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Trois questions difficiles... Croire aujourd’hui Croire aujourd’hui, est-ce plus difficile ? C'est une question à soulever dès le départ car elle habite nombre d’entre-nous. On évoque toujours à ce propos la place du rationnel, le scientisme, le rôle dévolu à la causalité… Nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, et pourtant combien de choses existent que nous ne voyons pas ? L’infiniment petit, ou l’infiniment grand, mais aussi tout ce qui relève des sentiments… Sans y penser, de fait, toute notre vie, nous faisons confiance : nous croyons à l’amour de ceux qui nous aiment, même si nous ne voyons pas cet amour ; nous devons au mieux nous contenter de paroles, de gestes, et parfois de rien du tout… Certes, ces "signes" facilitent, mais ils ne sont pas vraiment indispensables dans le domaine de l'amour. Plus banalement, nous croyons ce que nous disent les historiens (il y a eu un roi qui s’appelait Louis XIV : pourtant nous ne l’avons jamais vu !). Pourquoi croyons-nous les historiens, et refusons-nous de croire les Pères, les apôtres ?l'argument le plus généralement avancé est que tout le monde est d’accord pour dire que Louis XIV a existé : est-ce le grand nombre qui fait notre foi ? Mais alors il y a eu et il y a encore de nombreux croyants : mettons-nous avec eux, rencontrons-les (c’est précisément l’Église). Autre argument : c’est plus logique et il n’y a guère d’enjeu à croire que Louis XIV a existé. Certes, mais est-ce que c’est parce que la venue de Dieu parmi les hommes est trop merveilleuse que nous n’y croyons pas vraiment, que nous refusons d’être sûr ? Avons-nous peur des enjeux, avons-nous peur de parier pour Dieu (le pari pascalien), mais pouvons-nous un instant comparer notre bonheur de croire à notre malheur de ne pas croire ? Que risquons-nous à croire ? D’être déjà heureux en ce monde ? Bernard Sesbouë (Croire, Droguet et Ardant, 1999) se situe directement dans cette perspective du "croire aujourd’hui". Il présente cela comme un "désir" : comment

Trois questions difficiles

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Page 1: Trois questions difficiles

Trois  questions  difficiles...  Croire  aujourd’hui  

Croire aujourd’hui, est-ce plus difficile ? C'est une question à soulever dès le départ

car elle habite nombre d’entre-nous.

On évoque toujours à ce propos la place du rationnel, le scientisme, le rôle dévolu à

la causalité… Nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, et pourtant

combien de choses existent que nous ne voyons pas ? L’infiniment petit, ou

l’infiniment grand, mais aussi tout ce qui relève des sentiments… Sans y penser, de

fait, toute notre vie, nous faisons confiance : nous croyons à l’amour de ceux qui

nous aiment, même si nous ne voyons pas cet amour ; nous devons au mieux nous

contenter de paroles, de gestes, et parfois de rien du tout… Certes, ces "signes"

facilitent, mais ils ne sont pas vraiment indispensables dans le domaine de l'amour.

Plus banalement, nous croyons ce que nous disent les historiens (il y a eu un roi qui

s’appelait Louis XIV : pourtant nous ne l’avons jamais vu !). Pourquoi croyons-nous

les historiens, et refusons-nous de croire les Pères, les apôtres ? �l'argument le plus

généralement avancé est que tout le monde est d’accord pour dire que Louis XIV a

existé : est-ce le grand nombre qui fait notre foi ? Mais alors il y a eu et il y a encore

de nombreux croyants : mettons-nous avec eux, rencontrons-les (c’est précisément

l’Église).

Autre argument : c’est plus logique et il n’y a guère d’enjeu à croire que Louis XIV a

existé. Certes, mais est-ce que c’est parce que la venue de Dieu parmi les hommes

est trop merveilleuse que nous n’y croyons pas vraiment, que nous refusons d’être

sûr ? Avons-nous peur des enjeux, avons-nous peur de parier pour Dieu (le pari

pascalien), mais pouvons-nous un instant comparer notre bonheur de croire à notre

malheur de ne pas croire ? Que risquons-nous à croire ? D’être déjà heureux en ce

monde ?

Bernard Sesbouë (Croire, Droguet et Ardant, 1999) se situe directement dans cette

perspective du "croire aujourd’hui". Il présente cela comme un "désir" : comment

Page 2: Trois questions difficiles

donner le désir de croire à nos contemporains [sans désir, et très explicitement :

sans désir de bonheur, pourquoi chercherions-nous Dieu ?]. Et il insiste : croire,

c’est un itinéraire (alors même que la "foi" peut sembler statique). Croire c’est aussi

chercher un sens : sens pour notre vie. Croire c’est sortir de soi, pour aller à la

rencontre de l’Autre. Voilà comment il dépeint l’homme contemporain, sans

repères, pris dans "l’ère du vide" :

"L’individu se retrouve […] face à lui-même dans une sorte de désert où rien n’a plus de sens. Il vit

l’épreuve de la solitude et se voit imposer une forme nouvelle de narcissisme que la vie économique avec

la publicité, la vie artistique avec la chanson, le roman et le théâtre, la vie médiatique dans ses

innombrables expressions, la vie politique elle-même ne cessent d’entretenir et de flatter. Tout cherche à

nous séduire de la manière la plus élémentaire et la plus immédiate. Dans ce "nihilisme" passif, la

question même du sens de notre existence se trouve obturée : "Vivre sans idéal, sans but transcendant

est devenu possible." (Gilles Lipovetsky, 1993 : L’ère du vide. Essais sur l’individualisme

contemporain, Paris, Gallimard. p. 57). On ne se pose plus les questions ultimes, comme celles du

vrai et du faux, du bien et du mal, mais on se contente de résoudre les problèmes du quotidien au

mieux ou au moins mal. Cela est vécu le plus souvent sans drame, dans la détente et la décontraction.

Mais on n’en est pas "heureux" pour autant." (Croire, Droguet et Ardant, 1999, p. 9)

Ainsi,  nous  pouvons  nous  poser  trois  questions  sur  la  foi,  en  ce  monde  postmoderne.  

• L’opposition  entre  Foi  et  Raison  • La  Providence  • Les  nouvelles  croyances  

Pour  éclairer  ces  questions,  je  vous  propose  trois  articles  :  

1. Une  interview  de  Jean-­‐Luc  Marion,  académicien,  sur  le  problème  de  l’opposition  entre  foi  et  raison.  

2. Les   réponses   du   Père   Pierre   Descouvemont   aux   questions   de   Familles   Chrétiennes   sur   le  sens  de  la  Providence.  

3. Une   interview   de   Pierre-­‐André   TAGUIEFF   sur   le   phénomène   du   complot   comme   nouvelle  croyance.  

L’opposition  entre  foi  et  raison  

Pour  nous  éclairer  sur  cette  question,  je  vous  invite  à  lire  l’interview  de  Jean-­‐Luc  Marion  :  

Chrétien  et  philosophe  :  Jean  Luc  MARION  

Jean-­‐Luc  MARION,  philosophe  et  professeur  à  la  Sorbonne  et  à  Chicago,  est  un  spécialiste  de  Descartes,  un  phénoménologue  ;   il   a   développé  une   nouvelle   approche   de  Dieu,   débarrassée   des   pesanteurs   de   l’Etre,  

Page 3: Trois questions difficiles

pour  mieux  reprendre  cette  question.  Il  écrit  :  L’idole  et  la  distance  (1977)  et  Dieu  sans  l’être  (1982).  Le  philosophe  Jean-­‐Luc  Marion,  fut  reçu  le  jeudi  21  janvier  sous  la  Coupole,  au  fauteuil  du  cardinal  Lustiger.  

Chrétien  et  philosophe  :  comment  articulez-­‐vous  cette  double  appartenance  ?  

Jean-­‐Luc   Marion   :   Je   suis   philosophe,   exactement   comme   d’autres  sont   pilotes   de   ligne,   ingénieurs,   ou   banquiers   !   C’est   un   métier  comme   un   autre,   qui   relève   de   l’ordre   de   la   connaissance,   dirait  Pascal.   L’identité   chrétienne   n’est   pas   du   même   ordre   que   la  rationalité   philosophique.   Il   existe   des   philosophes   qui   ont   des  opinions  religieuses,  et  heureusement  !  

Mais   il   n’y   a   pas   en   soi   une   «   philosophie   catholique   »,   ou   une   «  philosophie   chrétienne   ».   C’est   le   propre   des   idéologies,   comme   le  marxisme,   que   de   vouloir   baptiser   les   sciences   humaines.   La  révélation  chrétienne  ne  dépend  pas  d’une  philosophie,  Dieu  merci  !  Mais   il   est   vrai   que   je   me   suis   intéressé   à   la   théologie   car   la  philosophie   passe   son   temps   à   aborder   la   théologie.   Notamment  lorsque   j’ai  écrit  Dieu  sans   l’être.   Je  ne  me  suis  pas  posé   la  question  de  l’articulation  entre  ma  foi  chrétienne  et  la  philosophie,  mais  plutôt  la   question   du   droit   de   la   philosophie   de   parler   de   Dieu,   de   la  révélation  chrétienne,  et  le  problème  des  limites.  

Le  choix  que  l’on  a  proposé  aux  catholiques  entre  les  deux  postures,  progressiste  ou  conservatrice,  était  faux.  D’autres,  comme  Urs  von  Balthasar,  Karol  Wojtyla  ou  Jean-­‐Marie  Lustiger  ont  au  contraire  relu   le   Concile   dans   une   perspective   différente,   à   la   lumière   des   Pères   de   l’Église,   dans   un  mouvement  de  redécouverte  patristique.  La  revue  Communio  a  soutenu  ce  mouvement,  et  cela  fait  35  ans  que  cette  revue,  principalement  gérée  par  des  laïcs  fonctionne,  sans  subvention.  

Ne  craignez-­‐vous  pas  cependant  aujourd’hui  un  repli   identitaire  de  la  part  des  catholiques  en  France  ?  

Non,  je  ne  crois  pas,  ce  n’est  pas  un  mouvement  important.  Les  catholiques  français  sont  en  train  de  comprendre  ce  que  doit  être  leur  rôle,  cela  ne  va  pas  de  soi.  Ils  sont  une  minorité,  mais  la  minorité  la  plus  importante,  qui  doit  avoir  voix  au  débat.  

Certains   chrétiens   se   crispent   dans   un   état   caduc   et   passé   de   la   philosophie,   appartenant   à   une  époque  scolastique,  où   la  rationalité  était  définie  de  manière  restrictive,  où   la  confrontation  entre  foi  et  raison  n’existaient  pas.  Mais  ils  n’ont  rien  compris  aux  enjeux  actuels.  

Justement,  pourquoi  insistez-­‐vous  ainsi  sur  le  lien  indissoluble  entre  foi  et  raison  ?  

Je   crois   que   nous   sommes   arrivés   à   un   moment   clé   de   cette   réflexion.   Ceux   qui   opposent   foi   et  raison  ont  une  vision  de  la  foi  comme  n’ayant  pas  de  logique.  Or  il  y  a  une  logique  de  Dieu  dans  la  révélation   chrétienne,   car   Dieu   c’est   lelogos,   la   raison.   Et   les   mêmes   qui   nient   cette   part   de  recouvrement  de   la  raison  par   la   foi  reconnaissent  aujourd’hui  que  nous  nous  trouvons  face  à  une  crise  de  la  rationalité  :  qui  peut,  après  le  XXe  siècle,  dire  ce  que  l’on  entend  par  raison  ?  

La   frontière   entre   le   rationnel   et   le   non   rationnel   n’a   plus   rien   d’évident.   La   science   n’est   plus   la  vérité   absolue   comme  on   a   voulu   le   croire,   le   progrès   scientifique  prend  désormais   aussi   l’aspect  d’une  menace,  c’est  tout  à  fait  évident  avec  la  crise  écologique.  

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Dans   ce   que   j’appelle   cette   «   inquiétude   rationnelle   »,   les   chrétiens   ont   toute   leur   place,   et   leur  contribution   peut   être   fondamentale.   À   condition   qu’ils   n’apportent   pas   au   débat   des   convictions  frénétiques,  mais  des  positions  raisonnables.  «  Raison  garder  »,  voilà  ce  pour  quoi  les  chrétiens  sont  peut-­‐être  qualifiés,  car  leur  Dieu  n’est  pas  un  Dieu  de  la  toute-­‐puissance  irrationnelle,  mais  le  Dieu  du  logos.  

La  divine  providence  Paru  dans  Famille  Chrétienne  du16/06/2007  -­‐  n°1535  

Peut-­‐on  croire  encore  en  la  Providence  ?  

Après   la   Shoah,   les   goulags   et   les   génocides   du   siècle   dernier,   comment  accepter   que   Dieu   soit   encore   le   Tout-­‐Puissant,   "maître   des   temps   et   de  l'Histoire"   ?   Comment   croire   en   son   infinie   sollicitude   pour   chaque   homme  alors   que   tant   d'innocents   sont   victimes   ?   Dans   un   essai   stimulant   et  courageux   (Peut-­‐on  croire  en   la  Providence   ?,  par  Pierre  Descouvemont,   éd.  de   l'Emmanuel,   13   euros.),   le   Père   Pierre   Descouvemont   ose   remettre   les  pendules  à  l'heure  :  la  Providence  existe  et  elle  vous  veut  du  bien.  

Luc  Adrian  :  Qu'est-­‐ce  qui  vous  a  poussé  à  écrire  sur  la  Providence  ?  

Pierre  Descouvemont  :  C'est  l'un  des  mystères  les  plus  déroutants  de  la  foi   chrétienne,   surtout   aujourd'hui.   Un   Dieu   tout-­‐puissant   ne   peut   pas  avoir   permis  Auschwitz,   les   camps  d'extermination,   les   génocides   et   les  guerres  atroces  du  siècle  dernier.  

Après  Auschwitz,  soutenir  que  "tout  est  grâce"  paraît  en  effet  difficile.  

Impossible  de  le  dire  comme  ça,  bien  sûr.  C'est  toute  la  difficulté  de  mon  livre.  Quand  on  se  trouve  devant  une  personne  qui  vient  d'être  traumatisée  par  une  épreuve,  pas  question  de  lui  tenir  tout  un  discours   sur   la   Providence   !   On   se   contente   de   l'écouter   et   on   la   laisse   éventuellement   crier   sa  révolte  et  tous  ses  "pourquoi  ?".  Jésus  lui-­‐même  n'a-­‐t-­‐il  pas  interpellé  son  Père  en  lui  disant  :  "Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'as-­‐tu  abandonné  ?"  

Mais,  à  froid,  il  est  bon  ensuite  d'écouter  ce  que  le  Seigneur  lui-­‐même  nous  dit  dans  la  Bible.  

La  Bible  nous  dirait  quelque  chose  d'original  sur  le  mystère  du  mal  ?  

Absolument.  Même  s'il  est  de  bon  ton  d'affirmer  aujourd'hui  que  le  Seigneur  se  contente  d'assister,  impuissant,   à   toutes   les   catastrophes   qui   se   produisent   sur   notre   planète.   Toutes   les   hérésies  naissent   le   jour  où  des  prédicateurs  se  mettent  à  penser  et  à  proclamer   :  "Aujourd'hui,  on  ne  peut  plus  dire  que...".  

Aujourd'hui,   on  ne  peut  plus  dire  que  Dieu  est   "le  Père   tout-­‐puissant"  de  notre  Credo.  On  préfère  croire   en   un   "Père   dont   l'Amour   est   tout-­‐puissant",   en   un   Dieu   qui   se   tait   et   qui   n'intervient   pas  lorsque  son  Fils  bien-­‐aimé  souffre  et  meurt   sur   la  Croix.  Car  en  reconnaissant  que  Dieu   laisse  ses  enfants  organiser  ou  désorganiser   le  monde  à   leur  guise  -­‐  ce  qui  est  exact  -­‐  et  qu'il  a  décidé  de  ne  pas   intervenir,   sauf   rarissime   exception,   dans   le   déroulement   de   leur   Histoire,   on   rend   moins  scandaleuse  l'omniprésence  du  mal  dans  le  monde.  

Vous  n'êtes  pas  d'accord  avec  cette  conception  ?  

La  plupart  des  hérésies   sont   inspirées  par   le   désir   généreux  de  ne  pas   choquer.  Mais   cette   vision  

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n'est  pas  juste.  Et  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis  :  la  Providence  est  proclamée  par  toute  l'Écriture  ;  elle  a  été  vécue  et  elle  est  encore  vécue  aujourd'hui  par  les  saints  ;  et  elle  est  enseignée  par  l'Église  qui  lui  consacre  plusieurs  paragraphes  dans  son  Catéchisme.  

Proclamée  par  toute  l'Écriture  ?  

Dès  la  première  Alliance,  Dieu  révèle  à  son  peuple  qu'il  veille  jalousement  sur  lui  et  qu'il  tient  dans  sa  main   la  destinée  des  nations.  La  Bible  ne  rend  pas  Dieu  responsable  des  maux  perpétrés  par   le  Diable  ou  les  pécheurs,  mais  elle  affirme  que,  mystérieusement,  il  en  est  l'origine.  

Et  dans  la  Nouvelle  Alliance  ?  

Le  grand  mot  qui  résume  ce  mystère  et  qui  a  aidé  des  milliards  de  chrétiens,  c'est  celui  de  saint  Paul  :  "Dieu  fait  tout  concourir  au  bien  de  ceux  qui  l'aiment"  (Rm  8,  28).  

C'est  l'une  des  phrases  les  plus  percutantes  de  l'Écriture,  avec  la  supplique  de  Jésus  à  Gethsémani  :  "Père,  que  ta  volonté  soit  faite  et  non  la  mienne".   Jésus  voit  et  adore   la  volonté  de  son  Père  dans   la  Passion  qu'il  s'apprête  à  subir  à  cause  de  la  méchanceté  des  hommes  et  de  la  volonté  homicide  du  prince  des  Ténèbres.  Souvenez-­‐vous  également  de  la  première  homélie  de  l'Histoire  de  l'Église,  à  la  Pentecôte,  saint  Pierre  n'y  va  pas  avec  le  dos  de  la  cuillère  lorsqu'il  prêche  aux  gens  de  Jérusalem  :  "Jésus  de  Nazareth  [...],  vous   l'avez   livré,  vous   l'avez   fait   supplicier  et  mourir  par   la  main  des  païens,  mais  cela  répondait  à  un  plan  de  Dieu  qui  d'avance  avait  prévu  tout  cela"  (Ac,  22-­‐23).  Et  la  première  catéchèse   de   Jésus   ressuscité,   sur   la   route   d'Emmaüs   :   "Ne   fallait-­‐il   pas   que   le   Christ   souffrît   ?"  C'était  prévu,  c'était  dans  le  plan  de  Dieu  :  le  Fils  de  l'homme  devait  souffrir.  

Vous  insistez  aussi  beaucoup  sur  la  foi  des  saints  en  la  Providence.  

Je   donne   20   000   euros   cash   à   celui   qui   me   déniche   un   (ou   une)   canonisé   qui   n'a   pas   cru   en   la  Providence  !  Que  ce  soit  Frédéric  Ozanam  ou  Bernadette  Soubirous  avec  la  maladie,  saint  Jean  de  la  Croix  avec  les  blessures  causées  par  le  prochain,  Monsieur  Vincent  avec  des  décisions  injustes,  Don  Bosco  avec  des  persécutions,  etc.,   tous   les  saints,   sans  exception,  ont  cru  sans  hésiter  que,   si  Dieu  permettait   telle   épreuve   dans   leur   vie   ou   telle   catastrophe   dans   le   monde,   c'est   qu'il   avait   ses  raisons.   Tel   saint   Thomas  More   qui,   peu   avant   son  martyre,   console   ainsi   sa   fille   :   "Rien   ne   peut  arriver   que   Dieu   ne   l'ait   voulu.   Or,   tout   ce   qu'il   veut,   si   mauvais   que   cela   puisse   nous   paraître,   est  cependant  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  pour  nous".   Ou   sainte   Catherine   de   Sienne   qui   dit   à   "ceux  qui   se  scandalisent  et  se  révoltent  de  ce  qui  leur  arrive"  :  "Tout  procède  de  l'amour,  tout  est  ordonné  au  salut  de  l'homme,  Dieu  ne  fait  rien  que  dans  ce  but".  

Madeleine   Delbrêl   -­‐   qui   n'est   pas   encore   canonisée   -­‐   disait   que   nous   devrions   nous   agenouiller  devant  chacune  de  nos  journées,  tant  Dieu  l'a  préparée  avec  amour  de  toute  éternité.  C'est  aussi  le  propos   de   "saints"   qui   ne   seront   jamais   canonisés   comme   Etty   Hillesum.   Cette   jeune   juive  néerlandaise  affirme  "La  vie  est  belle"  -­‐  synonyme  du  "Tout  est  grâce"  de  Thérèse  de  Lisieux  (voir  encadré   "Tout   est   grâce")   -­‐   alors   qu'elle   va   mourir   à   Auschwitz.   Travaillée   par   la   grâce,   elle  témoigne,  dans  un  journal  bouleversant  (Une  vie  bouleversée,  par  Etty  Hillesum,  Points/Seuil.),  de  la  présence  active  et  bienveillante  de  Dieu  jusque  dans  les  tréfonds  de  l'horreur.  

Dieu  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas  ?  

Effectivement.  Les  saints  ne  cherchent  pas  à  scruter   les  desseins  de  Dieu,  car   ils  savent  qu'ils  sont  impénétrables   :   "Mes  pensées  ne  sont  pas  vos  pensées  et  mes  chemins  ne  sont  pas  vos  chemins..."   (Is  55,   8-­‐9)   Le   Saint   Curé   d'Ars   ne   cessait   de   répéter   à   ses   paroissiens   :   "Il  ne   faut  pas  regarder  d'où  viennent  les  croix  :  c'est  toujours  de  Dieu.  Que  ce  soit  un  père,  une  mère,  un  époux,  un  frère,  le  curé  ou  le  vicaire,   c'est   toujours  Dieu  qui  nous  donne   le  moyen  de   lui  prouver  notre  amour".   Clamez   cela   en  chaire  aujourd'hui,  on  vous  prend  pour  un  prédicateur  surgi  d'un  autre  âge  !  

Il   ne   faut   pas   chercher   à   comprendre,   mais   on   ne   peut   s'empêcher   de   s'interroger.   Et   l'on  

Page 6: Trois questions difficiles

revient  toujours  à  l'objection  fondamentale  :  si  Dieu  le  Père  tout-­‐puissant  prend  soin  de  toutes  ses  créatures,  pourquoi  le  mal  existe-­‐t-­‐il  ?  

À  cette  question  aussi  pressante  qu'inévitable,  aussi  douloureuse  que  mystérieuse,  aucune  réponse  rapide  ne  peut  suffire.  

Je  me  réfugie  dans  le  Catéchisme  de  l'Église  catholique  (§  309)  :  "C'est  l'ensemble  de  la  foi  chrétienne  qui  constitue  la  réponse  :  la  bonté  de  la  Création,  le  drame  du  péché,  l'amour  patient  de  Dieu  qui  vient  au-­‐devant   de   l'homme   par   ses   alliances,   par   l'incarnation   rédemptrice   de   son   Fils,   par   le   don   de  l'Esprit,   par   le   rassemblement   de   l'Église,   par   la   force   des   sacrements,   par   l'appel   à   une   vie  bienheureuse   à   laquelle   les   créatures   libres   sont   invitées   d'avance   à   consentir,  mais   à   laquelle   elles  peuvent  aussi,  par  un  mystère  terrible,  se  dérober.  En  fait,  il  n'y  a  pas  un  trait  du  message  chrétien  qui  ne  soit,  pour  une  part,  une  réponse  à  la  question  du  mal".  

Et  la  Bible  nous  assure  que,  de  ce  mal,  Dieu  tire  un  bien.  

Dieu   ne   peut   pas   vouloir   les   tsunamis,   les   génocides,   ni   que   mon   enfant   soit   tué   ou   naisse  handicapé...  

Non.  Dieu  ne  peut  pas  vouloir   le  mal.  Dieu  a  une  sainte  horreur  du  mal.  Mais   il   le  permet  pour  un  plus  grand  bien  qui  nous  échappe.  

C'est  un  mystère  totalement  déroutant  !  

Autant   et   sinon  plus  que   tous   les   autres  mystères  de  notre  Credo   !  Nous   sommes  en  effet   obligés  d'affirmer  des  vérités  apparemment  contradictoires.  

Le   premier   paradoxe   peut   s'énoncer   ainsi   :   il   y   a   dans   le   monde   des   événements   et   des   actions  absolument   contraires   à   la   volonté   de  Dieu,   puisque   ce   sont   des   catastrophes   naturelles   qui   font  souffrir   ses   enfants   ou   des   péchés   que   Dieu   réprouve   totalement.   Et   pourtant   il   se   sert   de   ces  événements  pour  réaliser  ses  desseins.  Il  "récupère"  le  mal  pour  en  faire  un  bien.  Cela  rentre  dans  son  "plan".  

Une   telle  certitude  a  donné  aux  saints   leur  extraordinaire  sérénité   jusqu'au  cœur  de   l'épreuve.  Ce  qui  faisait  dire  au  pape  Jean  XXIII,  comme  prière  du  soir  :  "Seigneur,  le  monde,  c'est  votre  problème,  moi  je  vais  me  coucher".  

Le  second  paradoxe  n'est  pas  moins  étonnant   :  quand  un  homme  pose  consciemment  un  acte,   cet  acte   est   entièrement   le   fruit   de   sa   liberté.   Et   pourtant   cet   acte   n'existerait   pas   si   Dieu   ne   lui  accordait   pas   la   permission  d'exister...   Cet   acte   est   donc   en  même   temps   le   fruit   de   la   souveraine  liberté  de  Dieu.  Il  est  très  mystérieux,  cet  accord  entre  la  liberté  de  l'homme  et  la  liberté  de  Dieu  :  nous  ne   sommes  pas  des  marionnettes   entre   les  mains  de  Dieu,   et  pourtant,   c'est   lui  qui  mène   le  monde.  

Comment  Dieu  peut-­‐il  agir  à  l'intérieur  d'une  liberté  ?  

C'est   le  grand  mystère.  Luther  s'y  est  cassé   le  nez.  En  préparant  ses  cours  sur   l'Épître  de  Paul  aux  Romains,  il  découvre,  émerveillé,  que  l'homme  n'est  pas  sauvé  par  la  générosité  de  ses  œuvres,  mais  par   la   miséricorde   toute   gratuite   du   Seigneur.   Mais   alors,   se   dit-­‐il,   comment   concilier   cette  intervention   toute-­‐puissante   de   la   grâce   de   Dieu   avec   la   liberté   de   l'homme   ?   Il   en   conclut   que  l'homme   a   l'impression   d'être   libre  mais   qu'il   ne   l'est   pas   :   il   est   entièrement   conditionné   par   la  volonté  souveraine  de  Dieu.  Cela  a  donné  la  célèbre  thèse  de  la  prédestination,  reprise  par  Calvin  et  les  jansénistes.  

Saint  Augustin,  qui  s'était  déjà  coltiné   le  problème  en   luttant  contre   les   idées  de  Pélage,  avait,   lui,  conclu  :  Dieu  fait  tout,  et  pourtant  nous  sommes  libres  à  cent  pour  cent.  

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C'est  le  même  problème  sur  lequel  butent  certains  théologiens  contemporains  ?  

Oui,   si   ce   n'est   qu'il   se   présente   à   l'envers   :   puisque   nous   sommes   libres,   Dieu   n'y   est   pour   rien,  disent-­‐ils.   Il   s'est   retiré  dans  un  petit   coin  du  cosmos  et   se   lamente   :   "Mes  pauvres  enfants,  je  vous  aime  bien,  mais   je   suis   impuissant  devant   le   foutoir  que  vous  mettez  dans   le  monde.   Je  ne  peux   faire  que  pleurer  et  tenter  d'envoyer  quelques  bonnes  inspirations  dans  le  cœur  d'une  Mère  Teresa  ou  d'un  Raoul  Follereau..."  

Le   mystère   du   mal   en   est   considérablement   diminué,   ouf   !   Maintenant   on   peut   évangéliser  tranquille  ;  on  ne  va  pas  faire  fuir  les  gens  avec  cette  doctrine  vieillotte  de  la  Providence.  

Cette  version  "soft"  vous  met  en  boule  ?  

Oui.  Cela  voudrait  dire  que   l'Église  se  serait   trompée  dans  sa   liturgie  en  célébrant   le   "Dieu  maître  des  temps  et  de  l'Histoire".  Non,  l'Église  ne  s'est  pas  trompée.  Elle  a  bien  lu  la  Bible.  Non  seulement  Dieu   nous   aide   à   réagir   avec   foi   à   tous   les   événements   qui   surviennent   dans   nos   vies,  mais   il   en  dirige  mystérieusement  le  cours.  

"On  ne  peut  croire  à  la  fois  au  hasard  et  à  la  Providence,  écrivait  Madeleine  Delbrêl.  Nous  croyons  à  la  Providence.  Nous  vivons  comme  si  nous  croyions  au  hasard.  De   là  viennent   les   incohérences  de  notre  vie,  ses  mauvaises  agitations,  ses  mauvaises  passivités..."  Aussi  reprenait-­‐elle  volontiers  à  son  compte  le  mot  de  Léon  Bloy  :  "Tout  ce  qui  arrive  est  adorable".  Il  est  vrai  que  c'est  plus  facile  à  vivre  quand  je   perds   un   point   sur  mon   permis   que   lorsque   je   perds   un   enfant   ou   que   j'apprends   que   j'ai   un  cancer.   Mais   cela   n'oblitère   pas   la   vérité   profonde   qui   nous   est   proposée   dans   ce   mystère  insondable.  

Comme  l'affirme  saint  Augustin,  "Dieu  tire  le  bien  du  mal"  ?  

Oui.  Et   le  même  Augustin  d'expliquer   :   "Le  Dieu  tout-­‐puissant  [...]  puisqu'il  est  souverainement  bon,  ne  laisserait   jamais  un  mal  quelconque  exister  dans  ses  œuvres  s'il  n'était  assez  puissant  et  bon  pour  faire  sortir  le  bien  du  mal  lui-­‐même".  

Et  non  seulement  Dieu  se  sert  du  mal,  mais  il  se  sert  du  Malin  !  C'est  l'un  des  plus  grands  mystères  de   la   foi   :   Dieu   se   sert   du   Diable   pour   réaliser   ses   desseins.   Que   Satan   contribue   à   sa  manière   à  l'avancement   spirituel   des   hommes   "est   un   grand   mystère",   reconnaît   le   Catéchisme   de   l'Église  catholique   (§   395).   Ce   qui   faisait   dire   à  Goethe   :   "Les  démons  veulent  toujours   le  mal,  mais   ils   font  toujours  le  bien"  !  

Que  de  paradoxes  !  

Il  n'y  a  pas  qu'en  théologie  !  Lyautey  disait  :  "La  plupart  des  erreurs  humaines  viennent  du  fait  qu'on  emploie  la  conjonction  "ou"  là  où  l'on  devrait  employer  la  conjonction  "et"".  

C'est  valable  en  éducation  :  tolérance  et  autorité  ;  en  économie  :  libre  entreprise  et  intervention  de  l'État.  Mais  c'est  spécialement  vrai  quand  on  veut  respecter  le  mystère  de  Dieu,  tel  qu'il  se  révèle  à  nous   :   Jésus   est   à   la   fois   Dieu   et   homme.   Les   trois   Personnes   divines   sont   distinctes,   tout   en   ne  faisant  qu'Un.  

Les  hérésies  viennent   toujours  du   fait  que,  dans  un  désir  de  rendre   le  message  moins  mystérieux,  on   supprime   l'un   des   termes   du   paradoxe.   Le   mot   "hérésie"   vient   d'ailleurs   du   grec   airesis,   qui  signifie  "choix".  Les  hérétiques  ont  toujours  du  succès  car,  pour  rendre  l'Évangile  plus  accessible,  ils  simplifient   les   choses.   Or,   le   message   de   la   Bible   est   simple   -­‐  mais   non   simpliste.   Elle   affirme  simultanément  que  tout  en  nous  laissant  libres,  Dieu  mène  le  monde  !  

Ses  desseins  ne  sont  pas  toujours  faciles  à  discerner.  

Cela   dépend.   Il   est   parfois   relativement   facile   d'apercevoir   la   façon   dont   Dieu   a   conduit   les  

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événements  de  mon  existence  pour  mon  plus  grand  bien   :   les  personnes  mises   sur  ma   route   ;   les  talents  que  j'ai  reçus  ;  les  événements  qui  me  sont  arrivés  ;  les  grâces  accueillies...  

La  plupart  du  temps,  on  est  quand  même  plutôt  dans  l'obscurité...  

Oui.   Bien   souvent,   Dieu   paraît   absent.   On   ne   le   dira   jamais   assez   :   le   chrétien   n'est   pas   doté   de  lunettes  spéciales  qui  lui  feraient  voir  en  rose  ce  qui  est  noir  ou  gris  ;  il  ne  possède  pas  non  plus  la  longue-­‐vue  qui   lui  permettrait  d'apercevoir  à   l'avance   les  heureuses  conséquences  qui  résulteront  plus  tard  de  son  malheur  actuel.  C'est  dans  la  foi,  et  dans  la  foi  pure,  qu'il  faut  redire  avec  le  Livre  de  la  Sagesse  :  "Nous  sommes  dans  sa  main,  nous  et  nos  discours..."  (Sg  7,16).  

Croire  en  la  Providence  lorsqu'il  m'arrive  un  accident  ne  consiste  pas  à  me  persuader  que  la  plaque  de  verglas  était  ce  que  je  pouvais  rencontrer  de  meilleur  à  ce  moment-­‐là.  Mais  il  m'est  demandé  de  croire   -­‐   c'est   déjà   énorme   !   -­‐   que   si   Dieu   n'a   pas   demandé   à   mon   ange   gardien   d'empêcher   cet  accident,   c'est   que   du   bien   peut   sortir   pour  moi   de   ce  malheur.   Et   ce   bien,   c'est   d'abord   une   foi  encore  plus  grande,  encore  plus  inconditionnelle  en  la  tendresse  infinie  de  Dieu  pour  moi  !  

Ce  qui  est  difficile  à  accepter  !  

Non,  ce  n'est  pas  difficile...  C'est  impossible  !  Sans  la  grâce  de  Dieu,   il  est   impossible  de  croire  à  ce  mystère  de   la  Providence  divine,   et   surtout  d'en  vivre   au  moment  de   l'épreuve.   Se   soumettre   à   la  volonté  de  Dieu  suppose  une  "overdose"  d'Esprit  Saint.  

Tous  les  saints  ont  repéré  que  Dieu  ne  nous  donne  que  des  missions  impossibles.  Il  nous  demande  d'aimer  -­‐  on  n'y  arrive  pas.  Il  nous  de-­‐mande  de  pardonner  -­‐  on  n'y  arrive  pas.  Il  nous  demande  de  nous  soumettre  à  sa  volonté  -­‐  on  n'y  arrive  pas  !  C'est  pour  cela  que  Jésus  est  venu  parmi  nous.  Pour  venir   faire  en  nous  ce  que  nous  ne  pouvons  pas   faire  par  nous-­‐mêmes.  Plus  on  avance  dans   la  vie  chrétienne,  plus  on  vérifie  la  justesse  du  mot  de  Jésus  :  "Sans  moi,  vous  ne  pouvez  rien  faire"  (Jn  15,  5).  Mais  aussi  :  "Rien  n'est  impossible  à  Dieu"  (Lc  1,  37).  

Il  est  facile  de  glisser  dans  l'hérésie  avec  un  mystère  pareil  !  

Oui  !  D'ailleurs,  les  contrefaçons  de  la  Providence  sont  nombreuses.  Croire  en  la  Providence,  ce  n'est  pas  croire  qu'un  destin  aveugle  pèse  sur  nous  et  nous  empêche  d'être  libres.  Ce  n'est  pas  non  plus  croire  que  le  mal  n'est  qu'une  illusion,  comme  nous  le  susurre  le  Nouvel  Age  inspiré  du  panthéisme  que   professent   les   religions   du   Sud-­‐Est   asiatique.   La   sagesse   consisterait   alors   à   positiver,   à  relativiser   le  mal,   à   supprimer   tout   jugement   de   valeur,   à   n'accorder   aucune   importance   à   ce   qui  contrarie  nos  désirs.  Cet  optimisme  paraît  chrétien  à  première  vue,  mais  il  est  en  fait  à  l'opposé  de  la  pensée  biblique,  qui  vomit  le  mal.  

Croire   en   la   Providence,   ce   n'est   pas   non   plus   ne   faire   aucun   projet   pour   l'avenir,   et   attendre  passivement  que  le  Seigneur  nous  indique  "providentiellement"  la  voie  à  suivre.  

Enfin,  ce  n'est  pas  non  plus  me  croire  obligé  de  découvrir   les  raisons  pour   lesquelles  Dieu  permet  tel  ou  tel  événement  douloureux.  

C'est  le  providentialisme  ?  

Oui,   l'erreur   de   ceux   qui   pensent   qu'on   peut   toujours   trouver   la   raison   "providentielle"   de   toute  épreuve   collective   ou   personnelle.   Sans   doute   l'une   des   caricatures   de   la   Providence   la   plus  nuisible.  Celle  qui  fait  dire  :  "Madame,  si  vous  aviez  la  foi,  vous  verriez  ce  que  Dieu  vous  dit  à  travers  ce  cancer".  Non  !  Le  cancer  ne  parle  pas  de  Dieu.  Le  cancer  est  une  saloperie  contre  laquelle  je  dois  me  battre  et  que  je  ne  dois  pas  chercher  à  "interpréter".  

Je   connais   un  médecin   qui   a   eu   de   très   gros   problèmes   de   santé   au   point   de   devoir   arrêter   son  activité.   Quelques   mois   plus   tard,   il   vient   me   dire   :   "Grâce   à   cette   maladie,   j'ai   découvert   plein  d'autres  choses,  je  fais  du  bénévolat  ;  cette  épreuve  a  été  salutaire,  c'est  providentiel.  Voulez-­‐vous  que  

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j'en  témoigne  ?"   J'ai  dû   lui   répondre   :   "Surtout  pas  !  Louez  et  rendez  grâce,  mais  soyez  extrêmement  prudent   dans   votre   façon   de   parler   de   votre   expérience.   Vous   risquez   de   culpabiliser   ceux   qui  écouteront  votre  témoignage.  Vous  avez   la  chance  de  voir  que  c'est  une  grâce,   tant  mieux  pour  vous.  La  plupart  ne   le   voient  pas...   car   il   n'y  a   rien  à   voir   !"   La   plupart   du   temps,   c'est   seulement   à   leur  entrée  dans  le  Ciel  que  les  hommes  découvrent  la  "  logique  "  du  Seigneur.  

Mado  Maurin   raconte   dans   un   livre   que   le   suicide   de   son   fils   Patrick  Dewaere   a   été   pour   elle   un  choc  décisif  qui  a  tourné  ses  yeux  vers  le  Ciel.  Mais  elle  m'a  certifié  que  jamais  elle  ne  tiendrait  de  tels  propos  en  public.  Quatre-­‐vingt-­‐dix  pour  cent  des  personnes  en  effet  ne  voient  pas  sur  la  Terre  le  sens  de  leur  épreuve.  

Pourquoi  prier  si  Dieu  a  son  "plan"  ?  

Même  si  Jésus  est  le  Grand  Prêtre  par  excellence  sans  cesse  en  train  d'intercéder  pour  nous  auprès  du  Père  (He  7,  25),  Dieu  a  voulu  que  nous  puissions  nous  associer  à  sa  prière  et  nous  aider  ainsi  les  uns   les   autres.   Il   y   a   des   grâces   qui   ne   descendront   du   Ciel   sur   les   hommes   que   si   nous   les  demandons  -­‐  aussi  poliment  que  possible,  car  Dieu  ne  nous  doit  rien.  

Cela  dit,  force  est  de  constater  que  le  calendrier  de  Dieu  ne  coïncide  pas  toujours  avec  le  nôtre  ;  les  plus  grands  saints  eux-­‐mêmes  n'ont  pas  toujours  été  exaucés  comme  ils  l'auraient  désiré.  C'est  l'un  de  mes  grands  "dadas"  !  

Un  exemple  de  saint  non  exaucé  ?  

À  commencer  par  Marie  et  Joseph,  qui  ont  dû  beaucoup  prier  pour  les  gens  de  Nazareth  ;  or  c'est  le  seul  village  où  Jésus  ne  put  faire  de  miracle,  à  cause  de  l'incrédulité  des  habitants  (Mc  6,  6).  Dieu  a  sans  doute  permis  cela  pour  que,  dans   la  suite  des  siècles,   les  chrétiens  ne  se  culpabilisent  pas  de  ne  pas  être  exaucés.  

Je   suis   toujours  un  peu  réticent   lorsque   j'entends   témoigner   lors  de  rassemblements   :   "J'ai  prié  et  j'ai  été  exaucé,  alléluia  !"  J'aimerais  entendre  de  temps  en  temps  :  "J'ai  beaucoup  prié,  je  n'ai  pas  été  exaucé,  et  je  continue  à  croire,  alléluia  !  "  Ce  qui  est  également  admirable.  

Heureusement   que   les   saints   n'ont   pas   toujours   été   exaucés,   ils   ne   seraient   plus   pour   nous   des  modèles.   J'aime  bien  cette  réponse  d'un  enfant  à  qui  sa  mère  demande  "Le  Bon  Dieu  t'a  exaucé  ?"  -­‐  "Oui,  Maman,  mais  il  m'a  dit  :  pas  tout  de  suite  !"  

La  doctrine  de  la  Providence  n'est-­‐elle  pas  très  démobilisatrice  puisque  Dieu  s'occupe  de  tout  ?  

Cette  foi  n'a  jamais  empêché  les  chrétiens  de  se  battre  contre  tout  ce  qui  abîme  l'homme  à  travers  le  monde.  C'est  pourquoi  je  donne  beaucoup  la  parole,  dans  mon  livre,  à  des  saints  qui  se  sont  battus  pour   faire   reculer   la   misère,   de   Monsieur   Vincent   à   Mère   Teresa.   L'attitude   chrétienne   est  excellemment  résumée  dans  cette  formule  :  "Il  faut  agir  comme  si  tout  dépendait  de  nous  et  prier  car  tout  dépend  de  Dieu".  

Est-­‐ce   que   cette   foi   n'atténue   pas   l'horreur   du  mal   ?   Puisque  Dieu   en   tire   du   bien,   le  mal   ne  serait  pas  si  mal...  

Non,   le  mal   est   le  mal.   Dieu  est   en   colère   contre   le   péché   du  monde   et   il   nous   demande   de   nous  battre  sans  relâche  chaque  jour  contre  tout  ce  qui  abîme  ses  enfants.  Nous  avons  même  le  droit  de  crier  vers  Dieu  notre  colère  quand  le  mal  nous  accable.  Relisez  les  Psaumes  !  Il  y  a  une  saine  colère  :  "Seigneur,   trop   c'est   trop,   tu   exagères   !   Pourquoi   ?"  Dieu  n'aurait   pas   voulu  un  monde   comme   ça.  "C'est  par  l'envie  du  Diable  que  la  mort  est  entrée  dans  le  monde"  (Sg  1,  13  ;  2,  24).  

En  fait,  il  faut  attendre  l'Au-­‐delà  pour  avoir  la  réponse  ?  

Un   grand   journaliste,   Georges   Huber,   auteur   d'un   très   beau   livre   sur   la   Providence,   disait   à   sa  

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femme  avant  de  mourir  :  "Je  suis  certain  que  l'une  de  mes  grandes  joies  au  Ciel  sera  de  voir  le  sens  de  tous  ces  événements  que  j'ai  relatés  durant  cinquante  ans  et  dont  la  signification  m'échappait".  

Toute  comparaison  est  grossière.  J'aime  néanmoins  celle-­‐ci  :  Dieu  nous  donne  une  partition  à  jouer  ;  nous   faisons   tous   des   fausses   notes   -­‐   excepté   la   sainte   Vierge   ;   à   la   fin,   cela   fait   une   symphonie  formidable.   Autre  métaphore   :   la   tapisserie   :   "C'est  bien   l'envers  du  canevas/Que   tu   tapisses  de   tes  croix/Mais  au  Ciel  Dieu  te  montrera/La  beauté  des  points  à  l'endroit",  écrit  Marie  Beaudouin-­‐Croix.  

Dieu  voit  la  tapisserie  de  notre  vie  ?  

D'un   seul   coup   d'œil,   si   j'ose   dire   !   Car   l'Éternel   n'est   pas   dans   notre   temps   humain.   Il   ravaude,  récupère  nos   fils  perdus,  retisse,  comble   les   trous  sans  que  nous  en  apercevions   toujours   la  main,  pour  faire  de  nos  existences  le  plus  beau  chef-­‐d'œuvre  possible.  

Prenons  l'habitude  de  regarder  toutes  les  secousses  de  notre  monde,  toutes  ses  tribulations,  comme  les   signes  d'un   formidable   enfantement  que  Dieu   réalise   au   cœur  de   sa  Création.  Tout   au   long  de  l'Histoire,  il  agit  avec  puissance  par  son  Esprit  pour  que  se  produise  un  jour  la  totale  transfiguration  de  ses  enfants.  Une   transfiguration  qui   commence   ici-­‐bas  mais  qui  ne  s'achèvera  que  dans   le  Ciel.  Nous   contemplerons   alors,   éblouis,   la   Sagesse   merveilleuse   avec   laquelle   Dieu   aura   conduit   le  monde  vers  sa  transfiguration  ultime.  

Une  nouvelle  croyance  :  le  phénomène  du  complot    

TAGUIEFF  DÉCODE  LA  THÉORIE  DU  COMPLOT  

Pierre-­‐André  Taguieff,  Philosophe  et  historien  des  idées,  directeur  de  recherche  au  CNRS,  à  Paris.  Il  s'est  intéressé   aux   théories   du   complot   dans   "La   foire   aux   illuminés"   (2005)   et   "L'imaginaire   du   complot  mondial"  (2006)  (éditions  Mille  et  une  nuits).  

Le  Point  :  Du  11  Septembre  à  DSK,  pourquoi  la  théorie  du  complot  se  porte-­‐t-­‐elle  si  bien  ?  

Pierre-­‐André   Taguieff   :   L'époque   présente,   qu'on   la   dise  postmoderne   ou   hypermoderne,   se   caractérise   par   une   forte  augmentation   des   incertitudes   et   des   peurs   qu'elles   provoquent   ou  stimulent.   En   quoi   elle   est   particulièrement   favorable   à   la  multiplication  des   représentations   ou   des   récits   conspirationnistes,  à   leur  diffusion  rapide  et  à   leur  banalisation.  Ces  récits,   si  délirants  soient-­‐ils,  présentent   l'avantage  de  donner  du  sens  aux  événements  incompréhensibles  ou  effrayants.  Ils  permettent  ainsi  d'échapper  au  spectacle   terrifiant   d'un   monde   déchiré,   chaotique,   instable,   dans  lequel   tout   semble  possible   à   chaque   instant.   Ces   récits  mettent   de  l'ordre  et  de  la  rationalité  dans  les  événements,  qui  paraissent  ainsi  s'enchaîner.   Les   interprétations   paranoïaques   de   tout   ce   qui   arrive  dans  le  monde,  interprétations  qu'il  est  convenu  d'appeler  "théories  

du   complot",   sont   ainsi   devenues   socialement   "normales"   et   culturellement   "ordinaires".   Sous   le  regard   conspirationniste,   les   coïncidences   ne   sont   jamais   fortuites,   elles   ont   valeur   d'indices,  révèlent   des   connexions   cachées   et   permettent   de   fabriquer   des   micromodèles   explicatifs   des  événements.  L'utopie  communiste  a  beau  avoir  été  disqualifiée,  sa  démonologie  anticapitaliste  lui  a  

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survécu   :   les   capitalistes,   les   "puissants"   et   les   "maîtres   de   la   finance"   forment   toujours   la  redoutable   bande   de   démons   que   les   hommes   dénoncent   comme   les   responsables   cachés   des  malheurs   qui   les   frappent.   Et   la   démocratie,   qui   instaure   le   pouvoir   comme   "lieu   vide",   selon  l'expression  de  Claude  Lefort  [un  des  pionniers  de  la  réflexion  sur  le  totalitarisme,  NDLR],  produit  un   appel   du   vide   auquel   fait   l'écho   l'offre   conspirationniste.   La   démocratie   libérale   paraît   en  quelque   sorte   impuissante   à   répondre   à   certaines   attentes   fondamentales   des   humains.  L'individualisme  libéral,  qui  ne  fournit  par   lui-­‐même  aucune  nourriture  psychique,  ne  favorise  pas  non  plus   la   constitution  d'une   religion   civile   ou   civique   qui   permettrait   aux   citoyens   des   sociétés  démocratiques   de   sortir   de   leur   triste   condition  d'individus   solitaires   et   en   concurrence   virtuelle  avec   tous   les   autres.   C'est   dans   ce   désert   spirituel   que   fleurissent   en   Occident   les   plantes  vénéneuses   qui   composent   la   flore   spécifique   du   conspirationnisme,   laquelle   favorise   les  dénonciations  abusives  et  les  chasses  aux  sorcières.  

Vous   avez   travaillé   sur   "Les   protocoles   des   sages   de   Sion".   Quelle   différence   y   a-­‐t-­‐il   entre   les  conspirationnistes  du  début  du  XXe  siècle  et  ceux  du  XXIe  ?  

La   pensée   conspirationniste   classique   est   fondée   sur   la   croyance   qu'il   existe   un   grand   complot  menaçant   l'ordre   naturel   du  monde.   L'idée   d'un   grand   complot   subversif   ou   contre-­‐subversif   est  apparue  sous  une   forme  élaborée  à   l'époque  de   la  Révolution   française.  Au  cours  des  deux  siècles  qui  suivent  cette  période,   les   récits  mettant  en  scène   tel  ou   tel  mégacomplot  postulent   l'existence  d'acteurs  collectifs  de  dimension  universelle  (francs-­‐maçons,  juifs,  communistes,  ploutocrates,  etc.)  auxquels  sont  attribués  des  projets  de  conquête,  de  domination  ou  de  destruction  de  l'ordre  social  ou   de   la   civilisation.   Au   XIXe   siècle,   la   vision   conspirationniste   de   l'Histoire   s'est   développée   aux  deux   pôles   de   l'espace   politique,   dans   la   pensée   révolutionnaire   comme   dans   la   pensée   contre-­‐révolutionnaire.   Le   point   d'aboutissement   de   cette   dernière   a   été   la   vision   d'un   complot   judéo-­‐maçonnique  dont   l'objectif   serait   la   conquête  du  monde   à   travers   la   destruction  de   la   civilisation  chrétienne.   C'est   le   thème   central   des   "Protocoles   des   sages   de   Sion".   Les   interprétations  conspirationnistes  du  11  Septembre,  par  exemple,  ont  montré  l'émergence  d'une  forme  nouvelle  de  pensée   du   complot,   acceptable   par   des   publics   non   extrémistes,   fondée   à   la   fois   sur   le   rejet   des  "thèses   officielles"   vues   comme   mensongères   et   l'instrumentalisation   du   doute   sceptique   ou  méthodique  en  tant  que  mode  de  légitimation  de  la  thèse,  laquelle  peut  ainsi  rester  sous-­‐entendue.  Ce  qui  est  ici  déterminant,  c'est  le  point  de  départ  déclaré  :  non  pas  une  croyance  dogmatique  à  tel  ou  tel  complot  ou  type  de  complot  déjà  répertorié,  mais  l'observation  de  failles  ou  de  contradictions  dans   les   explications   "officielles"   données   de   l'événement   saillant,   observation   sur   la   base   de  laquelle   des   doutes   sont   formulés   d'une   façon   de   plus   en   plus   radicale.   La   nouveauté   est   donc   le  point  de  départ  sceptique  de  la  démarche  conspirationniste,  qui  mime  l'esprit  scientifique.  Depuis  la   fin   du   XXe   siècle,   on   observe   en   outre   un   fort   accroissement   du   soupçon   visant   les   médias,  accusés   -­‐   souvent   à   juste   titre   -­‐   soit   de   connivence   avec   les   pouvoirs   politiques   ou   économiques  dont  ils  ne  seraient  que  les  courroies  de  transmission,  soit  de  conformisme  frileux  les  conduisant  à  s'aligner  sur  les  communiqués  "officiels"  et  à  respecter  le  "politiquement  correct".  Cette  attitude  de  défiance   favorise   la   croyance   que   les   investigations   sans   tabous   et   les   débats   libres   ne   se  rencontrent  que  sur  Internet.  C'est  la  thèse  publiquement  défendue  par  la  plupart  des  tenants  de  la  pensée   conspirationniste,   qui   se   transfigurent   eux-­‐mêmes   en   "résistants"   luttant   contre   la  "désinformation  officielle".  Ils  s'imaginent  en  héros  d'une  grande  aventure  intellectuelle,  qui  s'élève  à  leurs  yeux  à   la  hauteur  d'un  combat  pour   la  vérité.   Illusion,  bien  sûr,  mais  qui  donne  sens  à   leur  vie.  Dans  un  univers  régi  par  le  soupçon,  tout  paraît  possible,  surtout  le  pire.  

Page 12: Trois questions difficiles

L'expression  "théorie  du  complot"  est-­‐elle  pertinente  ?  

L'expression   "théorie   du   complot"(conspiracy   theory)   est   malheureuse   et   trompeuse.   L'Histoire  universelle   est   remplie   de   complots   réels,   qui   ont   abouti   ou   échoué.  Mais   elle  est   aussi   pleine   de  complots   imaginaires,   objets   de   croyances   collectives.   Dans   l'affaire   DSK,   il   est   rationnel   de  formuler   l'hypothèse  d'un  complot,   sur   la  base  d'indices  qui  restent  à  vérifier  et  à  recouper.  Mais,  en  l'état  actuel  des  connaissances,  on  ne  peut  pas  affirmer  qu'un  complot  réel  a  été  organisé  contre  DSK  ni  que  les  accusations  de  complot  relèvent  de  la  "théorie  du  complot",  c'est-­‐à-­‐dire  d'une  forme  de  paranoïa  très  répandue.  Je  préfère  parler  de  vision  conspirationniste,  d'imaginaire  ou  de  pensée  conspirationniste,  dont  les  postulats  me  paraissent  être  les  suivants  :  1/  rien  n'arrive  par  accident  ;  2/  tout  ce  qui  arrive  est  le  résultat  d'intentions  ou  de  volontés  cachées  ;  3/  rien  n'est  tel  qu'il  paraît  être  ;  4/  tout  est   lié  ou  connecté,  mais  de  façon  occulte.  Il   faut  en  outre  mettre  en  garde  contre  un  mauvais   usage   de   l'accusation   de   conspirationnisme   ou   de   "théorie   du   complot",   lorsqu'on   y   a  recours   pour   disqualifier   tout   soupçon   justifié   qui,   fondé   sur   des   indices   bien   identifiés   et  correctement   interprétés,   porte   sur   l'organisation   d'un   complot   réel.   Les   organisateurs   d'un  véritable   complot   ont   bien   sûr   intérêt   à   diffuser   la   rumeur   selon   laquelle   tout   complot   est   un  complot   fictif.   On   peut   en   outre   imaginer   l'organisation   d'un   complot   pour   faire   croire   à   telle   ou  telle  "théorie  du  complot",  c'est-­‐à-­‐dire  à  un  complot  fictif  attribué  à  un  opposant,  un  concurrent  ou  un  ennemi,  pour  désinformer  et  donc  affaiblir  l'adversaire,  faire  diversion,  le  délégitimer,  lui  donner  une  figure  de  criminel,  provoquer  des  réactions  de  rejet  ou  d'hostilité  à  son  égard,  le  priver  ainsi  de  ses  alliés,  etc.  Complots  et  contre-­‐complots  imaginaires  s'enchaînent,  s'engendrent  et  se  renforcent  mutuellement,   se   reproduisant   par   imitation   ou   par   inversion.   Dans   tous   les   cas,   le   complotiste,  c'est   l'autre   !   Les   complotistes   posent   rituellement   la   question   :   "A   qui   profite   le   crime   ?"   Il   faut  aussi  poser  la  question  "A  qui  profite  la  "théorie  du  complot"  ?"  On  connaît  la  réponse  :  aux  victimes  imaginaires  du  complot  fictif.  

Verra-­‐t-­‐on  un  jour  la  fin  de  la  théorie  du  complot  ?  

Que  le  monde  soit  supposé  désenchanté  ou  en  cours  de  réenchantement,   les  humains  n'ont  jamais  cessé   de   croire,   dans   l'espace   des   religions   historiques   ou   dans   le   champ   des   néoreligions  émergentes   et   non   institutionnalisées.   Contrairement   à   l'interprétation   "progressiste"   de   la   thèse  de   la   rationalisation   croissante,   ils   sont  même  devenus   de   plus   en   plus   crédules,   car   en   quête   de  réenchantement  du  monde.  C'est  là  ce  que  suggère  la  célèbre  boutade  de  G.  K.  Chesterton  :  "Depuis  que  les  hommes  ne  croient  plus  en  Dieu,  ce  n'est  pas  qu'ils  ne  croient  plus  en  rien,  c'est  qu'ils  sont  prêts  à  croire  en  tout."  Tant  que  la  marche  de  l'Histoire  paraîtra  obscure,  absurde  et  inquiétante  aux  humains,  ces  derniers  demanderont  aux  récits  conspirationnistes  de  les  éclairer  et  de  satisfaire  leur  besoin  de  sens,  sans  se  soucier  de  la  validité  des  réponses.  Or  il  paraît  improbable  qu'on  puisse  un  jour  accéder  à  une   transparence  historique   totale.   Il  est  même  hautement  probable  que   l'invisible  ne  cessera   jamais  de  hanter   le  visible,   en  dépit  du  progrès  des   connaissances.  Les   interprétations  conspirationnistes,  qui  éclairent  en  aveuglant  et  en  trompant,  ont  donc  de  beaux  jours  devant  elles.  Dans  la  nature  comme  dans  la  culture,  les  mauvaises  herbes  repoussent  toujours.