirasemblait raconter une histoire drôle ; Lensavait pertinemment que ce n’était pas unehistoire osée, pourtant il écouta de toutes ses

forces, jusqu’à ce qu’il entendît Mme Greerglapir de rire. Sa voix s’entendait de loin :

« Oh ! C’est vraiment impayable ! Oh !mon Dieu, si seulement je pouvais me larappeler ! »

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Len s’était interdit de penser aux moyensde faire dévier la conversation vers le postevacant à Oster. Il se raidit à nouveau quand ils’aperçut que Greer s’était soudain mis à par-ler boutique. Son cœur se mit à battre defaçon absurde ; Greer était en train de luiposer des questions fort pertinentes, avecbonhomie, mais très directement : il faisaitparler Len, et ne se donnait pas la moindrepeine pour être diplomate.

Len répondait sans détour, sauf quand ilétait certain de savoir ce que le directeurvoulait lui faire dire ; là ; il mentait commeun arracheur de dents.

Mme Greer avait fait apparaître commepar enchantement une théière pleine de théavant l’heure prévue et, sans la moindre con-sidération pour les regards envieux des pro-fesseurs assoiffés, Moira et elle s’enrégalaient, têtes rapprochées comme si ellescomplotaient de renverser la République ouéchangeaient des recettes de cuisine.

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Greer écouta attentivement la dernièreréponse que Len débita d’un air aussi re-cueilli que s’il avait été un boy-scout faisantsa promesse. Mais, comme la question avaitété : « Avez-vous l’intention de faire de l’en-seignement votre métier ? », il n’y avait pasun mot de vrai dans sa réponse.

Greer regarda alors attentivement sa be-daine, et fronça légèrement les sourcilscomme un acteur. Len, avec ce sixième sensde l’animal social, qui est infaillible quand ilfonctionne, sut que ses paroles allaient être :« Vous avez sans doute entendu dire que lelycée d’Oster aura besoin d’un nouveau pro-fesseur de sciences à la rentréeprochaine… ? »

À cet instant précis, Moira fit un bruit dephoque.

Le silence qui suivit fut rompu par unhurlement vigoureux, et aussitôt après parun bruit fracassant et une chuteretentissante.

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Mme Greer était assise par terre, lesjambes étalées, le chapeau sur l’œil. Ellesemblait s’évertuer à exécuter une espèce dedanse, extraordinairement païenne.

« C’était Léo, raconta de façon in-cohérente Moira à Len, de retour chez eux.Tu sais qu’elle est Anglaise. Elle m’a dit quenaturellement une tasse de thé ne me feraitpas de mal, et elle a insisté pour que j’enboive sans hésiter pendant que c’était chaud,et je ne pouvais pas…

— Non, non, attends, dit Len en con-trôlant sa fureur. Qu’est-ce que…

— Alors j’en ai bu enfin, et Léo a donnéun grand coup de pied et m’a fait roter, alorsque je me retenais. Et…

— Oh ! Seigneur !— … ensuite il a lancé un coup de pied qui

m’a fait lâcher la tasse qui a atterri sur sesgenoux et j’aurais voulu être morte ! »

Le jour suivant, Len emmena Moira chezle docteur, où ils lurent des numéros cornés

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du Rotarien, de Champs et Cours d’eaupendant une heure.

Le docteur Berry était un petit hommerond, aux yeux expressifs, et qui ne se dépar-tait jamais, ni le jour ni la nuit, de son atti-tude professionnelle. Aux murs de son cabin-et, où les médecins ont coutume d’accrochertoutes sortes de diplômes et d’attestationscorporatives, Berry n’en avait que trois. Lereste des murs était empli d’agrandissementsphotographiques en couleur de bébés ravis-sants, ravissants.

Quand Len suivit Moira d’un air décidédans le cabinet de consultation, Berry eutl’air un peu choqué un instant, puis il sembladécider de procéder comme s’il ne s’était rienpassé d’extravagant. On ne pouvait pas direqu’il parlait, ni qu’il chuchotait : il bruissait.

« Eh bien, madame, nous avons l’air enexcellente santé aujourd’hui. Commentallons-nous depuis la dernière fois ?

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— Très bien. Mon mari croit que je suisfolle.

— C’est gén… Ah ! c’est drôle qu’il croiecela, n’est-ce pas ? » Berry jeta un coup d’œilau mur à mi-chemin entre Len et lui, puis ilbattit comme des cartes quelques fiches, unpeu nerveux. « Bon. Avons-nous ressenti unedouleur dans notre estomac ?

— Oui, il n’a cessé de me donner descoups de pied. Je suis couverte de bleus. »

Berry ne comprit pas le regard noir queMoira lança à Len et ses sourcils se fron-cèrent involontairement.

« Le bébé, dit Len, c’est le bébé qui luidonne des cours de pied. »

Berry toussota.« Avons-nous eu des maux de tête ? des

vertiges ? des nausées ? Nos jambes, ou noschevilles enflent-elles ?

— Non.

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— Ça, c’est très bien. Maintenant, voyonscombien nous avons pris de poids, et ensuitenous monterons sur la table d’examen. »

Berry rabattit le drap sur l’abdomen deMoira comme si c’était un œuf d’une fragilitéexceptionnelle. Il le tâta délicatement dubout de ses doigts grassouillets, puis utilisale stéthoscope.

« Et les radios, dit Len, sont-ellesrevenues ?

— Hum-hum ! dit Berry, oui. »Il déplaça le stéthoscope et écouta de

nouveau.« Est-ce qu’elles montrent quelque chose

d’anormal ? » demanda Len.Les sourcils de Berry se froncèrent en une

interrogation polie.« Nous nous sommes un peu disputés, dit

Moira d’une voix tendue, pour savoir si c’estun bébé ordinaire ou pas. »

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Berry enleva les branches du stéthoscopede ses oreilles. Il fixa Moira comme un épag-neul inquiet.

« Eh bien, ne nous faisons pas de souci àce sujet-là. Nous allons avoir un merveilleuxbébé, parfaitement sain, et si quiconque nousdit autre chose, eh bien, nous lui dirons sim-plement d’aller se faire pendre, n’est-ce pas ?

— Le bébé est vraiment tout à fait nor-mal ? dit Len, insistant.

— Tout à fait. »Berry remit le stéthoscope. Son visage

pâlit.« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Len

au bout d’un instant.Les yeux du docteur étaient fixes et

vitreux.« Vagissements utérins », grommela

Berry. Il arracha d’un coup le stéthoscope etle fixa du regard. « Non, bien sûr, cela ne sepeut pas. En voilà, un ennui ! Nous avonsl’impression de capter une émission de radio

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à l’aide de notre petit stéthoscope que voici…Je vais simplement aller chercher un autreinstrument. »

Moira et Len échangèrent un regard. Ce-lui de Moira était presque trop narquois.

Berry entra, très sûr de lui, avec unstéthoscope neuf ; il posa le diaphragmecontre le ventre de Moira, écouta un momentet fut parcouru des pieds à la tête par un fris-son, comme si son ressort principal s’étaitcassé d’un coup sec. Visiblement ébranlé, ils’écarta de la table. Sa mâchoire se mutplusieurs fois avant qu’un son ne sorte.

« Excusez-moi », dit-il, et il sortit en zig-zaguant. Len se saisit de l’instrument que ledocteur avait laissé tomber.

Comme une cloche qui sonne sous l’eau,assourdie, mais claire, une petite voix criait :« Espèce de tête en forme de vessie, scri-bouilleur d’ordonnances ! Espèce de nul-lard ! Espèce de charcutier de cinquièmezone ! Espèce de gros… » Un silence. « Est-ce

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toi, Connington ? Retire-toi ; je n’ai pas en-core fini avec le docteur Bassinoire. »

Moira souriait, comme une bombe enforme de Bouddha.

« Eh bien ? » dit-elle.

***

« Il nous faut réfléchir, répétait sans cesseLen.

— C’est toi, qui dois réfléchir. » Moira sepeignait en faisant claquer le peigne à la finde chaque coup. « J’ai eu suffisamment detemps pour réfléchir, depuis l’instant mêmeoù cela a commencé. Quand tu m’aurasrattrapée… »

Len lança sa cravate avec violence contrel’ananas en bois sculpté du pied du lit.

« Moy, il faut que tu sois raisonnable. Iln’y a qu’une chance sur cent pour que le petit

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donne trois coups de pied dans un laps detemps d’une minute. Et pour le reste… »

Moira grogna et se raidit un instant. Puiselle pencha la tête d’un côté, l’air attentif…Cette pose, qui lui était devenue familièredernièrement, commençait à donner à Lendes frissons dans le dos.

« Qu’y a-t-il maintenant ? demanda-t-ilbrusquement.

— Il nous dit de parler moins fort. Ilpense. »

Les doigts de Len se crispèrent, et unbouton sauta de sa chemise. Tremblant, iltira les manches pour sortir ses bras et laissatomber la chemise par terre.

« Écoute, je veux juste tirer ça au clair.Quand il te parle, tu ne l’entends pas crierdepuis ton ventre, par-dessus ton foiejusqu’à ta cervelle. Qu’est-ce que…

— Tu sais parfaitement qu’il lit mespensées.

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— Ce n’est pas la même chose que… » Leninspira profondément. « Ne nous égaronspas sur ce sentier. Ce que je veux savoir, c’està quoi ça ressemble. Est-ce que c’est commesi, tu entendais une vraie voix, ou sais-tusimplement ce qu’il te dit, sans savoir com-ment tu le sais ? »

Moira posa le peigne afin de mieuxréfléchir.

« Ce n’est pas comme si on entendait unevoix. On ne confondrait jamais. C’est plus…Le mieux que je peux l’expliquer, c’estcomme si on se souvenait d’une voix. Laseule différence est qu’on ne sait pas ce quiva se dire. »

Len ramassa sa cravate par terre et com-mença à la nouer, l’air absent, sur sa poitrinenue.

« Et il voit ce que tu vois, il sait ce que tupenses, il entend quand on te parle ?

— Naturellement.

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— C’est formidable ! » Len se mit à tourn-er dans la chambre, à l’aveuglette, sans re-garder où il allait. « On pensait que Ma-caulay était un génie. Et ce gosse n’est mêmepas né. Et je l’ai vraiment entendu. Il injuri-ait Berry comme un charretier.

— Il m’a fait lire L’homme qui est venudîner, il y a deux jours. »

Len réussit à contourner une petite tablede chevet.

« Ça, c’est autre chose. Que pourrais-tudire sur son… sa personnalité ? Je veux dire :semble-t-il savoir ce qu’il fait, ou bien seprécipite-t-il de façon anarchique danstoutes les directions ? » Il se tut un instant.« Es-tu sûre qu’il est vraiment lucide ? »

Moira commença :« C’est une question idiote… » Elle s’ar-

rêta. « Définis ce qu’est la lucidité, dit-elle,indécise.

— Bon, ce que je veux dire vraiment…Pourquoi donc est-ce que j’ai cette cravate

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autour du cou ? » Il l’arracha et la lança surun abat-jour. « Ce que je veux dire…

— Tu es sûr que tu es vraiment lucide ?— D’accord. Tu fais une plaisanterie. Je

ris : Hi ! Hi ! Hi ! Ce que j’essaie de de-mander, c’est : as-tu une preuve que sapensée est créatrice, organisée, ou est-cequ’il… s’intègre simplement en suivant lesvoies de… de réactions instinctives ? Est-ceque tu…

— Je sais ce que tu veux dire. Tais-toi uninstant… Je ne sais pas.

— Je veux dire est-il éveillé, ou dort-il etrêve-t-il de nous, comme le Roi rouge ?

— Je te dis que je ne sais pas !Si c’est le cas, que fera-t-il quand il

s’éveillera ? »Moira enleva sa robe de chambre, la plia

soigneusement et se glissa adroitement dansles draps.

« Viens te coucher », dit-elle.

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Len enleva une chaussette avant qu’uneautre idée ne lui effleure l’esprit.

« Il lit ta pensée. Peut-il lire celle desautres ? » Il avait l’air épouvanté. « Peut-illire la mienne ?

— Il ne le fait pas. Si c’est parce qu’il ne lepeut pas, je n’en sais rien. Je pense que celane l’intéresse pas. »

Len baissa sa deuxième chaussette àmoitié et la laissa là. D’une voix sèche, il dit :

« Une des choses qui ne l’intéressent pas,c’est de savoir si j’ai un emploi.

— Non. Il a trouvé ça drôle. J’aurais vouludisparaître dans le plancher, mais j’ai faittout ce que j’ai pu pour m’empêcher de rirequand elle est tombée… Len, qu’est-ce quenous allons faire ? »

Il pivota sur lui-même et la regarda.« Écoute, dit-il. Je n’ai pas voulu avoir

l’air si sombre. Nous ferons quelque chose.Nous nous débrouillerons. Vraiment.

— J’espère que oui. »

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Faisant attention à ses coudes et à sesgenoux, Len grimpa dans le lit à côté d’elle.

« Ça va maintenant ? »— Mm… Aïe ! » Moira essaya de s’asseoir

d’un seul coup, et y parvint presque. Elle seredressa, appuyée sur un coude, et dit avecindignation : « Oh ! Non. »

Len la regarda avec de grands yeux dansl’obscurité.

« Qu’est-ce… ? »Elle grogna à nouveau.« Len, lève-toi. Très bien, très bien. Len,

dépêche-toi, donc ! »Len se débattit pour sortir d’un drap

traître, et se leva ; il tremblait, avait la chairde poule et était tendu.

« Qu’est-ce qui ne va pas ?— Il faut que tu dormes sur le divan. Les

draps sont au bas…— Sur ce divan-là ? Tu es folle ?

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— Ce n’est pas de ma faute, dit-elle d’unepetite voix faible. S’il te plaît, ne nous dis-putons pas. C’est obligatoire.

— Pourquoi donc ?— Nous ne pouvons coucher dans le

même lit, gémit-elle. Il dit que ce n’est pas,oh ! hygiénique ! »

***

Le contrat de Len ne fut pas renouvelé. Iltrouva un emploi comme serveur dans unhôtel de tourisme, métier qui rapporte plusd’argent que d’enseigner aux futurs citoyensles rudiments des trois sciences fonda-mentales, mais pour lequel Len n’avaitaucune aptitude. Il ne résista que trois jours ;il fut ensuite au chômage une semaine etdemie jusqu’au moment où, grâce à sesquatre années de physique, il obtint un em-ploi de vendeur dans une boutique

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d’électricité. Son employeur était un hommegaiement agressif qui assura à Len quel’avenir était prometteur dans la radio et latélévision, et qui croyait fermement que lesessais nucléaires étaient responsables dumauvais temps.

Moira, au huitième mois de sa grossesse,allait tous les jours à pied jusqu’à la biblio-thèque du comté et poussait jusqu’à la mais-on un chargement de livres dans la voitured’enfant. Le petit Léo, à ce qu’il paraissait,s’instruisait simultanément en biologie, as-trophysique, phrénologie, industriechimique, architecture, science chrétienne,médecine psychosomatique, loi maritime,gestion économique, yoga, cristallographie,métaphysique et littérature moderne.

Sa domination sur la vie de Moira de-meurait absolue et ses expériences sur sonrégime alimentaire continuaient. Une se-maine, elle ne se nourrissait que de noix etde fruits, qu’elle faisait descendre avec de

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l’eau distillée ; la semaine suivante, ellesuivait un régime de châteaubriants, depissenlits et d’Hadacol.

Le plein été approchant, il y avait,heureusement, peu de professeurs de l’écoledans les parages. Len rencontra le docteurBerry, une fois, dans la rue. Berry sursauta,frémit, et s’éloigna rapidement dans une dir-ection tout à fait différente.

L’événement diabolique devait survenir le29 juillet ou aux environs. Len rayait avec in-sistance chaque jour sur leur calendrier mur-al, d’un crayon noir et gras. Ce serait unesituation, au mieux, inconfortable,supposait-il, que d’être le père d’un super-prodige. Léo serait sans aucun doute le dic-tateur du monde quand il atteindrait sesquinze ans, à moins d’avoir été assassiné av-ant, mais presque tout serait supportableafin d’extraire Léo de sa forteressematernelle.

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Et puis il y eut le jour où Len rentra à lamaison pour trouver Moira en pleurs sur lamachine à écrire. Une pile d’un demi-poucede haut de feuilles manuscrites était à côtéd’elle.

« Ce n’est rien. Je suis seulement fa-tiguée. Il a commencé ça après le déjeuner.Regarde. »

Len retourna la feuille pour pouvoir lalire.

Bourdonnant. AbrasiantLe démiurge.Hier noiraudit le conte :Yeux pas tachés, grenaçantsEt regardants, détourneUne larme, saisit colis.En Ragoût Bièrement un misérableSous, c’est pourquoi, chouazissons-nous.

Si !Que les caleçons prennent l’air eux-

mêmes.

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Les trois premières feuilles étaient toutescomme cela. La quatrième était un excellentsonnet pétrarquien injuriant le gouverne-ment actuel et le parti politique auquel Lenappartenait.

La cinquième était écrite à la main en ca-ractères cyrilliques et illustrée de figuresgéométriques. Len la posa et, chancelant, re-garda fixement Moira.

« Non, continue, dit-elle, lis le reste. »La sixième et la septième étaient des vers

de mirliton obscènes, et la huitième,neuvième et ainsi de suite jusqu’au bas de lapile ressemblaient aux premiers chapitresd’un rudement bon roman d’aventureshistorique.

Ses héros étaient Cyrus le Grand, sa filleLygée aux seins effrontés, dont Len n’avaitencore jamais entendu parler, et unaventurier gréco-mède manchot, qui s’ap-pelait Xanthe. Il y avait aussi des

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courtisanes, des espions, des fantômes, desesclaves d’arrière-cuisine, des oracles, descoupe-jarrets, des lépreux, des prêtres, et desgens d’armes à profusion.

« Il a décidé, dit Moira, ce qu’il veut fairequand il naîtra. »

Léo refusait de s’embarrasser de détailsterre à terre. Quand il y eut quatre-vingtspages du manuscrit, ce fut Moira qui en in-venta le titre et le nom de l’auteur : La viergede Persépolis, par Léon Lenn, et qui l’envoyaà un agent littéraire à New York. Sa réponse,une semaine plus tard, fut prudemment en-thousiaste. Il demandait un plan de la suitedu roman.

Moira répondit que c’était impossible, enessayant de paraître aussi détachée dumonde et impénétrablement artiste que pos-sible. Elle joignit les quelque trente pagesque Léo avait produites entre-temps par sonintermédiaire.

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On n’eut plus de nouvelles de l’agentpendant deux semaines. Au bout de cetemps, Moira reçut un document surprenant,imprimé et relié en imitation cuir de manièreexquise, trente-deux pages, y compris latable des matières, contenant trois foisautant de clauses qu’un bail.

Ceci se révéla être un contrat de publica-tion. Il était accompagné d’un chèque del’agent pour neuf cents dollars.

Len appuya la poignée de son balai à lavercontre le mur et se redressa prudemment,sensible à chacun des musclés endoloris deson dos. Comment les femmes pouvaient-elles nettoyer leur maison tous les jours, septjours par semaine, cinquante-deux foutuessemaines par an ?

Il faisait un peu moins chaud, maintenantque le soleil s’était couché, et il travaillait,vêtu seulement d’un caleçon et de pan-toufles, mais c’était exactement comme s’ilportait un pardessus dans un bain turc.

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Le faible murmure de la monstrueusemachine à écrire électrique neuve de Moiracessa, faisant place à un bourdonnementplus faible. Len entra dans le salon et s’effon-dra sur le bras d’un fauteuil. Moira, luisantede sueur dans une veste d’intérieur à fleurs,allumait une cigarette.

« Comment cela avance-t-il ? » demanda-t-il, en espérant une réponse. Il n’en recevaitpas toujours.

Elle débrancha la machine avec lassitude.« Page 289. Xanthe a tué Anaxandre.— Pensais bien qu’il le ferait. Et quoi de

neuf pour Ganesh et Zeuxias ?— Je ne sais pas. » Elle fronça les sour-

cils. « Je n’arrive pas à deviner la suite. Tusais qui a violé Marianne, dans le jardin ?

— Non, qui ?— Ganesh.— Sans rire ?— Oui. » Elle montra du doigt la pile de

feuilles dactylographiées. « Vois toi-même. »

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Len ne bougea pas.« Mais Ganesh était en Lydie ; il rachetait

le saphir. Il n’est pas revenu avant…— Je sais, je sais. Mais il n’y était pas en

fait. C’était Zeuxias qui avait mis un faux nezet avait teint sa barbe. Tout est parfaitementlogique, de la façon dont Léo l’explique.Zeuxias a surpris la Conversation de Ganeshavec les trois Mongols ; tu te souviens,Ganesh croyait qu’il y avait quelqu’un der-rière le rideau, seulement ça, c’était quand ilsont entendu Lygée hurler, et pendant qu’ilsavaient le dos tourné…

— D’accord. Mais, pour l’amour du Ciel,ça fiche tout par terre. Si Ganesh n’est jamaisallé en Lydie, alors il ne pouvait vraiment ri-en avoir à faire à badigeonner l’armure deCyrus. Et Zeuxias ne le pouvait pas, non plus,parce que…

— C’est exaspérant. Je sais qu’il a encoreun tour dans sa manche pour mettre de l’or-dre dans tout ça, mais je ne sais pas lequel. »

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Len ruminait.« Ça me dépasse. Cela ne pouvait être que

Ganesh ou Zeuxias. Ou bien Philomène, bienque cela ne semble pas possible. Écoute, bondieu, si Zeuxias savait pour le saphir tout dulong, ça écarte Philomène une bonne foispour toutes. À moins que… non. J’ai oubliéce truc au temple. Hm ! Crois-tu vraimentque Léo sache ce qu’il fait ?

— J’en suis sûre. Récemment, je suis ar-rivée à savoir ce qu’il pense, même quand ilne me parle pas. Je veux dire d’une façongénérale, comme lorsqu’il se tracasse pourquelque chose, ou quand il est méchant. Çava être quelque chose de génial, et il sait ceque c’est, mais il ne veut pas me le dire. Ilfaut que nous attendions, voilà tout.

— Je pense que oui, grogna Len en se le-vant. Tu veux que je regarde ce qu’il restedans la cafetière ?

— S’il te plaît. »

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Len s’en alla dans la cuisine d’un pas hés-itant, il alluma la flamme avec l’allume-gaz,contempla brièvement la vaisselle en attentedans l’évier, et ressortit. Depuis la mise enchantier du Roman, Léo avait relâché son in-térêt pour le régime de Moira et elle vivait decafé. Petits bienfaits…

Moira était renversée en arrière, les yeuxclos, et elle avait l’air très fatigué.

« Comment va l’argent ? demanda-t-ellesans bouger.

— Mal. Il ne reste que vingt et undollars. »

Elle leva la tête et ouvrit grand ses yeux.« Ce n’est pas possible ! Len, comment peut-on arriver si vite au bout de neuf centsdollars ?

— Machine à écrire. Et le dictaphone queLéo pensait vouloir, avant de se raviser unedemi-heure après qu’on l’eut payé. Nousavons dépensé moins de cinquante dollars

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pour nous, je pense. Le loyer, l’épicerie. Celapart, quand il n’y en a pas qui rentre. »

Elle soupira.« J’avais pensé que cela irait plus loin.— Moi aussi. S’il ne finit pas ce roman

dans quelques jours, il me faudra rechercherdu travail.

— Oh ! Ça ne sera pas commode.Comment est-ce que je pourrai m’occuper dela maison et écrire pour Léo ?

— Je sais, mais…— Bon. Si cela marche, très bien. Si cela

ne marche pas… Il doit arriver à la fin main-tenant. » Elle écrasa sa cigarette brusque-ment et se redressa, les mains sur le clavier.« Il se prépare à nouveau. Vois pour ce café,veux-tu ? Je suis à moitié morte. »

Len versa deux tasses et les apporta ausalon. Moira était toujours assise en suspensdevant la machine à écrire, une curieuse ex-pression à demi formée sur le visage.

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Brusquement le chariot bondit de l’autrecôté, ronronna un bref instant, semblant seconcentrer et fit monter le papier de deuxcrans avec un bruit sourd. Ensuite il s’arrêta.Les yeux de Moira s’agrandirent ets’arrondirent.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » dit Len.Il regarda par-dessus son épaule. La

dernière ligne de la page disait :À SUIVRE DANS NOTRE PROCHAIN

Les mains de Moira se recroquevillèrenten deux petits poings impuissants. Après unmoment, elle débrancha la machine.

« Quoi ? dit Len, incrédule. À suivre…Qu’est-ce que c’est, cette façon de parler ?

— Il dit qu’il en a assez du roman, ré-pondit Moira, sombre. Il dit qu’il en connaîtla fin, donc que c’est complet du point de vueartistique ; cela n’a pas d’importance siquelqu’un d’autre le pense ou pas. » Elle

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s’interrompit. « Mais il dit que ce n’est pas lavéritable raison.

— Eh bien ?— Il a deux raisons. La première est qu’il

ne veut pas finir le livre avant d’être certaind’avoir la possibilité de contrôler complète-ment l’argent qu’il rapporte.

— Oui, dit Len, en ravalant une boufféede colère, cela n’est pas dénué de tout sens.C’est son livre. S’il veut des garanties…

— Tu n’as pas entendu la deuxième.— Bon. J’écoute.— Il veut nous apprendre, pour que nous

ne l’oubliions jamais, qui est le chef danscette famille. »

***

« Len, je suis horriblement fatiguée, seplaignit Moira, tard ce soir-là, et elle faisaitpitié.

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— Revoyons ça juste encore une fois. Ildoit y avoir un moyen. Il ne te parle toujourspas ?

— Je n’ai rien senti venant de lui depuisvingt minutes. Je pense qu’il dort.

— Bon, supposons qu’il ne veuille absolu-ment pas entendre raison…

— Je pense que c’est ce que nous avons demieux à faire. »

Len émit un bruit incohérent.« Bon, d’accord. Je ne vois toujours pas

pourquoi nous ne pouvons pas écrire ledernier chapitre nous-mêmes. Ce ne seraitque quelques pages.

— Vas-y, essaie.— Pas moi. Tu as déjà écrit autrefois. Et

c’était rudement bien. Et si tu es si sûre quetous les éléments sont là… Écoute, si tu disque tu ne peux pas le faire, d’accord, nouspaierons quelqu’un. Un écrivain profession-nel. Cela se fait tous les jours. Le dernier ro-man de Thorne Smith…

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— Ce n’était pas Thorne Smith et cen’était pas un roman, dit-elle, sentencieuse.

— Mais ça s’est vendu. Ce qu’un écrivaincommence, un autre peut le finir.

— Personne n’a jamais achevé Le Mystèred’Edwin Drood.

— Oh ! merde !— Len, c’est impossible. Vraiment.

Laisse-moi finir… si tu penses que nouspourrions trouver quelqu’un pour réécrire ladernière partie écrite par Léo…

— Ouais, c’est exactement ce que jepensais.

— … même ça ne servirait à rien. Ilfaudrait remonter complètement en arrière,presqu’à la première page. Ce serait une his-toire différente quand, on aurait fini. Allonsnous coucher.

Moy, te souviens-tu quand nous nousfaisions du souci sur la loi des contraires ?

— Hum ?

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— La loi des contraires, tu sais. Quandnous avions peur que le petit ne devienne unterrassier à la tête pointue.

— Euh. Hum ! »Il se tourna. Moira était debout, une main

sur le ventre et l’autre dans le dos. Ellesemblait être sur le point de s’exercer à faireun profond salut et de se demander si elleréussirait.

« Qu’est ce qu’il y a maintenant ?demanda-t-il.

— Une douleur au creux des reins.— Pénible ?— Non…— Le ventre fait mal, aussi ? »Elle fronça les sourcils.« Ne sois pas idiot. J’attends la contrac-

tion. La voilà.— La… mais tu n’as parlé que du creux

des reins.— Où crois-tu que les douleurs du travail

commencent d’habitude ? »

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***

Les douleurs se produisaient à intervallesde vingt minutes et le taxi n’était pas arrivé.Moira avait fait sa valise et était prête. Lenessayait de lui montrer le bon exemple enrestant calme. Il alla lentement jusqu’aucalendrier mural, le contempla de façondétachée, et se détourna.

« Len, je sais que ce n’est que le quinzejuillet, dit-elle avec impatience.

— Euh ! je n’ai rien dit à ce sujet.— Tu l’as dit, sept fois. Assieds-toi. Tu me

rends nerveuse. »Len se percha sur le coin de la table,

croisa les bras, et se leva immédiatementpour regarder par la fenêtre. À son retour, iltourna autour de la table sans but, soulevaune bouteille d’encre et la secoua pour voir sile bouchon était bien serré, trébucha sur unecorbeille à papier, la remit debout

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soigneusement et s’assit, l’air de dire : Ici je

suis, ici je reste[1]

.« Il n’y a pas de souci à se faire, dit-il avec

fermeté. Les femmes ont des gosses tout letemps.

— C’est vrai.— Pourquoi ? » demanda-t-il avec

violence.Moira lui fit un sourire forcé, puis

tressaillit légèrement et regarda la pendule.« Dix-huit minutes, cette fois. Elles se

rapprochent.Quand elle se détendit, Len se mit une ci-

garette à la bouche et l’alluma après deux es-sais seulement. « Comment Léo secomporte-t-il ?

— Ne dis pas. Il ressent de… » Elle se con-centra. « … de l’appréhension. Il dit qu’il sesent bizarre et qu’il n’aime pas ça. Je ne croispas qu’il soit tout à fait éveillé. Drôle…

— Je suis content que ça arrive mainten-ant, annonça Len.

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— Moi aussi, mais…— Écoute, dit Len, se déplaçant avec éner-

gie jusqu’au bras du fauteuil de Moira. Nousn’avons pas trop à nous plaindre, n’est-cepas ? Bien sûr, ça a été dur quelquefois,mais… tu sais.

— Je sais.— Eh bien, c’est comme ça que ce sera à

nouveau, une fois que ce sera terminé. Je mefiche de savoir quel génie c’est, une fois qu’ilest né… tu comprends ce que je veux dire ?La seule raison pour laquelle il avait l’avant-age sur nous est qu’il pouvait nous atteindreet que nous ne pouvions pas l’atteindre, lui.S’il a le cerveau d’un adulte, il peut appren-dre à se conduire en tant que tel. C’est aussisimple que ça. »

Moira hésita :« Tu ne peux pas l’enfermer dans la

resserre à bois. Il va être un bébé sansdéfense, physiquement, comme tous lesbébés. On doit prendre soin de lui.

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— D’accord, il y a bien d’autres manières.S’il se tient bien, on lui fera la lecture. Deschoses comme ça.

— C’est vrai, mais il y a quelque chosed’autre à quoi j’ai pensé. Tu te souviensquand tu as dit : « Suppose qu’il dorme etqu’il rêve, et qu’arrivera-t-il s’il se réveille ? »

— Ouais.— Cela m’a rappelé quelque chose

d’autre, ou peut-être est-ce la même chose.Sais-tu qu’un fœtus dans la matrice ne reçoitque la moitié de la quantité d’oxygène qu’ilrecevra quand il commencera à respirer ?

Len sembla pensif.« J’avais oublié. Eh bien, c’est juste une

des nombreuses choses que Léo fait et queles autres bébés ne sont pas censés faire.

— Utiliser autant d’énergie qu’il en utilise,tu veux dire. Ce que j’essaie de te faire com-prendre, c’est que ce n’est pas parce qu’ilreçoit plus que la quantité normale d’oxy-gène, n’est-ce pas ? Je veux dire : c’est lui le

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prodige, pas moi. Il doit l’utiliser de façonplus efficace. Et si c’est ça, qu’arrivera-t-ilquand il en recevra deux fois plus ? »

***

On l’avait préparée et désinfectée, entreautres affronts, et maintenant elle pouvait sevoir dans le réflecteur de la grosse lampe dela table de travail : l’image était claire et bril-lante, comme tout le reste, mais très auréoléeet mouvante, et elle ressemblait à une statuegrossière de Shiva. Elle n’avait plus la notiondu temps qu’elle avait passé ici – c’était l’an-esthésie, sans doute – mais elle était de plusen plus fatiguée.

« Poussez », dit gentiment le docteur del’hôpital, et, avant qu’elle ne pût répondre ladouleur monta comme des violons et elle futobligée de prendre une grosse bouffée pi-quante et froide de gaz hilarant.

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Quand le masque se leva, elle dit : « Maisje pousse », mais le docteur était retourné autravail et n’écoutait pas.

De toute façon, elle avait Léo. Commentte sens-tu ? Sa réponse n’était pas claire (àcause de l’anesthésie ?) mais elle n’en avaitpas vraiment besoin. Elle le percevait claire-ment. L’obscurité et la poussée, l’impatience,une lente colère diabolique… et quelquechose d’autre. De l’incertitude, de la crainte ?

« Deux ou trois de plus devraient suffire.Poussez. »

De la peur. Impossible d’en douter main-tenant. Et une volonté prête à tout…

« Docteur, il ne veut pas être mis aumonde !

— C’est ce que l’on dirait parfois, n’est-cepas ? Maintenant, poussez une bonne fois,bien fort. »

Dis-lui d’arrêter grrr trop danger ar-rêtez je suis inquierrrr arrêtez je disrrrarrêtez.

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« Quoi, Léo ? Quoi ?— Poussez », dit le docteur, l’air absent.Faiblement, comme une voix sous l’eau

qui happe une bouffée d’air avant de senoyer : Dépêche-toi je te déteste dis-luicouveuse un dixième oxygène neuf dixièmesgaz inertes dépêche-toi dépêche-toi dépêche-toi.

« Une couveuse ! haleta-t-elle. Il luifaudra une couveuse… pour vivre, n’est-cepas ?

— Pas cet enfant. Un beau bébé, normalet sain. »

Quel idiot menteur stupide imbécile be-soin couveuse un dixième oxygène dixièmedixième dépêche-toi avant qu’il…

La poussée cessa brusquement.Léo était né.Le docteur le tenait par les talons, rouge,

fripé, chétif. Mais la voix était toujours là,toute petite, très lointaine : trop tard commela mort.

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Et puis il y eut un retour de la vieille ar-rogance froide : Maintenant vous ne saurezjamais qui a tué Cyrus.

Le docteur appliqua une bonne claque surle derrière minuscule. Le visage ratatiné etmalveillant s’ouvrit dans une contorsion.Mais ce ne fut que le piaillement coléreuxd’un nouveau-né ordinaire qui jaillit.

Léo avait disparu, comme une lumièreéteinte sous l’océan incommensurable.

Moira leva la tête faiblement :« Donnez-lui-en une de ma part », dit-

elle.

Traduit par P. SOULAS

Special Delivery.

© Galaxy Publishing Corporation, 1954.© Librairie Générale Fançaise, 1974, pour la

traduction.

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JOURNAL D’UN MONSTRE– Richard Matheson

Admettons qu’il yait eu une guerreatomique. Ou unaccident. Ou n’im-porte quoi.Quelque chose est« né d’un hommeet d’une femme ».Mais quelquechose d’inédit, dedifférent, de

jamais vu. UnMonstre.

Mais comment unmonstre saurait-ilqu’il est unmonstre ?

X – Aujourd’hui maman m’a appelé mon-stre. Tu es un monstre elle a dit. J’ai vu lacolère dans ses yeux. Je me demande qu’est-ce que c’est qu’un monstre.

Aujourd’hui de l’eau est tombée de là-haut. Elle est tombée partout j’ai vu. Je voy-ais la terre dans la petite fenêtre. La terrebuvait l’eau elle était comme une bouche quia très soif. Et puis elle a trop bu l’eau et elle arendu du sale. Je n’ai pas aimé.

Maman est jolie je sais. Ici dans l’endroitoù je dors avec tout autour les murs qui fontfroid j’ai un papier. Il était pour être mangé

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par le feu quand il est enfermé dans lachaudière. Il y a dessus FILMS etVEDETTES. Il y a des images avec des fig-ures d’autres mamans. Papa dit qu’elles sontjolies. Une fois il l’a dit.

Et il a dit maman aussi. Elle si jolie et moiquelqu’un de comme il faut. Et toi regarde-toi il a dit et il avait sa figure laide de quandil va battre. J’ai attrapé son bras et j’ai dittais-toi papa. Il a tiré son bras et puis il estallé loin où je ne pouvais pas le toucher.

Aujourd’hui maman m’a détaché un peude la chaîne et j’ai pu aller voir dans la petitefenêtre. C’est comme ça que j’ai vu la terreboire l’eau de là-haut.

***

XX – Aujourd’hui là-haut était jaune. Jesais quand je le regarde mes yeux ont mal.

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Quand je l’ai regardé il fait rouge dans lacave.

Je pense que c’était l’église. Ils s’en vontde là-haut. Ils se font avaler par la grossemachine et elle roule et elle s’en va. Derrièreil y a la maman petite. Elle est bien pluspetite que moi. Moi je suis très grand. C’estun secret j’ai fait partir la chaîne du mur. Jepeux voir comme je veux dans la petitefenêtre.

Aujourd’hui quand là-haut n’a plus étéjaune j’ai mangé mon plat et j’ai aussi mangédes cafards. J’ai entendu des rires dans là-haut. J’aime savoir pourquoi il y a des rires.J’ai enlevé la chaîne du mur et je l’ai tournéeautour de moi. J’ai marché sans faire debruit jusqu’à l’escalier qui va à là-haut. Il criequand je vais dessus. Je monte en faisantglisser mes jambes parce que sur l’escalier jene peux pas marcher. Mes pieds s’accrochentau bois.

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Après l’escalier j’ai ouvert une porte.C’était un endroit blanc comme le blanc quitombe de là-haut quelquefois. Je suis entréet je suis resté sans faire de bruit. J’entendaisles rires plus fort. J’ai marché vers les rires etj’ai ouvert un peu une porte et, puis j’ai re-gardé. Il y avait les gens. Je ne vois jamais lesgens c’est défendu de les voir. Je voulais êtreavec eux pour rire aussi.

Et puis maman est venue et elle a pousséla porte sur moi. La porte m’a tapé et j’ai eumal. Je suis tombé et la chaîne a fait dubruit. J’ai crié. Maman a fait un sifflement endedans d’elle et elle a mis la main sur sabouche. Ses yeux sont devenus grands.

Et puis j’ai entendu papa appeler. Qu’est-ce qui est tombé il a dit. Elle a dit rien unplateau. Viens m’aider à le ramasser elle adit. Il est venu et il a dit c’est donc si lourdque tu as besoin. Et puis il m’a vu et il estdevenu laid. Il y a eu la colère dans ses yeux.

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Il m’a battu. Mon liquide a coulé d’un bras. Ila fait tout vert par terre. C’était sale.

Papa a dit retourne à la cave. Je voulais yretourner. Mes yeux avaient mal de la lu-mière. Dans la cave ils n’ont pas mal.

Papa m’a attaché sur mon lit. Dans là-haut il y a eu encore des rires longtemps. Jene faisais pas de bruit et je regardais unearaignée toute noire marcher sur moi. Jepensais à ce que papa a dit. Ohmondieu il adit. Et il n’a que huit ans.

***

XXX – Aujourd’hui papa a remis lachaîne dans le mur. Il faudra que j’essaie dela refaire partir. Il a dit que j’avais été trèsméchant de me sauver. Ne recommence ja-mais il a dit ou je te battrai jusqu’au sang.Après ça j’ai très mal.

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J’ai dormi la journée et puis j’ai posé matête sur le mur qui fait froid. J’ai pensé àl’endroit blanc de là-haut. J’ai mal.

***

XXXX – J’ai refait partir la chaîne dumur. Maman était dans là-haut. J’ai entendudes petits rires très forts. J’ai regardé dans lafenêtre. J’ai vu beaucoup de gens tout petitscomme la maman petite avec aussi des papaspetits. Ils sont jolis.

Ils faisaient des bons bruits et ilscouraient partout sur la terre. Leurs jambesallaient très vite. Ils sont pareils que papa etmaman. Maman dit que tous les gens nor-maux sont comme ça.

Et puis un des papas petits m’a vu. Il amontré la petite fenêtre. Je suis parti et j’aiglissé le long du mur jusqu’en bas. Je me suismis en rond dans le noir pour qu’ils ne me

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voient pas. Je les ai entendus parler à côté dela petite fenêtre et j’ai entendu les pieds quicouraient. Dans là-haut il y a eu une portequi a tapé. J’ai entendu la maman petite quiappelait dans là-haut. Et puis j’ai entendudes gros pas et j’ai été vite sur mon lit. J’airemis la chaîne dans le mur et je me suiscouché par-devant.

J’ai entendu maman venir. Elle a dit tu asété à la fenêtre. J’ai entendu la colère. C’estdéfendu d’aller à la fenêtre elle a dit. Tu asencore fait partir ta chaîne.

Elle a pris, la canne et elle m’a battu. Jen’ai pas pleuré. Je ne sais pas le faire. Maismon liquide a coulé sur tout le lit. Elle l’a vuet elle a fait un bruit avec sa bouche et elleest allée loin. Elle a dit ohmondieu mondieupourquoi m’avez-vous fait ça. J’ai entendu lacanne tomber par terre. Maman a couru etelle est partie dans là-haut. J’ai dormi lajournée.

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***

XXXXX – Aujourd’hui il y a eu l’eau uneautre fois. Maman était dans là-haut et j’aientendu la maman petite descendre l’escaliertout doucement. Je me suis caché dans le bacà charbon parce que maman aurait eu lacolère si la maman petite m’avait vu.

Elle avait une petite bête vivante avecelle. Elle avait des oreilles pointues. La ma-man petite lui disait des choses.

Et puis il y a eu que la bête vivante m’asenti. Elle a couru dans le charbon et elle m’aregardé. Elle a levé ses poils. Elle a fait unbruit en colère dans ses dents. J’ai sifflé pourla faire partir mais elle a sauté sur moi.

Je ne voulais pas lui faire de mal. J’ai eupeur, parce qu’elle m’a mordu encore plusfort que les rats. Je l’ai attrapée et la mamanpetite a crié. J’ai serré la bête vivante trèsfort. Elle a fait des bruits que je n’avais

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jamais entendus. Et puis je l’ai lâchée. Elleétait toute écrasée et toute rouge sur lecharbon.

Je suis resté caché quand maman est ven-ue et m’a appelé. J’avais peur de la canne. Etpuis elle est partie. Je suis sorti et j’ai em-porté la bête. Je l’ai cachée dans mon lit et jeme suis couché dessus. J’ai remis la chaînedans le mur.

***

X – Aujourd’hui est un autre jour. Papa amis la chaîne très courte et je ne peux pasm’en aller du mur. J’ai mal parce qu’il m’abattu. Cette fois j’ai fait sauter la canne deses mains et puis j’ai fait mon bruit. Il s’estsauvé loin et sa figure est devenue touteblanche. Il est parti en courant de l’endroitoù je dors et il a fermé la porte à clef.

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Je n’aime pas. Toute la journée il y a lesmurs qui font froid. La chaîne metlongtemps à partir. Et j’ai une très mauvaisecolère pour papa et maman. Je vais leur fairevoir. Je vais faire la même chose que l’autrefois.

D’abord je ferai mon cri et je ferai des ri-res. Je courrai après les murs. Après je m’ac-crocherai la tête en bas par toutes mesjambes et je rirai et je coulerai vert de par-tout et ils seront très malheureux d’avoir étéméchants avec moi.

Et puis s’ils essaient de me battre encoreje leur ferai du mal comme j’ai fait à la bêtevivante. Je leur ferai très mal.

Titre original : Born of man and woman.

Publié avec l’autorisation de IntercontinentalLiterary Agency, Londres.

© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.

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L’ASILE – Daniel F.Galouye

Avoir un pouvoir,ce n’est rien. Ilfaut savoir s’enservir. Lesmutants disposentvolontiers detoutes sortes depouvoirs appar-emment merveil-leux : la télék-inésie ou lepouvoir de

déplacer des ob-jets à distance ; latélurgie ou lepouvoir de créerpar la seule forcede la volonté ; laprécognition quipermet de dis-cerner le futur,parfois la possibil-ité de se trans-porter dans l’es-pace, voire dans letemps.

Et, bien sûr, latélépathie, lepouvoir de liredans les espritsdes autres. Un

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don miraculeux.Ou bien une vraiemalédiction ?

Loïs buta contre le trottoir, perdit l’équi-libre, le reprit et s’enfonça dans les ténèbresde la rue déserte.

Loin de la zone de lumière jaunâtre quiflottait comme une brume au carrefour, elleralentit le pas pour jeter en arrière un regarddésespéré.

Son cœur tapait à grands coups. Elle avaitle souffle rapide, court. Ses mains secrispaient et tremblaient, pressées contre sesflancs. Tendue, frémissante, elle écoutait,sans avoir recours à ses oreilles, et elle ten-tait de pénétrer l’obscurité, sans se servir deses yeux.

(… une môme pareille… toute seule…dans le quartier…)

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C’était le flux-I de l’homme – son courantintellectuel ! Il n’y avait personne d’autre auxalentours. Elle se retournait pour fuir denouveau quand elle saisit le bruit furtif deses pas vifs et précautionneux qui lasuivaient… les vrais bruits, et non les imagesréfléchies de son flot de perceptionconsciente.

Cependant elle se força à ne pas courir…pour ne pas le pousser à une actionprématurée. Elle tourna au coin suivant.Hors de sa vue, elle fonça, sur la pointe despieds, pour que le claquement de ses hautstalons ne la trahisse pas.

(… de la poule de luxe…) Elle perçut lesdésirs lascifs dont s’accompagnait cette idée.(… vachement bien balancée…)

Les atroces pensées venaient irriter les ré-cepteurs à vif de son cerveau, comme dupapier de verre sur une terminaisonnerveuse à nu. Son visage se tordit de

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douleur, mais elle serra les dents pourétouffer son cri.

Elle lança en arrière un coup d’œil terri-fié. Il se tenait immobile, le cou tendu, sousle réverbère du coin… une énorme silhouette,tout en muscles, les biceps gonflés, les poingssur les hanches, aux écoutes. Il parutsoudain comprendre qu’elle s’était mise àcourir, il se précipita à ses trousses.

(… parfait !… dans l’impasse un peu plusloin… encore une rue…)

Les impressions disparates de son flux-Itraversaient le cerveau de la femme commeautant d’éclairs fulgurants. Elle hurla… toutbas, sans espoir. (… coup de poingaméricain…)

Elle perçut tout un fond d’images indéfin-issables, mais obscènes, accompagnées demots informulés qu’elle n’avait encore jamaisentendus.

Et alors, (… vais vomir… pourrait pasfaire marcher son taxi plus vite ?… DES

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PHARES, UNE VOITURE DEVANT !…) Àprésent, c’était un flux-I provenant deplusieurs sources. (… plus qu’une heure etdemie… mon foutu taxi au garage… bonnenuit de sommeil… BON SANG, COMMEELLE DÉTALE… tellement mal au cœur…)

Elle atteignit le coin de la rue au momentmême où un taxi avec un seul passager fran-chissait l’intersection.

Elle s’immobilisa et voulut appeler lechauffeur. Il était trop tard.

Les filets de pensée torturants con-tinuaient à se planter dans sa cervellecomme des échardes acérées.

Les phares du taxi révélèrent son pour-suivant. Il marchait de nouveau.

(… faut que je fasse attention…) Une foisde plus, c’étaient seulement ses pensées, àlui. (… l’impasse n’est plus loin… pas de voit-ure de flics…)

Elle traversa la rue et tourna le coin dansun élan frénétique. Quand le taxi eut dépassé

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l’homme, elle l’entendit marteler le pavé à sapoursuite.

Des lumières devant elle ! BIÈRE etBILLARDS, en néon rouge et orangé, quiéclaboussait le trottoir de tâches de couleuret semblait contenir la menace et l’horreurde la nuit.

Son ardent poursuivant était tout prèsmaintenant. Mais les récepteurs sensibles deLoïs étaient aussi soumis à de nouvellespensées réfléchies (… une malheureusepaire… il bluffe… pas assez de whisky dansce foutu verre… SI ELLE ENTRE,J’ATTENDS JUSQU’À… cette sacrée queuetoute tordue… ELLE VA SE FIGURER QUEJE SUIS PARTI ; ALORS QUAND ELLERESSORTIRA JE…)

En sanglotant, elle tenta de se fermer àces pensées. Si seulement ses récepteursavaient été munis de couvercles qu’ellepuisse fermer, comme elle pouvait fermer sespaupières ! Mais rien à faire !

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L’homme s’approcha lentement, rasantles murs, à demi caché dans l’ombre.

Pourquoi s’était-elle engagée dans cequartier désert ? Et d’ailleurs pourquoi avait-elle décidé de venir à la ville ? On l’avaitprévenue. On lui avait dit ce qu’elleéprouverait si jamais elle approchait… lesgens… des tas de gens. Elle avait frissonné àla pensée des aiguillons de douleur qu’elle nepourrait détourner de son cerveau… rien quedes embryons de pensées, mais qui lui cau-saient des sensations aussi douloureuses quede furieux cinglements de fouet. Et de tellespensées lui feraient toujours autant de maltant qu’elle n’aurait pas appris à s’enprotéger.

Si elle se trouvait dans ce coin désert,c’est parce qu’elle avait décidé de s’y engageraprès l’arrivée du train. Parce qu’elle s’étaitdit que là seulement – dans ce lieu répug-nant et peu habité – elle serait hors de portéede la pensée des autres jusqu’au matin,

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quand elle pourrait se précipiter à laFondation.

De toute sa volonté, elle se concentra. Lescoups de fouet semblèrent perdre un peu deleur mordant. Pour un temps, jusqu’à ce quel’épuisement abaisse sa résistance, les flux-Iagressifs seraient privés d’une partie de leurforce déchirante.

D’un pas hésitant, elle franchit le seuil dubar.

***

Immédiatement le brouhaha diminua etale silence s’étendit comme une nappe d’eaudepuis le bar, à sa gauche, jusqu’au billard leplus éloigné.

Mais ce silence n’était que la toile de fondd’impressions obscènes informulées et d’ab-stractions lascives qui léchaient comme deslangues de feu les replis profonds de son

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esprit. Quelques-unes de ces pensées serépétaient en murmures à demi entendus,chuchotés par des lèvres au sourire ambigu.

(… parles d’un châssis ! Elle est bâtiecomme…) C’était le barman. Elle le savait. Ily avait une certaine synchronisation entre lesmots-pensées et le mouvement de ses yeux,l’expression mouvante de ses traits.

(… va sans doute aller pieuter dans unhôtel avec… ELLE VA RESSORTIR……môme ! Quelle pépée !… ELLE N’ESTENTRÉE QUE POUR SE PROTÉGER… jeme demande comment…)

Désespérée, elle restait plantée sur laporte. Les impulsions étaient violentes ! Sansmerci ! Toutefois, pour le moment, elle avaitla force d’en atténuer les coups. Maisqu’arriverait-il quand elle se lasserait decette concentration intense qui constituait saseule résistance ?

Il fallait qu’elle se sauve ! Qu’elle trouve lasolitude ! Affolée, elle regarda au-dehors.

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L’homme était à peine visible dans l’ombre,de l’autre côté de la rue… en attente.

« Arrive ici, môme ! » C’était une voixréelle, à présent.

Une main la saisit brutalement – et pour-tant ce contact révélait un essai de tendresse– pour l’attirer vers le bar.

« Qu’est-ce tu bois ? Je t’offre ce que tuveux. »

La nouvelle menace était encore unhomme énorme, au visage rouge, aux yeuxternes, à l’haleine enfumée d’alcool. Commepour affirmer que son geste avait clos ledébat, il fixa les autres d’un regard arrogant.La salle reprit son bourdonnementaccoutumé.

Mais elle continuait à éprouver les cingle-ments des flux-I agressifs.

L’homme en manches de chemise lui fitun sourire gauche :

« Sers-lui un double whisky, Mac… Disdonc – il lui posa une main rude sur l’épaule

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– tu chercherais pas un coin pour pieuter,hein ?

— N… non », balbutia-t-elle.Dehors, le poursuivant traversa la rue,

pour se replonger dans l’ombre des murs, àcôté du bar. Elle suivit ses mouvements ducoin de l’œil, par la porte ouverte, reprise depanique.

« Ou plutôt… si, se corrigea-t-elle,… peut-être. »

L’ivrogne lui passa un bras autour desépaules et la serra contre lui.

Elle lança alentour des regards éperdus,prête à crier. Mais l’horreur que lui causait levoisinage de la brute était réduite à des pro-portions insignifiantes par les flots depensées qui venaient lui battre furieusementl’esprit, paralysant en elle toute réactionnormale.

Il rit comme un idiot, la relâcha pour sejeter le contenu de son verre dans le gosier.

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Dans le miroir, Loïs contemplait avec ef-farement ses cheveux blonds dénoués qui re-tombaient sur les épaules de son manteaunoir en mèches et en nœuds désordonnés,son regard effrayé, ses lèvres amincies depeur… et de douleur.

L’homme s’étouffa sur son whisky, crachapar terre et s’essuya la bouche sur la manchesale de sa chemise. Sa barbe mal rasée crissasur l’étoffe.

« Lui sers pas son verre, Mac. »Il la reprit rudement par le bras – surtout

pour s’accrocher à elle, s’imagina-t-elle – etsortit du bar en titubant.

(… l’imbécile heureux…) Les flux depensées battaient sans relâche sa conscience.(… PEUT-ÊTRE QUE JE FERAIS BIEN DELES SUIVRE UN MOMENT… je lui abatsmon as de rabiot tout de suite, ouj’attends… ?… d’abord un peu de café… pourme dessoûler un peu…)

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« J’ai ma carrée à deux rues d’ici, monchou », dit-il en la prenant par la taille et enavançant sur le trottoir. « Y a un café sur laroute… Dis, t’es un peu jeunette, pas vrai ? »

Les flux complexes du bar s’atténuèrenten un bruissement vague quand ils ar-rivèrent au coin de la rue. Mentalementépuisée, elle abaissa son écran de concentra-tion protectrice. Mais elle avait oubliél’homme qui se cachait dans l’ombre et l’iv-rogne qui l’accompagnait.

(… c’est presque une gamine, mais aprèstout…)

Le filet de pensée fit explosion dans soncerveau. Elle exhala un son, mi-sanglot, mi-cri.

« Y a quelque chose qui ne va pas,môme ? » Il la serra plus fort.

(… SUIVRE UN PETIT BOUT DECHEMIN… PEUT-ÊTRE QU’IL…)

Le fragment de pensée de son grossiersuiveur fut comme une piqûre de guêpe,

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mais elle retrouva rapidement sa volonté derésistance.

« Il y a un homme qui me suit », seplaignit-elle.

Son compagnon se retourna en poussantun juron, tira un couteau de sa poche etcourut lourdement vers l’autre qui tourna lestalons et s’enfuit.

Loïs fila dans l’autre direction, envahied’un soulagement qui lui fit l’effet d’une briserafraîchissante quand elle échappa à la zonede portée des pensées de son poursuivant, del’ivrogne et de la foule du bar.

Mais elle sanglotait tout en courant… Ilfallait qu’elle rentre… qu’elle retourne à samaison lointaine, en pleine campagne, seulcadre de tous ses souvenirs.

Pourtant, elle ne pouvait pas abandonnerà présent ! Elle avait fait tant de chemin !Elle avait fui comme à travers le désert, sousle soleil torride oubliant combien elle s’étaitéloignée de l’oasis et sans même savoir si la

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forêt au ruisseau rafraîchissant ne se trouvaitpas juste derrière la dune suivante.

Devait-elle maintenant faire demi-tour etparcourir de nouveau les centaines de kilo-mètres sinueux déjà couverts… pour ret-rouver l’asile de son foyer isolé où elle seraitbien seule, mais sans douleur ? Ou devait-elle continuer, dans le faible espoir que laFondation lui apporterait aide etcompréhension ?

Si seulement le matin voulait bien point-er ! Alors elle pourrait franchir d’un dernierélan les quelques rues qui restaient encore.Elle débiterait son histoire et peut-être luiferait-on une piqûre qui lui imposerait lesommeil et l’oubli des souffrances mentalesindescriptibles qu’elle ne pouvait plussupporter.

***

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À l’aube, une bise mordante se leva. Elleresserra autour d’elle son manteau et se leva,frissonnante, sur la plate-forme dechargement, au flanc de l’entrepôtsilencieux.

Les bâtisses de la ville se silhouettaientdans la pâle lumière. Un avertisseur lança saplainte lugubre, sur la route, à deux rues delà. Quelque part au loin, un camion ferrailladurement en franchissant un passage àniveau.

Loïs, tremblante, ferma les yeux.C’étaient les bruits de la métropole quis’éveillait… sombres présages qui an-nonçaient les tortures barbares de la journée.La ville encore plongée dans la pénombreressemblait à quelque monstre endormi…endormi, mais qui dans sa léthargie même,dressait méchamment les plans de la chaînede tourments qu’il allait lui faire subir.

Cependant elle devait supporter son an-goisse dans l’espoir qu’elle aurait la force de

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parvenir à la Fondation – cette île au milieude l’océan déchaîné. En ce lieu, on avaitétudié d’autres manifestations de l’esprit…des expériences analogues à la sienne. Làseulement elle trouverait assistance.

Brusquement elle se rendit compte qu’elleavait agi inconsidérément en s’enfonçantdans la partie déserte de la ville pendant lanuit, sous prétexte que les pensées y étaientmoins nombreuses. Elle aurait dû faire auda-cieusement face aux tortures mineures pourrester proche de son but, car il lui aurait suffialors d’un court élan pour atteindre la Fond-ation dès l’heure d’ouverture.

D’un pas hésitant, elle s’avança au milieude la rue, dans la direction de la grand-route.À présent encore, son esprit vibrait des mur-mures menaçants d’un millier de penséesvenues de la ville qui s’éveillait… des émana-tions de flux-I sans voix, qui demeuraientpour le moment en dessous du seuil deperception.

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Elle serra les revers de son manteau d’unemain et plongea l’autre dans sa poche ; elle ytoucha le petit carré de bristol. Elle l’en retiraet lut le nom : Morton Nelson… et l’adresse.

Le trouverait-elle à la Fondation ? Elle serappelait son empressement lorsqu’il avaitappris dans le train qu’elle se rendait pré-cisément à l’endroit où il travaillait lui-même, ses offres d’assistance. Alors elles’était montrée réticente. Autrement, il luiaurait fallu avouer : « J’entends des voixdans ma tête. » Les gens n’ont pas l’habitudede dire de telles choses à des personnes qu’ilsviennent de rencontrer par hasard… même sila personne en question est un aimable etbavard fermier du Texas devenu psycho-logue. Le soleil se levait quand elle s’engageasur le trottoir de la route en direction de laville.

(… sacré boulot trop matinal…) Lespremières impressions-pensées de la journée

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lui lancinèrent le cerveau et elle fit la grimaceau passage rapide d’une automobile.

(… en faisant du 90 de moyenne… àKington avant midi…) C’était une voiturequi fonçait en sens inverse.

(… je vais démissionner ; voilà ce que jevais faire… lui rentrer ça dans la gorge…j’irai au match de base-ball si je pars asseztôt… je devrais lui tordre le cou…)

Grimaçante, les poings crispés dans lespoches, elle frissonnait au passage du flot devéhicules. Les coups de poignard des penséesn’étaient pas encore insupportables. Seule-ment le jour commençait à peine.

Devait-elle abandonner ? Trouver un coinretiré pour attendre la nuit et reprendre letrain pour rentrer chez elle ? Elle chassacette idée avec un tremblement de répulsionen pensant au magma de pensées de la salled’attente et des guichets… ces mêmespensées chaotiques qui l’avaient précipitéedans les rues, à l’arrivée.

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(… pas mal !… me demande ce qu’elle… jepourrais prendre ma journée…)

Un grincement de freins, une voiture serangea contre le trottoir, à sa hauteur.

« Montez donc, ma petite », dit par laportière un homme d’âge moyen, au souriretrop avenant « Je vais vous conduire. »

(… joli visage, en plus… Joe aura bienune chambre libre…)

Loïs détourna la tête et pressa le pas. Elleperçut mentalement des idées de déception,de colère, puis de résignation. (… oh ! aprèstout… tellement de boulot à faire…)

La voiture démarra. Elle saisit au vol desinsultes et des obscénités informulées.

Maintenant, les flux-I commençaient à luiéroder impitoyablement la conscience. Il fal-lait qu’elle se mette sérieusement à leur rés-ister. Mais elle fut prise en même temps dedésespoir. Alors qu’elle avait escomptéréussir à se protéger plus longtemps au-jourd’hui, elle s’apercevait que leurs effets

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devenaient presque immédiatement d’uneintensité intolérable. Était-ce parce que laveille elle avait presque totalement épuisé sacapacité de résistance ?

D’un effort de volonté, elle réussit à ré-duire les impressions brutales à un faiblemurmure. Mais elle n’avait qu’un sentimentde sécurité bien fragile, car s’efforcer d’ab-riter son cerveau contre les flux-I équivalait àtenter de se concentrer sur un problème arduet ennuyeux… le filet de pensée conscientedéviait toujours de son but.

Un taxi passa lentement : elle l’appela.« Vous avez l’heure ? s’enquit-elle, une

fois montée.— Huit heures trente-deux. »Elle poussa un soupir de soulagement. La

Fondation était ouverte.(… me demande ce que ça veut dire ?

paraît innocente… on ne sait jamais… chezSadie…)

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Elle voulut se fermer aux impulsionspuissantes et lascives qu’elle savait émanerdu chauffeur, à cause de leur proximité.Toutefois, le plus grand effort de volonté neparvenait pas à les éliminer. Il était trop prèsd’elle, et : ses pensées étaient trop puissantesdans leur obscénité crue.

Chaque filet de sa pensée était une épinecruelle qui jaillissait d’une multitude de voix-pensées balbutiantes… des expressionshaineuses, des jurons, des exclamationsgrossières, des divagations de névrosés.

C’était un imbroglio abstrait et affolantqui tourbillonnait autour d’elle et lapoignardait de toutes parts… et du tout sedégageait une atmosphère de méchancetévindicative, de haine, de vexations, de mé-contentement, de préjugés.

Là où ne régnait pas cette vitupérationgrossière presque universelle, il y avait uncourant sous-jacent d’angoisse intolérabletandis que par vingtaines les humains qui

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l’entouraient lui faisaient partager leurssoucis, lui imposaient leurs tortures men-tales déprimantes. Elle était en quelque sorteobligée de se pencher à la fois sur descentaines de difficultés individuelles, sansmême savoir, dans sa détresse, si l’uned’entre elles ne lui appartenait pas enpropre.

Et chaque mot-pensée silencieux qui lut-tait contre les milliers d’autres pour les dom-iner constituait en soi une douleur lancin-ante séparée.

N’aurait-elle jamais de répit ? Neparviendrait-elle pas à s’en protéger ? LaFondation serait-elle en mesure de lui ensei-gner une méthode, afin qu’elle puisse vivreparmi les gens, ne plus devoir les fuir, tel unanimal apeuré ? Après tout, elle ne différaitpas des autres humains… physiquement, dumoins.

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Le taxi vira brusquement dans une ruecentrale et pénétra dans le flot grouillant dela circulation.

***

Loïs ferma les yeux. Le chœur infernalavait déjà atteint toute son ampleur. Mais ilcontinuait à monter vers une furie superdé-moniaque. Seigneur ! Est-ce que ce barraged’angoisse incessante, à vous tordre les nerfs,cesserait jamais ?

Les mains tremblantes, elle se prit le vis-age, d’un geste fou.

(… bougre d’idiot… tire-toi de monchemin… couillon de flic… je vais être en re-tard… tous les signaux au rouge, ce matin…andouille de femme au volant.)

Les avertisseurs rugissaient sans arrêt.Des coups de sifflets aigus lui mettaient lesnerfs à vif pour augmenter encore le flot

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affolant de sensations normales et supra-normales. Elle sanglotait convulsivement.

(… cinglée, la poule…) « Quelque chosequi ne va pas, madame ? demanda le chauf-feur, inquiet. (… ou elle est bourrée decame… peut-être dangereuse…)

— Ça va passer, dit-elle. Une simple…migraine.

— Oh ! » (… migraine – mon œil !…bonne pour le cabanon…)

Elle se rendit compte que le taxi s’étaitimmobilisé et que la circulation n’avançaitplus depuis plus d’une minute.

« Où sommes-nous ? » Elle s’étreignit lesdoigts comme si cet effort physique eût dûlui fournir la ration supplémentaire d’énergiementale indispensable pour repousser lesflux-I.

« Au coin de la Quatrième Rue et d’Al-lington Avenue. »

Plus que cinq intersections ? Elle savait…elle avait étudié le plan de façon à posséder

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la géographie de la ville de façon presque in-stinctive, au cas où son cerveau deviendraittrop tourmenté pour penser clairement.

« Pourquoi n’avançons-nous pas ? » Elles’assit au bord du siège.

« Un embouteillage. On dirait deuxbagnoles qui se sont accrochées par les pare-chocs. »

(… J’AIME PAS SA FAÇON DE FAIRE…couillon de flic… BELLE MAIS CINGLÉE…Oh ! allez vous faire… ELLE POURRAITMÊME PAS BOULONNER CHEZ SADIE…)

Maintenant, la marée était, irrésistible etla faisait souffrir de douleurs intolérables.

(… en retard… au diable… PEUT-ÊTREQU’ELLE EST SOÛLE… quelqu’un devraitlui casser la gueule, à celui-là… MAIS JE NESENS PAS D’ALCOOL…)

Le tout était entrecoupé de jurons et d’ex-pressions grossières.

Les phrases écrasantes, les mots mord-ants lui brûlaient sans cesse le cerveau,

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comme une myriade de terribles secoussesélectriques. Pas moyen de les contenir ! Pasde résistance contre leurs effetsdévastateurs !

Loïs hurla. Elle sauta du taxi sur le trot-toir et se précipita dans la direction de laFondation.

Mais ils étaient des centaines autourd’elle… qui poussaient, lui barraient le pas-sage, la regardaient, lui assaillaient l’espritde leurs pensées meurtrières.

Il faut que je me presse, songea-t-elle…que j’aille à la banque couvrir mon chèque.Non ! Cette pensée n’était pas la sienne !C’était à quelqu’un d’autre. Elle repoussa decôté une femme qui marchait lentement.

(… idiote de blonde… arrive par ici,petite… si elle tombait, je pourrais la re-lever, et la tenir, et…)

Elle se tordit la cheville, mais elle réussità rester debout et reprit sa course. Elle nepouvait pas s’arrêter ! Il fallait qu’elle…

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attrape le métro en vitesse ; il y avait ce con-trat à signer. Non ! Elle cria. Elle ne voulaitpas prendre le métro. C’était quelqu’und’autre, pas elle ! Elle était…

… « Roger Van Ness », je dirai, « voilà quije suis. » Et en entrant dans le bureau de Ka-ston, je lui dirai…

Mais elle ne pouvait pas être Roger VanNess ! Elle n’allait pas dans un bureau !

Qui était-elle ?… Arthur… Betty… Rose… John… Lottie…

Cent noms faisaient surface comme des cara-ctères Braille, issus subconsciemment desflux de pensée.

Mais elle n’était personne de tous ceux-là ! Elle était… Loïs ! Bien sûr ! Loïs Farley…Et elle allait…

… au bureau…… chez moi, après une fichue nuit de

boulot…… avaler une tasse de café en vitesse av-

ant d’embrayer…

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… me coller une sacrée biture…Elle criait en continuant sa course

chancelante. Elle ne savait plus où elle allait !Il n’y avait plus qu’une force qui la poussaiten avant. Il fallait trouver un endroit oùpenser par elle-même !

À sa droite, de larges degrés de marbrecouraient parallèlement au trottoir. En hautdes marches s’ouvraient deux arches de partet d’autre d’une plus grande. Au-dessus del’édifice de brique sombre, deux coupoles etune flèche s’élançaient dans le ciel.

Elle escalada les degrés et entraprécipitamment.

***

Comme si elle avait franchi un rideau in-sonorisé, elle échappa immédiatement aumonde fantastique des pensées. Une solen-nité sereine régnait en ce lieu et semblait

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repousser les principaux assauts de pensée.Encore étourdie, elle examina ce qui l’en-tourait, tout en s’enfonçant vers l’intérieur.La rumeur des flux s’éteignait au fur et àmesure qu’elle s’éloignait du trottoirencombré.

Elle était dans une église presque déserte.De part et d’autre, jusqu’à l’autel, de longuesrangées de sièges de bois foncé s’étiraient,dans une lumière très atténuée.

(… Marie, pleine de grâce…)Elle se raidit. L’église n’était pas déserte.(… Seigneur, secourez-moi et accordez-

moi… un cierge à la mémoire de Fred, demon cher Fred… Sacré Cœur de Jésus…)

Il n’y avait qu’une poignée de personnes…agenouillées sur les prie-Dieu ou devantl’autel, ou devant les rangées de cierges.

Mais leurs flots de pensée n’avaient pasd’aiguillons acérés. Plus de véhémence, dehaine, d’angoisse, comme dans les penséesprofanes qui avaient failli l’écraser dans la

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rue. Il y avait ici une tonalité de douleur et dedouceur qui caractérisait ces impressionsnouvelles.

Loïs se glissa dans une rangée de sièges àmi-chemin de l’autel et s’assit dans un si-lence détaché.

(… Seigneur, pardonnez-moi…) L’im-pression était toute proche. Elle émanait decette fille blonde agenouillée juste devantelle. La fille – qui portait une robe noire trèssemblable à celle de Loïs – hochait la têtecomme pour ponctuer les pathétiques mots-pensées de ses réflexions désespérées. (… jene voulais pas le tuer… mais le bébé allaitvenir et…)

Confuse comme si elle eût délibérémenttendu l’oreille aux murmures de détresse desa voisine, Loïs s’efforça d’en détourner sonattention.

Brusquement, elle se rendit comptequ’elle ne percevait plus d’impressionsémanant des personnes présentes dans

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l’église. Elle parvenait à se fermer auxpensées atténuées, de faible intensité.Comme si elles eussent manqué de forcepour s’imposer.

Cependant la rumeur sinistre du mondeextérieur dément continuait à se réverbérerdans les profondeurs de son esprit et parais-sait vouloir lui rappeler qu’elle l’attendait àsa sortie.

Elle se cacha la figure dans les mains ensanglotant doucement. Elle était comme unanimal pris au piège ! Dehors était l’enfer oùelle ne pouvait vivre… non seulement parceque c’était pour elle une douleur insupport-able et sûrement mortelle, mais aussi parcequ’elle y était privée d’identité et de volonté,si bien qu’au-dehors elle était totalementperdue sans le moindre sentiment d’existerindépendamment.

Vers le milieu de la matinée, il y avaitpeut-être une quarantaine de personnesdans l’église, occupant pour la plupart les

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sièges proches de l’autel. Elle intensifia sarésistance volontaire pour échapper à leurspensées personnelles.

Mais elle relâcha presque aussitôt sa ten-sion mentale, en comprenant qu’elle auraitbesoin de ses forces si elle voulait atteindrela Fondation avant la fin de la journée. Ellealla s’asseoir tout au fond de l’église.

(… enfant… quel air désespéré !…) Unflux de pensée tout, proche ! (… presquetoute la matinée… peuh être que si je luiparlais…)

Elle leva les yeux. Une silhouette en robenoire, qui la regardait avec bonté, s’avançaitdans le passage à sa gauche. Vivement, ellequitta son siège. (… qu’elle a l’air timide !…)Elle traversa la nef dans toute sa largeur. (…peur… elle a vraiment peur…)

Elle n’était pas en état de parler à qui quece soit, pour le moment ! Il fallait qu’elleconserve ses forces ! Elle se glissa dans une

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nouvelle rangée, jusqu’au dernier siège…dans une ombre profonde.

(… plus tard, pas maintenant… crois bienque je l’ai effrayée…)

Le prêtre fit demi-tour, l’air hésitant.(… Seigneur, faites qu’il revive… voulais

pas… tuer…)C’était la pensée de la fille blonde qui

pleurait non loin de Loïs. (… veux plus con-tinuer à vivre…)

Loïs se ferma presque coléreusement à ceflot de contrition.

À midi, la solennité muette de l’églisecessa d’être le sanctuaire qu’elle avait été lematin, tant que la foule avait été relative-ment peu dense dans les rues. À présent,tandis que des milliers d’individus sortaientpour l’heure du déjeuner, leurs flux com-poses faisaient un tintamarre tonitruant quivenait battre les épaisses murailles et lestraversait.

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Les traits de Loïs se convulsèrent dedouleur. Elle se cacha le visage pour que per-sonne ne la remarque. Combien de tempscela allait-il durer ? Elle voulut prier. Maiselle ne pouvait même pas disposer de sapropre volonté pour une tâche aussi simple.

Elle lutta désespérément pour maintenirson identité, pour empêcher son propre fluxde se noyer dans la masse des consciencesdéformées, mauvaises, errantes qui lui infli-geaient la peine de leurs pensées de colère,de cupidité, de lâcheté, de désir, d’égoïsme,d’envie et de haine.

Elle sentait déjà qu’elle allait devoir céderà leur assaut quand l’attaque diminua de vi-olence. Un peu après une heure et demie, elleput de nouveau relâcher légèrement sonbouclier de concentration.

À trois heures et demie, lorsque l’intens-ité des impressions fut à son minimum, ellealla en tremblant jusqu’au portail… C’étaitmaintenant qu’elle devait tenter de foncer

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jusqu’à la Fondation, à moins de quatre ruesde distance ! Elle contempla les trottoirs en-core encombrés et fit la grimace. Et leursflots de pensée parurent s’élancer vers elle,en se moquant, farouchement.

Ces pensées composites tissaient unmanteau de démence.

Elle descendit les marches d’un pashésitant.

(… une blonde comme ça qui sort de l’ég-lise… qu’est-ce qu’elle peut bien demanderde plus au bon Dieu ?…)

Saisie d’un violent tremblement, elle sedirigea vers la Fondation.

(… ce Juif puant… encore mille dollars,on ne s’en apercevra pas… pas davantageque pour les huit premiers mille… oh ! zut,encore une échelle… je me demande si ellefait le tapin… Maud va croire que je suis envoyage…)

Fondation – Église – Fondation – Église,Loïs se répétait ces mots sans arrêt. Il fallait

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qu’elle s’implante solidement dans la tête lesdeux endroits où elle pouvait trouver asile.Et il fallait lutter contre les impressionsagressives. Elle ne devait, pas se laisser denouveau absorber jusqu’à perdre son identitédans les flux-I.

Il fallait… (trouver le cadeau d’anniver-saire convenable pour ma petite femme.)

« Non ! » s’écria-t-elle, en se mettant àcourir. Vingt têtes intriguées se tournèrentpour la regarder et leurs pensées étonnéesvinrent directement s’ajouter à sa profondeconfusion.

« Fondation – Église marmonna-t-elle.« Fondation – Église. »

Elle trébucha, faillit tomber, se raccrochaà un réverbère.

« Fondation – Église – Fondation – (In-stitut de beauté.) – Fondation – (la Bourse.)– Église – (au café du coin pour retrouverBill.) »

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Les mains devant la figure, elle s’écria« L’église ! L’église ! »

(… chez le dentiste… le bookie du deux-ième étage… chez la rouquine…)

Les phrases exprimant des destinationssemblaient dominer considérablement parmides impressions qui lui parvenaient.

« ÉGLISE ! » hurla-t-elle en virant et re-venant sur ses pas.

De nouveau, elle escalada les marches enchancelant et pénétra dans la nef sombre, àl’odeur de cierges ; elle alla jusqu’à un bancproche de l’autel. Puis elle changea de direc-tion et choisit un siège obscur dans le bas-côté de droite.

Là était l’asile. Là les voix se réduisaient àdes murmures. Là elle pouvait se reposerjusqu’à ce que… ? Jusqu’à la nuit, où ellen’aurait plus le choix, où il faudrait qu’elleretourne à la gare affolante pour prendre sonbillet de retour, pour rentrer chez elle, où ellevivrait en ermite jusqu’à sa mort… comme

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l’avait fait son père. Seulement il avait eu safille pour lui tenir compagnie. Tandis qu’ellen’aurait personne.

Elle s’efforça de repousser mentalementles flux-I qui la brûlaient, mais ce fut le som-meil de l’épuisement qui chassa les penséesharassantes quand elle s’étendit sur le boisdur du banc.

***

(… j’espère qu’elle n’est pas malade…)Loïs prit conscience de cette faible pensée

en s’éveillant, quand une main la secoua sansviolence.

Terrifiée et incapable de se rappeler im-médiatement où elle se trouvait, elle s’assitbrusquement.

« N’ayez pas peur, mon enfant. Necraignez rien. »

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Elle contempla le visage au sourire bien-veillant du petit prêtre trapu. Mais son souri-re se transforma en une expression de sur-prise. (… c’est la fille qui a passé presquetoute la journée ici… je me demande ?…)

Elle se ferma résolument à ses pensées.Ce n’était pas trop difficile quand il n’y avaitqu’un cerveau à combattre. Et elle s’écartainvolontairement de lui en se levant.

« J’ai l’impression que notre jeune per-sonne a des ennuis. » Il se tripotait lementon et souriait de nouveau.

Les vitraux, privés de lumière extérieure,étaient à présent sans vie. De l’autre côté duportail, c’était la nuit… et le silence, coupéseulement par quelque avertisseur lointain.Elle comprit avec amertume que l’heure defermeture de la Fondation était passéedepuis longtemps.

« Naturellement, poursuivit aimablementle prêtre, nous voyons avec faveur ceux quivisitent le Saint-Sacrement, mais

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malheureusement, nous sommes obligés defermer les portes à dix heures.

— Je… je vais partir. Je ne savais pas qu’ilétait si tard. » Elle quitta son banc et se diri-gea vers le fond de l’église. Mais il la retintlégèrement par le bras.

« Vous avez des ennuis, mon enfant.Pouvez-vous me confier ce qui ne va pas ? »

Hésitante, elle se mordit la lèvre, puishocha la tête.

« Alors voulez-vous me dire en quoi jepuis vous aider ?

— Il n’y a rien à faire… rien. » Elle pour-suivit son chemin vers la porte. Il la suivit. Àla porte, il la retint une seconde fois, tandisqu’elle regardait prudemment au-dehors.

« Si vous n’avez pas d’endroit où aller,offrit-il, il y a un couvent à quelques rues àpeine. La supérieure est accueillante. Je nepense pas qu’elle refuserait de… »

Il s’interrompit, attendant qu’elleréponde.

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Elle inspecta la rue quasi déserte. Au coinun unique taxi stationnait, et le chauffeurétait dans la cabine téléphonique voisine.Plus loin, un jeune couple faisait tranquille-ment une partie de lèche-vitrines. La ruesolitaire était en contraste frappant avec l’en-fer démentiel qui la flagellait seulementquelques heures plus tôt. À présent, ellen’aurait pas de peine à regagner la gare.Maintenant, il n’y avait plus de foule dont lespensées la tortureraient et la priveraient deson identité.

Elle poussa un soupir et s’adressa auprêtre :

« Quelle heure est-il ? »Il s’avança sur le trottoir pour voir l’hor-

loge du clocher.« Dix heures moins trois. »Une terreur soudaine lui étreignit la

poitrine. Le seul train qui puisse l’emmenerloin de la ville partait à dix heures ! Elle ne

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l’attraperait pas ! Et elle allait se trouverprise au piège de la ville tout un jour encore !

À l’évocation des terreurs de la nuit d’av-ant, elle frissonna.

« Je crois que vous feriez mieux d’aller aucouvent, ce soir, suggéra le prêtre. Et si vousle voulez, nous parlerons demain. »

Hébétée, elle fit un signed’acquiescement.

Il mit les mains en entonnoir autour de labouche et appela le chauffeur de taxi, sur letrottoir :

« Murphy !— Bonsoir, mon père », dit l’homme en

s’approchant, la main à la visière de sa cas-quette. Il était d’âge moyen.

(… me demande ce qu’il me veut ?… saitque je serai à la Congrégation du Saint-Nom demain…) Loïs s’était concentrée pourrepousser les pensées du prêtre, aussi cellesdu chauffeur lui parvinrent-ellesdirectement.

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« Voudriez-vous conduire cette jeune per-sonne au couvent ? » (… elle y sera ensûreté… au moins jusqu’au matin, pauvreenfant…)

En résistant aux pensées du chauffeur,elle avait abaissé sa garde contre celles duprêtre. Avec un soupir, elle cessa de résister.De toute façon, comme les pensées dansl’église, celles-ci étaient inoffensives. Enoutre, elle était trop abattue pour s’enpréoccuper.

Murphy la prit par le bras pour la con-duire jusqu’au taxi.

« À demain, mon père », cria-t-il.(… pas l’air d’une mauvaise fille…) Elle

savait qu’il l’examinait du coin de l’œil,tandis qu’il lui ouvrait la portière. (… toutcomme Elaine…) Le fond de sa pensée révélaà Loïs qu’Elaine était sa fille.

Elle s’appuya aux coussins et plongea lesmains dans ses poches quand il démarra. Et

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elle retrouva sous ses doigts la carte de« Morton Nelson ».

Elle se demanda soudain si cet homme nepourrait pas lui venir en aide. Il était assist-ant des recherches à la Fondation. Elle avaitperçu cela dans son cerveau. Dans le trainelle n’avait pas osé lui confier exactement,pourquoi elle s’intéressait à la Fondation.Sans savoir pourquoi, elle avait pensé qu’il secontenterait de s’amuser prodigieusement…peut-être même de la tourner en ridicule.Mais à présent, elle était au désespoir !

Elle se pencha en avant : « Je préféreraisque vous me conduisiez à cette adresse. »Elle passa la carte à Murphy.

« Mais… (… le père ne sera pas contenten apprenant ça…)

— Ce n’est pas ce que vous croyez », dit-elle, profondément blessée.

Il vira au coin suivant, sans rien dire. Etses pensées, qu’elle se refusait d’ailleurs àpercevoir, se perdirent dans la rumeur de

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celles d’un autobus qu’ils croisèrent. Elle setassa sur son siège en gémissant. Puis levéhicule se trouva derrière eux et elle se ret-rouva libérée. Mais elle garda ses barrièrescontre les pensées de Murphy, pour éviterd’affronter les accusations erronées qu’ellerisquait d’y lire.

Quelques minutes après, elle se tenait,hésitante, devant la demeure de Morton Nel-son, la main levée pour frapper.

Une image-pensée importune de vaguesgigantesques qui se brisaient sur une plagemonta dans sa conscience. Des vagues sortitun monstre marin aux nombreux tentaculesqui se lança lourdement sur la plage à lapoursuite d’un homme en pyjama… Elledressa son bouclier protecteur et coupa cettevision du cauchemar d’une tierce personne.

(… et à Washington… devant le Comitédes activités antiaméricaines… voyez à lapage quatre…)

Elle frappa.

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Une impression de ressentiment mitigélui parvint. (… la seconde interruption… quicela peut-il être à cette heure ?…)

La porte s’ouvrit.« Je… je… », commença-t-elle, en

chancelant.(… qui ?…) « Loïs ! » Il était là, perplexe,

dominant la porte de sa haute stature, unjournal à la main. Il la regardait attentive-ment, sans y croire. (… des ennuis… je medemande… ?) « Que se passe-t-il ? Vousparaissez… »

Son visage anguleux trahissait son senti-ment d’étonnement tandis qu’il examinait lesvêtements fripés de Loïs, ses cheveux endésordre, sa figure sans fards. Et les frag-ments de son flux-I reflétaient sonahurissement.

« Puis-je entrer ? »Il la prit par le bras. Elle ne chercha pas à

dissimuler qu’elle tremblait. Il la conduisit àun divan.

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« Je me suis renseigné, dit-il, vous nevous êtes pas présentée à la Fondation » (…veux pas l’interroger… elle me dira… jepense qu’elle est venue pour ça… me de-mande bien où elle a filé après l’arrivée dutrain…)

« Je… j’ai faim. »Il fronça les sourcils, en silence, dans l’ex-

pectative. (… Seigneur, elle a de sérieux en-nuis… l’air morte de faim… des œufs dans laglacière…)

« Je n’ai pu aller à la Fondation. J’ai étéobligée de passer la journée dans une église,à moins de quatre rues de là. »

Il la regarda fixement. Elle saisit un mor-ceau d’image mentale dans laquelle il la con-solait, il la laissait pleurer contre sa poitrine.

« J’ai cru devenir folle aujourd’hui, Mor-ton. Je… c’est davantage que la perceptionextra-sensorielle. Je reçois les pensées…celles de toutes les personnes qui m’en-vironnent. Simultanément. Je ne peux pas

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les arrêter. Je n’ai pas pu aller à la Fondationparce que la douleur que me causaient lespensées et les pensées elles-mêmes mefaisaient oublier qui j’étais, où j’allais. »

Il sursauta. (… ça veut dire ?… cas dedémence ?…)

Elle poussa un soupir résigné. « Qu’est-ceque ça veut dire ? Peut-être que c’est un casde démence ? répéta-t-elle. Je ne saisis pastout le cours de la pensée, des bribesseulement. »

Il en eut le souffle coupé. (… une as-tuce !… impossible… elle ne peut pas êtretélépathe ?…)

Loïs tourna la tête. « C’est une astuce, fit-elle d’une voix monocorde. C’est impossible.Elle ne peut pas être télépathe. »

Il fit un pas en arrière. (… j’avais un chi-en… « Poilu »… ans… voyons si elle réussit àme répéter ça…)

« … Vous aviez un chien. Il s’appelaitPoilu. Vous avez pensé un âge. Je ne sais si

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c’était le vôtre à l’époque ou celui du chien.Quelque chose m’a échappé à ce point. »

Elle lui lança un coup d’œil contrit.« Quelquefois je réussis à arrêter lespensées… quand il ne s’agit que d’une oudeux personnes. Mais dans une foule ellesme submergent. Je ne peux pas y résister. »

Loïs s’interrompit : « Il y a quelqu’un prèsd’ici… dans la maison, je pense. Il semblediscuter au sujet d’une voiture qui a reculécontre un arbre, dans l’allée.

— C’est Sam Patterson et sa femme !— Morton, implora-t-elle, voudriez-vous

m’emmener en voiture à la campagne ? Loinde la ville… que je puisse me reposer ? Peut-être trouverons-nous un moyen de m’amenerà la Fondation. Vous avez dit que vousvouliez m’aider. »

Elle intercepta son image mentale. Elleétait avec lui, en décapotable. Une routedéserte. Le clair de lune. Il lui avait passé unbras sur les épaules. Mais c’était avec

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modestie qu’il envisageait cette possibilité.Sans se faire d’idées. Il n’y avait rien d’alar-mant dans son flux. Elle savait qu’il ne luimettrait pas le bras sur les épaules si elle nevoulait pas.

Puis il passa brusquement à des penséesrelatives à l’apparence échevelée de Loïs, et àce qu’il avait à lui offrir dans sonréfrigérateur.

***

Ce fut une promenade apaisante. L’airétait pur, silencieux, non pollué par les ex-pressions profanes sans retenue d’un millierde cerveaux. Et la lune brillait, l’encoura-geant. Il n’y avait que de rares fermes en re-trait de la route et les flux qui en émanaientétaient sans importance. Il ne lui fallaitqu’un petit effort pour effacer les réflexionssans prétention de Morton.

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« Est-ce que… vous m’écoutez en cemoment ? demanda-t-il soudain.

— Non. Je l’évite autant que je peux. Ce…n’est pas convenable.

— Depuis combien de temps êtes-vousainsi ?

— Depuis le plus loin que je me rappelle.— Et pourtant ce n’est qu’aujourd’hui que

vous avez appris que vous ne pouviez pas lesupporter ?

— Hier et aujourd’hui. Mais c’est aussi lapremière fois que je me trouve parmi lesgens… vraiment mêlée à eux. Oh ! c’est arrivéauparavant… des visites au village, le contactquotidien avec un précepteur. Mais dans unepetite ville, les pensées sont… différentes. Etil n’y en a pas tant. Je pouvais les supporterau moins une fois de temps à autre… chaquefois que je devais aller au village.

— Vous dites que votre père était aussitélépathe ?

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— Oui. C’est pourquoi nous vivions seuls.Après le départ de ma mère, quand il a dé-couvert que j’étais comme lui.

— Pourquoi votre mère est-elle partie ?— En un sens, papa voulait qu’elle s’en

aille, quand il s’est rendu compte que la situ-ation était sans issue. Il a vu qu’elle n’avaitpas confiance en lui, intérieurement. Iln’aurait jamais pu lui expliquer pourquoi ilallait de temps en temps au-devant de sesdésirs, même avant qu’elle les ait exprimés.Il savait aussi, car elle n’avait plus rien decaché pour lui, qu’il ne réussirait jamais àchasser les soupçons qu’elle avait. Pourtant,il savait en même temps que s’il lui révélaitsa vraie nature, elle deviendrait certaine qu’ilétait impossible de vivre avec lui. En outre, ilétait convaincu que s’il le lui disait, tout lemonde l’apprendrait un jour ou l’autre.

— Pourquoi ne l’a-t-il pas prévenue avantde l’épouser ?

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— Parce qu’il voulait tenter de mener unevie normale. »

Il ralentit la voiture au maximum.« Est-ce qu’elle ne l’aimait pas ?— Sans doute que si… au début. Mais il

est impossible de juger à distance quelsétaient ses sentiments profonds, pas quand ils’y mêle… un facteur extra-humain.

— Mais peut-être que si elle l’avaitvraiment aimé… ? »

Loïs, désemparée, se tourna vers lui :« Quelle différence y a-t-il entre aimer

quelqu’un et l’aimer vraiment ? Comment sa-voir quand l’amour est suffisant pour vivreavec quelqu’un chez qui un talent surnaturelfait naître une incompatibilité ? C’est pourcela que papa a dit que je devais vivre seule.Sans jamais me marier. Sans avoird’enfants. »

Il arrêta la voiture pour la regarder. Sonexpression disait qu’il se refusait à accepter

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ce désespoir qu’elle tentait de lui fairecomprendre.

« J’imagine, poursuivit-elle, qu’un jour oul’autre papa aurait pu s’adapter à vivre avecelle en dépit de ce… facteur extra-humain.Mais quand je suis venue au monde et qu’ils’est rendu compte, en lisant dans mon es-prit avant même que je sache parler, du faitque je serais douée du même talent… eh bi-en, je pense qu’il a simplement compris queje ne réussirais jamais à dissimuler ce qu’ilavait eu lui-même tant de mal à cacher enusant de toute son intelligence.

— Il a pensé qu’avec votre incapacité àcomprendre, quand vous étiez enfant, vousfiniriez par trahir le fait que vous et lui lisiezdans la pensée ?

— Oui. Et après, il a fait de son mieuxpour élargir la fissure entre eux. Je n’avaispas encore trois ans quand elle est partie. »

Elle baissa les yeux en soupirant.

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« Il avait décidé que vous vivriez seulstous les deux ?

— Il disait que nous ne pourrions jamaismettre les gens au courant de notredifférence parce que nous ne serions alorsque… des phénomènes. Et qu’il y aurait tou-jours quelqu’un pour trouver le moyen de seservir de nous… même contre notre gré. Ildisait qu’il n’y a pas de guérison possible.

— Et il est mort, et vous êtes partie ?— Il est mort et il a fallu que je parte. Je

ne pouvais pas rester toute seule là-bas. Jen’ai que vingt ans. Je veux vivre nor-malement le reste de ma vie. Sinon, jepréfère ne plus vivre… Vous comprenez,Morton ? Il faut que je sache si papa setrompait, s’il n’y a pas un moyen de meguérir ! »

Il la regarda avec sympathie.« Et vous avez choisi la Fondation Brink-

well pour la solution ?

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— Oh ! Il existe d’autres institutions quis’occupent de Perception Extra-Sensorielle,mais Brinkwell était la plus proche.

— Vous savez qu’elle est subventionnéepar l’Armée. Ils ne s’intéressent à la P.E.S.qu’en fonction de son application éventuelleà la stratégie.

— Mais il faut qu’ils m’aident !— Vous le leur avez demandé ?— Oui, par lettre, fit-elle en soupirant.— Et ?— Pas de réponse. Ils ont probablement

pensé, comme vous, » elle esquissa unpauvre sourire, « que je suis démente. Ilsn’ont pas tenu compte de mes lettres. Mais jesuis venue quand même. Si je peux seule-ment y parvenir, je leur démontrerai mes ca-pacités. Vous avez vu vous-même, non ?

— On vous y conduira. » Il lui prit la mainpour la rassurer. « Je vais vous garder loinde la ville jusque vers le milieu de la matinée.Je leur téléphonerai pour les avertir que j’ai

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quelqu’un qui possède un talent particulierde P.E.S. Ainsi tout sera prêt lorsque nousfoncerons à travers la ville.

— Je… » Elle le regarda, tout en lissantses cheveux bien peignés à présent. « Je nesais pas ce que j’aurais fait…

— Toutefois, quand ils vous feront subirles tests, je vous suggère de ne pas leur dired’emblée de quels ennuis vous souffrez. Celales rendrait sceptiques et les mettrait sur ladéfensive. Laissez-les trouver par eux-mêmes. Alors ils seront eux-mêmes impa-tients que vous leur disiez tout ce que vouspourrez. »

Il remit le moteur en marche et démarralentement.

« Vous êtes branchée sur mes pensées, àprésent ? demanda-t-il d’une voix hésitante,au bout d’un moment.

— Je ne devrais pas ?— Non. Ou plutôt… je veux dire… » Il

poussa un soupir. « J’oublie tout le temps

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que je ne peux rien vous cacher… Écoutez,Loïs, vous êtes belle. Je ne serais pas normalsi je ne me sentais pas attiré… » Il desserrasa cravate. « C’est une situation embarrass-ante. Ce que je veux dire… Eh bien, vousm’avez dit que les pensées de la foule étaientatroces. Mais certaines d’entre elles… cellesqui ne sont pas volontairement lascives… ehbien, elles sont plus ou moins instinctiveset…

— Je comprends, Morton. »Elle lui posa la main sur le bras.« Je ne voudrais pas que vous croyiez… il

ne faut pas que vous vous mépreniez surmon compte, voilà ce que je veux dire »,finit-il brusquement.

Elle lui adressa un sourire chaleureux. Siseulement elle avait pu le rassurer sans bal-butier maladroitement, elle aussi. Ce seraitun peu prétentieux de lui dire : j’ai capté suf-fisamment de pensées pour reconnaître

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celles qui sont sincères entre celles qui nesont qu’égoïstes et brutales.

Sa fatigue latente sembla la submergercomme un flot marin. Elle posa la tête surson épaule – parce qu’elle devinait qu’elle sesentirait ainsi en sûreté – tandis qu’il con-tinuait à rouler dans le calme de la cam-pagne. Elle ne tarda pas à s’endormir.

***

L’éclairage du bureau était atténué et l’at-mosphère générale était inconfortable etdéprimante. Loïs ferma les yeuxd’écœurement.

« Mais, docteur, protesta-t-elle, vous necomprenez pas… ?

— Écoutez, Miss Farley. » L’homme, in-digné, se tourna vers elle. « Nous avons uneprocédure bien établie que nous devonssuivre pour trouver votre degré de base de

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perception extra-sensorielle. Il faut nousaider. »

Les tests avaient été monotones et fasti-dieux. Presque aussi harassants que sacourse folle à travers la ville en compagnie deMorton. Elle souhaitait qu’il fût là, en ce mo-ment, plutôt que dans son propre bureaudans l’aile voisine. Mais ils avaient exigéd’être seuls pour l’examiner.

« Si seulement vous me laissiezm’expliquer ! » reprit-elle.

De l’autre côté de la table, le docteur levala tête.

« Vous aurez plus tard l’occasion de nousraconter toutes les expériences extra-sensor-ielles que vous voudrez. Pour le moment,continuons les tests. »

Elle aurait dû insister pour leur parler àl’avance, comprit-elle en sentant que les fluxdu médecin et des trois militaires présentsaugmentaient d’intensité pour l’assaillir. Ledocteur toussota :

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« Nous allons poursuivre par le test descartes. Vous allez vous concentrer et me don-ner le nom des cartes au fur et à mesure queje les retournerai et les regarderai. »

(… petite impertinente…) C’était lapensée furibonde du médecin qui prenait lapremière carte du paquet posé sur sonbureau.

(… pourrais être nommé lieutenant-col-onel en huit jours si… serais heureux d’unstage outre-mer… sacré mal de dents…)Cette fois, c’étaient les impressions des offi-ciers… des pensées qui se mêlaient au flux ducivil en face d’elle et semblaient en fairepartie.

(… rien d’exceptionnel dans son casjusqu’à présent… me demande si je devraisme la faire arracher ?… PEUT-ÊTREDEVINERA-T-ELLE CELLE-CI…) Ledocteur regarda la carte.

Elle s’efforça d’en lire le symbole dansl’esprit du médecin. Mais… (… ça me fait

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encore plus mal maintenant… le service àHawaï devrait… voir le dentiste aussitôtaprès…) les pensées insolentes des autresprédominaient.

« Croissant, devina-t-elle soudain.— Encore une erreur, soupira le docteur.— Voyons, fit le commandant, impatienté,

en se levant, nous n’avons encore rien vu quiindique une aptitude spéciale. »

Elle se leva impulsivement, tendue decolère.

« Je ne suis pas venue pour lire des sym-boles. Je n’ai pas dit que j’en étais capable.Je perçois des mots… des pensées… des frag-ments de ce que pensent les autres gens. »

Les hommes s’entre-regardèrentprécautionneusement.

« Allons, allons, Miss Farley, vous nevoulez pas nous faire croire que vous lisezréellement dans les esprits ? » fit le com-mandant, d’un ton indulgent.

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En colère, elle se tourna vers lui. Mais ellecontint les mots qui lui montaient aux lèvreset porta son attention sur leurs fragments depensées, en s’efforçant de les répéter aussivite qu’ils lui venaient.

« … fille, c’est une déséquilibréementale », dit-elle d’une voix tremblante,« perception télépathique ! Impossible !…tendances psychopathiques… pas de doutequ’elle essaie en ce moment de nous fairecroire qu’elle lit les pensées… je vais appelerune infirmière… »

Elle se décontracta, détournant son atten-tion des flux de pensée.

« Vous me croyez, à présent ? »Le docteur la regardait froidement.« Miss Farley, cette sortie avait sans

doute pour but de nous convaincre que vousreceviez nos pensées ? »

— Ce n’est pas exact ? » fit-elle, inquiète.Le colonel éclata de rire.

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« Vous vous êtes contentée de citer desphrases logiques… des phrases que nousdevons naturellement penser dans les cir-constances présentes. »

Le commandant et le capitaine hochèrentla tête en assentiment.

Elle sursauta. Ils avaient raison ! Si elletenait à les convaincre, il fallait le faire à unmoment où ils ne seraient pas sur leursgardes, à un moment où sa démonstration neles ramènerait pas à cette forme de penséestéréotypée qu’ils pouvaient qualifier de lo-gique et naturelle dans les circonstances. Ellese rassit.

« Nous allons nous préparer au testsuivant », dit le médecin.

Loïs, tout en feignant d’agir sans but pré-cis, ramassa le crayon et se mit à griffonnersur le bloc posé devant elle. Leurs penséesreprenaient à présent leur cours normal. Lecommandant repensait à devenir lieutenant-colonel et le capitaine à son service outre-

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mer. Elle nota leurs pensées aussi vite qu’ellele put.

(… Harry l’a fait… extraction sansdouleur la dernière fois… dernier poste àCuba, c’était…) Elle était presque au bas dela page. (… MISS FARLEY… SON NOM MEDIT QUELQUE CHOSE… encore une se-maine avant qu’Anne… Farley – FARLEY –FARLEY… des patins neufs pour le petit…BIEN SÛR ! C’EST CETTE FOLLE QUINOUS A ÉCRIT TOUTES CES LETTRES !…)

Elle s’arrêta d’écrire et regarda ledocteur :

« Oui, c’est moi qui ai écrit ces lettres ausujet de mon père et de moi-même », dit-elle, soulagée.

(C’EST ELLE !… cette cinglée !… on estdes fichus imbéciles de s’être laisséembringuer…)

Elle se planta brusquement au milieu dela pièce. « Les lettres disaient la vérité ! Tout

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ce que je vous ai écrit était vrai ! Les penséesdans ma tête ! Je ne peux pas les arrêter ! »

(… Ha ! Elle ne peut pas les arrêter lesvoix dans sa tête… elle est mûre pour la psy-chiatrie… devrais la sortir à coups depied…) Il n’y avait que de la colère – pas lamoindre pitié – dans ces impressions.

« Mais il faut que vous me croyiez ! » Ellelança des regards effarés autour de la pièce.Ses yeux se portèrent sur le bloc où elle avaitécrit. Elle le prit vivement et le tendit aumédecin.

Il le lui arracha des mains et le jeta bru-talement dans la corbeille, puis il tendit lamain vers le téléphone.

(… se débarrasser d’elle en vitesse…MÉDECIN DE LA POLICE… complètementfolle…)

Elle perçut soudain une image d’un asiled’aliénés, dans le cerveau de l’un d’eux. Ellese mit à trembler de frayeur. S’il était déjà sidouloureux pour elle de recevoir les pensées

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d’une population mentalement saine,comment pourrait-elle supporter les flux desdéséquilibrés ?

Les esprits des quatre hommes lui déco-chaient des pensées accusatrices etcoléreuses. Prise de panique, incapable demettre de l’ordre dans ses propres pensées,elle pivota et sortit de la pièce avant qu’ilsaient pu l’en empêcher, elle fonça dans lelong couloir et se retrouva, dans la foule de larue.

***

Des impressions mentales violentes serefermèrent instantanément sur elle commeun brouillard opaque. Elle chancela sous lechoc et ouvrit la bouche pour clamer sonangoisse.

« Salut, Harry, dit-elle. T’as le tempsd’avaler un demi en vitesse ? »

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Elle se heurta à quelqu’un dans la foule etce contact physique lui redonna pour un in-stant conscience d’elle-même.

« L’église ! » murmura-t-elle en repren-ant l’équilibre. « Il faut que j’aille… » Sa voixse fit plus basse et rauque : « Pourquoi di-able ne regardes-tu pas où… tiens bien lamain de maman, mon chéri… ouais, c’est bi-en ce qu’y a au compteur… »

Elle se cogna une seconde fois et cette foistomba lourdement sur le trottoir. Elle se pritle pied dans l’ourlet de son manteau lorsquequelqu’un voulut l’aider à se relever.

Étourdie, torturée sous le tir de barrageininterrompu des pensées et des images quitourbillonnaient follement sous son crâne,elle regarda autour d’elle. La Fondation étaitdéjà à une rue en arrière.

Plus que trois intersections à franchir !La flèche élancée de l’église dominait les

toits comme un doigt dressé pour lui fairesigne. Mais cette vision se troubla et, bien

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qu’elle eût conscience d’avancer vaguement,des yeux qui n’étaient pas les siens, mais quitransmettaient leurs sensations à soncerveau se fixèrent sur une paire d’escarpinsvernis dans une vitrine.

(… ils sont moins chers chez Molloy…)« L’église ! L’église ! » Sa conscience indi-

viduelle fit surface pendant une brèveseconde.

Puis il y eut un pare-brise devant elle. Etégalement dans son champ de vision deuxmains ridées crispées sur un volant et qui luidonnèrent l’impression que c’étaient les si-ennes. Elle agit violemment sur le volant.

(… sacrée vieille bonne femme… devraitrester sur le trottoir…)

Le pare-brise avait disparu. Un fourneaude pipe dominait sa zone de vision. De nou-veau des mains qui ne lui appartenaient pasmais qu’elle paraissait commander prirentune allumette et en amenèrent la flamme au-dessus du tabac coupé fin dans le fourneau

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de la pipe. La fumée s’engouffra dans sagorge et ressortit par sa bouche et par sesnarines. Elle toussa spasmodiquement.

(… merci pour le feu, patron…)Des freins grincèrent. Un métal dur lui

heurta la hanche. Une fois de plus elle sesentit tomber. Quelqu’un la releva devantl’auto soudain arrêtée. Des torrents d’in-sultes défilèrent dans son cerveau. Abrutie,elle regarda le chauffeur, effrayé et irrité à lafois. Une foule s’amassait déjà. Mais elle re-poussa les curieux et fonça vers l’autretrottoir.

« L’ÉGLISE ! » hurla-t-elle.Kirk Douglas prit Lana Turner par la

taille et la serra contre lui, puis il l’embrassa.Le mot FIN passa dans l’esprit de Loïs quieut sur les lèvres un goût de bonbonsacidulés.

Puis elle mit entre ses lèvres un objetmétallique et froid où elle souffla de toutesses forces, elle leva le bras et agita l’autre. Un

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flot de voitures s’arrêta et un flot perpendic-ulaire au premier se mit en mouvementpassant de part et d’autre d’elle-même.

« Allons ! criait-elle. Pressons ! Pressons !Finalement, elle eut une impression

physique vague de jambes fatiguées, engour-dies, qui lui faisaient franchir d’un élan fant-astique des degrés de marbre. L’arche flam-boyante du portail principal se précisa. Lesflux-I s’affaiblirent ; les images mentalesqu’elle percevait commencèrent à se dissipercomme un château de sable sous les vagues.

Épuisée, l’esprit en déroute, elle se cram-ponna à un bénitier.

Puis elle s’avança d’un pas hésitant dansla travée et s’agenouilla devant un banc, lefront posé sur le dossier de la rangée an-térieure. Une fatigue immense engourdissaitses sens.

(… je vous en prie, Seigneur, pardonnez-moi… me fallait le tuer… lui ai dit que lebébé allait venir et…) Loïs se redressa.

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C’était la fille blonde dont la robe noire étaitpresque la copie de la sienne, à trois rangsdevant elle. Elle parvint à se fermer à sespensées et se glissa au bout du banc, dansl’ombre.

Une heure s’écoula. Elle s’efforçait decompter les heures qu’elle devrait encore at-tendre avant que les rues soient suffisam-ment désertes pour lui permettre d’aller à lagare. Elle sanglotait. Pourtant, elle ne voulaitpas rentrer chez elle ! Elle ne voulait pasvivre seule… comme un paria, jusqu’à samort solitaire !

Brusquement, elle comprit qu’elle n’ac-cepterait jamais un tel isolement, et le calmerevint en elle. Elle ne commettrait pas l’er-reur de son père… qui avait vécu en attend-ant que sa mort naturelle le soulage de sonangoisse. Elle ne se marierait pas non plus,elle n’aurait pas d’enfant qui serait commeelle et avec qui elle devrait s’enfuir dansl’oubli complet.

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Maintenant, elle pensait à Morton. Peut-être devrait-elle d’abord aller le voir pour leremercier… ou au moins lui dire pourquoielle s’était enfuie, le laissant en attente…Mais non. Mieux valait en finir ainsi.

Ce devait être l’heure du déjeuner. Desgens entraient dans l’église… des dévots pourleurs prières de midi, songea-t-elle.

(… cheveux blonds… robe sombre… doitêtre elle…)

Un homme s’avança rapidement dans latravée centrale et s’arrêta au bout du banc oùétait agenouillée la jeune fille blonde quipriait.

C’était Morton !Ses lèvres s’agitèrent vivement en un

murmure tandis qu’il se glissait contre lebanc. Quand la fille leva la tête, elle eut uneexpression de frayeur.

Loïs était trop loin pour entendre le mur-mure, mais le mot lui parvint télépathique-ment. (Loïs.)

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Et il s’aperçut que ce n’était pas elle. Sonvisage parut déçu quand il recula. Mais, setournant dans la bonne direction, il la recon-nut alors même qu’elle cherchait à s’enfoncerdavantage dans l’ombre.

(… savais bien que je la trouverais ici…)Son flux grandit tandis qu’il s’approchait (…doit être à moitié folle…)

Dans la rangée, il passa difficilementdevant une grosse femme qui lui décocha unregard noir. Puis il s’agenouilla près de Loïset lui prit le bras avec une rude tendresse…avec désespoir.

« Ils vous recherchent ! » s’écria-t-il. (…trouvé le bloc dans la corbeille à papiers…)Ses pensées allaient plus vite que ses mots.

« Oh ! Morton, souffla-t-elle. Alors, ilscroient ? Ils vont m’aider ? »

Un homme âgé, à quelques rangs devanteux, se retourna pour leur lancer un regardréprobateur.

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« Ils vont m’aider ? » répéta Loïs en unfaible murmure.

(… aider ? Ha ! Ils vont…) Il avait lesyeux profondément tristes.

« Loïs chérie, ils vous cherchent partout !Ils ont compris ce que vous êtes en réalité ! »

Un chut ! de protestation se fit entendrederrière eux.

Loïs perçut l’image mentale d’une vastesalle, haute de plafond, où des vingtainesd’hommes étaient assis à des tables en fer àcheval, avec des micros devant chacun d’eux.

« Morton, murmura-t-elle, inquiète,qu’est-ce que c’est ?

— Vous imaginez-vous, expliqua-t-il àvoix basse, l’arme diplomatique que vous re-présenteriez en tant qu’assistante de ladélégation aux Nations Unies ? Nous sauri-ons immédiatement à quel point une tiercepuissance essaye de bluffer, nous connaîtri-ons aussitôt sa puissance militaire réelle ! »

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Elle en eut le souffle coupé. Ce ne seraientque conférences et réunions ennuyeuses ! Etelle serait obligée d’intercepter toutes leshaines et tromperies internationales quiplanaient comme un essaim coléreux dans lehall de l’Assemblée !

« Mais je… je ne pourrais pas le support-er ! s’écria-elle. Je… cela me tuerait ! »

Devant eux, l’homme se retourna et leurdit sévèrement : « S’il vous plaît ! »

« Il faut vous échapper avant qu’ils vousretrouvent ! » plaida Morton, les lèvrescontre l’oreille de Loïs. (… des piqûres tout letemps… de drogues pour la forcer au reposentre les séances…) « Vous avez aussi parléde votre père ? »

Elle fit un signe affirmatif, se rappelantses lettres.

(… penseront que c’est un caractèrehéréditaire nouveau, permanent…)

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« Ils en voudront d’autres comme vous !Ils vous forceront à avoir des enfants pourleur diplomatie et leur stratégie ! »

Dans l’église tranquille, ses mots firentl’effet d’une explosion. Une vingtaine detêtes se tournèrent vers eux. Un prêtre sortitde la sacristie et vint se planter devantl’autel, jetant un regard intrigué sur lesfidèles. La femme à l’autre bout du bancavança dans l’église.

(… l’accoupler… comme une bête de con-cours agricole…) Loïs ne percevait plus queles pensées affolées de Morton.

Elle se mit à pleurer sans bruit, calmeparce qu’elle avait la conviction sinistre etenvahissante qu’elle ne désirait plus vivre.

« C’est bien ce que m’avait dit papa »,sanglota-t-elle, de façon presque inaudible.« Ils trouveraient toujours le moyen de nousutiliser égoïstement ! »

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Il la prit par les épaules pour la consoler.(… trouver quelque chose… un endroit où lacacher…)

(… me tuer… voilà ce que je vais faire…pas d’autre moyen…) Était-ce sa proprepensée, qui jaillissait comme d’une autrepersonne, pour la persuader que le seul asilevéritable était la mort ?

« Ce n’est pas la peine, Morton. » Ellehocha tristement la tête. « Ils ne cesserontjamais de me pourchasser. Ils seront obligésde me pourchasser, ne serait-ce que de peurque je tombe entre les mains d’une puissanceennemie. »

(… il doit bien y avoir un moyen… uneîle… une forêt ?…) Les pensées de Mortontournaient au désespoir. (… peux pas la per-dre… la ferme ?… mais non… ils feraient unrapprochement… ils la trouveraient parmoi…)

« C’est inutile, chéri, dit-elle, sans le re-garder. Il n’y a qu’une seule issue. »

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Il lui lança un coup d’œil inquiet.« Je vais me tuer. »

***

Ses yeux se plongèrent sévèrement dansceux de Loïs.

« Vous n’avez pas le droit de vous ôter lavie, dit-il d’une voix très basse. Nous nesommes pas seuls en question, vous et moi. »

Elle lui lança un regard en coin.« Vous êtes toute une race ! » Ne pouvant

élever la voix, il lui serra durement le bras.« L’accident qui vous a fait naître… la muta-tion subie par votre père, si c’est une muta-tion… risque de ne pas se reproduire d’ici unmillion d’années. Il faut que vous sauviezcela ! Il faut donner à cette race nouvelle sachance de vivre ! »

Elle eut un rire silencieux et amer.

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« Si c’est une mutation, elle est sans in-térêt, Morton. Vous ne voyez pas qu’elle estmortelle ? Qu’elle rend l’existence impossibledans un monde normal… qu’elle interdittoute chance de vie ? »

Elle s’assit sur le banc. Il s’assit près d’elleet la prit par les épaules pour la tourner verslui.

« Cela peut vous paraître ainsi pour lemoment, chérie. Mais nous ne pouvons pas,en être sûrs avant d’avoir essayé de vivrecomme cela. Votre père a tout de mêmevécu… jusqu’à sa mort naturelle.

— Mais il a vécu dans la solitude !— Peut-être est-ce la solution ! L’isole-

ment jusqu’au jour où il y aura suffisammentde…

— Oui, grâce à un isolement partiel, onpourrait constituer d’ici trois ou quatre centsans une modeste colonie. Mais vous ne com-prenez pas ce qui arriverait dès qu’on con-naîtrait notre vraie nature ? Vous ne voyez

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pas comment les cupides et les profiteurss’abattraient sur nous ? Pour nous tuer parviolence ou nous faire mourir en esclavage ?

— Oh ! chérie ! » Il cherchait désespéré-ment. « Comment vous faire comprendreque la race humaine a atteint une impasse ?Qu’elle se ronge elle-même dans son égoïsmeet sa fausseté… dans ses désirsdésordonnés ?

— Mais, Morton… »Ils ne se rendaient pas compte que le ton

de leur conversation avait monté et que denouveau des yeux irrités se braquaient sureux. L’homme assis devant eux se leva, seplanta devant eux un moment, les fusillantdu regard, puis se dirigea lourdement vers lefond de l’église.

Énervé, Morton se contraignit à baisser lavoix.

« Ce sont les motivations actuelles del’humanité qui sont mortelles, et non cellesque vous représentez ! Dans deux mille ans,

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si votre race survit, les choses changerontpeut-être. Ce sera sans aucun égoïsme… sanstromperies et sans inimitiés. Lorsque tous lesesprits seront ouverts à tous les autres, il n’yaura plus place que pour le bien ! Lesmauvaises intentions n’auront plus d’endroitoù se dissimuler !

« Et les tortures que vous subissez en cemoment… elles ne sont pas le prix indispens-able de votre don. Vous souffrez en recevantles pensées parce que vous n’avez pas eu l’oc-casion de vous adapter sur toute la ligne. De-puis votre naissance, vous avez vécu dansl’isolement. Vous êtes venue à la ville d’unseul coup. Si vous y étiez née, vous seriezhabituée à la complexité des fluxintellectuels !

— Mais…— Vous êtes le second membre d’une race

nouvelle ! Vous devez protéger les millionsde descendants que vous aurez ! Vous êtes laseule à pouvoir procréer les vingtaines de

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générations qu’il faudra pour apprendre àvivre côte à côte avec les humains nontélépathes ! »

Loïs leva soudain les yeux et sursauta. Ungrand prêtre, l’air sévère, se tenait debout àl’extrémité de leur banc, les bras croisés. Lamoitié des personnes présentes observaientla scène avec intérêt… presque avec animos-ité, songea. Loïs… pour voir les conséquencesde leur impudence.

(… violation irréfléchie… la maison deDieu…)

« Je suis certain, dit sèchement le prêtre,qu’il ne peut s’agir de rien d’assez importantpour que vous ne puissiez attendre d’être de-hors pour en discuter. »

Il fit demi-tour et se dirigea vers l’entréede l’église. (… s’ils continuent… leur de-mander de sortir…)

À peine consciente de l’interruption, ellese tourna vers Morton.

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« C’est inutile. Je ne peux pas courir cerisque ! Vous ignorez le tourment de se voirdépossédé de son corps pendant que lespensées de centaines d’étrangers s’emparentde vos mains, de vos lèvres, de votreesprit ! »

Le cerveau de Morton enregistrait sa dé-faite. Elle en ressentit les effets déprimants.

(… me tuer… sans attendre…) Cettephrase chargée de résolution jaillit dans sonesprit. Elle se leva.

Elle sentit qu’il s’exaspérait quand il ouv-rit la bouche. Mais il la referma aussitôt, enlançant un regard rancunier à leurentourage.

Asseyez-vous ! Sa pensée était comme uncri impérieux.

Incapable de résister à tant d’autorité, ellese rassit, intriguée.

(… faut que je me tue… Dieu pardonne…fallait tirer…)

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Je ne vais pas tenter de vous raisonnerplus longtemps, Loïs. Vous êtes trop désem-parée pour penser sainement à vous, à moi,aux millions d’êtres semblables à vous quivous suivront.

« Morton ! souffla-t-elle. Je perçois toutvotre courant de pensée ! Pas rien que desfragments ! C’est comme si je parlais à papaen pensée ! Êtes-vous télé… ? »

Non, Loïs. Je viens juste de penser quepersonne encore n’avait songé à braquer sonflux vers vous. Et Dieu sait qu’il fallait que jetrouve un moyen de crier assez fort pourvous convaincre !

Elle entendait clairement sesimpressions-pensées… comme un carillon vi-brant. Mais cette réception se faisait sansdouleur ! Ses mots informulés étaient pluspuissants que toutes autres impressionsqu’elle avait captées jusqu’alors, plus fortsmême que les flux composites qu’elle avaitperçus dans la rue. Cependant leur effet

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n’était pas accablant, mais doucementapaisant.

***

Il y eut du bruit au fond de l’église. Maiselle l’entendit à peine, tant elle s’émerveillaitque les pensées de Morton puissent être sidominatrices, presque hypnotiques, tout enne lui causant pas de douleur.

Il regarda vers l’entrée.« Loïs, murmura-t-il, inquiet, leur avez-

vous parlé de l’église ? Avez-vous dit à laFondation que vous étiez cachée ici, hier ? »

Elle fit un signe affirmatif, et se tournavers la porte. Deux policiers s’y tenaient,devant un prêtre qui faisait des gestes deprotestation.

Le soupir qui s’éleva de l’ombre du bas-côté droit fut très bruyant. (… plus le temps

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de prier… m’ont retrouvée… Dieu, pardon-nez ce que je suis obligée de faire…)

La blonde en robe noire, avec un regardterrifié dans la direction des agents, quittason banc, passa près de Loïs et de Morton ets’engagea dans le large escalier qui menaitaux étages supérieurs de l’imposant édifice.

Mais un des agents la vit au moment oùelle passait dans le faisceau de lumière mul-ticolore d’un vitrail, au deuxième étage. Il lamontra du doigt. Mais le prêtre continua àprotester.

(… peut-être dangereuse…) Loïs inter-cepta un fragment de la pensée de l’agent,trop éloigné pour qu’elle entende ce qu’ildisait. (… s’est échappée de la Fondation cematin… si vous insistez pour que nous nel’arrêtions pas dans l’église…)

Ainsi, ils avaient pris la blondedésespérée pour la télépathe en fuite ! Loïs lecomprit en se rendant compte que l’autrefille répondait à son signalement dans

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l’ensemble, sauf qu’elle n’avait pas demanteau.

Morton lui prit la main et la fit sortir dis-crètement du banc, dans le bas-côté, près dumur. En se dissimulant derrière les piliers,ils se dirigèrent vers la sortie latérale.

« Nous allons quitter la ville, dit-il avecimpatience. Ma ferme. Elle est loin de toutet…

— Ils sauront, Morton ! Quand ils s’aper-cevront de votre absence, c’est là qu’ilschercheront en premier lieu !

— C’est un risque à courir », coupa-t-ilbrusquement.

Ils se trouvèrent au-dehors dans l’alléeprofonde qui séparait l’église du bâtimentvoisin. Les murailles impressionnantes del’église, en pierre grossièrement taillée, mon-taient à trente mètres, sur leur droite, et lemur de brique à leur gauche atteignait quin-ze mètres.

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Le flux de la foule dans la rue vint l’assail-lir et elle porta nerveusement les mains à sonvisage quand ils se dirigèrent vers la sortie del’impasse.

Mais il s’arrêta brusquement. (… lagrille… fermée à clef !…)

Elle porta les yeux devant elle. Une grillede fer barrait l’unique accès à la rue. Derrièreeux, le passage butait contre la murailled’une troisième bâtisse.

Un cri de terreur perça le silence de l’alléesinistre.

Loïs perçut des impressions mentales depeur intense, de désespoir. Elle leva les yeuxjuste à temps pour voir une silhouette qui seprécipitait par une fenêtre ouverte au quat-rième étage de l’église.

Elle se cacha les yeux tandis que Mortonla prenait par les épaules et l’attirait contrelui pour la protéger.

Les sensations étrangères de désespoir,de terreur, cessèrent brusquement quand le

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bruit sourd du tendre corps sur le cimentparvint à ses oreilles.

(… fille dans l’église…) C’était la penséehorrifiée de Morton.

« Oh ! Morton ! Elle me ressemblait telle-ment ! Elle aussi avait des ennuis qu’elle nepouvait plus supporter !

— Elle vous ressemblait tellement !répéta-t-il, inspiré. C’est la vérité, Loïs ! C’estla solution ! Ôtez vite votre manteau ! »

Elle le regarda, ahurie, en tâchant de nepas porter les yeux vers le malheureux corpsécrasé.

« Votre manteau ! » insista-t-il, commeelle hésitait. (… visage abîmé… déchiré aupoint d’être méconnaissable, par les as-pérités du mur…)

Encore un peu perdue, elle ôta sonmanteau et le lui passa. Il le jeta par terre,près du corps de la fille.

« Vous avez des papiers d’identité ?demanda-t-il.

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— Dans mon sac… le portefeuille, avec del’argent et des papiers. Oui, il y a ma carted’identité. »

Il saisit le sac de Loïs et le mit à la placede celui de la fille, tombé près du cadavre.Puis il prit Loïs par la main et se précipitaavec elle derrière un des pilastres décoratifsdressés au flanc de l’église. Il lui remit le sacde la morte.

« En arrivant à la ferme, je le détruirai.— À la ferme ?— Bien sûr. » Il sourit. « Vous êtes morte,

à présent. Vous ne comprenez pas, chérie ?Ils n’ont aucune raison de rechercher unetélépathe morte. Je vais vous laisser à la fer-me et je reviendrai travailler ici quelquesmois pour qu’ils n’aient pas de soupçons. En-suite, j’irai vous rejoindre et… »

Une clef grinça dans la serrure de lagrille. Ils se tassèrent contre le pilastre tandisque les policiers, suivis de nombreux

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curieux, pénétraient dans l’impasse etfaisaient cercle autour du corps de la fille.

Leurs flots de pensées assaillaient Loïs,maintenant qu’ils étaient plus près de sacachette.

(… suicide… par la fenêtre de l’église, enplus… jolies jambes… la fenêtre là-haut…visage affreusement…)

Ne réfléchissez pas, Loïs ! Si leurspensées vous parviennent, refusez-vous à lesécouter. Écoutez les miennes. Concentrez-vous sur ce que je pense, chérie. La ferme esttranquille. Personne à des kilomètres.Déserte en ce moment. Mais nous allonsfaire des provisions, repeindre la maison etla grange et…

Les pensées puissantes mais apaisantesde Morton faisaient comme un flot régulierqui dressait un bouclier entre elle et les fluxnévrosés des autres. Elle lui sourit, avec uneexpression confiante.

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Il la prit par la main et ils quittèrent leurpilastre pour se joindre à la foule qui sortaitde l’impasse pour regagner la rue.

Traduit par BRUNO MARTIN.

Sanctuary.

© Mercury Press, Inc. 1954.© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.

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ILS ÉTAIENT TOUSFRÈRES – Graham Door

Une guerreatomique nerisque pas seule-ment de pro-voquer descentaines de mil-lions de morts.Elle pourrait em-poisonner dur-ablement toutl’environnementhumain. Et les

particules émisespar les résidus ra-dioactifs ne secontenteraientpas de tuer, deprovoquer can-cers et leucémieselles altéreraientaussi le fragile etcomplexe as-semblage desgènes, donnantnaissance à toutessortes de muta-tions, plus oumoins viables,plus ou moinsmonstrueuses.

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Et qui pourrait re-connaître entretant de difform-ités le vrai fils del’homme ?

Ainsi, jetons donc la première pierre, s’ille faut, mais sans haine, sans tirer orgueilde notre état immaculé. Visons bien, d’unbras qui y répugne, comme un hommemanie le rasoir avec lequel il va se trancherla gorge. Car – soyez-en certains – par cetacte, par cette violence exercée, si justifiéesoit-elle, nous nous chargeons d’une part deculpabilité, nous nous infligeons une défaitepartielle. L’humanité s’en trouve amoindrie,et de notre propre fait.

Ne vous y trompez, pas. L’homme peuthaïr et s’en trouver grandi, ennobli. Déte-stons l’oppression et l’injustice sous toutes

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leurs formes, l’avidité et la cruauté des ig-norants et des couards. La haine ainsi en-tretenue est chose précieuse… maissoignons-la bien. Qu’elle se multiplie tropvite, qu’on la lâche avec négligence sur unsol trop fertile, qu’on lui permette de secroiser avec les sots préjugés et l’égoïsmeaveugle, et elle finira par éclore sur la mortet la destruction pour nous tous. Protégez-ladonc bien, votre haine, et semez-la avecparcimonie. De peur que l’avenir soit aban-donné au vent et à la pluie de la solitude, surune terre ravagée, sous un ciel vide.

(Extrait de l’allocution prononcée par ledocteur Rhama Lhal devant le Conseil de sé-curité des Nations Unies en mars 1956, l’An-née de la Mort.)

***

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Et maintenant, près de mille années aprèsl’Année de la Mort, la race humaine dis-paraissait de la surface aride et couverte decicatrices de la Terre.

Tel le scorpion pris au piège de l’holo-causte sans cesse croissant, affolé dans lecercle brûlant des flammes, l’Homme re-tournait son dard empoisonné contre lui-même. Au début, les naissances d’anormauxétaient rares et les chiens de garde affectés àla « pureté de la race » (l’expression antique,éculée, avait assumé une nouvelle et amèresignification) les dépistaient et les anéantis-saient sans merci.

La jeune mère, souriant d’un air las auxvisages qui entouraient son lit, réclamait sonenfant et n’obtenait d’autre réponse qu’un si-lence opaque et des regards détournés. Ellepleurait ; et le bruit de ses pleurs était le criinformulé de la damnation. Certes la se-mence viciée et erratique était faible, maiselle puisait de la force dans le nombre. Les

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chiens de garde ne pouvaient plus suivre letrain de l’effarante course.

Des patrouilles organisées pour battre lescollines et les vallées boisées pourchassaientet exterminaient les petits groupes de « dévi-ants ». Mais, transportées en secret dans lescorps altiers des chasseurs, les chassésavaient leurs alliées, les cellules meurtriesqui s’efforçaient de survivre sous n’importequelle forme. Tous les ans, le pourcentagedes mutations viables s’accroissait, et le jourvint – c’était inéluctable – où les anormauxse rassemblèrent et rendirent coup pourcoup. Ce fut le commencement de la fin. Quidonc reconnaîtrait son frère dans la nuit,dans l’ardeur et le choc du combat ?

Boy eut quinze ans au printemps de cetteannée 2952. Pour son anniversaire, son pèrelui offrit les six flèches aux précieusespointes de métal, puis ils se rendirent en-semble dans les bois. Boy tua une vache àprès de soixante pas, prouesse tout à son

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honneur, et son père donna le coup de grâcerituel avec son couteau de métal à manched’os. La coupe traditionnelle fut remplie et,par-dessus le sang douceâtre encore tiède, ilexpliqua ce que signifiait d’être un Homme.

Le père parlait et Boy écoutait, le cœurgrandi dans la poitrine. On eût cru qu’il en-tendait pour la première fois les récits qu’ilchérissait sur le monde enthousiasmant quiavait existé avant l’Année de la Mort.

Il écoutait une fois de plus, mais commeavec des oreilles vierges, les contes d’unmonde rempli d’hommes et de leurs grandesvilles. Il était fasciné par l’évocation desvéhicules qui circulaient sur le sol, sur l’eauet même dans les airs. Fantastique ? Oui,mais il avait vu de ses propres yeux les ser-pents de métal tordu appelés rails surlesquels avaient couru les véhicules ter-restres. Maintenant rongés par le mal rougeet presque entièrement rouillés, ils restaientnéanmoins la preuve que l’Homme antique

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et fier avait vécu et accompli bien desmiracles.

Oh ! quel monde agréable ce devait êtrealors, avec des hommes partout, qui par-laient, riaient et s’affairaient à leurs abond-antes œuvres magiques. Et puis était venuela Mort, les morts nombreuses, le feu et letonnerre éclatant et les nuages se bousculantet faisant pleuvoir du ciel leurs poisons surles hommes et sur leurs villes. Ils com-battaient, ou fuyaient de peur ou mouraientde terreur à l’endroit où ils se trouvaient, etpeu importait en définitive puisque c’était làfin du Jour de l’Homme. Et cela aussi,l’Homme en avait été l’auteur, et ce n’étaitpas le moindre de ses miracles. Avoir anéantien un bref instant des siècles du travail tran-quille et patient de la Nature, n’était-ce pasune entreprise dont on pouvait s’enorgueillir,grande dans sa conception et grande dansson exécution ?

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La voix de son père se faisait amère main-tenant qu’il parlait des années qui avaientsuivi la Mort, alors que les anormaux pren-aient de la vigueur et parcouraient la terre,pourchassant partout les quelques derniershommes pour les tuer. Les hommes étaientmauvais, prétendaient les monstres (dans sacolère, Père recourait à ce mot terrible), et ilsavaient apporté le mal sur le globe. Ilsdevaient donc périr.

Le père de Boy resta silencieux un mo-ment, les yeux fixés sur le sol. « Traqués etharcelés, quelques-uns d’entre nous sur-vivent pourtant et grâce à la puissance denotre colère nous avons enseigné aux anor-maux à nous craindre. Nous avons une petiteville, ici, dans les collines, et, m’a-t-on dit,une plus importante dans la grande vallée àl’est. Il se peut qu’il y en ait… il doit y enavoir d’autres. J’ai fait le rêve… j’ai penséqu’un jour tous les hommes pourraient serassembler pour construire ensemble une

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nouvelle grande cité… peut-être sur l’em-placement d’une des anciennes. Mais ce jourest sans doute encore à venir. » Il leva la têtepour regarder Boy. « Aujourd’hui, tu es unhomme. Par ce sang que nous avons partagé,tu es devenu mon frère. Prends mon rêve etpartageons-le également. Nourris-le bien,emporte-le avec toi partout où tu iras. » Il sedressa. « Viens. Il faut regagner la ville avantla nuit. Essuie le couteau et la flèche etfrotte-les avec de la graisse pour empêcher ledémon rouge de s’y mettre. »

Boy se déplaçait comme en songe et lesparoles de son père sonnaient et chantaient àses oreilles. Aujourd’hui, un Homme !

***

Ils vinrent dans la nuit. Boy s’éveilla d’unsommeil profond dans un monde renduhideux par leurs cris rauques et inarticulés et

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par les appels embrouillés que lançaient sescongénères en réaction.

Des torches brillaient et déjà la moitié desmaisons de la petite ville crachaient desflammes. Il fonça jusqu’à l’ouverture de lafenêtre, le ventre froid et noué. Titubant surleurs jambes torses mais nerveuses, sebousculant, courant de par la ville, semant laruine et la mort avec leurs grossières armesen bois, ils étaient des centaines, et il envenait toujours.

Les Sauteurs ! Les anormaux aux grandscorps et aux os souples des basses-terres.C’étaient des cultivateurs, et les chasseursdes collines boisées les méprisaient ! La se-maine d’avant, justement, le père de Boyavait mené un raid contre une de leursvilles ; on en avait tué vingt à trente et ons’était emparé de leur grain et de leur bétail.La présente attaque était donc une mesurede représailles.

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Une colère aveuglante explosa sous lecrâne de Boy, maintenant bien réveillé. Ces…ces monstres qui osaient attaquer deshommes… et Boy devenu un homme cemême jour !

Il prit son arc court près de la couche endésordre, passa sur son épaule le petit car-quois de flèches précieuses et plongea par lafenêtre. À l’abri de la maison, il s’agenouillapour encorder l’arc, choisit une flèche et l’en-cocha. La corde vibra d’une note claire etrythmée ; une des énormes silhouettes pâlesroula soudain dans l’herbe, portant les mainsà sa poitrine et émettant des cris aigus.

Boy ricana comme un loup et chercha unedeuxième cible.

Il entendit la voix de son père, non loin delui, qui s’élevait en un cri de désespoir et quis’étouffa soudain dans un sanglot horrible,lourd de sens. Boy appela en réponse ets’élança. Il contournait l’angle de la petitemaison et arrivait dans la clarté des torches

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fumeuses quand une vaste forme lui barra lepassage.

Il se fendit, utilisant comme une rapièrela flèche qu’il avait à la main ; il sentit unefaible résistance, puis l’arme s’enfonça. Ilavait maintenant la main contre la chairfroide et molle et il sentit le sang gluant. Prisde nausée, Boy tira farouchement sur laflèche.

Une massue maniée d’une mainvigoureuse s’abattit sur l’arrière de son crâneet il tomba, la figure dans l’herbe humide derosée. Autour de son corps immobile, le com-bat féroce, inégal et sans espoir se poursuivitun moment.

***

Il avait vomi dans l’herbe et commel’odeur aigre se mêlait à celle des cendres dela ville qui refroidissaient, il eut une nouvelle

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nausée, recrachant un liquide rance et amerqui lui brûlait la gorge. À demi étouffé, lesyeux piqués de larmes et gonflés, il tâtonnadans l’herbe pour retrouver son arc. Le car-quois à son côté contenait encore quatre desflèches à pointes de métal. Mais il enramasserait autant qu’il voudrait sur leslieux, leurs propriétaires n’en ayant plusaucun besoin.

Il y avait des cadavres partout. DixSauteurs, semblait-il, pour chacun des mortsdu peuple de Boy… mais les assaillantsavaient été si nombreux ! Ils gisaient detoutes parts, masses apparemment dépour-vues d’ossements, d’une chair pâle, répug-nante ; et la plupart des corps s’empana-chaient des plumets des mortelles flèches dechasse. Aucun mouvement nulle part ; pas lemoindre signe de vie.

Il cherchait sans espoir les corps meurtrisde ses parents. Et pourtant il les découvrit…et s’en alla, découragé. Il erra durant un

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temps, répugnant à réfléchir, de par la villeen ruine, donnant de ci, de là un coup depied à quelque tison encore ardent, s’ar-rêtant un instant à la vue d’un visage connu.Finalement le ciel qui s’éclaircissait à l’est luirappela que le jour approchait, et avec lui ledanger.

Ils allaient revenir, Boy le savait bien. LesSauteurs emporteraient les cadavres desleurs pour leurs funérailles aux ritesétranges. Il était temps que Boy s’éloigne ;plus rien ne le retenait là. Plein de résolu-tion, il marcha vers un des ennemis morts etposa la main sur la tige de flèche plantéedans la grosse et molle poitrine. Il exerça unetraction et le Sauteur poussa un cri étouffé,puis se mit à se tortiller follement dansl’herbe humide.

Envahi de panique, Boy partit en courant.Sa panique grandissant, il courait de plus enplus vite, imaginant qu’un poursuivant bon-dissait derrière lui. Il manqua la piste qui

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menait dans les bois et s’enfonça dans l’épaistaillis, avec l’impression que les épines desbuissons étaient autant de javelots de boisqui le blessaient. Il souffrait de la tête et san-glotait à en perdre le souffle, des points delumière pure éclataient devant ses yeux. Sarespiration sifflante lui écorchait la gorge etil lui semblait que l’air ne parvenait plus àses poumons en feu.

Il courut tant qu’enfin il perdit connais-sance. Il piqua de la tête sur la couche d’ai-guilles de pin et de feuilles sèches, et sa gliss-ade s’arrêta contre un tronc d’arbre. Sa maintendue serrait encore étroitement son arcencordé.

***

Pendant des jours Boy erra dans la forêtle long de la chaîne de collines. La plupart dutemps il souffrait de migraines atroces, et il

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ne trouvait jamais assez de liquide pour sedésaltérer. L’eau était rare et de toute façonfade et trop légère à son goût. Il tomba enfinsur une vache qui paissait et l’abattit. Il butabondamment et dormit. Au matin, ilparvint à manger un peu de viande ; aprèsquoi, il dormit encore :

La tête apaisée, ses forces lui revenant, ilse mit à élaborer des plans. Il se rappelait lerêve de son père – son propre rêve à présent,à lui seul – et il prit la direction de l’est, versla grande vallée où coulait le fleuve, à près dedeux cents kilomètres de distance. S’il pouv-ait y trouver le groupement d’hommes dontson père avait parlé, il se joindrait à eux. Leshommes étaient plutôt rares dans ce monded’anormaux ; il serait bien accueilli.

Des jours plus tard, en contournant lebord d’un des cratères au fond vitrifié quiparsemaient le pays, il aperçut devant lui unfilet de fumée. Il accéléra l’allure tout enrestant sur ses gardes.

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Il savait que les Sauteurs se servaient dufeu pour préparer leurs aliments et il avaitentendu parler d’autres anormaux qui enfaisaient autant. Autant qu’il sût, aucunhomme n’avait pris cette habitude. Il con-tourna la hauteur pour se placer contre levent qui chassait la fumée et choisit un grandarbre pour y grimper.

De son perchoir élevé, il distingua un toutpetit feu et une silhouette de nain à grossetête qui s’en occupait. Boy n’en avait encorejamais rencontré, mais on lui en avait parléet il comprit que cet anormal était unSouffleur. Avec ses membres courts etgauches, son torse réduit, sa tête énorme etchevelue, il n’y avait pas à s’y tromper.L’anormal paraissait bien être seul.

Boy redescendit sans bruit de son arbre etentreprit de ramper vers la clairière. Aplatidans un creux derrière un chêne pourrissant,il observait avec curiosité, à quarante pas delui, le Souffleur qui cuisinait son frugal

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repas. Le nain écrasait des airelles mêlées degrain pour en faire des galettes qu’il posaitsur une pierre brûlante. Ensuite, il pluma etvida trois petits oiseaux, puis les enfila surune baguette qu’il fit tourner au-dessus dufeu. L’estomac de Boy émit des bruits sourdset la salive lui vint à la bouche. L’odeur, chairbrûlée ou non, était délicieuse.

Il se dressa sur un genou et encocha uneflèche. Un bref instant il eut la pensée qu’ilserait peut-être plus simple de demanderune part de cette nourriture, et son bras droithésita. Un homme, quémander une faveurd’un monstre ? Ses lèvres se tordirentd’écœurement ; il cligna un œil, tendit lacorde et la relâcha.

Les oiseaux étaient tombés dans le feumais il réussit à les récupérer à temps. Il neput toutefois avaler les galettes acides et sanssel, mais le Souffleur avait une gourde à eaudont Boy fut heureux de faire héritage.

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Près d’une semaine s’écoula avant qu’ilatteignît la rivière aux hautes eaux, près del’extrémité nord de la vallée. Il obliqua ausud en suivant le cours d’eau qui allait s’élar-gissant sur le fond de la plaine. Il se sentaitun peu inquiet, si loin de la forêt, maisl’herbe lui montait presque à l’épaule etpouvait facilement le dissimuler. Le deux-ième jour, il parvint à un énorme amas d’unesorte de roche qui croulait au bord du fleuve.De l’autre côté de l’eau, une masse jumellejaillissait de la rive lointaine. Il devina qu’ilcontemplait un des anciens travaux del’Homme et, émerveillé, caressa d’une maintremblante la surface sèche, rugueuse etpoudreuse de la pierre. Maintenant brisée etinutile, une arche altière et gracieuse s’offraitencore à sa vue, tendue jadis par-dessus lecourant turbulent pour permettre, aux voit-ures magiques de passer en toute sécurité.

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Il passa plus d’une heure dans la contem-plation, dans le rêve, éperdu d’une joie in-connue et exaltante.

Ensuite, il s’endormit.Il s’éveilla en sursaut, avec un picotement

de la peau à hauteur des épaules. Une odeurlourde et rance flottait dans le crépuscule,l’odeur de vase du fleuve ; il entendit unepetite éclaboussure dans l’eau à quelquesmètres de ses pieds. Il voulut saisir son arc,ne rencontra que le vide, et se rendit compteau même instant que le carquois n’était plusà son côté.

Au moment où il se levait, il y eut unfroissement, tel celui que cause un serpent,dans l’herbe haute tout près de lui. Des brasnoueux et froids se refermèrent soudain surlui, en une étreinte qui se resserrait avec uneforce à lui broyer les os. Il poussa un grogne-ment et mordit durement l’un des bras qui seglissa autour de son cou.

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Il eut dans la bouche un goût de poissonqui n’était pas du poisson, mais le relentrance en était écœurant.

Il fut envahi de terreur en reconnaissantses assaillants, les Pêcheurs, le peuple del’eau, et sa terreur se transforma en fureurquand il entendit des cris, des rires et degrands bruits d’éclaboussures. D’autresanormaux effrayants et dégoulinants ar-rivaient, bondissant sur leurs piedssemblables à des nageoires, agitant leursbras tentaculaires, minces mais d’une vi-gueur effarante. La fureur animait le corpsagile de Boy qui se débattait. Il planta lecoude en plein dans la face osseuse et ridéeau-dessus de son épaule, et décocha un rudecoup de pied dans le ventre blanc sale d’unPêcheur surgi devant lui. La prise à sa gorgese desserra un peu, une fraction de seconde.Il se débattit de plus belle, au désespoir.

Soudain il se trouva libéré et fila à toutevitesse.

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***

Deux jours durant, il marcha, désarmé etaffamé, allant vaguement au sud, le long despentes boisées. Par crainte des féroces Pêch-eurs mangeurs de chair, il restait à l’écart desberges du fleuve. Le deuxième jour, il surpritune vache qui paissait dans la broussaille etla prit en chasse, mais il était fatigué, affaiblipar les privations, et l’agile bête le sema avecfacilité.

Au début de l’après-midi du troisièmejour, il franchit en titubant le sommet d’unefaible éminence et parvint au bord d’une fal-aise qui dominait des kilomètres de terrainplat jusqu’au ruban lointain d’eau brillante.Boy s’assit par terre, frappé de stupeur.

Il se frotta les yeux et regarda denouveau.

C’était une ville. Une ville comme il n’enavait jamais vu. Il devait bien y avoir cent –

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non, deux cents maisons, et chose incroy-able, certaines étaient construites les unessur les autres, trois et même quatre empiléesà la fois. Cela ne pouvait être que la ville deshommes ! La lassitude de Boy se dissipaitpendant qu’il admirait cette fleur déjà épan-ouie de son rêve, du rêve de son père. Certes,même l’Homme d’autrefois n’aurait pas euhonte d’une telle cité.

Presque dansant de joie, il fonça au longde la falaise, à la recherche d’un point par oùdescendre.

***

À des kilomètres en amont, les Pêcheurstenaient conseil sur les berges envasées. Lesoleil brillait et se réfléchissait sur leurspeaux lisses et humides. Leurs yeux pâlesclignotaient quand l’épaisse et translucidemembrane s’ouvrait et se refermait sous

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l’effet de l’agitation. L’air était plein du sonmouillé et peu distinct de leurs paroles ainsique de bruits d’éclaboussures tandis qu’ilsplongeaient, nageaient et flottaient par milli-ers, tels de grands troupeaux de phoques.

Les éclaireurs achevèrent de rendrecompte et, après quelques secondes de si-lence, le chef déclara : « Ce soir. Ce sera cesoir. Il n’y a pas de lune et la ville sera dansle noir. Préparez vos armes. »

***

Le soleil s’abaissait déjà quand Boytrouva un sentier au flanc de la falaise. Il ledégringola et arriva sur un chemin qui por-tait les traces bien reconnaissables de rouesde voitures. Sa joie ne connut plus de bornes.

C’étaient des hommes, sans nul doute,puisque entre tous les anormaux, seuls lesSauteurs utilisaient parfois des véhicules.

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Or, Boy savait que jamais les Sauteursn’avaient été capables de bâtir cette hauteville. Il partit au trot sur la route poudreuseen direction de la plus proche des maisons.

Il voyait maintenant des silhouettes quise mouvaient autour de la bâtisse. Trois entout, deux grandes et minces, la troisièmepetite et potelée.

À l’instant même où il apercevait ces per-sonnes, elles disparurent dans la maison.

Boy lança des appels et accéléra sacourse, soulevant la poussière sous ses piedsrapides. « Ho ! là-bas, les amis ! lança-t-il.Ho ! les amis ! Je suis un homme, moiaussi ! »

***

Le chef des Pêcheurs jeta un coup d’œilau soleil qui se couchait et agita une longuemain aux doigts palmés, selon le signal

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convenu. Les capitaines de groupes ba-fouillèrent leurs ordres. Les Pêcheurs en-trèrent dans la rivière et commencèrent ànager. Les femelles, restées sur la rive, lessuivaient des yeux, faisant taire leurs petits ;elles observaient la rivière silencieuse et detemps à autre apercevaient une tête où s’ac-crochait un des derniers rayons de soleil,quand un nageur remontait en surface pourrespirer.

***

L’individu de haute taille poussa sa com-pagne et l’enfant dans la maison en voyantBoy accourir vers eux. Debout dans l’ombrede la porte, l’arbalète prête, il entendit lesappels et ferma à demi les yeux sous les ray-ons obliques du soleil. Il reconnut soudain lasilhouette qui courait, étouffa un cri et portason arme, chargée et bandée, à son épaule.

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Un claquement retentit ; Boy trébucha, roulasur le bord herbeux de la route, grondantd’étonnement, de peur, de douleur et derage, mordant et tiraillant la tige de métalqui dépassait, juste sous son bras. Il s’apaisapeu à peu et ses yeux jaunes flamboyantscommencèrent à se ternir.

Sa main lâcha le carreau d’arbalèteensanglanté.

***

La haute silhouette se dressait au-dessusde lui, elle le toucha du pied. Boy, mourant,ne voyait plus qu’à travers une brume, il re-marqua néanmoins la peau lisse et dépour-vue de poils, comme celle des Sauteurs, levisage plat et étroit, le petit nez… et uneseule paire d’yeux ! Des hommes, cescréatures ! Mais non, ce n’étaient pas deshommes !

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Le long visage de Boy se convulsa, dé-couvrant ses crocs jaunis en une amère etgrondante ironie, et Boy mourut en mêmetemps que son rêve insensé.

La haute silhouette le poussa de nouveaudu pied et s’adressa par-dessus son épaule àsa femme qui approchait avec prudence.« Un des Tueurs, dit-il. Ces êtres-loups descollines, avec leurs quatre yeux. Nous l’avonséchappé belle, ils comptent parmi les plus re-doutables des anormaux. Nous autres, leshommes, il va falloir que nous fassions bi-entôt quelque chose. Ces monstres s’en-hardissent un peu plus chaque jour. »

Sa femme pâlit en entendant le mot terri-fiant, mais elle acquiesça de la tête tandisque ses mains aux doigts courts grattaientdistraitement sa peau épaisse, couverted’écailles.

Elle avait une petite irritation à la nais-sance de la queue et cela la démangeait par-fois atrocement.

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Son compagnon lui dit : « Reste à la mais-on avec le petit. Il fera nuit dans un instant.Je vais me débarrasser de ça. » Il se servit desa queue comme point d’appui pour souleverle lourd corps de Boy ; puis il traversa lechemin et se dirigea vers un bouquetd’arbres. Par précaution, comme il com-mençait à faire sombre, il tenait dans saseconde paire de mains l’arbalète de nouveaubandée et armée.

***

Le chef des Pêcheurs estima qu’il faisaitassez nuit. Il esquissa de nouveau un geste etles nageurs virèrent pour prendre pied sur larive rocheuse, par essaims. D’abord en si-lence, ils se répandirent dans les rues de laville tranquille, sans se laisser voir, pour gag-ner leurs positions d’attaque.

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Le dernier signal fut donné, les capitainesbeuglèrent leur cri de guerre, et le carnagedébuta. Tous les Pêcheurs répétaient le cri deguerre et leurs vociférations dominaient lescris des mourants et ceux des victimes prisesau piège.

« Mort aux monstres ! tonnaient les Pêch-eurs. Le monde aux hommes ! Tuez les mon-stres ! Supprimez les anormaux ! C’est ànous, les hommes, que le mondeappartient ! »

Traduit par BRUNO MARTIN.

Who knows his brother ?

Tous droits réservés.© Librairie Générale Française, 1974, pour la

traduction.

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LE PROTÉGÉ DE RIYA –Algis Budrys

Toutes les muta-tions provoquéespar les déchets ra-dioactifs d’uneguerre nucléairene seraient pasnécessairementnégatives.Quelques-unespourraient doterd’étrangespouvoirs les

enfants des sur-vivants. C’est dumoins le pari in-certain queparaissent prêts àtenir quelquesauteurs. Maismême un enfantcapable de jongleravec l’espace et letemps peutrechercher lachaleur d’un seinmaternel.

Le grenier, avec ses sacs de blé entassés,était un B-72, une forteresse, la tanière d’unrenard – et bien d’autres choses encore,selon l’humeur de Phildee.

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Aujourd’hui, c’était une plate-forme dedépart.

Phildee se faufila hors du dortoir et tra-versa la cour en courant. Il remit en place lagrosse pièce de bois fermant la porte etmonta l’échelle menant au grenier, s’aidantdavantage de la force de ses jeunes bras quede ses jambes, qu’il devait lever démesuré-ment pour atteindre les échelons faits pourdes adultes.

Arrivé en haut, haletant, il regarda la fer-me, les barrières de bois clair, la grandeantenne tournant au sommet de la tourradar.

Tous les jours, ou presque, il passaitquelques moments accroupi derrière les sacsde blé ; se sentant grand, devenu adulte, iltirait froidement, en visant juste, sur lessoldats de l’UES qui chargeaient – deshommes épais, aux grosses lèvres ; ou alors,virant sur une aile, il fondait sur une es-cadrille de TT-34 dans le rugissement de ses

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réacteurs, les mettant en fuite comme des ca-nards effarouchés.

Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ilvoulait essayer autre chose.

Se dressant sur la pointe des pieds, ilchercha ; bientôt, il sentit la présence de l’es-prit de Miss Cowan, semblable, ou presque, àtous les autres – plat, dénué de structure.

Il soupira. Peut-être existait-il, quelquepart, quelqu’un de semblable à lui. Un mo-ment, la peur de la solitude l’envahit, puis lesentiment se dissipa. Après un dernier coupd’œil à la ferme, il s’éloigna de la porte, lais-sant son esprit glisser vers une autre façonde penser.

Son visage joufflu se plissa en une grim-ace tandis qu’il se concentrait pour visualiserla réalité. Ses traits se tendirent encore dav-antage lorsqu’il nia cette réalité, pas à pas,pour lui en substituer une autre.

F pour Phildee.

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H pour Hors.R pour Reimann.T pour Topologie.F pour la faim qui dévore le cœur.

Brusquement, le repli de Reimann devintune visualisation concrète. Et, clairementimprimé dans l’air, qui était à la fois autourde lui et pas autour de lui, qui existait etn’existait pas dans l’espace-temps, il vit lediagramme de fuite. Et il se laissa glisser.

***

Le printemps était arrivé dans le mondede Riya, le printemps et ses mille sons. Laneige des sommets fondait, coulant en d’in-nombrables ruisselets, qui formaient autantde petites cascades bondissant dans lesrivières. Et, sur les bords de ces dernières,

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l’herbe se réveillait. La campagne redevenaitverte.

Riya suivait le sentier montant vers lescollines, vivement consciente de sa honte. Àses pieds, la grande plaine verte étaitparsemée de points jumeaux : les couples dessiens. C’était le printemps, c’était la Saison.Et elle était seule.

Ce n’était pas par hasard qu’elle était surce sentier, en ce printemps. Les plainessituées de part et d’autre de la rivière auxeaux brunes étaient le territoire de sonpeuple. Pendant l’été, les couples par-couraient les herbages jusqu’à ce que lesmères fussent prêtes à mettre bas. Les taur-eaux devaient alors veiller au fourrage detoute la famille, jusqu’à ce que les veaux fus-sent en âge de gagner les pâturages d’hiver,plus au sud.

Au fil des années, leur nombre s’était ac-cru, et la pression de cette croissance sefaisait sentir lorsque les jeunes de l’année

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emplissaient les pâturages. Il était devenucoutumier, lorsqu’ils revenaient lentementvers le nord, à la fin de l’hiver, que quelquesadultes quittent le troupeau pour franchir lesmontagnes grises qui marquaient la limiteouest de leurs pâturages. Comme ces trans-fuges étaient généralement les plus obstinéset les plus intraitables d’entre eux, ils étaientplus ou moins considérés comme des pariaspar les habitants plus rangés des vieuxterritoires.

Mais – et Riya ressentit sa honte plusvivement que jamais – ils avaient parfoisleur utilité. Malgré elle, elle regarda vers laplaine, épiant si aucun des autres ne re-gardait avec dérision sa forme brune et veluemonter péniblement le sentier.

Elle n’était pas la première – mais celan’arrangeait rien. Les autres femelles quecette même force irrésistible avait pousséesvers les montagnes étaient laides ou vieilles,mais pour elle, cela signifiait simplement

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qu’elle était incapable d’accepter le verdictdes années qui avaient éclairci sa fourrure,terni l’éclat de ses yeux et brisé le douxrythme de sa marche.

En résumé, cela signifiait que Riya, déjàplusieurs fois grand-mère, dédaignée partous les mâles du vieux territoire, avait dé-cidé de traverser les montagnes grises et decourir le risque d’être tuée par les mèresaigries de la tribu sauvage, dans le faible es-poir qu’un mâle lui donnerait un petit.

Elle se remit en marche, se reprochant in-térieurement sa hâte.

Son âge mis à part, Riya représentait lamoyenne idéale de son espèce. Haute dedeux mètres, elle était large de deux mètresaussi aux épaules, d’un mètre aux hanches,et mesurait trois mètres et demi du museau àla courte queue. Ses pattes courtes etépaisses se terminaient par des sabotsfourchus. Sa tête massive pendait un peuplus bas que les épaules, et elle pouvait

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l’abaisser jusqu’à quelques centimètres dusol. Elle était mammifère, herbivore et ru-minante. De plus, elle était douée d’intelli-gence – d’un niveau pas très élevé, sansdoute, mais qui correspondait parfaitement àses besoins.

D’un point de vue terrestre, tout cecin’était pas particulièrement remarquable.Néanmoins, pour parvenir à son espèce, ilavait fallu d’innombrables années d’évolu-tion, bien davantage que pour toutes les var-iétés d’homo sapiens qui avaient jamais ex-isté. Elle possédait d’ailleurs quelques fac-ultés assez remarquables.

Et l’une de ces facultés lui permit main-tenant de sentir ce qui se passait sur le senti-er, devant elle. Elle s’immobilisa brusque-ment ; seule sa longue fourrure était agitéepar le vent.

***

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Phildee – cinq ans, aux cheveux blondfilasse encadrant un visage rond et joufflu,vêtu d’un costume de gros velours plus trèspropre… et fort précoce – avait lui aussi desfacultés sortant de l’ordinaire. Il était sale etébouriffé, une traînée de réglisse sillonnaitson menton, et il venait de perdre sapremière dent de lait ; avec tout cela, il étaitnéanmoins parvenu à gagner ce sentier, dansle monde de Riya, produit le plus perfection-né de l’évolution terrestre. Alice avait suiviun lapin blanc dans un terrier. Phildee avaitsuivi Reimann dans un trou qui, simultané-ment, le suivit, et ce trou menait… où ?

Phildee ne le savait pas. Il aurait pu effec-tuer les calculs nécessaires presque instant-anément. Mais il n’avait que cinq ans : c’étaittrop fatigant. Il leva la tête, et vit une penterocheuse grise s’élever au-dessus de lui. Il re-garda vers le bas, et la vit, descendre versune plaine où des animaux paissaient parcouples. Il sentit une brise chaude et

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odorante monter vers lui, en soulevant de lapoussière sur le sentier, et vit Riya :

B pour grosse bête bruneG pour grosse, très grosse etS pour solitaireT ? B ? Taureau ? Non : bison.

Bison : bison, s. m. : buffle des plainesd’Am. du N.

Phildee secoua la tête avec dégoût. Non,ce n’était pas davantage un bison. Quoi, al-ors ? Il sonda.

Riya avança d’un pas. C’était la premièrefois qu’elle voyait un organisme vivantdifférent des siens. Pourtant, une chose aussipetite, et visiblement couverte, en grandepartie du moins, d’une sorte de fourrure, nepouvait, logiquement, être qu’une curieuseespèce de veau. Mais… elle s’arrêta, et leva latête… si c’était un veau, où était son cri ?

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Négligeant l’esprit calculateur, Phildeesonda directement les centres instinctifs ettélépathiques.

Dépourvues de langage articulé, vivantdans un environnement si favorable que lanécessité de membres préhensiles ne s’étaitjamais fait sentir, les femelles du Peuple n’enavaient pas moins élaboré une méthoded’éducation compatible avec leur intelligencerelativement supérieure.

Tendre comme des doigts caressants,douce comme la main de l’homme sur lefront d’un enfant, la caresse mentale de Riyaenveloppa Phildee.

Il eut un mouvement de recul. La sensa-tion était :

ChaudeDouceSucréePAS un bonbon dans la bouche

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Bonbon dans la bouche :FamilierDélicieuxBon

Le sentiment était :Pas familierPas bonPas délicieux

POURQUOI ?M pour nombreux mois immobilesT pour tempérament tendu, instableR pour roulement féroce… non, furieux,agitéMR… MÈRE

La mère de Phildee désirait le père dePhildee. La mère de Phildee désirait del’herbe verte et des pommiers, des jupesétroites et des vestes de fourrure sur la Cin-quième Avenue, des hommes se retournant

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sur son passage pour l’admirer, et aussi unepetite chambre où personne ne pourrait lavoir. La mère de Phildee avait été brûlée parles radiations. La mère de Phildee étaitmorte.

Il chancela. Physiquement. Une partie deson esprit devait, faire un effort constantpour maintenir sa position dans ce monde.Un instant, le petit groupe de cellules chargéde cette tâche fut entraîné dans sa réaction.

Il se reprit instantanément et redevintcapable de poursuivre le processus logique.MR était Mère. Mère était :

GrandeMinceBlancheBipèdePour l’amour du ciel, docteur, quand cela

va-t-il cesser ?

GB était Riya. Riya était :

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Grosse bête brune, très grosse etsolitaire.

GB = MR.Équation fausse, dénuée de signification.

Presque résolue ; il ne restait quequelques traces du conflit initial. Phildeesuça pensivement le bout des doigts de samain droite. De son gros orteil, il décrivit undemi-cercle dans la poussière, puis le lissa dela plante du pied pour le faire disparaître.

Riya, qui s’était arrêtée à un mètre de lui,continua de le regarder. Lentement, elleavança à nouveau son esprit, hésitant, nonpar peur d’une autre réaction similaire de lapart de Phildee, réaction qu’elle n’était abso-lument pas équipée pour comprendre, maisparce que le refus, de la part d’un petit, d’ungeste aussi instinctif que la caresse d’unemère, était une chose inconcevable, qui nes’était jamais produite dans l’histoire de sonpeuple.

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Tandis que son intellect peu développés’efforçait toujours de réconcilier la notiond’enfant avec une image visuelle totalementétrangère, elle reprit sa douce caressementale.

Phildee prit sa décision. Généralement, ilignorait les petits problèmes émotionnels quiattristent les esprits moins rationnels. Ilavait l’habitude d’un univers où tout était re-lations de cause à effet. En principe – maispas toujours – les mères étaient des mat-rones qui passaient une vingtaine d’années,ou presque, à se préoccuper consciemmentdu bien-être de leur rejeton, ou, au choix, à lerejeter inconsciemment.

Dans ce cas particulier, Mère était un lieuchaud et réconfortant, une voix frénétique,hystérique ; la pression de sa musculature secontractant spasmodiquement était reliée àun métabolisme hyperthyroïdien. Mère étaitun lieu d’avant la naissance.

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Riya… Riya ressemblait fortement à unevache intelligente. Physiologiquement par-lant, il était impossible qu’elle pût être samère, aussi impossible que…

La seconde caresse le surprit déjà moins.Elle enveloppa sa conscience tendrement,passionnément, cherchant à le protéger.

Phildee s’abandonna à son instinct.

***

De doux souvenirs s’éveillèrent en Riya,la chatouillant agréablement le long de lacolonne vertébrale. Lorsqu’elle sentit la ré-ponse encore hésitante de Phildee, elle luicaressa le visage de son museau. Phildeesourit, et passa ses doigts dans l’épaissefourrure, à la base du cou.

Grand chaud mur de fourrure brune.Nez froid, heureux.

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Yeux heureux, heureux.

Une grande joie envahit Riya. Plus defuite en avant honteuse vers les montagnes.Plus d’approche hésitante vers les sauvagesméfiants et ombrageux. Plus d’attente ango-issée, sur les bords du troupeau, à éviter lescoups de sabots des femelles hargneuses,dans l’espoir d’attirer un mâle empli dedésir.

De la tête, elle poussa doucement Phildeesur le sentier puis, avant de redescendre, re-garda longuement la plaine herbeuse. Ilsétaient toujours par couples – aucunefemelle n’avait encore été exaucée, ce quiajouta encore à sa joie.

Tant de choses étaient incompréhensiblesdans son veau : les projections symboliquessi faibles, si hésitantes, qui accompagnaientses réactions émotionnelles, son étrangestructure… tant et tant de choses. Son esprits’enlisait dans ces complexes données.

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Mais tout cela n’était rien, n’importaitpas. La Saison était venue et, une nouvellefois, elle était mère.

Phildee descendit le sentier à son côté,s’agrippant d’une main à la fourrure de sonflanc, battant l’air de ses courtes jambes.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la plaine,Riya se dirigea tout droit, la tête fièrementlevée, vers l’endroit où les siens étaient lesplus nombreux. Elle s’arrêta un instant pourbrouter, avec une indifférence étudiée, unetouffe d’herbe bien juteuse, puis se remit enmarche.

Feignant toujours l’indifférence, ellepoussa Phildee vers le milieu du groupe et,sans prêter garde aux autres, commença àapprendre à son veau à se nourrir.

Mange. (Image de Phildee/veau à quatrepattes, broutant l’herbe des plaines.)

Phildee la regarda avec stupéfaction.L’herbe, ça ne se mange pas ! Il lui transmitcette information avec emphase.

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Riya sentit son insatisfaction. Elle ré-pondit avec une tendre compréhension. Il ar-rivait, parfois, que le veau fût hésitant.

Mange. (Avec douceur mais fermeté.[Répétition de l’image.]) Baissant la tête, ellele força à se mettre à quatre pattes, puismaintint doucement sa tête en contact avecl’herbe. Mange !

Phildee réussit à se dégager du museauqui le maintenait contre terre et se redressa.Il regarda les autres quadrupèdes, qui lesfixaient avec ébahissement.

Il se sentit de nouveau poussé vers le sol.Mange.

Soudain, il comprit la situation. Dans unecivilisation d’herbivores, qu’y aurait-ild’autre à manger que de l’herbe ? Il y auraitdu lait, sans doute, mais pas avant… ilsonda… pas avant plusieurs mois.

En sondant, il comprit aussi quelle seraitsa vie, telle que la visualisait Riya à la surfacede son esprit.

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Il n’y avait aucun abri dans les plaines. Lafourrure constituait un abri amplementsuffisant.

Mais je n’ai pas de fourrure !Et, l’automne venu, ils iraient tous

jusqu’aux pâturages du sud.À pied ? Mille ou deux mille kilomètres ?Très rapidement, il allait devenir grand et

fort. Dans un an, il serait déjà capable deprocréer…

***

Sa réaction fut simple et immédiate. Ilajusta son concept de la réalité à la topologie.Reimanienne. Pas en réalité, mais subject-ivement, il se sentit lentement glisser vers laTerre.

Riya se raidit en sentant le signald’alarme. Le veau s’égarait. Du centre

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instinctuel maternel, le message fut relayéaux centres télépathiques.

Arrête ! Tu ne peux pas aller par là. Tudois rester avec ta mère. Tu n’es pas unadulte. Arrête ! Reste avec moi ! Je teprotégerai. Je t’aime.

***

L’univers s’ébranla. Pris de panique,Phildee s’ajusta frénétiquement. Unefréquence de pensée parasite, destructrice,était venue traverser le délicat équilibre deson concept de réalité. Dans sa terreur, il serejeta dans le monde de Riya et, se mainten-ant dans une immobilité absolue, il la sondaprofondément.

L’esprit de Riya, il s’en rendit compte,commençait tout juste, maladroitement, àdonner une formulation intellectuelle primit-ive à ce que ses centres instinctifs avaient

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saisi depuis longtemps, alors que son espritconscient ne s’était même pas rendu compteque quelque chose clochait.

L’esprit de Phildee accepta ces données,fit ses calculs et en tira les conclusions quis’imposaient.

Sans mains et sans langage, plus lents,dans leur lourdeur, qu’un veau d’un mois,ces êtres avaient depuis longtemps surmontéces obstacles, et découvert des solutions derechange pour éduquer leurs petits.

Si, par jeu, le veau s’enfuyait, la mèrecourait à son côté, et l’empêchait de courirplus vite qu’elle. Si le veau s’éloignaitpendant que sa mère dormait, sa mères’éveillait dès qu’il était parvenu à une cer-taine distance – mais, bien avant cela, un li-en inconscient l’empêchait d’aller trop loin.

Ces données et leurs implications furentalors transmises aux centres rationnels del’esprit de Phildee. L’Univers – et la Terre –

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lui étaient fermés. Il était condamné à resterici.

Mais un enfant humain ne pouvait passurvivre dans cet environnement.

Il fallait trouver une solution – tout desuite.

Il serra les poings jusqu’à faire tremblerles muscles de ses bras, et se mordit la lèvreinférieure, très fort.

Le diagramme… le modèle… plus grand…plus fort… essaie… essaie encore… non, cen’est pas cela… là, là, voilà la réalité : terrebrune, nuages blancs, ciel bleu… essaie…bouche pleine de sel chaud…

F pour Phildee !H pour Hors !R pour Riya !T pour Topologie !F pour la Ferme retrouvée et le Bonheur !

*

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**

Riya s’ébroua. Elle se trouvait dans les sil-lons d’un champ fraîchement labouré. Uneindicible stupeur l’envahit ; elle regarda sanscomprendre les murs, la tour radar, les abrisde béton… Elle vit les canons des armes anti-aériennes se pointer vers elle, entendit le cride Phildee qui lui sauva la vie, et ne compritrien à tout cela.

Mais rien de tout cela n’importait. Sonétrange veau était là, à côté d’elle, les doigtsagrippés à sa fourrure, et elle le sentit répon-dre tendrement à sa caresse mentalerenouvelée.

Lorsqu’elle vit toute une bande de petitsveaux surgir des bâtiments bas du dortoir,quelque chose en elle fredonna de joie.

Du museau, Riya caressa son enfanttrouvé, puis leva la tête et regarda de nou-veau, longuement, la Ferme d’Accueil pour

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les Orphelins de Guerre, et ses yeux rayon-naient de bonheur…

Traduit par FRANK STRASCHITZ.

Riya’s foundling.

Algis Budrys : LE PROTÉGÉ DE RYA (Rya’sfoundling)

© 1955. Publié avec l’autorisation de SCOTTMEREDITH LITERARY AGENCY.

© Librairie Générale Française, 1974, pour latraduction.

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TRANCHE DE NUIT – PoulAnderson

Peut-être lesurhomme, outout autre êtresupérieur àl’homme est-il im-possible à conce-voir. Un singe, unrat de laboratoire,un chat nepeuvent se fairede l’homme uneidée complète et

cohérente. Sesactivités leurrestent incom-préhensibles,l’univers de sespensées, de sesrêves, de ses con-structions ab-straites leur est àjamais fermé. Aumieux ils per-çoivent un hommecomme un deleurs semblablesmagnifié, étrange.

Peut-être en va-t-il de même pourl’homme ? Peut-être partage-t-il

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son univers avecdes êtres qu’il nepeut même pasdiscerner parceque sa pensée nepeut pas lessaisir ?

Sauf accident.

Il n’était pas encore très éloigné du labor-atoire lorsqu’il entendit le bruit des pas. Bienque sachant qu’ils n’étaient pas humains, ils’arrêta puis se retourna – avec l’espoir futilequ’ils l’étaient.

C’était un mercredi, tard dans la soirée.Ses assistants étaient partis à cinq heures ;resté seul, il avait téléphoné à sa femme pourlui dire de ne pas l’attendre puis, après avoirfait chauffer une gamelle sur un réchaud, ilétait retourné à l’instrument, lequel

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commençait à fonctionner. Très souvent, iltravaillait ainsi et, ensuite, gagnait à pied lastation, distante de quinze cents mètres, où iltrouverait un autobus direct pour rentrerchez lui. Son épouse se faisait du souci, maisil ne cessait de lui répéter que dans ce pais-ible quartier industriel, il était pratiquementle seul homme à se déplacer le soir, et qu’ilne risquait pas d’être volé ou assassiné. Lamarche le détendait, emplissait ses poumonsd’air frais, et libérait son cerveau de ses rêvesen puissance.

Ce soir-là, lorsque les symptômes avaientcommencé, il avait par pure habitude ver-rouillé la porte et pris la route. Les pas qui lesuivaient l’obligèrent à se demander s’iln’aurait pas mieux fait d’appeler un taxi partéléphone. Non que des roues pussent dis-tancer la chose, mais il aurait trouvé un ré-confort dans la présence impavide du chauf-feur. À coup sûr, songea-t-il, si c’est unbandit…

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Son espoir mourut quand il regarda der-rière lui. Grisâtre, dur et sans vie, le trottoirs’étirait sous les lampadaires très espacés :d’abord un poteau décharné surmonté d’unglobe éblouissant, au-dessus d’une flaque delumière jaune sale ; ensuite l’obscurité quis’épaississait – jusqu’au globe suivant quidiffusait sa coloration maladive dans lenéant. La chaussée noirâtre évoquait unerivière qui courait de secrète façon. Del’autre côté du trottoir s’élevaient des mursde brique, dans lesquels une porte ou unefenêtre occasionnelles faisaient une cavitéobturée. Tous ces éléments suivaient deslignes droites qui convergeaient vers un in-fini perdu dans l’obscurité.

Le sol était complètement dénudé. Unemince brise fit voleter un morceau de papierprès de ses pieds. À part cela il n’entendaitrien – pas même son poursuivant.

Il tenta de comprimer les battements deson cœur. Cela ne peut pas me nuire, se dit-

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il, tout en sachant qu’il se mentait. Pendantun instant il resta immobile, non parce qu’ilcraignait de tourner le dos aux pas (car ilspouvaient se trouver n’importe où, plus pré-cisément, ils n’étaient nulle part), mais parcequ’il craignait de les entendre encore.

« Pourtant je ne peux pas rester ici toutela nuit », prononça-t-il. Ce murmure fit à sonpouls un contrepoint réconfortant. Il sentit lasueur dégouliner sous ses aisselles et le longde ses côtes. « Cela se contenterait de pren-dre, une forme différente. Il vaut mieux queje rentre chez moi, en tout cas. »

Il avait ignoré qu’il possédait le couragesuffisant pour continuer sa marche.

Les pas reprirent. Ils n’étaient guèrebruyants, ce qui était préférable car ilssemblaient de moins en moins humains. Ilsavaient une qualité reptilienne – comme lebruit d’une sécheresse écailleuse glissant surle béton sale. Il ne savait même pas combiende pieds marchaient. Plus de deux,

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certainement. Ou peut-être pas de pieds dutout, mais une seule masse souple. Et unetête se soulevant en courbes qui ondulaientet bruissaient – et devenaient moinssinueuses à mesure que le capuchon s’enflaitet que le chiffre huit latéral se faisait plus ap-parent ; une petite langue fine s’agitantfrénétiquement ; des yeux dépourvus de pau-pières, à l’expression d’immortelle patience…

« Évidemment, ceci est ridicule, se dit-il.Donner une forme imaginaire à ce qui est,par définition, sans forme… » Le bruisse-ment cessa. Pendant un moment il n’en-tendit que le claquement de ses semelles et lefrémissement du sang dans ses veines. Il seremit à espérer, stupidement, dans le remue-ménage de son cerveau.

Faust est mon nom, cher monsieur, pasFrankenstein, mais Faust dans le sens faus-tien si ça ne vous fait rien, ce qui signifie for-tuné en latin mais on est en droit de se de-mander si le latin n’a pas été créé avec un

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sens de l’ironie jusqu’à présent insoupçonné,bref ma femme m’attend, elle n’est peut-êtrepas encore au lit et le lampadaire doitéclairer ses cheveux, vraiment mes soulierssont trop étroits et trop bruyants.

Espérer que cela l’avait abandonné. Ouplutôt, corrigèrent les cellules scientifiquesde son cerveau, qu’il était sorti de l’état où ilavait conscience de ces choses. Car, songea-t-il, je nie que le rationnel soit mort dans lecosmos, et même que mes expériences avec

l’amplificateur de P.E.S.[2]

aient ouvert lesportes de l’enfer. Elles m’ont plutôt rendusensible à une catégorie de phénomènes in-soupçonnés, phénomènes auxquels l’évolu-tion humaine ne m’a pas préparé – parce quel’humanité ne les avait encore jamais rencon-trés. (Sauf, peut-être, par aperçus extrêm-ement brefs et accidentels, dans les révéla-tions, les cauchemars et la folie.) Je suis l’an-cien étudiant des rayons X, l’alchimiste quifaisait chauffer le mercure liquide, le demi-

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singe qui se brûlait au feu, la souris égaréesur un champ de bataille. Je serai détruit sije ne réussis pas à m’échapper, mais l’universvivra encore, elle et moi et eux et un certainsaule sur une colline, qui reçoit la lueur ducrépuscule chaque soir de l’été. Je prie pourque ceci devienne vrai.

À ce moment les écailles se déroulèrent etrecommencèrent à ramper dans sa direction,plus bruyamment, et il perçut une chaudeodeur de cèdre. Mais la brise nocturne étaitfraîche dans ses cheveux. Il cria – une seulefois – et se mit à courir.

Les lampadaires de la rue s’éloignaient delui, vers l’invisible infini, comme les étoilesdans l’espace. Non – plus isolément encore.Chaque lampe était un univers insulaire,évoluant à un million d’années de sa voisine.À coup sûr, dans toute cette obscurité, unhomme devait être à même de trouver unecachette ! Il n’était pas en bonne formephysique : bientôt il haleta, la bouche grande

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ouverte, complètement desséchée. Ses pou-mons étaient deux boules de feu, et ses yeuxcommençaient à saillir. Ses chaussures de-venaient si lourdes qu’il avait l’impression decourir avec deux planètes enchaînées à sespieds.

Au milieu du tonnerre et des éclatementsil entendait le crissement, encore plusproche, et le cliquètement de ses souliers surle sol nu, sous les lampadaires purulents.Devant lui, il y en avait deux, dont les globeslui semblaient côte à côte, et les ombres quiles entouraient formaient entre elles un puitssombre qui montait vers un infini d’où jail-lissait une terrible gerbe d’étoiles. Il n’avaitpas imaginé qu’il pût exister un spectacleaussi désespérant. Il n’avait plus de souffle,mais son cerveau se chargea de crier pourlui.

Quelque part, il devait y avoir de l’obscur-ité. Un tunnel pour se cacher, s’enfermerhermétiquement. Il devait y avoir de la

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chaleur, et le bruit des eaux. Et encore del’obscurité. S’il était pris, que du moins ce fûthors de toute lumière. Mais il pria pour quele tunnel le cache.

Le courant dans lequel il pataugeait étaitpuissant. Cela glissait lourdement et sen-suellement autour de lui, poussant sapoitrine et son ventre, ses reins et sescuisses. Il était totalement aveugle à présent,mais c’était un bienfait : il était loin desglobes qui vomissaient des mondes. Le bruitde l’eau, grave et assourdissant, résonnait enécho sous les parois du tunnel. De temps entemps, une vague se brisait contre ces parois,dans un violent bruit clair suivi d’une finedouche de gouttelettes, semblable à un rire.Ses pieds glissèrent, il agita désespérémentles bras, toucha la courbe chaude et odorantede la voûte, et reprit son équilibre. Il avaitl’impression de remonter une pente tout enbarbotant, et le courant devenait plus fort àchaque pas. Une hyperbole, songea-t-il dans

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son épuisement. Je n’en atteindrai jamaisl’extrémité. Elle se trouve à l’infini.

Après des siècles, il entendit les pompesqui refoulaient l’eau – des pompes aussigrosses que le monde, pulsant dans l’obscur-ité. Il s’arrêta, craignant d’être saisi par lesrotors, écrasé, puis expulsé d’un cylindre.Mais lorsque le nageur encapuchonné lefrappa, l’envoyant sous l’eau, il dut hurler.

Trop tard ! Les eaux le prirent, coupèrentsa voix, churent en cataracte dans sa gorge etbouillonnèrent dans son ventre. Une boufféemomentanée d’air eut un relent de cèdre. Lenageur inconnu serra les mâchoires. Il sentitsa peau se fendre sous les crocs, et les pois-ons se mirent à brûler l’écheveau de sesnerfs. La tête marquée d’un huit latéral lesecoua comme un chien secoue un rat. Néan-moins il planta fermement ses pieds sur lesol du tunnel, et empoigna le corps mon-strueux avec la dernière énergie. Ils va-cillèrent d’avant en arrière, le tunnel

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trembla, ils s’écrasèrent contre les parois.Les pompes commencèrent à avoir des ratés,les murs à craquer et à se dissoudre, les eauxà s’élancer à travers le monde. Mais il étaitencore maintenu.

Il secoua la main qui le tenait, appuya sonvisage sur la brique râpeuse, et essaya devomir. Mais rien ne se produisit. Le police-man le reprit par le bras, mais plusdoucement.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »À l’entrée de la ruelle, un lampadaire

donnait juste assez de lumière pour éclairerla grande forme bleue avec une étoile sur lapoitrine.

« Qu’y a-t-il, insista l’agent. Je croyaisque vous étiez ivre, mais vous ne sentez pasl’alcool. Malade ?

— Oui. » Il fit effort sur lui-même,réprima un dernier spasme, et tourna sonvisage vers le policeman. L’autre voix lui par-venait faiblement, avec un curieux

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gémissement, une montée et une retombée,comme les voix entendues lors d’une grandefièvre. « Fin du monde, vous savez.

— Hein ? »Un instant, il envisagea de demander

secours au policeman. Le gaillard paraissaittellement substantiel, tellement bleu. Sagrosse figure joviale n’était pas malveillante.Mais, bien sûr, le policier ne pouvait rien. Ilpeut m’accompagner chez moi, si je le de-mande. Ou me mettre en prison, si je meconduis assez bizarrement. Ou appeler unmédecin, si je tombe inanimé à ses pieds.Mais à quoi bon ? Il n’y a pas de remède lor-squ’on se trouve dans un océan.

Il jeta un coup d’œil à sa montre.Quelques minutes seulement avaient passédepuis qu’il avait quitté le laboratoire. À cemoment, il avait souhaité un compagnon ou,au moins, une figure humaine à regarder s’ilne pouvait l’emmener dans sa fuite. Àprésent son vœu était réalisé, et il n’y

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trouvait pas de réconfort. Le policier étaitaussi distant de lui que le lampadaire. Unepartie de lui-même pouvait parler au police-man, tout comme une autre partie pouvaitsuperviser la tâche du cœur, des poumons etdes glandes. Mais le moi essentiel avait quit-té ce monde. Le moi n’était même plus hu-main. Aucun homme ne pouvait l’aider à ret-rouver son chemin.

« Je vous demande pardon, dit-il. Je devi-ens stupide. » Ses facultés de raisonnementréagissaient très vite. « Je veux dire –pendant ces crises.

— Crises de quoi ?— De diabète. Les diabétiques ont des

périodes d’évanouissements, vous savez. Jene me suis pas évanoui cette fois-ci, maisj’étais dans le cirage. Ça va déjà mieux.

— Oh… » L’ignorance du policeman enmatière de médecine s’avéra aussi grandequ’il l’espérait. « Je vois. Je vous appelle untaxi ?

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— Non merci, monsieur l’agent. Pas né-cessaire. Je vais jusqu’à l’arrêt de l’autobus.Je vous assure, je me sens mieux.

— En ce cas, je vous accompagne », dit lepoliceman.

Ils marchèrent côte à côte, sans parler.Finalement ils arrivèrent dans une avenuequi possédait restaurants et théâtres, aussibien que des boutiques non éclairées. La lu-mière brillait, tremblait et clignotait enrouge, en jaune et en bleu de glace, des autospassaient rapidement, des hommes et un peumoins de femmes circulaient sur les trot-toirs. L’atmosphère était pleine de bruits,pieds, pneus, croyez qu’y pleuvra demain,marché conclu pour journal, m’sieur ? Uneenseigne au néon, en face de l’arrêt d’auto-bus, annonçait par intermittence : DernièreHeure Grill Bar.

« Nous y voici, dit le policeman. Vous êtessûr que tout ira bien ?

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— Tout à fait sûr. Merci, monsieurl’agent. » Pour contenter l’agent et le fairepartir, il s’assit sur le banc.

« Eh bien, bonne chance. » Le grandhomme en bleu s’éloigna et se perdit dans lafoule.

Une femme était assise à l’autre extrémitédu banc. Elle ressemblait un petit peu à sasœur, en plus âgé, plus fatigué. Il remarquaqu’elle jetait des coups d’œil dans sa direc-tion, et se demanda pourquoi. Probablementcurieuse de connaître la raison pour laquelleil s’était fait escorter, mais n’osant le de-mander, de crainte qu’il pense qu’elle es-sayait de le « lever ». Cela n’avait pas d’im-portance. N’importe comment, elle étaitvide. Ils l’étaient tous, lui compris. Ils étaientdes peaux infinitésimales d’espace déforméne contenant rien, pas même de l’espace. Leslumières étaient vides, et le bruit était vide.Seul l’océan était plénitude.

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Il se sentait en paix. Maintenant qu’iln’était plus poursuivi… d’ailleurs, pourquoil’eût-il été encore ? Tout était arrivé,jusqu’au bout. Et puis, après la rupture dutunnel, les eaux avaient tout recouvert. Elless’étendaient, vastes et grises, chaudes etcalmes, avec un léger goût de larmes. Dans legris verdâtre et translucide au milieu duquelil gisait, mollement balancé, il n’y avait nulleplace pour la poursuite.

Le temps s’écoulait dans l’océan, maisc’était une sorte de temps doux et lent.D’abord la lumière se renforçait, venant denulle part, finissant par révéler l’éternelcouvercle de nuages, qui était de nacrefroide. Parfois un stratus inférieur se form-ait, des nuées effilochées se déployaient dansle vent, se détachant contre les masses bleusombre qui s’élevaient au sommet. Maisquand cela se produisait, il pouvait s’enfon-cer sous la surface, où l’eau était perpétuelle-ment calme et verdâtre… Finalement la

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lumière disparaissait. Les nuits étaienttotalement noires. Il préférait cela, car alorsil pouvait s’étirer, et sentir les marées qui letraversaient. Une marée était plus qu’unmouvement de son corps ; c’était une secrèteet profonde excitation, chaque atome en luiétait touché par la force qui passait, et unfrisson à peine ressenti courait jusqu’au plusprofond de ses molécules. Le jour, il jouissaitaussi des marées, mais pas autant – car il yavait alors d’autres formes de vie autour delui. Il n’en avait que très vaguement con-science, mais elles le croisaient, parfois lefrôlant ou le considérant de leurs patientsyeux sans paupières.

« Pardon, monsieur, savez-vous si cetautobus passe dans la Septième Rue ? »

Il fut un peu surpris du sursaut de soncorps. Les filets de sueur glacée qui se mirentà couler sur lui n’avaient certainementaucune raison d’être.

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« Non », fit-il. Sa voix fut si rude que lafemme s’écarta encore. Il eut un nouveaufrisson sur sa peau douce. Il se tordit, tentantde s’échapper ; des plaques osseuses luipoussèrent sur le corps, pour qu’ils le lais-sent en paix.

« Non, dit-il, je ne crois pas qu’il y passe.Moi, je descends avant – je n’ai jamais voy-agé jusqu’à la Septième Rue – je n’en suisdonc pas certain. Mais je ne crois pas. »

Son esprit logique devint furieux contrelui-même, pour avoir parlé si niaisement.

« Oh ! dit-elle. Merci. »Il dit :« Vous pouvez demander au machiniste.— Oui, je pense, dit-elle. Merci bien.— À votre service. »Visiblement, elle souhaitait interrompre

cette conversation ridicule, et ne voyait guèrecomment faire. Pour sa part, il ne pouvait ensupporter plus. Les bruits et les peauxétaient vides, sans aucun doute, mais ils ne

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cessaient de le heurter. Il se leva d’un bondet traversa la rue. Les yeux de la femme lesuivirent. Il ne l’avait pas vu tressaillir.

Le Grill Bar Dernière Heure était faible-ment éclairé. Un couple était assis dans unestalle près d’un mur ; un homme à l’air dé-couragé s’appuyait au bar, de l’autre, côté ;un juke box émettait une lueur de braise,mais ne tournait heureusement pas. Le bar-man était un personnage maigre, avec lessempiternelles chemise blanche et cravatenoire. Il lavait des verres et dit, sansenthousiasme :

« On ferme bientôt, m’sieur.— Ça ne fait rien. Un scotch et soda. »

Parler lui était automatique, comme respirer.Quand il eut le verre, se retira dans une stallevacante. Il se renversa contre le dossier enplastique décoloré, posa le verre devant lui etcontempla les cubes de glace. Il n’avait pasenvie de boire.

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Qui voudrait boire dans l’océan ? se dit-ilavec une pointe d’humour. Mais il n’avaitguère envie de plaisanter – il voulait lesmarées, le plancton dans sa bouche, le goûtchaud et salé, le beau bruit des orages fouet-tant la surface tandis qu’il reposait dans leconfort des algues. Elles, elles étaientfraîches et soyeuses, caressantes. Il trans-forma les incommodes plaques osseuses quile protégeaient des autres, en écailles quiétaient moins résistantes mais le rendirentalerte, glissant et flexible au milieu deslongues algues serpentines. Il put dès lors seglisser dans leurs grottes les plus secrètes,fouiller de son museau le fond vaseux et re-garder sans curiosité, de ses yeux démunisde paupières, les fossiles qu’il découvrait.

« Examinons la thèse du surhomme, dit-ilà son épouse. Je ne parle pas de l’Über-mensch nietzschéen. Mais de l’ÊtreSupérieur, l’animal non-humain, auxpouvoirs non-humains qui le rendent aussi

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supérieur à nous, que nous sommessupérieurs aux singes. Par tradition, onprésume qu’il est né de l’homme et de lafemme. D’un point de vue purement biolo-gique, nous savons que cela n’est pas pos-sible. Même si l’altération simultanée de mil-lions de gènes pouvait avoir lieu, l’embryonqui en résulterait serait tellement étrangerpar le type sanguin, le système digestif, lesprotéines mêmes, qu’à peine créé il seraitdétruit par l’utérus outragé.

— Peut-être, en un million d’années,l’homme pourrait-il devenir un surhomme,répondit-elle.

— Peut-être, dit-il d’un air sceptique.Cependant permets-moi d’en douter. Lesgrands singes, même les chimpanzés, sontpeu susceptibles de se transformer enhommes. Leur branche s’est séparée de notrecommun ancêtre depuis trop longtemps ; ilsont suivi trop longtemps la voie qui leur estpropre. De même, les hommes peuvent

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améliorer leur raisonnement, leur facultéd’imagination (ce que nous aimons appelerleur intelligence) – toutes les cara-ctéristiques de leur espèce – ils peuvent lesaméliorer pendant un mégasiècle de lenteévolution. Mais ils seront encore deshommes, n’est-ce pas ? D’un modèle plus ré-cent, mais toujours des hommes.

« Alors que l’Être véritablementSupérieur… » Il éleva son verre de vin sous lalampe. « Méditons à haute voix. Tout comptefait, qu’est-ce que la supériorité, d’un pointde vue biologique ? N’est-ce pas une capacité– un mode de comportement, dirai-je – quipermet à l’espèce de s’adapter à son milieuavec le maximum d’efficacité ?

« Bon. Cherchons donc les modes decomportement existants. Le plus simple,pratiqué par les organismes monocellulaireset par de plus complexes, comme letournesol, est le tropisme : simple réponsechimique à une série constante de

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stimulations. Plus compliquées et plus ad-aptables sont les séries de réflexes. C’est lemonde caractéristique des insectes. Là, ontrouve de véritables instincts : des processusde comportement héréditaires, mais général-isés, flexibles et modifiables. Enfin, chez lesmammifères les plus élevés, on trouve uncertain degré d’intelligence consciente.L’homme, bien sûr, en a fait sa force par-ticulière. Il a aussi une certaine dose d’in-stinct, quelques réflexes, et peut-êtrequelques tropismes. C’est sa capacité de rais-onner, cependant, qui l’a mené au point où ilen est sur cette planète.

« Pour nous surpasser, le Supérieur doit-il être plus humain que l’humanité ? Nedevrait-il pas, plutôt, avoir seulement unminimum de capacité de raisonner selon nosstandards, de très faibles instincts, peu deréflexes, et aucun tropisme ? Mais sa spéci-ficité, son mode caractéristique, seraitquelque chose que nous ne pouvons

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imaginer. Nous en possédons peut-être unepointe, comme les singes et les chiens ontune pointe de faculté de raisonnement lo-gique. Mais nous ne pouvons pas plus ima-giner son complet développement, qu’un chi-en pourrait suivre les équations d’Einstein.

— Quelle pourrait être cette capacité ? »demanda sa femme.

Il haussa les épaules.« Qui sait ? Vraisemblablement dans le

domaine de la P.E.S… Voilà que je me laisseentraîner par mon dada favori. (Pourtant,bon sang, je commence à obtenir des ré-sultats publiables !) Quoi qu’il en soit, c’estune chose bien plus puissante que la logiqueou l’imagination. Et il est aussi futile, pournous, de spéculer là-dessus, que pour le chi-en de s’interroger sur Einstein.

— Crois-tu vraiment qu’il y ait de telssuper-êtres ? »

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Elle en était arrivée à s’attendre à n’im-porte quelle hypothèse de la part de sonmari.

« Oh ! non, dit-il en riant. Je joue seule-ment avec des idées. Comme ton chat avecune pelote. Mais en supposant que leSupérieur existe réellement… hmm.

Les souris savent-elles que l’homme ex-iste ? Tout ce que sait une souris, c’est que lemonde contient certaines bonnes chosescomme les maisons et le fromage, demauvaises choses comme les intempéries etles pièges, sans aucun ordre constant auquelpourraient s’adapter ses instincts. Elle voitles hommes, c’est certain, mais commentsaurait-elle qu’ils appartiennent à un ordrede vie différent, lequel serait responsable detoute la bizarrerie de ce monde ! Pareille-ment, nous coexistons peut-être avec l’ÊtreSupérieur depuis un million d’années, sansle savoir. Ce que nous pouvons détecter delui pourrait être un élément de notre univers

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connu, comme le champ magnétique de laTerre ; ou un élément inexpliqué comme leslumières occasionnelles dans le ciel ; ou bien,il est peut-être totalement impossible àdétecter. Ses activités ne traverseraient ja-mais les nôtres, sauf de temps à autre parpur accident – et alors on enregistre un nou-veau « miracle » auquel la science ne trouvejamais d’explication. »

Elle sourit, heureuse du plaisir de sonmari.

« D’où viennent ces êtres ? D’une autreplanète ?

— J’en doute. Ils ont probablementévolué ici en même temps que nous. Toutesvies, sur terre, sont de lignées également an-ciennes. Je n’ai aucune idée de ce qu’a puêtre l’ancêtre commun de l’homme et del’Être Supérieur. Peut-être aussi récent qu’undemi-singe du Pliocène, peut-être aussi an-cien qu’un amphibie du Carbonifère. Nous

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avons pris une voie, ils en ont pris une autre,et jamais elles ne se rencontreront.

— Je l’espère. Nous n’aurions pas plus dechances que des souris, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Mais nous ferions cer-tainement mieux de cultiver notre proprejardin. »

Ce qu’il n’avait pas fait, pourtant. Il nesavait pas trop comment il était tombé sur leplan d’existence de l’Être Supérieur : ouplutôt, comment son esprit ou sa P.E.S. rudi-mentaire ou ce que vous voudrez s’était mis àréagir au mode de comportement de cetterace. Il savait seulement, avec la certitudeabsolue que donne l’expérimentation immé-diate, que cela s’était produit.

Son esprit logique, non encore affecté,cherchait de façon distraite et rêveuse un élé-ment rationnel. L’amplificateur seul pouvaitdifficilement être tenu pour responsable.Mais peut-être le souvenir de sa fablespéculative avait-il fourni le stimulant

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nécessaire ? Si c’était le cas, son sort était al-ors un accident improbable. D’autres pour-raient continuer à étudier les phénomènes deP.E.S. tant qu’ils voudraient, apprendrebeaucoup, utiliser leurs découvertes en toutesécurité, sans jamais se douter qu’à unniveau plus élevé de ces phénomènes, leSupérieur réalisait d’immenses projets…

Lui, cependant, était plongé dans unocéan gris sur un monde gris. Il acceptait derester ainsi. Jamais il n’avait imaginé unetelle paix, pas plus que ces vagues ou cesalgues caressantes ; et quant aux éclairs or-ageux, il pouvait se cacher quand ils ful-guraient. Il descendait alors, dans un puitsde silence vert dont le toit vibrait sous lesflèches lumineuses ; plus bas l’éclairage seréduisait à un simple point au-dessus de lui(si cela signifiait quelque chose, dans ce lieuoù il n’y avait ni poids, ni pesanteur, ni force,ni courant, ni poursuite) et ensuite

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l’obscurité l’enveloppait. Sur le fond, il faisaittoujours nuit.

Dans la vase, qui était fraîche bien quel’eau restât chaude, il drapait la chère ob-scurité autour de lui comme une secondepeau ; fermant les paupières qui avaientpoussé pour le protéger de la lumière, ilpouvait goûter le sel et sentir les marées tra-versant ses molécules. Très haut, roulaientles nuages, le tonnerre grondait d’un horizonà l’autre, le ciel n’était qu’un embrasementde grands éclairs ; le vent sifflait, écrêtant lesvagues qui écumaient, grognaient et faisaientfrémir la charpente du monde. Même dansles grandes profondeurs…

Quelle tempête ce devait être ! La frayeurle saisit. Il ne voulait pas se souvenir deséclairs, qui zébraient le ciel de toute leur lon-gueur et sifflaient comme des reptiles enfuite. Il s’enfonça dans la vase, toucha enfinla couche de roc et… et… et la sentittrembler.

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La tempête elle-même ne pouvait êtreaussi horrible que la vibration de ce tremble-ment de terre. Il gémit muettement et sesauva vers le haut. Les autres grouillaient au-tour de lui, chassés de leurs grottes par lecataclysme grandissant. Des mâchoiresclaquaient, des yeux sans paupières brillaientcomme des lampadaires jumelés. Certainsavaient été mis en pièces ; il perçut dansl’eau le goût du sang.

Un nouveau fracas, puis un autre le tra-versèrent, aussi profondément que l’avaientfait les marées, mais en le blessant. Il crevala surface. La pluie, les embruns lecinglèrent. Ballotté sur le dos ridé d’unevague, il regarda directement la foudre. Letonnerre emplit son crâne.

Un bruit plus profond y répondit. Au loindans la mer déchaînée, il vit la montagnesurgir de l’eau. Elle montait, noire eténorme ; l’eau cascadait sur ses flancs, le feuet le soufre bouillonnaient dans sa gorge. Les

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chocs succédaient aux chocs, le secouant çàet là. Il sentit – plutôt qu’il ne vit – le fondentier de la mer se soulever.

Il se débattit dans l’écume et se mit à fuir,cherchant les profondeurs, cherchant un en-droit d’où il ne verrait pas la montagne. Lesommet avait déjà traversé les nuages. Dansce ciel blessé, les étoiles brillaientsingulièrement.

Il se dit qu’il devait être capable de selibérer, de parvenir en quelque lieu à l’abrides explosions. L’océan n’était sûrement pastotalement convulsé. Mais un pic basaltiquele heurta par-dessous. L’eau s’échappa de sesouïes ; il fut étourdi et malade. Porté à l’airlibre, il sentit les délicates membranes desouïes se ratatiner, et aspira une bouffée quilui brûla la gorge et les poumons jusqu’à ladernière cellule. Le récif noir continua de sesoulever, et ferait bientôt partie de lamontagne. Il fit un dernier effort, au prix deses dernières forces : il glissa du roc,

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retomba à la mer. Mais une vague le happaentre ses dents blanches et le secoua.

Il repoussa la main qui était sur sonépaule.

« Ça va, ça va, ça va, marmonna-t-il.Laissez-moi.

— On ferme, je vous l’avais dit, fit le bar-man. Vous êtes sourd, ou quoi ? Il faut que jeferme.

— Laissez-moi. »Il se couvrit les oreilles pour ne plus en-

tendre le fracas.« M’obligez pas à appeler un flic. Rentrez

chez vous, m’sieur. Vous avez besoin de vousreposer. »

Le barman était maigre mais expert. Ilappliqua ses mains aux endroits sensibles,mit son client sur pied, et lui fit franchir leseuil.

« Rentrez chez vous, maintenant. Bonnenuit. Je dois fermer, vous savez. »

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La porte se referma, comme pour nierl’existence du barman. D’autres personnagesvides déambulaient dans la rue, les uns cher-chant un café, les autres montant dansl’autobus qui attendait le long du trottoiropposé.

Mon bus, pensa-t-il. Celui qui va – ou neva pas – jusqu’à la Septième Rue. Cettepensée était irréelle. Toute pensée l’était. Laréalité, c’était une montagne noire qui s’él-evait et descendait, c’était lui-même pris aupiège dans une flaque où la vague l’avait re-jeté, aspirant l’air râpeux, battu par la pluie,assourdi par le vent et le tonnerre, et soulevéen direction des terribles étoiles.

Transi dans sa misère, il suppliait l’océande revenir, mais en même temps il crachait àl’adresse du feu, du vent, et de l’écueil sul-fureux ; « si vous ne me lâchez pas, je vousdétruirai. Vous verrez ! »

Mû par la force de l’habitude, il avait tra-versé la rue jusqu’à l’autobus. Il s’arrêta

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devant les portes de la voiture. Que faisait-ilici ? Cette chose était une caisse enfer. Non,il ne devait pas entrer dans la caisse. Lesgens vides y étaient assis en rangs, et l’at-tendaient. Mais au lieu de cela, il fallait qu’ildétruise la montagne.

Quelle montagne ?Dans le secteur pensant de lui-même, il

savait que, quelque part dans l’espace etdans le temps, il y avait une existence quin’était pas toute de mal et de haine. La nuitétait trop bruyante à présent, sous les étoilesd’hiver, pour qu’il y revînt. Il devait abattrecette montagne pour pouvoir regagnerl’océan… Mais ses facultés de logique fonc-tionnaient librement, suivant un tracé hyper-bolique décroissant. Elles considéraient l’hy-pothèse abstraite et irréelle selon laquelle ilne serait pas vide s’il pouvait redevenir hu-main. Et ensuite il serait heureux, bien qu’àprésent il ne souhaitât pas être humain : ilvoulait détruire la montagne et retourner

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dans la mer. Mais à titre d’exercice de lo-gique pour la portion inutilisée de soncerveau : pourquoi avait-il souffert, lutté, étépourchassé, depuis l’instant où il avait étésensibilisé au… au mode de comportementde l’Être Supérieur ?

Il ne pouvait pas plus comprendre raison-nablement la situation, qu’un chien pouvaitse servir de son instinct pour comprendre lamécanique de cet autobus ou le pourquoi deson existence. (Non, il n’entrerait pas danscette caisse. Il ne savait pas pourquoi, saufque la caisse était vide, et qu’elle l’attendait.Mais il était certain qu’elle se rendait à laSeptième Rue.) Malgré tout, la raison n’étaitpas absolument inutile. Les activités de l’ÊtreSupérieur lui étaient toujours – et pour tou-jours – incompréhensibles, mais il était cap-able de décrire leur tendance générale. Vi-olence, cruauté, destruction. Ce qui n’offraitaucun sens ! Nulle espèce utilisant sespouvoirs à de telles fins ne pouvait survivre.

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Donc, le Supérieur n’agissait pas ainsi. Laplupart du temps, il/elle se contentait d’êtrel’Être Supérieur et, en tant que tel, étaitcomplètement au-delà de la perception hu-maine. Pourtant, occasionnellement, il yavait conflit. Par analogie, l’humanité – tousles animaux – agissait constructivementdans l’ensemble, mais s’engageait parfoisdans des luttes internes. Et le Supérieur ? Ehbien, évidemment l’Être Supérieur ne con-naissait pas la guerre dans le sens humain dumot. Impossible de spéculer sur ce qu’il con-naissait : des conflits d’une certaine espèce,en tout cas, dont l’issue ne dépendait pas dela raison ou du compromis, mais de la force.Et la force employée relevait (pour lui don-ner un nom) de la P.E.S.

Une souris était incapable de comprendrela science ou l’art humains. Dans un sens,elle ne pouvait même pas les voir. Mais unesouris était susceptible d’être affectée par lamanifestation humaine la plus basse, la plus

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animale : le combat physique. Un théorèmemathématique n’existait pas pour la souris :une balle, si.

Par analogie encore, lui, l’humain, étaitune souris qui s’était égarée sur un champ debataille. Par accident il avait été sensibiliséau plus bas mode de comportement de l’ÊtreSupérieur et, en conséquence, s’en trouvaitaffecté ; il était pris entre les flux opposésd’un combat à mort.

Non qu’il ressentît directement ce qu’ac-complissait réellement l’Être Supérieur. Toutce qui était arrivé était seulement la façondont les forces, les courants, agissaient surlui. Cherchant frénétiquement un équilibre,son esprit interprétait ces stimulationssurnaturelles dans les termes humains lesplus proches.

Il songea que ses sensations devaientvaguement refléter le déroulement de la ba-taille. Un parti, ou une entité, ou… Aleph…avait pris le dessus et, en un certain sens,

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poursuivi l’adversaire jusqu’à ce que cedernier trouvât un abri provisoire. Zayinavait alors eu loisir de souffler, puis Alephl’avait découvert de nouveau, et pourchassé.Acculé, Zayin avait lutté si férocement,qu’Aleph avait dû battre en retraite à sontour. À présent Zayin, s’étant ressaisi durantl’accalmie qui avait suivi, reprenait le com-bat… Mais rien de tout ceci ne faisait, dedifférence. Les actes des Supérieurs étaient,en eux-mêmes, incompréhensibles à l’homosapiens. Il était la souris sur le terrain de ba-taille, pas autre chose.

Avec de la chance, une souris pouvaitéchapper à l’éclatement des obus et à labrûlure des balles traçantes avant d’être an-éantie. Un homme pouvait échapper à cetautre conflit avant d’avoir l’esprit ravagé : ense désensibilisant, en cessant de percevoir lesénergies transcendantes qui l’environnaient,tout comme on peut éviter un éclairage trop

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vif en fermant les yeux. Mais quelle était labonne méthode de désensibilisation ?

Plus loin des nuages s’ouvrirent et il aper-çut la lune flottant au milieu des étoiles, dontl’éclat était aussi glacial que le vent. Sa chairfrémit sous la morsure du froid et dessecousses sismiques. Mais l’océan,blanchâtre sous la lune, bouillonnait à prox-imité : il en sentait l’impact vibrer à traversla montagne. Il commença à ramper hors desa petite flaque.

Comment m’échapper ?« Hé, m’sieur, vous montez dans l’auto-

bus, oui ou non ?Les courants m’ont emporté d’abord dans

une direction, puis dans une autre. Vers lesprofondeurs de la mer, puis vers les étoiles.Que j’aille en avant ou en arrière, vers la merou vers le ciel, je suis encore pris dans lescourants.

« J’ai dit : vous montez ? Ne restez pas là,vous bloquez la porte. »

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Un éclair lui brûla les yeux. Il sentit letonnerre jusque dans ses os. Mais plus fortemaintenant était sa haine : envers lamontagne qui avait ravagé sa mer, et enversl’océan qui l’avait jeté sur la montagne. Je lesdétruirai tous.

Et alors la peur l’étreignit, car au milieudu fracas et des éclairs blancs gigantesques ils’entendit demander :

« Vous vous arrêtez à la Septième Rue ? »Le conducteur dit, à travers des années-

lumière :« Oui, c’est mon terminus. Vite, montez.

J’ai un horaire à respecter.— Non… », gémit-il, en reculant malad-

roitement vers l’océan. Ses dents claquaientsous le froid. Les vagues s’écartèrent devantlui. Je n’irai pas à la Septième Rue dans unecaisse !

« Où voulez-vous descendre, alors ? fit lechauffeur, volontairement sarcastique.

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— Descendre ? répéta-t-il d’une voixhébétée. Mais… chez moi. »

Je vous en supplie, cria-t-il aux vagues.Mais la marée, monstrueux grondementcreux, se retirait toujours. Il se retourna,cracha haineusement vers la montagne quicrépitait au-dessus : Très bien. Il se mit àramper sur les rocs humides et noirs. Trèsbien, puisque tu ne veux pas me montrer lechemin de mon logis, je passerai par-dessuston pic.

Mais tu ignores le chemin de ton logis, ditsa faculté humaine de logique.

Quoi ? Il s’arrêta. Le vent hululait et lefouettait. S’il cessait de remuer, il allait geler.

Bien sûr. Examine le processus. En avantou en arrière, tu te déplaces encore avec lescourants. Mais si tu restais immobile…

Non ! hurla-t-il et, dans sa frayeur, il levales bras vers les étoiles pour leur demandersecours.

Cela ne prendra pas longtemps.

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Oh ! Seigneur, non, j’ai trop peur. Nulhomme ne peut accomplir cela deux fois.

Le froid, la foudre, le séisme le frap-pèrent. Il s’aplatit sur la plage, au pied de lamontagne, trop effrayé pour être à même dehaïr. Non, je dois grimper. Je ne peux resterici.

Le conducteur d’autobus grommela et luiferma la porte au nez.

Où il trouva le courage, il ne le sut jamais.Un instant, il fut capable d’évoquer les yeuxde sa femme qui l’attendait. Il leva la main etfrappa contre la porte. Le chauffeur jura.

S’il démarre en me laissant – s’il perd unedemi-minute à me faire monter – je ne pour-rai jamais y entrer. Je n’en serai pluscapable.

La porte se rouvrit.Il regroupa autour de lui les derniers lam-

beaux de lui-même, grimpa la marche etfranchit le seuil.

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Quelque chose le cingla. Le vent s’insinuaentre ses côtes, la foudre le frappa, il n’avaitjamais conçu une telle souffrance. Il ouvrit labouche pour hurler.

Non ! Cela fait partie du processus. Necrie pas.

Il réussit à conserver le silence, s’accrochaà la barre tandis que l’autobus démarrait, etsentit les galaxies exploser. Les rocs détachésdu flanc de la montagne roulèrent sous lui, leprojetant plus haut. Il assura ses pieds sur lesol et dit :

« Septième Rue. »Le monde s’évanouit.Quand l’obscurité se dissipa de nouveau,

il se trouva allongé sur l’une des banquettestransversales, à l’avant.

« Écoutez, mon pote, dit le conducteur,soûl ou pas, vous payez, compris ? J’veux pasd’grabuge, mais passez la monnaie. »

Il remplit goulûment ses poumons avides.L’autobus était bruyant et le moteur puait

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des gens fatigués étaient affalés tout le long,sous d’éclatantes publicités aux couleurs im-possibles. De chaque côté, il aperçut lesfenêtres éclairées des immeubles.

Comme la nuit était calme !« Ça fait combien ? » demanda-t-il.Ridicule, le tança son esprit logique, avec

lassitude mais sans colère. Après tout, lereste de son corps s’était montré à la hauteuraussi, au moment critique. J’ai pris cetteligne des centaines de fois. Mais je ne peuxme souvenir du prix. C’est une sensation sinouvelle que d’être humain.

« Vingt-cinq cents.— Oh ! c’est tout ? J’aurais donné plus. »

Ses genoux étaient faibles, mais il réussit à selever et à extraire une pièce de sa poche. Elletinta dans la boîte avec une clarté métalliquequ’il savoura.

Peut-être par sympathie, ou peut-être parsens du devoir, le conducteur lui demanda :

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« Vous allez à la Septième Rue, disiez-vous ? Non. » Il s’assit de nouveau. « Pas cesoir, tout compte fait. Chez moi, ce n’est pasaussi loin. »

Traduit par P. J. IZABELLE.

Night piece.

© The Magazine of Fantasy and Science Fic-tion, 1953.

© Éditions Opta, 1972, pour, la traduction.

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ON N’EMBÊTE PAS GUS –Algis Budrys

Être doté depouvoirs dont lecontrôle échappeaux hommes or-dinaires, cela ex-cite la jalousie, lahaine. Ladifférence visiblen’est jamais facileà vivre et l’histoirehumaine est

ponctuée depogromssanglants.

Certes, la mèreNature veille etelle peut ; à samanière ;protéger la nou-velle espèce contrela violence de l’an-cienne. En lui ac-cordant, par ex-emple, un don quila mettra à l’abrides coups. Maisparfois, elle en faitun peu trop.

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Cela se passait deux ans plus tôt. Ce jour-là, Gus Kusevic roulait lentement le long del’étroite route menant à Boonesboro.

C’était une agréable région où l’on pouv-ait rouler sans se presser, particulièrement àla fin du printemps. Il n’y avait personned’autre que lui sur la route. Les bois, dont lefeuillage n’était pas encore brûlé par le soleilde l’été, étaient d’un vert riche et profond, etles soirées étaient toujours d’une agréablefraîcheur.

Juste avant d’atteindre les premières hab-itations de Boonesboro, il avait aperçu le cot-tage à vendre, fermé et décoloré, planté aumilieu de son terrain de dix ares.

Il avait ralenti et s’était arrêté. Puis,pivotant sur son siège, il l’avait regardé.

La maison avait besoin d’un bon coup depeinture ; le sol de la voie privée qui y menaitavait viré du blanc au gris, et son tracé élég-ant était à peine visible. Il manquait desbardeaux çà et là à la toiture, les tuiles

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présentaient quelques solutions de continu-ité et, inévitablement, des carreaux étaientcassés aux fenêtres. Mais la charpente étaittoujours horizontale, le toit ne s’était pas af-faissé et la cheminée se tenait toujours biendroite.

Gus regarda les bouquets d’arbres éparset les hautes herbes qui étaient tout ce quisubsistait de la plantation et de la pelouse.Son dur visage sans beauté s’éclaira d’unsourire qui fit ressortir ses traits couturés decicatrices. Ses mains se contractèrent commesi elles serraient une bêche.

Il descendit de voiture, traversa la route,marcha vers le cottage et nota le nom dumarchand de biens qui était inscrit sur unecarte épinglée à la porte d’entrée.

***

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Près de deux années s’étaient écoulées.On était au début d’avril, et Gus était occupéà fignoler sa pelouse.

De bonne heure ce jour-là, il avait tamiséle tas de bonne terre derrière la maison ;puis, après l’avoir mélangée à de la tourbebroyée, il l’avait transportée sur une brouettejusqu’à la pelouse où il l’avait répartie enpetits tas. Maintenant, il l’étalait soigneuse-ment au râteau sur le jeune gazon en unefine couche qui recouvrait seulement les ra-cines et laissait apparaître les minces brinsd’herbe.

Il projetait de terminer avant le début dumatch de base-ball qui opposait les Géantsaux Kodiaks. Il désirait particulièrement voircette partie parce que Halsey lançait pour lesKodiaks, et qu’il éprouvait envers lui quelquechose comme un intérêt avunculaire.

Il travaillait sans mouvements violents nigaspillage excessif d’énergie. À deux ou troisreprises, il s’arrêta pour aller boire à une

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bouteille de bière couchée dans l’ombre durosier qu’il avait planté près de la porte d’en-trée. Le soleil était chaud et, au tout début del’après-midi, il avait retiré sa chemise.

Au moment même où il allait achever satâche, un tacot délabré descendit du ciel et seposa devant la maison. Il s’immobilisa dansune brusque rafale de vent provoquée par sespales de rotor et un homme à la démarchedansante, vêtu d’un complet de serge usé,dont les cheveux rares ramenés sur le som-met du crâne étroit dissimulaient mal lacalvitie, en descendit et regarda Gus d’un airincertain.

Gus avait jeté un bref regard au tacottandis qu’il descendait silencieusement, etremarqué l’inscription difficilement lisibletracée sur la peinture fanée de sa portière :Bureau du Préfet du Comté de Falmouth. Ilavait haussé les épaules et s’était remis à sontravail.

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Gus était une manière de colosse. Sesépaules étaient solides et massives, sapoitrine large, couverte d’une épaisse toisongris fer. Il avait pris un peu d’estomac avecles années, mais les muscles étaient toujourslà sous leur enveloppe de chair. Ses bicepsétaient plus gros que beaucoup de cuisses, etses avant-bras étaient impressionnants.

Son visage était couvert d’un réseau deplis et de crevasses. Ses joues plates étaientcreusées de deux profonds sillons qui nais-saient aux ailes de son nez écrasé, en-cadraient sa large bouche comme des par-enthèses, et convergeaient vers l’arrondi deson menton. Ses yeux bleu pâle clignaientau-dessus de pommettes hautes couvertes defines rides. Ses cheveux coupés très courtsavaient la blancheur du coton.

Seule l’exposition répétée et ennuyeusede son corps au soleil lui hâlait le corps, maisson visage était perpétuellement bronzé. Laroseur de son corps était rompue en

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plusieurs endroits par des cicatricesblanchâtres. La mince ligne d’une blessurecausée par un coup de couteau émergeait duhaut de son pantalon, courait sur son ventreet mourait sur le côté droit de son estomac.Une autre zone significative de blessures setrouvait en travers des articulations ru-gueuses de ses mains aux doigts épais.

Le clerc du Préfet du Comté regarda laboîte aux lettres afin de s’assurer du nom,puis il le compara à la suscription d’unelettre qu’il tenait à la main. Il s’immobilisa etfixa Gus à nouveau, inexplicablementnerveux.

Gus réalisa soudain qu’il ne présentaitprobablement pas une apparence rassurante.Avec tout le tamisage et le pelletage qu’ilavait effectués, il avait soulevé beaucoup depoussière. Mêlée à la sueur, elle recouvraitson visage, sa poitrine, ses bras et son dos.Gus savait qu’il n’avait pas très bonne minemême quand il était propre et

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convenablement habillé. Et en ce momentprécis, il ne pouvait pas blâmer le clerc pourson hésitation.

Il essaya d’étirer ses lèvres en un souriredésarmant.

Le clerc passa sa langue sur ses propreslèvres, s’éclaircit la gorge en une toux brève,puis tendit le menton vers la boîte auxlettres.

« C’est exact ? Vous êtes bien Mr.Kusevic ? »

Gus fit oui de la tête.« C’est bien moi. Que puis-je faire pour

vous ? »Le clerc tendit l’enveloppe.« J’ai ici pour vous une note du Conseil

du Comté, murmura-t-il – mais il était vis-iblement plus absorbé par son effort en vued’identifier Gus avec le rosier, les parterresde fleurs nettement délimités et amoureuse-ment soignés, les haies, le sentier dallé, lepetit bassin aux poissons rouges sous le saule

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pleureur, le cottage peint en blanc avec sespots de fleurs placés sur les fenêtres, sesvolets pimpants et les rideaux visibles der-rière les vitres étincelantes.

***

Gus attendit que l’homme en ait terminéavec ses pensées évidentes, tandis quequelque chose au plus profond de luisoupirait tranquillement. Il avait rencontréce moment d’embarras chez tant d’autrespersonnes qu’il y était parfaitement habitué– ce qui ne signifiait pas qu’il pouvaitl’oublier.

« Eh bien, entrez, dit-il après avoir obser-vé une pause convenable. Il fait très chauddehors, et j’ai de la bière dans leréfrigérateur. »

Le clerc eut une nouvelle hésitation.

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« Eh bien, tout ce que j’ai à faire, c’est dedélivrer cette note… dit-il, regardant tou-jours autour de lui. Vous avez drôlement bi-en arrangé cet endroit, dites donc. »

Gus sourit.« C’est ma maison. Un homme aime vivre

dans un endroit agréable. Vous êtespressé ? »

Quelque chose dans ce qu’il avait ditparut troubler le clerc. Puis il leva soudaine-ment les yeux, réalisant seulement alors etd’une manière visible qu’on lui avait poséune question directe.

« Pardon ?— Vous n’êtes pas pressé, n’est-ce pas ?

Entrez. Venez boire une bière. Personne n’aenvie de devenir une boule de feu un après-midi de printemps. »

Le clerc eut un sourire gêné.« Non… Bien sûr que non. » Puis son vis-

age s’éclaircit. « D’accord. J’ai tout montemps. »

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Avec un sourire de plaisir, Gus le fit en-trer chez lui. Personne n’avait vu l’intérieurdepuis qu’il l’avait aménagé, et le clerc étaitle premier visiteur qu’il eût jamais eu. Pasmême un livreur n’avait franchi le seuil de laporte. Boonesboro était une si petite villequ’il fallait s’y rendre en personne pour taireses courses. Il n’y avait naturellement aucunservice postal – non que Gus eût jamais reçude courrier.

Il introduisit le clerc dans le living-room.« Asseyez-vous, dit-il. Je reviens. » Il se

dirigea vivement vers la cuisine, prit desbouteilles dans le réfrigérateur, mit desverres sur un plateau avec une soucoupepleine de pommes chips et une autre de bret-zels et revint vers son visiteur.

Le clerc était debout, regardant les rayon-nages chargés de livres qui recouvraient en-tièrement deux des murs de la pièce.

*

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**

En voyant son expression, Gus réalisaavec un regret véritable que l’homme n’étaitpas du genre à se demander si un lourdaudévident comme Kusevic avait lu l’un quel-conque de ces livres. On pouvait toujoursparler à un homme comme ça, une fois dis-sipées les méprises de ce genre. Non, le clercétait trop visiblement intrigué par le faitqu’un adulte fût fou des livres, et par-ticulièrement un homme comme Gus. De lapart d’un de ces jeunes gars qui font de l’agit-ation politique au sein de l’université, c’eûtété normal. Mais un adulte ne doit pas secomporter ainsi.

Gus se rendit compte que ç’avait été uneerreur de sa part que d’attendre quelquechose du clerc. Il aurait dû s’en douter, qu’ilait eu ou non faim de compagnie. Il avaittoujours été affamé de compagnie, et le mo-ment était venu où il réalisait, une fois et

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pour toujours, qu’il était certain qu’il n’entrouverait jamais.

Il posa le plateau sur la table, décapsulavivement une bouteille de bière et la tendit àl’homme.

« Merci », marmonna le clerc.Il avala une gorgée de liquide, soupira

profondément et essuya sa bouche avec le re-vers de sa main.

Il promena à nouveau son regard autourde la pièce. « Je suppose que tout cela vous acoûté cher », dit-il. Gus haussa les épaules.

« J’ai presque tout fait moi-même. J’aifabriqué les étagères, les meubles et tous lesautres trucs. Les seules choses que j’aieachetées, ce sont les tableaux, les livres et lesdisques. »

Le clerc émit un grognement. Il donnaitl’impression d’être considérablement mal àl’aise, peut-être à cause de la note qu’il avaitapportée. Gus se demanda ce que cela pouv-ait être mais, maintenant qu’il avait commis

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l’erreur d’offrir une bière à l’homme, il luifallait attendre poliment qu’il ait fini de boireavant de le questionner.

Il se dirigea vers le poste de télévision.« Vous aimez le base-ball ? demanda-t-il.— Oh oui ! répondit le clerc.— Ça va être l’heure du match Géants-

Kodiaks. »Gus mit le poste en marche et s’assit sur

un pouf afin de ne pas salir une chaise. Leclerc erra un peu dans la pièce puis s’immob-ilisa pour regarder l’écran, tout en avalant depetites gorgées de bière.

***

Le deuxième jeu avait commencé, et l’im-age familière de Halsey apparut sur l’écran.Le souple jeune gaucher lançait avec sonmouvement mou habituel, apparemmentsans forcer le moins du monde, mais la balle

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atterrit au-delà des batteurs avec un siffle-ment que les micros rendirent parfaitement.

Gus regarda le clerc et hocha la tête.« C’est un sacré bon lanceur, n’est-ce

pas ? » dit-il. Le clerc haussa les épaules.« D’accord, répondit-il. J’estime toutefois

que Walker est leur meilleur joueur. »Gus soupira, réalisant qu’il s’était une

nouvelle fois oublié. Le clerc ne prêtait guèreattention à Halsey, naturellement. Il sentaitl’irritation le gagner vis-à-vis de l’homme,avec ses idées préconçues sur ce qui était bonet sur ce qui ne l’était pas, et sur qui avait ledroit de faire pousser des roses et sur qui nel’avait pas.

« À propos, dit Gus, savez-vous quel a étéle record de Halsey l’an dernier ? »

Le clerc haussa les épaules.« Je ne saurais le dire. Ce n’était pas

mauvais – c’est tout ce dont je me souviens.13-7, quelque chose comme ça. »

Gus hocha la tête pour lui-même.

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« Hmm ! hmm ! Et combien a faitWalker ?

— Walker ? Mais, mon vieux, Walker agagné quelque chose comme trente-cinq

jeux. Dont trois no-hitters[3]

. CombienWalker a fait ? Hmm ! »

Gus secoua la tête.« Walker est un bon lanceur, d’accord,

mais il n’a jamais réussi de no-hitter. Et il n’agagné que dix-huit parties. »

Le clerc plissa le front. Il ouvrit la bouchepour dire quelque chose, puis la referma. Ilressemblait à un parieur-à-coup-sûr qui vi-ent soudain de réaliser que sa mémoire lui ajoué un tour.

« Écoutez. Je pense que vous avez raison.Hmm ! Nom de Dieu, qu’est-ce qui m’a faitpenser que Walker était le meilleur ? Voussavez, on en a discuté tout l’hiver avec les co-pains, et personne ne m’a jamais contredit. »Le clerc se gratta la tête. « Maintenant, il y a

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un vrai lanceur à ce jeu. » La concentrationlui fit froncer les sourcils.

Gus regarda en silence Halsey qui, sousles vivats du public, contrait son troisièmebatteur, et un léger sourire fit se plisser sonvisage. Halsey était toujours jeune et aumieux de sa forme. Il s’engageait dans le jeuavec toute l’énergie et toute la joie qu’unhomme ressent quand il réalise qu’il a atteintle sommet de son art et que là, à l’emplace-ment du lanceur, sous le soleil, il est aussitalentueux que n’importe lequel des champi-ons qui l’ont précédé.

Gus se demanda à quel moment Halseyprendrait conscience du piège qu’il avait pré-paré pour lui-même.

Parce que ce n’était pas une compétition.Pas pour Halsey. Pour Christy Mathewson,ç’avait été une compétition. Pour Lefty Groveet pour Dizzy Dean, pour Bob Feller et pourSlats Gould, ç’avait été une compétition.Mais pour Halsey, c’était simplement une

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forme compliquée de jeu de patience quiréussit à tous les coups.

Très tôt, il réaliserait qu’on ne peut sehandicaper soi-même en demeurant un solit-aire. Si vous savez où toutes les cartes setrouvent ; si vous savez qu’à moins d’êtredélibérément tricheur vous ne pouvez vousempêcher de gagner – quel bien cela fait-il ?Un jour prochain, Halsey se rendrait comptequ’il n’y avait pas un jeu sur Terre où il nepourrait vaincre, qu’il s’agisse d’une com-pétition physique organisée et formellementreconnue comme un jeu ou du flipper à mil-liards de gâchettes appelé la Société.

Et après ça, Halsey ? Après ? Si voustrouvez le nom de la fraternité à laquellevous appartenez, quel qu’il soit, s’il vousplaît, dites-le-moi.

Le clerc ouvrit la bouche et grommela :« Eh bien, cela n’a pas d’importance, je

suppose. Je puis toujours trouver ça à lamaison, dans mon catalogue des records. »

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« Oui, vous le pouvez, commenta silen-cieusement Gus. Mais vous ne saisirez jamaisce que cela signifie ; et si vous le faites, vousl’oublierez et vous ne réaliserez jamais quevous l’avez oublié. »

Le clerc acheva sa bière, posa la bouteillesur le plateau et se retrouva libre de serappeler pour quelle raison il était venu. Ilregarda à nouveau autour de lui, comme si cesouvenir était une sorte d’indication.

« Des tas de livres », commenta-t-il.Gus hocha la tête, tout en regardant Hal-

sey qui se dirigeait une nouvelle fois vers lepoint de lancer.

« Et… vous les avez tous lus ? »Gus fit oui de la tête.« Qu’est-ce que vous pensez de celui qui a

été écrit par un certain Miller ? J’ai entendudire qu’il était bon. »

C’était ainsi. Le clerc manifestait un cer-tain intérêt étroit vis-à-vis d’une certainelittérature.

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« Je suppose qu’il l’est, répondit Gus avecsincérité. J’ai lu une fois les trois premièrespages. » Et l’ayant fait, il avait deviné ce queserait le reste – qui ferait quoi et quand, et ilavait perdu tout intérêt pour l’histoire. Labibliothèque avait été une erreur, toutcomme une douzaine d’expérimentationssimilaires. S’il désirait se familiariseracadémiquement avec la littérature hu-maine, il aurait pu tout aussi bien le faire enbouquinant chez les libraires plutôt qu’enachetant des livres et en faisant la mêmechose à la maison. Quoi qu’il fît, il ne pouvaitespérer en extraire les moindres empathiesémotionnelles.

Il fallait cependant se rendre compte : lesrangées de livres sans usage valaient mieuxqu’un mur nu. Les caparaçons de cultureconstituaient un rempart, même s’il s’agis-sait d’une culture apprise et non sentie, quine signifiait pas plus pour lui que la culturedes Incas. Même en essayant de toutes ses

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forces, il ne pourrait jamais être un Inca. Nimême un Maya ou un Aztèque, ni quoi quece soit, excepté par la plus ténue desextensions.

Il n’avait pas de culture propre – là étaitle problème. La vacuité qui néanmoins faitsouffrir ; le déracinement, l’absence totaled’un endroit où se tenir et dire : ceci est àmoi.

En trois coups, Halsey mit le premier bat-teur hors circuit. Puis il lança une balledoucement ascendante vers l’endroit précisoù l’homme suivant pouvait obtenir le meil-leur effet avec sa batte, et ne leva même pasles yeux quand la balle sortit du terrain ensifflant. Il mit hors circuit les deux hommessuivants avec un total de huit.

Gus secoua lentement la tête. C’était lepremier symptôme – quand vous ne vouspréoccupez plus d’être rusé en ce qui con-cerne votre handicap.

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***

Le clerc tendit l’enveloppe. « Voici », dit-il brusquement, ayant finalement amené sonindécision au point d’action en dépit de sanervosité évidente à la réaction probable deGus.

Gus ouvrit l’enveloppe et lut la note. Puis,exactement comme le clerc l’avait fait, il jetaun regard à la pièce autour de lui. Unesombre expression dut envahir son visage,car le clerc devint encore plus hésitant.« Je… je voudrais que vous sachiez que je re-grette ceci. Je suppose que nous le regrettonstous deux. »

Gus hocha vivement la tête. « Bien sûr.Bien sûr. » Il se leva et observa l’extérieur àtravers la fenêtre de la façade. Il eut unsourire un peu tordu en regardant la pelousesoigneusement entretenue qui prenaitdoucement forme à l’emplacement où,

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l’année précédente, après avoir ramassé lescailloux et passé la charrue, il avait ense-mencé et placé des lits de fleurs… Ah ! cen’était pas le moment de penser à ça. Le ter-rain, avec le cottage, était condamné. C’étaitainsi.

« Ils… ils ont l’intention de faire uneautoroute à douze voies à la place de la routeactuelle », expliqua le clerc.

Gus hocha la tête d’un air absent.Le clerc s’approcha de lui et baissa la

voix.« Écoutez… on m’a chargé de vous dire

quelque chose, qui ne sera pas écrit. »Il s’approcha encore, regarda autour de

lui et posa sa main en confidence sur l’avant-bras nu de Gus.

« Quel que soit le prix que vousdemanderez, murmura-t-il, il sera accepté,dans la mesure où vous ne serez pas tropgourmand. Ce n’est pas le Comté qui paie. Ni

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même l’État, si vous voyez ce que je veuxdire. »

Gus savait ce que l’homme voulait dire. Iln’y a que les gouvernements nationaux quisoient capables de construire des autoroutesà douze voies. Il savait même plus que cela.Les gouvernements nationaux n’agissent pasainsi sans avoir de bonnes raisons de le faire.

« Une autoroute entre Hollister etFarnham ? » demanda-t-il.

Le clerc pâlit. « Je n’en suis pas sûr »,murmura-t-il.

Gus eut un faible sourire, et il laissa leclerc se demander comment il avait deviné.Cela ne pourrait pas être un grand secret, detoute manière – pas après que la pente auraitété aplanie et que le but serait devenu de lui-même évident.

Un éclair d’obstination totale traversaGus. Il reconnut sa source dans la colère quinaquit en lui à la pensée de perdre le cottage,

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mais il n’y avait aucune raison pour qu’il nese permette pas de se laisser aller.

« Quel est votre nom ? demanda-t-il ab-ruptement au clerc.

— Euh… Harry Danvers.— Eh bien, Harry, si nous supposions que

je puisse empêcher la construction de cetteautoroute quand je le voudrai ? Supposonsque je vous dise qu’aucun bulldozer nepourra s’approcher de cet endroit sans serenverser, qu’aucune excavatrice ne pourracreuser ce sol, que les bâtons de dynamiten’exploseront pas. Supposons que je vousdise que s’ils réussissent malgré cela à con-struire l’autoroute, elle deviendra aussi molleque de la crème si je le désire et se mettra àcouler comme une rivière.

— Hein ?— Passez-moi votre stylo. »

***

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Danvers fouilla machinalement dans sapoche et tendit son stylo. Gus le prit entreses deux paumes et le façonna en forme deballe qu’il laissa tomber sur le tapis doux etépais et rattrapa alors qu’elle rebondissait. Ilroula alors la balle entre ses doigts et le styloreprit sa forme cylindrique première. Ildévissa le capuchon, l’aplatit entre deuxdoigts, écrivit dessus, en refit un capuchonet, utilisant un ongle pour en détacher l’en-cre qui maintenant en faisait partie, inscrivitindélébilement le nom de Danvers juste sousla surface du métal. Puis il revissa lecapuchon et rendit le stylo au clerc du Préfetdu Comté.

« Souvenir », dit-il.Le clerc regarda le stylo.« Eh bien ? demanda Gus. N’êtes-vous

pas curieux de savoir comment j’ai fait et quije suis ? »

Le clerc secoua la tête.

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« Joli tour. Je suppose que vous, les pres-tidigitateurs, vous devez passer beaucoup detemps à vous entraîner. Je ne me vois pasmoi-même dépenser tout ce temps pour lasatisfaction d’un hobby. »

Gus hocha la tête. « Ceci est une bonneexplication d’un bon point de vue logique etpratique », dit-il. Particulièrement quandchacun de nous projette autour de lui, auto-matiquement, un champ qui étouffe lacuriosité, pensait-il. Quel autre point de vueauriez-vous pu avoir ?

Par-dessus l’épaule du clerc, il regarda lapelouse, et un côté de sa bouche se torditavec tristesse.

Seul Dieu peut faire un arbre, pensa-t-il,en regardant les arbustes et les parterres defleurs. Devons-nous tous alors trouver notreépanouissement dans le dessin de jardinspotagers ? Devons-nous devenir lesjardiniers des riches humains dans leursmaisons coûteuses, roulant dans nos vieux

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camions rouillés, graissant nos tondeuses àgazon, nous agenouillant devant les pelousesavec nos sécateurs, venant à la porte de lacuisine les chauds jours d’été pour demanderun verre d’eau ?

L’autoroute. Oui, il pouvait empêcher lacréation de l’autoroute. Ou la faire passer àl’extérieur de sa propriété. Il n’y avait pasmoyen d’arrêter l’atténuateur de curiosité,non plus qu’il n’est possible d’ordonner aucœur de s’arrêter. Mais il pouvait en ac-croître l’efficacité. Il pouvait forcer son esprità travailler à la limite de la surcharge, et per-sonne alors ne verrait plus le cottage, lapelouse, le rosier, ni le vieil homme usébuvant sa bière. Ou plutôt, les voyant, nul neleur prêterait la moindre attention.

Mais la première fois qu’il irait en ville,ou quand il mourrait, le champ de force dis-paraîtrait, et alors après ? Alors il y aurait lacuriosité, l’investigation, puis, peut-être, unfragment de théorie ici ou là que l’on

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ajusterait à un autre quelque part ailleurs. Etensuite, qu’y aurait-il ? Un pogrom ?

Il secoua la tête. Les humains ne pouv-aient pas gagner et, dans l’aventure, ils per-draient énormément. C’était la raison pourlaquelle il ne pouvait pas laisser un seul in-dice aux humains. Il n’avait aucun goût pourl’abattage des moutons, et il ignorait s’il enallait de même pour ses égaux.

Ses égaux. Gus étira sa bouche. Le seuldont il fût assuré de l’existence était Halsey.Il y en avait d’autres, mais il n’y avait aucunmoyen de les localiser. Ils ne provoquaientaucune réaction parmi les humains ; ils nelaissaient aucune piste à suivre. C’était seule-ment s’ils se montraient, comme Halsey,qu’ils pouvaient être détectés. Malheureuse-ment, il n’y avait pas de ligne télépathiqueprivée entre eux.

Il se demanda si Halsey espérait quequelqu’un le remarquerait et entrerait encontact avec lui. Il se demanda si Halsey se

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doutait même qu’il y en avait d’autrescomme lui. Il se demanda si lui-même avaitété remarqué par quelqu’un, lorsque le nomde Gus Kusevic s’était trouvé occasionnelle-ment cité par les journaux.

C’est l’aurore de ma race, pensa-t-il. Lapremière génération – ou est-ce la première,et quelle importance cela a-t-il ? – et je medemande où sont les femelles.

***

Gus se tourna vers le clerc.« Je demande l’équivalent de ce que cet

endroit m’a coûté, dit-il. Pas plus. »Les yeux du clerc s’agrandirent légère-

ment puis redevinrent normaux. Il haussales épaules.

« C’est vous que ça regarde. Mais si c’étaitmoi, je pomperais l’argent dugouvernement. »

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Oui, se dit Gus, sans aucun doute il leferait. Mais moi je ne veux pas le faire – sim-plement parce qu’on ne vole pas des bonbonsaux enfants.

Ainsi, le superman faisait ses valises etdébarrassait le chemin de l’humain. Gusétouffa un petit rire. Le champ imperméable.Le champ imperméable. Le champ impermé-able trois fois maudit, toujours bienveillant,indétraquable, inébranlable, autonome etprotecteur.

Malheureusement, l’évolution n’avait pasencore réalisé qu’il existait une chose telleque la société humaine. Cela produisait unêtre modifié par rapport à la race humaine,atteignant le psi pratique. Afin de protégerces faibles nouvelles espèces, dont lesmembres étaient si terriblement clairsemés,cela leur procurait le camouflage parfait.

Résultat : quand le jeune Augustin Ku-sevic fut enregistré à l’école, on découvritqu’il n’avait pas de bulletin de naissance.

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Aucun hôpital ne se souvenait qu’il y eût vule jour. Et en manière de fait brutal, à cemoment-là, ses parents, où qu’ils fussent,avaient oublié son existence depuislongtemps.

Résultat : quand le jeune Gussie Kusevicessaya d’entrer à l’école secondaire, on dé-couvrit qu’il n’était jamais allé au collège.Peu importait qu’il pût citer les noms desmaîtres, les titres des livres scolaires et lesnuméros des salles de classe. Peu importaitqu’il pût produire des bulletins de notes. Ilsn’étaient pas enregistrés et les entretiensmouvementés avec ses parents au sujet desnotes avaient été oubliés. Personne ne con-naissait son existence. C’est-à-dire que lesgens se rappelaient le fait de son existence etle fait qu’il eût agi en fonction de cette exist-ence, mais seulement comme s’ils avaient lucela dans un livre infiniment ennuyeux.

Il n’avait pas de camarades, pas de petiteamie, pas de passé, pas de présent, pas

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d’amour. Il n’avait pas d’endroit où vivre. Lesfantômes eussent-ils existé, c’est parmi euxqu’il aurait trouvé l’amitié.

Au moment de son adolescence, il avaitdécouvert en lui une absence absolue d’im-plication avec la race humaine. Il étudia cela,car c’était la caractéristique saillante de sonenvironnement. Il ne vivait pas avec. Son en-vironnement ne signifiait rien qui eût pourlui une valeur quelconque : ses motivations,ses manières et sa morale ne déclenchaientpas en lui de réactions sensibles. Et quantaux siennes propres, naturellement, ellesn’exerçaient absolument aucun effet sur cetenvironnement.

La vie du paysan de l’ancienne Babylonene présente d’intérêt que pour quelques an-thropologues, mais aucun d’entre eux nedésirerait vraiment être un paysanbabylonien.

Ayant résolu l’équation sociale humainede son point de vue impartial, et ne s’en

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souciant pas plus que le naturaliste qui dé-couvre que les bêtes sauvages sont extrêm-ement friandes de feuilles vertes de tremble,il plongea dans la relaxation physique. Il dé-couvrit le sentiment excitant de provoquerdes bagarres et de gagner, de faire quequelqu’un lui prête attention lorsqu’il luitapait sur le nez.

Il aurait pu devenir une personne in-stallée à demeure sur les docks de Manhat-tan, si un autre Manhattanien ne l’avait pastailladé avec un couteau. Le besoin culturelchez lui avait été absolu. Il lui avait fallu tuerl’homme.

Cela avait marqué la fin de cette périodede combats sans règles. Il découvrit, nonavec dégoût mais avec horreur, qu’il pouvaitcommettre un meurtre en toute impunité.Aucune enquête n’eut lieu, et aucune recher-che ne fut entreprise.

Ainsi, cela avait été la fin de quelquechose, mais ça l’avait conduit à la seule

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évasion possible du piège vers lequel il avaitété conduit depuis sa naissance. La compéti-tion intellectuelle étant sans signification, lessports organisés étaient devenus la seule ré-ponse. Réglant ses efforts et, simultanément,les comparant à une pile de comptes rendusjournalistiques, il obtint la première continu-ité officielle que sa vie eût jamais connue.Les gens continuaient à oublier ses accomp-lissements, mais quand ils se tournaient versles archives, son nom était indéniablementlà. Un dossier peut être mal classé ; desarchives scolaires peuvent disparaître. Maisil faut quelque chose de plus qu’un champd’oubli pour neutraliser la montagne dejournaux et de statistiques qui traînent,comme un boulet, à la cheville d’un athlètemême médiocre.

Il semblait à Gus – et il y pensait beauc-oup – que cette chaîne de progression étaitinévitable pour n’importe quel mâle de sonespèce. Quand, trois ans auparavant, il avait

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découvert Halsey, son hypothèse s’en trouvarenforcée. Mais de quel bien Halsey pouvait-il être pour un autre mâle ? Pour tenir aveclui des sessions mutuelles de consolation ? Iln’entrait pas dans son intention de ren-contrer l’homme.

***

Le clerc s’éclaircit la gorge. Surpris, Gustourna vivement la tête pour le regarder. Ill’avait oublié.

« Eh bien, je crois que je vais m’en aller.Rappelez-vous, le délai est de deux mois. »

Gus fit un geste qui ne l’engageait en rien.L’homme avait délivré son message. Pour-quoi ne convenait-il pas qu’il avait servi sonbut et ne s’en allait-il pas ? Puis il eut unsourire triste. Quel but servait l’homo indes-criptus, et où allait-il ? Halsey était déjà entrain de descendre la colline le long du

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sentier bien marqué. Y en avait-il d’autres ?Si oui, alors ils étaient dans une autreornière, quelque part, et pas même le som-met de leur tête ne se montrait. Lui et ceuxde son espèce ne pouvaient se reconnaîtreque grâce à un procédé d’éliminationélaboré ; il leur fallait surveiller les gens quepersonne ne remarquait.

Il ouvrit la porte au clerc, vit la route, etdécouvrit que ses pensées étaient retournéesvers l’autoroute.

L’autoroute partirait de Hollister, quiétait un nœud ferroviaire, pour atteindre laBase aérienne militaire de Farnham, où sescalculs de sociomathématiques avaientdepuis longtemps prédit que le premiernavire spatial serait construit et lancé. Lescamions gronderaient sur l’autoroute, ali-mentant en hommes et en matériel un ap-pétit insatiable.

Il s’essuya les lèvres. Quelque part là-hautdans l’espace – quelque part au-delà du

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Système solaire, il y avait des êtres d’uneautre race. Les traces de leurs visites étaientévidentes. Les humains les rencontreraient,et là encore il pouvait prédire le résultat – leshumains vaincraient.

Gus Kusevic ne pouvait aller sur place ré-soudre les problèmes qui, il en était per-suadé, gisaient parmi les étoiles. Même avecdes albums pleins de notices et de coupuresde journaux, il était à peine arrivé à fairepénétrer sa carrière dans la conscience pub-lique. Halsey, qui avait avec exubérancebattu tous les records de base-ball, n’étaitconnu que comme un très bon lanceur deprovince.

Quelles lettres de créance pourrait-ilprésenter à l’appui de sa demande d’admis-sion dans l’Armée de l’Air ? Et s’il en pos-sédait, qui s’en souviendrait le lendemain ?Que deviendraient les enregistrements de sesvaccinations, de ses bilans physiques, de sesstages ? Qui se soucierait de lui réserver une

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couchette, de lui fournir du ravitaillement,ou de tenir compte de sa consommation lor-sque le temps serait venu d’allouerl’oxygène ?

Passager clandestin ? Rien de plus facile.Mais encore : qui mourrait afin qu’il puissevivre dans le système hermétique del’économie du navire ? Quel mouton luifaudrait-il égorger, et pour quel but utile, endernière analyse ?

« Eh bien, au revoir, dit le clerc.— Au revoir », dit Gus.Le clerc s’engagea sur le chemin dallé et

se dirigea vers son tacot.

***

Je pense, se dit Gus, qu’il aurait mieuxvalu pour nous que l’Évolution ait été un peumoins protectrice et un peu plus attentive.Un pogrom occasionnel ne nous aurait causé

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aucun préjudice. Dans un ghetto, au moins,le problème de la recherche des femmes estrésolu. Notre graine a été répandue sur lesol.

Soudain, Gus se précipita hors de la mais-on, poussé par quelque chose à quoi il ne sesouciait pas de donner un nom. Il regardapar la portière ouverte du tacot, et le clerc luilança un regard inquiet.

« Danvers, vous êtes un amateur de sport,dit Gus hâtivement, réalisant que sa voixétait trop pressante, et que son intensité ef-frayait le clerc.

— C’est exact, répondit l’homme en s’ap-puyant nerveusement contre le dossier deson siège.

— Quel est le champion du monde deboxe toutes catégories ?

— Mike Frazier. Pourquoi ?— Qui a-t-il battu pour le titre ? Qui était

champion avant lui ? »Le clerc gonfla ses joues.

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« Euh… Il y a des années de cela… Eh bi-en, je ne sais plus. Je ne me souviens pas. Jepourrai vérifier. »

Gus expira l’air lentement. Il se tourna àdemi et regarda le cottage derrière lui, lapelouse, les parterres de fleurs, le sentier, lesarbres, et le bassin à poissons rouges sous lesaule.

« Ça n’a pas d’importance », dit-il, et ilrevint vers la maison tandis que le tacot duclerc s’élevait lentement dans les airs.

Du son provenait du téléviseur. Il vérifiala position du jeu.

Cela était allé vite. Halsey avait réussi unpoint, et le lanceur des Géants avait fait pr-esque aussi bien. Le score était de 1 à 1,c’était aux Géants de tenir la batte, et c’étaitla dernière balle du dernier jeu. La caméra sebraqua sur le visage de Halsey.

Il regarda le batteur, avec dans les yeuxun désintérêt total, se tendit, et lança la ballede match.

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Traduit par MARCEL BATTIN.

Nobody bothers Gus.

Algis Budrys : ON N’EMBÊTE PAS GUS(Nobody Bothers Gus)

© 1955. Publié avec l’autorisation de SCOTTMEREDITH LITERARY AGENCY.

© Librairie Générale Française, 1972, pour latraduction.

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DÉLIVREZ-NOUS DU MAL– Daniel F. Galouye

Après l’homo in-descriptus, lemutant sociale-ment invisible,voici une autresorte desurhomme inédit.La plupart desmutations décritespar les inventeursde surhommescorrespondent à

la maîtrise depouvoirs quel’homme a tou-jours souhaités etqui l’égaleraient,plus ou moins,aux dieux de sesmythologies.

Mais il y a biend’autres traits quel’hommedésirerait ac-quérir et biend’autres chosesqu’il souhaiterait,à l’entendre,changer en lui.Pourquoi, par ex-emple, n’y aurait-

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il pas de mutantmoral ?

Quidam(mot latinsignifiant :un certain).1 : Mutanthumaind’une con-duite moraleirréproch-able et dé-pourvu detous vices. 2(langagepopulaire) :Personneméprisable.

Nouveau Dictionnaire

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interplanétaire, 2e édition, 2143.

Tel un feu de mousqueterie, des voixvéhémentes crépitaient dans l’air calme dumatin :

« Un quidam ! Un quidam !— C’est un quidam !— Sale quidam ! Cochon de quidam ! »La main de Wayne Conover se crispa sur

le volant et il fit obliquer brutalement la voit-ure vers le bord de la route.

« Hé, Joe ! Nous avons pris un quidam !— Réglons-lui son compte une bonne

fois !— Ne le lâchez pas, ce salaud ! »Les voix haut perchées, les cris perçants

des enfants servaient de contrepoint auxbraiements plus graves des adolescents.

Conover ravala sa peur. Après tout, cen’était pas à lui que ces épithètes étaient des-tinées. Il arrêta sa voiture près du terrainvague envahi d’herbes folles et laissa le flot

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de voitures s’écouler dans un sifflement con-tinu et indifférent.

Le terrain grouillait littéralement degosses. Ils accouraient comme un raz-de-marée plein de fureur. Ils fonçaient à traversles herbes, laissant dans leur sillage des tour-billons de poussière et des nuages de spores.Ils brandissaient des bâtons, lançaient descailloux et de grosses mottes de terre.

Devant eux, en pleine panique, fuyait lequidam.

C’était un homme d’âge mûr, tout crotté,en loques. Le sang ruisselait de ses joues etson visage portait l’expression hagarde d’unanimal traqué.

Il courait en boitillant. De toute évidence,ce n’était pas la première fois que la populacejuvénile avait forcé à la course l’infortunégibier, au cours d’une matinée dont le calmecontrastait ironiquement, par ailleurs, avecce déchaînement de furie.

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Impuissant, Conover se tenait sur le bordde la route, partageant malgré lui la terreursans espoir du misérable quidam. Àplusieurs reprises, il fit un mouvement pours’élancer. Mais il ne pouvait rien contre cettehorde.

Une colonne de l’impitoyable avalanchese détacha du groupe principal pour couperla retraite au fugitif. Au même moment, unnouveau renfort de galopins hurlants serépandit sur le terrain, accourant d’un lo-tissement voisin.

Le quidam s’effondra soudain et s’étalasur un robuste garnement qui avait fait uncrochet pour venir plonger dans ses genoux.Poussant des cris de triomphe, la hordefonça sur la victime.

***

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Conover s’élança vers la scène du drame.Bien sûr, il pouvait faire quelque chose ! Of-frir aux garnements une seconde cible et at-tirer sur lui une partie des attaquants !

Mais soudain l’air fut agité de violentespulsations et le mugissement perçant d’unesirène retentit au-dessus des têtes. Il vit lesenfants se disperser dans toutes les direc-tions, semblables aux herbes qui courbaientleurs tiges sous la poussée du vent verticalchassé par les pales de l’hélicoptère.

Le véhicule de police se posa à proximitédu quidam et plusieurs agents de police ensortirent au pas de course, qui feignirent dedonner la chasse aux galopins. Parvenus auxlimites du terrain, ils manifestèrent joviale-ment leur impuissance à rejoindre les délin-quants et revinrent bientôt bredouille.

L’homme se releva lentement, essuyantses joues souillées d’un revers de sa mancheen loques. Une demi-heure plus tôt, il avaitsans nul doute été un citoyen respectable,

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décemment vêtu, et nul à le voir n’aurait pudeviner qu’il n’était qu’un quidam.

L’un des agents de police s’approcha deConover.

« Vous avez participé à cette chasse auquidam ?

— Non, je…— Dommage, vous avez manqué une belle

occasion de vous distraire ! »L’agent lui donna une bourrade dans les

côtes. « Vous aurez plus de chance laprochaine fois – à moins que l’un de cesmaudits défenseurs des quidams ne s’avisede porter plainte trop tôt. »

Conover le suivit jusqu’à l’hélicoptère.Un lieutenant tenait le quidam par le

bras.« Vous, là ! Comment vous appelez-

vous ? »La tête humblement inclinée, l’homme ré-

pondit d’une voix douce et tremblante.

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Très bien, Monsieur-je-suis-meilleur-que-les-autres, dit le policier entre ses dents,je vous arrête pour scandale sur la voie pub-lique et incitation à l’émeute. » Le quidam nesouffla mot. L’un des agents le poussa rude-ment et l’envoya s’étaler sur le plancher del’hélicoptère.

Conover, dont la chevelure blonde fou-ettait le front dans le souffle impétueux despales, regardait l’engin monter dans le ciel. Ilnota le nom du quidam dans sa mémoire etcompta mentalement les économies qu’ilvenait placer à la ville.

L’argent devait en principe servir à meu-bler la chambre d’enfant. Il se rendit compte,avec quelque regret, qu’en faisant don decette somme, il rendrait Alice malheureuse.Mais bien que normale, elle éprouvait àl’égard de son prochain presque autant decompassion qu’un quidam. Elle compren-drait que le prisonnier avait un besoin plus

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désespérément pressant de cet argentqu’eux-mêmes.

***

Il était bien près de midi lorsque Conover,conseiller en itinéraires à l’agence de voyagesAu Long Cours, en eut terminé avec la file detouristes en puissance qui faisaient la queuedevant son bureau. Il passa en revue les ran-données enregistrées au cours de la mat-inée : trois croisières des grandes pro-fondeurs dans l’Atlantique avec escale àBubble City ; deux réservations pour le PôleNord ; quatre pour les stations de hautemontagne de l’Everest ; deux pour les plagesde la Riviera des U.S.A. et six pour le Carls-bad souterrain à 16 kilomètres deprofondeur.

C’était là un résultat confortable, mais in-suffisant néanmoins pour déborder cinq

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autres conseillers terrestres et trois célestes.Il rassembla les billets de banque et leschèques, et quitta sa place pour les remettreentre les mains du caissier.

À son retour, il fut arrêté par Ed Beau-mont, du premier bureau terrestre. « N’est-ce pas vous que j’ai aperçu ce matin sur lebord de la grand-route, Wayne ? »

Conover eut un hochement de têteincertain.

« Vous assistiez à la chasse au quidam,hein ? » Beaumont était un homme massif,brun, au sourire immuable. « Ils lui en ontfait voir de toutes les couleurs, si je nem’abuse ?

— Le spectacle n’était pas joli, joli », ditConover. Une expression de doute se peignitsur les traits de Beaumont.

« À mon avis, la scène était extrêmementdrôle. » Puis : « Oh ! je vois ce que vousvoulez dire ! Du point de vue du quidam,c’était beaucoup moins réjouissant ? »

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Voyant que Conover ne participait enaucune façon à sa gaieté, Beaumont cessa derire.

« À vous voir planté sur le bord de laroute, continua-t-il, on aurait juré que vousbrûliez d’envie de participer à l’hallali. Maisje vous vois mal en chasseur de quidam. À ybien réfléchir, vous m’avez toujours donnél’impression d’un gaillard parfaitementplacide. »

Tandis que Beaumont ruminait ses pro-positions contradictoires, Conover compritqu’une conversation prolongée pourrait se-mer de graves soupçons dans l’esprit de soncollègue. Il fit un mouvement pours’éloigner.

« En réalité, cette chasse au quidam nevous amusait pas le moins du monde, n’est-ce pas, Wayne ? » s’informa Beaumont, d’unton de défi.

Un simple mensonge suffirait à le libérerdes soupçons. Quelques invectives bien

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choisies lancées avec un mépris convaincantà l’adresse des quidams administreraient lapreuve irréfutable qu’il était un hommenormal.

Mais Conover se contenta de dire : « Ilfaut que je range des papiers sur mon bur-eau. » Ce qui n’était d’ailleurs pas unmensonge.

Avec un regard amusé et quelque peualléché, Beaumont se pencha en avant.

« Vos totaux sont toujours exacts lor-squ’on fait le relevé des recettes, n’est-cepas ? Et je vous ai vu au moins une douzainede fois vous présenter comme volontairepour faire des heures supplémentaires. Vousgagnez un confortable salaire et pourtantvous ne vivez pas très bien. Je le sais. J’ai étéchez vous.

Conover s’agitait, fort mal à l’aise sousl’œil taquin mais inquisiteur du personnage.

« Je vois un client à mon bureau, Ed »,dit-il, saisissant avec soulagement un

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prétexte pour s’enfuir. À présent, il ne pouv-ait plus douter que Beaumont le suspectait.

Celui-ci se leva, souriant.« La malchance m’a poursuivi cette se-

maine, mon vieux. L’un de mes gosses esttombé malade ; le tacot est en panne. Je n’aipas pu payer quelques traites ici et là.Pourriez-vous m’avancer une centaine dedollars ? »

Conover tendit la main vers son porte-feuille. Il était parfaitement conscient queBeaumont le soumettait à un test, qu’en fais-ant droit à sa requête dans les circonstancesprésentes, il ne ferait qu’avouer son identitéde quidam. Et pourtant il était vrai que l’en-fant d’Ed avait été malade.

« Vous auriez l’argent sur vous ? » Beau-mont regardait avidement la main deConover ressortir de sa poche en tenant leportefeuille. « En fait, ajouta-t-il en donnantà sa voix une inflexion de tristesse, cent

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cinquante dollars me tireraient complète-ment d’embarras. »

Conover retira la somme de l’enveloppeportant l’inscription : « Meubles pour lebébé ».

« À vrai dire, Wayne, je ne sais pas quandje pourrai vous rendre cette somme.

— Je vous en prie ! » Beaumont se mit àrire.

« Ou même si je pourrai vous rembourserun jour.

— N’en parlons plus ! »

***

Alice était assise, accablée, sur le lit de lachambre. C’était une femme aux cheveuxchâtains, attirante en dépit de l’expressionanxieuse et harassée de son visage. Malgréune grossesse avancée, elle gardait une allure

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nette et dégagée qui était une sorte de défi àson état.

À la fin, elle leva les yeux vers son mari.« Et tu lui as donné l’argent ? » Conover

hocha la tête, l’air misérable.« Mais tu n’y perdras rien, chérie. Je

m’arrangerai pour me procurer tout ce dontl’enfant aura besoin.

— Ce n’était pas la question, Wayne !Beaumont sait la vérité à présent. Que va-t-ilnous arriver maintenant ? »

Il s’assit près d’elle sur le lit.« Je suis désolé, ma chérie.— Comment se fait-il que tu n’aies pas pu

dire non, au moins pour cette fois ?— Je… eh bien, peut-être avait-il réelle-

ment besoin de cet argent.— Plus que nous ? Ne comprends-tu pas

qu’il voulait simplement s’assurer que tu esun… que tu es différent des autres ?

Conover croisa les mains.

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« De deux choses l’une : ou il divulguerala nouvelle, ou il gardera la chose pour lui,prouvant ainsi qu’il conserve après tout dessentiments humains.

— Il est plus probable qu’il en tirera av-antage pour te saigner à blanc, répondit-elleavec amertume.

— Je ne crois pas qu’Ed soit taillé de cetteétoffe. Cela l’amusait simplement de setrouver en présence d’un quidam. Il voulaitvérifier jusqu’à quel point notre réputationétait fondée – si nous étions aussi désarmésqu’on le prétend. Il me remboursera prob-ablement l’argent dès demain.

— Oh ! Wayne ! » Alice laissa échapper unsoupir. « Je ne connais rien de plus exas-pérant que ton perpétuel souci d’équitérigoureuse, si ce n’est la foi et la confianceque tu mets en tout le monde. Comment sefait-il que tu ne doutes jamais des bonnes in-tentions d’autrui ? »

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Il se leva et se mit à faire les cent pas dansla chambre.

« Je savais bien que j’allais te causer denouveaux soucis ! » dit-il plein de remords.

Le visage de la jeune femme s’adoucitinstantanément.

« Je ne t’en veux pas, Wayne !— Mais tu es déçue.— Je savais parfaitement ce qui m’at-

tendait. Tu m’avais prévenue. Je n’ignoraispas à quoi je m’exposais en devenant lafemme d’un… homme différent des autres.J’ai cru en toi, sans réserve. Je ne regretterien. »

Elle l’embrassa sur la joue.Pas entièrement rassuré, il leva les mains

avec hésitation.« Qu’allons-nous faire à présent ? Nous

enfuir encore, comme nous l’avons fait il y adeux ans ?

— J’en doute. » Elle examina sa silhouetteet se mit à rire. « Je ne serai pas au mieux de

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ma forme avant quelques semaines, pourfaire de la course à pied. »

C’était sa grossesse qui rendait la situ-ation inextricable. Il avait connu d’autresquidams avant lui-même. Ils avaient traverséde rudes épreuves dans leurs efforts pourceler leur identité. Chaque fois que la véritése faisait jour, il leur fallait fuir comme desbêtes traquées. Mais jamais il n’avait connuun seul quidam qui fût père d’un enfant. Et ilne savait trop ce qu’il pouvait attendre del’avenir.

« Tout se passera très bien, grandnigaud, » s’écria Alice joyeusement, en l’en-tourant de ses bras. « Et d’être femme, celacomporte pas mal de compensations – je n’aipas à craindre de rivale et lorsque tu me disque je suis jolie ; je suis parfaitement sûreque tu le penses.

— Mais… »Elle plaça un doigt sur ses lèvres.

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« Mais rien du tout. Je vais préparer lerepas. Promets-moi d’oublier toute cettehistoire. »

Il la regarda disparaître derrière la porteet se demanda s’il se rendait compte à quelpoint elle était merveilleuse. Elle étaitprompte au pardon. Elle comprenait et ac-ceptait ses anomalies de mutant. Elle étaitmême résignée à son irresponsabilité extra-vagante en matière d’argent. Pourtant la vien’était pas facile pour elle. La charité, la fran-chise, l’honnêteté, telles étaient les vertusqu’il lui fallait acquérir en menant une luttede tous les instants contre les instincts an-cestraux de l’humanité. Elle devait leur livrerun combat sans merci, tandis que, chez lequidam, ces vertus étaient innées,irrésistibles.

***

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« Eh bien, fiston, une fois encore, tu asmis les pieds dans le plat, à ce que je vois ! »

Le père d’Alice, secouant sa tête presquechauve, se tenait sur le pas de la porte, ap-puyé sur son bâton. C’était un homme degrande taille, mince et robuste pour son âge.Quant à la canne qui ne le quittait jamais,Conover la considérait plutôt comme unesorte de coquetterie à rebours qu’un instru-ment destiné à faciliter sa marche.

« Vous êtes au courant, père ? demanda-t-il décontenancé.

— Je sais tout ! » répartit le vieil homme.« Et je n’ai nullement l’intention de m’ex-cuser pour avoir écouté aux portes.

— Non, bien sûr. Pas lorsqu’il s’agit d’unechose qui nous concerne tous.

— Eh bien, que vas-tu faire ? »Conover prit un air désabusé. « Je ne vois

pas à quoi je pourrais me résoudre. Je vaisattendre simplement et voir comment agiraBeaumont. »

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Le vieux leva une canne menaçante.« Je sais comment il faut traiter ce coquin

– je lui passerai la crosse de ma canne autourdu cou et je le mettrai au défi d’ouvrir sagrande g… J’irai le voir si tu le désires.

— À quoi cela servirait-il ? Si ce n’estBeaumont ce mois-ci, ce sera un autre leprochain. J’ai passé deux ans sans être dé-couvert, ce doit être un record dans legenre. »

Le vieillard demeura silencieux pendantquelques instants. Finalement il reprit :

« Alice ne te dit pas tout.— Des factures ?— Oui, des factures. Les dépenses s’ac-

croissent de plus en plus. Les deux dernièrestraites sur la maison sont demeurées im-payées. Cela ne doit pas t’étonner ! Tugagnes de l’argent, mais pas assez pour tepermettre de le distribuer à la ronde commeun philanthrope milliardaire. Mort de ma

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vie, fiston, tu dois te souvenir que tu as unefamille !

— Je fais mon possible. Pourquoi faut-iltoujours que je me trouve nez à nez avec desgens qui ont besoin d’aide ? Si seulement jen’étais pas aussi poire.

— Ce n’est pas une obligation. Le mot« non » existe toujours dans le dictionnaire.

Conover s’adossa au mur et mit ses mainsdans ses poches. Le grand-père ne compren-ait pas. Pas plus qu’Alice d’ailleurs. Ce n’estpas qu’ils ne fissent de louables efforts poury parvenir. Grâce au ciel, ils avaient le cœuraussi compatissant que tout être humainnormal. Mais il fallait être soi-même unmutant pour comprendre l’impulsion irrés-istible qui poussait un quidam à faire le bien.

Le père d’Alice s’éclaircit la gorge.« Le problème immédiat, c’est que tu as

donné la moitié de tes économies à Beau-mont et, l’autre moitié à quelque pauvre di-able qui se trouve dans la situation où tu vas

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toi-même être plongé dans quelques jours.Je pourrai vous venir partiellement en aideavec ma pension.

— Ce ne sera pas nécessaire. J’ai mon bo-nus à toucher.

— Pas avant six mois. Par conséquent, fis-ton, il faudrait que tu te décides à jeterquelqu’un à la porte de temps en temps !

***

À ce moment, Conover se rendit compte àquel point il se trouvait désarmé, et combienlui et ses pareils étaient inadaptés à la luttepour la vie. Dans un monde où tous seraientquidams, il se pourrait que les choses fussentdifférentes.

« En quoi consiste en somme un quidam,père ?

— Ils ont toujours existé à notre insu.Certains étaient appelés des saints et on les

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brûlait sur le bûcher. D’autres trouvaientleur voie dans des communautés religieuses,où ils recevaient une sorte de droit d’asile.En renonçant aux biens terrestres, ilsrassuraient les gens normaux épouvantés àla perspective d’une compétition sur le ter-rain de la vertu.

— Ils épouvantaient les gens ?— Bien entendu. Les gens normaux ont

peur de vous. C’est pourquoi ils vous haïs-sent. C’est pourquoi ils édictent des lois quivous interdisent de vous rassembler. C’estpourquoi ils font tous leurs efforts pour vousétiqueter sous l’appellation de quidams etvous contraindre à porter des marquesd’identité.

— Ils ont peur de nous ?— Les gens ne peuvent supporter des

hommes qui, sous des apparences identiquesaux leurs, sont au fond tellement différentsd’eux. Ils flairent une menace dans leur

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manière de vivre – une menace d’autant plusinquiétante qu’elle est voilée.

— Ce sont eux qui nous contraignent ànous cacher !

— C’est logique. Vous êtes également leurconscience. Vous êtes la perfection spirituelledont ils ne cessent de nous rebattre les or-eilles hypocritement depuis des milliersd’années. Vous ne servez qu’à leur montrer àquelle distance ils se trouvent de cette per-fection spirituelle. Les gens détestent leshommes supérieurs. »

Cette nuit-là, Conover demeuralongtemps éveillé, écoutant les sanglots pr-esque inaudibles d’Alice. Ses remords furentencore plus poignants lorsqu’il compritqu’elle avait retenu ses larmes jusqu’au mo-ment où elle l’avait cru plongé dans un pro-fond sommeil.

Pendant toute la journée suivante, Beau-mont se conduisit comme si rien d’anormalne s’était passé. À deux reprises, il passa

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devant le bureau de Conover pour discuterde modifications d’itinéraires. Ni en l’une nien l’autre de ces occasions, il ne fit allusion àl’argent emprunté ni au fait que Conoverétait un quidam.

Puis, au moment où il se dirigeait vers lasortie à l’heure de la fermeture des bureaux,il s’approcha et déposa plusieurs billets sur lebuvard avec un sourire chaleureux.

« Voici les cent cinquante dollars, dit-il.Je me suis aperçu que je n’en avais pasbesoin. »

Tout en regardant machinalement sescollègues gagner la sortie, Conover se sentitenvahi par un sentiment d’intense satisfac-tion. Ce n’était pas de recouvrer son argentqui lui importait le plus. Il était heureux quela confiance qu’il avait mise en cet hommefût justifiée.

***

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Beaumont s’approcha de son bureau et luidonna une bourrade dans le dos.

« Et n’ayez pas d’inquiétude pour votresecret. Il se trouve en de bonnes mains.

— Je… je… ne sais que vous dire, Ed.— Il n’y a rien à dire. Venez donc boire un

pot… Hé, Bob ! » Il s’interrompit pour hélerSnyder, le caissier, qui franchissait justementla porte. « Je n’ai pas encore vérifié mesreçus. Ni Conover, d’ailleurs.

— Je suis pressé, répondit le caissier.Vous êtes le chef des conseillers. Vous avezaccès à la caisse, alors débrouillez-vous toutseul. Mais laissez les talons sur monbureau. »

Beaumont maintenait ouverte la boîte desdépôts appartenant à Conover tandis que cedernier remplissait son bordereau et dispo-sait à l’intérieur les espèces et les cartes decrédit. À présent, ils étaient seuls dans lesbureaux.

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Au premier bureau terrestre, Beaumontrédigea hâtivement son propre bordereau,glissa son coffret sous son bras et conduisitConover jusqu’à la cage du caissier. Il ouvritle coffre-fort, y déposa son coffret parmi lesautres et y joignit celui de Conover. Puis il semit en devoir de compléter ses entrées.

« J’avais oublié les certificats de crédit deBarstow, dit-il. Voudriez-vous me les passerpendant que je termine ces paperasses ?Elles se trouvent dans le tiroir supérieur. »

Conover ne les trouva pas à l’endroitprévu. Il demanda de nouvelles instructionset s’entendit indiquer les tiroirs latéraux dedroite, puis, les recherches s’avérant de nou-veau infructueuses, ceux de gauche.

« Excusez-moi, Wayne ! dit enfin Beau-mont. Ils se trouvaient dans ma pochedepuis le début.

Lorsque Conover revint à la cage du cais-sier, Beaumont inscrivait la dernière entréesur son bordereau.

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« Fermez la porte du coffre et donnez untour à la serrure. Ensuite nous partirons.

— À propos de ce verre…, commençaConover, nous attendons le bébé d’un jour àl’autre maintenant et…

— … et vous voulez rentrer chez vous, ter-mina Beaumont, compréhensif. Je com-prends. Je ne me suis pas posé la question :un quidam peut-il accepter un verre ? Maisje vous verrai demain. »

Devant l’immeuble, Conover, ému de re-connaissance devant la générosité et la com-préhension de Beaumont, le regarda se per-dre dans la foule qui encombrait les trottoirs.

Puis voyant s’allumer les lampadaires, ilboutonna son pardessus et se rendit au boutdu pâté de maisons où sa voiture se trouvaitgarée.

« Une petite seconde, Conover, jevoudrais vous parler. »

Il se retourna pour voir Bob Snyder sortirde la porte de l’établissement et la refermer

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derrière lui. Si le caissier se trouvait dans lesbureaux après le départ de Beaumont et delui-même, réfléchit Conover, intrigué, c’estqu’il avait dû se cacher. Mais pour quelleraison ?

« Je vous offre un verre moi aussi, ditSnyder en réglant son pas sur le sien. Maismoi, je n’accepterai pas de refus. »

Le caissier était un gringalet qui arrivait àpeine au niveau de l’œil de Conover. Son vis-age avait une expression intense.

« Alors vous êtes un quidam ? dit-il. Celaexplique tout ! »

***

Ils n’avaient pas ouvert la bouche depuisque Snyder avait commandé un doublescotch et Conover un porto.

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Le caissier engloutit une longue rasade,reposa lourdement son verre sur le bar etdit :

« Non seulement vous êtes un quidam,mais une poire de première grandeur.

— Pourquoi êtes-vous revenu dans lesbureaux après avoir feint de partir ? s’enquitConover avec étonnement.

— Beaumont, débuta Snyder d’un tonégal, arrive habituellement le dernier chaquematin. Aujourd’hui, il est entré le second, cequi a éveillé ma curiosité. Bien entendu, il ig-norait que je me trouvais déjà à mon poste.Vous pensez si ça m’a mis la puce à l’oreillelorsque je l’ai vu dissimuler dans un tiroir unobjet qui ressemblait à brie torche électrique.Devinez-vous de quoi il s’agissait ? »

Conover secoua silencieusement la tête.« Un neutralisateur de capacité, lui confia

Snyder. C’est un dispositif bien connu dansles milieux du crime. Lorsqu’un individu vi-ent à proximité d’un objet métallique, un

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coffre-fort, par exemple, il imprime un échode sa propre capacité électrique sur la struc-ture moléculaire externe de l’objet en ques-tion. Ces impressions s’évanouissent avec letemps. Mais tant qu’elles durent, ellesrévèlent que telles personnes, dans tel ordre,se sont approchées de l’objet.

— Cela n’a pas de sens, objecta Conover.— À votre point de vue, peut-être. Un

quidam, de par sa nature même, n’est passoupçonneux. Quoi qu’il en soit, lorsqueBeaumont vous a demandé de lui ramenerles certificats de Barstow, il a transféré lecontenu des coffrets dans ses poches, effacétoutes les empreintes digitales qui se trouv-aient sur le coffre et s’est servi du dispositifélectronique pour effacer l’écho de sa capa-cité sur le métal. Puisque c’est vous qui avezfermé la porte du coffre, vous serez le seulaccusé lorsqu’on découvrira la disparition del’argent. Beaumont prétendra probablementque vous l’avez vu ouvrir le coffre, que vous

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avez noté mentalement la combinaison,trouvé un prétexte pour demeurer au bureauaprès son départ, et emporté l’argent. »Conover étreignit le pied de son verre. La du-plicité de Beaumont était pour lui une révéla-tion décevante. Il se demandait jusqu’à quelpoint cet homme avait besoin d’argent pours’abaisser à de pareils procédés. « Allons letrouver, dit-il d’un ton pressant. Nous le per-suaderons de remettre l’argent où il l’a pris.

— Vous tendez l’autre joue, hein ? raillaSnyder. Vous autres, quidams, vous êtesvraiment d’incorrigibles poires.

— Qu’allez-vous faire ? Le dénoncer ? »Conover pensait à la femme et aux en-

fants de Beaumont.Snyder termina son verre et répéta la

question d’un air songeur.« Vais-je le dénoncer ? Laissez-moi vous

demander une chose tout d’abord : unquidam serait-il vraiment prêt à couvrir la

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faute de Beaumont ? Accepterait-il d’être ac-cusé à sa place ? »

***

Le visage du caissier avait pris une ex-pression avide, féroce.

« Un quidam ne veut voir souffrir per-sonne – pas même un Beaumont. »

Conover déclara franchement :« Il se ferait probablement passer pour un

coupable qui cherche à établir son inno-cence. Ce serait une façon de cacher sonidentité et de protéger sa famille. Celle-cipâtirait, vous le savez, si l’on apprenait qu’ilest un quidam. »

Snyder sourit.« C’est probablement ce que Beaumont a

prévu. Et il est suffisamment informé sur lesquidams pour savoir qu’il marche sur un ter-rain solide. »

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Conover étudia l’expression de son inter-locuteur. Son sourire était plutôt un rictus…c’était le visage d’un homme qui risque uneplaisanterie d’un goût douteux et sent qu’ilfrôle le coup de poing en pleine figure.

« Nous allons aider Beaumont à sortir dece pétrin, n’est-ce pas ? » dit Conover.

Snyder vida son verre.« Jamais de la vie !— Pourquoi ?— Parce que je joue sur le velours. Il a

pris un joli magot dans ce coffre. Du liquide,des crédits négociables. Et je suis le seul àpouvoir lui tirer dans les jambes. Il donnerajusqu’au dernier sou pour éviter une peine deprison. »

Le pied du verre se rompit dans la mainde Conover. Mais son regard demeura rigide.

« Pourquoi me dites-vous cela ? Vousauriez pu le faire chanter après mon arresta-tion… et je ne me serais douté de rien. »

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L’expression avide et impatiente étaittoujours sur le visage de Snyder. Conovern’avait aucune idée de sa signification.

« Pourquoi ? » répéta Snyder en le pren-ant par le bras et en se laissant glisser de sontabouret. « Venez, je vais vous le montrer.

Il le conduisit par une porte latérale, der-rière le bar jusqu’à l’allée. Dans la pénombre,la figure du caissier paraissait encore plustendue qu’à l’intérieur du bar.

Conover avait déjà vu cette expressionune fois – sur le visage d’un enfant arriéréqui s’amusait à martyriser une nichée de chi-ots d’un jour et qui se délectait à les voir setordre dans les affres de l’agonie.

Il leva les bras pour se protéger des coupsqu’il vit déferler sur lui, mais il n’avait pasprévu le coup de pied dans l’aine.

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Ce soir-là Conover rentra chez lui plustard que de coutume. L’un de ses yeux étaitfermé, c’est pourquoi il devait conduirelentement. Il avait dû se ranger sur le bordde la grand-route à plusieurs reprises pourétancher le sang qui coulait de sa lèvreouverte.

Il chercha un moyen d’éviter Alice et sonpère. Mais ils l’attendaient dans la salle deséjour.

Vacillant sur le seuil de la porte, il en-tendit le juron étouffé du père et le brefhalètement de sa femme lorsqu’ils aper-çurent son visage tuméfié et ses vêtementsen lambeaux.

Alice se précipita à sa rencontre et le fitasseoir sur un fauteuil.

« Qu’est-il arrivé ? demanda le père.Beaumont ?

— Non.

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— Ne reste pas planté là, père, dit Alice.Va chercher une serviette et de l’eauchaude. »

Elle ne dit mot jusqu’à son retour. Puiselle appuya le linge contre la joue de sonmari et lui demanda, en dominant sa peur :

« On a découvert la vérité, Wayne ?— Tu as servi de gibier dans une chasse

au quidam ? insista le père.— Non. J’aime mieux que nous parlions

d’autre chose.— Laisse-le tranquille, papa, dit Alice, il

nous dira tout s’il le désire.— C’est inutile, grommela son père, j’ima-

gine ce qui s’est passé. Quelqu’un a dé-couvert son identité. Sans doute un freluquetqui serait incapable de tenir le coup dans unmatch de buveurs. Un laissé-pour-comptequi, las de jouer les invertébrés, a voulu ex-térioriser sa virilité, une fois dans sa misér-able vie. Si seulement j’avais été là !

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— Est-ce bien cela, mon chéri ? » de-manda Alice. Conover hocha la tête.

« Qui était-ce ? demanda le père.— N’en parlons plus pour le moment. Je

suis fatigué.— Je comprends », dit Alice en plaçant le

bras de son mari autour de ses propresépaules et en le conduisant vers la chambre àcoucher.

Conover se sentait misérable. Il voulait luiparler de ses autres infortunes – le cambri-olage du coffre-fort et les incidents quiavaient suivi. Mais à quoi bon ? Ni elle ni sonpère n’y pouvaient rien. Du moins pouvait-illeur donner un jour ou deux de sécurité sup-plémentaire avant que le plafond ne s’écroul-ât sur leurs têtes.

Lorsque Alice revint à la chambre àcoucher quelques heures plus tard, elle évitason regard tandis qu’elle passait sa chemisede nuit et se glissait dans le second lit. Elle setourna contre le mur.

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« Je vais te quitter, Wayne », dit-elleenfin.

Il continuait à contempler le plafond.« Si tu étais capable d’éprouver de l’irrita-

tion à l’égard de quiconque, tu penseraisprobablement que je fais preuve d’égoïsmeen choisissant ce moment pour rompre,continua-t-elle. Mais si je puis te quittermaintenant – alors que tu es dans le malheur– je saurai si je suis à même de me séparerde toi pour de bon. »

Il se rendit compte que, pour le moment,c’était la seule solution. Il n’y avait qu’unefaçon d’expier le crime de Beaumont : se lais-ser dénoncer comme quidam. Il ne pouvaitexiger d’Alice qu’elle partageât avec lui cesdeux stigmates infamants.

« Wayne ? » En dépit du malaise que luicausait son silence obstiné, elle ne pouvait serésoudre à le regarder. « Tu sais pour quelleraison je te quitte, n’est-ce pas ? Ce n’est pasque je sois incapable d’affronter ces

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épreuves. Ce n’est pas que j’aie cessé det’aimer. Je ne prends pas la fuite parce quetu te trouves en proie à l’adversité.

— C’est pour l’enfant, dit-il.— C’est exact. Tu es le plus gentil garçon

et le meilleur mari qui soit au monde. Maistu constitues un luxe que l’enfant ne peut sepermettre. Nous savons tous deux que notreenfant mérite autre chose de la vie que d’êtrele fils d’un… être différent des autres. »

***

Maintenant que la chose n’avait plusd’importance, Conover se rendit au travail, lelendemain, avec deux heures de retard.Comme il s’y attendait, deux hélicoptères dela police avaient pris position sur le toit del’immeuble, et une voiture officielle étaitrangée devant la porte.

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Il avait presque rejoint sa place lorsqu’uninspecteur en civil le rejoignit.

« Vous êtes bien Conover ? »Avant de répondre, il jeta un regard à tra-

vers la pièce. Beaumont était occupé par unclient. Derrière le guichet de la caisse,Snyder penchait la tête profondément au-dessus de sa table.

« Oui, je suis Conover.— Le capitaine veut vous voir dans le bur-

eau de Mr Markey. »L’inspecteur l’accompagna en entourant

son bras d’une poigne solide.Dans son bureau privé, Markey leva un

œil sévère vers le prévenu.« C’est bien lui ? » demanda un officier de

police, debout près de la fenêtre.« Oui. Mais je voudrais lui parler en tête-

à-tête pendant une minute, capitaine. » L’of-ficier haussa les épaules. « Vous êtes leprésident de la compagnie. Et c’est votre ar-gent qui est en cause. »

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Markey offrit une chaise à Conover aprèsle départ des autres. « Je ne sais pas si lachose est nécessaire, Conover, mais je vaisvous exposer les faits. Quatorze mille dollarsen espèces et en lettres de crédit ont disparudu coffre ce matin. Le détecteur de capacitéde la police a démontré que Snyder a ouvertle coffre à huit heures moins cinq. C’est à cemoment qu’il a constaté la disparition del’argent. Le seul écho détecté en dehors dusien était le vôtre – lequel s’est imprimé auxenvirons de six heures trente, hier soir. Lapolice a également relevé vos empreintes di-gitales sur le coffre. Qu’avez-vous à dire ? »

Conover inclina la tête.« Rien. »Markey tambourina sur son bureau avec

de gros doigts impatients.« Vous êtes bien un quidam, n’est-ce

pas ? »Conover releva brusquement la tête.

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« Qui vous l’a dit ? Beaumont ?Snyder ? »

Le président sourit.« C’est très bien, capitaine, appela-t-il,

vous pouvez rentrer à présent. »Le capitaine revint, suivi de plusieurs

hommes.« C’est exactement ce que vous aviez

prévu, expliqua Markey, c’est un quidam.Deux hommes dans ce bureau sont au cour-ant de son identité. Je crois pouvoir dire quece fait éclaire tous les points demeurésobscurs. »

L’officier, les inspecteurs en civil et unautre homme qui prenait des notes sur uncalepin dévisagèrent Conover avec une anti-pathie non dissimulée.

« Vous désirez faire peser des charges surlui ? »

Le capitaine tendait un pouce vengeurvers Conover.

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« Non, dit Markey fermement. Je ne suispas un mangeur de quidams. Maintenant, sivous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimeraisdemeurer seul dans mon bureau. Vous,Conover, ne bougez pas. »

Lorsque toute la troupe se fut retirée,Conover prit la parole. « De quellesobscurités parliez-vous ?

— La police a pensé qu’il s’agissait d’uncoup monté. Beaumont ou Snyder, je nesaurais préciser lequel des deux, avait l’in-tention de supprimer son propre écho de laveille sur le coffre. Mais il a tellement forcé ladose que le métal avait retrouvé sa puretévirginale. Votre écho nous a sauté à la figureavec une telle clarté que vous étiez le derniersur qui nos soupçons pouvaient se porter.

— Comment avez-vous appris que j’étaisun quidam ?

— Seul un quidam est assez naïf pour selaisser jouer aussi grossièrement. »

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Markey souriait amicalement depuisplusieurs secondes. Soudain son expressionse fit de nouveau sérieuse.

« Comme je l’ai déclaré au capitaine,poursuivit-il d’un ton hésitant, je ne mangepas du quidam. Je suis partisan de la devise :vivre et laisser vivre. S’il existe des gens quisont incapables de faire le mal et qui insist-ent pour nous rendre l’existence plus facile,je n’y vois aucun inconvénient. » Il con-tourna son bureau et posa sa main surl’épaule de Conover. « Mais je suis unhomme d’affaires doué de sens pratique,Wayne. Je suis contraint de me séparer devous. La présence d’un quidam dans messervices n’arrangerait pas les choses.

— Mais les autres n’ont pas besoin deconnaître mon identité, répliqua Conoversans espoir.

— Vous vous trompez. Vous avez vu lejournaliste qui prenait des notes dans ce bur-eau. Toute cette histoire chevauche

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probablement les ondes à l’heure qu’il est.J’ai tenté de lui interdire l’entrée de mon ét-ablissement. Vous savez ce qui se passe enpareil cas. Sitôt que l’on essaie d’étouffer unenouvelle de ce genre, chacun vous traite aus-sitôt de défenseur de quidams. »

Conover se dirigea vers la porte.« Je suis désolé, Wayne », dit Markey. Et

Conover savait qu’il était sincère.

***

Il arrêta sa voiture à une centaine demètres de son domicile et demeura pétrifiépar le spectacle.

Des vingtaines de personnes s’étaientrassemblées – parmi elles des amis et desvoisins ; elles allaient et venaient sur lapelouse comme autant de charges d’explosifsattendant l’étincelle insignifiante qui les ferasauter. Quelqu’un avait planté en travers de

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la porte d’entrée l’habituel écriteau. Les motsétaient nets et cruels :

UN QUIDAM HABITE ICI !Il vit deux hommes, portant chacun un

seau, s’écarter de la foule et gravir le perron.Ils balancèrent les seaux et éclaboussèrent lafaçade blanche de goudron fumant. Plon-geant des bâtons dans le liquide visqueux, ilstracèrent des mots orduriers sur les volets.Puis ils battirent en retraite devant une grêlede pierres qui fracassèrent les vitres desfenêtres et de la porte.

Conover étreignait son volant avec ango-isse. Alice ! Grands dieux ! Pourvu qu’ellesoit partie !

Il lança la voiture en avant mais bloquales freins presque aussitôt en voyant sonbeau-père émerger d’une haie, devant lamaison voisine. Son pull-over était déchiré etgrotesquement déformé. Son menton portaitune ecchymose. Une canne brisée dont ilétreignait farouchement la moitié supérieure

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montrait clairement qu’il n’avait pas été leseul à pâtir de la rencontre.

Il monta dans la voiture.« Eh bien, fiston, cette fois tu n’as pas

manqué ton coup et tu nous as mis dans unjoli pétrin.

— Où est Alice ? demanda-t-il, craignantla réponse que son beau-père allait luidonner.

— Elle va bien. Elle a fait une valise ets’est enfuie une heure avant la diffusion de lanouvelle. »

Conover fit avancer lentement la voitureet tourna au premier carrefour.

« Que puis-je faire ?— Je ne vois pas très bien. La nature s’est

trompée en fabriquant des gens de ton es-pèce. Ce n’est pas la première fois qu’elleopère des mutations inutiles, et je diraimême fatales. C’est probablement sa façonde plaisanter, je suppose.

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— J’imagine qu’il est inutile de vous de-mander où se trouve Alice ? »

Son beau-père se renversa sur lescoussins.

« En effet. Elle m’a obligé à lui donner maparole. »

Conover avala péniblement sa salive.« Mais, ajouta le vieil homme, je me suis

laissé dire que l’hôpital St James est un en-droit fort convenable pour mettre au mondeun bébé. »

***

Ils attendirent tandis que l’infirmière desalle suivait du doigt une liste de patients.Mais elle s’interrompit et leva sur eux desyeux troublés.

« Alice Conover ? dit-elle en fronçant lessourcils. Conover… Conover… WayneConover ! C’est vous le fameux quidam !

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— Dépêchez-vous, ma fille, dit le vieillardavec impatience. Nous voulons la voir. »

Les traits de l’infirmière se firent durs etfermés. « Les visites commencent à septheures. Mais il est inutile de revenir. Elle nepourra voir personne. »

Un garçon de salle qui avait entendu laconversation s’avança. « Si ce quidam vouscause des ennuis, Miss Davis, dit-il, je suisdisposé à lui faire passer le goût du pain.

— Non, monsieur Johnson. Nous nevoulons pas de bagarres ici. Il va s’en aller.

— Alice…, implora Conover, a-t-elle déjàeu son bébé ? »

Son beau-père bondit sur le bureau ets’empara de la liste. Mais Johnson le saisitpar le poignet et l’écarta d’une secousse.

« Oh ! docteur Dorfmann. » Soulagée,l’infirmière tournait ses regards vers le fonddu corridor où venait d’apparaître unhomme en blouse blanche qui sortaitjustement de la pouponnière.

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« Je vous en prie, docteur. Par ici. »Le vieux médecin, l’air jovial, s’approcha.

Sa présence parut jeter un charme qui renditimmédiatement leur sang-froid à l’infirmièreet au garçon de salle. Les expressions decolère et de haine firent place à des souriresbienveillants.

Le père d’Alice lui-même, remarquaConover intrigué, était visiblement subjuguépar la bouleversante personnalité du nou-veau venu et le fixait avec fascination etrespect.

« Que se passe-t-il ? » demanda ledocteur Dorfmann.

L’infirmière parut en proie à une crised’affection muette. Une expression de gratit-ude et d’estime éclairait son visage d’unedouce lumière.

Conover recula, ahuri par l’étrangeté de lascène.

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« Oh… » Miss Davis venait brusquementde retrouver l’usage de la parole. « Voici lemari de Mrs. Conover. C’est ce… quidam. »

Dorfmann eut un rire léger.« Qu’y a-t-il là de tellement important ?— Je viens de lui dire qu’il ne pouvait pas

la voir.— Mais au contraire. Néanmoins, je crois

qu’il serait plus convenable de lui présenterson fils le premier. Avez-vous vu le bébé,Miss Davis ? Nous finissons à peine de lenettoyer. »

Elle s’agita, embarrassée.« Je… Non… je suis tellement occupée…— Je crois que vous devriez jeter un coup

d’œil sur cet enfant », insista doucement ledocteur.

Elle hésita mais seulement l’espace d’uninstant. Il l’éblouit de son sourire et elle des-cendit le couloir docilement.

« Vous aussi, Johnson », dit le docteur augarçon de salle.

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Johnson trotta avec empressement sur lestalons de l’infirmière, comme si on venait delui révéler qu’une surprise l’attendait.

***

Après leur départ, le docteur entoura deson bras les épaules de Conover en un gestechaleureux. Incrédule, celui-ci le regardaitbouche bée.

« Mais… je suis un quidam ! »Dorfmann fut pris d’une crise de fou rire

qui lui tira les larmes des yeux.« Moi aussi, mon fils. »Un soupçon commençait à se former dans

l’esprit de Conover. Il le repoussa. C’étaittrop invraisemblable pour qu’il pût y croire.

« Ce n’est pas possible ! On vous aime…et tout le monde déteste les quidams !

— Les mutants originels, peut-être, ac-quiesça promptement Dorfmann. Mais pas

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les quidams de la seconde génération,comme votre fils et moi-même. Il y a unenette différence, vous savez. »

Miss Davis sortit toute énervée de lapouponnière.

« Oh ! docteur, c’est le bébé le plus ador-able que nous ayons jamais vu ici ! Il y a enlui quelque chose qui vous fait… »

Elle s’interrompit, cherchant en vain desmots dont elle n’avait jamais eu à se servirjusqu’à présent.

Elle y renonça et se retourna versConover.

« Je suis sûre que vous en serez très fier.S’il est quelque chose que nous puissionsfaire pour Mrs. Conover et pour vous, dites-le simplement. »

Le garçon de salle revint dans le couloir.« Oh ! docteur, j’aimerais bien emmener

ma femme pour voir ce bébé. Me lepermettez-vous ? » Et avant que Dorfmannait pu répondre, Johnson saisit la main de

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Conover et la secoua énergiquement. « Onpeut dire que vous avez de la chance d’avoirun tel enfant ! »

Le médecin cessa de sourire et hocha latête d’un air confiant après que le garçon desalle les eut quittés. « Vous en avez peut-êtrevu de dures jusqu’à présent, dit-il, mais, avecun tel bébé, je puis vous assurer que vosépreuves sont terminées. Voyez-vous, lesquidams de la seconde génération ont ce dontrès simple : celui de « déteindre » par conta-gion sur ceux avec qui ils sont en contact… »

Johnson s’arrêta à l’entrée de lapouponnière…

« Hé là, vous deux, n’oubliez pas de voterpour le Dr Dorfmann à la prochaine élection.

— Vous briguez donc un poste quel-conque ? demanda le beau-père de Conover.

— Sénateur pour le sixième district. Jeserai peut-être en mesure d’y faire quelquebien, ajouta-t-il facétieusement. Je crois que

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j’ai quelques chances d’être élu, qu’enpensez-vous ? »

Johnson passa la tête par la porte de lapouponnière pour lancer le mot de la fin.

« Dites donc, Conover, peut-être votre filssera-t-il un jour candidat à la présidence !

Traduit par PIERRE BILLON.

Soft touch.

© Galaxy Publishing Corporation, 1959.© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.

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ABSALON – Henry Kuttner

Les parentsaiment leurs en-fants, en général,ne serait-ce queparce qu’ils sontfaibles et démunis.Mais la psychana-lyse nous a apprisque les enfantshaïssaient incon-sciemment leursparents parce queceux-ci leurparaissaient

détenir unécrasant pouvoiraffectif, physiqueet mental. Et si, àla suite d’unemutation, cet or-dre de choses étaitrenversé ? Si l’en-fant se montraitplus puissant queson père ou men-açait de le de-venir, le complexed’Œdipe serait-ilremplacé par ce-lui d’Absalon ?

Il faisait déjà presque nuit quand JoëlLock rentra chez lui, revenant de l’universitéoù il occupait la chaire de psychonamique. Il

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entra d’un pas tranquille par la porte latéraleet s’arrêta une seconde pour écouter. C’étaitun homme de grande taille, d’une quar-antaine d’années. Le regard gris était froid etperçant et les lèvres minces dessinaient unperpétuel sourire quelque peu sardonique. Ilentendit le ronronnement du precipitron, cequi signifiait qu’Abigail Schuler, lagouvernante, devait être occupée à sestravaux ménagers. Lock sourit furtivement ets’avança vers un panneau dans le mur quis’ouvrit à son approche.

Le petit ascenseur l’emporta sans bruitjusqu’à l’étage supérieur.

Là, curieusement, sa démarche se fit furt-ive comme celle d’un voleur. Il traversa levestibule sur la pointe des pieds et s’arrêtadevant une porte. La tête baissée, les yeuxclos, il écouta attentivement, mais aucun sonne lui parvint de la chambre. Alors il ouvritla porte et entra.

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Et tout aussitôt son allure changea. Il seredressa brusquement et se figea, les lèvresfermées ; le regard gris se ranima et fit lente-ment le tour de la pièce.

La chambre aurait très bien pu être celled’un jeune homme normal de vingt ans, maispas celle d’un garçon de huit. Des raquettesde tennis s’appuyaient dans le plus granddésordre contre des piles de cassettesd’études. Lock, d’un geste instinctif, arrêta levitaminiseur qui était branché. Il pivota pr-esque en même temps sur lui-même. Ilaurait juré que quelqu’un l’observait, etpourtant l’écran du téléviseur était absolu-ment vide.

Ce n’était pas la première fois que cela luiarrivait.

Il se détendit finalement et se penchapour examiner les cassettes entassées lesunes sur les autres. Une d’entre elles portaitcomme titre : Traité de Logique entropique.Lock la prit et la retourna en tous sens,

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comme s’il avait voulu lire sur la bande deplastique. Il se releva enfin, jeta un derniercoup d’œil songeur sur le téléviseur et sortit.

En bas, Abigail Schuler était en train decomposer le programme domestique sur laConsole ménagère. Sa bouche pincée étaittout aussi austère que le petit chignon qui re-tenait prisonniers ses cheveux gris.

« Bonsoir, dit Lock. Où est Absalon ?— Il joue dehors, Frère Lock, répondit-

elle d’un ton guindé. Vous rentrez bien tôt.Je n’ai pas encore fini de nettoyer le salon.

— Eh bien, branchez le ionisateur. Il n’yen aura pas pour longtemps. D’ailleurs, j’aides textes à corriger. »

Il lui tourna le dos. Les toussotements in-sistants de la gouvernante l’arrêtèrent.

« Qu’y a-t-il ?— Votre fils a l’air pâlichon en ce

moment.

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— Alors il lui faut de l’exercice physique,dit-il sèchement. Je vais l’envoyer dans uncamp de vacances…

— Frère Lock, l’interrompit-elle. Pour-quoi ne le laissez-vous pas aller à l’universitéde Baja California ? Il en meurt d’envie.Jusqu’à présent vous l’aviez toujours laisséétudier les matières qu’il voulait, même lesplus dures. Maintenant vous lui refusez. Cen’est pas moi que ça regarde, bien sûr, maisje peux vous assurer qu’il en souffrebeaucoup.

— Il souffrirait encore plus si j’accédais àson désir. J’ai mes raisons pour ne pasvouloir qu’il étudie la logique entropique.Savez-vous d’ailleurs ce dont il s’agit ?

— Non… vous savez bien que je ne le saispas. Je ne suis pas une femme instruite,Frère Lock. Mais Absalon, lui, il est brillantcomme un astre ! »

Lock eut un mouvement d’agacement.

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« Vous avez vraiment le don deseuphémismes ! persifla-t-il. Brillant commeun astre ! »

Il haussa les épaules et s’approcha de lafenêtre. Son fils jouait au ballon sur lapelouse. Absalon ne leva pas les yeux, en-tièrement occupé par son jeu, mais Locképrouva soudain un atroce picotement deterreur qui le glaça. Derrière son dos, sesmains se nouèrent et se crispèrentnerveusement.

Un enfant de huit ans qui en paraissaitdix et dont l’âge mental correspondait à celuid’un homme de vingt ans ! Quelle chargepour un père. Lock n’était pas le seul dansson cas. Beaucoup d’autres parents connais-saient les mêmes problèmes – quelque choseétait arrivé qui, depuis un certain temps,avait brusquement fait grimper la courbe re-présentant la proportion d’enfants prodiges.C’était comme si petit à petit quelque choseétait apparu dans les cerveaux des nouvelles

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générations – le but, semblait-il, était l’éclo-sion à longue échéance d’une nouvelle es-pèce. Lock n’ignorait pas ce phénomène. Luiaussi avait été en son temps un enfant génial.

Les autres parents pouvaient bien faireface à leurs étranges rejetons comme ils levoulaient, mais lui refusait de se plier à cequ’il considérait comme une démission. Ilsavait ce qui était bon pour Absalon. Que lesautres envoient les leurs s’ils le voulaientdans ces fameuses écoles où ils vivaient etétudiaient entre eux ! Mais pas Absalon !

« Sa place est ici, dit-il à voix haute. Avecmoi. Là où je peux… » Il rencontra le regardde la gouvernante posé sur lui et haussa ànouveau les épaules. Il reprit d’un ton irritéla conversation interrompue.

« Bien sûr, il est très intelligent, mais pasencore assez pour aller à l’université de BajaCalifornia et y étudier la logique entropique.La logique entropique ! C’est beaucoup tropcomplexe pour lui. Même vous devriez

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réaliser cela. Ce serait un cadeau empoison-né à lui faire ! Absalon n’est pas encore suff-isamment mûr. Vous ne comprenez donc pasà quel point ce pourrait être dangereux pourlui de se retrouver là-bas et d’étudier avecdes gens qui ont trois fois son âge ? Cela pro-voquerait un véritable surmenageintellectuel au-dessus de ses moyens actuels.Je ne veux pas en faire un psychopathe. »

Abigail eut une moue amère.« Vous l’avez pourtant autorisé à étudier

le calcul infinitésimal.— Tsstt. Fichez-moi la paix. » Lock se re-

tourna et regarda à nouveau l’enfant qui lou-ait. « Je pense, dit-il, lentement, qu’il esttemps que j’établisse un nouveau type derapports avec Absalon. »

La gouvernante le considéra fixement.Ses lèvres minces s’ouvrirent comme si elleallait parler, mais elles se refermèrent dansun claquement ouvertement désapprobateur.Bien sûr, elle ne comprenait pas tout à fait le

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pourquoi et le comment d’un rapport. Ellesavait seulement qu’il existait des moyensgrâce auxquels il était possible – l’hypnot-isme y jouait une grande part – de se frayerun chemin dans un cerveau bon gré mal gréet de mettre au jour les pensées les plus pro-fondément enfouies. Elle hocha la tête.Droite, le visage sévère et fermé, elle étaitl’expression même du reproche.

« N’essayez pas de vous mêler de chosesque vous ne comprenez pas, lui dit Lock. Jevous le répète, je sais ce qui est préférablepour Absalon. Il est exactement ce que j’étaisil y a trente et quelques années. Qui pourraitle connaître mieux que moi ? Appelez-le, s’ilvous plaît. Je serai dans mon bureau. Qu’ilm’y rejoigne. »

Abigail, les sourcils froncés, le regardapartir. Comment savoir ce qui était préfér-able ? Les mœurs d’aujourd’hui étaientstrictes et austères, mais il était quelquefoisdifficile de décider en son âme et conscience

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ce qui était le mieux. Dans l’ancien temps, àl’époque qui avait suivi les guerresatomiques, quand toutes les licences et lesfureurs étaient autorisées, quand tout unchacun pouvait faire ce qui lui plaisait, la viedevait être plus facile. Maintenant après laviolente réaction vers une éthique puritaine,on était obligé de réfléchir à deux fois et defouiller sa conscience avant d’entreprendrela moindre action.

Elle n’avait de toute façon pas le choix.Elle brancha le microphone mural.

« Absalon ? appela-t-elle.— Oui, Sœur Schuler ?— Voulez-vous venir, je vous prie. Votre

père veut vous voir. »

***

Dans son bureau, Lock resta pensifpendant quelques instants.

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« Sœur Schuler ? appela-t-il. Je vais êtreoccupé un moment. Dites à Absalon d’at-tendre un peu. »

Il coupa et composa rapidement unnuméro sur le clavier du téléviseur.

« Je voudrais le docteur Ryan, à l’Écoledes Surdoués du Wyoming. De la part deJoël Lock. »

Il se leva pour aller prendre un vieux livrerelié de toile, sur une étagère encombréed’une collection d’objets antiques.

Et Absalon, lut-il, envoya des émissairesdans toutes les tribus d’Israël pour pro-clamer : Quand se fera entendre le son destrompettes, alors vous saurez qu’Absalonrègne sur Hébron.

« Frère Lock ? »Un visage aux traits agréables, auréolé de

cheveux blancs, était apparu sur l’écran.Lock reposa le livre et leva la main en signede salut.

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« Docteur Ryan. Je m’excuse de vousdéranger encore.

— Ce n’est rien. J’ai tout mon temps.Vous savez, je suis censé être le directeur del’École, mais ce sont les enfants eux-mêmesqui la dirigent en réalité. » Il haussa lesépaules en souriant. « Comment vaAbsalon ?

— Je suis dans une impasse avec lui, ex-pliqua Lock, d’un ton amer. Je lui avais pré-paré un très vaste programme d’études, etmaintenant il veut étudier la logique entro-pique. Or, il n’existe que deux universités oùcette matière est enseignée, et la plus procheest celle de Baja California.

— Ne pourrait-il prendre un abonnementsur la ligne d’hélicoptères ? » demanda Ryan.

Lock poussa un grognement dedénégation.

« Cela lui prendrait trop de temps. Et deplus, ils n’acceptent que des internes. Le ré-gime y est très strict. On considère là-bas

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qu’une discipline rigide mentale et physiqueest nécessaire pour maîtriser la logique en-tropique. C’est de l’abrutissement pur etsimple. J’ai quelques traités chez moi – jedois confesser qu’il m’a fallu utiliser le lec-teur tridimensionnel pour arriver à visualiserles principes de base. »

Ryan éclata de rire.« Les enfants ici s’y font très bien. Euh… à

propos… êtes-vous sûr d’avoir bien compris ?— En gros, oui. Suffisamment pour réal-

iser que les études pour un enfant ne signifi-ent rien tant qu’il n’a pas élargi ses propreshorizons.

— Pourtant nous n’avons aucune diffi-culté chez nous. N’oubliez pas, Lock, qu’Ab-salon est un génie, pas un enfant ordinaire.

— Je le sais. Je connais aussi les re-sponsabilités que j’ai vis-à-vis de lui. Je veuxqu’il se sente en sécurité dans un environ-nement familial normal. C’est pourquoi je re-fuse qu’il aille à Baja California pour le

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moment. Je veux être en mesure de leprotéger.

— Nous avons déjà discuté de cela et nousn’étions pas d’accord. Mais, vous savez, lessurdoués se suffisent parfaitement à eux-mêmes ; ils n’ont besoin de personne d’autrequ’eux.

— Absalon est un génie, c’est un fait, maisil est aussi un enfant. Et comme un enfant, ilmanque du sens des proportions. Il court en-core plus de dangers qu’un enfant normal.En ce qui me concerne je pense que c’est unegrave erreur de laisser cette liberté totale auxsurdoués, comme vous le faites. J’ai refuséd’envoyer Absalon dans votre école pour uneexcellente raison ; c’est que votre façon derassembler tous ces génies et les laisser seconcurrencer entre eux m’apparaît comme lafabrication d’un environnement totalementartificiel. »

Ryan l’apaisa d’un geste.

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« Je ne veux pas en discuter, dit-il. C’estvotre affaire. Il semble toutefois que vous re-fusez d’admettre cette augmentationrégulière du taux de génies ces dernières an-nées. D’ici une génération…

— J’étais un enfant prodige moi-même, lecoupa Lock d’une voix énervée. Et je m’ensuis sorti. J’ai eu assez de problèmes avecmon père. C’était un véritable tyran. Si jen’avais pas eu de la chance, il m’aurait com-plètement perturbé. J’ai réussi à m’adaptermais cela n’a pas été sans de graves diffi-cultés. Je ne veux pas qu’il en soit de mêmeavec Absalon. C’est pourquoi j’utilise la psy-chonamique avec lui.

— Les narco-analyses ? Et les séancesd’hypnotisme forcé ?

— Pas forcé ! gronda Lock. C’est une cath-arsis mentale extrêmement valable. Soushypnose, Absalon me dit tout ce qu’il pense ;à partir de quoi je peux l’aider.

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— Je ne savais pas que vous pratiquiezainsi avec votre fils. » Ryan parlait lentementcomme s’il cherchait à se dominer. « Je nesuis pas sûr que ce soit une très bonne idée.

— Je ne me mêle pas de vous donner desconseils pour diriger votre école !

— Non, mais c’est ce que font nos enfants.Une grande majorité d’entre eux sont bienplus intelligents que moi.

— Cette intelligence dont vous parlez estencore sans maturité. Elle est dangereuse.Un enfant ira patiner sur une couche deglace sans prendre la précaution de tester lasolidité de la glace. Ne croyez pas que jeveuille retarder ou ralentir Absalon. Je m’oc-cupe simplement de faire les essais pour lui– je m’assure que la glace est assez solidepour le supporter. Je comprends la logiqueentropique, mais lui… pour l’instant… en estencore incapable. Il faudra donc qu’ilattende.

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— Bon. Qu’y a-t-il d’autre que vousvouliez me dire ? »

Lock hésita.« Euh… sauriez-vous si quelques-uns de

vos enfants auraient communiqué avecAbsalon ?

— Je l’ignore, répondit Ryan. Je ne memêle pas de leur vie.

— Parfait. Alors, qu’ils ne se mêlent pasde celle d’Absalon. Vous serait-il possible desavoir s’ils sont entrés en contact avec lui ? »

Il y eut un long silence.« Je vais essayer, répondit finalement Ry-

an. Mais si j’étais à votre place, Frère Lock,j’autoriserais Absalon à aller à l’université deBaja California, s’il le veut.

— Je sais ce que je fais », conclut sèche-ment Lock, et il coupa. Son regard revint surla Bible posée devant lui.

Logique entropique !Quand Absalon arriverait à maturité, ses

caractéristiques somatiques et

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psychologiques anormales se stabiliseraientpetit à petit vers une normale, mais, entre-temps il fallait s’attendre à de grands accèsbrutaux, dangereux pour tous. Absalon, pourson propre bien, avait besoin d’un contrôlestrict.

Et, pour une raison inconnue de Lock, ilavait essayé ces derniers temps d’échapperaux communications hypnotiques. Il devaitse passer quelque chose…

Toutes sortes de pensées sans aucun lienapparent se bousculaient dans la tête deLock. Devenu inconscient du temps, il avaitcomplètement oublié qu’Absalon l’attendait,et il fallut que la voix d’Abigail retentissedans le haut-parleur mural pour qu’il réaliseque c’était l’heure du dîner.

Pendant les repas, Abigail Schuler s’as-seyait telle Atropos entre le père et le fils,prête à interrompre toute discussion quirisquait de tourner mal. Elle estimait que sondevoir était de protéger Absalon contre son

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père, et cette attitude énervait Lockprodigieusement.

C’est peut-être à cause de cela, par pro-vocation, qu’il décida d’amener sur le tapis lesujet qu’il redoutait le plus.

« Il m’est apparu que tu as étudié la lo-gique entropique ces temps-ci. » Absalon nemanifesta aucune surprise. « Cela t’a-t-ilconvaincu que c’est trop ardu pour toi ?

— Non, Père, répondit Absalon. Je n’ensuis pas du tout convaincu.

— Les rudiments du calcul infinitésimalne sont rien en comparaison. Tu sais, Fils, jeme suis attaqué à la logique entropique, etcela n’a pas été facile… même pour moi. Etpourtant, intellectuellement, je suis arrivé àmaturité.

— Je sais, Père. Je sais aussi que je nesuis encore qu’un enfant. Mais je ne pensetoujours pas que cela me soit inaccessible.

— Le véritable danger n’est pas là, maisplutôt que l’étude d’une matière tellement

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complexe risque de provoquer chez uncerveau encore jeune certains troublespsychotiques que tu pourrais très bien ne pasdéceler à temps. Si nous pouvions être enrapport chaque soir, ou tous les deux jours,pendant que tu étudierais…

— Mais c’est à Baja California !— C’est cela le problème. Si tu voulais at-

tendre mon congé sabbatique, je pourrais yaller avec toi. Ou même tu pourrais commen-cer dans une université plus proche d’ici. Jene cherche pas à te contrecarrer, Fils. La lo-gique devrait te montrer que mes raisonssont justes.

— Oui, je le sais, répondit Absalon. Lavéritable difficulté repose sur une donnée in-tangible, n’est-ce pas ? Je veux dire que vouspensez que je ne peux pas affronter les diffi-cultés de la logique entropique sans courir derisques psychiques, alors que moi, je suisconvaincu du contraire.

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— Exactement. Tu as, bien sûr, l’avantagede te connaître mieux que je ne le pourraisjamais. Mais d’un autre côté tu as contre toiton immaturité et le manque du sens desproportions. J’ai aussi l’avantage de monexpérience.

— Votre expérience personnelle, Père.Mais jusqu’à quel point peut-elle s’appliquerà moi ?

— C’est moi, Fils, qui suis seul juge decela.

— Peut-être, admit Absalon. Quoi qu’il ensoit, j’aurais aimé que vous me mettiez dansune école pour surdoués.

— N’es-tu pas heureux ici ? sursauta Abi-gail, blessée.

— Mais si, Abbie, tu le sais bien, réponditl’enfant avec un regard affectueux et tendrepour la vieille femme.

— Et crois-tu que tu serais plus heureux situ étais atteint de démence précoce ? de-manda Lock d’un air ironique. La logique

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entropique, par exemple, présuppose la com-préhension de variations temporelles appli-quées à des problèmes concernant larelativité.

— Oh ! vous me donnez mal à la tête,grinça Abigail. Vous qui vous préoccupeztant de sa santé morale, vous ne devriez paslui parler de choses pareilles. »

Elle programma la suite du repas et fitglisser les plats métalliques dans le compar-timent nettoyeur.

« Café, Frère Lock… du lait pour Ab-salon… et moi je prendrai du thé. »

Lock fit un clin d’œil à son fils, mais l’en-fant ne lui répondit pas. Abigail prit sa tasseet se leva pour s’approcher de la cheminée.Elle repoussa quelques cendres avec un petitbalai, puis elle s’assit sur un tas de coussins,ses jambes maigres tournées vers le feu debois. Lock étouffa un bâillement.

« Tant que nous n’aurons pas réglé cetteaffaire, Fils, nous en resterons là. Ne

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recommence pas à fouiner dans ce traité delogique entropique, ou à tout ce qui touche àce sujet. D’accord ? »

Pas de réponse.Lock insista.« D’accord ?— Je ne peux pas vous l’assurer, dit fi-

nalement Absalon. En fait, cette cassette m’adéjà donné quelques idées. »

C’était presque incongru, cette oppositionentre le cerveau incroyablement développé etce petit corps encore tout à fait infantile.Lock contempla avec stupéfaction son fils as-sis en face de lui, de l’autre côté de la table.

« Tu es encore très jeune, dit-il. Quelquesjours de plus ou de moins, quelle import-ance ? Et n’oublie pas que j’ai légalementautorité sur toi, bien que je n’agirais pas ain-si si je n’avais pas profondément consciencede mon honnêteté.

— Être honnête vis-à-vis de vous n’estpeut-être pas être honnête vis-à-vis de moi,

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répondit Absalon, les yeux baissés sur lanappe sur laquelle il dessinait avec sonongle.

— Nous reparlerons de cela jusqu’à ce quenous nous soyons mis d’accord. Pour l’in-stant, j’ai du travail à faire. »

Lock sortit.« Il agit pour le mieux, Absalon, dit

Abigail.— Bien sûr, Abbie… bien sûr. » Mais Ab-

salon restait songeur.Le lendemain, Lock se montra préoccupé

et absent, même pendant ses cours. À midi, ilappela le docteur Ryan à l’École des Sur-doués du Wyoming. Ryan répondit de façonévasive, sans donner trop de précisions. Ilavait demandé aux enfants s’ils avaient com-muniqué avec Absalon, et leur réponse avaitété non.

« Mais ils mentiraient encore la maindans le sac, s’ils le jugeaient bon, ajouta-t-il,

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avec un sourire qui parut inconvenant à soninterlocuteur.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? grogna Lock.— Je ne sais pas. Peut-être la façon qu’ils

ont de me tolérer. C’est peut-être parce quede temps en temps je leur suis utile. Mais jene perds pas de vue qu’à l’origine c’était moiqui étais censé les superviser. Maintenant cesont eux qui me supervisent.

— Êtes-vous sérieux ? »Ryan redevint grave.« J’ai un immense respect pour ces en-

fants surdoués. Et je pense que vous com-mettez une très grave erreur en ce qui con-cerne l’éducation de votre fils. Il y a à peuprès un an je suis venu vous voir chez vous,vous en souvenez-vous ? Eh bien, c’est chezvous… et chez vous seul ! Absalon n’a droitqu’à une seule pièce. Il est obligé de se can-tonner dans le seul espace qui lui soit alloué.Il n’a le droit d’aller nulle part ailleurs. Vous

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exercez une domination terrible sur votrefils.

— J’essaie de l’aider.— Croyez-vous que ce soit la meilleure

manière de l’aider ?— J’en suis certain ! gronda Lock. Et

même si je me trompais, ce n’est pas pourcela que l’on pourrait m’accuser de fi… de fi-lici… d’infanticide.

— Votre hésitation est pleine d’intérêt,releva Ryan. Tout le monde connaît parfaite-ment le matricide ou le parricide ou le fratri-cide, mais il est rare que quelqu’un tue sonpropre enfant. Le mot juste ne vient pas toutde suite à la bouche. »

Lock foudroya du regard l’image surl’écran, devant lui.

« Que diable cherchez-vous à insinuer ? »Ryan ne se démonta pas.« Simplement que vous devriez vous

montrer prudent. Vous savez, après quinzeannées passées parmi ces étranges enfants,

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je suis de plus en plus persuadé du bien-fondé de la théorie des mutations.

— Mais j’ai été moi aussi un enfantgénial !

— Bien sûr… bien sûr », admit Ryan, maisses yeux semblaient tout à coup animés d’unéclat inhabituel chez lui. « Savez-vous quel’on suppose que les mutations sont cumulat-ives ? Il y a trois générations, le pourcentaged’enfants géniaux parmi la population étaitde deux pour cent. Une génération plus tard,il était grimpé à cinq pour cent. Une autregénération… La courbe monte, Frère Lock.Et le Q.I. augmente proportionnellement.Votre père n’était-il pas un génie, lui aussi ?

— Oui, reconnut Lock. Mais mal adapté.— C’est bien ce que je pensais. Les muta-

tions sont longues à arriver à maturité. Enthéorie, la transition de l’homo sapiens versl’homo superior est déjà en cours de route.

— Je sais cela. C’est parfaitement logique.Chaque génération de mutations – celle-ci

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du moins – constitue une étape vers l’homosuperior. Qu’en sera-t-il… »

Ryan l’interrompit tranquillement.« Je ne pense pas que nous le saurons ja-

mais. Nous ne comprendrions pas. Combiende temps faudra-t-il pour en arriver là ? Jene crois pas que ce soit pour la prochainegénération. Peut-être dans cinq générations,ou dix, ou vingt. Chacune constituera,comme vous l’avez dit, un nouveau palier,découvrant et réalisant un nouvel aspect detoutes les ressources humaines encoreoubliées et enfouies. Jusqu’à ce qu’un jour lesommet soit atteint. Et ce sommet, Joël, c’estle surhomme.

— Absalon n’est pas un surhomme, recti-fia Lock. Il n’est pas non plus un surenfant.

— En êtes-vous sûr ?— Mon Dieu ! Vous pensez que je ne con-

nais pas mon propre fils ?— Je ne répondrai pas à cette question.

Quant à moi, je suis certain de ne pas tout

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connaître des enfants de mon école. Beltram,le directeur de l’École de Denver, m’a dit ex-actement la même chose. Ces surdoués sontla prochaine étape de la mutation. Vous etmoi, Frère Lock, appartenons à une espèceen voie de disparition. »

Le visage de Lock blêmit. Sans dire unmot, il éteignit l’écran.

La cloche sonna, annonçant que les coursreprenaient, mais Lock sembla ne pas l’en-tendre. Le visage luisant de sueur, la bouchetordue en un rictus déplaisant, il secouaplusieurs fois violemment la tête et se dé-tourna du téléviseur.

***

Il revint chez lui à cinq heures du soir. Ilentra par la porte latérale et l’ascenseur l’em-porta directement à l’étage supérieur. Laporte de la chambre d’Absalon était fermée,

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mais des bruits de voix filtraient doucementde l’intérieur. Lock écouta un moment, puisil se releva et frappa violemment contre lepanneau.

« Absalon, descends. Je veux te parler. »Dans le salon, il demanda à Abigail de se

retirer quelques instants, puis, le dos tournévers le feu, il attendit l’entrée de son fils.

Les ennemis de mon Seigneur qui selèveront pour le vaincre et le détruire serontsemblables à ce jeune homme.

Absalon arriva d’un pas tranquille, sans lemoindre signe de gêne. Il s’avança et s’arrêtaface à son père, le visage calme et serein. Cetenfant ne manquait pas d’aplomb, pensaLock.

« J’ai entendu quelques bribes deconversation là-haut, Absalon, commençaLock.

— C’est sans importance, réponditfroidement le petit garçon. J’avais l’intentionde vous en parler ce soir de toute façon. Père,

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il faut que je m’attaque à la logiqueentropique. »

Lock fit comme s’il n’avait pas entendu.« Avec qui parlais-tu, tout à l’heure ?— Un garçon que je connais. Malcolm

Roberts. Il est à l’École des Surdoués deDenver.

— Vous parliez de logique entropique,n’est-ce pas ? Après ce que je t’ai dit hiersoir ?

— N’oubliez pas que je n’étais pas d’ac-cord avec vous. »

Lock joignit ses mains dans son dos etnoua ses doigts.

« Alors tu devrais te souvenir aussi que jet’ai fait remarquer que j’avais légalementautorité sur toi.

— Légalement, oui. Moralement, non !— La morale n’a rien à voir là-dedans.— Si. Absolument. Ceci est une affaire de

morale et d’éthique. Beaucoup d’enfants demon âge – et même des plus jeunes que moi

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– dans les écoles de surdoués, étudient la lo-gique entropique. Ils n’en ont pas été abîméspour autant. Il faut que j’aille dans une deces écoles, ou sinon à Baja California. Il lefaut. »

Lock baissa la tête, et fixa le bout de seschaussures.

« Une seconde, je te prie. Pardonne-moi,Fils, je me suis pendant une seconde sentiémotionnellement ébranlé. Revenons sur leterrain de la logique pure.

— Très bien », accepta Absalon, mais ilmarqua un imperceptible mouvement derecul.

« Je suis convaincu que l’étude de cettematière très particulière risque d’êtredangereuse pour toi. Je ne veux pas que tusois abîmé. Je veux que tu aies toutes lespossibilités qui m’ont été refusées.

— Non », refusa Absalon. Dans sa voixencore haut perchée de petit garçon perçaitune curieuse note de maturité. « Ce n’étaient

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pas les possibilités qui vous ont manqué.C’était de l’incapacité.

— Comment ? sursauta Lock.— Vous n’accepterez jamais l’idée que je

puisse étudier impunément la logique entro-pique. Je le sais. J’en ai parlé avec d’autresenfants comme moi.

— Tu as parlé avec eux de problèmespersonnels ?

— Ils sont de la même race que moi.Vous, non. Et je vous en prie, ne me parlezpas d’amour filial et de semblables baliv-ernes. C’est vous-même qui avez depuislongtemps rendu tout cela vain et caduc.

— Continue. » Ses lèvres pincées démen-taient le ton tranquille de la voix. « Mais sur-tout, sois logique.

— Je serai logique, n’ayez crainte. Je nepensais pas que le jour viendrait si tôt, maisaujourd’hui le moment est venu. Vous m’em-pêchez d’accomplir ce que je dois accomplir.

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— Ah ! la théorie des mutations… le cara-ctère cumulatif… je vois. »

Le feu chauffait trop fort dans son dos ;Lock avança d’un pas pour s’écarter de lacheminée, ce à quoi Absalon répondit par unléger mouvement de recul. Lock considérason fils avec une curiosité toute nouvelle.

« Oui. Une mutation. Réellement, ditl’enfant. Ce n’est pas encore le stade ultime,bien sûr. Grand-père a été un des premierséchelons, vous en avez été un autre, et moi jesuis encore différent de vous. Mes enfantsseront encore plus proches de la mutation fi-nale. D’ailleurs, les seuls experts psy-chonamiques ayant un tant soit peu devaleur sont ceux de votre génération qui ontété des enfants géniaux.

— Merci.— Vous avez peur de moi, continua Ab-

salon. Vous avez peur de moi et vous êtes ja-loux de moi. »

Lock essaya de rire.

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« Et la logique ? Tu n’es plus du tout lo-gique. » L’enfant continua, toujours aussiimperturbable.

« Je suis logique. Quand vous avez prisconscience du caractère cumulatif de cettenouvelle mutation, il vous a été impossibled’accepter l’idée que je vous remplacerai unjour. C’est un aspect psychologique fonda-mental chez vous. Grand-père lui aussi étaitplus ou moins comme cela. C’est pourquoivous avez choisi la psychonamique. Là, vousétiez un petit dieu, piochant et creusant dansles recoins les plus secrets du cerveau de vosélèves, modelant leur esprit comme il est ditque Dieu modela Adam. Vous craignez que jene vous surpasse et vous avez raison de lecraindre, car je vous surpasserai.

— Alors, pourquoi t’aurais-je laissé étudi-er tout ce que tu voulais jusqu’à présent ?

— Parce que vous savez comme moi quebeaucoup d’enfants géniaux étudient telle-ment qu’ils se consument et finissent par

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perdre entièrement leurs capacités intellec-tuelles. À propos de la logique entropique,par exemple, vous n’auriez pas autant parlédes dangers que je courrais si cela n’avait pasété votre idée fixe. Bien sûr, c’est de vous quej’ai hérité mon intelligence, mais incon-sciemment vous espériez que je me détru-irais moi aussi. Comme cela je n’aurais plusété un rival possible pour vous.

— Je vois.— Vous m’avez autorisé à étudier les

mathématiques, la géométrie, le calcul infin-itésimal et le calcul non euclidien, mais vousne me perdiez pas de vue. Si jamais je trav-aillais sur une matière que vous ne connais-siez pas, vous vous empressiez de l’étudierd’abord, afin de vous assurer que vous étiezaussi intelligent que moi. Vous vouliez vousassurer que je ne vous dépasserais pas, queje ne pouvais accéder à un savoir qui vousaurait été inaccessible. Voilà pourquoi,

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maintenant, vous refusez de me laisser allerlà où je pourrais étudier la logiqueentropique. »

Le visage de Lock était fermé, neutre,comme si ce discours ne le concernait pas.

« Pourquoi ? demanda-t-il froidement.— Parce que vous ne pouvez pas la com-

prendre. Vous avez pourtant essayé, maisvous n’y êtes pas arrivé. Vous n’êtes pas as-sez flexible. Votre sens de la logique n’est pasassez flexible – il est basé sur le postulatqu’une minute doit absolument faire soix-ante secondes. Vous avez perdu la faculté devous surprendre vous-même. Pour vous,toute abstraction doit devenir concrète… or,c’est faux ! Je peux assimiler la logique en-tropique. Je le peux !

— C’est la semaine dernière qu’on t’asoufflé toutes ces sornettes ? demanda Lock.

— Si vous vous référez à nos pseudo-rap-ports, je vous réponds non ! Il y a longtemps

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que j’ai appris à fermer une partie de moncerveau à vos fouilles et à vos investigations.

— C’est impossible ! »Lock refusait d’admettre une telle

éventualité.« Impossible pour vous, mais n’oubliez

pas que je suis l’échelon ultérieur dans lamutation. Je possède des facultés dont vousignorez tout. Il y a aussi quelque chose que jesais : c’est que je ne suis pas trop en avancepour mon âge. Ceux qui sont dans les écolesde surdoués sont plus avancés que moi.Leurs parents à eux se plient aux loisnaturelles – c’est le rôle de l’homo sapiens deprotéger l’homo superior, comme tout parentdoit aider et protéger son enfant. Seuls lesparents immatures comme vous refusentcette voie pourtant inéluctable. »

Lock ne bougeait toujours pas.« Ainsi je suis immature ? Et je te hais ?

Et je suis jaloux de toi ? Tu en es persuadé ?— Est-ce vrai ou non ? »

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Lock ne répondit pas à la question posée.« Tu es encore mentalement inférieur à

moi et tu le seras pendant quelques annéesencore. Disons, pour reprendre tes termes,que ta supériorité réside dans ta flexibilité ettes facultés d’homo superior – quellesqu’elles soient. Mais en revanche je suisphysiquement un adulte. Je pèse au moins ledouble de toi. Je suis plus fort que toi, et,selon la loi, tu me dois obéissance. »

Absalon avala difficilement sa salive, maisil ne broncha pas. Lock se redressa de toutesa hauteur comme s’il avait voulu dominerencore plus l’enfant devant lui. Sa main des-cendit à sa taille, mais n’y trouva pas ce qu’ilcherchait. Il haussa les épaules et s’avançavers la porte.

« Je vais te montrer que tu m’es inférieur,dit-il d’un ton glacial et uni au moment desortir. Tu vas être obligé de l’admettre, là,devant moi. »

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Absalon le regarda partir sans dire unmot.

Lock monta à l’étage. Dans le tiroir de sonbureau il prit une ceinture en plastiquetransparent. Il la fit lentement glisser entreses doigts – elle était longue, froide etsouple. Ses lèvres exsangues esquissèrent unsourire cruel.

Il redescendit.Il ouvrit la porte du salon et entra. Ab-

salon n’avait pas bougé d’un pouce, maismaintenant Abigail Schuler était là elle aussi,se tenant, droite et fière, à côté de l’enfant.

« Sœur Schuler, sortez ! lui ordonnaLock.

— Vous ne le fouetterez pas ! » dit-elle. Latête redressée, les mâchoires serrées, elleétait un monument de volonté farouche etinébranlable.

« Sortez !— Non. J’ai tout entendu. Tout ce qu’a dit

Absalon est vrai.

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— Sortez, je vous dis ! » hurla-t-il.Il bondit en avant, la ceinture à la main.

C’est alors seulement à cet instant que lesnerfs de l’enfant le lâchèrent. Il hoqueta defrayeur et recula précipitamment, à larecherche d’une cachette qui n’existait pas.

Lock se précipita derrière lui.Avec une rapidité déconcertante, Abigail

attrapa le balai à cendres et le jeta dans lesjambes de Lock. Un cri inarticulé jaillit de sagorge, tandis qu’il perdait l’équilibre. Iltomba lourdement à terre, ses brasdésespérément tendus en avant pour amortirsa chute. Ses mains dérapèrent sur les brasdu fauteuil devant lui, et sa tête vint dure-ment frapper le dossier avec un bruit mat.

Il resta étendu sur le sol.Abigail et Absalon échangèrent un long

regard par-dessus son corps inerte.Les yeux de la gouvernante s’emplirent de

larmes, et elle fut bientôt prise de

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tremblements. Ses jambes s’affaissèrent souselle et elle tomba à genoux.

« Je l’ai tué ! sanglota-t-elle. Je l’ai tué…mais je ne pouvais pas le laisser te fouetter.Oh ! Absalon, je ne pouvais pas… »

L’enfant mordillait sa lèvre inférieure. Ilse baissa lentement pour examiner son père.

« Il n’est pas mort », dit-il.Un long soupir s’échappa des lèvres

d’Abigail.« Monte à l’étage, Abbie, dit Absalon, le

regard sévère. Je vais lui procurer les premi-ers soins. Je sais ce qu’il faut faire.

— Mais je ne peux pas te laisser…— Je t’en prie, Abbie. » Le ton était nette-

ment autoritaire maintenant. « Tu vast’évanouir d’une seconde à l’autre. Étends-toi, et ne t’inquiète de rien. »

Elle obéit finalement. Quand elle eut fer-mé la porte derrière elle, Absalon jeta undernier regard sur le corps de son père ets’approcha du téléviseur.

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Quand il fut en communication avecl’École de Denver, il exposa la situation d’unevoix calme et précise.

« Qu’ai-je de mieux à faire, Malcolm ? »demanda-t-il finalement.

« Attends une minute. » Il y eut un blancet un autre visage, tout aussi juvénile, appar-ut sur l’écran. « Voici ce qu’il faut que tufasses », annonça une petite voix chantante,mais déjà pleine d’assurance. « Tu as biencompris ? » ajouta-t-elle en dernier, quand lalongue série de recommandations futépuisée.

« Très bien. Cela ne lui fera pas de mal ?— Ne t’inquiète pas, il vivra. Mais, tu sais,

il est déjà mentalement faussé. Cela le fera…comment dire… bifurquer, mais dans unsens qui te sera favorable. Il se projettera surtoi. Il extériorisera sur toi tous ses désirs, sessentiments, ses rêves. Tu seras sa seulesource de joie, mais il n’aura plus aucunepossibilité de te contrôler. Tu connais la clef

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psychonamique de son cerveau. Occupe-toiessentiellement du lobe frontal. Fais atten-tion aux zones de Broca – tu risquerais de lerendre aphasique. Ce qu’il faut, c’est qu’ilsoit inoffensif pour toi, c’est tout. Le tuer ris-querait de t’attirer de trop gros ennuis, et deplus, je ne crois pas que ce soit ce que tuveux vraiment.

— Non, répondit Absalon. C’est… c’estmon père.

— Très bien, conclut la voix enfantine. Necoupe pas. Je resterai devant l’écran. Commeça je serai là, si tu as besoin de moi. »

Absalon se retourna et s’avança vers lecorps inanimé de son père.

***

Une sorte d’écran nuageux semblait s’êtreinterposé depuis quelque temps déjà entre

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Lock et la réalité autour de lui. Il s’y étaithabitué maintenant.

Il n’était absolument pas fou, dans aucunsens du terme, grâce à quoi il remplissaittoujours ses fonctions.

Il avait découvert la vérité, mais il nepouvait la dire à personne. Ils avaient créé enlui une sorte de bloc psychique. Il allait en-core chaque jour à l’université où il ensei-gnait toujours la psychonamique, puis il ren-trait chez lui, et là il attendait avec ferveurl’appel d’Absalon.

Et quand il appelait, Absalon condes-cendait parfois à lui faire part de quelquesdétails sur ses travaux à l’université de BajaCalifornia. Sur ses recherches… sur ses suc-cès aussi. Parce que maintenant, c’était cela,et cela seul, qui avait de l’importance pourLock.

Il se projetait totalement sur son fils.Absalon s’était montré un bon fils, pas un

ingrat. Il appelait chaque jour, quoique

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parfois leurs communications fussent brèvesquand il était surchargé de travail.

Et puis il y avait aussi l’immense albumque Lock enrichissait quotidiennement decoupures de presse et de photos d’Absalon.

Il écrivait aussi la biographie de son fils.Cette barrière nuageuse ne se dissipait

que dans les rares moments où le visaged’Absalon apparaissait sur l’écran. AlorsLock existait à nouveau totalement, chair etsang, vibrant de bonheur.

Pourtant il n’avait rien oublié.Il haïssait Absalon.Il haïssait cet horrible lien incassable qui

le retiendrait toute sa vie prisonnier de l’en-fant de sa chair. D’ailleurs Absalon n’étaitpas vraiment son enfant, il n’était que lemaillon suivant sur la longue chaîne de lanouvelle mutation.

Assis, là, dans le crépuscule de l’irréalité,son album ouvert devant lui et cet écran quine s’allumait que pour dessiner les traits

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d’Absalon, Joël Lock berçait et nourrissait sahaine. Car depuis peu un espoir était né dansson cœur, déchirant le voile de ténèbres.

Un jour… un jour… un jour, Absalonaurait un fils.

Traduit par MICHEL RIVELIN.

Absalom.

Publié avec l’autorisation de IntercontinentalLiterary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française, 1974, pour latraduction.

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PROJET – Henry Kuttner etCatherine Moore

L’un des princi-paux problèmesposés par l’appar-ition dusurhomme, qu’ellesoit progressiveou qu’elle survi-enne brutalement,est celui de la sur-vie de la nouvelleespèce.

L’Homo sapiens,son histoire ne lemontre que trop,n’aime rien moinsque céder uneparcelle de sonpouvoir, et ne lefait que s’il s’ytrouve contraint.En tant que con-current mieuxarmé, le mutantne peut lui appar-aître que commeune menace àdétruire.

Mais ne peut-onimaginer quequelques hommes,

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par idéalisme oupar raison,choisissent deprotéger la nou-velle espèce ?

Parce qu’elle portel’avenir ?

L’unité de recherches Mar Vista fonc-tionne depuis quatre-vingt-quatre ans. Tech-niquement elle est classée comme service,mais en fait il en est tout autrement.

C’était vers la moitié du XXe siècle quecet ancien hôpital avait reçu son affectationactuelle. Jamais, depuis lors, aucun étrangern’y avait pénétré. En effet, si quelqu’un y en-trait, c’était Mill avait été élu au Conseil. Etseul le Conseil savait ce que cela impliquait.

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Mary Gregson écrasa sa cigarette. « Nousdevons surseoir à cette visite ! dit-elle.Mitchell ne doit pas mettre les pieds ici ! »

Samuel Ashworth, un jeune hommemince, sombre, d’allure banale, secoua latête d’un air réprobateur.

« Impossible. Il règne déjà un climat tropanti-Conseil. Encore heureux que nous n’ay-ons pas toute une commission d’enquête surle dos.

— Un homme ou une commission, c’est lamême chose, répliqua sèchement Mary. Voussavez aussi bien que moi ce qui va se passer.Mitchell parlera, et alors…

— Et alors ?— Comment nous défendrons-nous ? »Ashworth jeta un coup d’œil circulaire sur

les autres membres du Conseil. Peu étaientprésents et, pourtant, l’Unité Mar Vista com-prenait trente hommes et autant de femmes.La plupart étaient occupés à leur tâche.

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« Eh bien, c’est notre propre survie quiest en jeu. Et nous n’ignorons pas que celadétruirait la civilisation actuelle. Seule MarVista jusqu’à présent a su la préserver. Toutce dont nous sommes sûrs c’est que nous ser-ons en mesure de nous défendre et imposernos vues une fois que les stations d’Énergiecentrale seront mises en marche.

— Mais elles ne le sont pas encore », fitamèrement remarquer Bronson. C’était unchirurgien, aux cheveux blancs. Son pessim-isme foncier semblait grandir d’année en an-née. « Nous avons toujours repoussé l’heurede la vérité. Maintenant nous y voilà.Mitchell nous a menacés : laissez-moi entrermaintenant, ou sinon… si nous l’autorisons…

— Existe-t-il un moyen de le tromper ?demanda quelqu’un.

— Reconstruire l’Unité entière enquelques heures ? ricana Mary.

— Quand Mitchell sera entré, il y aura desmilliers de personnes attendant devant leurs

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postes pour le voir ressortir, expliqua tran-quillement Ashworth. Il règne un tel climatcontre nous que nous ne pouvons même pasessayer de tricher. Je persiste à croire quenous devons dire la vérité à Mitchell.

— Vous êtes fou ! grogna Bronson. Nousserions lynchés.

— Nous avons violé une loi, d’accord, ad-mit Ashworth, mais nous avons la preuveque c’était bénéfique. Cela a sauvél’humanité.

— Dites à un aveugle qu’il marchait aubord d’un précipice ; il peut vous croire ou nepas vous croire. Surtout si vous lui demandezune récompense pour l’avoir sauvé. »

Ashworth sourit.« Je ne prétends pas que nous pouvons

convaincre Mitchell. Je dis que nouspouvons le retarder quelque peu. La réalisa-tion du projet d’Énergie centrale avancerésolument. Quelques heures peuvent fairetoute la différence. Une fois les stations en

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activité, c’est nous qui serons en position deforce. »

Mary Gregson hésitait à allumer une nou-velle cigarette.

« Je commence à pencher de votre côté,Sam. Mitchell doit communiquer tous lesquarts d’heure par visionneur avec le mondeextérieur.

— C’est une précaution pour s’assurerqu’il est bien sain et sauf. Cela vous montre àquel point nous sommes suspects, et, en con-séquence, la gravité de notre situation.

— En ce moment, il se trouve dans l’Insti-tut inférieur, dit Mary. L’Institut n’a jamaisété top secret. Il ne va pas y resterlongtemps. Il va bientôt arriver ici. Combiende temps nous reste-t-il ?

— Je ne sais pas, reconnut Ashworth.C’est un quitte ou double. Nous sommes co-incés. Nous ne pouvons envoyer des ordrespour activer la mise en marche des stationsd’Énergie. Nous serons avertis quand elles

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démarreront – mais jusqu’alors, c’est à nousde gagner du temps en embrouillantMitchell. À mon avis, rien ne l’embrouillerani ne le confondra plus que la vérité. Je suisspécialiste en psychologie, vous le savez. Jecrois que je peux m’en charger.

— Vous n’ignorez pas ce que cela signi-fie ? » demanda Mary.

Ashworth lui rendit calmement sonregard.

« Oui, dit-il, hochant la tête. Je sais ex-actement ce que cela signifie. »

***

Unité Mar Vista était une immense con-struction de couleur blanche, dépourvue detoute fenêtre. Le bloc lisse se dressait commeune sorte d’autel au milieu d’un gigantesquecomplexe technique. Des centaines de bâti-ments, chacun abritant sa propre spécialité,

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couvrant toutes les disciplines scientifiques,formaient un véritable archipel dont UnitéMar Vista constituait l’île centrale. Cet ar-chipel était navigable ; c’est ce qu’on appelaitl’Institut inférieur. Il était accessible au pub-lic qui avait le loisir de venir contempler lestechniciens travaillant sur des plans et desprocédés élaborés dans le secret d’Unité MarVista.

Une unique ouverture dans la façadeblanche : une petite porte métallique surlaquelle était gravée une devise : NOUSSERVONS. En dessous, un caducée anachro-nique, rappelant que ceci avait été autrefoisun hôpital.

Le bâtiment blanc était isolé, mais deslignes de communication le rattachaient àl’Institut inférieur. Des tubes pneumatiquessouterrains, des téléviseurs, des relais detoutes sortes transmettaient les photocopies,graphiques et autres plans. Mais aucunétranger jamais n’avait passé cette porte de

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métal, tout comme aucun membre du Con-seil, homme ou femme, ne quittait jamaisUnité Mar Vista pendant les quinze ans quedurait chaque contrat. Et même alors…

Le rôle et l’objet d’Unité Mar Vista étaientsecrets eux aussi… En fait, une grande partiede l’histoire de ces étranges quatre-vingtsdernières années était restée secrète. Lesbandes magnétiques relataient avec pré-cision et fidélité la deuxième guerre mon-diale et l’explosion atomique, mais l’époquetroublée qui avait suivi et avait culminé avecla Seconde Révolution américaine était sub-tilement déformée afin que les étudiants nepuissent en déceler les implications réelles.Le cratère radioactif, là où autrefoiss’étendait Saint Louis, centre ferroviaire etport fluvial, subsistait tel un monument fun-éraire aux défuntes ambitions des révolu-tionnistes, conduits par Simon Vankirk –l’ex-professeur de sociologie devenu meneurémeutier – tandis que l’actuel gouvernement

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mondial centralisé et autocratique consacraitleur défaite. À présent le pouvoir appartenaità la Haute Chambre, cette coalition desgouvernements des anciennes grandespuissances.

Le temps avait repris son rythme ;l’évolution se faisant en rapport direct avecles progrès technologiques. C’est justementquand l’humanité ne peut plus suivre les sci-ences et les techniques qu’il y a risques deguerres et de chaos. Mais l’avancée vers l’Estde Vankirk et sa Seconde Révolution avaitété stoppée avant qu’ils ne traversent le Mis-sissippi. C’est alors que la Haute Chambreavait été créée – et depuis lors elle avait faitrespecter très fermement ses propres lois.

En huit décennies, plus de progrèsavaient été réalisés qu’en cinq siècles. Unvoyageur venu de la moitié du XXe sièclen’aurait pu reconnaître le monde actuel. Cevisiteur, grâce aux bandes magnétiques con-tenant les chartes, les graphiques et autres

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textes, aurait pu se faire une vision assez pré-cise des arrière-plans historiques qui avaientprésidé à la naissance de ce nouvel état dechoses, mais…

Mais les bandes magnétiques auraientmenti.

***

Le sénateur Rufus Mitchell aurait toutaussi bien pu être un boucher qu’un politi-cien. Avec son visage joufflu et rubicond, sesmultiples mentons, son ventre rebondi, et labouche sceptique mordant perpétuellementun énorme cigare, il semblait appartenir à

une vieille bande dessinée. Cruikshank[4]

avait dessiné de pareils personnages, maispas sous les traits d’hommes politiques. Enfait, Rufus Mitchell était un iconoclaste en-têté doté d’une brillante intelligence. Il

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possédait aussi le don de pressentir l’ap-proche d’une fission nucléaire avant qu’il soittrop tard, du moins l’espérait-il. C’est pour-quoi il avait créé la Commission en dépit de

l’opposition du Bloc laissez-faire[5]

de laHaute Chambre.

« Ce qui mérite la lumière se fait enpleine lumière », cria-t-il, espérant confon-dre son adversaire sous le flot de décibels etd’ambiguïté sémantique. Mais on ne venaitpas à bout aussi facilement du sénateurQuinn. C’était un vieillard mince, auxcheveux argentés. Il but son cocktail et serenversa en arrière, contemplant les motifslumineux qui dansaient paresseusement surle plafond.

« Savez-vous bien ce que vous dites,Rufus ? murmura-t-il, de sa voix onctueuse.

— La Haute Chambre ne travaille pas àhuis clos, à ce que je sache, réponditMitchell. Pourquoi en serait-il autrementpour Unité Mar Vista ?

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— Parce que tout le savoir s’en échap-perait instantanément, sitôt les portesouvertes. »

Les deux hommes se reposaient dans unpetit salon après leur visite de l’Institut in-férieur. Mitchell aurait préféré un autrepartenaire ; il sentait que Quinn était prêt àabandonner.

Celui-ci poursuivit, après une courtepause.

« En ce qui me concerne, je suis satisfait.Je ne vois vraiment pas après quoi vous enavez. »

Mitchell baissa la voix.« Vous savez, aussi bien que moi, que les

gens d’ici ne se sont pas contentés d’obéir àleur devise ; qu’ils ne se contentent pas deservir. Personne d’étranger à l’Unité n’y apénétré depuis la création de la HauteChambre.

— Et alors ? Le monde ne s’en porte pasplus mal. »

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Mitchell pointa son cigare vers sonconfrère.

« Qui gouverne la planète ? La HauteChambre… ou Mar Vista ?

— Supposons que ce soit Mar Vista, ditQuinn. Accepteriez-vous de vous emmurerentre quatre murs, de vivre dans des condi-tions parfaitement anormales, rien que pourle plaisir de gouverner ? C’est un peu commeles moines franciscains. Ils devaient fairedon de tous leurs biens matériels, et fairevœu de pauvreté avant d’être ordonnés. Per-sonne ne les enviait. Comme personne n’en-vie les membres du Conseil.

— Oui, mais nous ignorons ce qu’ilsfabriquent là-dedans.

— Les Mille et une Nuits – dans le piredes cas. »

Mitchell changea de ton.« Écoutez, je me fiche de leurs amuse-

ments. Je veux, savoir ce qu’ils préparent. Ilsgouvernent le monde. Eh bien, c’est le

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moment pour eux de se montrer. Je ne voistoujours aucune raison à ce projet d’Énergiecentrale.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le de-mander ; je ne suis pas électrophysicien. Jecrois comprendre que cela permettrait desréserves d’énergie tirée de n’importe où. Uneénergie illimitée.

— Illimitée, grogna Mitchell. Mais pour-quoi ? C’est dangereux. L’énergie atomique aété très sévèrement contrôlée depuis quatre-vingts ans. Grâce à quoi, notre planète existeencore. Si n’importe qui peut tirer de… peuts’amuser avec les neutrons, vous savez ceque cela signifierait. »

Quinn pianota nerveusement sur sajambe.

« Nous détenons tous les moyens de fairerespecter la loi. Les tests psychologiques –les systèmes d’espionnage – nous avonssupprimé l’habeas corpus – sans parler detous nos autres moyens de contrôler La

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Haute Chambre détient le pouvoir absolu etpeut contrôler pratiquement l’existence detout individu sur terre.

— Oui, mais Unité Mar Vista détientl’autorité absolue sur la Haute Chambre,déclara triomphalement Mitchell. Nousavons vu l’Institut inférieur. Il n’y a rien àvoir excepté une armée de techniciens etleurs instruments.

— Bah !— Restez assis comme vous l’êtes, et

buvez votre cocktail ; quand les stationsd’Énergie centrale seront mises en marche,n’importe qui pourra s’y servir. Pendant quevous vous soûlerez confortablement, ilpourra y avoir une autre guerre atomique…d’autres mutants. Et cette fois-ci, ils pour-ront se développer.

— Non, ils ne pourront pas se développer,expliqua Quinn. Ceux dotés d’intelligence nesont pas viables.

— Bah ! plagia Mitchell.

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— Vous savez parfaitement, dit Quinnd’un ton soucieux, que les mutations réelle-ment dangereuses sont tellement apparentesqu’elles sont discernables avant le dévelop-pement définitif. Ils deviennent bleus, ou illeur pousse des mains supplémentaires ou ilsessaient de voler – il est alors aisé de lesrepérer et les détruire. Mais de toute façon, iln’y a plus de mutants ; et vous, vous êtes unalarmiste. Je ne peux, bien sûr, vous em-pêcher de pénétrer dans Mar Vista puisquevous le voulez, mais je n’en vois pas la raison.En tant que sénateur doyen, vous avez…

— Je représente le peuple », l’interrompitMitchell. Il hésita, puis se mit à rire. « Jesais, c’est un cliché. Mais j’ai conscienced’une certaine responsabilité.

— Pour avoir votre photo sur les bandesdes quotidiens ?

— J’ai fait des recherches. Il y a deschoses troublantes.

— Le statu quo est préservé, non ?

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— Croyez-vous ? Tiens, voici notre guide.Préférez-vous m’attendre ou…

— Je vous attendrai ici », dit Quinn s’en-fonçant confortablement dans son fauteuil,un verre plein à la main.

***

Un peu partout, à différents endroits de laplanète, des hommes travaillaient à destâches compliquées. Les stations d’Énergiecentrale étaient des hémisphères de métal,aussi lisses et polies que du verre à l’ex-térieur, tandis que l’intérieur était unlabyrinthe embrouillé et complexe. On enétait à la phase terminale. Les progrès fant-astiques accomplis dans les techniques deconstruction avaient permis de réaliser entrois mois ce qui eût nécessité dix ans en1950. Maintenant il restait à mettre au pointet à intégrer avec précision de délicats

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équilibres. C’est ce à quoi s’employaient lestechniciens.

La Haute Chambre avait autorisé l’install-ation de l’Énergie centrale. Mais c’était UnitéMar Vista qui en avait fait la suggestion etavait fourni les plans détaillés.

Les stations avaient éclos un peu partoutdans le monde. Un monde bien changé. Unmonde différent, tout à fait différent de celuiqui existait quatre-vingts ans plus tôt.

Différent physiquement.Et mentalement aussi.Le sénateur Quinn sous-estimait Mitchell.

Il le considérait comme un gros bonhomme,agité et imbu de sa propre personne, semêlant de tout. En fait, ce dont il ne serendait pas compte, c’est que Mitchell ob-tenait toujours ce qu’il désirait, même si cen’était que par pure satisfaction, ou par soucid’être informé. Car, en dépit de son appar-ence de hâbleur, Mitchell était extrêmementintelligent et ne manquait pas de sens

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pratique. Ces deux qualités en faisaient cer-tainement la personne la plus apte à en-quêter sur Unité Mar Vista.

La conseillère Mary Gregson, elle, nesous-estimait pas le visiteur. Elle avait con-sulté le dossier de Mitchell, ses bilanspsychiques et ses graphiques de Q.I. Elle nepouvait s’empêcher d’éprouver des doutesquant au plan élaboré par Ashworth.

Ashworth était là, à côté d’elle, devant laporte intérieure transparente ; la trentaine,mince, avec son sourire timide et le regardnoir intense.

« Inquiète ? demanda-t-il.— Oui.— C’est à vous de jouer – vous devez ex-

pliquer le côté biogénétique au sénateur.Tenez, le voici. »

Devant eux, dans le rai de lumière s’élar-gissant au fur et à mesure de l’ouverture deslourdes portes métalliques, se dessinait lalourde silhouette de Mitchell. Il avançait

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lentement, comme s’il avait du mal às’habituer à l’obscurité intérieure, alors qu’ilvenait de quitter le jour.

Les lumières s’allumèrent. Mitchell fitquelques pas en avant. Les portes métal-liques glissèrent et se refermèrent silen-cieusement, tandis que la porte intérieures’ouvrait.

Ashworth soupira et toucha la main de sacollègue. « Maintenant.

— Nous serons avertis dès que les stationsseront mises en marche, chuchota-t-elle rap-idement. Il sera…

— Bonjour, sénateur, prononça Ashworthà haute voix, se pliant légèrement. Entrez. Jevous présente la conseillère Mary Gregson.Je suis Samuel Ashworth. »

Les lèvres fermées, Mitchell s’avança etleur serra la main.

« Je ne sais pas à quoi vous vous atten-dez, commença Ashworth, mais je crois quevous serez surpris. Je suppose que vous

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réalisez que vous êtes le premier… étranger àpénétrer dans l’Unité Mar Vista.

— Je sais cela, dit Mitchell. C’est pourquoije suis venu. Est-ce vous qui êtes le patronici, conseiller ?

— Non. Notre Conseil est parfaitementdémocratique. Personne n’en est le patron.Nous avons été désignés pour être vosguides. Êtes-vous prêt ? »

Mitchell sortit un petit appareil de sapoche et parla dedans.

« Je ferai un rapport toutes les quinzeminutes, dit-il, poussant une manette. Cetappareil est réglé sur ma voix, et possède unecombinaison de codage spéciale. Oui, je suisprêt. »

Il remit l’appareil en place.« Nous voudrions d’abord vous montrer

Mar Vista, dit Mary, puis nous vous donner-ons les explications et répondrons à toutesles questions que vous nous poserez. Maisaucune question tant que vous n’aurez pas

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une vision globale de l’Unité. Cela vousconvient-il ? »

Le Conseil avait décidé que c’était la meil-leure façon de gagner du temps. Mary igno-rait si cela prendrait avec Mitchell ; elle futsoulagée quand celui-ci approuva d’un ho-chement de tête distrait.

« Cela me convient. Nous ne mettons pasde tenues protectrices ? Ou bien… » Il con-templa attentivement Ashworth et la jeunefemme. « Vous avez l’air normal.

— Nous sommes normaux », répondit sè-chement Ashworth. Donc, pas dequestions ? »

Mitchell hésita, jouant avec son cigare.Son regard circonspect fit lentement le tourde la petite pièce nue. Il hocha finalement duchef.

« Ceci est un ascenseur, expliqua Mary.Nous avons grimpé jusqu’au sommet. Il nousa semblé plus logique de partir du haut versle bas.

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Un battant glissa silencieusement, ouv-rant une trouée dans le mur. Mary s’yengouffra.

Ashworth et Mitchell la suivirent.

***

Trois heures plus tard, ils se trouvaientdans un petit salon enfoui dans les pro-fondeurs du bâtiment. Les nerfs de Maryétaient tendus à craquer. S’il en était demême pour Ashworth il ne le montrait pas. Ilprépara quelques cocktails qu’il fit passer àla ronde. « C’est l’heure de votre communic-ation, sénateur », dit-il.

Mitchell prit son appareil, mais ne lebrancha pas.

« J’ai d’abord quelques questions à poser,dit-il. Je ne suis pas satisfait du tout.

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— D’accord. Questionnez et nous répon-drons. Mais en attendant nous ne voudrionspas être bombardés.

— Je ne sais pas s’ils iraient jusque-là,marmonna Mitchell. Je reconnais que beauc-oup de soupçons pèsent sur Unité Mar Vista– et si je ne fais pas mon rapport, ou si vosréponses ne me paraissent pas satisfaisantes,il se peut que nous passions aux actes. Enattendant… »

Il dit quelques mots dans le microphone,éteignit l’appareil et le remit en place. Puis ilse renfonça dans son siège, allumant un nou-veau cigare.

« Oui, je ne suis pas du tout satisfait »,répéta-t-il.

***

La communication de Mitchell fut priseen charge par des relais vers des émetteurs

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de télévision bâtis sur des pics et des som-mets d’où elle partit couvrir la totalité duglobe.

Dans des centaines de milliers de de-meures et de bureaux des hommes et desfemmes s’arrêtèrent pour allumer de la voixou du geste leur poste récepteur.

Mais leur regard restait neutre.Ce n’était qu’une communication de

routine. Rien encore de très intéressant.Les hommes et les femmes reprirent le

train-train coutumier de leur vie – un train-train qui avait énormément changé depuisquatre-vingts ans.

***

« Voici ce qu’on raconte, commençaMitchell. Unité Mar Vista est une fondationdestinée à la recherche où des spécialistestravaillant dans des conditions particulières

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et idéales grâce auxquelles ils sont théorique-ment à même d’obtenir les meilleurs ré-sultats. À Mar Vista vous avez la possibilitéde recréer les conditions de vie existant surd’autres planètes, ou même d’en créer d’ori-ginales. Pour éviter les mille et une distrac-tions qui nous assiègent chaque jour, lesgens d’Unité Mar Vista consacrent leurs viesà servir l’humanité et se retranchent dumonde normal. Après quinze ans, chaquemembre est automatiquement remplacé,mais jamais aucune conseillère ni aucun con-seiller n’a réintégré la place qu’il occupait av-ant dans la société. Tous ont choisi de se re-tirer dans le monastère de Shasta.

— Vous savez tout cela par cœur, dit Maryd’une voix unie, sans rien trahir de la nervos-ité qui l’habitait.

— Bien sûr, grogna Mitchell. Je serais im-pardonnable de ne pas le savoir. Tout celaest enregistré sur les bandes. Mais je viens devisiter Mar Vista de fond en comble, et je n’ai

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rien vu de semblable. C’est un bureau derecherches tout ce qu’il y a de plus ordinaire,bien moins compliqué que l’Institut in-férieur. Le personnel y est normal, et y trav-aille dans des conditions normales. Alors,qu’est-ce que ça cache ? »

Ashworth arrêta Mary d’un geste demain.

« Attendez », dit-il. Il but une gorgée.« Sénateur, il va falloir que je fasse un peud’histoire. Tout s’explique très simplement…

— Eh bien, conseiller, j’aimerais bienqu’on m’explique !

— J’y viens. L’explication tient en unmot : équilibre. »

Mitchell ouvrit de grands yeux.Ce n’est pas une réponse.— Si, c’est toute la réponse. Théorique-

ment, à tout dans la nature correspond unmoyen naturel de contrôle. Quand lapremière explosion atomique eut lieu, il

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apparut que cet équilibre était rompu. Iln’existait pas de défense contre cela.

— Il n’existe pas de défense contre cela,rugit Mitchell. Sauf… d’arrêter la fabricationdes bombes.

— Oui, ce serait un moyen de contrôle, sicela était réalisable. Mais il n’y a pas quecela. On peut envisager d’autres moyens dedéfense que la balistique ou les champs deforce protecteurs – une défense… je dirais,mentale. Ne serait-ce pas la meilleure desgaranties si on arrivait à conditionner tousles êtres humains de façon à les empêcher depenser à la fission atomique ?

— Ce serait parfait, mais impossible. Laseule solution valable…

— Le contrôle autocratique, l’interrompitAshworth. D’accord, mais revenez quatre-vingts ans en arrière, voulez-vous ? Labombe a été mise au point. Les nationsétaient épouvantées les unes devant lesautres. En fait, nous avons découvert

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l’énergie atomique avant d’y être préparés.Donc il y eut quelques guerres… appelons-lesavortées par gentillesse, mais elles furentsuffisantes pour démarrer une réaction bio-logique en chaîne qui ne pouvait aboutir qu’àun contrôle naturel.

— La Haute Chambre ? Unité Mar Vista ?— Non. Les mutations. »Mitchell retint son souffle.« Vous n’avez pas…— Dotée d’un peu plus de savoir et de

conscience, l’humanité serait tout à fait apteà maîtriser l’atome, expliqua rapidementAshworth. Mais qui possède ce petit supplé-ment ? Seul un mutant… »

Le sénateur glissa sa main dans la pocheoù se trouvait l’appareil de transmission.Mary Gregson intervint :

« Sam, permettez que je vous remplace.C’est ma spécialité. Sénateur, que savez-vousen réalité des mutants ?

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— Je sais qu’il y eut une proliférationaprès les bombardements atomiques.Quelques-uns étaient particulièrementdangereux. À cause de quoi eurent lieu lesÉmeutes anti-mutants.

— Exactement. Quelques-uns étaient po-tentiellement dangereux, mais ils furent tousanéantis avant leur développement définitif.Comme il était possible de les repérer, ceuxqui représentaient une menace contre l’hu-manité ont été tués avant d’avoir la possibil-ité de développer complètement leurspouvoirs. Comme un fait exprès, ce furentdes mutations atypiques. Les bombesn’étaient pas programmées biogénétique-ment. La majorité des mutants n’étaient pasviables, et parmi ceux qui l’étaient, très peuétaient des homo superior. En fait, il y avaitdifférents types d’homo superior. Apparem-ment du moins. Nous n’en avons pas exam-iné beaucoup. Par exemple quand un enfantcommençait à hypnotiser les adultes, ou se

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livrait à de semblables pratiques interdites àdes enfants normaux, il était découvert etnous l’examinions. Plus tard, au moment del’adolescence, il existe d’autres moyens dedétection. L’appareil gastro-intestinaldiffère, le métabolisme aussi… »

***

Des lynchages, des charniers, l’éclair rap-ide d’une lame tranchant dans un cou minceet juvénile. Des bandes déchaînées sillonnantPhiladelphie, Chicago, Los Angeles. Des en-fants terrés, barricadés – quelques-uns, tropjeunes, n’ayant pas eu le temps de forgerleurs inimaginables pouvoirs en une armeterrifiante et mortelle. Mais attachés – avecce prodigieux instinct de conservation – at-tachés à survivre coûte que coûte, tandis queles hordes forçaient les portes et massac-raient et brûlaient sans répit.

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Les mutants. Les pères et les mères sejoignant au massacre des enfants monstres.

Une mère vomissant d’horreur devantson enfant au moment où apparaissaient lesbras supplémentaires ou quand éclatait untroisième œil sur le front comme une tumeurbourgeonnante.

Des enfants – horribles, monstrueux –hurlant dans l’agonie… et des parents quiécoutaient, qui regardaient ces créations, sesouvenant que quelques mois plus tôt ilsavaient chéri ces petits êtres, en apparenceparfaitement normaux.

***

« Regardez », dit Ashworth, montrant dela main. Sous leurs pieds, le sol devint trans-parent, formant comme une énorme lentille.Mitchell baissa la tête.

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La pièce en dessous était très grande, en-combrée de machines et d’instrumentsdénotant, estima Mitchell, des techniquestrès avancées par rapport à la science ac-tuelle. Mais ce n’étaient pas les machines niles instruments qui intéressaient Mitchell.Les yeux écarquillés, il fixait la grande cuvedans laquelle flottait le surhomme.

« Espèce de… traîtres ! » proféra-t-il,lèvres serrées.

Une arme apparut dans la main de MaryGregson.

« Ne touchez pas à votre appareil,l’avertit-elle.

— Qu’attendez-vous de cela ? demandaMitchell. Le jour où un homo superior ar-rivera à maturité, ce sera la fin de l’homosapiens. »

La bouche d’Ashworth se tordit demépris.

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« Encore une phrase toute faite ! Dignedes Émeutiers. Espèce d’imbécile, regardezce surhomme ! »

Mitchell se pencha, presque à son corpsdéfendant. « Eh bien ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas un surhomme. C’est unhomo superior… retardé.

— Le sénateur doit bientôt faire son rap-port, Sam, dit Mary.

— Alors je parlerai vite », répondit Ash-worth, jetant un coup d’œil sur une pendulemurale. « Ou peut-être serait-il préférableque ce soit vous. Oui, c’est à vous de jouer,Mary. »

Il s’assit, contemplant le sénateur.Une fois que les stations d’Énergie

centrale, pensa-t-elle, seront en marche. Sinous arrivons à gagner du temps jusque-là –si nous pouvons retenir Mitchell jusqu’à ceque l’énergie arrive, alors nous serons inat-taquables. Mais ce n’est pas encore le cas.

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Nous sommes vulnérables, autant que les en-fants mutants.

« Le fameux équilibre, dit-elle. C’était unhôpital ici, le savez-vous ? La femme du dir-ecteur accoucha, et dès la naissance ilsoupçonna la mutation. Il était impossible del’affirmer avec certitude, mais lui et safemme avaient été exposés à des radiationspendant la période critique. C’est pourquoil’enfant fut élevé ici dans le plus grandsecret. Ce ne fut pas facile, mais il était le dir-ecteur, et il y réussit ! À l’époque desÉmeutes anti-mutants, le garçon commençaà présenter des stigmates. Le directeurréunit un groupe de spécialistes, tous des vis-ionnaires, en lesquels il pourrait avoir confi-ance. Il leur fit jurer de garder le secret. Celane fut pas difficile, la difficulté fut de les con-vaincre. C’est là que j’intervins. J’avais déjàfait des expérimentations sur le mutant avecun endocrinologiste. Nous avions découvertcomment le retarder. »

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Le cigare de Mitchell tressauta, mais il nedit rien.

Mary continua.« La thyroïde et la glande pinéale d’abord.

Les glandes endocrines contrôlent l’esprit etle corps. Et bien sûr, les facteurs psycholo-giques. Nous avons ainsi appris à retarder lacroissance de cet enfant extraordinaire afind’empêcher le développement de ses tropdangereuses facultés – l’agressivité, le sensd’initiative, etc. C’est un simple problèmehormonal. La machine est là, mais c’est nousqui contrôlons le courant qui passe à travers.

— Quel âge avez-vous ? demanda soudainMitchell.

— Cent vingt-six ans, répondit-elle.— Nous avons dû user de subterfuges, ex-

pliqua Ashworth. Chaque année deuxmembres du Conseil sont mis à la retraite etdeux nouveaux sont élus parmi les spécial-istes les plus capables. Par exemple si c’estun chimiste qui s’en va, le choix portera

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parmi les chimistes. Ainsi, nous conservonsnotre quota. Mais le nouvel élu est supprimédès son arrivée ici et le véritable titulaires’empare de son identité et de sa personnal-ité. Nous avons atteint une grande dextéritéen chirurgie esthétique. Il y a six ans, SamuelAshworth – le vrai Ashworth – fut élu auConseil parmi un lot de psychologues. Moi,je subis une opération qui me procura sonvisage, son corps et ses empreintes digitales.J’appris son histoire, ses habitudes, sesstructures mentales. Avant cela, pendantquinze ans je m’étais appelé Roger Parr. Bienentendu, Sénateur, tout cela est toujoursresté secret. Nous ne prenons pas de risquesinutiles. »

La voix de Mitchell n’était qu’un souffle.« Mais c’est absolument illégal ! c’est une

véritable trahison.— Pas envers l’humanité, dit Mary. Il est

impossible de former un véritable conseilleren cinq ou quinze ans. Ici nous sommes tous

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parfaitement adaptés à l’œuvre que nouspoursuivons, et nous avons l’avantage detravailler dessus depuis le tout début. C’estune œuvre fantastique. Nous ne pouvons ac-cepter que des nouveaux… Nous n’avons pasbesoin de nouveaux. Les informations quenous avons obtenues grâce à notre mutantont… vous savez parfaitement ce qu’elles ontapporté au monde !

— À vous aussi apparemment, grognaMitchell.

— Oui, nous avons augmenté notrelongévité. Notre intelligence aussi.Souvenez-vous de notre devise : nousservons. C’était notre devoir de devenir lesmeilleurs ouvriers possibles. »

Le sénateur se pencha pour contempler ànouveau la salle en dessous de lui.

« Ce… cette chose-là peut détruire lemonde.

— Non, il ne peut échapper à notre con-trôle, expliqua Mary. Il parle et pense

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seulement sous narcoanalyse. Nous le diri-geons comme une machine, avec des sub-stances endocriniennes. Nous lui donnonsdes problèmes à résoudre, et il les résout. »

Mitchell secoua plusieurs fois la tête,comme assommé. Ashworth se leva et pré-para d’autres boissons.

« Vous devez entrer en communicationavec l’extérieur dans trois minutes, dit-il. Jeparlerai le plus vite possible. L’humanitén’était pas prête à la découverte de l’énergienucléaire, mais celle-ci apporta avec elle sapropre force d’équilibre : ces mutants surhu-mains capables de faire face à cette nouvellesituation. Ce qui est possible pour l’homo su-perior ne l’est pas pour l’homo sapiens. Vousavez parfaitement raison de dire que lesmutants étaient dangereux. C’est vrai ilsl’étaient – tout à fait dangereux, même. Maisl’énergie née de la fission atomique est tropénorme pour l’homo sapiens. Il n’est pas as-sez sapiens, pas assez sage. C’est d’ailleurs

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pourquoi il a fallu inventer une nouvelleforme de gouvernement autocratique telleque la Haute Chambre. Eh bien, c’est nousqui l’avons créée en provoquant la SecondeRévolution américaine.

— Comment ?— Il le fallait. Il fallait que les gens réalis-

ent le danger. Déjà on voyait l’apparition deguerres mineures un peu partout. Nousavons appuyé secrètement Simon Vankirk,conseillé et financé la Révolution, tout ennous assurant que Vankirk finirait paréchouer. Nous l’avons laissé arriver le plusprès possible de la victoire, et quand SaintLouis fut rayée de la carte les gens réal-isèrent à quel point ils étaient passés près dela destruction. Alors, quand la situation futbien mûre, nous avons laissé filtrer l’idéed’une administration unique, seule capablede détenir la puissance atomique. C’est ainsiqu’est née la Haute Chambre.

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— Et c’est vous qui la dirigez, n’est-cepas ?

— Du moins nous la conseillons. Grâce àla seule intelligence au monde capable d’en-visager sainement cette fantastique puis-sance. C’est cela l’équilibre dont je vous par-lais – le super-cerveau d’un surhomme, con-trôlé et maîtrisé par des hommes. »

Le sénateur ôta le cigare de sa bouche etle considéra.

« Comment des hommes pourraient-ilscontrôler un être aussi supérieur qu’unsurhomme ? questionna-t-il.

— Ce serait impossible dans le cas d’unsurhomme arrivé à maturité, expliqua Mary,mais celui-ci n’est pas un spécimen normal.Il ne peut se développer totalement.

— Mais les dangers… non ! Vous nem’avez pas convaincu !

— Vous devriez l’être, dit Mary, bougeantlégèrement l’arme qu’elle tenait. Regardez

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les progrès qui ont été réalisés depuis quenous avons pris les choses en main. »

Mitchell glissa la main dans sa poche.« Et si je donnais l’ordre de vous bom-

barder ? » Un panneau dans le mur s’illu-mina soudain. Ashworth tourna brusque-ment la tête.

« C’est trop tard maintenant, dit-il. Lesstations d’Énergie centrale sont en marche. »

***

Des flots d’énergie vinrent brusquementirriguer un monde à nouveau changé. Lanouvelle fut annoncée sur tous les écrans.Et…

Mary Gregson, Ashworth et Mitchellétaient assis immobiles. Dans la pièce unevoix résonna – une voix silencieuse qui por-tait en elle la promesse de miracles à venir.

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« Équilibre, disait-elle. Vous aviez tort,Mary Gregson. Je… »

La silhouette flottant dans la cuve devintincandescente !

« … Je suis totalement développé. Je suisarrivé à maturité complète. Il y a longtempsque vos substances synthétiques et vos anti-hormones n’ont plus d’effet sur moi. Mon or-ganisme s’est automatiquement adapté et aélaboré des résistances qu’il vous était im-possible de détecter. Vous dites que UnitéMar Vista a conseillé la Haute Chambre pourque celle-ci reconstruise le monde – maissachez que c’est moi qui l’ai voulu ainsi. »

La voix silencieuse poursuivit.« La faculté d’adaptation n’est pas le seul

critère de l’homo superior, mais aussi et sur-tout sa faculté d’adapter son environnementpour qu’il convienne mieux à ses besoins.Cela a été fait. Le monde a été remodelé à maconvenance. Les fondations existent

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maintenant. Le projet d’Énergie centrale aconstitué la phase terminale.

« Oui, l’équilibre, comme vous disiez,continua la voix. La fission nucléaire a étécause des mutations. Les hommes ont détru-it les mutants sauf un – pour servir l’homosapiens. Et jusqu’à présent j’étais… »

L’incandescence s’intensifia !« J’étais vulnérable. Mais je ne le suis

plus. L’Énergie centrale n’est pas ce que vouscroyiez. Elle l’est apparemment, mais elle estaussi et surtout un moyen pour atteindremes fins. »

Soudain la silhouette rougeoyante com-mença à se dissoudre.

« Cela était un robot, dit la voix. Je n’en aiplus besoin. Rappelez-vous, un des critèresde la surhumanité est la faculté d’adaptationà son environnement, jusqu’à ce que cet en-vironnement soit remodelé afin de convenirà ses besoins. C’est alors qu’il peut assumersa forme la plus efficiente.

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« Bien sûr, aucun humain ne peut ima-giner cette forme », conclut la voix.

***

Et puis il n’y eut plus rien dans la cuve.Le silence emplit la pièce. Mary Gregson

passa sa langue sur ses lèvres et agitadésespérément son arme devant elle à larecherche d’un invisible ennemi.

Mitchell, le souffle court, serrait convuls-ivement son petit appareil émetteur, à telpoint que la carcasse de plastique se fendillaet craqua.

Ashworth toucha un bouton, et le sol re-devint opaque.

Puis ils restèrent assis, sans oser proférerun mot. Pourquoi se seraient-ils dépêchés departir ? Quand le séisme est arrivé et a toutdétruit, il est trop tard pour placer des aver-tisseurs sismiques. Dans leur esprit

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résonnaient les mots que leur avait dits lavoix – des mots qu’ils n’avaient comprisqu’en partie, mais qui les faisaient encoretrembler.

Mitchell rompit finalement le silence,d’une voix curieusement terne.

« Mais nous devons faire quelque chose…lutter. Oui, il le faut. »

Mary remua sur son siège.« Lutter ? Mais nous avons déjà perdu. »Elle avait raison, Mitchell le savait. Il

frappa tout à coup son poing contre songenou.

« J’ai eu l’impression d’être un pauvrechien bâtard ! grogna-t-il.

— Oui. Je suppose que c’est l’impressionque tout le monde aura, dit Mary. Ce n’estpas tellement humiliant, une fois qu’on aréalisé…

— Mais… n’y a-t-il rien que nouspuissions… ? »

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Mary Gregson toucha une manette et lesol devint transparent. La cuve était vide. Lasilhouette avait disparu. Le symbole qui avaitreprésenté l’incroyable réalité avait disparu.

À l’extérieur d’Unité Mar Vista, tout au-tour du monde, l’Énergie centrale s’écoulaitde station en station, formant une gigant-esque toile où l’humanité viendrait se pren-dre au piège. Et quelque part, invulnérable etomnipotent selon les critères humains,rôdait l’homo superior, modelant un mondeà la mesure de sa monstruosité.

« L’homo sapiens était lui aussi à l’origineun mutant, dit Mary, un atypique. Il y a biendû y avoir des dizaines de différents typesd’homo sapiens, nés parmi les sous-hommes.Comme notre espèce a donné naissance àplusieurs types d’homo superior après les ra-diations. Je me demande… »

Mitchell la fixait, ses yeux exprimant uneappréhension glaciale.

Mary continua, imperturbablement.

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« Je ne sais pas. Peut-être ne saurons-nous jamais – je veux dire, nous les hommes.Mais il y eut certainement au départ demauvaises branches parmi notre espèce quifurent détruites par la meilleure, par la plusadaptée à survivre. Cet équilibre chez l’homosapiens, je me demande s’il existe aussi chezles surhommes ? Souvenez-vous, nous avonstué avant maturation tous les spécimensd’homo superior sauf un. »

Leurs regards se rencontrèrent, chacunposant à l’autre la question à laquelle peut-être aucun homme jamais ne sauraitrépondre.

« Peut-être n’est-il pas le bon surhomme,ajouta Mary. Peut-être est-il une deserreurs. »

Ashworth sembla enfin se réveiller.« C’est possible, Mary, mais qu’est-ce que

cela peut faire ? Le seul point qui compte… »Sa voix s’affermit tandis que son esprit s’at-tachait à forger une idée à laquelle il pût

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s’accrocher. Il semblait que le désir de passerà l’action bousculait les mots dans sa bouche.« Et alors, sénateur, maintenant ? Qu’allez-vous faire ? »

Mitchell tourna vers lui un regard noyé.« Faire ? Pourquoi, je… »Il ne put poursuivre.Ashworth était lancé. Il refusait l’im-

possible, il reprenait confiance.« Ce qu’il nous faut en premier, c’est du

temps pour réfléchir. Mary a raison. Maiselle n’a pas raison quand elle dit que nousavons déjà perdu. Ce n’est que le commence-ment. Nous devons garder cela pour nous –il ne faut pas que le monde l’apprenne. Cethomo superior n’est pas comme les autres ; ilne peut être détruit, que ce soit par unebande, une nation ou l’univers entier. Pourl’instant, il n’y a que nous trois qui savons lavérité.

— Et pourtant nous sommes toujours envie, dit Mitchell, l’air de ne pas y croire.

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Qu’en pensez-vous ? Voudriez-vous que jegarde cela pour moi ?

— Pas exactement. Je vous demande dene pas commettre d’erreur. Si la vérité étaitrévélée, ce serait la panique. Pensez à ce quiarriverait, sénateur. Le surhomme est invul-nérable, mais Mar Vista ne l’est pas. La peuret la haine se retourneraient contre nous.Vous imaginez ce que cela signifierait ? »

Mitchell se frotta la joue.« L’anarchie, oui… Je suppose que vous

avez raison.— Mar Vista détient le pouvoir réel depuis

si longtemps. Tout changer trop précipitam-ment amènerait le chaos et la destruction. »

Mary intervint. La tension rendait sondébit rapide et haché.

« Même sans le surhomme, nous avonsencore sur place une équipe parfaitement en-traînée, capable de garder le contrôle de lasituation… Si nous devons lutter contre lui…si l’humanité a la moindre chance… c’est en

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restant unis. Parce qu’il se peut que cet homosuperior soit un… une erreur. »

Le regard de Mitchell alla de l’un àl’autre. Un observateur aurait pu croire quela colère qui empourprait son visage était leprélude à l’explosion d’une féroce diatribecontre la conclusion qui lui était proposée.Sa grosse tête semblait sur le pointd’exploser.

Mais l’accès de colère n’eut pas lieu. Larévolte décrut sur ses traits, pour bientôtdisparaître.

« Notre seul espoir est de rester unis »,répéta-t-il finalement d’une voix mécaniquequi semblait ne pas lui appartenir. Puisreprenant à son compte l’idée de Mary, il laformula en un tonnant : « Les hommesdoivent faire front ensemble. » Cette fois, lavoix avait retrouvé toute sa vigueur oratoire.

« Nous avons beaucoup appris ici, à UnitéMar Vista, dit Mary. De nouvelles méthodes,de nouvelles armes conçues par une

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intelligence supérieure – nous pouvons lesutiliser contre cette même intelligence quiles a créées ! »

Le sénateur quitta Mar Vista d’un pasalerte, l’esprit tout enflammé par l’idée d’unenouvelle croisade.

***

Mary Gregson et Ashworth, immobiles, leregardèrent partir. Il semblait que derrièreMitchell se soit refermé l’impalpable mur quiles enfermait dans le silence. Soudain dans lesilence un souffle parut agiter le vide.

« Mary Gregson, appela une voix muette.Quel âge avez-vous ? »

Mary resta un long moment, bouche bée,les yeux exorbités.

« Vingt-six ans, répondit-elle finalement.— Quel âge avez-vous, Samuel

Ashworth ?

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— Vingt-huit ans. »L’air bruissa imperceptiblement comme

mû par un trop subtil amusement.« Et jusqu’à présent, aucun de vous n’a ri-

en soupçonné ? Rappelez-vous, mesenfants… »

La voix se tut. Alors Mary Gregson parla– lentement, très lentement, commequelqu’un qui découvre petit à petit unevérité jusque-là enfouie.

« Je… il y a cinq ans… j’ai été élue au Con-seil. J’étais… quelqu’un d’autre… la vraieMary Gregson a été… détruite… pour… pourque je prenne sa place… son visage et sa per-sonnalité ont été plaqués sur… moi. »

Ashworth prit le relais.« Je suis venu… il y a six ans… Samuel

Ashworth a été… détruit… pour que je pren-ne son visage et sa personnalité.

— À partir de maintenant vous aureztoutes vos personnalités à la fois, expliqua lavoix silencieuse. J’ai tout prévu. D’autres

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membres du Conseil sont pareils à vous. Etd’autres encore disséminés un peu partoutdans le monde. Vous êtes encore peu nom-breux, mais les choses vont changer. Grâceaux stations d’Énergie centrale je serai moinslimité. Je pourrai continuer mon œuvre.Vous Mary et vous Samuel, vous êtes des ex-périences – des expériences biogénétiquescommencées il n’y a même pas trente ans. Etdans trente ans… » La voix s’éteignit un in-stant comme perdue dans de lointains rêves,puis elle reprit avec un enthousiasme renou-velé. « Vous vouliez tous deux détruire lesénateur Mitchell. Cela ne convenait pas àmes desseins. J’ai aiguillé vos pensées versd’autres voies, tout comme j’ai guidé les si-ennes. Mitchell est un inoffensif homo sapi-ens, mais il peut m’être utile. Vous voyez,l’instinct de perpétuation de l’espèce est en-core plus fort que celui de préservation.Même quand le fondateur de l’espèce est uneerreur… comme moi. »

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On pouvait déceler une certaine résigna-tion dans la voix, mais absolument aucunehumilité.

« Vous l’aviez deviné, n’est-ce pas ?Comment avez-vous fait ? Vous êtes si jeunestous les deux. »

Mary Gregson cessa pour un tempsd’écouter. Son esprit lui parut s’évader deson crâne. Tout cela était nouveau – si nou-veau – trop nouveau. Comment appréhendercette révélation ? Elle se sentait nue, seule,sans défense. Toute l’armature de ce à quoielle avait cru jusqu’alors se démembrasubitement. Elle suffoqua et agrippadésespérément la main d’Ashworth. Etquand ses doigts touchèrent les siens elle pritsoudain conscience que plus jamais elle neserait aussi aveugle qu’avant.

Ni la femme ni l’homme ne parlèrent.Seule la voix :

« Maintenant nous sommes entrés dansla seconde phase de mon plan. Les chasses

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aux mutants eurent lieu parce que les en-fants supérieurs n’étaient pas encore aptes àutiliser efficacement leurs immensespouvoirs. N’étant pas arrivés à maturité, ilsn’étaient pas… civilisés. Quelques-uns parmieux, s’ils avaient vécu, auraient été des spéci-mens véritablement réussis. Seulement, ilsne vécurent pas. Moi seul vécus… et je suisune des aberrations. »

Le silence se fit un moment dans l’espritde l’homme et la femme, traversé par une vi-bration d’amusement venu du super-cerveau.

« Pourquoi aurais-je honte d’être ce queje suis ? Je ne pouvais agir sur les forces quim’ont créé. Maintenant, par contre, je peuxagir sur tout ce que je veux. » La vibrationenfla et explosa en un rire muet. « De peurque je conquière leur planète, les hommesme combattront sans relâche. Mais je l’aidéjà conquise. Elle m’appartient. Mais cen’est pas là la véritable conquête ; celle-ci est

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encore à venir. Parce que l’espèce capabled’en hériter n’existe pas encore. Mes enfants,purifiés de mes tares, seront la nouvellehumanité.

« Il y a longtemps que je le sais. Les moy-ens me furent donnés, alors je les ai utilisés.Et depuis je n’ai pas arrêté de faire des ex-périences, de jeter, de recommencer encoreet encore – et finalement vous voilà, vousdeux et vos quelques autres frères et sœurs,prêts à recevoir votre héritage : la Terre. »

Sous les pieds de Mary, le sol, la planètetoute entière se mettent à trembler. Sesdoigts glissent contre la paume de la maind’Ashworth. Elle s’accroche désespérément,ses ongles plantés dans la chair.

« Vous êtes des homo superior », proférala voix – et soudain le sol se déchira, découv-rant l’abîme, et pendant un instant terrifiantle chaos vint hurler sous leurs pieds, etl’homme et la femme ne purent supporter la

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vision de ce trop effroyable futur. Ladéchirure s’ouvrit de plus en plus…

… et se referma.Et quelque chose d’infiniment soulageant,

d’infiniment protecteur vint les baigner detendresse, tandis que la voix se faisait douce.

« Vous serez des homo superior, maispour l’instant vous êtes des enfants. Il esttemps que vous sachiez la vérité. Votre ad-olescence sera longue, très longue, mais vousne portez pas les stigmates à cause desquelsles autres furent qualifiés de monstres etsubséquemment détruits. Cela constitue lapremière pièce de votre camouflage. Il fautqu’il soit parfait pour tromper les hommes.Or, aucun humain ne vous soupçonnera nil’un ni l’autre, pas plus que les autres de mesenfants qui circulent en ce moment sur cetteterre. Et quand ils s’en rendront compte, ilsera trop tard pour eux. » Une pause. « Laseconde phase commence. Vous êtes lespremiers à connaître la vérité à propos de

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votre espèce ; vos frères et sœurs l’appren-dront bientôt. Car vous avez une œuvre à ac-complir. Mais n’oubliez pas que vous êtes en-core des enfants. Les dangers qui vousguettent sont immenses. L’homme possèdel’énergie atomique ; une arme terrible entreles mains d’une espèce barbare – barbare ence sens qu’elle ne pourra jamais être totale-ment civilisée. Vous non plus n’êtes pas en-core civilisés – et vous ne le serez qu’en ar-rivant à maturité. C’est alors que vous con-naîtrez vraiment vos pouvoirs. En attendantcette heure, vous m’obéirez. »

La voix était dure et ferme. L’homme et lafemme surent qu’ils obéiraient.

« Jusqu’à présent, j’avais pensé dans lesecret. Mais à partir de maintenant il va yavoir trop de changements. De plus en plusd’enfants supérieurs naîtront et cela risquede nous trahir si nous ne faisons pas diver-sion. Or, cela a été prévu. Le monde vadevoir lutter contre un immense danger,

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contre une terrible menace : moi. L’human-ité se regroupera pour me combattre. Touthomme plus grand que ses congénères serasacré champion. Les hommes te sacrerontchampion, Samuel. Et toi aussi, Mary. Etaussi mes autres enfants.

« Sachant ma puissance, l’homme necherchera pas l’homo superior dans ses pro-pres rangs. Son égotisme est trop grand.

« Et petit à petit, je me laisseraiconquérir.

« Cela prendra longtemps, trèslongtemps. Et pendant ce temps la mutationse multipliera. L’homme croira que c’estgrâce à sa guerre contre moi si tant de géniesnaissent parmi son espèce. Et alors, un jour,le bel équilibre sera rompu. Au lieu que cesoient les génies qui se trouvent en minorité,ce seront alors les faibles d’esprit.

« Et ce jour, quand l’homo sapiens nesera plus la majorité, alors la bataille seraréellement gagnée.

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« Les enfants de vos enfants le verront, cejour. Eux constitueront la majorité domin-ante. Et ce sera l’homo superior qui me vain-cra, non l’homo sapiens.

« Et un jour mourra le dernier homme dela terre mais il ne le saura pas.

« En attendant, la guerre est commencée.La guerre ouverte contre moi, mais la vraieest celle que mèneront mes enfants contrel’homo sapiens. À présent vous savez lavérité. Vous apprendrez vos pouvoirs. Etmoi, je vous guiderai. Un guide en qui vouspouvez avoir confiance, parce que justementje suis une erreur. »

L’homme et la femme (pourtant encoreenfants !) restaient main dans la maindevant cette voix qu’eux seuls pouvaient per-cevoir. Cette voix porteuse d’une sagesse etd’une finalité pures de toute faiblesse hu-maine, qui avait su repousser et tenir à dis-tance l’abîme et le chaos – même si ce n’étaitpas très loin, ni même pour toujours.

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« Vous êtes les premiers de la nouvelle es-pèce, leur dit le silence. Et ceci est un autreEden, mais raconté autrement. Peut-être est-ce dans cette vieille histoire que se cache lasource de l’échec de l’humanité – l’hommemodelant un dieu à sa propre image. Vousn’êtes pas à mon image. Je ne suis pas undieu jaloux. Je ne vous tenterai pas au-delàde vos forces. Et vous ne mangerez pas àl’arbre de la connaissance du bien et du mal– du moins pas encore. Mais un jour je dé-poserai le fruit de cet arbre entre les mainsde mes enfants. »

Traduit par MICHEL RIVELIN.

Project.

Publié avec l’autorisation de IntercontinentalLiterary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française, 1974, pour latraduction.

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LE PATIENT – Edna MaineHull

Tout ce que noussavons des lois del’évolution indiqueque l’apparitiond’une nouvelle es-pèce n’est paschose aisée. Ni né-cessairementagréable pour quila vit. La natureprocède par essaiset par erreurs sur

des millions oudes milliards d’in-dividus. Et pournombre d’entreeux, la tentativeavortée ressemblesurtout à un hor-rible fléau.

À une maladie,par exemple, qu’ilconvient desupprimer à toutprix.

Mais si le prix àpayer pour fairefaire un bond à lavie, c’était,

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justement, lasouffrance…

LE CANCER ENFIN VAINCU

Londres, 23 août 1943. – On annonce desource autorisée qu’un traitement universelpour le cancer vient d’être mis au point parl’hôpital de la Côte ouest pour cancéreux.Depuis la guerre, cet hôpital a été dans saplus grande partie reconverti à des fins milit-aires, mais l’un de ses services est toujoursplacé sous la direction du brillant chercheurde la recherche sur le cancer, le docteur LyallBrett, qui fera sous peu une déclarationofficielle.

Dans le soir tombant, l’avion était à peineplus qu’une tâche indistincte : et il devaitavoir coupé le moteur car Bill Dobbs, garde à

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l’hôpital, n’entendit rien. À côté de lui, soncompagnon remua puis se leva.

« Merde alors ! entendit Bill, un para-chute. Regarde ! »

Bill scruta la pénombre, mais au boutd’un moment, il dit d’une voix nerveuse :

« C’est toi qu’as les projos, Pikes. Braque-les sur eux. »

Le faisceau lumineux déchira la nuit et,tout d’un coup, embrassa de ses feux l’objetblanc.

« Nom de Dieu ! il est vide.— Encore un coup des nazis ! dit vive-

ment Bill. Ouvre l’œil pendant que je vaisvoir ce que c’est. »

Le parachute disparut derrière une col-line à cinquante mètres d’eux. Bill traversa lalande en courant et arriva au sommet de lacolline juste comme la lune, sortant de der-rière les nuages, baignait de lumière l’étroitvallon s’étendant à ses pieds.

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Rien. Attendez ! Il vit clairement le chien.Il passa près de lui, ventre à terre et silen-cieux, et disparut dans une ravineembroussaillée.

Pas de parachute ; aucun mouvement.Prenant son téléphone de campagne :

« On a dû rêver, dit Bill, parce qu’y a riendu tout, sauf des traces de klebs. »

C’est dix minutes plus tard que la formeindistincte d’un chien apparut sur le pavé dela cour de l’hôpital, distendit ses éléments etse transforma en homme, vêtements et tout ;un homme costaud qui entra résolumentdans l’hôpital et dit tranquillement à laréceptionniste :

« Je me présente : Peter Grainger. Puis-jeparler à l’assistant du docteur Brett, ledocteur Carstairs ? »

***

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Le docteur Lyall Brett leva les yeux d’unair las quand le docteur Carstairs ouvrit laporte de son bureau et entra.

« Lyall, dit Carstairs en un souffle. Ça yest. Il est là. »

Brett le regarda avec tristesse.« Qui est là ? Dites donc, je croyais que

vous étiez parti vous coucher.— J’y allais, mais je n’aurais pas voulu

rater ça pour un empire. Je crois que je nepourrai pas fermer l’œil de la nuit ! Lyall, ilfaut absolument que vous lui parliez tout desuite, à la minute !

— Harry, dit Brett, de quoi parlez-vous ?Qui est ici ?

— Je viens d’admettre Peter Graingerparmi nos malades.

— Je ne comprends toujours pas », com-mença Brett. Puis il s’interrompit : « Un mal-ade de plus ? Vous êtes fou ? On n’aurait pasde place pour mettre une sardine, ici, encoremoins un malade. Où l’avez-vous mis ?

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— J’ai mis la surveillante de jour et cellede nuit dans la même chambre. Si leurs yeuxétaient des pistolets, je serais mort. Mais,Brett, je vous assure que nous ne pouvionspas rater cet homme. Vous vous souvenezque je vous ai parlé d’un patient arrivé à l’In-stitut du cancer Carl Flamber de New Yorkl’année dernière – l’homme qui a consultétous les charlatans et tous les instituts ducancer du monde ? C’est le cancéreux per-pétuel. On l’opère pratiquement tous les ans.On lui a enlevé des tumeurs dans la gorge,dans les poumons, dans la tête – et il vit tou-jours. C’est le cancéreux, célèbre dans lemonde entier. Si vous pouvez le guérir… »

Brett fronçait les sourcils.« En effet, en y repensant, je me souviens

d’avoir entendu parler de lui. Voulez-vousdire qu’Hamber n’a pas pu le guérir ?D’après ce que vous m’aviez dit de sonprocédé, lui et moi nous étions sur la même

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piste, mais il avait de l’avance sur moi. Et s’iln’avait pas été tué aussi tragiquement…

— Voilà la réponse à votre question, Lyall,dit doucement, Carstairs. L’explosion qui l’atué et a ravagé son laboratoire s’est produitele soir même de l’arrivée de Grainger ; j’aiquitté New York dans la nuit qui suivit pourvenir travailler avec vous. J’avais fait la con-naissance de Grainger à l’époque, et d’ail-leurs, il m’a demandé en arrivant. Il en saitprobablement plus que personne sur le can-cer et sur les savants qui s’en occupent. » Ilse mit à rire d’un air sombre, et termina iro-niquement : « Après tout, l’enjeu est encoreplus gros pour lui que pour vous. Je le faisentrer ? »

Brett hésita et dit enfin :« Faites-le entrer. Mais vous, allez vous

coucher. »

***

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L’homme était différent, totalementdifférent de ce qu’attendait Brett. Sa silhou-ette emplissait l’embrasure de la porte. Dansla faible lumière de la lampe de bureau, ilrayonnait de vitalité ; il dit d’une voix chaudeet vibrante :

« Docteur Brett, votre système est-il basésur le régime ?

— Il l’est.— Ah ! Une combinaison de vitamines.

Puis-je vous demander quelles proportionsde vitamines A, B, C et D vous utilisez ? Quelest votre nombre magique ? »

Brett eut l’étrange impression que c’étaitlui qui était sur la sellette. Cela ne l’agaçapas ; il avait déjà rencontré des malades aus-si pleins d’assurance, quoique moins éner-giques. Il eut un petit sourire nerveux et dit :

« Vous ne voulez pas vous asseoir, Mr.Grainger ? Je vous ferai bien volontiers uncourt exposé de mon système. »

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De plus en plus stupéfait, il regardal’homme s’avancer avec une grâce féline.Brusquement, malgré sa fatigue, Brett réalisaqu’il l’admirait ; il dit :

« Mr. Grainger, vous m’étonnez. La plu-part des cancéreux sont pliés en deux par lasouffrance ; leur moral est au plus bas…

— Je vous réserve d’autres surprises »,répliqua l’homme avec calme.

Et Brett, conscient du sens caché de sesparoles, le regarda avec attention. L’impres-sion s’estompa, et Brett commençalentement :

« Peu après avoir quitté l’école de méde-cine, je décidai que je devais avoir des basesaussi larges que possible pour attaquer lecancer. Laisser les autres construire des ap-pareils coûteux afin de soulager les gens dontle cancer est trop avancé pour être opérable,pensais-je. Ce que je voulais, c’était quelquechose qui pourrait enrayer la maladie à n’im-porte quel stade de son développement, et

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dont n’importe quel médecin, quelles quesoient ses connaissances, pourrait dire :« Bon, vous allez faire ceci et cela, et « vousserez guéri en un rien de temps. »

« Qu’est-ce que font tous les humains etqu’est-ce qui a un effet vital sur leur santé ?– voilà la question que je me posai à moi-même. Et, bien entendu, la réponse était aus-si simple et facile que la question : ils man-gent. Des tonnes et des tonnes de nourriture.Le monde entier est organisé pour satisfairece besoin fondamental. »

Se laissant emporter par l’enthousiasme,il se leva et baissa les yeux sur Grainger.

« Ce qu’il nous fallait, c’était pouvoirmesurer les besoins quotidiens du corps envitamines par une méthode suffisammentsimple pour que tout le monde puisse l’em-ployer, quelque chose qui détruirait les po-tentialités cancéreuses de chaque cellule. Lecancer, comme vous le savez, n’est qu’uneprolifération anarchique de cellules et…

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— Je vois, l’interrompit-il d’une voix durecomme l’acier, que vous êtes sur la bonnevoie. En conséquence, vous devez mourir,vous et tous ceux qui connaissent votresecret.

— Hein ? » dit Brett.Et c’est alors seulement, quand les pa-

roles de son visiteur eurent pénétré jusqu’àsa conscience, qu’il s’immobilisa et le fixa.

Le silence s’abattit sur eux. À pas feutrés,Brett revint à son fauteuil et s’y laissatomber. Il n’avait pas peur, mais il se sentaitoppressé, sans espoir.

Brett soupira et dit :« Pourquoi voulez-vous me tuer ? Je suis

probablement le seul au monde qui puissevous guérir. »

L’étranger secoua la tête. Dans lapénombre, ses yeux luisaient :

« Je ne suis pas un fou, docteur Brett ; et,malheureusement pour vous, l’ampleurmême de votre réussite m’oblige à vous tuer.

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Permettez-moi de vous poser une question :arrivez-vous à imaginer un individuphysiquement parfait ? »

L’idée vint à Brett que s’il pouvait fairetraîner la conversation en longueur… Il ditavec prudence :

« Un tel être devrait posséder le don d’ad-aptation universelle. Autrement dit…l’amorphisme… le changement de forme àvolonté… qui exigerait une croissance rad-icale des cellules et des tissus comme… »

Il s’interrompit, les yeux dilatés. Avantqu’il ait pu reprendre la parole, Grainger ditdoucement :

« Oui, docteur Brett, comme le cancer ; etvous détruiriez la potentialité de croissancelibre de la cellule, l’espoir de l’homme d’at-teindre la perfection, une puissance d’adapt-ation si complète qu’il pourra nager, voler etvivre dans un espace sans air, dans n’importequelles conditions. »

Brett resta bouche bée :

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« Vous êtes fou, mon vieux ! C’est im-possible ? Ne voyez-vous pas ce qui vous estarrivé ? Pendant des années vous avez vécudans la menace constante d’une mort causéepar le cancer. Et c’est devenu une obsession.Vous… »

La voix de l’étranger, forte et vibrante,l’interrompit :

« L’homme est sur le seuil d’un destin ex-traordinaire. Il n’y a jamais eu autant de casde cancer dans le monde. L’étonnant, c’estque personne ne se soit douté de rien, car en-fin, de toutes les maladies existantes – j’ex-clus les faiblesses organiques –, c’est la seulequi ne soit pas causée par un microbe.

« Vous commencez à comprendre pour-quoi vous devez être détruit. Vous le devez !Aucune des promesses que vous pourriez mefaire ne me convaincrait. Pour des tas deraisons, vous vous opposeriez à l’amorph-isme. L’idée elle-même est insupportable, etopposée à toute religion – c’est ce que vous

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penseriez. Ou bien vous vous diriez que l’en-trevue que nous avons en ce moment n’a étéque le rêve d’un cerveau surmené. Ou quetoute promesse faite sous la contrainte n’estpas contraignante.

« Vous devez mourir, comme Hamber estmort, et d’autres avant lui, parce que vousn’avez pas limité vos recherches à soulager ladouleur, ou à inventer des appareils propresà guérir certains cas de cancer. À uneépoque, je volais de mes propres ailes, maisc’est un moyen de transport trop lent dansun monde où les nouvelles sont toujours enretard. Aujourd’hui, pour arriver jusqu’àvous, j’ai pris l’avion le plus rapide qu’on aitjamais construit, je me suis brièvementtransformé en parachute, puis en chien. Çane m’a pris que trois heures pour venir…d’où je viens.

« Mais vous comprenez maintenant pour-quoi je suis sur la Terre – pour protéger la

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race humaine contre une phase de son géniescientifique.

— Sur la Terre ? croassa le docteur Brett.— Ne craignez rien, docteur Brett ; vous

avez une âme immortelle. Vous aurezd’autres vies, où votre grand esprit aven-tureux restera inchangé ; seulement, bientôt,votre corps aussi sera éternel. »

Brett réfléchissait comme en rêve : il yavait des boutons sur son bureau. Mais lespresser n’aurait pour résultats que de fairevenir des infirmières. Et il ne pouvait pas at-tirer des femmes dans ce…

Il arracha son esprit à ces penséesdésespérantes. Car l’homme était en train dese transformer. Il se transformait. Son visagese transformait, et luisait. Tout d’un coup, ily eut une bombe luisante sur le sol.

« Attention ! pensait Brett avec une ter-rible acuité, docteurs, attention à ce malade,attention… »

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Le monde s’anéantit dans une explosionviolente.

Il fallut une heure aux cellules dy-namiques de l’homme, dans leur aveuglevolonté de cohésion, pour se rassembler.Lentement, dans les ténèbres, Peter Graingerreprit forme. Il resta un moment immobile,fixant les décombres du service ; puis ils’éloigna dans la nuit.

***

Le lendemain, le ministère de l’Intérieurpublia le communiqué suivant :

« … Légère activité aérienne au-dessus dela côte ouest. Un hôpital a été endommagé.On déplore plusieurs blessés et tués, dontdeux médecins. Aucune perte militaire. »

Traduit par SIMONE HILLING.

The patient.

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© Street and Smith Publications, Inc. 1943.© Librairie Générale Française, 1974, pour la

traduction.

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L’AMOUR DU CIEL –Theodore Sturgeon

L’homme, on l’adéjà vu, ne se lais-sera pas détrônersans protester. Etil est douteux quele conflit entrel’Homo sapiens etl’Homo superiorse limite à des af-frontementspsychiques.

Pour échapper àcette guerre, il estconcevable que lesmutants décidentde quitter le ter-ritoire del’homme.

Peut-êtregagneront-ils lesétoiles ?

Peut-être l’ont-ilsdéjà fait, il y atrès longtemps ?

Warner marcha le long de l’affleurementbaigné de lune et s’orienta vers la pisteDanby. Fellow le dépassa en trottant,s’arrêta, renifla l’air sombre et chaud et re-garda son maître de bas en haut.

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Warner se pencha et tapota l’épaule duberger écossais.

« Tu sais où c’est, petite tête de chien,grommela-t-il. Cesse de ralentir. Allons-y. »

Le chien attendit et, quand Warner fit unpas en avant, il s’élança vers la bouche noirede la piste forestière.

« Mi-chien courant, mi-pigeon voy-ageur », murmura Warner en le suivant.

Il s’immobilisa dans l’ombre et hésita unmoment, en clignant des yeux et ensoulevant la courroie de sa carabine poursoulager son épaule raide.

« Fellow ! »Un bruyant grondement du chien lui

répondit.Warner était parfaitement familiarisé

avec le vocabulaire de Fellow ; il comportaitdes aboiements, des jappements, desgémissements et des grognements, avectoutes leurs variations. Il avait déjà entenducette sorte d’aboiement auparavant. Pas

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souvent, mais il ne pouvait l’oublier. Unefois, c’était parce qu’un chat sauvage étaittapi sur une grosse branche sous laquelle sonmaître allait passer. À une autre occasion, ilavait annoncé un glissement de glace immin-ent. Et une autre fois c’était un homme,accroupi dans l’ombre du porche de sa mais-on, qui l’attendait après une de ces chassesnocturnes. Le chat sauvage, la glace etl’homme étaient des tueurs. Et Warner étaittoujours bien vivant.

Les yeux largement ouverts, ses pupillesrondes dans l’obscurité de velours, Warnercontinua à progresser du grand pas glissantet silencieux du forestier. Le bout de son piedtoucha le chien. Silencieusement, il s’agen-ouilla à demi et tendit sa main vers l’échinefrémissante de Fellow. Le berger, tendu, étaitaplati sur le sol. La main de Warner touchases oreilles pendantes, sa gueule entrouverte.

« Qu’y a-t-il, vieux ? »

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À nouveau, le grondement de mauvais au-gure se fit entendre. Warner tendit son re-gard dans la direction indiquée par la truffesensitive du chien. Il n’y avait rien d’autreque l’obscurité et, quelque part hors de lapiste, un faible ovale de lumière lunaire.

Fellow avança de quelques centimètres,puis il s’immobilisa à nouveau. Warnertourna inutilement son regard vers lui puis,comme c’était la seule autre chose à faire,vers la tâche lumineuse.

Elle bougea.Les cheveux de Warner se hérissèrent sur

sa nuque. Sa langue toucha les dents de samâchoire inférieure, ses narines s’ouvrirentet une boule glacée de terreur vint se pelo-tonner sous son cœur.

Le clair de lune n’a pas de visage. Le clairde lune ne s’avance pas vers vous silen-cieusement, prenant des formes lorsqu’ilpasse sous les branchages. Le clair de lune ne

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se tient pas debout devant vous, pareil à unhomme nu.

Cela s’immobilisa en regardant Warner,tout en luisant doucement. Cela avait deuxmètres de haut, était trop large aux épaules,trop étroit aux hanches, avait des bras et desjambes trop minces et une tête d’une largeurnormale mais beaucoup trop haute.

Quant au visage…Il avait une expression de douleur indes-

criptible. Ce visage exprimait une peine troplourde à porter, la fin incontestable dequelque espérance immense et fortifiante.C’était le visage d’un conquérant et d’un sagemodelé dans l’argile de la puissance et del’intelligence. Et il était complètement défait.

Warner n’était pas un homme doté d’ima-gination, et il avait été à l’école du danger.Son esprit un moment glacé se libéra pr-esque instantanément et lui souffla : « C’estun fantôme ! » car le temps manquait pour

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une analyse approfondie et un testd’improbabilité.

« Contrôlez ceci », dit le fantôme, enmontrant le chien qui grondait.

L’esprit de Warner était plus libre que salangue. Il forma une question, mais sabouche ne réussit à émettre qu’un grogne-ment interrogatif. Et avant qu’il ait pu lécherses lèvres et parler, Fellow était loin de lui,suspendu en l’air, ses longues mâchoirescherchant à agripper la gorge du fantôme.

L’apparition para aisément l’attaque eneffaçant ses hanches et Fellow dégringola ru-dement sur le sol, ses mâchoires s’en-trechoquant avec un bruit de castagnettes.Impavide, il s’approcha en se tortillant dufantôme qui le regardait calmement. Fellowgrogna sourdement – c’était comme un ron-ronnement – et joignit ses pattes. Lefantôme tendit ses jambes, dans l’éventualitéd’un autre saut. Mais Fellow ne bondit pas.Aplati sur le sol, il se contracta puis attaqua

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les longues jambes grêles. Le fantôme paral’attaque des dents du chien, mais il ne put sedéplacer assez rapidement pour éviter sonflanc poilu, qui heurta violemment sonmollet.

Fellow pivota pour attaquer à nouveau –mais il s’interrompit net dans sonmouvement. Il glapit et, brusquement, happaférocement son propre flanc. Assez près de lasilhouette lumineuse pour être visible danssa lumière étrange, il se banda comme unechenille brûlée par une fourmi de feu etgriffa l’obscurité en se mordant sauvage-ment, la gueule pleine d’écume. Puis il gémitcomme un enfant malade et torturé.

« Fellow ! »Le chien aboya, quelque part dans l’ob-

scurité. Warner bondit dans la direction duson, se prit le pied dans une racine et chutalourdement. Curieusement, sa main droite setourna vers lui et se trouva dirigée vers sonplexus solaire tandis qu’il tombait sur elle.

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Ses poumons se vidèrent d’air et durantplusieurs secondes il demeura impuissant,effrayé et furieux, émettant des « Uh ! Uh ! »à travers sa trachée-artère nouée.

Puis il put voir à nouveau, car le spectres’était déplacé et se trouvait maintenantentre lui et le chien. Fellow gisait sur le dosen agitant faiblement les pattes. Puis le chiense coucha à nouveau sur le flanc, mordit unede ses pattes antérieures et demeura immob-ile. Ses yeux ouverts roulaient dans ses or-bites, et sa langue mordue, sanglante,pendait sur le côté de sa gueule.

Warner se mit sur ses genoux.« Ne le touchez pas », avertit le fantôme.Warner le regarda.« Vous l’avez tué », murmura-t-il, et dans

un mouvement sans heurt il dégagea sa cara-bine de son épaule et la leva.

Le fantôme disparut.« Je suis devenu aveugle », pensa

Warner. Il se leva, les genoux fléchis, la tête

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baissée, la carabine à l’horizontale, prêt àtirer sur quoi que ce soit ou au bruit de quoique ce soit.

Sa poitrine lui fit soudain mal, et il se rap-pela qu’il lui fallait respirer.

Il y eut le silence, l’obscurité, la peur et lafureur, et le canon chaud contre la facelatérale de son pouce gauche, et trois desdoigts de sa main droite enserrant la nais-sance de la crosse de l’arme. Il tourna lente-ment la tête, attendant, tendu, accompag-nant le mouvement d’un pivotement de lataille, des hanches, des chevilles. L’obscuritéétait trop intense, trop rigoureuse. Il leva lesyeux, puis les leva plus haut, jusqu’à ce qu’ilpuisse voir la seconde réflexion lunaire fan-tomatique sur le toit de feuilles au-dessus delui. C’était une lumière faible et fuyante,mais une lumière réconfortante.

Il y eut un faible bruit sur sa droite. Lacrosse de la carabine sauta à son épaule.Silence.

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Il expulsa l’air avec ses narines.« Bougez, bon Dieu ! »Quelque chose bougea. Quelque chose

tournoya et battit dans le sous-bois. Warnertira trois fois, l’arme se pelotonnant un peuplus affectueusement contre son épaule àchaque coup.

Silence à nouveau. Il abaissa l’arme pourêtre libre de tourner la tête. Elle fut arrachéede ses doigts qui ne se doutaient de rien. Ilessaya sauvagement de la retenir puis del’agripper, ne saisit rien, et tituba. Iltournoya, tournoya encore, puis plongea versle sol et roula – tout, tout plutôt que voir l’in-évitable petite flamme crachée par l’arme,qu’entendre la déflagration assourdissante,que sentir la balle déchirer sa chair. Il roulapuis demeura immobile, tout comme il avaitfait à Tulagi.

***

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Il y avait une lumière au-dessus de lui, unpeu en arrière. Il rampa pour s’en éloigner,haleta, plongea vers un tronc d’arbre à peinedeviné et s’accroupit derrière, sans regarderla lumière jusqu’à ce qu’il soit à l’abri.

Le fantôme se tenait à six mètres de lui,tenant aisément sa carabine et le regardant.Warner recula vivement, mais rien ne sepassa. La lumière demeura immobile.

Il regarda à nouveau, furtivement. Lefantôme demeurait là, le regardant avec sesyeux sérieux et tragiques. Il tenait la cara-bine à la hauteur de sa hanche, ne le visantpas directement, ne visant certainement riendu tout. Warner savait que cela le voyait,mais il ne fit aucun mouvement. Regardantl’étrange et mélancolique silhouette, il sentitqu’elle attendrait là toute la nuit – toute lasemaine. Le temps semblait n’avoir rien àfaire avec ce visage ni vieux ni jeune, infini-ment patient.

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Warner serra les lèvres et s’éclaircit lagorge.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d’unevoix rauque.

Le fantôme dit : « Je suis… » puis il s’in-terrompit, cherchant le visage de Warner,hésitant, comme s’il cherchait et choisissaitle mot qui convenait. « Je suis… regret. »

« Regret ? » Des références insensées,sans aucun rapport, tournoyèrent dans l’es-prit de Warner. « Je suis le fantôme du Noëlpassé » – les masques de la Comédie et de laTragédie peints sur le proscenium de l’audit-orium de son collège. Quelle était cettemascarade ?

Le fantôme fit une nouvelle tentative –Warner pouvait sentir son effort de recher-che pour l’exactitude du terme.

« Pas regret. Je suis… désolé. Je suisdésolé votre chien est mort. Votre chien estmort.

— Qui êtes-vous ? » aboya Warner.

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Le fantôme chercha à nouveau son visage.« Je suis vous », dit-il, et il attendit.

« Non », ajouta-t-il, et il murmura pour lui-même : « Moi, vous, lui, cela. » Il regardaWarner. « Ceci est moi », dit-il, et il frappasa poitrine avec le canon de la carabine.

Warner s’humecta les lèvres. Il ignorait cequ’était cette chose lumineuse, mais elle étaitde toute évidence démente. Il demanda :

« Est-ce que vous allez tirer sur moi ? »

***

« Tirer, dit le fantôme. Tirer sur moi. » Ilregarda soudain la carabine, comme s’ilvenait seulement de comprendre. « Pas tirer.Pas vous mort. Pas… tirer… vous… mort. »

« C’est bon à savoir, pensa sardonique-ment Warner. Ce serait encore meilleur s’ilabaissait l’arme. »

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« Oui », dit le fantôme. Il fit demi-tour,appuya soigneusement la carabine contre letronc d’un arbre puis s’éloigna d’un ou deuxpas. « Maintenant vous… » et il montra le solà proximité de l’arbre derrière lequel setenait Warner.

« Vous voulez que je sorte ?— Sortez.Warner réfléchit soigneusement à la

question. Il n’avait aucune idée des capacitésde cette créature surnaturelle, mais ellesemblait humaine ou suffisamment prochede la nature humaine et il était sans doutepossible de la berner. S’il pouvait faire durerla conversation suffisamment longtemps,peut-être lui serait-il possible d’avancer toutdoucement et de mettre la main sur la cara-bine et, dans les deux sens du terme, d’enfinir avec ce cauchemar. Il quitta son abri.« Vous non. Vous non… pouvoir… prendrefusil, prendre le fusil. Un, une, le, quelque,

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eux, ceux-ci », dit le fantôme. « Quoi ceux-ci ? Qui sont ceux-ci ?

— Quoi ?— Un, une, le, et ceux-ci.— Oh ! Les articles. Je vois ce que vous

voulez dire. Vous ne parlez guère notrelangue ? »

La créature eut à nouveau cette étrangerecherche de son regard.

« Spécifiques, dit-elle. Précisez. Que sontun, une, le, chien, fusil ?

— Des mots, dit Warner après une pauseétonnée.

— Des mots, dit le fantôme. Bien. Desmots. Dites à moi… Dites-moi… Apprenezdes mots à moi. »

Warner jeta un bref regard à la carabineappuyée contre l’arbre. Quatre ou cinqmètres… un bond soudain en avant pouvaitlui permettre de la récupérer. Il se pourraitqu’il soit contraint de lutter durant uneseconde, mais ensuite…

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« Ne touchez pas au fusil », dit lefantôme.

En dépit de la situation, Warner faillitsourire.

« Qui êtes-vous ? Vous lisez dans lespensées ?

— Je lis. J’entends-vois-lis. Dans l’esprit,oui. Je lis dans l’esprit. Je lis dans le vôtre.Vous faites… faites… » Il regarda le visage deWarner. « Vous pensez, je lis. Oui.

— Télépathie ? aida Warner.— Oui. La télépathie. Vous émettez, je…

je…— Vous recevez ?— Oui. Vous émettez, je reçois. J’émets,

vous ne recevez pas.— Pourquoi ?— Vous ne… ne… vous ne pouvez pas.

Vous… homme ? Oui. Vous êtes un homme.Je suis… suis… je ne suis pas un homme. »

*

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**

L’inextinguible sens de l’humour deWarner revint à la surface. « Vousplaisantez », dit-il, et à son grand éton-nement, la créature se mit à rirebruyamment.

« Donnez-moi le mot général, homme.— Le mot gén… Oh ! je vois. Humain.— Oui. Vous êtes humain. Je ne suis pas

humain.— Qu’êtes-vous ? »À nouveau, cette étrange recherche.« Différent, dit finalement l’être. Humain,

mais de différente… sorte. » Il se tournasoudain, arracha une branche d’un arbuste eten enleva adroitement les rameaux pour negarder qu’un bâton fourchu. Il chercha ànouveau le regard de Warner – cela ne pro-curait d’ailleurs aucune sensation à ce derni-er – et, montrant le morceau de bois, il dit :« Ceci est primaire. » Un long doigt

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lumineux caressa l’un des éléments de lafourche. « Ceci est humain, vous. »

Indiquant l’autre branche : « Ceci est hu-main, moi.

— Oh ! Vous êtes une mutation.— Oui. Non.— Peut-être ?— Peut-être. Peut-être êtes-vous une

mutation.— Je ne comprends pas. »La créature mit son doigt sur la fourche

de la branche.« Quinze… quinze centaines de généra-

tions passées… en arrière.— Vous voulez dire que la race s’est rami-

fiée il y a quinze cents générations de cela ?— Oui. Mes générations. De longues

générations. Une des miennes est trois desvôtres. »

Warner traduisit pour lui-même : « Il y aquatre mille cinq cent de nos générations, la

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race humaine s’est divisée pour former votreespèce et la mienne. C’est cela ?

— C’est cela.— Alors, où sur Terre avez-vous été tout

ce temps ?— Pas sur la Terre.— Oh ! Oh ! L’homme de Mars !— Pas Mars, dit le spectre d’un ton

sérieux. Pas une planète de ce soleil. L’hu-main ne peut pas vivre sur une planète de cesystème autre que celle-ci.

— Où, alors ? »L’être essaya ; Warner pouvait voir qu’il

essayait. Soudain, il comprit la scrutation, leprocessus de cette recherche en lui-même.La créature pouvait extraire plus facilementde lui un mot ou une idée s’il l’amenait à lasurface de son esprit. Il visualisa une cartecéleste ; le fantôme émit un son exprimantl’impatience. Les lèvres de Warner se con-tractèrent ; il avait toujours eu une très

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mauvaise mémoire. Il visualisa le cielnocturne.

« Oui », dit l’homme lumineux.Warner pensa aux constellations ; à la

Croix, à la Lyre, au Scorpion, à Sirius et auxHyades. Et quand il visualisa les Sept Sœurs,les Pléiades, le fantôme poussa une exclama-tion. Warner ne se rappelait pas exactementl’endroit du ciel où se trouvaient les Pléiades,mais il savait que cinq des étoiles qui lescomposaient étaient parfaitement visibles, lasixième un peu moins, et la septième imper-ceptible sauf à une vue très puissante.

« Oui. La plus faible, dit le fantôme. Maisil n’y a pas qu’une étoile. Plusieurs. Pas dansun groupe d’étoiles ; vous voyez à travers lesétoiles près d’une ligne d’ici à là. Ma planèten’appartient pas à la moins perceptible desSœurs Pléiades ; elle est au-delà d’elle, loinsur l’autre côté. Vous pensez à nouveau aufusil. N’y touchez pas. »

Warner jura.

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« Votre chien est mort, dit l’homme lu-mineux. Je ne voulais pas mourir… fairemourir votre chien. Vous êtes le premierhomme pour moi ici. Je ne pas… Je ne saispas comment vous pouvez… comment il sefait que vous ne puissiez pas me capter-en-tendre. Je vous entends. Je vous ai parlé-pensé. Je vous ai dit de vous approcher demoi. Je vous ai dit de ne pas me toucher.Votre chien s’est jeté sur moi. Je pas… Je nevoulais pas que votre chien me touche. Ilserait mort rien qu’en me touchant. Vousmourrez vous-même si vous me touchez.Votre chien est mort. Je suis désolé. Je neveux pas que vous soyez mort. Quand jecomprends que vous ne pouvez pas m’en-tendre excepté moi… je parle, je deviens…sombre et je prends votre fusil. Un humainavec une arme ne pense jamais. »

***

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« Maintenant j’ai droit à des vérités soci-ologiques », pensa Warner avec un sourireforcé.

« Pourquoi voulez-vous me tuer si je voustouche ? demanda-t-il.

— Tuer, dit l’autre, qui regarda son vis-age. Tuer, mourir, assassiner, exécuter, mas-sacrer. Non. Je ne vous tuerai pas si vous metouchez. Tuer est ce que vous faites avec…avec désir, oui. Je dis une chose différente.Je dis que si vous me touchez vous mourrez.Je suis désolé que votre chien soit mort. Jesuis encore plus désolé si vous êtes mort. Jene désire pas vous êtes mort. Je… Moi… Jesuis…

— Du poison ?— Oui, du poison. Du poison. J’empois-

onne presque toutes les choses de la Terre.Très… vite. » À nouveau surgit soudaine-ment le masque de tragédie sur l’étrange eténorme visage. « Toutes les choses de laTerre. Toutes les choses vivantes. » L’être

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tenait toujours le bâton fourchu ; il le re-garda avec tristesse et, sans le jeter, avec ungeste sans volonté, le laissa glisser de sesdoigts sur le sol. « Cela serait mort mainten-ant sans… même… même si je ne l’avais pascassé et arraché les feuilles. Juste le touch-er… Mes… mes pieds… Les marques laisséespar mes pas sont des endroits de mort.

— Mais pourquoi ? Pourquoi faites-vouscela ?

— Pourquoi ? Mais je ne le fais pas ! Je nefais pas du poison et ne le répands pas. Jesuis du poison !

— Je ne comprends pas. Que faites-vousici ? Pourquoi demeurez-vous ici si vous tueztout ce que vous touchez ?

— Je… je vais essayer. Si vous ne me com-prenez pas, dites-moi de… de m’arrêter.

« Nous sommes des humains différents,et ceci est l’endroit où nous avons com-mencé… ceci, cette planète, cette… votre

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Terre. Nous avons crû vite et sommesdevenus… avons gagné…

— Vous avez évolué ?— Évolué très vite, oui. Nous avons fait

un… des outils, des machines… Pensé auxconstructions des hommes. Pensé à ce queles hommes doivent avoir à construire. Oui !Oui. Intelligence. Logique. Intuition ? Oui,intuition aussi. Nous nous comprenons l’unl’autre bien. Vous ne vous comprenez pasl’un l’autre. Vous travaillez avec vous, il trav-aille avec lui. Si vous travaillez ensemble,vous construirez, mais vous êtes… important.Ou il est important. Pour nous, construireétait important. Trente générations nous ontlibérés de… des choses extérieures à nous.

— De l’environnement ?— Oui. Libres. Avoir un… problème,

c’était découvrir la façon… la façon de le ré-soudre. C’était… une évolution différente.L’évolution dans les plantes, dans les an-imaux, c’est essayer ceci, essayer cela, ceci

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est bon, cela n’est pas bon, ce qui n’est pasbon meurt. Nous sommes différents. Nousavons essayé seulement ce qui serait bon, cequi serait créateur. Vous me comprenez ?

— Je pense que oui, dit Warner. Nousavons créé plus au cours des trois centsdernières années que durant les trois milleannées qui les ont précédées.

— Oui. C’était cette façon, la façon dontnous avons commencé. Nous vivions dansune vallée. Nous vivions longtemps, chacunde nous, et très concentrés. Nous sommestoujours peu nombreux. Nous ne noussommes pas répandus sur toute la Terre,comme vous les hommes. Nous sommes de-meurés dans le creux chaud de notre valléeet nous avons construit. Nous n’avons pasconstruit des villes comme vous les hommes.Nous n’en avions pas besoin. Nous avonsconstruit à l’intérieur » – il toucha sa tête –« et aussi quelques machines, quand nous enavions besoin. Alors vint un temps où nous

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sûmes que notre vallée serait engloutie par lamer. Elle était en dessous du niveau de l’eau.Il y avait une petite montagne à une ex-trémité, et elle se briserait et la mer s’engouf-frerait par là.

« Certains ne s’en inquiétèrent pas. Cer-tains se retirèrent à l’intérieur croyant sesauver, et nous n’entendîmes plus jamaisparler d’eux. Plusieurs fabriquèrent une ma-chine et quittèrent la planète, la… Terre.

— Un navire spatial !— Pas un navire. Pas comme l’image à

laquelle vous pensez. Il serait bon que vouspuissiez entendre… voir mes pensées. Non,c’était une machine. Elle permettait de… derendre non-solides les choses solides, puis deles rendre à nouveau solides à un autre en-droit. Les moi-hommes, et quelques femmesallèrent dans la machine et la machine quittala planète.

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« La machine était construite pour… pourchercher une planète comme celle-ci ;lourde, chaude, avec cet air. Elle alla loin.

— Est-ce que cela prit beaucoup detemps ?

— Cela n’est pas prenant-longtemps dansune telle machine. Cela n’est pas compris devous. Aucun homme n’est allé dans la ma-chine pour une petite route. Seulement unelongue route. Je suis le premier à être partiet revenir. Être dans la machine est de con-trôler la partie qui cherche, et de démarrer lamachine. Ensuite la machine est là. Être horsde la machine est la regarder… disparaître.On ne sait pas si elle reviendra bientôt, ouvite. Ou si elle reviendra. Je puis revenirquand et d’où je m’en vais. Ou plus tard…beaucoup plus tard.

— Pourquoi êtes-vous venu ?— Quand les moi-hommes ont quitté

cette planète, la machine en a trouvé uneautre. Elle était comme celle-ci et pas comme

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celle-ci. Elle était plus chaude. Elle était plussombre. Le soleil avait plus de… de…

— Radiations ?— Pas plus. Différentes. Nous avons eu

une mutation, quelque sorte de mutation.Pas trop. Ceci… » – D’une manière bou-leversante, la lumière s’éteignit à nouveau.Puis revint. « Comme un petit animal, un in-secte… comme une luciole. De la lumièrefroide. À notre volonté. Mais il y eutplusieurs générations.

« Une chose se produisit. La machine vintsur cette planète et se brisa. Il n’est pas com-pris ce qui arriva. Certains moururent alors.Les autres s’arrangèrent un endroit où vivre.Plusieurs autres moururent. Les plantesn’étaient pas bonnes. Les plantes étaient dela même construction… de la même… com-position chimique que celles d’ici. Les an-imaux étaient les mêmes. » Il y eut unepause de recherche. « Colloïdes. Hydrates decarbone. Oui. Mais légèrement différents…

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« Pensez à une chose, pour me donner lesmots… à une chose que vous mangez, ou quevous mettez à l’intérieur de vous, et qui vousrend heureux, ou qui vous fait déplacer vite,ou c’est un poison, ou vous dormir.

— Des drogues ?— Oui. Des drogues. Pas des drogues.

Comme des drogues. Qu’est-ce que vouspouvez mettre à l’intérieur de vous qui faitces choses ?

— Je ne vois pas… Oh ! attendez ! Deshormones ?

— Oui, oui, des hormones. Les plantesfabriquent des poisons pour rendre les an-imaux malades, aussi les animaux ne man-geront pas les plantes. Certaines plantes sonttoujours du poison parce qu’aucun animal nepeut faire le même poison ou… l’antidote ?Oui, l’antidote, mais aussi la chose qui faitque l’animal résiste au poison.

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— Vous voulez dire que l’animal obtientune tolérance au poison suffisamment fortepour le rendre inoffensif ?

— Oui. La plante fabrique des poisonshormonaux ; les animaux font des hormonespour la tolérance. Oui. Quand les moi-hommes vivaient au début sur cette planète,ils n’avaient pas de tolérance. Beaucoupmoururent. L’herbe, les arbres, juste commececi » – la main lumineuse décrivit un arc decercle – « étaient du poison. Les animaux quimangeaient ces plantes étaient empoisonnés.La plupart des moi-hommes moururent. Cer-tains, non.

— La survivance des adaptés, dit Warner,sans nécessité.

— Pas une loi », dit la créature, comme sielle avait découvert une cigarette bleue dansune boîte de blanches. « Un équilibre. Unéquilibre dans la transformation continue.

« Ceux qui survécurent étaient peu nom-breux, malades, faibles. Il était nécessaire de

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lutter dur pour vivre. Ils devinrent de moinsen moins nombreux à chaque générationdurant trop longtemps. Ils perdirent le…les… choses, la manière de faire des ma-chines, les grandes choses simples quiétaient derrière la manière de faire des ma-chines. Il y eut un long temps avant qu’ils re-deviennent forts, et quand ils furent forts ilsétaient différents.

« Ils savaient qu’ils avaient changé. Maisils savaient d’où ils étaient venus, et qu’ilsavaient été autrefois forts, et ils désiraientretrouver la force. Durant les nombreusesgénérations pendant lesquelles ils étaientfaibles et malades et peu nombreux, ils pos-sédaient une grande chose – cette planète,cette Terre. C’était elle le Commencement,elle était la Source. Durant longtemps,longtemps, ils ne possédèrent rien de grandsinon cette seule chose. Ils s’attachèrentfortement à elle. Ils…

— Une religion ? »

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L’autre étudia le mot comme s’il coulaitdes circonvolutions du cerveau de Wramer.

« Comme la religion. Vous avez en vousquelques… choses – pensez aux choses quevous ne pouvez pas toucher avec vos mains,des choses qui sont grandes. Oui. Oui – la re-ligion, et plus. L’amour. La fierté. Le cour-age. Quelle est cette autre ? Le respect de soi-même ? Oui, nous avions cela aussi, mais pasde… soi-même. La chose que les moi-hommes avaient était comme tous ceux-làdans un sentiment central, et tous le ressen-taient et pouvaient partager. La Terre étaitnotre grandeur, et elle serait notre but. Unhomme, n’importe quelle sorte d’homme,bâtit sur une chose simple et forte – une idéeou un roc ou une force naturelle. La Terreétait pour nous la chose de grandeur, lasource de notre force et la force que noustenions quand nous étions faibles. Noussommes à nouveau forts ; nous construisonsfort, et nous construisons autour de l’idée de

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la Terre. La chose pour laquelle nous travail-lions était d’être à nouveau suffisamment in-struits pour construire une autre machine àvoyager. Nous le fîmes. Une petite. Grandepour un. Suffisamment grande pour… moi.

— Nous avons eu des civilisationssemblables, dit Warner d’une voix pensive.Des civilisations dans lesquelles le gouverne-ment et la religion n’étaient qu’une seule etmême chose, où toutes les coutumes ettoutes les lois naissaient d’un culte.

— Culte. Ceci n’était pas un culte.— Non ? Pour moi, cela ressemble au

shintoïsme, dit brutalement Warner. Le cultedes ancêtres.

— Faux, dit l’autre, aussi brutalement.Quand nous étions faibles, nous étionsgrands, car nous étions grands quand nousétions forts. Faibles ou forts, nous sommes lamême chose, avant ou maintenant. Nousétions… sommes grands. Le culte des an-cêtres est tout dans le passé. Nous étions…

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sommes… seront grands. Et la Terre est aucommencement, et la Terre est à la fin. » Et ànouveau le masque de la tragédie déformal’étrange visage.

***

« Nous avons eu des ennuis avec les racesqui pensaient qu’elles étaient meilleures queles autres, dit Warner avec un dégoût visible.

— Meilleures ? Vous comprenez seule-ment les petites choses. Les moi-hommes nepeuvent être comparés à aucun autre groupe.Un arbre est un grand arbre parce qu’il faittout à fait ce qu’un arbre doit faire, et il n’estpas plus grand qu’une grande herbe. J’en-tends… vois une chose en vous. Oui, je lavois. Nous ne nous battons pas les uns contreles autres. C’est la différence entre nous. »

La peur qu’éprouvait Warner avait depuislongtemps été remplacée par la curiosité, et

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ensuite par l’étonnement. Pour la premièrefois, il commençait à éprouver du respect. Aubout d’un moment il demanda :

« Qu’allez-vous faire ?— Je vais retourner là-bas et leur dire que

cette Terre est ici, et que c’est comme le dis-ent les légendes et les récits, et que nouspourrons ne jamais revenir là-bas. Quand jeleur dirai cela, ça dissoudra les… os de nosconstructions. »

Warner dit :« Durant des années, beaucoup d’entre

nous ont observé un culte qui impliquait unparadis, un ciel ; convaincus en même tempsque nous ne pourrons jamais l’atteindre enchair et en os. Nous ne l’atteindrons quequand nous serons morts.

— Ceci n’est pas pour nous. La Terre estnotre paradis, je pense ; mais il doit être at-teint par nous avec nos mains et nos jambeset nos épaules, marché dessus, vécu dedans,

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en être une part. Et si nous venons nous letuerons. »

La bouche de Warner était sèche.Le poison – est-ce qu’il n’agit pas dans les

deux sens ? Les plantes de votre planète voustuaient. Maintenant vous êtes différents. Est-ce que la Terre ne vous tuera pas ?

— Non. Nous étions inoffensifs pour nosplantes, mais elles nous tuaient. Nous tuonsles choses de la Terre, mais elles ne peuventpas nous faire de mal.

— Alors, pourquoi ne pouvez-vous venir ?— Parce que la Terre est la Terre, et nous

ne pouvons pas la tuer.— Voulez-vous dire que vous n’êtes pas

assez forts pour la tuer ?— Non. Nous sommes suffisamment

forts. Nous sommes un ennemi terrible.Nous sommes comme vous, mais noussommes comme vous pensant la mêmechose, et ensemble. Nous pourrions venir et

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tuer tout, puis apporter nos plantes et nosanimaux et posséder la Terre.

— Je ne comprends pas. Vous semblezêtre difficiles à arrêter une fois que vousdésirez quelque chose. Pourquoi ne venez-vous pas ? »

L’étranger lumineux regarda Warner dur-ant un long moment, tranquillement.

« Nous dirigeons notre planète, et nous ladédaignons. Quand nous vivions sur laTerre, nous étions une partie de la Terre.Nous ne voulons pas la Terre comme unepartie de nous ; et nous ne pouvons l’avoird’une autre manière.

— Votre tradition est-elle puissante ?— Les os de notre construction, répéta la

créature. La base, le centre, le commence-ment, la fin et le but. »

Warner haussa les épaules.« Alors, il vous faudra trouver quelque

chose de nouveau.— Nous mourrons d’abord. »

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Et Warner sut qu’il ne s’agissait pas làd’une simple façon de parler.

***

Warner revint le lendemain matin pourenterrer son chien. Il se concentra sur leschoses qu’il était en train de faire ; les pasqu’il faisait, l’enfoncement de la pelle dans lesol, l’enlèvement de la terre et son rejet sur lecôté, la méticulosité gantée avec laquelle ilnettoyait sa carabine avec un chiffon imbibédu produit décolorant qu’il avait apportéavec lui. Il était conscient du fait qu’il avaitdonné et reçu un adieu la nuit précédente, etqu’on lui avait tout dit au sujet du décolor-ant, et que, pour l’étranger, cela n’avaitaucune importance qu’il racontât ou nonl’histoire. Aucune importance.

Ces choses étaient partie intégrante decette autre expérience, de cette chose qui

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était arrivée après que la lumière del’étranger se fut éteinte, après cinq minutespaisibles durant lesquelles Warner était de-meuré assis dans l’obscurité sans penser à ri-en, à rien du tout, son esprit regardant sim-plement l’image du visage lumineux etaffligé.

Il y avait eu alors cet éclat rouge, et ilavait marché vers la lueur en trébuchant,pour voir l’étranger assis sur un simplefauteuil, aux lignes nettes, muni d’une sortede capote, et avec comme des contrôles sim-plement entrevus sur un de ses accoudoirsplats. L’étranger était distordu, étiré, aplatiet – courbé, courbé comme la surface d’unesphère, en arrière et à l’extérieur, mais dansdes directions impossibles à suivre. Puis lalumière s’était transformée en un tourbillonsanglant incandescent, sa surface intérieurese réduisant comme une perspective dalin-oise, sa convergence éloignée étant con-stituée par une petite tâche écarlate

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scintillante ayant la même forme quel’étranger et son fauteuil, minuscule ou dis-tante. Warner était secoué, engourdi, anéantipar l’énormité de cette directionindescriptible.

Et, pour cette raison, il se concentrait surles choses solides et simples qu’il avait àfaire : enterrer, nettoyer, marcher. L’inter-valle de quelques heures qui le séparait decette vertigineuse distance rouge n’était pasdu tout une séparation, et peut-être ne leserait-elle jamais. Au moment où il la re-gardait, il savait que sa conscience pouvait yavoir pénétré, à l’intérieur ou à l’extérieur. Etmaintenant, au matin, il sentait qu’il pour-rait toujours s’y perdre s’il laissait faire.

Marchant lentement dans le bois sombreen direction de la piste, il atteignit l’endroitoù il avait fait cette étrange rencontre. Là,sur la mousse, à proximité d’un arbuste etd’affleurements de roc où gisait tordu lecorps d’une souris morte, il y avait comme

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des tâches de rouille. Certaines d’entre ellesressemblaient au travail d’un lance-flammes,d’autres à de vraies tâches de rouille ; maisquoi que ce fût, quelque chose était mort.

Il s’immobilisa. Quelque chose était mort.Fellow était mort, cette souris était morte,cette mousse et ces feuilles étaient mortes.Un homme pouvait mourir, une culturepouvait mourir. Il essaya de comprendre unecivilisation construite à partir d’un conceptmétaphysique, et ne le put. Il essaya de com-prendre comment une civilisation pouvaitmourir quand ce concept était nié, et ne leput. Il savait cependant que ces choses pouv-aient être, qu’il comprît ou non. Il le savaitparce que, pendant un moment, il avait re-gardé vers une direction qu’il ne comprenaitpas.

Il ferma les yeux et fronça les sourcils.« Ne pas compliquer les choses », murmura-t-il. Ces autres hommes, ces créatures – illeur avait fallu trouver quelque chose de

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différent. « Nous mourrons d’abord. » Queserait cette mort ? Et qu’y aurait-il après lamort ?

La vie après la mort.Il rit. Ils mourraient et ils iraient au ciel.Puis il se rappela ce qu’était le ciel pour

ces êtres, et il n’eut plus envie de rire. Cen’était pas amusant. Il regarda les traces debrûlures autour de lui. Ce n’était pasamusant du tout.

Il s’assit sur un roc d’où il pouvait voir lasouris morte, mit son menton dans sesmains et se demanda comment, comment,au nom du Ciel, il pourrait raconter tout celaà quiconque.

Traduit par MARCEL BATTIN.

The Love of heaven.

© Street and Smith Publications, Inc. 1948.© Librairie Générale Française, 1974, pour la

traduction.

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LIMITE NATURELLE –Theodore R. Cogswell

La plupart desmutants décritspar les auteurs descience-fictionsont au fond deshommes normauxdotés de pouvoirsqui, eux, sont in-habituels. Commede s’élever dansles airs par lévita-tion, ou celui de

communiquer partélépathie. Il y acertes là de quoirendre les nor-maux jaloux et in-quiets, au point dedécider les supra-normaux à l’exil.

Mais un pouvoir,même surprenant,suffit-il à faire unsurhomme ? Oune s’agit-il qued’un gadgetmental ?

La fille – elle était jolie – claqua la portederrière elle et, pendant un moment, le si-lence régna dans l’appartement. Le jeunehomme blond dans son vieux veston de

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tweed regarda la porte fermée, fit unmouvement comme pour la suivre, puisabandonna.

« Bravo ! commenta une voix venant de lafenêtre ouverte.

— Qui est là ? »Le jeune homme se retourna et essaya de

percer les ténèbres.« C’est moi, Ferdie.— Inutile de m’espionner. J’avais dit à

Karl que je romprais.— Je ne t’espionnais pas, Jan. C’est Karl

qui m’envoie. Je peux entrer ? »Jan émit un grognement inintelligible, et

un homme petit et trapu flotta par la fenêtre.Lorsque ses pieds touchèrent le plancher, ileut un soupir de soulagement. Il fit volte-face et, par la fenêtre, regarda la rue, dont leséparait la hauteur de huit étages.

« C’est haut, fit-il observer. La lévitation,c’est pas mal, mais ça ne remplacera jamaisles bons vieux ascenseurs. Dans mon

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opinion, si l’homme avait été destiné à voler,il serait né avec des ailes.

— L’homme, dit Jan, peut-être. Mais pasles surhommes. Tu bois quelque chose ? »

Ferdie fit un signe d’assentiment.« Peut-être cela paraîtra-t-il normal à nos

gosses, mais, pour moi, ça ne va pas de soi.Je suis tendu ; en flottant, j’ai toujours peurde me claquer un neurone, ou Dieu sait quoi,et de me casser la figure. »

Il frissonna, puis avala d’un trait le con-tenu de son verre.

« Alors, comment ça s’est-il passé ? Ellel’a pris très mal ?

— Demain, ce sera pire. Pour le moment,elle est en colère, et ça agit comme une sorted’anesthésique sur les émotions. C’est aprèsqu’elle souffrira vraiment. Moi aussi, ça m’afichu un coup. On allait se marier au mois demars.

— Je sais, sympathisa Ferdie. Mais si çapeut te consoler, tu vas avoir tellement de

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boulot que tu n’auras guère le temps d’ypenser. Karl m’a envoyé te chercher parcequ’on part ce soir. Ça me rappelle que jeferais bien de donner un coup de fil à Klein-holz pour lui annoncer qu’il devra se cherch-er un nouveau technicien labo. Je peux meservir de ton téléphone ? »

Sans un mot, Jan lui désigna l’entrée :Deux minutes plus tard, Ferdie était de

retour.« Ouf ! Ça n’a pas été facile. Le vieux

voulait savoir pourquoi je le lâchais juste aumoment où l’appareil était prêt pour les es-sais. Je lui ai dit que j’avais une brusque crisede démangeaisons aux pieds et qu’il fallaitattendre que ça se passe. Enfin ! Le grosboulot est fait, en tout cas ; restent les calculset les vérifications, qui ne sont de toute façonpas de mon ressort. C’est rigolo, tu sais. J’aipassé une année entière à l’aider à mettre cegadget au point, et je ne sais toujours pas àquoi ça sert. Je viens encore juste de le lui

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redemander, et le vieux bouc s’est contentéde rigoler et de me dire que si je savais où setrouvait mon intérêt, je ferais bien de re-tourner au boulot sans tarder. Ça doit êtreimportant. Dommage que je ne sois pas làpour voir ce qui en sortira. » Il se tourna versla fenêtre, et poursuivit : « On ferait bien dese mettre en route, Jan. Les autres doiventnous attendre. »

Jan hésita, puis secoua la tête.« Je ne viens pas.— Quoi ?— Tu m’as très bien compris. Je ne viens

pas. » Ferdie alla vers lui et le prit douce-ment par le bras. « Allons, mon vieux. Je saisque c’est dur, mais maintenant que tu as prista décision, tu ne peux plus reculer. »

Jan se dégagea.« Vous pouvez tous aller au diable ! C’est

elle qui m’intéresse !— Ne fais pas l’imbécile. Aucune femme

au monde ne vaut cela.

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— Pour moi, si. J’ai agi stupidement, maismaintenant, je mets un point final. J’étaisheureux avant que vous n’arriviez. J’avais untravail qui me plaisait et une fille que j’ai-mais ; l’avenir était plein de promesses. Si jeme dépêche de faire marche arrière,j’arriverai peut-être à sauver quelque chose.Dis aux autres que j’ai changé d’avis et qu’ilest inutile de compter sur moi.

L’homme court et trapu alla se resservir àboire.

« Non, Jan. Tu n’es pas suffisammentsurhomme pour être capable d’oublier cespauvres diables. » D’un geste ample, il mon-tra la ville paisible qui s’étendait à leurspieds.

« Il ne se passera rien de notre vivant, ditJan.

— Ni de celui de nos enfants, je sais. Maisaprès, cela ira mal, et alors, il sera trop tard.Une fois que la bagarre commencera, tu sais

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ce qui en sortira. Tu as un petit quelquechose en plus dans la cervelle – sers-t’en ! »

Jan regarda la nuit, puis se retourna pourrépondre. Mais une voix rageuse éclatasoudain dans sa tête :

Qu’est-ce qui vous retient là-haut, tous lesdeux ! On n’a pas toute la nuit, que diable !

« Allez, viens, dit Ferdie. On discuteraplus tard. Si Karl est monté au point de seservir de la télépathie, c’est que ça doit êtreurgent. Moi, je préfère le téléphone. À quoibon avoir un émetteur-récepteur interne siça vous donne un terrible mal de crânechaque fois qu’on s’en sert ? » Il grimpa surl’appui de la fenêtre, « Tu es prêt ? »

Jan hésita, puis, avec des gestes lents, allale rejoindre.

« Je vais de toute façon aller parler à Karl,dit-il. Tu as peut-être raison, mais ça faitquand même bigrement mal.

— Quoi ? La tête ?— Non, le cœur. Tu es prêt ?

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Ferdie fit un signe d’assentiment. Ils fer-mèrent les yeux, tendirent leur volonté, puiss’envolèrent lentement dans la nuit.

Karl était étendu sur le sofa, la tête sur lesgenoux de Miranda, qui lui massait douce-ment les tempes. Son visage avait une ex-pression d’intense souffrance.

« La prochaine fois, sers-toi du télé-phone », lui dit Ferdie, qui arrivait avec Jan.

Karl se redressa.« Pourquoi avez-vous été si longs ?— Comment, si longs ? Un aérocar aurait

été plus rapide, c’est certain, mais noussommes des surhommes, quoi ! Nous nousdevons de léviter.

— Ça ne me fait pas rire, dit Karl. Vousêtes prêts ?

— Fin prêts, dit Ferdie. Tous les liens sontrompus, tout est préparé pour une dispari-tion nette et sans bavures.

— Et lui ? demanda Karl en regardantFerdie à travers ses paupières mi-closes.

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— Ça va.— Oui, oui, tout va bien, dit Jan. La fille et

le boulot ont passé au vide-ordures. Vousvoulez les détails ? Le patron de Ferdie pen-sait qu’il reviendrait ; il lui a dit qu’il devaitsavoir où se trouvait son intérêt. Quant àmoi, la fille n’a pas dit un mot ; elle m’a sim-plement claqué la porte au nez. Et mainten-ant que c’est fini, ça serait gentil à vous dem’assigner une femelle, et je me mettrais àprocréer de petits surhommes. Pourquoi pasMiranda ? Elle est une des élues.

— Change de disque, lui dit Karl avecbrusquerie. Nous savons que ce n’est pas fa-cile, mais ça n’ira pas mieux en dramatisantles choses. »

Jan se laissa tomber avec lassitude dansun fauteuil trop confortable et fixa le plafondd’un air morose.

Karl se leva et parcourut la pièce desyeux.

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« Trente-sept… trente-huit, oui, tout lemonde est là. Allez, Henry, c’est à vous deparler. »

Un homme grand, aux cheveuxprématurément gris, prit la parole sans selever :

« Il faut partir cette nuit. D’épais nuagescouvrent le col d’Alta, jusqu’à sept millemètres. Si nous sommes prudents, nous dev-rions pouvoir décoller sans être détectés. Jesuggère que nous partions immédiatement.Nous mettrons un certain temps pour sortirle vaisseau de la grotte, et il faudrait décolleravant que le temps ne s’éclaircisse.

— D’accord », dit Karl. Il se tourna versMiranda : « Tu sais ce que tu as à faire. Levaisseau reviendra chercher la nouvelle ré-colte dans environ dix mois.

— Quand même, objecta-t-elle, je penseque tu devrais laisser quelqu’un avec moi. Jene peux pas rester à l’écoute vingt-quatreheures sur vingt-quatre.

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— C’est simplement que tu as envie decompagnie, dit Karl avec impatience. Les sig-naux mentaux subconscients qui accom-pagnent la modification persistent pendantau moins une semaine avant que l’individului-même ne se rende compte qu’il se passequelque chose. Tu auras largement le tempsd’établir le contact.

— Bon, bon, mais n’oublie pas de m’en-voyer chercher. Ça sera bien vide ici, quandvous serez tous partis. »

Karl lui donna un baiser rapide maisaffectueux.

« Bien, les gars. On y va ! »

***

La salle des machines du vaisseau con-sistait simplement en une grande table ovaleentourée de dix sièges-baquets. Pour le mo-ment, un seul était occupé, par Ferdie, les

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yeux fermés, le visage pâle et tendu. Lor-squ’une main toucha son épaule, il sursautavivement ; un instant durant, jusqu’à cequ’un nouvel esprit ait pris la relève, le vais-seau frémit légèrement.

Ferdie se passa les mains dans lescheveux, puis se serra les tempes. Ensuite, ilse leva, et d’un pas mal assuré, montal’échelle menant à la salle d’observationavant.

« Ton tour a été dur ? lui demanda Jan.— Comme toujours, grogna Ferdie. Si

j’avais su tout le travail qu’exigeait cette his-toire de surhommes, je me serais arrangépour avoir d’autres parents. Tu trouves peut-être très romantique de traîner cette archede fer-blanc à travers l’hyper-espace unique-ment par un effort mental ; moi, ça me rap-pelle plutôt l’époque des charrettes à che-vaux. Muscle physique, muscle mental… jene vois pas bien la différence. Du rude trav-ail, d’un côté comme de l’autre. Je préfère de

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loin une de ces vieilles machines où on n’aqu’à prendre place et appuyer sur desboutons.

— C’était peut-être ton dernier tour pourcette fois. » Jan jeta un coup d’œil au néantgrisâtre dont les séparait le hublot. « Karl ditque nous devrions regagner l’espace normalce soir.

— Et quand on aura bien vérifié qu’Alphadu Centaure n’a aucune planète habitable, çasera à mon tour de nous ramener là-bas. »

***

Tard dans la soirée du même jour, unesonnerie retentit à travers le vaisseau. Un in-stant plus tard, les dix sièges de la salle desmachines étaient occupés.

« Allez, les gars, dit Karl sans perdre uninstant. Il va falloir en mettre un drôle decoup ! »

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Ce fut le cas. Trois hommess’évanouirent, et durent être remplacés parceux qui attendaient derrière eux. Mais ilsfinirent par regagner l’espace normal. Leshommes eurent un soupir de soulagement.Karl brancha l’intercom :

« Alors, Ferdie, de quoi ça a l’air, là-haut ?

— Alpha du Centaure brille de tous sesfeux devant nous. » Après une courte pause,il ajouta : « Il y a également un petit hommeavec un chapeau melon, juste devant lehublot. »

Ils se levèrent comme un seul homme etse précipitèrent vers la salle d’observation.Cloué sur place par la stupéfaction, Ferdieregardait intensément par le hublot. QuandKarl arriva, il pointa un index tremblant versle hublot :

« Regarde ! »Karl regarda. Un petit homme rondelet,

portant un costume foncé à la coupe sévère,

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un chapeau melon, et des chaussures verniesavec guêtres, flottait à quelques mètres duhublot d’observation. Il les salua joyeuse-ment de la main et, ouvrant sa serviette, ensortit une grande feuille de papier. Il levacette dernière vers eux, leur montrant ce quiy était imprimé en grosses majusculesnoires.

« Qu’est-ce que ça dit ? demanda Karl.J’ai l’impression que mes yeux me jouent destours. »

Ferdie loucha vers le hublot.« C’est de la folie !— C’est ce qu’il y a marqué ?— Non, je parlais de moi. Il y a marqué :

« Puis-je « monter à bord ?— Qu’en penses-tu ?— Qu’on est fous tous les deux, et que, s’il

veut vraiment monter à bord, pourquoipas ? »

Karl fit un geste d’assentiment au bon-homme flottant dans l’espace, et lui désigna

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le sas. L’autre secoua la tête, et déboutonnason veston. Il trifouilla à l’intérieur, puis dis-parut. Une seconde plus tard, il faisait sonapparition au beau milieu de la salle d’obser-vation. Il ôta son chapeau melon et s’inclinacérémonieusement.

« Serviteur, messieurs. Permettez que jeme présente : Thwiskumb, Ferzial Th-wiskumb, de la firme Gliterslie, Quimbat &Swench, export-import. J’étais juste en routepour Fomalhaut, où un client m’avait appelé,lorsque, remarquant une curieuseperturbation sub-etherique, je m’arrêtai unmoment pour voir ce qui se passait. Vousêtes de Sol, n’est-ce pas ? »

Karl, incapable de dire un mot, se con-tenta d’incliner la tête.

« C’est bien ce que je pensais, dit le petithomme. Puis-je me permettre de vous de-mander quelle est votre destination ? »

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Il dut répéter sa question avant d’obtenirune réponse cohérente, que lui donna Ferdie,le premier à se remettre du choc :

« Nous espérons trouver une planète hab-itable dans le système d’Alpha duCentaure. »

Mr. Thwiskumb fit la moue :« Il y en a bien une, mais cela pose des

problèmes. Elle est réservée aux Primitifs,voyez-vous, et je me demande comment leConseil Galactique réagirait devant une tent-ative de colonisation. Évidemment, la popu-lation a fortement baissé ces derniers temps ;– en fait, il ne reste pratiquement plus per-sonne sur le continent sud. » Il s’interrompitpour réfléchir. « Écoutez, j’ai une idée. Ar-rivé à Fomalhaut, je passerai un coup de fil àl’Administrateur du Secteur pour voir ce qu’ilen dit. Mais je vous demande de m’excuser,car je ne voudrais pas être en retard à monrendez-vous. Gliterslie, Quimbat & Swenchmettent la ponctualité avant tout. »

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Il entrouvrait déjà son veston lorsqueKarl l’empoigna par le bras, qui était d’unesolidité rassurante.

« Sommes-nous devenus fous ? luidemanda-t-il sur un ton implorant.

— Mais quelle idée ! Pas le moins dumonde ! dit Mr. Thwiskumb en libérantdoucement son bras. Vous êtes simplementquelques milliers d’années en retard surl’évolution. La migration des Supérieurs denos planètes d’origine a eu lieu alors quevous en étiez encore à inventer le feu.

— Migration ? répéta Karl cupidement.— Ce que vous êtes en train de faire ! » Le

petit homme ôta ses lunettes et les nettoyaméticuleusement avant de poursuivre : « Lamutation qui suit la libération de l’énergieatomique se termine presque toujours parl’évolution d’un groupe doué d’un certaincontrôle sur la force terska. Il en découle in-évitablement un problème de relations avecles Normaux, et les Supérieurs effectuent

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souvent, alors, une migration secrète afind’éviter des conflits futurs. C’est, toutefois,une erreur. Lorsque vous aurez jeté un coupd’œil sur Centaure III, vous verrez ce que jeveux dire. Je crains bien que vous ne trouviezcela assez déprimant.

Se recoiffant de son chapeau melon d’ungeste sans réplique il les salua d’un geste cor-dial et disparut.

Karl leva la main pour demander le si-lence. Il y avait une lueur égarée dans sonregard.

« J’aimerais savoir une seule chose, dit-il.Ai-je, oui ou non, parlé à un petit hommeportant un chapeau melon, pendant ces cinqdernières minutes ? »

***

Quarante-huit heures plus tard, ils s’ar-rachèrent à la gravité de Centaure III et se

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mirent en orbite d’attente pour décider de cequ’ils allaient faire. Déprimés et confus, ils seréunirent dans la salle d’observation pourdiscuter de leur avenir.

« Inutile de perdre notre temps en par-lant de ce que nous avons vu sur CentaureIII, commença Karl. Nous devons avant toutdécider si nous continuons vers d’autres sys-tèmes solaires jusqu’à ce que nous trouvionsune planète qui corresponde à nos exigences,ou si nous retournons sur Terre. »

Une petite rousse leva la main pour de-mander la parole.

« Oui, Marthe ?— Je pense que nous devons parler de ce

que nous avons vu. Si notre départ de laTerre signifie que nous la condamnons à unavenir semblable à cela, alors, il fautretourner ! »

Un jeune homme aux traits énergiques,portant des lunettes cerclées d’écaille, fit im-médiatement objection :

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« Que nous continuions ou que nous re-venions, cela ne changera pas grand-chosede notre vivant ; on ne peut donc pas nousaccuser d’égoïsme si nous ne retournons passur Terre. Cela ne fera une différence quepour nos descendants. Ce petit homme quis’est matérialisé dans notre vaisseau il y adeux jours est une démonstration concrètede ce qu’ils peuvent devenir, si nous nous sé-parons d’eux et développons les nouveauxpouvoirs qui nous ont été donnés. Pour moi,le bien-être de la nouvelle super-race est plusimportant que celui des ordinaires que nouslaissons derrière nous ! »

Lorsqu’il se rassit, il y eut quelques mur-mures d’assentiment.

« Qui demande la parole ? » dit Karl.Une demi-douzaine de bras se levèrent au

même moment, mais Ferdie réussit à se fairedésigner.

« J’affirme que nous devons retourner !affirma-t-il. Et puisque notre ami vient de

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parler d’accusations, laissez-moi commencerpar dire que l’on ne peut pas m’accuser departi pris personnel. En ce qui me concerne,j’aimerais autant passer les années qui vi-ennent dans l’espace, à voir un tas de coinsnouveaux. Mais, plus longtemps nous seronsrestés absents, plus il nous sera difficile denous réintégrer dans la société normale.

« Nous avons, après tout, quitté la Terreparce que nous pensions que c’était la meil-leure solution pour l’humanité. Et lorsque jedis l’humanité, j’entends les Normaux, larace qui nous a donné naissance. Ce quenous venons de voir sur Centaure III est unepreuve dramatique que nous avions tort. Ilsemble que la présence de Supérieurs dis-séminés en son sein est nécessaire à la so-ciété humaine ; autrement, elle s’effondre.Peut-être jouons-nous un rôle de catalyseurs,ou quelque chose d’analogue. En tout état decause, l’homme a besoin de nous. Si nous lui

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faisons défaut, nous ne pourrons jamaisvivre en paix dans notre belle utopie. »

Karl était visiblement ennuyé.« Je pense, dit-il après un moment, que je

suis d’accord avec toi. Mais, si nous reven-ons, nous nous retrouverons face au mêmeproblème, celui de nos relations futures avecles Normaux. Actuellement, nous sommes sipeu nombreux que, si l’on nous découvrait,on nous considérerait comme une curiositésans conséquence. Mais qu’adviendra-t-illorsque notre nombre se multipliera ? Toutgroupe doté de pouvoirs supérieurs est sus-pect, et la pensée de condamner nos des-cendants à une existence où ils devront tuerou être tués ne m’enchante nullement.

— Si vraiment les choses en venaient aupire, répondit Ferdie, ils pourront toujourspartir, comme nous l’avons fait. J’aimeraisaussi faire remarquer que la migration est laseule solution que nous ayons examinéesérieusement ; il doit en exister d’autres, si

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l’on se donne la peine de les chercher. Il meparaît évident qu’il faut essayer. » Il setourna vers le jeune homme aux lunettes àmonture d’écaille : « Alors, Jim, qu’enpenses-tu ?

— Je ne sais pas trop… » À contrecœur, ilajouta : « Mais cela vaut peut-être la peined’essayer, et de revenir, comme tu l’as dit.Mais à une condition ! Si les Normaux com-mencent à nous embêter, nous repartonsimmédiatement !

— Je suis absolument d’accord, ditFerdie. Qu’en pensez-vous, les autres ?

— Faisons cela dans les règles, intervintKarl. Qui est en faveur d’un retour surTerre ? »

Il y eut une forte majorité de oui.Derrière eux, ils entendirent quelqu’un

applaudir poliment. Mr. Thwiskumb étaitrevenu.

« Une sage décision, dit-il. Très sage. Ellerévèle une maturité sociale digne d’éloges. Je

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suis certain que vos descendants vous enseront reconnaissants.

— Je me demande de quoi, répondit Karltristement. Nous leur dérobons tout ce quevous possédez. La téléportation instantanée,par exemple. Pour nous, ce n’est pas un biengrand sacrifice – nous avons à peine com-mencé à développer les pouvoirs qui sont ennous – mais pour eux, c’en sera un. Je medemande si nous avons le droit de leur infli-ger cela.

— Mais quelle est l’alternative ? intervintFerdie. As-tu oublié cette bande de typescrasseux et décharnés de Centaure III, rest-ant assis apathiquement sous un soleil deplomb à se gratter toute la journée ? Nousn’avons pas davantage le droit de condamnerles Ordinaires à cet avenir-là !

— Que dites-vous ? s’étonna Mr. Th-wiskumb en souriant. Cela me paraîtrait biendifficile. Ces gens ne sont pas des Ordinaires.

— Comment !

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— Mais non, voyons ! Ce ne sont pas ceuxqui sont restés, mais les descendants des mi-grants. Ces pauvres diables que vous avezvus sont des Supérieurs pur sang ! Lorsqu’ilsse sont trouvés face au Facteur de Limita-tion, ils ont tout simplement laissé tomber.

— Mais vous ? Vous êtes de toute évid-ence un Supérieur !

— Vous êtes trop aimable, dit le petithomme, mais je suis tout ce qu’il y a de plusordinaire. Nous sommes tous des Ordinaires,là où je vis. Nos Supérieurs sont partis il y atrès, très longtemps. » Il gloussa un petit ri-re. « C’est drôle, vous savez ; à l’époque,nous ignorions qu’ils étaient partis, et ils nenous ont donc pas manqué. Nous avons con-tinué comme si de rien n’était ; les affairessont les affaires. Par la suite, nous les avonsretrouvés, mais il était déjà trop tard. Voyez-vous, la différence essentielle était que nousavions des possibilités de développement il-limitées, mais pas eux. Il n’existe pas de

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limite à la machine, mais pour l’organismehumain, il y en a définitivement une. Vousaurez beau vous entraîner toute votre viedurant, il y a une limite à la force de votrevoix. Vous ne crierez jamais plus fort qu’unniveau donné. Après cela, vous devrez vousservir d’un amplificateur.

« Une légère modification neurale vous apermis de capter et de contrôler certainessources d’énergie physique qui ne sont pasdirectement accessibles aux hommes nor-maux de votre planète, mais il s’agit encoreet toujours de forces naturelles… et de lim-ites organiques naturelles. Il existe un pointque vous ne pourrez jamais dépasser sansl’aide de la machine : c’est le facteur de limit-ation organique. Après avoir, pendantplusieurs générations, lutté pour maîtriser cequi se trouve à l’intérieur de votre tête, aulieu de vous efforcer de dominer le mondequi vous entoure, viendra le moment où vousaurez atteint vos limites naturelles. Mais

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vous aurez également oublié le conceptmême de machine. Et que ferez-vous,alors ? »

Il attendit une réponse, mais personne nese manifesta.

« On raconte une vieille histoire cheznous, reprit-il. C’est celle d’un jeune garçonqui avait acheté un animal ressemblant fort àvotre veau terrestre. Il pensait que, s’il lesoulevait dix fois par jour au-dessus de satête, ses forces augmenteraient graduelle-ment jusqu’au point où il serait capable desoulever l’animal adulte. Mais il découvrit bi-entôt la réalité de ses limites naturelles.Comprenez-vous la morale de l’histoire ?Quand ces gens eurent atteint leur limitenaturelle, ils ne purent plus que régresser.Nous, toutefois, nous avions la machine, et lamachine peut toujours être améliorée, mini-aturisée, perfectionnée, sans aucune limite. »

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Il fouilla dans la poche intérieure de sonveston et en sortit un petit objet brillant, dela taille d’un étui à cigarettes.

« Cet appareil est relié par rayon cohérentaux grands générateurs d’Altaïr. Je ne leferais évidemment pas mais, si je le voulais,je pourrais déplacer des planètes avec cela. Ils’agit simplement d’utiliser un levier suffis-amment long… et, comme vous vous ensouvenez certainement, le levier est une ma-chine extrêmement simple. »

Karl paraissait complètement hébété, et iln’était pas le seul.

« Oui, murmura-t-il, oui, je vois ce quevous voulez dire. » Il se tourna vers lesautres. « Je crois qu’il serait temps de re-tourner à la salle des machines. Nous avonsun long vol devant nous.

— Combien de temps mettrez-vous ? de-manda le petit homme.

— Quatre mois, en forçant un peu.— Quelle perte de temps déraisonnable !

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— Vous pouvez faire mieux, sans doute ?s’enquit Karl agressif.

— Oh ! oui, cela ne fait pas de doute, ré-pondit Mr. Thwiskumb sans se formaliser.Cela me prendrait environ une minute etdemie. Les Supérieurs sont toujours silents… Je suis bien content d’être unOrdinaire. »

Jan dansait gaiement à travers son ap-partement lorsqu’on sonna à la porte. Il allaouvrir ; c’était Ferdie :

« J’ai pris l’ascenseur, cette fois. C’est bi-en moins éprouvant pour les nerfs. Dis, maistu sembles bien heureux de vivre ! Je saispourquoi, d’ailleurs. Je l’ai vue sortir de l’im-meuble en arrivant. Elle marchait comme surdes nuages. »

Jan exécuta une joyeuse pirouette.« Nous nous marions la semaine

prochaine, et j’ai retrouvé mon travail.— Mois aussi. Le vieux Kleinholz m’a

longuement sermonné pour l’avoir laissé

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tomber au moment crucial, mais il était tropheureux pour devenir vraiment désagréable.Quand il m’a emmené au labo, j’ai tout desuite compris pourquoi. Il avait enfin réussià faire fonctionner son gadget.

— Ah oui ! Et qu’est-ce que c’était, endéfinitive ?

Une machine à voyager dans le temps ? »Ferdie eut un sourire mystérieux :« Non, mais presque aussi bien. Ça

soulève des choses.— Quel genre de choses ?— N’importe quoi. Même des gens. Klein-

holz a une petite boîte de commandes qu’ilpeut fixer autour de son torse. Il a branchél’appareil et s’est mis à voler comme unoiseau à travers tout le labo. »

Jan en était bouche bée.« Exactement comme nous ?— Exactement, mon vieux : Il a trouvé un

moyen pour capter la force terska. Réelle-ment la capter, pas en détourner quelques

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petites gouttes, comme nous le faisons. D’icidix ans, les Ordinaires seront capables defaire tout ce que nous faisons, mais mieux.Heureusement. La télépathie donne desmaux de tête, et la lévitation est un agréablepasse-temps pour le dimanche après-midi,mais pas une donnée sur laquelle on puissebâtir une civilisation. Comme l’a si bien ditMr. Thwiskumb, la machine ne connaît pasde limites naturelles ; je pense donc quenous n’avons plus à nous inquiéter del’avenir. Personne ne sera jaloux de nous voirvoler à quarante à l’heure quand tout lemonde pourra le faire à la vitesse de l’éclair.J’ai bien l’impression que le surhomme estdépassé avant même d’avoir pris le départ. »Il s’étira et bâilla longuement. « Je crois queje vais rentrer dormir. Va y avoir du travailau labo, demain. »

Il se dirigea vers la fenêtre et regardadehors.

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« Tu rentres en volant ? » lui demandaJan.

Ferdie secoua la tête, en souriant.« Je préfère attendre la sortie du nouveau

modèle amélioré. »

Traduit par FRANK STRASCHITZ.

Limiting factor.

© Theodore R. Cogswell, 1961.© Librairie Générale Française, 1974, pour la

traduction.

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UN MONDE DECOMPASSION – Lester del

Rey

Un des thèmes fa-voris des auteursde science-fictionest celui du derni-er homme sur laTerre. Mais ils’agit d’habituded’une terredépeuplée oudésertée.

Il pourrait toutaussi bien êtrequestion du derni-er homme vivantdans un monde desurhommes, unpeu comme jadis ila dû exister un ul-time néander-thalien errantentre les tribusd’hommesmodernes.

Un fossile, ensomme.

Un tourbillon de vent paresseux passaprès du banc situé dans un endroit reculé duparc. Il joua avec un journal qui traînait parterre et en fit voleter les pages, puis il en

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souleva une partie et la fit dériver, en lais-sant visibles des bandes dessinées auxcouleurs vives. Danny se pencha en avantdans le soleil, en observant la page des en-fants qui avait été ainsi mise en évidence.

Mais à quoi bon ? Il ne fit pas l’effort deramasser le feuillet. Dans un monde oùmême les bandes dessinées pour enfantsavaient besoin d’explications, rien ne pouvaitintéresser le dernier Homo sapiens vivant –le dernier homme normal au monde. Ilécarta la page du pied et la repoussa sous lebanc, où elle ne serait plus devant lui pourlui rappeler ses déficiences. Il y avait eu untemps où il essayait de deviner par le raison-nement les étapes logiques qui manquaientet de découvrir le sens caché derrière lesdessins, parfois avec succès, le plus souventen vain. Mais maintenant il avait renoncé, etil abandonnait cette tâche à la pensée rapideet intuitive de ceux qui l’entouraient. Rien netombait plus à plat qu’une blague qui avait

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besoin d’être minutieusement démontéepour être comprise.

L’Homo sapiens ! Le type d’homme quiavait émergé des cavernes et avait construitle monde de l’énergie atomique, de l’électro-nique et de ces autres merveilles d’autrefois.L’homme sage, d’après la traduction littéraledu latin. L’espèce qui avait dominé la Terresans trouver de rivaux à sa mesure.

Mais cet homme-là n’avait été qu’un de-meuré mental face à l’Homo intelligens quiavait fini par lui succéder et qui maintenantétait le maître du monde. Et Danny n’étaitqu’un laissé-pour-compte, le dernier hommenormal dans une société de surhommes, re-mpli de haine envers la vie qui lui avait étédonnée, envers la solitude qui avait été sonhéritage depuis que sa mère était morte à sanaissance.

Un jeune couple s’approchait dans le parcet il s’enfonça contre le dossier du banc, enrabattant son chapeau en avant pour éviter

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d’être reconnu. Mais ils n’étaient préoccupésque d’eux-mêmes et ils passèrent sans luiprêter attention, en laissant quelques bribesde conversation flotter à portée de ses or-eilles. Il retourna les phrases dans son esprit,cherchant vainement à en déchiffrer le sens.

Impossible ! Même les paroles les pluscourantes éliminaient trop de rapports lo-giques. L’Homo intelligens avait un nouveaumode de pensée, au-delà du rationnel, qui luipermettait d’aboutir instantanément au butsans passer par toutes les longues et péniblesétapes de la logique. Ils obtenaient untableau du résultat définitif grâce seulementà quelques informations éparses. De mêmeque l’homme avait inventé la logique pourremplacer les tâtonnements du comporte-ment animal, l’Homo intelligens, lui, avaitappris à se servir de l’intuition. Ils pouvaientjeter un coup d’œil à la première page d’unlivre de l’ancien temps et en connaître immé-diatement tout le contenu, car leur esprit

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intuitif, en partant des procédés de l’auteur,faisait immédiatement la liaison et reconstit-uait les chaînons manquants. Ils n’avaientmême pas besoin de faire un effort – ils re-gardaient, et ils savaient. Comme Newtonqui, de la chute d’une pomme, avait déduitles lois de la gravitation ; mais ces hommesnouveaux, eux, pensaient ainsi en perman-ence et non par brefs éclairs comme jadisl’Homo sapiens.

L’homme avait disparu, et il ne restaitque Danny ; et lui aussi allait quitter cemonde de surhommes. Bientôt, d’une façonou d’une autre, il lui faudrait mettre à exécu-tion ses plans d’évasion, avant d’avoir perdule peu de courage qu’il avait. Il s’agitanerveusement, faisant tinter les pièces demonnaie dans sa poche. Toujours la charitéou la thérapeutique occupationnelle ! Sixheures par jour, cinq jours par semaine, iltravaillait dans un petit bureau, en accom-plissant péniblement une besogne de routine

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que des machines auraient sans doute beauc-oup mieux effectuée. Oh ! ils lui assuraientque son habileté manuelle égalait la leur etque c’était de cela qu’ils avaient besoin, maisil ne pouvait en être sûr. Avec leur infailliblebonté, ils avaient probablement décidé qu’ilétait meilleur pour lui de vivre aussi nor-malement que possible, et ils avaient créé cetemploi en fonction duce qu’il était capable defaire.

Il y eut un bruit de pas dans l’allée, mais ilne leva pas les yeux. Les pas s’arrêtèrent à sahauteur.

« Eh bien, Danny ! Tu n’étais pas à la Bib-liothèque, et Miss Larsen m’a dit qu’avec lejour de paie et le beau temps je te trouveraissans doute ici. Comment ça va ?

Physiquement, avec son corps musclé,Jack Thorpe aurait pu être le frère de Danny,et son visage souriant n’arborait aucune ca-ractéristique particulière. La mutation quiavait transformé l’homme en surhomme

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était interne ; elle se situait au niveau descellules cérébrales, entre lesquelles s’établis-saient des relations plus rapides et plus com-plexes, et elle n’avait pas laissé de trace ex-térieure. Danny fit un signe de tête à Jack etse poussa à contrecœur pour laisser de laplace sur le banc à cet homme qui avait étéson compagnon de jeu, à un âge où ils étaienttous deux trop jeunes pour tenir compte dela différence. Il ne demanda pas comment labibliothécaire avait pu savoir qu’il viendraitici ; à sa connaissance il n’avait pas prévu des’y rendre, mais aux yeux des autres il avaitdû y avoir des signes qui l’indiquaient… Ilparvint même à sourire de leur faculté dedeviner à l’avance ses projets.

« Ça va bien, Jack, merci. Je te croyais surMars. »

Thorpe fronça les sourcils, comme s’il luifallait faire un effort pour se rappeler queson compagnon était différent, et il employa

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la phraséologie élaborée dont se servaienttous ceux qui s’adressaient à Danny :

« Pour l’instant, j’ai fini là-bas ; bientôt jedois aller sur Vénus. Tu sais qu’ils ont un ex-cédent de population féminine. Tu devrais yvenir. Tu n’as jamais été dans l’espace, et jeme rappelle que tu as toujours adoré ces vie-illes histoires spatiales qu’on écrivaitautrefois.

— Je les aime encore, Jack, mais… »Il avait compris le sens de cette dé-

marche. Ceux qui l’observaient en coulisseavaient décelé son insatisfaction croissanteet ils espéraient lui changer les idées, en luioffrant l’occasion de visiter les mondes queses ancêtres avaient conquis à l’apogée deson espèce. Mais il n’avait pas envie de lesvoir tels qu’ils étaient maintenant, fourmil-lant de l’activité des hommes nouveaux ; ilpréférait les imaginer sous leur aspect ancienplutôt que de connaître la réalité. Et puis

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l’astronef était ici ; sur les autres planètes, iln’aurait aucune chance de s’échapper.

Jack eut un hochement de tête rapide,avec cette compréhension presque télépath-ique qu’ils avaient tous :

« Bien sûr, je comprends. C’est comme tuvoudras, mon vieux. Tu retournes à la Biblio-thèque ? Miss Larsen m’a dit qu’elle avaitquelque chose à te montrer.

— Pas maintenant, Jack. Je crois que jepréfère aller faire un tour au vieux Muséum.

— Je vois. (Thorpe se leva lentement, enbrossant ses vêtements d’une mainnonchalante.) Dis-moi Danny…

— Oui ?— Je te connais probablement mieux que

quiconque, alors… (Il hésita, puis haussa lesépaules et continua.) Ne t’inquiète pas si jesaute aux conclusions ; je ne parlerai pas av-ant mon tour. Mais bonne chance… et au re-voir, Danny. »

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Il s’éloigna, laissant Danny le cœur clouédans la gorge. Quelques mots, un jeu dephysionomie, sans doute quelques souvenirsd’enfance, et c’était comme s’il avait crié àhaute voix l’espoir secret qu’il chérissait !Combien étaient-ils à connaître son intérêtpour le vieil astronef du Muséum, son planminutieux pour s’évader de ce monde de tor-ture rempli de charité et de bonté ?

Il écrasa une cigarette sous son talon, enessayant d’oublier cette pensée. Jack avaitjoué avec lui étant enfant, les autres non. Illui fallait baser là-dessus son espérance et semontrer plus attentif que jamais à ne passonger à son projet en leur présence. Et,dans l’intervalle, il lui fallait rester à l’écartde l’astronef ! En ce sens, peut-être l’aver-tissement subtil de Thorpe était-il un pointen sa faveur… à condition qu’il tînt sapromesse de silence.

Danny chassa ses doutes, en se rendantcompte qu’il ne pouvait pas se permettre de

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perdre l’espoir au cours de cette dernièretentative désespérée pour sauvegarder sonindépendance et son amour-propre. Si elleéchouait, il n’y avait d’autre perspective quele désespoir et la solitude noyée dans l’apath-ie, la même mort lente liée à un complexe ai-gu d’infériorité qui avait frappé les membresen nombre décroissant de sa race, jusqu’aujour où il en était resté, lui, le seul et uniquespécimen. Oui, il fallait qu’il réussisse, etd’ici là il continuerait de se rendre nor-malement à la Bibliothèque, en évitant leMuseum.

Il y avait une foule de gens qui partaientde la Bibliothèque au moment où Danny ar-riva devant l’ascenseur. Mais ils ne le recon-nurent pas avec son chapeau baissé, ou bienils perçurent son désir d’anonymat et le re-spectèrent. En sortant de l’ascenseur il em-prunta un des couloirs les moins fréquentéset se rendit à la section des documents

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historiques, où Miss Larsen rangeait lesbandes de lecture et s’apprêtait à quitter leslieux.

Elle laissa les bandes de côté quand il en-tra et lui adressa le sourire radieux etchaleureux de ceux de sa race :

« Bonsoir, Danny ! Votre ami vous atrouvé ?

— Oui. Il m’a dit que vous aviez quelquechose à me faire voir.

— C’est exact. »Avec une expression enjouée, elle se

tourna vers le bureau derrière elle et y pritun petit paquet enveloppé dans du papier.Pour la millième fois il se surprit à souhaiterqu’elle fût de sa race et il réprima ce senti-ment en se rappelant ce qui motivait en réal-ité son attitude envers lui. Pour elle, le passéde sa race était un sujet d’intérêt historiquemineur, rien d’autre. Et il n’était, lui, qu’unerelique arriérée des anciens temps.

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« Devinez ce que c’est ! » fit-elle en luimontrant le paquet.

Malgré lui, son visage s’éclaira :« Les magazines ! Les numéros perdus de

Space Trails ? »Il n’avait lu que le premier épisode d’une

histoire en plusieurs parties, mais ce simplefragment avait suffi à lui faire battre le cœurcomme peu de ces anciens récits de la con-quête de l’espace au temps de ses ancêtres yétaient parvenus. Maintenant qu’il avait lesparties manquantes, sa vie aurait un pimentpour quelques heures de plus, pendant qu’ilsuivrait les exploits fictifs d’un conquérantqui ignorait la peur dont sont remplis les es-prits faibles.

« Ce n’est pas tout à fait ça, Danny, maispresque. Nous n’avons pas pu retrouver latrace de ces numéros, mais j’ai donné lepremier épisode à Bryant Kenning la se-maine dernière, et il a fini l’histoire à votreintention. (Elle avait un ton d’excuse.) Bien

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sûr, les mots ne seront pas exactement lesmêmes, mais Kenning affirme que la struc-ture de l’histoire est absolument identique àce qu’elle aurait dû être, et il a imité le stylepresque à la perfection !

Tout simplement ! Kenning avait pris lespremières pages d’un roman qui avait de-mandé des semaines et des mois de travail àun écrivain de jadis, et il avait instantané-ment décelé la trame entière de l’intrigue !Sans doute une nuit lui avait-elle suffi pourla rédaction – un morceau fastidieux maispas difficile à exécuter ! Danny ne mettaitpas en doute l’exactitude de cette reconstitu-tion, puisque Kenning était leur plus grandromancier historique. Mais cela lui enlevaittout son plaisir.

Il ouvrit le paquet, en remarquant qu’unillustrateur avait même copié le style desvieux dessins de l’époque et que les fasciculesrespectaient le format d’origine.

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« Merci, Miss Larsen. Je suis désolé devous avoir donné tout, ce mal. Et Mr. Ken-ning a été très aimable.

Le visage de la bibliothécaire s’était rem-bruni en même temps que le sien, mais elleaffectait de n’avoir rien remarqué.

« Il a tenu à le faire. C’est lui-même quil’a proposé quand il a su que nous recher-chions les numéros manquants. Et s’il y en ad’autres qui vous manquent, Danny, il veutque vous le lui disiez. Vous êtes à peu prèsles deux seuls à fréquenter cette section.Pourquoi ne le rencontreriez-vous pas ?Tenez, si vous passiez ce soir…

— Je vous remercie mais je préfère lire ça.Dites-lui que je lui suis très reconnaissant. »

Il se tut en se demandant s’il oserait de-mander des bandes de lecture sur l’histoiredes astéroïdes ; non, il y avait trop de dangerqu’elle ne devine la vérité, maintenant ouplus tard. Il ne devait faire confiance à aucund’entre eux.

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Miss Larsen lui sourit à nouveau :« Entendu, Danny, je lui ferai la commis-

sion. Bonsoir ! »Dehors la fraîcheur du crépuscule com-

mençait à tomber. Danny marcha dans lesallées désertées en se laissant guider par sespas. Un groupe vint à un certain moment àsa rencontre, et il fit un détour pour l’éviter.Le paquet pesait lourd sous son bras et il lechangea de place, partagé entre le désir desavoir ce qui était arrivé au héros et le dégoûtde n’avoir pas su, avec son petit cerveaud’Homo sapiens, le deviner. En fin decompte, sans doute se déciderait-il à lire letexte une fois rentré chez lui, mais pour l’in-stant il préférait déambuler ainsi au hasard,en laissant ses pensées en suspens.

En route il rencontra un autre parc qu’iltraversa lentement. Il entendit sans les re-marquer vraiment des voix d’enfants,jusqu’au moment où il tomba sur deux petitsgarçons et une fillette. Leur surveillante, qui

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aurait déjà dû les ramener au Centre, étaitune tâche floue dans les ombres au loin, avecune autre forme vague à côté d’elle, et ellelaissait les trois enfants de cinq ans s’adon-ner avec joie au plus vieux des passe-temps :jouer dans le sable et se rendre intéressantsles uns aux yeux des autres.

Danny s’arrêta avec un sourire. À leurâge, leur faculté d’intuition commençait toutjuste à se développer, et leurs jeux ou leursmimiques avaient un sens à ses yeux, ce quiexerçait sur lui un effet stimulant. Il se rap-pelait confusément ses camarades de cet âgequand ils s’étaient mis, un peu maladroite-ment, à acquérir le don de sembler tout sa-voir, et sa honte d’être distancé par eux. Detemps à autre, les lueurs d’intuition dontavait toujours bénéficié l’Homo sapiens luiredonnaient de l’espoir, mais un jour la sur-veillante avait bien été forcée de lui dire qu’ilétait différent, et de lui expliquer pourquoi.Mais il rejeta ces souvenirs pénibles et, avec

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naturel, il se mêla aux enfants pour parti-ciper à leurs jeux.

Ils acceptèrent sa présence avec la non-chalance des jeunes êtres qui n’ont pas de re-foulements, et ils jouèrent avec lui à qui con-struirait le plus haut château de sable. Ayantplus d’expérience qu’eux et connaissantmieux les traîtrises du sable humide, il tri-ompha avec un sentiment de satisfaction pr-esque pervers.

Puis les lumières du parc s’allumèrent,dissipant la pénombre du crépuscule. Le pluspetit des deux garçons leva les yeux vers lui,en le voyant vraiment pour la première fois :

« Oh ! vous êtes Danny Black, n’est-cepas ? J’ai vu votre photo. Judy, Bobby, re-gardez ! C’est l’homme qui… »

Il s’enfuit dans les allées désertes en ser-rant son paquet contre lui, et les voix des en-fants décrurent dans son dos. L’imbécile qu’ilavait été ! Prendre plaisir à battre des en-fants dans une compétition ridicule, et

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s’étonner ensuite qu’ils le connaissent ! Ilralentit sa course et se remit à marcher, en semordant les lèvres à la pensée que leur sur-veillante devait maintenant les réprimanderpour leur étourderie. Et il continua d’avancerdroit devant lui.

Il était inévitable que ses pas le conduis-ent au Muséum, où étaient concentrés tousses espoirs, mais ce fut pourtant avec sur-prise qu’il l’aperçut sur son chemin. Puis ilen fut heureux. Ils ne pourraient rien dé-duire de cette visite non préméditée, justeavant la fermeture. Il reprit son souffle, s’ef-força de garder une expression détachée etpénétra à l’intérieur ; là, de longs couloirs lemenèrent à la salle de l’astronef.

Il était posé, pointé légèrement vers leciel, mince et immense même dans une salleconçue pour donner l’impression des loin-tains de l’espace. Sur une longueur de deuxcents mètres, le métal brillant étendait sasurface lisse, et la ligne du vaisseau

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s’incurvait gracieusement de l’étrave à lapoupe.

Cet appareil, Danny le savait, était ledernier et le plus grand des paquebots del’espace que sa race avait construits au faîtede sa gloire. Avant même qu’il fût achevé, lesmutations qui devaient aboutir à la nouvellerace humaine avaient déjà été causées pardes radiations spatiales, et leurs résultats sedéveloppaient rapidement. Pendant untemps, ainsi que l’indiquait le livre de bord,le vaisseau avait voyagé vers Mars, versVénus et d’autres points de l’empire del’homme, tandis que la tension montaitlentement sur la mère planète. Il n’y avaitplus jamais eu d’autre astronef de fabricationHomo sapiens, car la nouvelle race serépandait et faisait sentir le poids de son in-telligence accrue, en inventant le moteur àinversion de matière pour remplacer le vieuxmoteur à propulsion ionique, moins efficace,dont était équipé le vaisseau. Incapable de

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concurrencer les nouveaux modèles, il avaitété retiré du service et mis au rebut, puis laguerre entre la nouvelle et l’ancienne raceavait passé sur lui, l’ensevelissant sous destonnes de décombres et ne laissant aucunsouvenir de son existence.

Jusqu’au jour où, soigneusement déterréaprès des fouilles dans les ruines de la calesèche où il était resté enfoui depuis silongtemps, il avait été, l’année précédente,mis à la place d’honneur dans le Museumd’histoire de l’Homo sapiens. Dès lors, ilavait concrétisé les rêves et les espoirs deDanny. C’était toujours avec une sorted’émerveillement respectueux qu’ils’avançait vers lui, vers sa coque où un sasouvert permettait d’accéder aux chambres denavigation brillamment éclairées.

« Danny ! »La voix qui avait prononcé son nom l’in-

terrompit brusquement dans sa marche, et ilse retourna avec un sursaut, se sentant fautif.

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Mais ce n’était que le professeur Kirk, et ilfut rassuré. Le vieil archéologue se dirigeaitvers lui, avec un sourire à peine visible dansla demi-lumière qui régnait sous l’immensedôme.

« J’ai failli ne pas vous voir, mon garçon,et je m’apprêtais à partir. Et puis j’ai regardépar hasard derrière moi et je vous ai aperçu.J’ai reçu aujourd’hui une information quipourrait vous intéresser.

— Une information à propos del’astronef ?

— Bien sûr. Tenez, entrons à l’intérieur,dans le promenoir… autant profiter des priv-ilèges que je possède, et nous y serons plus àl’aise. Vous savez, en vieillissant, je me metsà apprécier la conception que vos ancêtresavaient du confort, Danny. Dommage quenotre civilisation soit encore trop jeune pours’adonner au luxe. »

Parmi tous les Membres de la nouvellerace, Kirk était celui qui semblait le moins

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gêné en présence de Danny, en partie à causede son âge, en partie aussi à cause de l’enth-ousiasme qu’ils avaient partagé à l’arrivée dugrand vaisseau dans les salles du Muséum.

Il s’installait maintenant sur un des vieuxcanapés de l’astronef, tirant parti de saliberté vis-à-vis du règlement pour allumerune cigarette et en offrir une à Danny.

« Vous savez que tous ces vivres et toutcet équipement qui se trouvaient dans levaisseau nous avaient intrigués tous les deux,puisque nous ne trouvions aucune mentionde l’usage auquel ils étaient destinés. Le livrede bord s’arrête au moment où l’appareil estallé au rebut, vous vous en souvenez, et nousnous demandions pourquoi il avait été pour-vu de tous ces stocks, comme si on avaitvoulu le préparer à nouveau pour un longvoyage. Eh bien, de nouvelles fouilles nousont fourni la clef. C’est votre race qui a em-magasiné ces réserves, Danny, et elle l’a faitaprès avoir perdu la guerre contre nous ! »

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Danny sentit son dos se raidir. La guerreétait une période historique à laquelle ilévitait de penser, bien qu’il en connût lesgrandes lignes. Alors que l’Homo intelligenscroissait en nombre et que la sélectionnaturelle éliminait petit à petit la vieille race,cette dernière avait fait une dernière tentat-ive désespérée pour reconquérir lasuprématie. Et quoiqu’elle n’eût pas voulu laguerre, la nouvelle race avait été forcée decontre-attaquer farouchement pour sedéfendre ; ayant l’avantage de sa pensée in-tuitive, elle avait manifesté une supérioritéécrasante, et à la fin des brèves hostilités ilne restait plus que quelques milliers de sur-vivants de l’ancienne race sur les milliardsd’individus qu’elle comptait originellement.Sans doute une telle issue était-elle inévit-able depuis la première mutation, maisDanny préférait ne pas y songer. Pour l’in-stant, il approuva de la tête et laissa son in-terlocuteur poursuivre.

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« Vos ancêtres, Danny, avaient été battus,mais ils n’étaient pas entièrement écrasés, etils consacrèrent le restant de leur énergie àremodeler ce vaisseau – le seul navigable quileur restait – et à le pourvoir en approvision-nement. Ils voulaient quitter la Terre, pourpartir ils ne savaient où, peut-être vers unautre système solaire, et faire prendre à l’an-cienne race un nouveau départ hors de notreprésence. C’était leur dernier atout pour sur-vivre, mais leur plan échoua car les membresde ma race en furent informés et firent saut-er les docks où se trouvait le vaisseau. C’étaitquand même un échec glorieux. J’ai penséque vous aimeriez savoir cette histoire, mongarçon. »

Danny rassembla lentement ses pensées.« Vous voulez dire, demanda-t-il, que

tout ce qui est sur l’astronef vient de monpeuple ? Mais, après tout ce temps, ces pro-visions ne sont sûrement plus utilisables ?

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— Si, elles le sont ; les tests auxquels nousavons procédé ont été concluants. Vos an-cêtres savaient aussi bien que nous commentassurer la conservation des denrées, et ilss’attendaient à faire un voyage long peut-êtred’un demi-siècle. En fait ces provisions pour-raient aussi bien durer mille ans sanss’altérer. (Il projeta sa cigarette en directiond’un cendrier et eut un petit gloussement desatisfaction en la voyant arriver au but.) J’at-tendais votre venue ce soir en espérantpouvoir vous mettre au courant, et j’ai gardétous les documents pour vous les montrer.Voulez-vous venir les voir maintenant ?

— Merci, professeur, pas ce soir. Je croisque je vais rester un peu ici. »

Le professeur Kirk hocha la tête et se levaà contrecœur :

« Comme vous voudrez… Je comprendsce que vous ressentez, et je suis désolé moiaussi qu’on enlève l’astronef. Il nous man-quera, Danny !

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— On va enlever l’astronef ?— Vous ne le saviez pas ? Je croyais que

c’était pour ça que vous étiez venu ce soir. Onle veut dans un musée de Londres et on nousdonnera une des vieilles fusées lunaires à laplace. Dommage ! (Il regarda songeusementles murs et passa la main sur l’étoffeluxueuse qui recouvrait le canapé.) Bon, nerestez pas trop tard et éteignez en partant. Cesera fermé dans une demi-heure. Bonne nuit,Danny. – Bonne nuit, professeur. »

Figé sur place, Danny écouta les pas duvieil homme s’éloigner. Les battements deson cœur résonnaient à ses tempes. Ils al-laient enlever l’astronef ! Ils allaient réduireses plans à néant et le laisser abandonnédans ce monde nouveau où même les enfantsavaient pitié de lui.

Il s’était tellement accroché à cette par-celle d’espoir, à cette notion qu’un jour, s’il levoulait, il s’enfuirait ! D’un geste impatient, iléteignit les lumières, préférant rester dans

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l’ombre du vaisseau, là où personne ne pour-rait le voir et observer ses émotions. Pendantun an, cette perspective avait été le seul sensdonné à sa vie : l’idée qu’il s’emparerait duvaisseau et qu’il partirait, en laissant la nou-velle race loin derrière lui. Il avait passé delongs mois studieux à s’informer de sa struc-ture, à découvrir l’emplacement des réserves,à piocher des centaines de vieux manuelsafin d’apprendre à le manœuvrer.

L’astronef était pratiquement fait surmesure pour la circonstance ; il avait été con-çu pour pouvoir être dirigé par un seulhomme, même un infirme, en cas d’urgence,et presque toutes les commandes étaientautomatiques. Le seul point nécessitant lechoix humain était celui de la destination,puisque les planètes grouillaient les unes au-tour des autres dans la galaxie, mais même àcela le livre de bord suggérait une réponse.

Jadis sa race avait compté des hommesriches en quête de solitude et de nouveauté,

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choses qu’ils avaient trouvées sur les plusgrands des astéroïdes ; grâce au concours del’argent et de la science, ceux-ci avaient étépourvus d’une gravité artificielle et d’une at-mosphère, et on y avait installé des centralesatomiques qui fourniraient de l’énergie pourune durée à peu près illimitée. Maintenantles riches hommes en question étaient morts,et la nouvelle race avait abandonné ce genrede réalisations inutiles. Sûrement, quelquepart parmi, ces astéroïdes, il existait pour luiun refuge que le grand nombre de cesmondes miniatures rendrait introuvable.

Danny entendit marcher un gardien et ilse leva lentement, s’apprêtant à retournerdans un univers qui ne lui offrirait mêmeplus cet espoir. Ç’avait été un rêve délicieux,un rêve qui lui était nécessaire. Mais main-tenant ce rêve était mort. À ce moment, ilperçut le bruit des grandes portes qui serefermaient. Le professeur avait oublié de

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mettre les gardiens au courant de saprésence ! Et on l’avait laissé seul !

Bien sûr, il ne possédait pas le recense-ment de tous ces mondes en réduction ; ildevrait peut-être les passer en revue, l’unaprès l’autre, jusqu’à ce qu’il en trouve unqui lui convienne. Mais quelle importance ?Pour tout le reste, il était prêt. Un momentencore il hésita ; puis ses mains actionnèrentle contrôle du sas extérieur, et celui-ci sereferma doucement dans la pénombre, enisolant complètement les bruits que Dannypouvait faire à l’intérieur du vaisseau.

Des lumières s’allumèrent silencieuse-ment au moment où il s’installa dans le siègede navigation. De petites lumières qui sig-nalaient que l’engin était prêt à décoller.Vaisseau fermé… Air contrôlé… Énergie :automatique… Moteurs : automatique… Unecinquantaine de cadrans et de voyants quiracontaient l’histoire d’un appareil éveilléd’un long sommeil, prêt à être pris en main.

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Il déplaça lentement le sélecteur de tra-jectoire le long de la petite carte atmo-sphérique, en direction du sommet de lastratosphère ; sur la grande carte du ciel quise déroulait en coordination, l’aiguille dutraceur inscrivait une ligne hachée qui lemènerait quelque part vers les astéroïdes, àgrande distance de l’actuelle position deMars, ce qui lui permettrait de passer inaper-çu. Plus tard, il pourrait régler les analyseurspour trouver l’emplacement d’un astéroïdechoisi parmi d’autres, et sa trajectoire seraitplus précise, mais tout ce qui comptaitdésormais, c’était de partir au plus vite, av-ant qu’on s’aperçoive de son absence.

Quelques secondes après, ses doigts en-fonçaient sauvagement la touche de mise àfeu, et il y eut une secousse comme le vais-seau se cabrait, suivie d’une autre due àl’écroulement des murs du Muséum sous lapoussée violente des grands propulseurs io-niques. Sur la carte était apparu un petit

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point lumineux désignant la position mouv-ante du vaisseau. Le monde était déjà der-rière lui maintenant, et il n’y avait plus per-sonne pour observer ses efforts avec compas-sion ou pour lui rappeler toutes ses carences.Seul le destin lui jetait un défi, et c’était undéfi que ses ancêtres avaient relevé vic-torieusement à maintes reprises dans lepassé.

Une sonnerie résonna pour indiquer qu’ilétait parvenu aux limites de l’atmosphère, etle bloc massif du pilote automatique se mit àcliqueter paisiblement, en émettant parfoisun son plus aigu à mesure qu’il découvraitles irrégularités dans la trajectoire peu ortho-doxe que Danny avait tracée à l’intention duvaisseau. Satisfaite de son bon fonction-nement, Danny l’observait. Ses ancêtresn’avaient peut-être été doués que de raison,mais ils avaient su construire des machinespresque intuitives dans leur perfection,comme en témoignait le vaisseau. Sa tête

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était plus haute quand il se rendit aux soutes,et il y avait de la fierté dans sa démarche.

Les provisions alimentaires étaient enbon état de conservation. Il prit de quoimanger, se rappelant qu’il n’avait pas dîné,et tout en absorbant son repas il parcourut legrand livre de bord qui narrait les longs voy-ages entrepris par l’astronef, à la recherchede quelque référence concernant les as-téroïdes. Certains étaient mentionnés sousdes noms : Cérès, Pallas, Vesta ; d’autressous des numéros. Comment choisir ?

Il finit par prendre une décision et re-tourna dans la salle de navigation, où il con-templa l’immensité de l’espace, piquetée depoints colorés qui étaient des étoiles et dontla luminosité était beaucoup plus intense, àtravers cette absence d’atmosphère, que dansle ciel de la Terre. Il avait fixé son choix surun planétoïde identifié par un numéro maiségalement désigné dans le livre de bord sousle nom « le Danois ». Cette appellation ne

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voulait apparemment rien dire, mais ilsemblait être l’un des plus récemment et desplus complètement adaptés aux conditionsterrestres, sans figurer toutefois parmi lestout derniers en date, par lesquels commen-ceraient automatiquement les recherches.

Il régla l’analyseur automatique à l’aidedu numéro de code figurant dans le manuelet le regarda se mettre en marche ; il se dé-plaçait lentement, retraçant à travers toutesles années qui s’étaient écoulées la positionprésente de l’astéroïde. Puis il tripota la ra-dio, avant de se souvenir qu’elle captait surune longueur d’onde tombée en désuétude.Après tout, tant mieux : sa coupure d’avec lanouvelle race serait d’autant plus radicale.

L’analyseur continuait son travail d’ap-proche. L’espace avait perdu sa nouveauté, etles opérations de pilotage avaient cessé d’in-téresser Danny. Il déambula à travers le vais-seau, se retrouva dans le promenoir où étaitresté le paquet que lui avait remis la

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bibliothécaire et qu’il avait oublié. Il n’avaitrien d’autre à faire qu’à lire son contenu.

Une fois qu’il eut commencé, il oublia lesdoutes qu’il avait éprouvés en apprenant quel’histoire était rédigée par Kenning ; elleavait le même mouvement que l’épisode ori-ginal, la même vérité dans la peinture des ca-ractères, elle rendait le même hommage à larace qui, si longtemps auparavant, avaitmaîtrisé la destinée. Rien d’étonnant à ceque les lecteurs de l’époque aient désignécette œuvre comme l’une des plus grandesépopées de l’espace jamais écrites.

Il s’arrêta une fois dans sa lecture, carl’analyseur avait achevé sa tâche et le sig-nalait par un vrombissement feutré ; Dannybrancha alors les commandes automatiquespour que le vaisseau se dirige vers le petitmonde qui, avec de la chance, serait sonrefuge. L’engin continua sa course sans pluschanger de direction, en observant la tra-jectoire légèrement incurvée que les

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sélecteurs avaient jugée la plus adéquate. EtDanny poursuivit sa lecture, enfoncé dans lesiège de navigation, en se sentant du fond ducœur proche des personnages du récit. Iln’était plus un pauvre inadapté, objet de lacharité publique, mais un homme et unaventurier, comme eux !

En arrivant à la fin, il avait les nerfs àfleur de peau, et ses doigts las laissèrenttomber les feuillets sur le sol. Devant lui unelumière s’était allumée mais il ne la re-marquait pas, tant il était absorbé par lesouvenir de ce qu’il avait lu. Puis un signalsonore retentit et le fit sursauter.

Ses yeux se portèrent sur le panneau decontrôle où des lettres flamboyaient de façonaccusatrice : RADIATION À 10.00HORIZONTAL. VAISSEAU SIGNALÉ.

Danny abaissa la manette centrale ettoute activité cessa dans le vaisseau, saufcelle des dispositifs de pseudo-gravité. Il dis-tingua sans peine l’autre astronef par la

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fenêtre d’observation ; le sillage d’une fusée àinversion de matière était visible, pointé ap-paremment vers la Terre. Ce devait être leCallisto !

L’espace d’un instant, il eut la certitudequ’ils l’avaient repéré, mais le sillage con-tinua de se déplacer et finit par disparaître,tandis que s’éteignait sur le panneau de con-trôle l’inscription qui avait signalé l’approchede l’autre vaisseau. Danny attendit encore,tout en vérifiant que, même à pleine ampli-fication, plus aucune trace n’était captée ;puis il remit les moteurs en marche. À cettedistance, la légère radiance des propulseursioniques passerait sûrement inaperçue.

Plus rien d’autre ne se produisit ; le piloteautomatique continuait de ronronner et leronflement assourdi dès propulseurs derésonner à l’arrière, mais il n’y eut plus designal d’alarme. Lentement, la tête de Dannys’abaissa sur le tableau des commandes, et sarespiration pesante se mêla aux rumeurs et

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aux cliquetis des appareillages automatiques.Le vaisseau poursuivait son voyage en direc-tion du but qui lui avait été fixé. Tous les élé-ments de sa course étaient dûment enregis-trés à l’avance, jusques et y compris l’atter-rissage, et il n’avait plus besoin qu’on s’oc-cupe de lui.

La chose fut prouvée quand une sonneriegrave réveilla Danny, tandis que le panneauannonçait : DESTINATION ATTEINTE.

Il déconnecta toutes les commandes,frotta ses yeux englués de sommeil etregarda au-dehors. Au-dessus de lui brillaitun soleil pâle dans un ciel bleuté parsemé dequelques nuages bas. Le vaisseau s’était posésur un terrain d’atterrissage envahi par lesmauvaises herbes, au-delà duquels’étendaient des prairies et une forêt touffue.L’horizon très proche rappelait que c’était làun monde aux dimensions minuscules, maishormis ce détail on eût pu se croire surTerre. Danny aperçut au bord du terrain un

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hangar et il appliqua aux moteurs une faiblepoussée qui propulsa lentement le vaisseau àl’intérieur, à l’abri de toute observation.

Il libéra l’entrée du sas et, à son ouver-ture, sentit le parfum net des plantes et en-tendit des chants d’oiseaux à proximité. Unlapin sortit d’un terrier et fit quelques bondsavant de disparaître sous le couvert desherbes. Danny poussa un soupir ; tout avaitété presque trop facile dans cette découverte,dès le premier essai, du monde qu’ilrecherchait.

Des bâtiments s’élevaient en bordure duterrain, leurs façades disparaissant à demisous la végétation une grande maison depierre, maintenant en ruine, qui jadis avaitété entourée d’un jardin bien dessiné, et unpeu plus loin une construction plus petite,rongée par le lierre mais toujours debout,vers laquelle il se dirigea et dont la portes’ouvrit dès qu’il l’eut effleurée de ses doigts.

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Les radiateurs branchés sur la centraleatomique qui donnait à ce monde en réduc-tion des conditions atmosphériques et cli-matiques semblables à celles de la Terrefonctionnaient encore, mais une couche depoussière recouvrait tout. Toutefois le mo-bilier était resté en bon état. Il l’examina etreconnut certaines de ses pièces pour enavoir vu l’équivalent au Muséum. C’était làles productions de sa race. Il étudia en détailla maison qui allait être la sienne.

Sur la table un livre était posé comme s’ilvenait d’être abandonné là, et une feuille depapier y était appuyée, avec quelques lignesd’une écriture qui semblait être celle d’unejeune fille. La curiosité le fit s’approcher, et ildut frotter la poussière qui collait au papieravant de pouvoir le déchiffrer.

Papa,Charley Summers a trouvé l’épave d’un

astronef qui avait appartenu à ces

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créatures, et il est venu me chercher. Nousallons nous y installer : c’est dans la zone 13.Viens nous voir si tes réacteurs peuvent en-core t’emmener. Tu rencontreras tongendre.

Il n’y avait pas de date, ni rien qui indiquesi le père était revenu ou ce qui leur était ar-rivé. Mais Danny déposa avec respect lefeuillet sur la table après l’avoir lu, et il re-garda par la fenêtre le terrain d’atterrissage,comme s’il s’attendait à voir surgir un vieuxvaisseau délabré dans le bref crépuscule quitombait sur le monde miniature. Le termeces créatures ne pouvait désigner que lesmembres de la nouvelle race, après la fin dela guerre ; et cela signifiait que c’était ici unultime avant-poste de son peuple. Le billetpouvait remonter à dix ans ou à des siècles, iln’en restait pas moins que les siens avaientvécu ici, qu’ils avaient combattu pour sur-vivre et triomphé des difficultés, après que la

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Terre eut été perdue pour eux. Et, s’ilsavaient réussi, il le pouvait aussi !

Et même, si improbable que cela puissesembler, peut-être subsistait-il encorequelque part certains membres de la vieillerace. Peut-être étaient-ils parvenus à se per-pétuer, en dépit du temps et des difficultés,en dépit même de l’Homo intelligens.

Les yeux humides, Danny se détourna del’obscurité qui grandissait au-dehors, et ilentreprit de nettoyer sa nouvelle demeure.S’il en restait encore en vie, il les trouverait.Et sinon…

Eh bien, il était là, lui, et il était un re-présentant de cette grande race audacieusequi ne connaîtrait pas de défaite tant qu’unseul de ses individus demeurerait vivant. Etcela, jamais il ne l’oublierait.

***

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Sur Terre, Bryant Kenning fit un signe detête au petit groupe qui l’entourait et il re-posa le communicateur. Il souriait mais sesyeux étaient tristes.

« Le vaisseau éclaireur est de retour etannonce qu’il a effectivement choisi d’allersur le Danois. Le pauvre garçon ! Je com-mençais à croire que nous avions trop at-tendu et qu’il ne se lancerait jamais. Encoresix mois, et il aurait dépéri comme une fleursans soleil ! Mais j’étais sûr que ça march-erait quand Miss Larsen m’a montré cettehistoire, avec ses paradis mythiques sur desplanétoïdes. Un récit de facture adroite, si onaime la pseudohistoire. J’espère que celuique je lui ai préparé le valait.

— Sur le plan de l’inexactitude historique,certainement ! fit le professeur Kirk, avecdans la voix une trace d’amusement qui n’at-teignait pas ses lèvres. En tout cas, il a gobétous nos mensonges et s’est enfui à bord duvaisseau que nous lui avions construit.

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J’espère qu’il est heureux maintenant, pourquelque temps au moins. »

Miss Larsen rassembla ses affaires et seprépara à partir.

« Le pauvre ! dit-elle. Il était gentil, et sipathétique en même temps. J’aurais vouluque cette fille sur laquelle nous avons trav-aillé ait donné un meilleur résultat ; peut-être toute cette comédie n’aurait-elle pas éténécessaire. Vous me raccompagnez, Jack ? »

Les deux hommes plus âgés assistèrent audépart de Miss Larsen et de Jack Thorpe, etla pièce continua d’être remplie par le silenceet la fumée du tabac. Finalement Kenninghaussa les épaules et se tourna vers leprofesseur :

« Maintenant il a sûrement trouvé le bil-let. Je me demande après tout si c’était unebonne idée. Quand elle m’est venue au débuten lisant cette vieille histoire, je pensais queoui, car j’avais en tête les rapports prélimin-aires de Jack sur notre sujet numéro 67 ;

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mais maintenant, je ne sais plus. Au mieux,cette fille n’est qu’un facteur inconnu. Entout cas, tout ce que j’ai fait m’a été dicté parla compassion.

— La compassion ! La compassion quiconsiste à payer quelques millions de créditset quelques milliers d’heures de travail –avec deux ou trois mensonges fournis en sur-plus – en échange de tout ce que nousdevons à la race de ce garçon ! (Le professeurparlait d’une voix lasse, tout en vidant dansun cendrier le fourneau de sa pipe et en se le-vant pour aller contempler par la grande baiele ciel nocturne.) Je me demande parfois,Bryant, quelle compassion a rencontrée à samort le dernier homme de Néanderthal. Ousi la race qui nous succédera quand notrerègne prendra fin aura mieux à nous pro-poser que ce genre de compassion-là. »

Le romancier secoua la tête avec incerti-tude, et le silence retomba tandis que les

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deux hommes contemplaient le monde et lesétoiles.

Traduit par ALAIN DORÉMIEUX.

Kindness.

© Astounding, 1944.© Casterman, 1971, pour la traduction. (Extrait de

« Après demain, la Terre… »)

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UN MONDE DE TALENTS –Philip K. Dick

Et si, brusque-ment, au lieud’une seule, unedouzaine demutationsdifférentes appar-aissaient ? Lesdifférentes var-iétés de mutantspourraient avoirautant de diffi-cultés à s’entendre

entre elles qu’às’arranger de lamenace re-présentée par desnormaux inquietset jaloux.

À moins que lemutant ultime nevienne mettre toutle monded’accord.

Une nouveautéchasse l’autre.

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I

Quand il pénétra dans l’appartement, ungrand nombre de personnes menaient grandtapage sous des lumières flamboyantes. Lacacophonie soudaine l’étourdit. Conscientdes vagues de formes, de sons, d’odeurs, detâches obliques tri-dimensionnelles, mais es-sayant de regarder avec attention à travers etau-delà, il s’immobilisa dans l’entrée. Par unacte de volonté, il était capable d’éclaircirquelque peu tout ce trouble ; la frénésie dé-pourvue de sens de l’activité humaine s’ét-ablit graduellement en une trame quasiordonnée.

« Qu’y a-t-il ? demanda sèchement sonpère.

— C’est ce que nous avions prévu il y aune demi-heure, dit sa mère en voyant que le

petit garçon de huit ans s’abstenait derépondre.

— Je voudrais que vous me laissiez allerchercher un Corpsman pour l’examiner.

— Je n’ai pas entièrement confiance dansle Corps. Et nous avons encore douze anspour résoudre ce problème. Si nous n’ysommes pas parvenus d’ici là…

— Plus tard. » Elle se pencha et ordonnad’un ton acide : « Entre, Tim. Dis bonjour àtout le monde.

— Essaie de maintenir une attitude ob-jective, ajouta doucement son père. Aumoins jusqu’à la fin de la soirée. »

Tim traversa silencieusement le salonbondé, ignorant les configurations obliquesvariées, le corps penché en avant, la têtetournée sur le côté. Ni l’un ni l’autre de sesparents ne le suivit ; ils avaient été inter-ceptés par l’hôte, puis entourés par les in-vités Norms et Psis.

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Dans la mêlée, on oublia l’enfant. Il fit unbref tour de salon, se convainquit que rienn’existait là, puis se dirigea vers un halllatéral. Un serviteur mécanique lui ouvrit laporte d’une chambre à coucher dans laquelleil pénétra.

***

La chambre était vide d’occupants ; lasoirée commençait à peine. Il permit auxvoix et à l’animation qui le suivaient de sedissoudre en un brouhaha confus. De faiblesparfums féminins flottaient dans l’apparte-ment au luxe tapageur, portés par l’air chaudartificiel semblable à celui de Terra, pompé àpartir des canalisations principales de laville. L’enfant se redressa et inhala lesdouces odeurs de fleurs, de fruits, d’épices –et aussi quelque chose de plus.

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Il dut traverser toute la pièce pourpouvoir l’isoler. C’était là, acide comme dulait caillé – l’avertissement sur lequel ilcomptait. Et cela était dans la chambre àcoucher.

Avec précaution, il ouvrit un placard. Lesélecteur mécanique essaya de lui présenterdes vêtements, mais il l’ignora. Avec le plac-ard ouvert, l’odeur était plus forte. L’Autreétait quelque part à proximité du placard.Sinon effectivement à l’intérieur.

Sous le lit, peut-être ?Il s’accroupit et scruta. Il n’y avait rien là.

Il s’allongea sur le sol et regarda sous la tablede travail métallique, un meuble typique derésidence officielle coloniale. Là, l’odeur étaitencore plus forte, et la peur et l’excitationl’envahirent. Il sauta sur ses pieds et écarta lebureau de la surface plastique lisse du mur.

L’Autre était là dans l’ombre, collé aumur, à l’endroit où le bureau s’était trouvé.

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C’était un Autre Droit, naturellement. Ilavait seulement identifié un Gauche, letemps d’une fraction de seconde. L’Autren’avait pas réussi à se phaser totalement. Ils’en écarta prudemment, sachant que, sanssa coopération, les choses étaient allées aussiloin qu’elles le pouvaient. L’Autre le re-gardait calmement, conscient de son attitudenégative, mais il n’y avait rien qu’il pût faire.Il ne fit aucune tentative pour communiquer,car cela avait déjà échoué.

***

Tim n’avait rien à craindre. Il demeuraimmobile et passa un long moment à scruterl’Autre. Il tenait sa chance d’en apprendre unpeu plus à son sujet. Un espace les séparait,dans lequel il y avait seulement l’imagevisuelle et l’odeur – de petites particules va-porisées – de l’Autre qui traversait.

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Il n’était pas possible d’identifier cetAutre ; beaucoup d’entre eux étaient à telpoint similaires qu’ils donnaient l’impressiond’être les multiples de la même unité. Maisparfois l’Autre était radicalement différent.Était-il possible que des sélections variéeseussent été essayées, des tentatives alternéespour traverser ?

À nouveau, la pensée le frappa. Les gensqui se trouvaient dans le salon, à la fois ceuxdes classes Norm et Psi – et même la classeMuette à laquelle il appartenait – semblaientavoir réussi à tenir en échec leurs propresAutres. C’était étrange, car leurs Gauchesseraient avancés au-delà du sien… à moinsque le cortège des Droits ne diminue tandisque le groupe des Gauches augmentait.

Y avait-il un total déterminé d’Autres ?Il revint vers la frénésie du salon. Les

gens murmuraient et tourbillonnaient entous sens, et de chaudes odeurs l’accablaientavec leur proximité. Il était clair qu’il lui

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faudrait obtenir l’information de son père etde sa mère. Il avait déjà épluché les indicesde recherches accrochés à la transmissionéducationnelle du système de Sol – sans ré-sultats car le circuit ne fonctionnait pas.

« Où étais-tu en train de rôder ? » lui de-manda sa mère en s’arrachant à la conversa-tion animée qui s’était instaurée parmi ungroupe d’officiels de la classe Norm, qui en-combraient tout un côté de la pièce. Elleavait surpris l’expression de son visage.

« Oh ! dit-il. Même ici ? »Il avait été surpris par la question. Le ter-

ritoire ne faisait pas de différence. Ne savait-elle pas cela ? En pataugeant, il se retira enlui-même pour réfléchir. Il avait besoind’aide ; il ne pouvait pas comprendre sansassistance extérieure. Mais un faible blocverbal existait. S’agissait-il seulement d’unproblème de terminologie ou était-ce plusque cela ?

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Tandis qu’il errait dans le salon, la sen-teur vague et aigre filtrait vers lui à travers lelourd rideau des odeurs corporelles des in-vités. L’Autre était toujours là, accroupi dansl’obscurité, là où le bureau s’était trouvé,dans les ombres de la chambre à couchervide. Attendant le moment de traverser etd’envahir. Attendant que l’enfant fasse deuxpas de plus.

***

Julie regarda l’enfant avancer, une ex-pression soucieuse sur son petit visage.

« Il nous faudra garder les yeux sur lui,dit-elle à son mari. Je prévois une situationmontante évoluant à partir de cette chosequ’il a en lui. »

Curt l’avait également remarqué, mais ilcontinua à parler avec les officiels de la

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classe Norm qui étaient groupés autour desdeux Précogs.

« Que feriez-vous, demanda-t-il, si réelle-ment ils ouvraient le feu sur nous ? Voussavez que Grand Benêt est incapable de con-trôler une grêle de projectiles robots lancésdepuis une faible distance. Le problème detemps à autre se rapporte à la nature des ex-périences… et il a nos avertissements d’unedemi-heure, à Julie et à moi.

— C’est vrai. »Fairchild gratta son nez mélancolique et

frotta la barbe rude qui se montrait sous salèvre.

« Mais je ne pense pas qu’ils se lancerontavec entrain dans des hostilités ouvertes.Cela nous légaliserait en quelque sorte etouvrirait complètement les choses. Nouspourrions vous réunir, vous les gens de laclasse Psi, et… » – il eut un sourire étriqué –« et nous pourrions penser que le Système de

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Sol est loin au-delà de la nébuleused’Andromède. »

***

Curt écoutait sans ressentiment, car lesmots de l’homme ne constituaient pas pourlui une surprise. Tandis que lui et Julie roul-aient en voiture, ils avaient tous deux prévula soirée, ses discussions infructueuses, lesaberrations croissantes de leur fils. La portéede la préconnaissance de sa femme étaitlégèrement supérieure à la sienne. Elle voy-ait, en ce moment précis, au-delà de sapropre vision du futur proche. Il se de-mandait ce qu’indiquait l’expression tour-mentée de son visage.

« Je crains, dit-elle fermement, que nousn’ayions une petite querelle avant de rentrerchez nous cette nuit ».

Eh bien, il avait déjà prévu cela.

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« C’est la situation, dit-il, rejetant le sujet.Tout le monde ici est énervé. Ce n’est passeulement vous et moi qui nous apprêtons ànous battre. »

Fairchild écoutait avec sympathie.« Je constate qu’il y a quelques incon-

vénients à être un Précog. Mais sachant quevous allez avoir une querelle, ne pouvez-vousaltérer les choses, avant qu’elle necommence ?

— Bien sûr, répondit Curt, de la façondont nous vous donnons une pré-informa-tion et dont vous l’utilisez pour altérer lasituation avec Terra. Mais ni Julie ni moi nenous en soucions particulièrement. Cela de-mande un immense effort mental pour em-pêcher quelque chose de ce genre… et ni elleni moi ne disposons de cette énergieconsidérable.

— Je désire simplement que vous me lais-siez le transférer au Corps, dit Julie d’unevoix basse. Je ne peux pas continuer à le

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laisser rôder ainsi, scrutant les choses, re-gardant dans les placards à la recherche de jene sais quoi !

— Cherchant les Autres, dit Curt.— Quoi que cela puisse être. »Fairchild, un modérateur-né, tenta une

médiation. « Vous avez eu douze ans, dit-il.Ce n’est pas une honte que de voir Tim de-meurer dans la classe des Muets ; chacun devous commence de cette manière. S’il a despouvoirs Psi, il le montrera.

— Vous parlez comme un Précog à visioninfinie, dit Julie, amusée. Comment savez-vous qu’ils le montrent ? »

Sous l’effort, le visage bienfaisant deFairchild se tordit, et Curt se sentit désolépour lui. Fairchild avait trop de responsabil-ités, trop de décisions à prendre, trop de viesdans ses mains. Avant la Séparation d’avecTerra, il avait été un officiel appointé, unbureaucrate avec un travail et une routineclairement définis. Maintenant, il n’y avait

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personne pour lui communiquer un mémointer-système de bonne heure le lundi matin.Fairchild travaillait sans instructions.

« Voyons votre truc, dit Curt. Je suiscurieux de voir comment cela fonctionne. »

Fairchild eut l’air étonné.« Comment diable… » Puis il se souvint.

« Bien sûr, vous devez déjà l’avoir prévu. » Ilfouilla dans une poche de sa veste. « J’avaisl’intention d’en faire la surprise de la soirée,mais aucune surprise n’est possible avecdeux Précogs dans les parages. »

Les officiels de la classe Norm les en-tourèrent tandis que leur patron produisaitun carré de papier de soie et en extrayait unepetite pierre scintillante. Un silence intéressés’établit dans la pièce tandis que Fairchildexaminait la pierre de très près, comme unjoaillier étudiant une gemme.

« C’est une chose ingénieuse, admit Curt.— Merci, dit Fairchild. Elles vont main-

tenant commencer à arriver d’un jour à

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l’autre. L’éclat de la pierre est destiné à at-tirer les enfants et les gens des classes in-férieures qui sont prêts à se battre pour unhochet – la richesse possible, vous compren-ez. Et les femmes aussi, naturellement. Toutle monde s’arrête pour ramasser ce qu’ilpense être un diamant – n’importe qui saufles membres des classes Tech. Je vais vousmontrer. »

***

Il jeta un coup d’œil dans le salon, où uncalme relatif s’était établi, aux invités dansleurs gais vêtements de soirée. Tim se tenaitdans un coin, la tête tournée sur le côté.Fairchild hésita, puis lança la pierre sur letapis où elle roula pour s’immobiliser pr-esque aux pieds de l’enfant. Les yeux dugarçon ne cillèrent pas. L’air absent, il re-gardait sans les voir les gens qui

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l’entouraient, inattentif à l’objet brillant à sespieds.

Curt s’avança et sourit.« Il vous faudra produire quelque chose

de la taille d’un transport à réaction si vousvoulez l’intéresser », dit-il. Il se pencha etramassa la pierre. « Ce n’est pas votre fautesi Tim ne réagit pas à des choses terrestrestelles que des diamants de cinquantecarats. »

Fairchild était découragé par l’échec de sadémonstration.

« J’avais oublié », dit-il. Puis il se dérida.« Mais il n’y a plus maintenant aucun Muetsur Terra. Écoutez et voyez ce que vouspensez du discours. J’y suis pour quelquechose. »

***

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Dans la main de Curt, la pierre gisaitfroide. Dans ses oreilles résonnait un bour-donnement pareil à celui d’un moustique,une cadence contrôlée et modulée qui pro-voquait des murmures dans toute la pièce.

« Mes amis, déclara la voix enregistrée,les causes du conflit entre Terra et les colon-ies centauriennes ont été grossièrement dé-formées par la presse.

— Est-ce que ceci est vraiment destinéaux enfants ? demanda Julie.

— Peut-être pense-t-il que les enfants ter-riens sont plus avancés que les nôtres », ditun officiel de la classe Psi tandis qu’un mur-mure amusé s’élevait dans la pièce.

Le bourdonnement se poursuivit, débit-ant sa mouture d’arguments légalistes,d’idéalisme et d’imploration presquepathétique. Le ton de mendicité fut désagré-able à Curt. Pourquoi Fairchild éprouvait-ille besoin de se mettre à genoux et de plaiderauprès des Terriens ? Tout en écoutant,

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Fairchild tirait avec assurance sur sa pipe, lesbras croisés, son lourd visage exprimant lasatisfaction. De toute évidence, il n’était pasconscient de la minceur des motsenregistrés.

Il vint à l’esprit de Curt qu’aucun d’entreeux – y compris lui-même – ne se rendaitcompte de la réelle fragilité de leurmouvement de Séparation. Il était sansaucune utilité de faire remarquer la faiblessedes mots soufflés par la pseudo-pierre pré-cieuse. Aucune description de leur positionn’était susceptible de refléter la demi-peurquerelleuse qui dominait les Colonies.

« Il a été depuis longtemps établi, disaitla pierre, que la liberté est la conditionnaturelle de l’homme. La servitude, la miseen esclavage d’un seul homme ou d’ungroupe d’hommes par un autre, est unreliquat du passé, un anachronisme. Leshommes doivent se gouverner eux-mêmes. »

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« Il est étrange d’entendre une pierre direcela, dit Julie, à demi amusée. Un morceaude caillou inerte. »

« On vous a dit que le Mouvement Séces-sionniste Colonial compromettait vos exist-ences et votre standard de vie. Ceci est faux.Le standard de vie de toute l’humanités’élèvera si toutes les planètes-colonies sontautorisées à se gouverner elles-mêmes ettrouvent leurs propres marchéséconomiques. Le système commercialpratiqué par le gouvernement terrien àl’égard des Terriens vivant à l’extérieur dugroupe de Sol… »

« Les enfants apporteront cette chose à lamaison, dit Fairchild. Et les parents la leurprendront. »

***

La pierre bourdonna :

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« Les Colonies ne peuvent pas demeureruniquement des bases de ravitaillement pourTerra, des sources de matériaux bruts et detravail à bon marché. Les Coloniaux nepeuvent pas demeurer des citoyens deseconde zone. Les Coloniaux ont autant ledroit de déterminer leur propre société queceux qui sont demeurés dans le groupe deSol. Aussi, le Gouvernement colonial a-t-ilsollicité le Gouvernement terrien pour unerupture de ces liens qui nous empêchent deréaliser nos destinées manifestes. »

Curt et Julie échangèrent un regard. Ladissertation académique pendait comme unpoids mort dans la pièce. Était-ce là l’hommeque la Colonie avait élu pour diriger lemouvement de résistance ? Un officiel ap-pointé, pédant, un bureaucrate et – Curt neput s’empêcher de le penser – un hommesans pouvoirs Psi ? Un Normal ?

Fairchild avait probablement incité àrompre avec Terra à la suite de quelque

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banale erreur d’interprétation d’une directivede routine. Nul – excepté peut-être le Corpstélépathe – ne savait ses motifs ni combiende temps il pourrait continuer.

« Qu’est-ce que vous en pensez ? de-manda Fairchild lorsque la pierre eut achevéson monologue. Il y en a des millions quitombent en grêle sur le groupe de Sol. Voussavez ce que la presse terrienne dit de nous –de haineux mensonges – que nous voulonsnous emparer de la direction de Sol, quenous sommes d’affreux envahisseurs venantde l’espace extérieur, des mutants, des mon-stres. Il nous faut riposter à une tellepropagande.

« Eh bien, dit Julie, un tiers d’entre noussont effectivement des monstres. Pourquoine pas faire face à cela ? Je sais que mon filsest un monstre inutile ».

Curt lui prit le bras.« Personne n’a le droit d’appeler Tim un

monstre, pas même vous.

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— Mais c’est la vérité ! Si nous étions deretour sur le système de Sol – si nous n’avi-ons pas été séparés – vous et moi, nousserions dans des camps de détention, attend-ant d’être… vous savez quoi. » Elle lança unregard féroce en direction de son fils. « Et iln’y aurait pas de Tim. »

Depuis un angle de la pièce, un hommeau visage aigu parla :

« Nous ne serions pas dans le système deSol. Nous aurions rompu de notre propre ini-tiative sans l’aide de quiconque. Fairchild n’arien à voir avec cela. C’est nous qui l’avonsamené. N’oubliez jamais ça ! »

Curt regarda l’homme avec hostilité.Reynolds, chef du Corps télépathe, était ànouveau ivre. Ivre et répandant sa cargaisonde haine au vitriol à l’égard des Norms.

« Peut-être, accorda Curt, mais nous auri-ons voulu pouvoir disposer d’un long tempspour le faire.

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— Vous et moi savons ce qui maintientcette Colonie en vie », répondit Reynolds,son visage empourpré arrogant et ricanant.« Combien de temps ces bureaucratespourront-ils continuer sans Grand Benêt,sans Sally, sans vous deux, les Précogs, etsans nous tous ? Faisons face aux faits –nous n’avons pas besoin de cet étalage légal.Nous ne vaincrons pas en raison de quelquesappels pieux à la liberté et à l’égalité. Nousvaincrons parce qu’il n’y a pas de Psis surTerra. »

***

La gaieté dans la pièce diminua. Des mur-mures coléreux s’élevèrent parmi les hôtesde la classe Norm.

« Écoutez, dit Fairchild à Reynolds, vousêtes toujours un être humain, même si vous

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pouvez lire dans les esprits. Avoir un talentne veut pas dire que…

— Épargnez-moi un cours, coupa Reyn-olds. Ce n’est pas un idiot qui va m’appren-dre ce que j’ai à faire.

— Vous allez trop loin, dit Curt à Reyn-olds. Quelqu’un vous donnera une giflequelque jour. Si ce n’est pas Fairchild, peut-être sera-ce moi.

— Vous et votre Corps qui se mêle tou-jours de ce qui ne le regarde pas, dit unRésurrecteur de la classe Psi à Reynolds, touten lui agrippant le col. Vous pensez que vousnous êtes supérieur parce que vous avez lafaculté de sonder nos esprits. Vous pensezque…

— Lâchez-moi », dit Reynolds d’une voixmenaçante.

Un verre se brisa sur le sol, une femmeeut une crise nerveuse. Deux hommes se col-letèrent ; un troisième s’en mêla et, en un

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éclair, un sauvage tumulte de ressentimentse mit à bouillir au centre de la pièce.

Fairchild cria pour remettre de l’ordre :« Pour l’amour de Dieu, si nous nous bat-

tons entre nous, nous sommes finis. Necomprenez-vous pas ? Il nous faut agirensemble ! »

Il fallut un moment avant que le tumultes’apaise. Reynolds dépassa Curt en se frayantun chemin à coups d’épaule et en murmur-ant entre ses dents. Les autres Télépathes lesuivirent, l’air agressif.

***

Tandis que Curt et Julie roulaient lente-ment en direction de leur maison dans l’ob-scurité bleuâtre, une partie de la propagandede Fairchild se répétait sans relâche dans lecerveau de Curt.

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« On vous a dit qu’une victoire des Colonssignifiait une victoire des Psis sur les êtreshumains normaux. Ceci est faux ! La Sépara-tion n’a été concertée et réalisée ni par lesPsis ni par les Mutants. La révolte a été uneréaction spontanée des Colons de toutes lesclasses. »

« Je me le demande, dit Curt d’un tonrêveur. Peut-être Fairchild a-t-il tort. Peut-être est-il manipulé par les Psis sans le sa-voir. Personnellement, je l’aime bien, toutstupide qu’il soit.

— Oui, il est stupide », convint Julie.Dans l’obscurité qui régnait à bord de la

voiture, sa cigarette était un brillant charbonbrûlant de colère. Sur le siège arrière, Timdormait en chien de fusil, réchauffé par lachaleur irradiée par le moteur. Le paysagestérile et rocheux de Proxima III s’étendait àl’avant de la voiture, étendue vague, hostileet étrangère. Quelques constructions

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réalisées de la main de l’hommes’apercevaient de-ci de-là, parmi les silos etles champs.

« Je ne crois pas Reynolds », poursuivitCurt, sachant très bien qu’il était en traind’amorcer la querelle prévue entre eux maisne désirant pas l’éviter. « Reynolds est intel-ligent, sans scrupule et ambitieux. Ce qu’ildésire, c’est le prestige et la position sociale.Mais Fairchild pense à la prospérité de la Co-lonie. Il veut vraiment toute cette salade qu’ila dictée à ses pierres.

— Ce radotage ! (Le ton de Julie était mé-prisant.) Les Terriens n’ont pas fini d’en rire.Écouter cela en gardant un visage impassibleétait au-dessus de mes forces ; et pourtantDieu sait que nos vies dépendent de toutcela.

— Eh bien, dit Curt en choisissant sesmots, car il savait dans quoi il se lançait, il sepourrait que les Terriens aient plus le sensde la justice que vous et Reynolds. » Il se

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tourna vers elle. « Je puis voir ce que vousvous apprêtez à faire, et vous le pouvez aussien ce qui me concerne. Peut-être avez-vousraison, peut-être devrions-nous en finir aveccette situation. Dix ans sans sentiment re-présentent une longue période. Et ce n’étaitpas notre idée dans le premier endroit.

— Non », accorda Julie. Elle écrasa sa ci-garette et en alluma une autre d’une maintremblante. « S’il y avait eu un autre Précogque vous, seulement un ! C’est quelque choseque je ne puis pardonner à Reynolds. C’étaitson idée, vous savez. Je n’aurais jamais dûdonner mon accord. Pour la gloire de larace ! En avant avec la bannière Psi ! L’unionmystique des premiers Précogs del’Histoire… et regardez ce qu’il en est sorti !

— Taisez-vous, dit Curt. Il ne dort pas et ilpourrait nous entendre. »

***

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La voix de Julie était amère.« M’entendre, oui. Me comprendre, non.

Nous voulions savoir à quoi ressemblerait laseconde génération – eh bien, nous sommesfixés maintenant. Un Précog plus un Précogégale un monstre. Un mutant inutile. Voyonsles choses en face. Le M sur sa carte signifieMonstre. »

Les mains de Curt se crispèrent sur levolant.

« C’est un mot que ni vous ni personne nedoit employer.

— Monstre ! » Elle se pencha vers lui, sesdents étincelant à la lumière du tableau debord, les yeux luisants. « Peut-être lesTerriens ont-ils raison – peut-être devrions-nous, nous Précogs, être stérilisés et mis àmort. Écrasés, détruits. Je pense que… »

Elle se tut abruptement, répugnant àachever sa phrase.

« Poursuivez, dit Curt. Vous pensez peut-être que quand la révolte aura réussi et que

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nous aurons le contrôle des Colonies, nouspourrons abaisser la ligne de démarcationpar la sélection. Avec le Corps au sommet,naturellement.

— Séparer le bon grain de l’ivraie, ditJulie. Tout d’abord les Colonies de Terra.Ensuite, nous deux. Et quand il grandira, bi-en qu’il soit mon fils…

— Ce que vous faites, coupa Curt, c’estjuger les gens en fonction de leur utilisation.Tim n’est pas utile, aussi n’y a-t-il aucun in-térêt à le laisser vivre, n’est-ce pas ? » Lapression de son sang augmentait, mais ilavait dépassé le stade de s’en inquiéter. « En-graisser les gens comme du bétail. Un hu-main n’a aucun droit à vivre ; c’est un priv-ilège que nous faisons la grâce d’accorderselon notre fantaisie. » Curt lança la voiturele long de la route déserte. « Vous avez en-tendu Fairchild jaser sur la liberté etl’égalité. Il y croit, et moi aussi. Et je croisque Tim – ou n’importe qui d’autre – a le

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droit d’exister, que nous puissions ou nonfaire usage de son talent et même s’il n’a pasde talent du tout.

— Il a le droit de vivre, dit Julie, maisrappelez-vous qu’il n’est pas l’un de nous.C’est une bizarrerie de la nature. Il n’a pasnotre pouvoir, notre… – elle grinça triom-phalement les mots – pouvoir supérieur.

Curt fit obliquer la voiture vers le bord dela route, l’immobilisa et ouvrit la portière.Un air triste et aride s’engouffra à l’intérieur.

« Conduisez jusqu’à la maison. » Il sepencha vers le siège arrière et toucha Timpour le réveiller. « Viens, petit. Noussortons. »

Julie se mit au volant.« Quand reviendrez-vous à la maison ?

Ou avez-vous déjà réglé tout cela dès main-tenant ? Il vaut mieux que nous soyons fixés.Elle pourrait appartenir à cette catégorie degens qui font marcher les autres. »

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Curt fit claquer la portière de la voiture. Ilprit la main de son fils et s’éloigna avec lui endirection d’une rampe qui se devinait dansl’obscurité nocturne. Tandis qu’ils com-mençaient à gravir les marches, il entendit lavoiture s’éloigner le long de la route.

« Où sommes-nous ? demanda Tim.— Tu connais cet endroit. Je t’y amène

chaque semaine. Ceci est l’école où ils en-traînent les gens comme toi et moi – l’en-droit où nous, les Psis, nous recevons notreéducation. »

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II

Des lumières s’allumèrent autour d’eux.Des corridors s’étirèrent de part et d’autre del’entrée principale comme des branches demétal.

« Tu pourrais demeurer ici pendantquelques jours, dit Curt à son fils. Peux-turester quelque temps sans voir ta mère ? »

Tim ne répondit pas. Il avait plongé dansson silence habituel alors qu’il marchait aucôté de son père. Curt s’étonna à nouveau dufait que l’enfant pouvait être si lointain –comme il l’était visiblement en ce moment –et en même temps si terriblement vigilant.La réponse était écrite sur chaque centimètredu jeune corps raidi. Tim était seulementéloigné du contact avec les êtres humains. Ilmaintenait une tangence presque contrainteavec le monde extérieur – ou, du moins, un

monde extérieur. Mais quoi que ce fût, celan’incluait pas les humains, bien que cela fûtfait d’objets extérieurs bien réels.

Ainsi qu’il l’avait déjà prévu, son fils luiéchappa soudain et se mit à courir. Curt lelaissa s’éloigner dans un corridor latéral. Il leregarda qui tirait anxieusement sur lapoignée d’un distributeur automatique, es-sayant de l’ouvrir.

« D’accord », dit Curt d’un air résigné. Ille suivit et déverrouilla le distributeur avecson passe, « Tu vois ? Il n’y a rien là-dedans. »

Le flot de soulagement qui envahit le vis-age de l’enfant montra qu’il manquait totale-ment de pré-connaissance. Le cœur de Curtdéfaillit à cette vue. Le précieux talent queJulie et lui possédaient n’avait tout simple-ment pas été transmis. Quoi que fût l’enfant,ce n’était pas un Précog.

Bien qu’il fût plus de deux heures du mat-in, les départements intérieurs de la

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Construction Scolaire débordaient d’activité.Curt salua maussadement deux Corpsmenqui flânaient au bar, entourés de verres debière et de cendriers.

« Où est Sally ? demanda-t-il. Je voudraisentrer et voir Grand Benêt. »

Un des Télépathes agita paresseusementun pouce.

« Elle est quelque part dans les parages.Par là, dans le secteur des enfants, probable-ment endormie. Il est tard. » Il regarda Curt,dont les pensées étaient tournées vers Julie.« Vous devriez vous débarrasser d’unefemme pareille. Elle est trop vieille et tropmaigre, de toute manière. Ce dont vous avezréellement besoin, c’est d’une jeune poulettedodue et… »

Curt fit naître en lui une explosion dedégoût mental et fut satisfait de voir le jeunevisage souriant devenir dur d’antagonisme.L’autre Télépathe se leva d’un bond et cria à

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Curt : « Quand vous en aurez assez de votrefemme, envoyez-la-nous.

— Je dirais que vous recherchez unejeune fille d’une vingtaine d’années », dit unautre Télépathe en faisant pénétrer Curtdans l’aile qui abritait les dortoirs du quarti-er des enfants. « Des cheveux noirs –corrigez-moi si je me trompe – et des yeuxnoirs. Vous avez en vous une image com-plètement formée. Peut-être s’agit-il d’unefille spécifique. Voyons voir. Elle est petite,nettement jolie, et son nom est…»

Curt maudit la situation qui nécessitaitqu’il ait affaire aux hommes du Corps. LesTélépathes s’entremêlaient à travers toutesles Colonies et, en particulier, à traversl’École et les bureaux du Gouvernement Co-lonial. Il resserra sa prise autour du poignetde Tim et le conduisit jusqu’à la ported’entrée.

« Votre fils, dit le Télépathe alors que Timpassait près de lui, explore certainement le

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bizarre. Cela vous ennuierait que je le sondeun peu plus profondément ?

— Sortez de son esprit ! » ordonna sèche-ment Curt. Il referma brutalement la portesur eux, tout en sachant que cela ne faisaitaucune différence, mais en se réjouissant aubruit du lourd métal glissant pour se mettreen place. Il poussa Tim dans un corridorétroit puis dans une petite pièce. Tim tirapour s’écarter, en regardant une portelatérale ; Curt le retint sauvagement.

« Il n’y a rien là-dedans ! réprimanda-t-ilavec rudesse. Ce n’est qu’une salle de bain. »

Tim continua à tirer. Il tirait toujoursquand Sally apparut, serrant une robe dechambre autour d’elle, le visage bouffi desommeil.

« Hello, Mr. Purcell ! dit-elle à Curt.Hello, Tim ! » En bâillant, elle alluma unlampadaire et se laissa tomber sur unechaise. « Que puis-je faire pour vous à cetteheure de la nuit ? »

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***

C’était une fillette de treize ans, grande etmaigre, avec des cheveux couleur de blé mûret une peau criblée de tâches de rousseur.Elle mordilla d’un air endormi l’ongle de sonpouce et bâilla à nouveau pendant que l’en-fant s’asseyait en face d’elle. Pour l’amuser,elle anima une paire de gants qui traînait surune table basse. Tim rit de bon cœur en re-gardant les gants marcher à tâtons sur lebord de la table, agiter leurs doigts aveuglé-ment et entreprendre une descente prudentevers le plancher.

« C’est parfait, dit Curt. Tu t’améliores. Jedirai même que tu atteins la perfection. »

Sally haussa les épaules.« L’École ne peut rien m’apprendre, Mr.

Purcell. Vous savez que je suis le Psi le plusavancé en ce qui concerne le pouvoir d’anim-ation. Ils me laissent travailler seule. En fait,

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j’instruis un groupe de petits enfants, tou-jours des Muets, qui pourraient avoirquelque chose… Je pense qu’un ou deuxd’entre eux pourraient travailler, avec de lapratique. Tout ce qu’ils peuvent me donner,c’est un encouragement psychologique, destas de vitamines et de l’air frais. Mais ils nepeuvent rien m’apprendre – rien du tout.

— Ils peuvent t’apprendre à quel point tues importante », dit Curt.

Il avait prévu cela, naturellement. Aucours de la dernière demi-heure, il avaitsélectionné un certain nombre d’approchespossibles, et les avait écartées les unes aprèsles autres pour ne conserver que celle-ci.

« Je suis venu pour voir Grand Benêt.Cela signifie qu’il fallait que je te réveille.Sais-tu pourquoi ?

— Bien sûr, répondit Sally. Vous avezpeur de lui. Et comme Grand Benêt a peur demoi, vous avez besoin que je vienne ». Ellepermit aux gants de retrouver leur

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immobilité puis elle se leva. « Eh bien,allons-y ».

Il avait vu Grand Benêt à plusieurs re-prises dans sa vie, mais il ne s’était jamaishabitué à cette vision. Terrifié en dépit dufait qu’il avait prévu cette scène, Curt se tintdans l’espace ouvert en face de la plate-forme, regardant vers le haut, silencieux etimpressionné comme toujours.

« Il est gros, dit Sally d’un ton pratique.S’il ne maigrit pas, il ne vivra paslongtemps. »

Grand Benêt était affalé comme un pud-ding gris et écœurant dans l’immensefauteuil que le Département Technique avaitfabriqué pour lui. Ses yeux étaient mi-clos.Ses bras pulpeux pendaient mous et inertesle long de ses flancs. Des bourrelets degraisse s’étalaient en plis sur les accoudoirset les côtés du fauteuil. Le crâne en formed’œuf de Grand Benêt était frangé decheveux humides, filandreux et visqueux,

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enchevêtrés comme des algues en putréfac-tion. Ses ongles étaient noyés dans des doigtspareils à des saucisses. Ses dents étaientnoires et gâtées. Ses petits yeux papillotèrentlourdement lorsqu’il identifia Curt et Sally,mais son corps obèse demeura immobile.

« Il se repose, expliqua Sally. Il vient justede manger.

— Hello ! » dit Curt.De la bouche enflée, entre des lèvres de

chair rose, naquit une réponse grommelée.« Il n’aime pas être ennuyé si tard,

traduisit Sally en bâillant. Et ce n’est pas moiqui vais l’en blâmer. »

***

Elle erra à travers la pièce, s’amusant àanimer les appliques lumineuses le long desmurs. Les appliques luttèrent pour se

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désolidariser des supports plastiques danslesquels elles étaient serties.

« Cela semble si muet, si vous ne voyezpas d’inconvénient à ce que je m’exprimeainsi, Mr. Purcell. Les Télépathes empêchentles infiltrateurs terriens de pénétrer ici, ettout votre travail consiste à lutter contre eux.Cela signifie que vous aidez Terra, n’est-cepas ? Si nous n’avions pas le Corps qui voussurveille pour notre compte…

— J’empêche les Terriens d’entrer, mur-mura Grand Benêt. J’ai mon mur et je faistout reculer.

— Tu fais reculer les projectiles, rectifiaSally, mais tu ne peux empêcher les infiltrat-eurs d’entrer. Un infiltrateur terrien pourraitvenir ici à cette minute et tu ne le sauraismême pas. Tu n’es qu’une grosse masse delard stupide. »

La description était exacte. Mais l’énormemontagne de chair était le pivot de la défensede la Colonie, le plus talentueux des Psis.

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Grand Benêt était le centre du mouvementde Séparation… et le symbole vivant de sonproblème.

Grand Benêt avait un pouvoir para-cinétique presque infini et l’esprit d’un en-fant de trois ans. Il était, spécifiquement, unidiot savant. Ses pouvoirs légendairesavaient absorbé toute sa personnalité,l’avaient desséchée et dégénérée plutôt quedéveloppée. Il aurait pu détruire la Coloniedepuis longtemps si ses désirs et ses peursphysiques avaient été accompagnés de ruseet de finesse. Mais Grand Benêt, inerte et im-puissant, dépendant totalement des instruc-tions du Gouvernement Colonial, était réduità une passivité morose par sa terreur deSally.

« J’ai mangé un cochon entier. » GrandBenêt lutta pour avoir une position quasi as-sise, éructa et essuya mollement son menton.« Deux cochons, en fait. Ici même dans cettepièce, il y a juste un petit moment. Je

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pourrais en avoir plus si je le désirais. » Lanourriture des colons consistait essentielle-ment en protéines artificielles cultivées enréservoirs. Grand Benêt s’amusait lui-mêmeà l’idée de leur prix.

« Le cochon, poursuivit-il avec grandeur,venait de Terra. La nuit dernière, j’ai eu toutun groupe de canards sauvages. Et avantcela, j’ai fait venir un animal de BételgeuseIV. Il n’a pas de nom ; simplement, il court etil mange.

— Comme toi, dit Sally. À cette différenceprès que tu ne cours pas. »

Grand Benêt ricana. Durant un instant, safierté dépassa sa crainte de la fillette.« Quelques bonbons ? » proposa-t-il. Unepluie de chocolats tomba dans la piècecomme la grêle. Curt et Sally s’écartèrenttandis que le plancher de la chambre dis-paraissait sous le déluge. Avec les chocolatstombèrent des fragments de machineries,des boîtes de carton, des morceaux de

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comptoir d’étalage et un gros bloc déchiquetéde plancher en béton. « Une fabrique debonbons sur Terra, expliqua joyeusementGrand Benêt. Je l’ai merveilleusement bienlocalisée. »

Tim sortit de sa contemplation. Il sebaissa et avidement ramassa une poignée dechocolats.

« Vas-y, encouragea Curt. Tu fais aussi bi-en de les prendre.

— Je suis le seul qui sois capable d’ob-tenir des bonbons », gronda Grand Benêt,outragé. Les chocolats disparurent. « Je lesai renvoyés, expliqua-t-il d’un ton maussade.Ils sont à moi. »

***

Il n’y avait rien de malveillant chez GrandBenêt, rien qu’un égoïsme enfantin infini. Àtravers son pouvoir, chaque objet de

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l’Univers était devenu sa propriété. Il n’yavait rien qui fût hors de portée de ses brasenflés ; il pouvait atteindre la Lune et l’avoir.Heureusement, la plupart des choses setrouvaient hors de sa sphère de compréhen-sion. Il était indifférent.

« Cessons ces amusettes, dit Curt. Peux-tu dire si des Télépathes se trouvent à unedistance qui leur permette de noussonder ? »

À contrecœur, Grand Benêt opéra unerecherche. Il avait conscience de l’endroit oùse trouvaient les choses, où qu’elles fussent.De par son talent, il était en contact avec lescontenus physiques de l’Univers.

« Il n’y en a pas dans les environsimmédiats, déclara-t-il au bout d’un mo-ment. Il y en a un à une trentaine demètres… je vais le faire reculer. Je détesteque les Téléps violent mon intimité.

— Tout le monde hait les Téleps, dit Sally.C’est un talent mauvais ; sale. Fouiller dans

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l’esprit des autres, c’est comme si on les re-gardait en train de prendre leur bain, ou des’habiller, ou de manger. Ce n’est pasnaturel. »

Curt sourit.« Qu’y a-t-il de différent chez les

Précogs ? dit-il. On ne petit pas appeler çanaturel.

— Les Précogs ont affaire aux événe-ments, pas aux hommes, dit Sally. La con-naissance de ce qui va se produire n’est paspire que le fait de savoir ce qui est déjàarrivé.

— Cela pourrait même être mieux, fit re-marquer Curt.

— Non, dit Sally avec insistance. C’est celaqui est à l’origine de nos ennuis. À cause devous, il faut que je contrôle en permanencece que je pense. Chaque fois que je vois unTélep, j’ai la chair de poule, et aussi fort quej’essaie, je ne puis m’empêcher de penser à

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elle, simplement parce que je sais que je suissupposée ne pas le faire.

— Ma faculté de préconnaître les chosesn’a rien à voir avec Pat, dit Curt. La précon-naissance n’entraîne pas la fatalité. RepérerPat était un travail compliqué. C’est un choixdélibéré que j’ai fait.

— Ne le regrettez-vous pas ? demandaSally.

— Non.— Si ce n’était moi, interrompit Grand

Benêt, vous n’auriez jamais fait traverser Pat.— J’aurais voulu que tu ne le fasses pas,

dit Sally avec ardeur. Sans Pat, nous neserions pas empêtrés dans toute cette af-faire. » Elle lança un regard hostile à Curt.« Et je ne pense pas qu’elle soit jolie.

— Que suggères-tu ? » demanda Curt à lafillette, avec plus de patience qu’il n’enéprouvait. Il avait prévu la futilité qu’il yavait à se faire comprendre d’une enfant etd’un idiot à propos de Pat. « Tu sais que

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nous ne pouvons pas soutenir que nous nel’avons jamais trouvée.

— Je sais, admit Sally. Et les Téleps ontdéjà obtenu quelque chose de nos esprits.C’est la raison pour laquelle il y en a tant quirôdent par ici. C’est une bonne chose quenous ne sachions pas où elle est.

— Je sais où elle est, dit Grand Benêt. Jesais exactement où.

— Non, tu ne le sais pas, répondit Sally.Tu sais simplement comment parvenirjusqu’à elle, ce qui n’est pas la même chose.Tu ne peux pas l’expliquer. Contente-toi denous envoyer là-bas et de nous ramener.

— C’est une planète, dit Grand Benêtd’une voix coléreuse, avec des plantesétranges et un tas de choses vertes. L’air y estpeu abondant. Elle vit dans un camp. Lesgens sortent et travaillent la terre tout lejour. Peu de gens vivent là. Il y a beaucoupd’animaux gras. Il y fait froid.

— Où est-ce ? » demanda Curt.

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Les bras pulpeux de Grand Benêtbougèrent légèrement et il débita :

« C’est… c’est à un endroit près de… »Il renonça, souffla avec ressentiment en

direction de Sally et produisit un réservoird’eau sale qui se matérialisa au-dessus de latête de la fillette. Alors que l’eau commençaità se déverser sur elle, elle fit quelques brefsmouvements avec ses mains.

Grand Benêt poussa un hurlement de ter-reur et l’eau disparut. Il demeura pantelantd’épouvante, le corps arqué, tandis que Sallygrimaçait en remarquant une tâche humidesur sa robe de chambre. Elle avait bougé lesdoigts de sa main gauche.

« Il vaut mieux ne pas recommencer, luidit Curt. Son cœur pourrait lâcher.

— Le gros patapouf ! » Sally fouilla dansun placard, mettant tout sens dessus des-sous. « Eh bien, si vous êtes décidé, nouspourrions tout aussi bien en finir. Seule-ment, ne restons pas trop longtemps. Vous

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parlerez à Pat, vous vous en irez tous lesdeux et vous ne reviendrez pas avant desheures ! Quand la nuit tombe, il gèle. » Elleprit un manteau dans le placard. « Moi, j’em-porte ceci.

— Nous n’y allons pas, dit Curt. Cettefois-ci, ça va être différent. »

Sally cligna des yeux.« Différent ? Comment cela ? »Grand Benêt lui-même fut surpris.« J’étais justement prêt à vous déplacer,

se plaignit-il.— Je sais, dit Curt d’une voix ferme. Mais,

cette fois, je veux que tu amènes Pat ici. Danscette pièce. Compris ? C’est le moment dontnous avons parlé. Le grand moment estarrivé. »

***

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Il n’y avait qu’une seule personne avecCurt lorsqu’il entra dans le bureau deFairchild. Sally était retournée à l’École etdans son lit. Grand Benêt, lui, ne bougeait ja-mais de sa chambre. Tim était toujours àl’École, entre les mains des autorités de laclasse Psi, non Télépathes.

Pat avança en hésitant, effrayée etnerveuse, tandis que les hommes assis au-tour de la pièce levaient les yeux aveccontrariété.

Mince, la peau cuivrée, elle était âgéed’une vingtaine d’années. Elle était vêtued’une chemise de travail en toile et de jeanset portait aux pieds de lourdes chaussurespleines de boue. Ses cheveux noirs ondulésétaient tirés en arrière et noués avec un foul-ard rouge. Ses manches roulées dévoilaientde solides bras tannés. À sa ceinture de cuirpendaient un couteau, un téléphone de cam-pagne et une trousse d’urgence contenantdes rations et de l’eau.

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« Voici la jeune fille, dit Curt. Regardez-labien.

— D’où êtes-vous ? » demanda Fairchild àPat, en écartant une pile de dossiers et demémobandes pour prendre sa pipe.

Pat hésita.« Je… », commença-t-elle. Elle tourna un

regard incertain vers Curt. « Vous m’avez re-commandé de ne jamais le dire, même àvous.

— Ça ira, dit doucement Curt. Vouspouvez nous le dire maintenant. » Il expliquaà Fairchild : « Je puis prévoir ce qu’elle vadire, mais je ne l’ai jamais su auparavant. Jene voulais pas que cela soit extrait de moipar le Corps.

— Je suis née sur Proxima VI, dit Patd’une voix basse. J’y ai grandi. C’est lapremière fois que je quitte la planète. »

Les yeux de Fairchild s’agrandirent.« C’est un endroit sauvage. En fait, l’une

de nos régions les plus primitives. »

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Ses conseillers Norms et Psis qui setenaient autour de la pièce s’approchèrent unpeu plus près pour regarder. Un vieil hommeaux larges épaules, au visage aussi altéré quela pierre, aux yeux aigus et alertes, leva unemain.

« Devons-nous comprendre que GrandBenêt vous a amenée jusqu’ici ? » demanda-t-il.

Pat hocha la tête.« Je ne sais pas. Je veux dire que c’était

inattendu. » Elle tapota sa ceinture. « J’étaisen train de travailler, de tailler les brous-sailles… Nous essayons de nous étendre,d’agrandir la surface utilisable de nos terres.

— Quel est votre nom ? demandaFairchild.

— Patricia Ann Connley.— Quelle classe ? »Les lèvres brûlées de soleil de la jeune

fille s’entrouvrirent.« Classe des Muets. »

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Il y eut un murmure parmi les officiels.« Vous êtes une mutante sans pouvoirs

Psi ? demanda le vieil homme. Commentexactement différez-vous des Norms ? »

***

Pat regarda Curt, qui s’avança pour ré-pondre à sa place.

« Cette jeune fille aura vingt et un ansdans deux ans. Vous savez ce que cela signi-fie. Si elle appartient toujours alors à laclasse des Muets, elle sera stérilisée et placéedans un camp. C’est notre politique colo-niale. Et si Terra nous bat, elle sera pareille-ment stérilisée, et avec elle nous tous, Psis etMutants.

— Êtes-vous en train d’essayer de nousdire qu’elle possède un talent ? demandaFairchild. Vous voulez que nous l’élevions dela classe des Muets à celle des Psis ? » Ses

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mains fouillèrent dans les documents étaléssur la table. « Nous recevons un millier depétitions de ce genre chaque jour. Vous êtesvenu ici à quatre heures du matin unique-ment pour cette raison ? Il y a un formulairede routine que vous pouvez remplir, uneprocédure bureaucratique banale. »

Le vieil homme s’éclaircit la gorge etmurmura :

« Cette fille est l’un de vos proches ?— Exact, dit Curt. Elle présente pour moi

un intérêt personnel.— Comment l’avez-vous rencontrée ? de-

manda le vieil homme. Si elle n’a jamaisquitté Proxima VI…

— Grand Benêt m’y a transporté et m’aramené, répondit Curt : J’ai fait le voyage en-viron vingt fois. Je ne savais pas qu’il s’agis-sait de Proxima VI, naturellement. Je savaisseulement que c’était une planète coloniale,primitive, encore sauvage. Originellement,j’ai découvert une analyse de la personnalité

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de la jeune fille et ses caractéristiquesneurales dans les dossiers que nous possé-dons sur les membres de la classe Muette.Dès que j’eus compris, je fournis à GrandBenêt la trame cérébrale d’identification etme fis transporter là-bas.

— Quelle est cette trame ? demandaFairchild. Qu’y a-t-il de différent en elle ?

— Le talent de Pat n’a jamais été reconnucomme talent Psi, dit Curt. D’une certainemanière, il ne l’est pas, mais il est en voie dedevenir l’un des talents les plus utiles quenous ayons découverts. Nous aurions dû sa-voir qu’il naîtrait un jour. Partout où un or-ganisme se développe, un autre en fait autantpour le dévorer.

— Allons au fait », dit Fairchild. Il frottala barbe bleue naissante de son menton.« Quand vous m’avez téléphoné, tout ce quevous m’avez dit, c’est que…

— Il fallait considérer les divers talentsPsis comme des armes permettant de

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survivre, dit Curt. Considérer la capacitétélépathique comme un développement pourla défense d’un organisme. C’est cela qui faitque le Télépathe dépasse son ennemi de latête et des épaules. Cela va-t-il continuer ?Habituellement, ces choses ne s’équilibrent-elles pas ? »

Ce fut le vieil homme qui comprit.« Je vois, dit-il avec un sourire d’admira-

tion forcé. Cette fille est imperméable auxsondes télépathiques.

— C’est cela, dit Curt. Essentiellement,mais il est probable qu’il y en a d’autresqu’elle. Et pas seulement des êtres capablesde résister aux sondes télépathiques. Il doit yavoir des organismes qui résistent auxParakinétésistes, aux Précogs, aux Résurrec-teurs, aux Animateurs, à chacun despouvoirs Psis. Maintenant, nous avons unequatrième classe. Celle des Anti-Psis. Il étaitmathématique qu’elle naquît un jour.

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III

Le café était artificiel, mais chaud et d’ungoût agréable. Comme les œufs et le bacon, ilétait fabriqué à partir de farines et deprotéines obtenues en réservoir et d’unmélange soigneusement dosé de fibresvégétales locales. Tandis qu’ils mangeaient,le soleil local, à l’extérieur, s’élevaitlentement au-dessus de l’horizon. Le paysagegris et stérile de Proxima III se teintaitlégèrement de rouge.

« Cela semble agréable, dit timidementPat en regardant par la fenêtre de la cuisine.Peut-être pourrais-je examiner votre matéri-el de culture. Vous disposez de tas de chosesque nous ne possédons pas.

— Nous avons disposé de plus de tempsque vous, lui rappela Curt. Cette planète aété colonisée un siècle avant la vôtre. Vous

nous rattraperez. De plusieurs points de vue,Prox VI est plus riche et plus fertile. »

Julie n’était pas assise avec eux à table.Elle se tenait appuyée au réfrigérateur, lesbras croisés, le visage dur et froid.

« Va-t-elle réellement demeurer ici ?demanda-t-elle d’une voix faible maiscoupante. Dans cette maison, avec nous ?

— Parfaitement, répondit Curt.— Combien de temps ?— Quelques jours. Une semaine. Jusqu’à

ce que j’aie réussi à faire changer d’avisFairchild. »

De faibles sons s’élevèrent à l’extérieur dela maison. Çà et là, dans le syndrome résid-entiel, des gens s’éveillaient et se préparaientpour la journée. La cuisine était chaude etgaie ; une fenêtre de plastique transparent laséparait du paysage de rochers amoncelés etd’arbres minces et de plantes qui sedressaient au loin. Le vent froid du matinfouettait la rocaille qui recouvrait le champ

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inter-système qui s’étalait, désert, au bord dusyndrome.

« Ce champ constituait le maillon quinous unissait au Système de Sol, dit Curt. Lecordon ombilical. Il a disparu maintenant,du moins pour un certain temps.

— C’est merveilleux, déclara Pat.— Le champ ? »Elle tendit le bras en direction des tours

d’un complexe minier à l’architecture tour-mentée, en partie visible au-delà des rangéesd’habitations.

« Ceci, je veux dire. La terre est comme lanôtre ; nue et terrible. Ce sont toutes ces in-stallations qui signifient quelque chose. Vousavez fait reculer le paysage ». Elle frissonna.« Durant toute ma vie, nous avons luttécontre les arbres et contre les rochers, essay-ant de rendre le sol utilisable, essayant denous faire une place où vivre. Nous n’avonsaucun équipement lourd sur Prox VI,

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seulement des outils manuels et nos dos.Vous le savez, vous avez vu nos villages.

Curt avala une gorgée de café.« Y a-t-il beaucoup de Psis sur Prox VI ?

demanda-t-il.— Quelques-uns. La plupart ont un talent

mineur. Il y a quelques Résurrecteurs et unepoignée d’Animateurs. Pas un n’arrive à lacheville de Sally. » Elle rit, découvrant sesdents. « Nous sommes de vrais paysans,comparés à cette métropole urbaine. Vousavez vu de quelle manière nous vivons. Desvillages plantés çà et là, des fermes, quelquescentres de distribution isolés, une terre mis-érable. Vous avez vu ma famille, mes frèreset mon père, l’intérieur dans lequel nousvivons. Dans la mesure où on peut appelerintérieur cette cabane de rondins. Troissiècles de retard sur Terra.

— Ils vous ont dit au sujet de Terra ?— Oh oui ! Jusqu’à la Séparation, des en-

registrements nous parvenaient directement

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du système de Sol. Non que je sois désoléeque nous nous soyons séparés. Nous aurionsdû être dehors à travailler, au lieu de re-garder les enregistrements. Mais il était in-téressant de voir le monde mère, les grandescités, tous ces milliards de gens. Et lespremières colonies sur Mars et Vénus. C’étaitstupéfiant. » Sa voix vibra d’excitation. « Cescolonies étaient comme les nôtres autrefois.Il leur a fallu déblayer Mars comme nousl’avons fait pour Prox VI, bâtir des villes etaménager la terre. Et nous continuons tous àfaire notre part. »

***

Julie s’écarta du réfrigérateur et com-mença à relever les assiettes sur la table sansregarder Pat.

« Peut-être suis-je naïve, dit-elle à Curt,mais où va-t-elle dormir ?

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— Vous connaissez la réponse, réponditCurt avec patience. Vous avez prévu toutcela. Tim est à l’École, aussi sa chambre setrouve-t-elle libre.

— Que suis-je supposée faire ? La nourrir,la servir, être sa domestique ? Que suis-jesupposée dire aux gens lorsqu’ils la ver-ront ? » La voix de Julie s’éleva jusqu’àl’aigu. « Dois-je leur dire qu’elle est masœur ? »

Pat, qui jouait avec un bouton de sachemise, regarda Curt en souriant. Il étaitvisible qu’elle était insensible à la dureté dela voix de Julie. C’était vraisemblablement laraison pour laquelle le Corps ne pouvait pasla sonder. Détachée. Détachée, presque dis-tante, elle ne semblait pas affectée par larancœur et par la violence.

« Elle n’a pas besoin d’être supervisée, ditCurt à sa femme. Laissez-la tranquille. »

Julie alluma une cigarette avec des doigtsagités.

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« Je serai heureuse de la laisser tran-quille. Mais elle ne peut pas continuer àporter ces vêtements de travail quiressemblent à ceux d’un condamné.

— Trouvez-lui quelque chose dans vos af-faires », suggéra Curt. Le visage de Julie setordit.

« Elle ne pourrait pas porter mes vête-ments ; elle est trop forte. » À l’intention dePat, elle ajouta avec une cruauté délibérée :« Je suppose que vous faites cent de tour depoitrine. Mon Dieu, qu’avez-vous donc fait,tiré une charrue ? Regardez son cou et sesépaules… Elle ressemble à un cheval delabour. »

Curt se mit abruptement sur ses pieds etécarta sa chaise de la table.

« Venez », dit-il à Pat. Il était capital delui faire voir quelque chose d’autre que cecourant secondaire de ressentiment. « Jevais vous montrer les environs. »

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Pat sauta sur ses pieds, et ses jouesrougirent.

« Je veux tout voir. Tout ceci est si nou-veau. » Elle se précipita derrière Curt tandisqu’il décrochait son manteau et marchaitvers la porte. « Pourrons-nous voir l’École oùvous entraînez les Psis ? Je voudrais voircomment vous vous y prenez pour dévelop-per leurs potentialités. Et pourrons-nous voircomment le Gouvernement Colonial est or-ganisé ? Je voudrais me rendre compte dequelle manière Fairchild travaille avec lesPsis. »

Julie les suivit jusqu’au porche. L’air froiddu matin tourbillonna autour d’eux, porteurdu bruit des voitures roulant depuis le syn-drome résidentiel en direction de la ville.

« Dans ma chambre, vous trouverez deschemisiers et des jupes, dit-elle à Pat. Prenezquelque chose de léger. Il fait plus chaud icique sur Prox VI.

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— Merci », dit Pat, qui se précipita horsde la maison.

***

« Elle est jolie, dit Julie à Curt. Quand jel’aurai lavée et habillée, je parie qu’elle seratrès bien. Elle a une silhouette – dans legenre bien portant. Mais y a-t-il quelquechose dans son cerveau ? Dans sapersonnalité ?

— Bien sûr », répondit Curt.Julie haussa les épaules.« Eh bien, elle est jeune. Beaucoup plus

jeune que moi. » Elle eut un pâle sourire.« Vous vous souvenez de notre première ren-contre ? Il y a dix ans… J’étais si curieuse devous voir, de vous parler. Le seul autre Pré-cog, avec moi. J’avais tant de rêves et tantd’espoirs en ce qui nous concernait. J’avaisson âge ; peut-être un peu moins.

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— Il était difficile de prévoir comment leschoses évolueraient, dit Curt. Même pournous. Une prévision d’une demi-heure, cen’est pas grand-chose, en l’occurrence.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Julie.

— Pas longtemps.— Y a-t-il eu d’autres filles ?— Non. Seulement Pat.— Quand j’ai réalisé qu’il y avait

quelqu’un d’autre, j’ai espéré que la personneen question serait assez bonne pour vous. Siseulement j’étais sûre que cette fille aitquelque chose à vous offrir. Je suppose quec’est sa nature distante qui donne cette im-pression de vacuité. Et vous avez plus de rap-ports avec elle que je n’en ai. Probablementne ressentez-vous pas l’absence, dans lamesure où il s’agit d’une absence. Peut-êtrecela ne fait-il qu’un avec son talent, sonopacité.

Curt enfila les manches de son manteau.

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« Je pense qu’il s’agit d’une sorte d’inno-cence. Elle n’est pas du tout impressionnéepar un tas de choses que nous avons ici dansnotre société urbaine et industrielle. Quandvous étiez en train de parler d’elle, cela nesemblait pas l’atteindre. »

Julie lui toucha légèrement le bras.« Alors, prenez soin d’elle. Elle en aura

besoin. Je me demande ce que sera la réac-tion de Reynolds.

— Voyez-vous quelque chose ?— Rien en ce qui la concerne. Vous

partez… Je me trouve seule pendant l’inter-valle suivant, aussi loin que je puisse prévoir,travaillant dans la maison. Pour le moment àvenir, je vais en ville faire quelques courses,acheter quelques nouveaux vêtements. Peut-être lui trouverai-je de quoi s’habiller.

— Nous aurons ses affaires, dit Curt. Ellerécupérera ses propres vêtements. »

Pat apparut, vêtue d’un chemisier crèmeet d’une longue jupe jaune. Ses yeux noirs

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étincelaient et ses cheveux étaient humidesdu brouillard matinal.

« Je suis prête, dit-elle. Partons-nousmaintenant ? » La lumière du soleil les in-onda tandis qu’ils avançaient sur le sol enpalier.

« Nous allons tout d’abord passer àl’École récupérer mon fils », dit Curt.

***

Tous trois marchaient lentement sur lesentier de gravier qui conduisait au BâtimentScolaire, en longeant la pelouse humide etlégèrement luisante soigneusement entre-tenue contre le climat hostile de la planète.Tim courait devant eux, écoutant et scrutantintensément au-delà des objets qui l’en-touraient, son corps souple et agile tendu enavant.

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« Il ne parle pas beaucoup, fit remarquerPat.

— Il est trop occupé pour nous prêter lamoindre attention. »

Tim s’arrêta pour regarder derrière un ar-buste. Curieuse, Pat se rapprocha de lui.

« Que regarde-t-il ? demanda-t-elle. C’estun merveilleux enfant… il a les cheveux deJulie. Et elle a une très jolie chevelure.

— Regarde par là, dit Curt à son fils. Il y ades tas d’enfants de toutes catégories. Vajouer avec eux. »

À l’entrée du Bâtiment Scolaire principal,des parents et leurs enfants étaientrassemblés en groupes agités et anxieux. Desofficiels de l’École, en uniforme, se dé-plaçaient parmi eux, classant, vérifiant, di-visant les enfants en sous-groupes divers.Par moments, un petit sous-groupe était ad-mis par le système de contrôle dans le Bâti-ment Scolaire. Pleines d’appréhension et

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d’espoir, pathétiques, les mères attendaient àl’extérieur.

« C’est pareil sur Prox VI, dit Pat, quandles Teams Scolaires viennent opérer leur re-censement et leur inspection. Chacun désireobtenir que les enfants non classés soientplacés dans la classe Psi. Mon père a essayédurant des années de me faire sortir de laclasse des Muets. Il a finalement renoncé. Cerapport que vous avez vu était l’une de sesrequêtes périodiques. Il a été classé quelquepart, n’est-ce pas ? Il s’est couvert depoussière dans un tiroir.

— Si ceci marche, dit Curt, il y aura beau-coup plus d’enfants qui auront la chance desortir de la classe des Muets. Vous ne serezpas la seule. Vous êtes la première d’unelongue lignée, nous l’espérons. »

Pat donna un coup de pied à un caillou.« Je ne me sens pas si nouvelle, si éton-

namment différente. Je ne ressens rien dutout. Vous dites que je suis imperméable à

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l’invasion télépathique, mais j’ai seulementété sondée une ou deux fois dans ma vie. »Elle toucha sa tête avec ses doigts couleur decuivre et sourit. « Quand aucun Corpsmanne me sonde, je suis exactement commen’importe qui.

— Votre pouvoir est un contre-talent, fitremarquer Curt. Il faut que le talent originelse manifeste pour qu’il apparaisse.Naturellement, dans votre routine habituellede vie, vous n’en avez pas conscience.

— Un contre-talent. Cela semble si… sinégatif. Je ne fais rien… de semblable à ceque vous faites. Je ne déplace pas les objets,je ne change pas les pierres en pain, je nedonne pas la vie sans fécondation, je neramène pas les morts à la vie. Je me contentede nier les pouvoirs de quelqu’un d’autre.Cela ressemble à une sorte de pouvoir hos-tile, annulateur – destiné simplement àcontrer le pouvoir télépathique.

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— Cela pourrait être aussi utile que lepouvoir télépathique lui-même. Spéciale-ment pour tous ceux d’entre nous qui ne sontpas télépathes.

— Supposez que quelqu’un vienne dont lepouvoir compense le vôtre, Curt. » Elle étaittrès sérieuse maintenant, et sa voix avait unton découragé et malheureux. « Des genssurgiront qui feront contrepoids à tous lestalents Psis. Nous reculerons jusqu’à nousretrouver au point d’où nous sommes partis.Ce sera comme si nous n’avions pas de tal-ents Psis du tout.

— Je ne le pense pas, répondit Curt. Lefacteur Anti-Psi est un rétablissementnaturel de l’équilibre. Un insecte apprend àvoler, et un autre apprend à tisser une toilepour le prendre. Les palourdes ont dévelop-pé de dures coquilles pour se protéger ; en-suite les oiseaux ont appris à voler, puis à en-lever les palourdes haut dans les airs et à leslaisser tomber sur un rocher. Dans un

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certain sens, vous êtes une forme de vie qui ales Psis pour proie, et les Psis sont une formede vie qui a les Norms pour proie. Ceci faitde vous une amie de la classe Norm. Équi-libre, le cercle qui se ferme, le prédateur et laproie. C’est un cycle éternel et, franchement,je ne vois pas comment il pourrait êtreperfectionné.

— Vous pourriez être considéré commeun traître.

— Oui, convint Curt. Je suppose que oui.— Cela ne vous tourmente pas ?— Ce qui me tourmente, c’est que les gens

éprouveront de l’hostilité envers moi. Maisvous ne pouvez pas vivre très longtemps sanssusciter l’hostilité. Julie éprouve de l’hostilitéenvers vous. Reynolds éprouve déjà de l’hos-tilité envers moi. Vous ne pouvez pas plaire àtout le monde, car les gens désirent deschoses différentes. Plaisez à l’un, et vous dé-plaisez à l’autre. Dans cette vie, il vous faut

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décider à qui vous voulez plaire. Jepréférerais plaire à Fairchild.

— Il en serait heureux.— S’il a conscience de ce qui se prépare.

Fairchild est un bureaucrate surmené. Il peutdécider que j’ai outrepassé mon autorité enagissant sur la pétition de votre père. Il sepeut qu’il désire qu’elle soit reclassée là oùelle était, et que vous retourniez sur Prox VI.Il se peut même qu’il m’inflige unesanction. »

***

Ils quittèrent l’École et roulèrent le longde l’autoroute en direction de l’océan. Timpoussa des cris de joie à la vue de l’immenseplage, alors qu’il courait devant eux en agit-ant les bras, ses cris se perdant dans leclapotis incessant des vagues. Le ciel teintéde rouge était chaud au-dessus de leurs têtes.

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Tous trois étaient complètement isolés dansle bol formé par l’océan, le ciel et la plage.Aucun autre être humain n’était visible dansles environs. Il n’y avait autour d’eux qu’unetroupe d’oiseaux indigènes qui vaga-bondaient à la recherche de crustacés dessables.

« C’est merveilleux, dit Pat d’une voixcraintive. Je parierais que les océans deTerra sont ainsi, immenses, brillants : etrouges.

— Bleus » corrigea Curt. Il était allongésur le sable chaud, fumant sa pipe et regard-ant d’un air maussade les vagues serrées quivenaient mourir sur la plage à quelquesmètres de lui. Elles laissaient en se retirantdes amas de plantes marines déchiquetées etfumantes.

Tim revint en courant, les bras chargésd’herbes gluantes dégouttantes d’eau. Illaissa tomber son fardeau de végétaux

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encore frémissants aux pieds de Pat et de sonpère.

« Il aime l’océan, dit Pat.— Il n’y a pas d’endroit où les Autres

puissent se cacher, répondit Curt. Il peut voirà des milles de distance, et il sait qu’ils nepeuvent pas grimper sur lui.

— Les Autres ? dit-elle d’une voix empre-inte de curiosité. C’est un garçon si étrange.Si tourmenté et si occupé. Il prend tellementau sérieux son monde alterné. Ce n’est pasun monde agréable, je suppose. Trop deresponsabilités. »

Le ciel se mit à chauffer plus fort au-des-sus d’eux. Tim entreprit de construire unestructure compliquée avec du sable humideprélevé au bord des vagues.

Pat courut pieds nus pour le rejoindre.Tous deux travaillèrent de conserve, créantune infinité de murs, de constructionslatérales et de tours. Dans le chaud étincelle-ment de l’eau, les épaules et le dos nus de la

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jeune fille étaient luisants de transpiration.Finalement elle s’assit, épuisée, la respira-tion courte. Puis elle écarta les cheveux deses yeux et se remit péniblement sur sespieds.

« Il fait trop chaud, haleta-t-elle en selaissant tomber sur le sable auprès de Curt.Le climat est si différent ici. J’ai sommeil. »

Tim continua à arranger sa structure. Patet Curt le regardèrent distraitement, en lais-sant filtrer du sable sec entre leurs doigts.

« Je parie, dit Pat au bout d’un moment,qu’il ne subsiste pas grand-chose de votreunion. J’ai rendu impossible la vie entre vouset Julie.

— Ce n’est pas votre faute, nous n’avonsjamais réellement été ensemble. Tout ce quenous avons de commun, c’est notre talent, etceci n’a rien à voir avec la personnalité dansson ensemble. L’être total individuel. »

Pat fit glisser sa jupe et marcha vers lebord de l’océan. Elle s’accroupit dans l’écume

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rose tourbillonnante et se mit à se laver lescheveux. À demi dissimulé par les massesd’écume, son corps lisse et bronzé luisaitd’humidité et de santé sous le soleil.

Venez ! cria-t-elle à Curt. C’est si ra-fraîchissant ! » Curt tapota sa pipe sur lesable sec pour en faire tomber la cendre.

« Il faut que nous rentrions. Tôt ou tard,il faudra que j’aie une explication avecFairchild. Il est nécessaire qu’une décisionsoit prise. »

Pat émergea de l’eau, le corps ruisselant,la tête rejetée en arrière, sa cheveluretombant sur ses épaules. Tim attira son at-tention et elle s’approcha pour étudier laconstruction de sable.

« Vous avez raison, dit-elle à Curt. Nousne devrions pas être ici à patauger, à somnol-er et à construire des châteaux de sable.Fairchild essaie de maintenir la Séparation,et nous avons de réelles choses à construiredans les Colonies arriérées. »

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***

Tandis qu’elle se séchait avec le manteaude Curt, elle lui parla de Proxima VI.

« C’est comme au Moyen Âge sur Terra.La plupart des gens de notre peuple pensentque les pouvoirs Psis sont des miracles. Ilspensent que les Psis sont des saints.

— Je suppose que c’est ce que les saintsétaient, convint Curt. Ils ressuscitaient lesmorts, transformaient la matière inorga-nique en matière organique et déplaçaientles objets. La capacité Psi a probablementtoujours été présente parmi la race humaine.L’individu de la classe Psi n’est pas nouveau ;il a toujours été parmi nous, aidant ici et là,faisant parfois le mal quand il exploitait sontalent contre l’humanité. »

Pat enfila ses sandales.« Il y a une vieille femme non loin de

notre village, un Résurrecteur de premier

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rang. Elle ne quittera pas Prox VI, n’ira pasavec l’Équipe Gouvernementale ni n’ac-ceptera d’être associée à l’École. Elle désiredemeurer là où elle est, être une femme sor-cière et sage. Les gens vont à elle et elleguérit la maladie. » Pat mit son chemisier etmarcha vers la voiture. « Quand j’avais septans, je me suis cassé le bras. Elle a posé des-sus ses vieilles mains ridées et la fractures’est réparée d’elle-même. Apparemment, sesmains irradient une sorte de champrégénérateur qui affecte le taux de dévelop-pement des cellules. Et je me rappelle qu’unefois, elle a ramené à la vie un enfant quis’était noyé.

— Prenez une vieille femme qui peutguérir les malades, une autre qui peut pré-voir le futur, et votre village est installé.Nous, les Psis, nous avons aidé pluslongtemps que nous ne le pensions.

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— Viens, Tim ! cria Pat, ses mainsbronzées en porte-voix autour de sa bouche.Il est temps de rentrer. »

L’enfant se pencha une dernière fois pourscruter les profondeurs de sa structure, lessections intérieures élaborées de sa construc-tion de sable.

Soudain il poussa un cri, fit un bond enarrière et se mit à courir frénétiquement versla voiture.

Pat le saisit dans ses bras et il se colla àelle, le visage convulsé par la terreur.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, effrayée.Curt, qu’est-ce que c’était ? »

Curt s’approcha et s’accroupit près del’enfant.

« Qu’y avait-il à l’intérieur ? demanda-t-ildoucement. C’est toi qui l’as créé de tesmains. »

Les lèvres de l’enfant s’entrouvrirent.« Un Gauche, murmura-t-il d’une voix pr-

esque inaudible. Il y avait un Gauche, je le

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sais. Le premier Gauche véritable. Et il étaitsuspendu. »

Pat et Curt s’entre-regardèrent, mal àl’aise.

« De quoi parle-t-il ? » demanda la jeunefille.

Curt s’assit au volant et leur ouvrit lesportières.

« Je ne sais pas. Mais je pense que nousferions mieux de rentrer en ville. Je parleraià Fairchild et tirerai au clair cette histoired’Anti-Psis. Une fois cela réglé, vous et moinous pourrons nous consacrer à Tim pour lerestant de notre vie. »

***

Fairchild était assis à sa table de travail,les mains croisées devant lui, écoutant avecattention. Quelques conseillers de la classeNorm se tenaient autour de lui. Il avait des

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cercles noirs autour des yeux. Tout enécoutant parler Curt, il avalait de temps àautre une gorgée de jus de tomate.

« En d’autres termes, murmura-t-il, vousdites que nous n’avons pas vraiment confi-ance en vous, les Psis. C’est un paradoxe. »Sa voix se brisa de désespoir. « Un Psi vientici et affirme que tous les Psis mentent. Quediable suis-je supposé faire ?

— Pas tous les Psis. » Sa capacité de pré-voir la scène donnait à Curt un calme re-marquable. « Je dis que d’une certaine man-ière Terra a raison… Il existe des humainsdotés de super-talents. Mais la réponse deTerra est mauvaise : la stérilisation est unprocédé vicieux et absurde. Mais la Coopéra-tion n’est pas aussi facile que vousl’imaginez. Vous dépendez de nos talentspour survivre et cela signifie que nous voustenons. Nous pouvons vous imposer notrevolonté parce que, sans nous, Terra viendrait

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jusqu’ici et vous enfermerait tous dans uneprison militaire.

— Et vous détruirait, vous les Psis, luirappela le vieil homme qui se tenait près deFairchild. N’oubliez pas cela. »

Curt regarda le vieil homme. C’était lemême individu aux larges épaules, au visagegris, que la nuit précédente. Il y avaitquelque chose de familier en lui. Curt re-garda plus attentivement et haleta, en dépitde son don de prévision.

« Vous êtes un Psi », dit-il.Le vieil homme s’inclina légèrement.« Évidemment.— Poursuivez, dit Fairchild. Très bien,

nous avons vu cette fille et nous acceptonsvotre théorie de l’Anti-Psi. Qu’est-ce quevous voulez nous voir faire ? » Il essuya sonfront d’un geste pitoyable. « Je sais queReynolds constitue une menace. Mais, bonsang ! les infiltrateurs terriens seraient par-tout ici si nous n’avions pas le Corps !

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— Je désire que vous créiez une quat-rième classe légale, déclara Curt. La classeAnti-Psi. Je désire que vous la placiez dansune position d’immunité vis-à-vis de lastérilisation. Je désire que vous rendiez celapublic. De toutes les parties des Colonies, desfemmes viennent ici avec leurs enfants, es-sayant de vous convaincre qu’elles ont desPsis à proposer et non des Muets. Je désireque vous placiez les talents Anti-Psi là oùnous pouvons les utiliser. »

Fairchild passa sa langue sur ses lèvressèches.

« Vous pensez qu’il en existe actuellementun grand nombre ?

— C’est très possible. Je suis tombé surPat accidentellement. Mais obtenez que leflot commence à s’écouler. Faites que lesmères se penchent anxieusement sur les ber-ceaux à la recherche d’Anti-Psis… Nousaurons besoin de tout ce que nous pourronstrouver. »

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Il y eut un silence.

***

« Considérez ce que Mr. Purcell est entrain de faire, dit enfin le vieil homme. UnAnti-Précog peut apparaître, une personnedont les actions dans le futur ne pourrontêtre prévues. Une sorte de particule indéter-minée d’Heisenberg… un homme qui serahors de portée de toute préconnaissance. Etpourtant Mr. Purcell est venu ici pour nousprésenter ses suggestions. Il pense à la Sé-paration, non à lui-même. »

Les doigts de Fairchild s’agitèrent.« Reynolds va devenir fou furieux.— Il l’est déjà, dit Curt. Il est sans aucun

doute dès à présent au courant de tout ceci.— Il protestera ! »Curt rit, et quelques-uns des officiels

sourirent.

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« Naturellement, il protestera. Necomprenez-vous pas ? Vous serez éliminés !Vous pensez que les Norms vont continuer àdemeurer dans les parages ? La charité estbougrement rare dans cet univers. Vous, lesNorms, vous béez d’admiration devant lesPsis comme des paysans devant un défilé decarnaval. Merveilleux… magique. Vous avezfavorisé les Psis, construit l’École, vous nousavez donné notre chance ici dans les Colon-ies. Dans cinquante ans, vous serez nos es-claves. Vous ferez notre travail manuel – àmoins que vous n’ayez assez de bon senspour créer la quatrième classe, la classe Anti-Psi. Il vous faudra affronter Reynolds.

— Je déteste l’idée de le rendre hostile,murmura Fairchild. Pourquoi diable nepouvons-nous pas travailler tous en-semble ? » Il en appela aux autres assis au-tour de la pièce. « Pourquoi ne pouvons-nous pas être tous frères ?

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— Parce que nous ne le sommes pas, ré-pondit Curt. Faisons face aux faits. La fra-ternité est une excellente idée, mais elle seréalisera beaucoup plus tôt si nous créons unéquilibre des forces sociales.

— Il est possible, suggéra le vieil homme,qu’une fois que le concept de l’Anti-Psi auraatteint Terra, le programme de stérilisationsoit modifié. Cette idée peut effacer la ter-reur irrationnelle qu’ont les non-mutants,leur phobie, leur croyance que nous sommesdes monstres décidés à les envahir et à leurprendre leur monde. À s’asseoir près d’euxdans les théâtres. À épouser leurs sœurs.

— Très bien, accorda Fairchild. Je vaisrédiger une directive officielle. Accordez-moiune heure – je désire disposer de toutes lesissues possibles. »

Curt sauta sur ses pieds. C’était fini.Comme il l’avait prévu, Fairchild avait donnéson accord.

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« Nous devrions commencer à obtenirdes rapports presque immédiatement, dit-il.Dès qu’un contrôle de routine des dossiersaura commencé. »

Fairchild hocha la tête.« Oui, presque immédiatement.— Je suppose que vous me tiendrez

informé. »L’appréhension s’empara de Curt. Il avait

réussi… avait-il réussi ? Il sonda la demi-heure à venir. Il n’y avait rien de négatif dansce qu’il pouvait prévoir. Il saisit une brèvescène entre lui et Pat, et une autre entre lui,Julie et Tim. Mais le malaise demeurait, uneintuition plus profonde que lapréconnaissance.

Tout semblait aller bien, mais c’était uneillusion. Quelque chose n’allait pas – quelquechose de fondamental.

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IV

Il retrouva Pat à la lisière de la ville, dansun petit bar écarté. L’obscurité voletait au-tour de leur table. L’air était épais et renduaigre par la présence des gens autour d’eux.Des éclats de rire muets jaillissaient, as-sourdis par le brouhaha continu desconversations.

« Comment cela évolue-t-il ? » demanda-t-elle en le regardant de ses grands yeuxsombres tandis qu’il s’asseyait en face d’elle.« Est-ce que Fairchild est d’accord ? »

Curt commanda un Tom Collins pour elleet du bourbon à l’eau pour lui. Puis il résumaà grands traits ce qui s’était passé.

« Ainsi, tout va bien. » Pat tendit le brasau-dessus de la table pour toucher sa main.« N’est-ce pas ? » Curt avala une gorgée deboisson.

« Je l’espère. La classe Anti-Psi est envoie d’être formée. Mais ça a été trop facile.Trop simple.

— Vous pouvez prévoir l’avenir, n’est-cepas ? Est-ce que quelque chose va arriver ? »

Dans un coin de la pièce, la machine àmusique créait de vagues trames de sons, dehasards harmoniques et de rythmes quiétaient emportés en doux bouquets à traversla pièce. En réponse aux trames musicaleschangeantes, quelques couples s’agitaientlanguissamment.

Curt offrit une cigarette à Pat et tous deuxles allumèrent à la bougie posée au milieu dela table.

« Maintenant, vous avez votre statut. »Les paupières de Pat battirent.« Oui, c’est vrai. La nouvelle classe Anti-

Psi. Je n’ai plus à me tourmenter. Tout estréglé maintenant.

— Nous attendons les autres. S’il n’y en apas d’autres qui se montrent, vous serez

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l’unique membre d’une classe unique. Leseul Anti-Psi de tout l’Univers. »

Durant un moment, Pat demeura silen-cieuse. Puis elle demanda : Que ferez-vousaprès cela ? » Elle vida son verre. « Je veuxdire, je vais demeurer ici, n’est-ce pas ? Ouest-ce que je retournerai chez moi ?

— Vous demeurerez ici.— Avec vous ?— Avec moi. Et avec Tim.— Et Julie ?— Nous avons signé tous deux un ren-

oncement mutuel il y a un an. C’est classéquelque part, mais ça n’a jamais été appli-qué. C’est un accord que nous avons conclu,aussi ni elle ni moi ne pourra gêner l’autreplus tard.

— Je pense que Tim m’aime bien. Il nesera pas affecté ?

— Pas du tout, dit Curt.— Cela devrait être agréable, ne pensez-

vous pas ? Nous trois. Nous pourrions

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travailler avec Tim, essayer d’arriver à con-naître son talent, ce qu’il est et ce qu’il pense.Je serais ravie qu’il… me réponde. Et nousdisposons de beaucoup de temps ; rien nenous presse. »

***

Les doigts de la jeune fille s’enroulèrentautour de ceux de Curt. Dans la pénombrechangeante du bar, leurs traits seressemblaient. Il se pencha en avant, hésitaun instant tandis que la respiration chaudede la jeune fille caressait ses lèvres, puis en-suite il l’embrassa.

Pat lui sourit.« Nous avons tant de choses à faire. Ici, et

peut-être plus tard sur Prox VI. Je désire re-tourner un jour là-bas. Le pourrais-je ?Seulement pour quelque temps ; nous n’auri-ons pas à y demeurer. Je voudrais voir

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comment les choses évoluent, toutes ceschoses auxquelles j’ai travaillé toute ma vie.Je voudrais voir ce que devient mon monde.

— Bien sûr, dit Curt. Nous yreviendrons. »

Non loin d’eux, un petit homme nerveuxvenait d’achever son pain à l’ail et son vin. Ils’essuya la bouche, regarda sa montre depoignet et se leva. Alors qu’il passait toutcontre Curt, il fouilla dans sa poche, fit tinterde la monnaie puis, d’une manière, saccadée,ressortit sa main. Agrippant un mince tube,il se pencha vers Pat et l’abaissa vers elle.

Une simple boulette tomba du tube. Elleadhéra durant une fraction de seconde à lachevelure de la jeune fille, puis disparut.L’écho sourd d’une vibration roula vers lestables voisines. Le petit homme nerveuxpoursuivit son chemin.

Curt était déjà sur ses pieds, à demiengourdi par le choc. Il regardait toujoursvers le bas, paralysé, quand Reynolds

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apparut près de lui et le poussa fermementen avant.

« Elle est morte, disait Reynolds. Essayezde comprendre. Elle est morte instantané-ment ; elle n’a pas souffert. Cela touche dir-ectement le système nerveux central. Elle nes’est rendu compte de rien. »

Personne dans le bar n’avait bougé. Lesgens demeuraient assis à leur table, le visageimpassible, regardant, tandis que Reynoldsfaisait signe pour réclamer un peu plus de lu-mière. L’obscurité disparut et les objets dansla pièce devinrent parfaitement visibles.

« Arrêtez cette machine », ordonna sè-chement Reynolds. La machine à musiquedevint silencieuse. « Ces gens ici sont desCorpsmen, expliqua-t-il à Curt. Nous avonssondé vos pensées se rapportant à cet en-droit dès que vous avez pénétré dans le bur-eau de Fairchild.

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— Mais je ne l’ai pas perçu, murmuraCurt. Il n’y a pas eu le moindre avertisse-ment. Pas de pré-vision.

— L’homme qui l’a tuée est un Anti-Psi,dit Reynolds. Nous connaissions l’existencede la catégorie depuis un certain nombred’années ; rappelez-vous, il y a eu une en-quête initiale afin de découvrir quel était lebouclier de Patricia Connley.

— Oui, accorda Curt. Elle a été sondée il ya des années. Par l’un d’entre vous.

— Nous n’aimons pas l’idée de l’Anti-Psi.Nous désirions garder la classe hors d’exist-ence, mais nous étions intéressés. Nousavons découvert et neutralisé quatorze Anti-Psis au cours de la dernière décennie. Pourcela, nous avions virtuellement toute laclasse Psi derrière nous – excepté vous. Leproblème, naturellement, consiste en cequ’aucun talent Anti-Psi ne peut être prouvés’il n’est opposé au talent psionique qu’ilnie. »

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Curt comprit.« Il vous a fallu tester cet homme contre

un Précog. Or il n’existe que deux Précogs,moi et…

— Julie a bien voulu coopérer. Nous luiavons soumis le problème il y a quelquesmois. Nous avions une preuve définie à luifournir concernant votre affaire de cœur avecla jeune fille. Je ne comprends pas commentvous avez pu vous imaginer que lesTélépathes demeureraient ignorants de vosplans, mais apparemment vous l’avez espéré.De toute manière, la fille est morte. Et il n’yaura pas de classe Anti-Psi. Nous avons at-tendu aussi longtemps que nous l’avons pu,car nous n’aimons pas détruire les individusdotés de talents. Mais Fairchild était sur lepoint de signer la loi le permettant, et nousne pouvions donc nous abstenir pluslongtemps. »

Curt frappa d’une manière frénétique,tout en sachant qu’en agissant ainsi il se

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conduisait d’une manière futile. Reynoldsglissa en arrière, ses pieds s’accrochèrent à latable et il chancela. Curt bondit vers lui,brisa sur la table le grand verre qui avait con-tenu la boisson de Pat et en leva les bordsacérés vers le visage de Reynolds.

Les Corpsmen le tirèrent en arrière.

***

Curt se dégagea. Il se pencha et souleva lecorps de Pat. Elle était toujours chaude ; sonvisage était calme, sans expression, coquillevide brûlée qui ne reflétait rien. Il sortit dubar et l’emporta dans la froide nuit obscure.Il l’allongea sur le siège arrière de sa voitureet se glissa derrière le volant.

Il roula jusqu’à l’École, gara l’auto ettransporta le corps dans le bâtiment princip-al. Passant devant les officiels étonnés, il

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atteignit le quartier des enfants et força del’épaule la porte de la chambre de Sally.

Elle était complètement réveillée et ha-billée. Assise sur une chaise à dossier droit,la fillette lui fit face d’un air de défi.

« Vous voyez ! s’exclama-t-elle d’une voixaiguë. Vous voyez ce que vous avez fait ! »

Il était trop abasourdi pour répondre.« Tout est votre faute ! Vous avez obligé

Reynolds à le faire ! Il lui fallait la tuer ! »Elle sauta sur ses pieds et courut vers lui encriant hystériquement : « Vous êtes un en-nemi ! Vous êtes contre nous ! Vous vouleznous créer des ennuis à tous ! J’ai dit à Reyn-olds ce que vous étiez en train de faire etil… »

Sa voix le suivit tandis qu’il quittait lapièce avec son lourd fardeau. Alors qu’illongeait pesamment le corridor, la fillettehystérique le suivit.

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« Vous voulez traverser – vous voulez quej’obtienne de Grand Benêt qu’il vous fassetraverser ! »

Elle courut devant lui, bondissant à droiteet à gauche comme un insecte fou. Deslarmes coulaient sur ses joues ; son visageétait déformé à un tel point qu’on ne le re-connaissait pas. Elle le suivit tout au long duchemin qui conduisait à la chambre deGrand Benêt. « Je ne vous aiderai pas ! Vousêtes contre nous tous et je ne vous aideraiplus jamais ! Je suis heureuse qu’elle soitmorte ! Je voudrais que vous soyez mort,vous aussi ! Et vous mourrez quand Reyn-olds vous attrapera. Il me l’a dit. Il a dit qu’iln’y aurait jamais plus personne comme vouset que les choses redeviendraient ce qu’ellesdoivent être. Que ni vous ni aucun de ces idi-ots ne pourrait nous arrêter ! »

Il déposa le corps de Pat sur le sol etquitta la chambre. Sally courut après lui.

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« Vous savez ce qu’il a fait à Fairchild ? Ill’a si bien arrangé qu’il ne nuira plusjamais. »

Curt déverrouilla une porte et pénétradans la chambre de son fils. La porte sereferma et les cris frénétiques de la fillette semuèrent en une vibration assourdie. Tims’assit dans son lit, surpris et à demiengourdi de sommeil.

« Viens », dit Curt. Il arracha l’enfant dulit, l’habilla et se précipita avec lui dans lehall.

Sally les suivit tandis qu’ils pénétraientune nouvelle fois dans la chambre de GrandBenêt.

« Il ne le fera pas ! cria-t-elle. Il a peur demoi et je lui ai dit de ne pas le faire. Vouscomprenez ? »

***

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Grand Benêt gisait affalé dans sonfauteuil massif. Il souleva sa grosse têtetandis que Curt s’approchait de lui.

« Qu’est-ce que vous voulez ? murmura-t-il. Qu’est-ce qu’elle a ? » Il montra le corpsinerte de Pat. « Elle est évanouie ou quoi ? »

« Reynolds l’a tuée » cria Sally en dansantautour de Curt et de son fils. « Et il va tuerMr. Purcell ! Il tuera tous ceux qui essaierontde nous arrêter ! » Les traits épais de GrandBenêt s’assombrirent. Les vagues de chairlivides de son corps virèrent au cramoisi et semarbrèrent de traînées pourpres.

« Qu’est-ce qui se passe, Curt ? murmura-t-il.

— Le Corps prend le dessus, réponditCurt.

— Ils ont tué votre amie ?— Oui. »Grand Benêt prit péniblement la position

assise et se pencha en avant.« Reynolds est après vous ?

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— Oui.Grand Benêt lécha ses lèvres épaisses et

eut une hésitation.« Où voulez-vous aller ? demanda-t-il en-

fin d’une voix rauque. Je puis vous envoyern’importe où, jusqu’à Terra, peut-être.Ou… »

Sally agita frénétiquement les mains. Unepartie du fauteuil de Grand Benêt se déformaet s’anima. Les accoudoirs se tordirent au-tour de lui, s’enfonçant vicieusement dansson énorme panse. Il fit des efforts pourvomir et ferma les yeux.

« Je vais te faire souffrir ! siffla Sally. Jepuis te faire des choses terribles ! »

— Je ne veux pas aller sur Terra », ditCurt. Il souleva le corps de Pat et fit signe àTim de venir près de lui. « Je veux aller surProxima VI. »

Grand Benêt lutta pour rassembler ses es-prits. À l’extérieur de la pièce, des officiels etdes Corpsmen se déplaçaient

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précautionneusement. Un tohu-bohu de sonset d’incertitude se propageait d’un bout àl’autre des corridors.

La voix perçante de Sally s’éleva au-des-sus du brouhaha tandis qu’elle essayait d’at-tirer l’attention de Grand Benêt.

« Tu sais ce que je ferai ! Tu sais ce quit’arrivera !

Grand Benêt prit sa décision et se con-centra avant de se tourner vers Curt. Unetonne de plastique fondu transporté depuisquelque usine terrienne dégringola sur Sallyen un torrent sifflant. Son corps disparut,dissous, et la dernière image que Curt eutd’elle fut celle d’un bras levé et se tordant. Ilne demeura plus de la fillette que l’écho de savoix suspendu dans l’air.

Grand Benêt avait agi, mais la menace di-rigée contre lui par l’enfant mourante exis-tait toujours. Tandis que Curt sentait autourde lui le déplacement d’air provoqué par la

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transformation de l’espace, il jeta un dernierregard à Grand Benêt et à son tourment.

Il n’avait jamais su exactement ce queSally avait suspendu au-dessus de la tête, dugros idiot. Maintenant, il le voyait et il com-prenait l’hésitation de Grand Benêt. Un crihaut perché jaillit de la gorge de l’idiot et en-veloppa Curt, en même temps que lachambre s’estompait. Grand Benêt s’altéra etse liquéfia, tandis que le changement voulupar Sally l’engloutissait.

Curt réalisa alors tout le courage quigisait dans l’amoncellement de graisse quiavait été Grand Benêt. Il connaissait lerisque, l’avait pris et en avait accepté – plusou moins – les conséquences.

L’énorme corps était devenu une massegrouillante d’araignées. Ce qui avait été unêtre humain était maintenant un monstrueuxamas d’êtres poilus et tremblotants – desmilliers d’êtres, des araignées sans nombre,tombant de la masse et y adhérant à

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nouveau, se formant en grappe, se séparantet se reformant.

Puis la chambre disparut. Curt était passéde l’autre côté.

***

Il était tôt dans l’après-midi. Il demeuraallongé durant un moment, à demi enterrédans des vignes enchevêtrées. Des insectesbourdonnaient autour de lui, à la recherchedu suc des corolles de fleurs à l’odeur écœur-ante. Le soleil montait dans le ciel coloré derouge et cuisait comme un four. Au loin, unanimal invisible poussait des appelslugubres.

Non loin de lui, son fils bougea. L’enfantse mit sur ses pieds, erra sans but dans lesenvirons et finalement s’approcha de sonpère.

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Curt se mit lui-même debout. Ses vête-ments étaient déchirés. Du sang coulait de sajoue jusque dans sa bouche. Il secoua la tête,frissonna et regarda autour de lui.

Le corps de Pat gisait à quelque distance.Une chose tassée et brisée, sans la moindretrace de vie. Une cosse vide, abandonnée etdésertée.

Il s’approcha d’elle. Pendant un certaintemps, il demeura accroupi, la fixant d’un re-gard vague. Puis il se pencha, la prit dans sesbras et lutta pour se remettre sur ses pieds.

« Viens, dit-il à Tim. Allons-nous-en. »Ils marchèrent longtemps. Grand Benêt

les avait déposés entre deux villages, dans lechaos turgide des forêts de Proxima VI. À uncertain moment, Curt s’arrêta dans une clair-ière et se reposa. Derrière la ligne des arbresrabougris, une fumée bleue vacillante s’él-evait. Un four à charbon de bois, certaine-ment. Ou quelqu’un occupé à débroussailler

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un coin de la forêt. Il souleva à nouveau lecorps de Pat et reprit sa marche.

Quand il émergea brusquement des tailliset atteignit la route, les villageois furentparalysés de terreur. Certains d’entre euxs’enfuirent en courant ; un petit groupe de-meura là, observant d’un regard sans expres-sion l’homme et l’enfant qui l’accompagnait.

« Qui êtes-vous ? demanda l’un d’eux entâtonnant pour prendre le couteau quipendait à sa ceinture. Qu’est-ce que vousavez là ? »

Ils avaient un camion tous terrains, et ilslui permirent de déposer le corps de Pat surla plate-forme, au milieu du bois grossière-ment coupé. Puis ils le conduisirent ainsi queson fils jusqu’au village le plus proche. Cen’était pas trop loin, seulement à unecentaine de milles. Dans le magasin com-munautaire du village, on lui donna degrossiers vêtements de travail ainsi que de la

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nourriture. On lava Tim et on s’occupa de lui,puis une conférence générale fut organisée.

Il s’assit à une table immense et ru-gueuse, jonchée de ce qui devait être les re-liefs du repas de midi. Il connaissait leur dé-cision ; il pouvait la prévoir sans difficulté.

« Elle ne peut pas réparer les corps at-teints à ce point, lui expliqua le chef du vil-lage. Toutes les glandes supérieures de lafille et son cerveau sont détruits, ainsi que lamajeure partie de la moelle épinière. »

Il écoutait, mais il ne dit rien. Plus tard, ils’arrangea pour obtenir un camion délabré.Il y mit Pat et Tim et s’en alla.

***

Ceux du village de Pat avaient été avertispar la radio à ondes courtes. Curt fut arrachédu camion par des mains sauvages ; unpandémonium de bruit et de furie

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l’enveloppa, et des faces excitées, déforméespar la colère et par l’horreur, l’entourèrent. Ily eut des cris, des bourrades, des questions,une masse confuse d’hommes et de femmesdonnant des coups de poing et poussantjusqu’à ce que, finalement, les frères de Patlui fraient un chemin jusqu’à leur maison.

« C’est inutile, lui dit le père de Pat. D’ail-leurs, je pense que la vieille femme estmorte. C’était il y a des années. » L’hommefit un geste en direction des montagnes.« Elle vivait là-bas – et elle avait l’habitudede descendre au village. On ne l’a plus vuedepuis des années. » Il empoigna rudementCurt. « Il est trop tard, nom de Dieu ! Elle estmorte ! Vous ne pourrez pas la ramener à lavie ! »

Il écoutait les mots, mais il ne dit toujoursrien. Quand ils eurent fini de lui parler, ilsouleva le corps de Pat, le ramena au cami-on, appela son fils et reprit sa route.

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Le froid et le silence l’enveloppèrenttandis que le camion essoufflé escaladait encahotant la route menant aux montagnes.L’air glacé le ragaillardit ; la route était ren-due indistincte par des nappes denses debrouillard qui roulaient sur le sol crayeux. Àun certain moment, un animal qui se dé-plaçait pesamment lui barra la route, et ilréussit à le chasser en lui lançant des pierres.Finalement, le camion se trouva à court decarburant et s’immobilisa. Il descendit de lacabine, resta debout un moment, puis il ré-veilla son fils, prit le corps de Pat dans sesbras et continua à pied.

Il faisait presque nuit lorsqu’il découvritla hutte perchée sur une avancée de roc. Unepuanteur fétide de détritus alimentaires et depeaux qui séchaient heurta ses narinestandis qu’il se frayait en titubant un cheminentre des tas de rocaille et des amoncelle-ments de cartons d’emballage et de boîtes deconserves vides infestés de vermine.

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La vieille femme était en train d’arroserquelques légumes rachitiques. Alors qu’ils’approchait d’elle, elle abaissa la boîte per-cée de trous qui lui servait d’arrosoir et setourna vers lui, son vieux visage ridé tendupar l’étonnement et la défiance.

« C’est impossible. Je ne peux pas lefaire », dit-elle d’un ton catégorique lor-squ’elle se fut accroupie auprès du corps in-erte de Pat. Elle approcha ses mains sècheset parcheminées du visage mort, ouvrit le colde la chemise de la jeune fille et massa lachair froide à la base du cou. Elle écarta lescheveux noirs emmêlés et agrippa le crâneavec ses doigts puissants. « Non, je ne peuxrien faire », répéta-t-elle. Sa voix était en-rouée et rude dans le brouillard nocturne quitourbillonnait autour d’eux. « Elle a étébrûlée. Il ne reste aucun tissu à réparer. »

Curt fit bouger ses lèvres crevassées.

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« Y en a-t-il un autre ? rauqua-t-il. Unautre Résurrecteur dans les parages ? » Lavieille femme se mit d’un bond sur ses pieds.

« Personne ne peut vous aider, ne lecomprenez-vous pas ? Elle est morte ! »

Il s’obstina. Il posa la question encore etencore. Finalement, il obtint une réponsedonnée à contrecœur. On prétendait quequelque part, sur l’autre face de la planète, ily avait un concurrent. Il donna à la vieillefemme ses cigarettes, son briquet et sonstylo, puis il ramassa le corps froid et s’enalla. Tim le suivit d’un pas incertain, la têteballottante, le corps tassé de fatigue.

« Viens », ordonna Curt d’une voix rude.La vieille femme les regarda en silence

tandis qu’ils s’éloignaient dans la lumièrejaune et lugubre de Proxima VI.

***

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Il ne parcourut que quelques centaines demètres. De quelque manière, sans avertisse-ment, le corps de la jeune fille avait disparu.Il l’avait perdu, l’avait laissé tomber le longdu chemin, quelque part parmi la rocaille etles herbes qui bordaient le chemin. Prob-ablement dans l’une des gorges profondesqui bordaient l’un des côtés de la piste.

Il s’assit sur le sol et se reposa. Il ne luirestait plus rien. Fairchild s’était réduit à peude chose entre les mains du Corps. GrandBenêt avait été détruit par Sally. Sally étaitmorte elle aussi. Les Colonies étaientouvertes aux Terriens ; leur mur contre lesprojectiles s’était dissous quand Grand Benêtétait mort. Et Pat.

Il y eut un bruit derrière lui. Haletant dedésespoir et de fatigue, il ne se retourna quelégèrement. Durant une brève seconde, ilpensa que c’était Tim qui le rattrapait. Il secontraignit à regarder ; la forme qui émergea

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de la semi-obscurité était trop grande, avaitun pas trop assuré. Une silhouette familière.

« Vous avez raison », dit le vieil homme,le vieux Psi qui s’était tenu au côté deFairchild. Il s’approcha, immense et im-posant sous le vieux clair de lune jaune. « Iln’y a aucune utilité à essayer de la ramener àla vie. Ce n’est pas impossible, mais ce seraittrop difficile. Il y a d’autres chosesauxquelles nous aurons à penser, vous etmoi. »

Curt lutta pour se redresser et s’écarter.Tombant, glissant, blessé par les pierres souslui, il reprit aveuglément son chemin le longde la piste, luttant contre le sol, arrachantsauvagement la boue sous ses semelles.

Quand il s’arrêta à nouveau, il ne vit queTim qui le suivait. Durant un instant il pensaque cela n’avait été qu’une illusion, une fic-tion née de son imagination. Le vieil hommeétait parti ; il n’avait jamais été là.

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Il ne comprit pas totalement, jusqu’à cequ’il vît le changement qui s’était opéré enface de lui. Il réalisa qu’il s’agissait d’unGauche. Et c’était une forme familière, maisd’une manière différente. Une forme dupassé, dont il se rappelait.

Là où s’était tenu son garçon de huit ans,il y avait un bébé de seize mois vagissant etagité qui se débattait et marchait en cher-chant son équilibre. Maintenant, la substitu-tion était partie dans l’autre direction… et ilne pouvait nier ce que ses yeux voyaient.

« Très bien », dit-il quand le bébé eut dis-paru et que le Tim de huit ans eut refait sonapparition. Mais l’enfant ne demeura làqu’un bref instant. Il disparut presque immé-diatement, et cette fois une nouvelle formeapparut sur le chemin. Un homme d’environtrente-cinq ans, un homme que Curt n’avaitjamais vu auparavant.

Un homme familier.« Vous êtes mon fils, dit Curt.

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— C’est exact. » L’homme l’évalua d’unregard dans la faible lumière. « Vous réalisezqu’elle ne peut pas être ramenée à la vie,n’est-ce pas. Il nous faut liquider cette ques-tion avant de pouvoir aller de l’avant. »

Péniblement, Curt hocha la tête.« Je sais.— Parfait. » Tim s’approcha de lui, la

main tendue. « Alors, revenons en arrière.Nous avons beaucoup à faire. Nous, lesDroits du milieu et de l’extrême, nous essay-ons de traverser depuis pas mal de temps. Ila été difficile de revenir sans l’approbationde celui du Centre. Et dans des cassemblables, le Centre est trop jeune pourcomprendre.

— Ainsi, c’est cela qu’il voulait dire »,murmura Curt tandis qu’ils se dirigeaienttous deux le long du chemin en direction duvillage. Les Autres sont lui-même, le long desa piste temporelle.

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— La Gauche est antérieure aux Autres –un préalable, répondit Tim. Droit, naturelle-ment, c’est le futur. Vous avez dit que Précoget Précog n’avaient rien donné. Maintenant,vous savez. Ils ont donné la pré-connais-sance absolue – la possibilité de se déplacerdans le temps.

— Vous, les Autres, étiez en train d’essay-er de passer. Il vous avait vu et avait étéeffrayé.

— C’était très difficile ; mais nous savionsen fin de compte qu’il deviendrait suffisam-ment âgé pour comprendre. Il a construitune mythologie très élaborée. C’est ainsi,nous l’avons fait. Je l’ai fait. » Tim rit. « Iln’existe toujours pas de terminologieadéquate. Il n’y en a jamais lorsqu’il s’agitd’un événement unique.

— Je pouvais changer le futur, dit Curt,car je pouvais le discerner. Mais je ne pouv-ais pas modifier le présent. Vous pouvezchanger le présent en revenant dans le passé.

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C’est la raison pour laquelle cet extrêmeAutre Droit, le vieil homme, était toujoursnon loin de Fairchild.

— Ce fut notre premier passage réussi.Nous fûmes finalement capables d’amener leCentre à faire ses deux pas à Droite. Celaréussit, mais prit du temps.

— Qu’est-ce qui va arriver maintenant ?demanda Curt. La guerre ? La Séparation ?Et toute cette histoire Reynolds ?

— Comme vous l’avez déjà réalisé, nouspouvons altérer tout cela en revenant en ar-rière. Mais c’est dangereux. Une simplemodification apportée au passé peut altérercomplètement le présent. Le talent de voy-ager dans le temps est le plus critique de tous– le plus prométhéen. Tous les autres tal-ents, sans exception, ne peuvent altérer quece qui doit se produire. Je pourrais effacertout ce qui existe. Je précède tout et tous. Ri-en ne peut être utilisé contre moi. Je suistoujours là le premier. J’ai toujours été là. »

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***

Curt demeura silencieux tandis qu’ils pas-saient devant le camion rouillé abandonné.Finalement, il demanda :

« Et l’Anti-Psi ? Qu’est-ce que vous avez àfaire avec ça ?

— Pas grand-chose, dit son fils. Vouspouvez vous flatter de l’avoir découvert, carnous n’avons pas commencé à opérer avantles quelques heures passées. Nous sommesarrivés à temps pour contribuer à cela – vousnous avez vus avec Fairchild. Nous parrain-ons l’Anti-Psi. Vous seriez surpris de voircertaines des alternatives temporelles danslesquelles on n’a pas pu pousser en avant lesAnti-Psis. Votre préconnaissance était cor-recte – elles ne sont pas très agréables.

— À tel point que j’ai obtenu de l’aiderécemment.

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— Nous étions derrière vous, oui. Et àpartir de maintenant, notre aide va s’ac-centuer. Nous essayons toujours d’introduiredes équilibres. Des « pats » tels que l’Anti-Psi. Pour le moment, Reynolds est légère-ment en déséquilibre, mais il peut facilementêtre gardé sous contrôle. Des mesures sontprises en conséquence. Notre pouvoir n’estpas infini, bien entendu. Nous sommes lim-ités par notre durée de vie, environ soixante-dix ans. C’est un étrange sentiment qued’être hors du temps. Nous sommes hors detout changement, ne sommes soumis àaucune loi. Cela donne l’impression de setrouver soudainement soulevé au-dessus del’échiquier et de voir les gens comme s’ilsétaient des pièces – de voir tout l’Universcomme un damier noir et blanc, avec chaqueêtre et chaque objet fixé sur sa tâche espace-temps. Nous sommes hors de l’échiquier ;nous pouvons atteindre le bas depuis le haut.Ajuster, altérer la position des hommes,

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changer le jeu sans que les pièces le sachent.De l’extérieur.

— Et vous ne la ramènerez pas à la vie ?implora Curt.

— Vous ne pouvez pas vous attendre à ceque j’éprouve trop de sympathie envers lajeune fille, dit son fils. Après tout, Julie estma mère. Je sais maintenant ce qu’ilsvoulaient dire par moulin des dieux. Jedésirerais que nous puissions moudre moinsfin… Je voudrais que nous puissions épargn-er certains qui sont pris dans les engrenages.Mais si vous pouvez voir comme nous voy-ons, alors vous comprendrez. Nous avons ununivers qui pend dans la balance. C’est unéchiquier terriblement vaste.

— Un échiquier si grand qu’une simplepersonne compte pour rien ? » demandaCurt d’un ton angoissé.

Son fils parut soudain soucieux et préoc-cupé. Curt se rappela qu’il avait lui-mêmecette expression lorsqu’il essayait de lui

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expliquer quelque chose – quelque chose quiétait au-delà de la compréhension d’un en-fant. Il espéra que Tim ferait un meilleurtravail que ce qu’il avait réussi à accomplirlui-même.

« Ce n’est pas cela, dit Tim. Pour nous,elle n’est pas morte. Elle est toujours là, à unautre endroit de l’échiquier que vous nepouvez voir. Elle a toujours été là. Elle y seratoujours. Aucune pièce ne tombe jamais del’échiquier… même si elle est minuscule.

— Pour vous, dit Curt.— Oui. Nous sommes hors de l’échiquier.

Il arrivera peut-être que notre talent serapartagé par n’importe qui. Lorsque cela seproduira, il n’y aura plus aucune conceptionerronée de la tragédie et de la mort.

— Et en attendant ? » Curt souffrait de latension de vouloir que Tim soit d’accord.« Je n’ai pas le talent. Pour moi, elle estmorte. La place qu’elle occupait sur

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l’échiquier est vide. Julie ne peut pas la rem-plir. Personne ne le peut. »

Tim réfléchit. Il avait l’air profondémentplongé dans ses pensées, mais Curt pouvaitsentir que son fils se déplaçait sans trêve nirepos le long des chemins temporels, cher-chant une réfutation. Ses yeux se centrèrentà nouveau sur son père et il hocha tristementla tête.

« Je ne puis vous montrer où elle setrouve sur l’échiquier, dit-il. Et votre vie estvacante le long de chaque voie – sauf une.

Curt entendit quelqu’un se frayer unchemin à travers les broussailles. Il se tourna– et soudain Pat fut dans ses bras.

« Celle-ci », dit Tim.

Traduit par MARCEL BATTIN.

A World of talents.

© Galaxy, 1954.© Librairie Générale Française, 1974, pour la

traduction.

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LE MONSTRE – A. E. VanVogt

L’homme est uneidée.

Pourquoil’oppositionserait-elle irrémé-diable entre lemutant etl’homme ? Nepeut-on imaginerplutôt une con-tinuité de formeshumaines

toujours plusachevées et dotéesde plus depouvoirs ? Àchacune de cesformes correspon-drait l’hommed’une époque.

Jusqu’à cethomme assezpuissant pourqu’un seul indi-vidu soit capablede juguler à luiseul, les mainsnues mais l’espritarmé, une inva-sion d’extra-terrestres.

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Le grand vaisseau s’immobilisa à un milleau-dessus d’une des cités. En bas s’étendaitun paysage de désolation cosmique. En des-cendant à l’intérieur de sa bulle énergisée,Enash nota que les édifices décrépitss’écroulaient.

Une voix désincarnée frôla fugitivementses oreilles :

« Aucun indice de destructions dues à laguerre. » Enash coupa le son.

Une fois qu’il eut touché le sol, il dégonflasa bulle. Il se trouvait dans un espace clos demurs et envahi d’herbes folles parmilesquelles gisaient quelques squelettes épars– des êtres dotés de deux longues jambes etde deux longs bras, dont le crâne était plantéà l’extrémité d’une mince épine dorsale. Rienque des squelettes d’adultes qui paraissaientêtre en parfait état de conservation maisquand, s’étant baissé, le météorologiste entoucha un, tout un morceau de celui-citomba en poudre. Au moment où il se

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redressait, Enash aperçut Yoal qui ap-prochait en flottant. Il attendit que l’histori-en émergeât de sa bulle pour lui demander :

« Croyez-vous qu’il faille utiliser laméthode de résurrection des mortsprofonds ? »

Yoal était songeur.« J’ai interrogé les différentes personnes

qui se sont posées. Il y a quelque chosed’anormal, ici. Toute vie a disparu de cetteplanète, même la vie insectoïde. Il importede découvrir ce qui s’est passé avant de nousrisquer à entamer le processus decolonisation. »

Enash garda le silence. Une bouffée devent légère fit bruire les ramures d’un bou-quet d’arbres voisin et il les désigna d’ungeste. Yoal acquiesça.

« Oui, la vie végétale n’a pas subi de dom-mages mais, après tout, les plantes ne sontpas affectées de la même façon que lesformes de vie actives. »

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Une voix tombant de son récepteur l’in-terrompit : « Un musée a été découvert. Il estapproximativement situé au centre de la cité.Une balise rouge a été fixée sur le toit. »

« Je vais avec vous, Yoal, dit Enash. Peut-être y trouverons-nous des squelettes d’an-imaux et de créatures intelligentes à diversesphases de leur évolution. Vous n’avez pas ré-pondu à ma question. Allez-vous ressusciterces êtres ?

— J’ai l’intention d’en discuter avec leconseil, répliqua lentement Yoal, mais celane me paraît pas douteux. Il faut que nousconnaissions la cause de cette catastrophe. »Il agita un suceur comme pour balayer lepaysage et ajouta après réflexion :« Naturellement, nous devrons agir avecprudence et commencer par les formesd’évolution les plus rudimentaires. L’absencede squelettes d’enfants est la preuve quecette race avait acquis l’immortalitéindividuelle. »

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Le conseil arriva pour procéder à l’exa-men des pièces à conviction. Enash savaitque ces préliminaires étaient purementformels. La décision fut prise : il y aurait desrésurrections. Mais ce n’était pas tout. Lesmembres du conseil étaient poussés par lacuriosité. L’espace était vaste, les voyagescosmiques étaient longs et l’on se sentaitseul ; atterrir était toujours une expérienceexcitante car elle offrait la perspective deformes inconnues à étudier.

Le musée n’avait rien que d’ordinaire : degrandes salles en forme de dômes, des repro-ductions en matière plastique de bêtesétranges, beaucoup d’objets – trop nom-breux pour qu’il soit possible de les voir et deles appréhender tous en si peu de temps. Desvestiges disposés par ordre chronologique of-fraient un tableau panoramique cristallisanttout le développement d’une race. Enash, quivisitait l’édifice avec les autres, fut contentquand le groupe arriva devant une rangée de

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squelettes et de corps embaumés. Il s’assitderrière l’écran d’énergie pour observer lesexperts en biologie extraire un de ces corpsde son sarcophage de pierre. Le cadavre,comme beaucoup d’autres, était enveloppéde bandelettes d’étoffe mais les spécialistesne prirent même pas la peine de dérouler cesfragments de tissu pourri. À l’aide d’unepince, ils prélevèrent un morceau de lacalotte crânienne – c’était la procédure cour-ante. On pouvait utiliser n’importe quellepartie du squelette mais c’était une sectionbien déterminée du crâne qui assurait lesrésurrections les plus parfaites, les reconstit-utions les plus complètes.

Hamar le chef de l’équipe de biologie, ex-pliqua la raison qui l’avait incité à faire sonchoix parmi les cadavres :

« Les produits employés pour la conser-vation de cette momie révèlent des connais-sances rudimentaires en matière de chimieet les sculptures du sarcophage indiquent

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une culture primitive et non mécanique. Lespotentialités du système nerveux ne saur-aient être très développées dans une civilisa-tion de ce type. Nos linguistes ont analysé lavoix enregistrée qui accompagne chaquepièce d’exposition et, bien que nous ayons af-faire à un grand nombre de langues – nousavons la preuve que l’idiome en usage àl’époque où ce corps était en vie a été recon-stitué – ils sont parvenus à en traduire lesens sans difficulté. Notre machine vocaleuniverselle est maintenant adaptée grâce àleurs soins. Il suffit de parler dans le commu-nicateur et le discours sera traduit dans lalangue de la personne ressuscitée. Naturelle-ment, le système fonctionne dans les deuxsens. Ah ! je vois que nous sommes prêtspour le premier. »

Sous le regard attentif d’Enash et de sescompagnons, le couvercle du reconstructeurplastique fut refermé et la procédure derésurrection commença.

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Enash éprouvait une certaine tension. Carce n’était pas une tentative effectuée àl’aveuglette. Dans quelques minutes, un desanciens habitants de cette planète allait sedresser sur son séant et les contempler. Latechnique à laquelle on avait recours étaitsimple et toujours d’une parfaite efficacité.

… L’existence naît des ombres infinitési-males. Le seuil du commencement et de lafin ; de la vie et de… la non-vie. Dans cettezone obscure, la matière hésite entre les an-ciennes habitudes et de nouvelles.L’habitude de l’organique et celle de l’inorga-nique. Les électrons ignorent tout desvaleurs de la vie et de la non-vie. Les atomesne savent rien de l’inanimé. Mais quand lesatomes se constituent en molécules, un pasest franchi, un pas infime, celui de la vie –pour autant qu’elle ait germé. Un pas… et lesténèbres. Ou l’avènement à l’existence.

Une pierre. Ou une cellule vivante. Ungrain d’or, un brin d’herbe, le sable de la mer

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ou les animalcules en nombre aussi, incalcul-able, peuplant les eaux sans limites et,saumâtres. Toute la différence, c’est cettezone de matière crépusculaire. Chaque cel-lule vivante la détient dans toute sa plén-itude. Quand on arrache une patte à uncrabe, une nouvelle patte lui repousse. Lesdeux extrémités de la planaire grandissentet, bientôt, il y a deux vers, deux individus,deux tubes digestifs aussi voraces que l’ori-ginal – et chacun est une entité intégrale etindemne ; cette expérience ne l’a aucune-ment mutilé. Chaque cellule peut être le tout.Chaque cellule se souvient de façon si riche-ment détaillée que la totalité des mots donton dispose sera à jamais impuissante à décri-re la perfection de l’état auquel elle parvient.

Mais le paradoxe est que la mémoire n’estpas organique. Un banal disque de cire serappelle les sons. Une bande enregistrée re-produit aisément la voix qui a parlé dans lemicro des années auparavant. La mémoire

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est une empreinte physiologique, unemarque sur la matière, la modification mor-phologique d’une molécule de sorte que, lor-sque l’on désire obtenir telle ou telle réac-tion, la forme émet le même rythme enréponse.

Du crâne de la momie avaient jailli lesmilliards de milliards de formes mémoriellesdont on escomptait maintenant une réponse.Comme à l’accoutumée, la mémoire étaitfidèle.

Un homme cligna des yeux et ses pau-pières s’ouvrirent.

« C’est donc bien vrai », dit-il à haute voixet, à mesure qu’il parlait, les mots qu’il pro-nonçait étaient traduits en gana. « La mortn’est qu’une porte donnant sur une autre vie.Mais où est ma suite ? » ajouta-t-il sur unton geignard.

Il s’assit et sortit de la gaine qui s’étaitautomatiquement ouverte à l’instant où ilétait revenu à la vie. Et il vit ses ravisseurs. Il

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se pétrifia mais sa transe ne dura qu’un courtmoment. Il avait un orgueil et un couragetrès particuliers, qui lui rendirent service. Demauvaise grâce, il tomba à genoux et fit sou-mission mais le scepticisme devait être pro-fondément enraciné en lui.

« Suis-je en présence des dieux d’Égypte ?fit-il en se relevant. Quelle extravagance est-ce là ? Je ne me prosterne pas devant des dé-mons sans nom.

— Tuez-le ! » ordonna le capitaine Gorsid.Le monstre à deux jambes disparut en se

tortillant quand cracha le fusil à rayons.Le second ressuscité se mit debout. Il

était pâle et tremblait de peur.« Bon Dieu ! Je jure que je ne toucherai

jamais plus à cette saleté ! En faitd’éléphants roses…

— À quelle « saleté » faites-vous allusion,ressuscité ? s’enquit Yoal avec curiosité.

— La gnole, ce poison qu’on m’a fait boireau bistrot… eh bien, mes enfants ! »

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Le capitaine Gorsid adressa un regard in-terrogateur à Yoal.

« Est-il nécessaire de nous attarder ? »L’historien hésita. « Je suis intrigué. » Il

se tourna vers l’homme. « Commentréagiriez-vous si je vous disais que noussommes des voyageurs venus d’une autreétoile ? »

Le ressuscité le regarda, visiblement aba-sourdi. Mais son effroi était encore plus in-tense que sa stupéfaction. Enfin, il parla :

« Écoutez… je roulais gentiment en pèrepeinard. Je reconnais que j’avais bu un oudeux coups de trop mais c’est la faute à l’al-cool qu’on trouve par les temps qui courent.Je vous jure que je n’ai pas vu l’autre auto –et si c’est un nouveau système pour punir lesgens qui conduisent en état d’ivresse, eh bi-en, vous avez gagné : je ne boirai plus unegoutte aussi longtemps que je vivrai !

— Il conduit une « auto », et voilà tout,dit Yoal Pourtant, nous n’avons pas vu

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d’autos. Ils ne se sont même pas donné lapeine de les conserver dans les musées.

Enash remarqua que tout le monde at-tendait que quelqu’un y aille de son com-mentaire. Se rendant compte que le cercle dusilence allait se refermer totalement s’il nedisait rien, il se secoua et suggéra :« Demandons-lui de décrire cette auto.Comment fonctionne-t-elle ?

— Ah ! vous vous décidez à parler ! s’ex-clama l’homme. Allez-y… tracez votre ligne àla craie, je la suivrai et vous pourrez meposer toutes les questions qu’il vous plaira.Je suis peut-être tellement ivre que je n’aiplus les yeux en face des trous mais je suistoujours en état de conduire. Comment ellefonctionne ? Il suffit de débrayer et de mettreles gaz.

— Les gaz, répéta l’ingénieur Veed.Moteur à combustion interne. Voilà qui lesitue. »

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Le capitaine Gorsid fit un geste à l’adressedu garde armé du fusil à rayons.

Le troisième ressuscité se dressa à sontour sur son séant et les examina d’un airpensif.

« Des visiteurs venus des étoiles ?demanda-t-il enfin. Avez-vous un système ouest-ce un simple coup de chance ? »

Les conseillers ganas s’agitèrent, mal àl’aise, dans leurs sièges incurvés. Enash sur-prit le coup d’œil de Yoal et le regard hagardde l’historien alarma le météorologiste quisongea : « L’adaptation du deux-jambes àune situation nouvelle et sa compréhensionde la réalité sont anormalement rapides. Ja-mais un Gana ne pourrait égaler cette vitessede réaction. »

« La rapidité de la pensée n’est pas néces-sairement un signe de supériorité, fit observ-er Hamar, le biologiste en chef. Celui quipense lentement et minutieusement a saplace dans la hiérarchie de l’intelligence. »

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Mais Enash se dit que le problème n’était pasla rapidité mais la précision de la réaction. Ilessaya de s’imaginer que, renaissant d’entreles morts, il saisissait instantanément la sig-nification de la présence de créaturesétrangères venues des étoiles. Non, iln’aurait pas pu…

Il n’alla pas plus loin dans ses réflexions :l’homme était sorti de la gaine. Les Ganas levirent se diriger d’un pas vif vers la fenêtre etregarder au-dehors. Un seul et bref coupd’œil – puis il se retourna :

« C’est partout pareil ? »Pour la seconde fois, la promptitude avec

laquelle il appréhendait la réalité fit sensa-tion. Ce fut Yoal qui répondit :

« Oui. La désolation, la mort et la ruine.Avez-vous une idée de ce qui a pu sepasser ? »

L’homme quitta la fenêtre et s’immobilisaderrière l’écran d’énergie qui protégeait lesGanas.

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« Puis-je examiner le musée ? Il faut quej’évalue mon âge. De mon vivant, nous pos-sédions certains moyens de destruction maisil importe de savoir combien de temps s’estécoulé depuis ma mort pour déterminer laméthode qui a été employée. »

Les conseillers se tournèrent vers le capi-taine Gorsid qui, après avoir hésité, ordonnaau garde armé : « Surveillez-le ! » Il fit face àl’homme. « Nous comprenons à merveille ceque vous souhaitez : vous aimeriez prendrele contrôle de la situation pour garantir votrepropre sécurité. Laissez-moi vous rassurer :ne faites pas de mouvements malencontreuxet tout se passera bien. »

L’homme crut-il ou ne crut-il pas au men-songe ? Impossible de le deviner. De même,il n’eut pas un regard, pas un geste indiquantqu’il avait remarqué le sol carbonisé à l’en-droit où ses deux prédécesseurs avaient étévolatilisés d’un coup de fusil à rayons. Ils’avança avec curiosité jusqu’à la porte la

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plus proche, considéra le deuxième garde quil’y attendait et la franchit d’un pas allègre. Lapremière sentinelle lui emboîta le pas, suiviede l’écran énergétique mobile et des con-seillers à la queue leu leu.

Enash fut le troisième à passer le seuil. Lasalle dans laquelle il pénétra contenait dessquelettes et des modèles d’animaux enplastique. La suivante était ce qu’il appelait,faute d’un meilleur mot, une salle culturelle.Elle était remplie d’objets manufacturés ap-partenant à une seule et même période decivilisation – et c’était une civilisation appar-emment fort avancée. Lorsque le groupel’avait traversée à l’arrivée, il avait examinéquelques-unes des machines exposées etavait pensé : énergie atomique. Il n’avait pasété le seul à faire cette observation car la voixdu capitaine Gorsid s’éleva derrière lui :

« Il vous est interdit de toucher à quoique ce soit. Tout geste équivoque sera pourles gardes le signal d’ouvrir le feu. »

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Le ressuscité, debout au milieu de la salle,semblait tout à fait à l’aise et, en dépit de lasingulière anxiété qu’il éprouvait, Enash nepouvait faire autrement que d’admirer sasérénité. Le deux-jambes ne pouvait pas ig-norer quel sort l’attendait ; néanmoins, ilétait calme et méditatif. Enfin, il dit d’unevoix assurée :

« Il est inutile d’aller plus loin. Peut-êtreserez-vous plus apte que moi à calculer lelaps de temps qui s’est écoulé entre ma nais-sance et la construction de ces machines. Jevois ici un appareil qui, selon la pancartefixée au-dessus de lui, a pour fonction decompter les atomes qui explosent. Dès que lenombre voulu d’atomes se sont désintégrés,le flux d’énergie est coupé et reste inter-rompu exactement autant qu’il le faut pourprévenir une réaction en chaîne. De monvivant, nous disposions d’un millier de dis-positifs grossiers destinés à limiter l’ampleurde la réaction nucléaire mais il avait fallu

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deux mille ans pour les mettre au pointdepuis l’aube de l’ère atomique. Pouvez-vousétablir une comparaison sur cette base ? »

Les conseillers se tournèrent vers Veedqui hésita avant de répondre à contrecœur :« Il y a neuf mille ans, nous connaissions unmillier de procédés limitateurs. » Il ménageaune pause avant d’ajouter encore plus lente-ment : « Je n’ai jamais entendu parler d’in-struments de comptage chargés de contrôlerles explosions atomiques.

— Et pourtant, cette race a été détruite ! »murmura faiblement Shuri, l’astronome.

Gorsid brisa le silence qui avait suivi cecommentaire en ordonnant au garde le plusproche : « Tuez le monstre ! »

Mais ce fut le garde qui s’écroula dans ungeyser de flammes. Pas seulement lui : tousles gardes ! Ils s’effondrèrent en mêmetemps, transformés en un brasier bleu. Unelangue de flamme lécha l’écran, recula, revintà la charge avec une violence accrue, recula à

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nouveau tandis que son éclat s’intensifiait. Àtravers la flamboyante nappe de feu, Enashvit que l’homme se trouvait maintenantdevant la porte la plus éloignée et que la ma-chine à compter les atomes était entouréed’une incandescence bleutée.

« Couvrez toutes les issues avec les fusilsà rayons ! hurla le capitaine Gorsid dans soncommunicateur. Que l’astronef se tienne prêtà abattre la créature étrangère avec l’arm-ement lourd !

— C’est du contrôle mental, s’exclamaquelqu’un. Où avons-nous mis les pieds ! »

Les Ganas battaient en retraite. Laflamme bleue léchait le plafond, cherchant àse frayer sa voie à travers l’écran. Enash eutune dernière vision de la machine. Elledevait continuer de compter les atomes car laluminosité bleuâtre qui la nimbait étaitmaintenant infernale. Le météorologiste sehâta de rejoindre ses compagnons dans lasalle où la résurrection avait eu lieu. Un

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second écran énergétique fut mis en service.Il n’y avait plus rien à craindre ; les Ganass’introduisirent dans leurs bulles individu-elles, sortirent du musée et rallièrent le vais-seau. Quand celui-ci prit son essor, il larguaune bombe atomique. Le champignon em-brasé effaça le musée et la cité.

« Et nous ne savons toujours pas com-ment cette race a péri », souffla Yoal à l’or-eille d’Enash quand se furent éteints leséchos du tonnerre qui, derrière eux, avaitébranlé le ciel.

***

Le pâle soleil jaune se leva à l’horizon. Il yavait trois jours que la bombe était tombéesur la ville, huit que les Ganas avaient atterri.Enash descendait avec le groupe pour ex-plorer une autre ville. Il était maintenanthostile à de nouvelles résurrections.

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« En tant que météorologiste, je déclareque cette planète peut être ouverte en toutesécurité à la colonisation, dit-il. Il me paraîtinutile de prendre des risques supplé-mentaires. Cette race a découvert les secretsde son mécanisme nerveux et nous nepouvons nous permettre de… »

Hamar, le biologiste, l’interrompitsèchement :

« S’ils avaient cette science, pourquoi cesgens n’ont-ils pas émigré vers un autre sys-tème stellaire pour y trouver asile ?

— Je suis prêt à admettre qu’il est fortpossible qu’ils n’aient pas découvert laméthode nous permettant de localiser lesétoiles possédant des familles de planètes »,rétorqua Enash tandis que son regard ardentbalayait le cercle de ses compagnons. « Nousavons reconnu qu’il s’était agi d’une dé-couverte unique et accidentelle. Ce fut unequestion de chance, pas d’intelligence. »

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D’après leur expression, il était visibleque, dans leur for intérieur, ses amis se re-bellaient contre cet argument et Enash eut ladécourageante intuition d’un désastre im-minent. Car il pouvait se représenter l’imaged’une haute race affrontant la mort. Unemort qui avait dû être soudaine mais pas as-sez, néanmoins, pour que ces gens-là nel’eussent pas su à l’avance. Il y avait trop desquelettes gisant à découvert dans les jardinsde leurs somptueuses demeures. À croire quechaque homme et chaque femme étaientsortis pour attendre de pied ferme l’annihila-tion de l’espèce. Enash s’efforça de dépeindreà l’intention des conseillers ce qu’avait été cejour si lointain où toute une race était calm-ement allée à la rencontre de son extinction,mais sa description n’avait pas une force deconviction suffisante car les autres s’agitaientavec impatience sur leur siège – ceux-ciavaient été installés derrière une série

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d’écrans protecteurs – et le capitaine Gorsidlui demanda :

« Qu’est-ce qui a suscité en vous cette in-tense réaction émotionnelle, Enash ? »

Cette question coupa le météorologistedans son élan. Il n’avait pas pensé que saréaction fût émotionnelle. Son obsessions’était si subtilement emparée de lui qu’iln’avait pas réalisé quelle en était la nature.Maintenant, il en prenait subitementconscience.

« Ça a été le troisième ; répondit-il d’unevoix lente. Juste avant que nous quittions lasalle, je l’ai vu à travers le rideau d’énergieflamboyante. Debout devant la porte la pluséloignée, il nous observait avec curiosité. Sabravoure, son calme, l’habileté avec laquelleil nous avait trompés… tout cela a abouti…

— À sa mort », dit Hamar. Et tout lemonde s’esclaffa.

« Allons, Enash, s’écria le vice-capitaineMayard avec bonne humeur, vous n’allez pas

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prétendre que cette race surpasse la nôtre enbravoure ou que, avec toutes les précautionsdont nous nous sommes à présent entourés,nous devons avoir peur d’un homme seul ? »

L’interpellé ne répliqua pas. Il se sentaittout penaud. Découvrir qu’il était victimed’une obsession émotionnelle le déconcertaitet il ne voulait pas donner l’impression de secomporter de manière irrationnelle. Cepend-ant, il émit une dernière protestation : « Jeveux simplement insister sur le fait que ledésir de savoir ce qu’il est advenu à une raceéteinte ne me paraît pas d’une nécessitéabsolue. »

Le capitaine Gorsid fit signe au biologiste.« Poursuivez les résurrections », ordonna-t-il. Et il ajouta à l’adresse d’Enash :« Comment oserions-nous, de retour surGana, recommander des émigrationsmassives – et avouer ensuite que nousn’avons pas poussé nos investigations

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jusqu’au bout ? Ce n’est pas possible, monami. »

C’était le vieil argument classique, maisEnash était obligé de reconnaître bon grémal gré que ce point de vue n’était pas en-tièrement injustifié. Et il cessa de penser à ladiscussion : le quatrième homme bougeait.

Il se redressa, s’assit.Et se dématérialisa.Il y eut un silence horrifié autant que con-

sterné. Puis le capitaine Gorsid cria d’unevoix rauque : « Il ne peut pas s’échapperd’ici. C’est un fait. Il est quelque part dans cebâtiment. »

Les Ganas qui entouraient Enash bon-dirent hors de leur siège pour scruter lacoquille énergisée. Les gardes, debout,tenaient mollement leur fusil à rayons dansleurs suçoirs. À la limite de son champ devision, le météorologiste vit l’un des techni-ciens responsables des écrans protecteurs

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faire signe à Veed qui s’approcha de lui.Quand il revint, l’ingénieur paraissait atterré.

« On vient de me signaler que les aiguillesdes indicateurs ont fait un bond de dix pointsquand il a disparu. C’est le niveaunucléonique.

— Ô anciens Ganas ! murmura Shuri. Ceque nous avons toujours redouté estarrivé ! »

Gorsid vociférait dans le communicateur :« Détruisez tous les localisateurs du navire !Tous, m’entendez-vous ? » Quand il setourna vers Shuri, ses yeux flamboyaient.« Ils n’ont pas l’air de comprendre. Que vossubordonnés passent à l’action. Destructionimmédiate de tous les localisateurs et de tousles reconstructeurs.

— Exécution ! lança Shuri à son équiped’une voix qui vacillait. Et en vitesse ! »

Quand ce fut fait, les Ganas com-mencèrent à respirer plus librement. Ils

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échangèrent des sourires sinistres empreintsd’une âpre satisfaction.

« Au moins, il ne découvrira jamais Gana,dit le vice-capitaine Mayad. Notre sublimesystème de détection des familles planétairesdemeurera notre secret. Il ne peut y avoir dereprésailles pour… » Il laissa sa phrase ensuspens et reprit avec lenteur : « Mais qu’est-ce que je raconte ? Nous n’avons rien fait.Nous ne sommes pas responsables de lacatastrophe qui s’est abattue sur les habit-ants de cette planète. »

Mais Enash savait ce qu’il avait vouludire. Dans des moments comme celui-ci, lesentiment de culpabilité remontait à la sur-face – les fantômes de toutes les races queles Ganas avaient anéanties, l’impitoyablevolonté qui les animait et les poussait à anni-hiler tout ce qu’ils rencontraient, leténébreux abîme de haine et de terreurmuettes auquel ils tournaient le dos, les radi-ations empoisonnées qu’ils avaient

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implacablement déversées, jour après jour,sur des planètes paisibles à l’insu de leurshabitants… tout, cela était présent sous lesmots qu’avait prononcés Mayad.

« Je me refuse encore à croire qu’il aéchappé. » C’était le capitaine Gorsid quiparlait. « Il est toujours ici, attendant quenous coupions les écrans pour s’évader. Ehbien, nous ne les couperons pas ! »

Le silence retomba. Les Ganas scrutaientavec attention l’espace vide que délimitait lacoquille d’énergie. Le reconstructeur scintil-lait sur ses pieds de métal. Mais c’était toutce qu’il y avait à voir. Rien… pas une ombrequi frémît, pas la moindre lueur anormale.La lumière jaune qui baignait tout ne laissaitplace à aucune cachette.

« Gardes, sabordez le reconstructeur, or-donna Gorsid. J’avais pensé qu’il reviendraitpeut-être l’examiner, mais nous ne pouvonsprendre de risques. »

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Le reconstructeur se consuma furieuse-ment et Enash, qui s’attendait plus ou moinsà ce que ces flots d’énergie meurtrièredébusquent le deux-jambes, sentit son espoirs’évanouir.

« Mais où peut-il être allé ? » questionnaYoal dans un souffle.

Au moment où il se tournait vers l’histori-en pour discuter de ce problème, Enash vit lemonstre debout sous un arbre, qui les obser-vait. Il devait avoir surgi à l’instant mêmecar, d’un seul mouvement, tous les con-seillers sursautèrent et reculèrent. L’un destechniciens, faisant preuve de beaucoup deprésence d’esprit, interposa un écran de pro-tection entre le groupe gana et le monstre. Lacréature s’avança à pas lents. Elle avait uncorps svelte et marchait la tête rejetée en ar-rière. Dans ses yeux brillaient les refletsd’une flamme intérieure.

Arrivé devant l’écran, le deux-jambess’arrêta, leva le bras et toucha l’impalpable

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coquille du bout des doigts. Aussitôt, l’écranse brouilla et se mit à flamboyer, à luire decouleurs changeantes dont l’éclat augmentaitpour former un motif aux linéaments en-chevêtrés. Puis il retrouva sa transparence etle dessin polychrome se dissipa.

L’homme avait traversé l’écran.Il émit un singulier rire assourdi. Quand

il eut recouvré sa gravité, il dit « Lorsque jeme suis éveillé, j’étais intrigué. La questionétait de savoir ce que j’allais faire de vous. »

Dans le matin calme qui régnait sur laplanète des morts, ces paroles avaient desrésonances fatidiques aux oreilles d’Enash.Une voix déchira le silence, si crispée et sipeu naturelle qu’il lui fallut un instant avantde reconnaître celle du capitaine Gorsid :

« Tuez-le ! »Quand les fulgurants s’arrêtèrent, l’im-

pensable créature était toujours debout. Elles’approcha sans hâte et ne s’immobilisa que

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lorsqu’elle fut à six pieds du premier Gana.Enash, quant à lui, était à l’arrière du groupe.

« Deux lignes de conduite s’offraient,poursuivit placidement le ressuscité. L’uneinspirée par la gratitude (car vous m’aviezrendu à la vie), l’autre par le réalisme. Je saisqui vous êtes. Oui, je vous connais et c’est re-grettable. Il est difficile d’être miséri-cordieux. Pour commencer, supposons quevous me livriez le secret du localisateur.Maintenant qu’un tel système existe, nous neserons jamais plus surpris comme nousl’avons été. »

Enash était si attentif et son esprit était àtel point obnubilé par ridée fixe de la cata-strophe qu’il semblait impossible qu’il puissesonger à autre chose. Pourtant, la curiosité lepoussa, à demander : « Que s’est-il passéici ? »

L’homme changea de couleur et ce futd’une voix où vibraient encore les émotionsde ce jour lointain qu’il répondit :

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« Une tempête nucléonique surgie desprofondeurs de l’espace a balayé cette régionde la galaxie. Son diamètre était de l’ordre dequatre-vingt-dix années-lumière, c’est-à-direbien au-delà des limites de notre puissance.Il n’y avait rien à faire pour y échapper. Nousavions renoncé depuis longtemps aux as-tronefs et n’avions pas le temps d’en constru-ire un seul. Castor, la seule étoile possédantdes planètes que nous avions découverte,était, elle aussi, sur le chemin de la tem-pête. » Il s’interrompit. « Le secret ? »ajouta-t-il.

Les conseillers respiraient plus librement.La crainte qui les avait saisis de voir détruireleur race se dissipait. Ce fut avec un senti-ment de fierté qu’Enash constata que, lepremier choc passé, ses compatriotesn’avaient même pas peur pour leur proprevie.

« Ah ! vous ne connaissez pas le secret, fitdoucement Yoal. Malgré les progrès

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grandioses que vous avez accomplis, noussommes les seuls capables de conquérir lagalaxie. » Il adressa un sourire confiant à sescompagnons. « Messieurs, l’orgueil que nousressentons devant les grands exploits ganasest justifié. Je propose que nous remontionsà bord. Nous n’avons plus rien à faire surcette planète. »

Une certaine confusion régna quand lesbulles se formèrent et Enash se demanda sile deux-jambes tenterait de s’opposer à leurdépart. Mais, quand il se retourna, il vit quel’homme s’éloignait d’un pas de flâneur.

Tel fut le souvenir qu’Enash emportaquand le navire appareilla. Les trois bombesatomiques qui furent larguées coup sur coupn’explosèrent pas. Cela aussi, il se lerappelait.

« Nous ne renoncerons pas aussi facile-ment à une planète, déclara Gorsid. Je sug-gère que nous ayons un nouvel entretienavec cette créature. »

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Enash, Yoal, Veed et le capitaine reprirentle chemin de la cité. La voix de Gorsid tombaà nouveau du communicateur :

« … À mon sens (… à travers la brume,Enash distinguait le miroitement transpar-ent des trois autres bulles)… à mon sens,nous avons trop vite sauté aux conclusionssans nous fonder, pour ce faire, sur des in-dices probants. Par exemple, quand cettecréature s’est éveillée, elle s’est aussitôtévanouie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait peurde nous, naturellement. Elle voulait prendrela mesure de la situation. Elle ne se croyaitpas omnipotente. »

Cela semblait logique et Enash se sentitbrusquement ragaillardi. Soudain, il s’étonnad’avoir si aisément cédé à la panique. Àprésent, il envisageait le danger sous un journouveau. Un seul homme vivant sur uneplanète additionnelle… S’ils étaient assezrésolus, les colons pourraient prendre pos-session de celle-ci comme s’il n’existait pas.

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Cela avait déjà eu lieu. Sur un certainnombre de mondes, de petits groupes in-digènes avaient survécu aux radiations de-structrices et avaient cherché refuge dans desrégions éloignées. Dans la plupart des cas,les colons les avaient peu à peu traqués.Cependant, Enash se rappelait qu’en deuxoccasions, on avait laissé les autochtones oc-cuper de petits territoires car leur destruc-tion aurait mis en péril les conquérantsganas. On tolérait donc parfois la présencede rescapés. Et un homme seul ne tiendraitpas beaucoup de place.

Ils le découvrirent en train de balayerl’étage inférieur d’un petit pavillon. À leurvue, il lâcha son balai et sortit sur la terrasse.Il était chaussé de sandales et portait unesorte de robe bouffante faite d’un tissu trèsbrillant. Il considéra les Ganas avec indol-ence mais garda le silence.

Ce fut le capitaine Gorsid qui formula lespropositions et Enash ne put qu’admirer

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l’histoire qu’il débita dans la machine tra-ductrice. Le capitaine parla avec une grandefranchise. (On s’était mis d’accord à l’avancesur la tactique à employer.) Il ne fallait pasattendre des Ganas qu’ils ressuscitent lesmorts de la planète : un tel altruisme eût étédéraisonnable, compte tenu du fait que lesfoules grandissantes de nos frères avaientcontinuellement besoin de mondes nouveauxpour absorber le trop-plein de population.Chaque accroissement démographique im-portant était un problème et il n’existaitqu’une seule méthode pour le résoudre. Enl’espèce, les colons respecteraient avec joiel’unique survivant de cette planète.

L’homme interrompit alors le capitaine :« Mais quel est le but de cette expansion

sans fin ? » s’enquit-il. Il semblait être réelle-ment curieux. « Qu’adviendra-t-il quandvous aurez occupé toutes les planètes de lagalaxie ? »

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Le regard interrogatif de Gorsid rencon-tra celui de Yoal, puis croisa tour à tour celuide Veed et d’Enash. Ce dernier eut unhaussement négatif du torse. Il éprouvait dela pitié pour le deux-jambes. Celui-ci necomprenait pas. Peut-être ne pouvait-il pascomprendre. C’était la vieille confrontationentre l’attitude virile et la décadence, entre larace aspirant aux étoiles et celle qui de-meurait sourde à l’appel du destin.

« Pourquoi ne pas contrôler les chambresde naissance ? insista l’homme.

— Pour que le gouvernement soit renver-sé ? » s’exclama Yoal.

Il avait parlé avec tolérance mais Enashnota que les autres souriaient de la naïvetéde la créature. Le fossé intellectuel qui les sé-parait parut s’élargir encore. Leur inter-locuteur ignorait tout du jeu des forces vi-tales naturelles.

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« Eh bien, si vous ne les contrôlez pas,nous le ferons à votre place », reprit le deux-jambes. Le silence retomba.

Les Ganas s’étaient raidis. Enash étaitconscient de la tension qui l’habitait et qui,visiblement, habitait aussi les autres. Ildévisagea ses compagnons, puis son regardrevint à la créature. Il songea – et ce n’étaitpas la première fois que cette réflexion luivenait – que l’ennemi semblait désarmé. « Jepourrais le serrer entre mes suçoirs et lebroyer », pensa-t-il. Il se demanda si le con-trôle mental des énergies nucléonique, nuc-léaire et gravitonique incluait la capacité dese défendre contre une attaque macrocos-mique. Probablement… La manifestation depuissance dont les Ganas avaient été témoinsdeux heures auparavant avait peut-être deslimites mais, si tel était le cas, ce n’était pasapparent. Ni la force ni la faiblesse nechangeaient quoi que ce soit. La menace des

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menaces avait été proférée : « Si vous ne lescontrôlez pas, nous le ferons… »

Ces mots résonnaient encore dans lecerveau d’Enash et, à mesure qu’il en mesur-ait mieux la portée, son détachement fondait.Il s’était toujours considéré commespectateur. Même quand, un peu plus tôt, ilavait pris position contre la résurrection, il serendait compte qu’une partie de lui-mêmesuivait la conversation de l’extérieur, sans yparticiper. Et Enash vit avec une parfaiteclarté que c’était la raison pour laquelle ilavait finalement cédé devant les argumentsqu’on lui avait objectés. Songeant au passé, ilcomprit alors qu’il n’avait jamais été totale-ment partie prenante à la capture desplanètes étrangères. Il était celui qui re-gardait les choses de loin, qui méditait sur laréalité, qui spéculait sur une vie qui n’avait,semblait-il, pas de sens.

Ce n’était plus le cas. La vie avait un sens.Enash était en proie à un irrésistible

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tourbillon d’émotions qui l’emportait. Il sefondait à l’être collectif de la masse gana.Toute la force, toute la volonté de sa racecouraient dans ses veines.

« Si vous nourrissez l’espoir de voir re-vivre votre espèce morte, créature, autant yrenoncer tout de suite », gronda-t-il.

L’homme le regarda mais ne dit rien.Enash poursuivit avec véhémence : « Si

vous pouviez nous détruire, ce serait chosefaite. Mais la vérité est que votre pouvoir estlimité. Notre vaisseau est construit de tellefaçon qu’aucune réaction en chaîne concev-able n’est susceptible de s’amorcer, carchaque plaque faite d’un matériel potenti-ellement instable est doublée d’une contre-plaque neutralisante qui interdit la forma-tion d’une masse critique. Vous pourrezpeut-être déclencher des explosions dans lesmoteurs, mais elles seraient également lim-itées car les moteurs sont conçus de manière

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qu’une réaction en chaîne ne puisse pas s’ydévelopper. »

Il sentit que Yoal lui touchait le bras.« Attention ! fit l’historien. Que votre justecolère ne vous incite pas à lui fournir de ren-seignements vitaux. »

Enash repoussa le suçoir de Yoal. « Soy-ons réalistes, dit-il d’une voix dure. Rienqu’en regardant notre corps, cette créature asans doute deviné la plupart des secrets denotre race. Il serait puéril de postuler qu’ellen’a pas déjà mesuré les possibilités qu’offrela situation actuelle.

— Enash ! » jeta le capitaine Gorsid surun ton impérieux.

La fureur d’Enash s’évanouit aussibrusquement qu’elle était née. Il recula d’unpas. « Oui, commandant.

— Je crois savoir ce que vous vous pré-pariez à dire. Je vous assure que je suispleinement d’accord avec vous. Mais je penseaussi que c’est à moi, en tant que Gana

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revêtu de la plus haute autorité, qu’il appar-tient de délivrer l’ultimatum. »

Gorsid se retourna. Son corps corné dom-inait l’homme de toute sa hauteur.

« Vous avez prononcé la menaceinexpiable, fit-il. Vous nous avez dit, en effet,que vous essaierez d’enclouer l’esprit tran-scendant de Gana.

— Pas l’esprit, répliqua l’homme. Il ritdoucement et répéta : Non… pas l’esprit. »

Le capitaine feignit d’ignorerl’interruption.

« En conséquence, il n’y a pas d’alternat-ive. Nous estimons que, disposant du tempsnécessaire pour trouver les matériaux requiset élaborer les outils qu’il faut, vous serezpeut-être en mesure de fabriquer un recon-structeur. À notre avis, il vous faudrait aumoins deux ans pour le faire, à supposer quevous sachiez comment vous y prendre. C’estun appareil d’une infinie complexité quel’unique survivant d’une race qui, lorsque la

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catastrophe le frappa, avait renoncé aux ma-chines depuis des millénaires, aurait du malà assembler. Vous n’avez pas eu le temps defabriquer le moindre astronef : nous ne vousdonnerons pas celui de fabriquer un recon-structeur. Quelques minutes après que notrenavire aura pris son essor, nous ouvrirons lebombardement. Il est possible que voussoyez en mesure d’interdire aux engins d’ex-ploser dans votre voisinage. Aussicommencerons-nous par l’autre hémisphère.Si vous nous en empêchez, nous en conclur-ons que nous avons besoin de renforts. Ensix mois de voyage à accélération maximale,nous atteindrons un point où la planète ganala plus proche captera nos messages. Laflotte qui viendra à la rescousse sera si vastequ’elle aura raison de vos pouvoirs de résist-ance et vous succomberez. En lâchant unecentaine ou un millier de bombes à laminute, nous réussirons à ravager toutes lescités et pas un seul grain de poussière ne

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demeurera des squelettes de vos semblables.Tel est notre plan et ainsi s’accomplira-t-il.Maintenant, profitez de ce que nous sommesà votre merci pour nous faire le pire de ceque vous pouvez nous faire. »

L’homme secoua la tête.« Non… pas maintenant ! » rétorqua-t-il.

Il resta un moment silencieux avant dereprendre d’une voix songeuse : « Votre rais-onnement est très juste. Très. Naturelle-ment, je ne suis pas tout-puissant mais j’ail’impression que vous avez négligé un petitdétail. Je ne vous dirai pas quoi. À présent, jevous fais mes adieux. Retournez à votre vais-seau et partez. J’ai beaucoup à faire. »

Enash qui, jusque-là, était resté coi, at-tentif à la fureur qui à nouveau montait enlui, se rua en avant avec un sifflement, sessuçoirs tendus. Ils touchaient presque lachair lisse de la créature quand quelquechose l’agrippa.

Il se retrouva à bord.

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Il n’avait pas éprouvé la moindre sensa-tion de déplacement, il ne se rappelait aucunvertige, il était indemne. Veed, Yoal et lecapitaine Gorsid étaient à côté de lui, aussistupéfaits qu’il l’était lui-même. Immobile, lemétéorologiste songeait aux paroles del’homme : « … vous avez oublié un petit dé-tail… » Oublié ? Cela signifiait qu’ils savaientde quoi il s’agissait. Qu’est-ce que ça pouvaitêtre ? Il était encore plongé dans ses réflex-ions quand Yoal déclara :

« Nous pouvons être raisonnablementcertains que nos bombes seules ne suffirontpas. »

Elles ne suffirent pas.

***

Le vaisseau se trouvait à quaranteannées-lumière de la Terre lorsque Enash futappelé dans la chambre du conseil. Yoal

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l’accueillit en lui annonçant d’une voixdéfaillante :

« Le monstre est à bord. »Cette révélation fit au météorologiste l’ef-

fet d’un coup de tonnerre – et ce fut l’illu-mination : brusquement, il comprit tout.

« Voilà donc ce qu’il entendait en disantque nous avions oublié quelque chose, fit-ilavec étonnement. Il peut voyager librementdans l’espace dans un rayon de – quel est lechiffre qu’il a cité, une fois ? – de quatre-vingt-dix années-lumière. »

Il soupira. Il n’était pas surprenant queles Ganas, contraints d’utiliser des astronefs,n’aient pas aussitôt pensé à une pareilleéventualité. Et, lentement, Enash se retran-cha dans la réalité. Le choc passé, il se sen-tait vieux et las, il avait le sentiment que sonesprit retrouvait son ancien détachement. Enquelques minutes il sut ce qui s’était passé.L’adjoint d’un physicien avait entr’aperçuune silhouette dans une coursive inférieure

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alors qu’il se rendait au magasin. L’étonnantétait que l’indésirable n’eût pas été déceléplus tôt dans un vaisseau dont l’équipageétait si abondant. Enash songea à quelquechose :

« Mais, après tout, nous nous arrêteronsbien avant (t’avoir rallié une de nos planètes.Comment espère-t-il se servir de nous sinous nous contentons d’employer levidéo… » Il se tut. Bien sûr ! On serait obligéd’employer des faisceaux vidéo directionnelset, à l’instant où le contact serait établi,l’homme s’élancerait dans la bonnedirection.

Enash lut dans les yeux de ses com-pagnons la décision qui avait été prise, laseule possible dans ces circonstances. Etpourtant, son intuition lui disait qu’un pointcapital leur échappait encore. À pas lents, ils’approcha de la grande plaque vidéo in-stallée au fond du compartiment. L’imagequ’elle offrait était si nette, si éclatante et si

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majestueuse que quelqu’un qui n’en auraitpas eu l’habitude aurait vacillé comme s’ilavait reçu un coup qui l’eût assommé. Quatrecents millions d’étoiles vues à travers destélescopes capables de capter la lueur d’unenaine rouge à trente mille années-lumière dedistance !

La plaque mesurait vingt-cinq mètres dediamètre. Le spectacle n’avait nulle part sonégal. Les autres galaxies ne possédaient pasautant d’étoiles – tout simplement. Un seulde ces flamboyants soleils sur deux centmille possédait des planètes.

Tel était le fait colossal qui contraignaitmaintenant les conseillers à un acteirrévocable.

Enash balaya la pièce du regard d’un airlas.

« Le monstre a été très astucieux, dit-ild’une voix calme. Si nous continuons notreroute, il nous accompagnera, se procurera unreconstructeur et regagnera sa planète grâce

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à sa méthode de déplacement. Si nous utilis-ons le faisceau directionnel, même chose : ille suivra, se procurera le reconstructeur etrepartira chez lui. Dans un cas comme dansl’autre, lorsque notre flotte arrivera surplace,il aura ressuscité un nombre suffisant de sesfrères de race pour enrayer toutes nosoffensives. »

Il balança le torse. Son analyse était ex-acte, il en était sûr, mais il manquait encorequelque chose à ce tableau. « Nous avons unseul atout, poursuivit-il avec lenteur. Quelleque soit la décision que nous arrêterons, iln’y a pas de machine linguistique susceptiblede la lui révéler. Nous pouvons réaliser nosplans sans qu’il en connaisse la nature. Il saitque personne, ni nous ni lui, n’est capable defaire sauter le navire. En réalité, cela nouslaisse un seul choix. »

Le capitaine Gorsid rompit le silence quiavait suivi l’intervention d’Enash :

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« Eh bien, messieurs, dit-il, je vois quenous sommes unanimes. Nous allons réglerles moteurs, détruire les commandes et l’em-mener avec nous. »

Les Ganas s’entre-regardèrent. L’orgueilde leur race étincelait dans leurs yeux. Enashtoucha les suçoirs de chacun des conseillers.

Une heure plus tard, alors que la chaleurétait déjà considérable, une idée jaillit dansl’esprit du météorologiste, qui bondit entitubant sur le communicateur pour appelerShuri, l’astronome.

« Shuri ! hurla-t-il dans l’appareil, quandle monstre s’est éveillé… vous vous rappelezque le capitaine Gorsid a eu du mal à joindrevos subordonnés pour leur ordonner desaborder le localisateur ? Nous n’avons ja-mais songé à leur demander la raison de ceretard. Posez-leur la question… vite ! »

Quelques instants plus tard, la voix deShuri s’éleva, perdue dans le crépitement desparasites :

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« Ils… n’ont pas pu… pénétrer… dans la…chambre. La porte était bloquée. »

Enash s’affaissa sur le sol. Ce n’était passeulement un détail qui leur avait échappé.L’homme s’était réveillé et il s’était immédi-atement rendu compte de la situation ;quand il s’était volatilisé, il était entré dans lenavire et avait découvert le secret dulocalisateur. Peut-être même aussi celui dureconstructeur à supposer qu’il ne le connûtpas déjà. Quand il avait fait sa réapparition,il savait tout ce qu’il voulait savoir. Tout cequ’il avait fait ensuite avait été calculé pourpousser les Ganas à commettre un actedésespéré.

Bientôt, il allait quitter le bord, assuréque, à brève échéance, aucun esprit extra-terrestre ne saurait que sa planète existe. As-suré, également, que sa race revivrait et que,cette fois, elle ne mourrait jamais plus.

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Enash se remit debout en vacillant et,étreignant le communicateur mugissant, ilrésuma ses déductions en hurlant.

Il n’y eut pas de réponse. Un torrent d’én-ergie incontrôlable, inconcevable, déferlaitavec un vacarme assourdissant. Tandis queEnash se battait avec le vire-matière, lachaleur effritait sa carapace. De l’appareiljaillit une langue de feu pourpre et, hurlantet pleurant à la fois, le météorologiste revinten courant auprès du communicateur.

Quelques minutes plus tard, alors qu’ilsanglotait encore dans le micro, le puissantvaisseau plongea au cœur d’un soleil blanc-bleu.

Titre original : The monster.

© Street and Smith Publications, Inc. 1948.© Éditions Opta, 1972, pour la traduction.

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DICTIONNAIRE DESAUTEURS

BUDRYS (Algis). – Né en 1931 sur solallemand, vivant depuis 1936 aux États-Unis,Algis Budrys est le fils du consul général dugouvernement lituanien en exil (son prénomcomplet est Algirdas, et Budrys est un pseud-onyme signifiant sentinelle). Ses premiersrécits de science-fiction furent publiés en1952, et Budrys s’affirma petit à petit commeun des talents originaux de sa génération, al-ors même qu’aucun de ses romans ne dom-ine véritablement les autres dans son œuvre.Sa narration progresse fréquemment par desmodifications de point de vue, par des suc-cessions d’effets kaléidoscopiques dont l’in-tégration ne s’opère que lentement. Le thème

de la liberté, apparent ou sous-entendu dansplusieurs de ses récits, se double souvent decelui de la recherche de l’individu par lui-même. Entre 1965 et 1971, Algis Budrys futcritique de livres dans la revue Galaxy, ap-portant à ses études une remarquable com-binaison de points de vue : le métier del’écrivain s’y alliait à l’enthousiasme de l’am-ateur et à la clairvoyance de l’historien.

COGSWELL (Theodore M.). – Pro-fesseur d’anglais, Theodore M. Cogswell s’estsignalé depuis 1952 par des récits générale-ment courts, dans lesquels il sait suggérerdes climats inquiétants par quelques touchesbrèves. Il organisa l’Institute for Twenty-First Century Studies, confrérie d’écrivainsde science-fiction dont le bulletin a présentéde très intéressants textes explorant « del’intérieur » les problèmes liés au genre, àson développement et à ses critiques.

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DICK (Philip Kindred). – Né en 1928.Débuts en 1952. Fait d’abord figure d’indus-triel de la science-fiction, publiant près desoixante nouvelles en 1953 et 1954. Dans sonpremier roman, Solar Lottery (Loterie sol-aire, 1955), il se pose en disciple de van Vogt,mais certaines nouvelles comme The Father-King (Le Père truqué, 1955) sont déjà pluspersonnelles. Dans les années suivantes, ilpublie surtout des romans et son originalités’affirme progressivement. En 1960 et 1961,tous ses efforts sont consacrés à The Man inthe High Castle (Le Maître du haut château,1962), qui lui vaut le Hugo et la place au toutpremier rang des spécialistes du genre. Suitune période exceptionnellement féconde : en1964 paraissent à la fois The Three Stigmataof Palmer Eldritch (Le Dieu venu du Cen-taure), The Simulacra (Simulacres), ThePenultimate Truth (La Vérité avant-dernière) et Clans of the Alphane Moon (LesClans de la Lune Alphane). Sa maîtrise de

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l’art d’écrire est d’autant plus remarquablequ’il écrit très vite. Plus remarquable encoreest la cohérence de son inspiration : touteson œuvre est organisée autour de quelquesthèmes centraux tels que le nombre infimedes détenteurs du pouvoir, leur tyrannie,leur habileté à se maintenir en place endupant leurs victimes, la vocation de celles-cipour les illusions, les mirages et à la limite lafolie, le poids de la contrainte et les capricesplus cruels encore du hasard. Peu à peucependant la critique sociale devient moinscentrale, tandis que l’expérience de la drogueet les tendances délirantes conduisent àl’éclatement du récit : cette dernière périodeculmine avec Ubik (1969) et aboutit à un si-lence de plusieurs années, que l’écrivain con-sacre surtout à se soigner.

DOOR (Graham). – Entre 1949 et1952, quelques récits apparurent avec la sig-nature de Graham Door, laquelle semble

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avoir depuis lors définitivement disparu despériodiques spécialisés.

GALOUYE (Daniel F.). – Journalistede profession, Daniel F. Galouye excelle dansl’exploitation des conséquences détailléesd’une hypothèse de départ, ainsi que dans lesimplications retournées de thèmesclassiques. Né en 1920, il a débuté en 1952.Dark universe (Le Monde aveugle, 1961) estl’évocation réaliste d’une société dont lesmembres vivent dans une totale obscurité etont perdu l’habitude d’utiliser leur sens de lavue ; Lords of the psychon (Les seigneurs dessphères, 1963) renouvelle le motif des en-vahisseurs dont les mobiles demeurent mys-térieux faute d’une possibilité de communic-ation avec les Terriens ; Simulacron 3 (1968)nous fait partager les problèmes d’unhomme envoyé en mission dans un universfictif et bientôt guetté par la folie. Philip K.Dick n’a pas fait mieux.

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HULL (Edna Mayne). – Épouse d’A. E.Van Vogt, E. Mayne Hull a collaboré àplusieurs reprises avec son mari, et elle aégalement signé seule plusieurs récits descience-fiction d’aventures dans les annéesquarante.

KNIGHT (Damon). – Né en 1922.Débuts en 1941. Se fait connaître en 1945 parun célèbre éreintement du Monde du non-Ade van Vogt, alors à l’apogée de sa gloire.Professant que la science-fiction doit êtrejugée à ses qualités d’écriture comme le restede la littérature, il devient un critique célèbreet la publication d’un recueil de ses articles(In Search of Wonder, 1956, édition com-plétée en 1967) tait figure d’événement. Entant qu’écrivain, il applique ses propresthéories, produit peu (quatre romans et unesoixantaine de nouvelles en trente ans) et ap-porte beaucoup de soin à la composition de

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ses histoires. Dans les années soixante, la« Nouvelle Vague » salue en lui un pré-curseur et son goût triomphe partout, ce quilui vaut une brillante carrière d’anthologiste,commencée avec A Century of Science Fic-tion (1962) et couronnée par la série des Or-bit (deux fois par an environ depuis 1966)qui ne publie que des nouvelles originales etcontribue, avec les Dangerous Visions d’El-lison, à implanter aux États-Unis le courantmoderniste né en Angleterre.

KUTTNER (Henry). – Né en 1914.Formé par la lecture de la revue Weird Tales,où il fit ses débuts en 1936 avec des récitsd’horreur et d’heroic fantasy ; puis il passa àla science-fiction pour des raisons ali-mentaires, fit du tout-venant pendantquelques années sous divers pseudonymes.En 1940, il épouse Catherine Moore, écrivainde science-fiction comme lui. En 1942, ilscommencent à écrire des nouvelles en

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collaboration, généralement sous les pseud-onymes de Lewis Padgett et de LawrenceO’Donnell : elle apporte son style, son ima-gination, son sens de l’épopée ; il apporte sonsens de la construction, son août du mor-bide, son humour. Tout de suite, c’est laréussite : Deadlock (1942), The Twonkey (LeTwonky, 1942), Mimsy Were the Borogoves(Tout smouales étaient les Borogoves, 1943),Shock (Choc, 1943) imposent le nouvel« auteur » comme un grand technicien de lanouvelle, le premier dans l’histoire de lascience-fiction. En ce sens, Henry Kuttner ainfluencé la plupart des auteurs de la généra-tion suivante. Il a aussi écrit des romans es-timables : The Fairy Chessmen (L’Hommevenu du futur, 1946), Ferry (Vénus et le Tit-an, 1947), Mutant (Les Mutants, 1953). Ilcommença sur le tard des études uni-versitaires et allait obtenir le grade de« Master of Arts » quand il mourut en 1958.

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MATHESON (Richard). – Né en 1926.De ses études de journalisme, il a gardé legoût des effets de choc et du style àl’emporte-pièce. Il s’imposa dès son premierrécit, Born of Man and Woman (Journal d’unmonstre, 1950) et produisit en quelques an-nées une série de nouvelles à la frontière dela science-fiction, du fantastique et de l’in-solite où l’essentiel n’est pas dans le sujettraité, mais dans le climat de malaise pro-prement indicible où il plonge le lecteurgrâce à des procédés d’écriture très raffinés,utilisant souvent l’ellipse et la narration à lapremière personne. Il a aussi écrit des ro-mans noirs dont le plus connu est Someoneis Bleeding ! (Les Seins de glace, 1955) etdeux romans de science-fiction : I Am Le-gend (Je suis une légende, 1954) et The In-credible Shrinking Man (L’Homme qui rétré-cit, 1956). Le second a été adapté sous lemême titre par Jack Arnold (1957), le premi-er par Sydney Salkow (L’Ultimo Uomo della

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Terra, 1961) et par Boris Sagal (The OmegaMan, en français Le Survivant, 1971).Richard Matheson lui-même est devenuscénariste pour la télévision et le cinéma, sig-nant notamment dans ce dernier domainedes adaptations d’Edgar Pœ mises en scènepar Roger Corman : House of Usher (LaChute de la maison Usher, 1960), The Pitand the Pendulum (La Chambre des tortures,1961), Tales of Terror (1962), The Raven (LeCorbeau, 1962). En littérature, son succèscroissant lui a ouvert les portes desmagazines non spécialisés comme Playboy,et la qualité de sa production a été en di-minuant. Il restera sans doute avant toutcomme un auteur des années cinquante.

MOORE (Catherine Lucile). – Née en1911. Profondément marquée par la lecturede Frank L. Baum et d’Edgar Rice Bur-roughs, qui lui donne un goût très vif pour lemerveilleux. Son coup d’essai, Shambleau,

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publié dans Weird Tales en 1933, est un coupde maître. Elle continue à publier dansWeird Tales les aventures de NorthwestSmith, qui relèvent du space opera, et cellesde Jirel de Joiry, qui relèvent de l’heroicfantasy. Sa production se ralentit beaucoup àla fin des années trente, puis s’arrête à peuprès complètement en 1940, quand elleépouse Henry Kuttner et devient sa collab-oratrice pour des histoires signées LewisPadgett ou Lawrence O’Donnell. Elle signecependant encore une demi-douzaine denouvelles et deux romans, Judgment Night(La Nuit du jugement, 1943) et, après la mortd’Henry Kuttner en 1956, Doomsday Morn-ing (La Dernière aube, 1957). Puis elle selaisse absorber par des scénarios pour latélévision et des cours de technique littérairequ’elle donne à l’Université de Californie.

REY (Lester del). – Né en 1915, d’as-cendance partiellement espagnole, Ramon

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Feliz Sierra y Alvarez del Rey eut une jeun-esse plus tumultueuse que la plupart desautres auteurs de science-fiction, tant pardes conflits familiaux que du fait deproblèmes psychologiques personnels. Sonéducation a été irrégulière, et il a exercé unegrande variété de métiers – dont ceux devendeur de journaux, de charpentier, desteward de bateau et de restaurateur – avantde se lancer dans une carrière littéraire. Con-trairement à la plupart de ses confrères, il nes’est pas signalé par ses romans, mais par uncertain nombre de nouvelles mémorables, aumilieu d’une production dont la diversité re-flète dans une certaine mesure sa carrièremouvementée. Helen O’Loy (1938) fut chro-nologiquement une des premières présenta-tions du thème d’un robot acquérant dessentiments humains. Nerves (1942) raconteavec réalisme un accident dans une centralenucléaire. For I Am a Jealous People (1954)est une variation iconoclaste sur le thème des

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dieux extraterrestres. Depuis 1969, Lesterdel Rey critique les livres nouveaux dans larevue If.

STURGEON (Theodore). – Pseud-onyme d’Edward Hamilton Waldo, né en1918 d’une famille installée en Amériquedepuis le XVIIe siècle et comptant beaucoupde membres du clergé. Mère divorcée en1927 et remariée en 1929 avec un hommetrès autoritaire qui interdit les magazines descience-fiction à son beau-fils. Débuts, en1939 : publie surtout du fantastique dansUnknown, accessoirement de la science-fic-tion dans Astounding. Lancé par It(Unknown, 1940), il reste pourtant un auteurmaudit à cause de ses tendances morbides :le célèbre Bianca’s Hands (Les Mains deBlanca), écrit en 1939, ne parut qu’en 1947.La mobilisation, puis le divorce (1945) le ré-duisent au silence. John W. Campbell l’ayantaidé à sortir de la dépression, il reprend sa

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collaboration à Astounding et confie sestextes fantastiques à Weird Tales ; il n’écritplus alors que des « histoires thérapeut-iques », c’est-à-dire centrées sur un person-nage de malade et cherchant comment onpeut le guérir. Surtout connu comme auteurde nouvelles, il écrit néanmoins deux excel-lents romans, The Dreaming Jewels (Cristalqui songe, 1950) et More than Human (LesPlus qu’humains, 1954). Malheureusementils reste psychologiquement vulnérable : undeuxième divorce l’ébranle à peine en 1951,mais la rupture de son troisième mariagel’ébranle plus profondément à la fin des an-nées cinquante ; il cesse d’écrire de lascience-fiction ; vit à l’hôtel et travaille pourla télévision, ne répondant ni au courrier niau téléphone. À la suite d’un quatrièmemariage en 1969, il reprend espoir et se re-met à écrire. Bien qu’il soit avant tout unauteur instinctif, écrivant d’un seul jet sansse corriger, il est fort admiré par la

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« Nouvelle Vague » pour son sens du bizarreet son désir de comprendre et surtout de res-sentir les émotions les plus singulières de sespersonnages : aussi est-il devenu critique at-titré de la National review (1961) et, plusrécemment, du New York Times. TheMagazine of Fantasy and Science Fiction luia consacré un numéro spécial en septembre1962.

VAN VOGT (Alfred Elton). – Né en1912 au Canada. Engouements littéraires :les contes de fées, puis Thomas Wolfe.Débuts en 1939 dans Astounding. Épouse lamême année Edna Mayne Hull, auteur descience-fiction elle-même. Sa grande péri-ode, ce sont les années quarante : dix-septromans datent de cette époque ou sontformés de nouvelles de cette époque com-binées en vertu des théories de l’auteur sur lacomplication dans le récit de science-fiction.The Voyage of the Space Beagle (La Faune de

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l’espace, 1939-1950) impose Van Vogtcomme le plus grand créateur de monstresde la science-fiction et introduit le thème dusavoir philosophique (ici, le nexialisme) quirésout tous les problèmes. Slan (À la pour-suite des Slans, 1940) surprend par sontempo très rapide imité du thriller et in-troduit le thème du surhomme cri luttecontre tous les autres. The Weapon Shops ofIsher (Les Armureries d’Isher, 1941-1942) etThe Weapon Makers (Les Fabricantsd’armes, 1943) introduisent le thème de l’im-mortalité et celui de l’empire galactiquegéant. The Book of Ptath (Le Livre de Ptath,paru dans Unknown en 1943) prend pourhéros un dieu. Avec The World of null-A (LeMonde du non-A, 1945) et The Pawns ofnull-A (Les Joueurs du non-A, 1948-1949), lethème du surhomme et celui du savoir tout-puissant se rencontrent ; le savoir choisi estici la sémantique générale de Korzybski àlaquelle Van Vogt venait de se convertir. En

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1947, un sondage le classe comme l’écrivainde science-fiction le plus populaire, mais VanVogt, qui a pris goût aux pseudo-sciences, leslaisse envahir son œuvre puis, à la suite de saconversion à la « dianétique » en 1950, cessed’écrire, sauf pour faire des romans à partirde ses anciennes nouvelles. Un roman sur laChine communiste, The Violent Man (1962),prélude à sa deuxième carrière qui com-mence en 1963 : il apparaît alors qu’il a gardéson goût de la complication et de l’actionmais a perdu la dimension épique etmétaphysique de sa grande époque.

[1]En français dans le texte.

[2]Perception extra-sensorielle.

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