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Annales de pathologie (2012) 32, 239—241 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com LETTRE À LA RÉDACTION Un enchondrome huméral vieux de 1700 ans A 1700-year-old humeral enchondroma Introduction En anthropologie médicolégale, comme en ostéo- archéologie, l’étude des restes humains dégradés et squelettisés autorise parfois des diagnostics rétrospec- tifs rares ; ils permettent alors, soit de mieux identifier un individu porté disparu (lésion d’identification), soit de reconstituer l’état de santé des populations du passé (lésion d’intérêt sanitaire). À l’échelle d’une nécropole, puis d’une région, il est ainsi possible de réaliser une cartographie nosologique [1], mais aussi de déterminer la naissance, la vie et la mort de processus morbides (par exemple, en maladies infectieuses), mais aussi de mettre en évidence les facteurs causaux de dégénérescences tumorales [2]. Le cas présent en est un bon exemple, puisqu’une lésion pathologique a été identifiée qui n’a pas forcément joué de rôle direct dans le mécanisme du décès, mais a pu être à l’origine d’anomalies posturales chez l’individu, y compris au moment de son dépôt en sépulture. C’est aussi l’occasion d’une confrontation anatomo-radiologique originale. Matériel et méthode Il s’agit d’une tumeur osseuse de localisation humérale proximale diagnostiquée au cours de l’examen ostéolo- gique de la nécropole d’Arcis-sur-Aube (Aube, Champagne Ardenne). Ce site, fouillé en 2002 sous la responsabilité de l’une de nous (C.P.), était composé d’une trentaine de tombes datant de l’époque romaine impériale (iii e iv e siècle ap. J.-C.). Sur le plan anthropologique, la population se composait principalement d’adultes, dont un quart parti- culièrement âgé, les hommes et les femmes représentés de fac ¸on équivalente. Un enfant d’environ cinq ans et un grand adolescent y étaient également inhumés, ainsi qu’un nourrisson. Description Le sujet présenté ici (SEP 105, c’est-à-dire l’individu retrouvé dans la sépulture n o 105) est un adulte masculin mature (âge au décès supérieur à 45 ans) inhumé en décubi- tus latéral droit dans une enveloppe souple ou un vêtement, les membres supérieurs fléchis et les mains placées contre le visage (Fig. 1). Une épingle en bronze se trouvait à proximité du sacrum. Le coude gauche était plus proche du visage que le droit, et non au-dessus de ce dernier comme on aurait pu Figure 1. Vue générale du squelette au moment de son exhuma- tion (la flèche indique la direction du Nord). General view of the skeleton at the moment of its discovery (arrow is for the North direction). s’y attendre. Ce décalage a pu être causé par une mobilité réduite de l’épaule gauche liée à la lésion humérale. L’extrémité proximale de l’humérus étant l’objet d’une altération taphonomique (fragmentation post-mortem liée à l’imbibition aqueuse dans la fosse et à la pression de la terre), il est ainsi possible d’observer directement la partie interne de l’os (examen macroscopique de la pièce osseuse). En l’occurrence, il existe une masse for- tement calcifiée, partiellement ossifiée, irrégulière, mais bien limitée, à la surface spiculée, développée aux dépens de la moelle osseuse, intéressant la jonction diaphyso- épiphysaire, mesurant 3,2 cm par 2,7 cm, de grand axe vertical (Fig. 2). Celle-ci adhère en quelques points à la face profonde de la corticale. À l’examen radiographique (Fig. 3), on confirme l’hétérogénéité de cette formation calcifiée, avec un aspect motté caractéristique, tranchant radicalement avec l’aspect radiologique de comblement de la cavité médul- laire par de la terre d’enfouissement (partie sous-jacente à la lésion pathologique, donc plus en distalité de l’os). On constate aussi l’absence de toute lésion traumatique au contact (dans la limite de préservation de cette pièce osseuse). Le reste du squelette est sans particularité (notamment exempt de toute autre lésion tumorale). 0242-6498/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.annpat.2012.01.003

Un enchondrome huméral vieux de 1700ans

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Page 1: Un enchondrome huméral vieux de 1700ans

Annales de pathologie (2012) 32, 239—241

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

LETTRE À LA RÉDACTION

Un enchondrome huméral vieux de1700 ans

A 1700-year-old humeral enchondroma

Introduction

En anthropologie médicolégale, comme en ostéo-archéologie, l’étude des restes humains dégradés etsquelettisés autorise parfois des diagnostics rétrospec-tifs rares ; ils permettent alors, soit de mieux identifierun individu porté disparu (lésion d’identification), soit dereconstituer l’état de santé des populations du passé (lésiond’intérêt sanitaire). À l’échelle d’une nécropole, puis d’unerégion, il est ainsi possible de réaliser une cartographienosologique [1], mais aussi de déterminer la naissance,la vie et la mort de processus morbides (par exemple, enmaladies infectieuses), mais aussi de mettre en évidenceles facteurs causaux de dégénérescences tumorales [2].

Le cas présent en est un bon exemple, puisqu’une lésionpathologique a été identifiée qui n’a pas forcément joué derôle direct dans le mécanisme du décès, mais a pu être àl’origine d’anomalies posturales chez l’individu, y comprisau moment de son dépôt en sépulture. C’est aussi l’occasiond’une confrontation anatomo-radiologique originale.

Matériel et méthode

Il s’agit d’une tumeur osseuse de localisation huméraleproximale diagnostiquée au cours de l’examen ostéolo-gique de la nécropole d’Arcis-sur-Aube (Aube, ChampagneArdenne). Ce site, fouillé en 2002 sous la responsabilitéde l’une de nous (C.P.), était composé d’une trentaine detombes datant de l’époque romaine impériale (iiie—ive siècleap. J.-C.). Sur le plan anthropologique, la population secomposait principalement d’adultes, dont un quart parti-culièrement âgé, les hommes et les femmes représentésde facon équivalente. Un enfant d’environ cinq ans et ungrand adolescent y étaient également inhumés, ainsi qu’unnourrisson.

Description

Le sujet présenté ici (SEP 105, c’est-à-dire l’individuretrouvé dans la sépulture no 105) est un adulte masculinmature (âge au décès supérieur à 45 ans) inhumé en décubi-tus latéral droit dans une enveloppe souple ou un vêtement,les membres supérieurs fléchis et les mains placées contre levisage (Fig. 1). Une épingle en bronze se trouvait à proximitédu sacrum. Le coude gauche était plus proche du visage quele droit, et non au-dessus de ce dernier comme on aurait pu

0242-6498/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droitsdoi:10.1016/j.annpat.2012.01.003

Figure 1. Vue générale du squelette au moment de son exhuma-tion (la flèche indique la direction du Nord).General view of the skeleton at the moment of its discovery (arrowis for the North direction).

s’y attendre. Ce décalage a pu être causé par une mobilitéréduite de l’épaule gauche liée à la lésion humérale.

L’extrémité proximale de l’humérus étant l’objet d’unealtération taphonomique (fragmentation post-mortem liéeà l’imbibition aqueuse dans la fosse et à la pressionde la terre), il est ainsi possible d’observer directementla partie interne de l’os (examen macroscopique de lapièce osseuse). En l’occurrence, il existe une masse for-tement calcifiée, partiellement ossifiée, irrégulière, maisbien limitée, à la surface spiculée, développée aux dépensde la moelle osseuse, intéressant la jonction diaphyso-épiphysaire, mesurant 3,2 cm par 2,7 cm, de grand axevertical (Fig. 2). Celle-ci adhère en quelques points à la faceprofonde de la corticale.

À l’examen radiographique (Fig. 3), on confirmel’hétérogénéité de cette formation calcifiée, avec unaspect motté caractéristique, tranchant radicalement avecl’aspect radiologique de comblement de la cavité médul-laire par de la terre d’enfouissement (partie sous-jacenteà la lésion pathologique, donc plus en distalité de l’os).On constate aussi l’absence de toute lésion traumatiqueau contact (dans la limite de préservation de cette pièceosseuse). Le reste du squelette est sans particularité(notamment exempt de toute autre lésion tumorale).

réservés.

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Figure 2. Vue de face de la lésion pathologique humérale proxi-male à la jonction diaphyso-métaphysaire (flèche).View of the pathological lesion on the proximal extremity of thehumerus, at the metaphyso-diaphyseal junction (arrow).

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igure 3. Aspect radiographique (cliché de face) de l’humérusathologique, avec la lésion tumorale (flèche épaisse) et leomblement de la cavité médullaire par de la terre (flèches fines).adiographical aspect of the pathological humerus, with the tumor

esion (thick arrow) and the filling of the medullar cavity by groundemains (thin arrows).

En raison de l’importante fragilité de la pièce osseuse etour des raisons de conservation, une étude microscopique’a pas pu être réalisée.

iscussion

e diagnostic retenu pour cette formation intra-osseuse estelui d’enchondrome, en raison de sa localisation anato-ique, et de son aspect macroscopique caractérisé par

ne calcification/ossification centrale (la matrice tumoralee cartilage hyalin ayant disparu en post-mortem) [3]. Deels remaniements sont habituellement observés au décours’une nécrose tumorale, et le diagnostic différentiel d’unnfarctus osseux n’est pas aisé (opacité irrégulière en ceas, hétérogène avec aspect rubané). D’autres diagnosticsifférentiels ont pu être écartés :un chondrosarcome, d’abord, en l’absence de réactioninflammatoire et/ou d’ostéolyse au contact, notammenten territoire périosté [4] ;une lésion post-traumatique, en l’absence de toute lésioncorticale d’accompagnement (désaxation, etc.) ;

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Lettre à la rédaction

une ostéonécrose aseptique (maladie de Lewin), enl’absence d’arthropathie dégénérative accompagnantl’évolution au long cours de cette maladie [5—6].

L’enchondrome est une tumeur bénigne osseuse d’origineartilagineuse. De telles lésions représentent environ0 à 15 % des tumeurs bénignes osseuses. Le sex ratiost globalement de 1, avec une prédominance de casntre dix et 40 ans. La localisation humérale proximalest, après la zone phalangienne des mains, la plusréquente [3,7—9]. Ces tumeurs sont fréquemment deécouverte fortuite en raison de leur caractère asymp-omatique, étant rarement compliquées d’une fractureathologique.

Compte tenu des altérations post-mortem, il a étémpossible de mettre en évidence le signe radiolo-ique classiquement rencontré d’amincissement cortical enegard.

L’examen du reste du squelette (dont de nombreusesiaphyses sectionnées permettaient une vision interne desavités médullaires) n’a pas permis de mettre en évidence’autres enchondromes, éliminant les diagnostics de mala-ie d’Ollier (enchrondromatose diffuse) et de syndrome deafucci (enchondromatose diffuse associée à des héman-iomes des tissus mous) [5—6].

Dans le cas présent, il est vraisemblable que la maladievoluait depuis longtemps, en raison d’une calcifica-ion/ossification généralisée de la lésion. Par ailleurs, laosition du membre supérieur gauche étant atypique,n peut supposer l’existence d’une complication pourette lésion originellement asymptomatique (effritementathologique cortical ? Autre lésion ostéo-cartilagineuse ?),ouvant avoir été à l’origine d’une réduction de la mobilitée l’épaule [10].

D’autres enchondromes ont été décrits dans la littéra-ure paléopathologique en des sites anatomiques différents1] : la plus ancienne date de 1881, lorsque Le Baron relèvene telle lésion sur un fémur humain daté du Néolithiquerancais. D’autres lésions sont connues : sur le métacarpe’un sujet néolithique polonais (par Luigi Capasso, en 1985),ur des squelettes et momies égyptiennes d’époque pharao-

ique [11], et nubiennes d’époque méroïtique (vers 300 ap..-C.) [12].

éclaration d’intérêts

es auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts enelation avec cet article.

emerciements

M. Merlette (service de radiologie, CHU de Garches) poura réalisation du cliché radiographique.

éférences

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Lettre à la rédaction

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Philippe Charliera,∗,b, Cécile Paresysc,Luc Brund, Isabelle Huynh-Charliere

a Service d’anatomie pathologique et de médecinelégale, CHU R.-Poincaré (AP—HP, UVSQ), 104,

boulevard R.-Poincaré, 92380 Garches, Franceb Département d’éthique médicale et de médecine

légale, université de Paris-5, Paris, Francec INRAP, 38, rue des Dats (zone industrielle), 51520

Saint-Martin sur le Pré, Franced Laboratoire d’anatomie pathologique, CHU de

Parakou, Bénin, Francee Service de radiologie générale, université de

Paris-6, CHU Pitié-Salpétrière, AP—HP, boulevardde l’hôpital, 75013 Paris, France

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : ph [email protected] (P. Charlier)

Accepté pour publication le 7 janvier 2012

Disponible sur Internet le 18 mai 2012