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UNE ÉLITE DINTERMÉDIAIRES LES PREMIERS JURISTES COMMUNAUTAIRES ET LA CONSTRUCTION DE LAUTORITÉ SOCIALE DU DROIT EUROPÉEN (1950-1970) Antoine Vauchez (CURAPP-CNRS) Colloque “Une Europe des élites?”, 27-29 avril 2006, Sciences Po Bordeaux Résumé : Langage central des débats sur l’Europe, compétence décisive attendue des acteurs qui y prennent part, principe essentiel de légitimation de la construction européenne, le droit traverse aujourd’hui de part en part la politique européenne. D’une manière générale, beaucoup a été dit et écrit sur ce rôle central du droit dans la dynamique d’intégration européenne. On connaît aujourd’hui avec précision les vicissitudes du ralliement des élites judiciaires nationales (Joseph Weiler, 1994 ; Karen Alter, 2001) ainsi que la dynamique des « clientèles du droit communautaire » (grandes entreprises, groupes d’intérêt, associations transnationales, institutions communautaires…) qui se sont saisies de la jurisprudence de la Cour de Justice à mesure que se développaient les échanges intra-communautaires (Stone, 2004). Mais, paradoxalement, on sait toujours peu de choses sur les « juristes de l’Europe » eux-mêmes (on entend par là l’ensemble des professionnels du droit qui participent, à des titres divers, à la production, interprétation et évaluation du droit communautaire) qui sont restés l’angle-mort de ces travaux à quelques très rares exceptions près (Harm Schepel, Rein Wesserling, 1997 ; Sally Kenney, 2000). Sans doute faut-il y voir un des effets du fait que les juristes restent le plus souvent envisagés comme des acteurs essentiellement voire exclusivement engagés dans des enjeux et des débats de droit, et non pas comme des acteurs sociaux susceptibles de constituer, par l’accès privilégié qu’ils ont à la connaissance du “sens” et de la “philosophie” des Traités et par les positions multiples qu’ils occupent dans l’écheveau des univers sociaux qui font la construction européenne, une des élites de l’Europe communautaire. En s’appuyant sur une analyse empirique en cours sur les formes et les arènes d’intervention des premiers juristes associés à la construction européenne naissante (1950- 1970), la présente communication entend montrer les conditions par lesquelles ces premiers

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UNE ÉLITE D’INTERMÉDIAIRES

LES PREMIERS JURISTES COMMUNAUTAIRES ET LA CONSTRUCTION DE L’AUTORITÉ SOCIALE DU DROIT EUROPÉEN (1950-1970)

Antoine Vauchez (CURAPP-CNRS)

Colloque “Une Europe des élites?”, 27-29 avril 2006, Sciences Po Bordeaux Résumé : Langage central des débats sur l’Europe, compétence décisive attendue des acteurs qui y prennent part, principe essentiel de légitimation de la construction européenne, le droit traverse aujourd’hui de part en part la politique européenne. D’une manière générale, beaucoup a été dit et écrit sur ce rôle central du droit dans la dynamique d’intégration européenne. On connaît aujourd’hui avec précision les vicissitudes du ralliement des élites judiciaires nationales (Joseph Weiler, 1994 ; Karen Alter, 2001) ainsi que la dynamique des « clientèles du droit communautaire » (grandes entreprises, groupes d’intérêt, associations transnationales, institutions communautaires…) qui se sont saisies de la jurisprudence de la Cour de Justice à mesure que se développaient les échanges intra-communautaires (Stone, 2004). Mais, paradoxalement, on sait toujours peu de choses sur les « juristes de l’Europe » eux-mêmes (on entend par là l’ensemble des professionnels du droit qui participent, à des titres divers, à la production, interprétation et évaluation du droit communautaire) qui sont restés l’angle-mort de ces travaux à quelques très rares exceptions près (Harm Schepel, Rein Wesserling, 1997 ; Sally Kenney, 2000). Sans doute faut-il y voir un des effets du fait que les juristes restent le plus souvent envisagés comme des acteurs essentiellement voire exclusivement engagés dans des enjeux et des débats de droit, et non pas comme des acteurs sociaux susceptibles de constituer, par l’accès privilégié qu’ils ont à la connaissance du “sens” et de la “philosophie” des Traités et par les positions multiples qu’ils occupent dans l’écheveau des univers sociaux qui font la construction européenne, une des élites de l’Europe communautaire. En s’appuyant sur une analyse empirique en cours sur les formes et les arènes d’intervention des premiers juristes associés à la construction européenne naissante (1950-1970), la présente communication entend montrer les conditions par lesquelles ces premiers

juristes font exister une « autorité du droit européen » dont ils sont collectivement dépositaires et garants. Elle s’articule autour de deux premiers constats empiriques : 1) Loin de se présenter d’emblée comme un ensemble cosmopolite naturellement attaché à la cause transnationale d’un « Droit communautaire », les premiers juristes de l’Europe assurent la « représentation juridique » et, partant, la défense d’une grande diversité de causes et d’enjeux sociaux. Ils sont mandatés pour défendre des causes aussi différentes que la définition des intérêts et des objectifs des diplomaties nationales (comme jurisconsultes), l’édification des « bonnes pratiques » juridiques des institutions communautaires (premiers services juridiques de la CE), la défense du projet fédéraliste européen dans le cadre des associations pan-européennes (voir la Fédération internationale du Droit européen-FIDE créée en 1953), la promotion d’intérêts proprement professionnels (à commencer par celui des professionnels du droit eux-mêmes via la Commission consultative des barreaux des six pays du marché commun créée en 1960)… Ils apparaissent en fait comme des « fondés de pouvoir » naturels de la politique européenne naissante. 2) Loin de se spécialiser dans la défense de tel ou tel des intérêts en présence, nombre d’entre eux sont amenés à assurer successivement ou concomitamment la représentation des différents groupes sociaux qui se croisent et s’affrontent. On montre ici comment le jeu subtil de proximité aux différents intérêts profanes multiples qu’ils sont amenés à représenter et de distance maintenue à chacun d’entre eux « au nom du droit » et de ses exigences spécifiques (indépendance, autonomie) rend possible leur intervention dans et leur circulation entre des groupes et des espaces aux logiques hétérogènes voire antagonistes (diplomatie, CJCE, institutions communautaires, cabinets d’avocats, sociétés savantes…). Dans une construction européenne qui se joue dans une multitude d’espaces sociaux et à différents niveaux (national, transnational, communautaire), cette multipositionnalité des premiers juristes communautaires en fait de véritables « courtiers » de l’Europe assurant voire monopolisant la mise en rapport d’un ensemble d’espaces sociaux faiblement connectés entre eux autour d’un seul et même langage, celui du droit. On cherche ainsi ici à montrer comment, au croisement des mandats divers et contradictoires dont ils sont porteurs, les premiers juristes font ainsi collectivement exister un mandat spécifique (en même temps qu’un principe de légitimation) pour l’Europe et pour ceux qui entendent peser sur son cours, celui du droit, mandat tire précisément son autorité des modalités diverses et variées par lesquelles il se manifeste et dont ils sont les garants naturels dans la politique européenne. Ce qu’il importe de saisir, c’est peut-être alors moins « une élite du pouvoir » européen au sens de Wright Mill, c’est-à-dire des individus qui cumulent les activités et les positions sociales dans cet espace, ni même sans doute les élites du pouvoir européen définies par une théorie pluraliste qui semble avoir trouvé au travers du thème de la « gouvernance européenne » une nouvelle jeunesse, que d’analyser ceux qui, armés de technologies institutionnelles particulièrement ajustées aux espaces fortement différenciés et faiblement institutionnalisés comme l’espace européen, font profession d’intermédiation ; c’est-à-dire ceux qui définissent et manipulent de manière autorisée les savoirs et les savoir-faire (essentiels dans un espace non-étatique) qui permettent de mettre en relation et de régler les rapports entre secteurs et les groupes sociaux associés à la construction européenne ; ou, pour le dire autrement, ceux qui sont en situation tout à la fois de définir les catégories et les frontières sociales (public/privé, droit/politique, national/communautaire…) qui organisent de droit la politique européenne et en même temps d’en conjurer / contourner les effets par le travail d’interprétation et de manipulation du droit dont ils ont collectivement la charge.

Le droit communautaire reste une énigme. Son succès (sans doute encore incomplet) à devenir ce que ses premiers promoteurs prétendaient qu’il devait être, c’est-à-dire un « nouvel ordre juridique au profit duquel les Etats ont limité leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement les Etat membres mais également les ressortissants »1, dans un espace socio-politique resté pourtant faiblement unifié et partiellement institutionnalisé, bouscule l’idée classique –en partie véhiculée par les travaux de sociologie historique de l’Etat- selon laquelle l’autorité du droit est indissociable de tout un processus historique préalable d’unification et de monopolisation par l’Etat d’un ensemble de marchés et de biens (violence physique, biens politiques, culturels, notamment linguistiques…). Par ses caractéristiques –un droit transnational, privé d’un appareil d’Etat spécifiquement chargé d’en assurer l’application et d’en inculquer le respect, mais aussi dépourvu de toute « société » dans laquelle pourrait s’inscrire son domaine de juridiction-, le droit communautaire constitue en fait une situation quasi-expérimentale pour qui s’attache à identifier les ressorts sociaux de la « force du droit » sans en faire un simple sous-produit de « l’autorité de l’Etat ». 1. UPSIDE DOWN ET INSIDE OUT : DROIT ET JURISTES DANS LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE

La science politique, en Europe comme aux Etats-Unis, s’est très tôt saisie de cette enigme2 et une importante littérature s’est attachée depuis une vingtaine d’années à rendre compte du succès d’un Droit qui apparaît désormais tout à la fois comme une compétence attendue des acteurs qui entendent participer aux différents jeux européens, comme une ressource essentielle pour pouvoir prétendre y peser, et comme un des modes de légitimation privilégiés de l’action publique communautaire3. Deux séries explicatives ont été ainsi avancées qui ont pour point commun de relier ce processus de “juridicisation de l’Europe” à l’histoire d’une institution, la Cour de Justice des Communautés Européennes. La première rend justice du processus mouvementé mais effectivement décisif de ralliement des élites 1 Ainsi que l’indiquait l’arrêt Van Gend § Loos du 5 février 1963 de la Cour de Justice des Communautés Européennes aujourd’hui considéré comme le véritable acte de naissance de l’ordre juridique communautaire. 2 Alec Stone note ainsi que les politistes américains ont davantage publié sur la Cour de Justice des Communautés Européennes que sur n’importe quelle autre Cour, à l’exception bien entendu de la Cour suprême américaine elle-même. Alec Stone, The Judicial Construction of Europe, Oxford, Oxford UP, 2004. Tout un ensemble de projets de recherche engagés au milieu des années 1990 ont ainsi récemment été achevés : Anne-Marie Slaughter, Alec Stone Sweet, Joseph Weiler (dir.), The European Court and the National Courts- Doctrine and Jurisprudence : Legal Change in its Social Context, Evanston, Ill., Hart Press and Northwestern UP, 1998 ; Judith Goldstein, M. Kahler, R. Keohane, A.-M. Slaughter, Special issue on Legalization of International Politics, International Organization, n°54, 2000. Puis, plus récemment encore, des ouvrages : Karen Alter, Establishing the Supremacy of European Law, Oxford University Presse, 2001 ; Walter Mattli, The Logic of Regional Integration : Europe and beyond, New York, Cambridge University Press, 1999 ; Alec Stone, The Judicial Construction of Europe, op. cit. On trouve une première revue de cette littérature dans Delphine Dulong, « La science politique et l’analyse de la construction juridique de l’Europe : bilan et perspective », Droit et société, n°49, 2001, pp. 707-728. 3 Voir ici notamment les travaux d’Hélène Michel, « Le droit comme registre d’européisation d’un groupe d’intérêt. La défense des propriétaires et la Charte des droits fondamentaux », Politique européenne, printemps 2002, n°6, pp. 19-42, de Cécile Robert, « Ressources juridiques et stratégies politiques. Analyse d’une controverse à la Commission européenne sur la dimension sociale de l’élargissement de l’Union », Sociologie du travail, n°2, 2000, pp. 203-224, et d’Antonin Cohen, “L’Europe en constitution. Professionnels du droit et des institutions entre champ académique international et ‘champ du pouvoir européen’”, dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’activité politique. Eléments d’une analyse sociologique XVIII-XX, PUF, 2006, pp. 295-315.

judiciaires nationales aux coups de force jurisprudentiels de la Cour via ses arrêts bien connus sur “l’effet direct” (1963) et la “primauté” (1964) du droit communautaire sur le droit national. Joseph Weiler, suivi en cela par Karen Alter4, a identifié les ressorts sociaux de cet enrôlement : d’une part, dans des systèmes politiques marqués par le constitutionnalisme classique, la portée fédéraliste de la jurisprudence de la CJCE a donné aux juridictions nationales l’occasion de remettre en cause la subordination qui est traditionnellement la leur à l’égard du politique et, plus particulièrement, du Parlement (“a narrative of plain and simple judicial empowerment”5) ; d’autre part, dans le système judiciaire lui-même, l’intrusion d’une nouvelle Cour et d’un nouveau droit a offert aux “juges des niveaux inférieurs de la hiérarchie un pouvoir qui avaient été réservé aux plus hautes cours du pays”6. La seconde série explicative renvoie à la convergence autour de la Cour de Luxembourg d’un ensemble relativement stable d’intérêts sociaux diversement intéressés par cette juridiction et qui ont lié leur destin à sa promotion. Alec Stone a ainsi montré que le caractère fondamentalement expansionniste de la jurisprudence de la CJCE était indissociable de la dynamique à la fois cumulative et auto-entretenue qui lie “les activités des acteurs du marché, des lobbyistes, des législateurs, des plaignants et des juges” à cette juridiction7. Ces recherches ont permis de faire apparaître une des caractéristiques essentielles de ce processus : les différents intérêts au droit (européen) qui font la “saillance situationnelle” de la Cour dans l’espace européen mettent en jeu bien plus qu’un simple intérêt pour le droit (européen), y compris d’ailleurs chez les acteurs juridiques eux-mêmes, manière de confirmer, une fois de plus, “qu’il n’y a pas que du droit dans le droit”8 et de rompre, une fois pour toutes, avec une lecture juridico-centrée de la montée en puissance des juges de Luxembourg.

Au risque de simplifier un ensemble de travaux particulièrement riches et complexes,

il semble bien que ces recherches aient fait émerger un véritable paradigme explicatif qu’il est possible de résumer en deux éléments essentiels. Une perspective judiciaro-centrée, d’une part, qui situe le processus de “juridicisation de l’Europe” autour de l’institution-CJCE et des intérêts (judiciaires et extra-judiciaires) qui se sont progressivement ralliés au fédéralisme juridique développé par sa jurisprudence. Une démarche “top-down” ensuite qui part des coups de force juridiques initialement opérés par la petite “communauté épistémique” des juges de la Cour considérés comme libérés des logiques politiques et des allégeances nationales, pour analyser ensuite les relais sociaux divers qui se sont progressivement ralliés à cette avant-garde judiciaire. En d’autres termes, le succès du Droit communautaire apparaît comme le produit de la rencontre entre une petite communauté de juristes d’ores et déjà acquis à la cause d’un Droit supranational réunis à la Cour de Luxembourg et un ensemble de clientèles extérieures à ce groupe, qu’il s’agisse des élites judiciaires nationales, de groupes d’intérêts transnationaux ou des institutions communautaires elles-mêmes.

Sans remettre en cause les acquis essentiels de cette approche, on voudrait ici suggérer le profit qu’il y a, pour saisir les conditions de naissance d’un tel droit transnational, à appréhender ce processus en sens inverse. En repartant, non pas du seul groupe des juges communautaires, mais de l’ensemble des juristes engagés sous des formes et à des titres divers dans la construction de l’Europe (upside down). En analysant, non pas l’extériorité et l’indépendance de ces “premiers juristes de la chose européenne”, mais bien au contraire les

4 Karen Alter, Establishing the Supremacy of European Law, op. cit. 5 Joseph Weiler, « The transformation of Europe », Yale Law Journal, 100, 1991, pp. 2403-2483, p. 2426 6 Ibid. 7 Alec Stone, Judicial Construction of Europe, op. cit., p. 14. Voir en français, Alec Stone, James Caporaso, « La Cour de Justice et l’intégration européenne », Revue française de science politique, 1998, 48 (2), pp. 195-244. 8 Bruno Latour, La fabrique du droit, La Découverte, 2002.

allégeances sociales multiples et en partie contradictoires dans lesquelles ils sont pris (inside out). A partir d’une analyse des investissements divers des premiers juristes de la “chose européenne” au tournant des années 1950-19609, on cherche ainsi ici à resituer la genèse d’un capital juridique européen précisément au croisement des divers jeux sociaux, qu’ils soient politiques, diplomatiques, administratifs et professionnels (nationaux, transnationaux et/ou communautaires), qui forment la configuration sociale encore étroite organisant la construction européenne naissante. Plutôt que de supposer a priori l’existence d’un intérêt juridique transnational, improbable dans un espace communautaire en formation au contraire largement dominé par des logiques politiques et des allégeances nationales, on montre que l’autorité naissante du droit ne se joue pas sans (voire contre) le politique, ni même sans (voire contre) le national mais dans l’écheveau complexe et multi-niveau constitutif de la première construction européenne. En d’autres termes, c’est moins en quittant qu’en entrant de plain-pied dans les luttes sociales diverses qui organisent l’Europe que l’on peut saisir le processus de transubstantiation qui permet de faire exister, pour des juristes porteurs dans l’espace européen de mandats sociaux très divers (politiques, diplomatiques, professionnels, administratifs…), un point de vue juridique transnational susceptible d’apparaître comme relativement détaché des options politiques et des appartenances nationales. Reprenant ici un ensemble d’hypothèses développées ailleurs quant à la place centrale des juristes dans les espaces transnationaux10, on montre alors que le rôle saillant du Droit dans les espaces européens doit au moins autant au crédit collectif que ces juristes différemment situés sont progressivement parvenus à placer en lui qu’à la dynamique des intérêts sociaux qui gravitent autour de la Cour de Luxembourg. 2. DE PART ET D’AUTRE DES FRONTIÈRES QUI ORGANISENT LA POLITIQUE EUROPÉENNE

Un des effets les plus paradoxaux du paradigme de recherche identifié plus haut aura été de laisser dans l’ombre le rôle des juristes de la chose européenne eux-mêmes. Au terme de vingt années de recherche sur le droit communautaire, on sait en définitive peu de choses, à de rares exceptions près11, sur cet ensemble hétéroclite d’acteurs sociaux diversement situés et autorisés à pratiquer, interpréter, juger et manipuler le “droit des Communautés européennes”. Cet angle-mort ne laisse pas d’étonner si l’on considère la place que les juristes occupent dans les luttes pour la définition du « gouvernement » européen. Loin de n’intervenir que dans les univers spécialisés du droit, ils se déploient en effet sur tout l’écheveau complexe et multi-niveau des intérêts diplomatiques, politiques, administratifs, professionnels qui se lient et

9 Ce travail en cours s’inscrit dans le cadre d’une enquête collective sur les conditions d’affirmation du droit comme modalité et principe de légitimité essentiel de la construction politique de l’Europe (groupe POLILEXES, Politics of Legal Expertise in European Societies qui bénéficie d’un financement ATIP-CNRS). Voir notamment les articles réunis dans le dossier “Les juristes et l’ordre politique européen” publié dans Critique internationale, n°26, janv. 2005. 10 Cette problématique s’appuie sur un cadre d’analyse forgé pour saisir l’autorité spécifique du droit international dans les espaces politiques et administratifs internationaux des années 1920 dans Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « Les ‘bons offices’ du droit international. Analyse des conditions d’émergence d’une autorité non-politique dans le concert diplomatique des années 1920 », Critique internationale, n°26, janv. 2005, pp. 101-117. Voir aussi Mikael Madsen, Antoine Vauchez, “European Constitutionalism at the Cradle. Law, Lawyers in the Construction of a European Legal Order (1920-1960)”, dans In Lawyers’ Circles. Lawyers and European Legal Integration, La Haye, Elzevier Reed, 2005, pp.15-34. 11 Voir Sally Kenney, “Beyond principals and agents. Seeing Courts as organization by comparing Référendaires at the European Court of Justice and Law clerks at the US Supreme Court”, Comparative Political Studies, vol. 33, n°5, june 2000, pp. 593-625, et surtout Harm Schepel, Rein Wesserling, “The Legal Community : Judges, Lawyers, Offcials and Clerks in the Writing of Europe”, European Law Journal, vol. 3, n°2, June 1997, pp. 165-188.

s’affrontent dans la politique européenne. Un inventaire sommaire des différents types de positions qu’ils occupent et des différents types d’investissements qu’ils engagent au cours de la période 1955-1965 permet de s’en convaincre.

Le développement des Communautés aura en effet permis un élargissement et une diversification sans précédent des espaces de pratique du droit à l’échelon international. Certes, on retrouve là les spécialistes habituels des affaires juridiques inter-étatiques, à commencer par les différents « juristes d’Etat » chargés auprès des Affaires étrangères de participer aux négociations des traités comme à l’étude des problèmes juridiques divers posés par leur application. Par le biais des différents groupes de travail juridique mandatés par les gouvernements des six pays fondateurs, ces experts auront ainsi été associés très étroitement à l’écriture des traités de Paris comme de Rome12. A côté de cette figure, classique en droit international, du jurisconsulte13, on retrouve celle non moins classique du professeur de droit engagé dans la formation d’un premier espace savant transnational au travers de la fondation au cours des années 1960 d’un ensemble de revues14 et d’Instituts spécialisés (notamment à Bruxelles, Cologne, Leiden, Liège, Nancy, Paris, et Turin) dans le droit des Communautés européennes. Mais, par la diversité inédite des intérêts et des groupes sociaux qu’elle met aux prises ainsi que par l’ampleur sans précédent de l’architecture institutionnelle qu’elle met en place, la construction européenne opère d’emblée une grande diversification des pratiques juridiques internationales au regard de la palette relativement étroite des formes d’intervention dans la politique internationale classique15. L’étendue des domaines d’intervention des Communautés Européennes et la multiplication des négociations sectorielles dans le cadre du Coreper incitent un ensemble de ministères techniques spécialisés à se doter d’une forme d’expertise juridique complémentaire à celle des affaires étrangères (commerce extérieur, finances, agriculture…). De même, la création d’un véritable espace bureaucratique communautaire qui connaît tout au long des années 1960 un développement rapide sans commune mesure avec les organisations internationales existantes16 va de pair avec l’émergence au sein des différentes institutions communautaires de services juridiques auprès desquels s’affaire une trentaine de juristes chargés de défendre le point de vue de leurs institutions devant la CJCE et de faire ressortir les enjeux juridiques des différentes politiques publiques communautaires17. La création de la Cour elle-même fait émerger un embryon d’espace judiciaire réunissant juges, leurs conseillers juridiques (les référendaires) et un

12 Sur ce point, voir Jose Mertens de Wilmars, « La contribution des juristes belges à l’intégration européenne », Studia diplomatica, n°1-4, 1981, pp. 137-158, et Maurice Lagrange, « La Cour de Justice des Communautés Européennes du Plan Schuman à l’Union européenne », Mélanges Fernand Dehousse, Fernand Nathan,1979, pp. 127-137. 13 Pour une réflexion sur la position des « jurisconsultes » et les loyautés concurrentes (au droit et aux intérêts diplomatiques) qui les caractérisent, voir Martti Koskienniemi, “Between commitment and cynism : outline for a theory of international law as practice”, Collection of essays by legal advisers of states, legal advisers of international organizations and praticiennes in the field of international law, New York, United Nations, Offices of Legal Affairs, 1999, pp. 495-523. 14 En Italie, la Rivista di diritto europeo dès 1961, en Belgique, Les Cahiers de droit européen en 1965, en Hollande et Grande-Bretagne la Common Market Law Review en 1963, en France, la Revue trimestrielle de droit européen en 1965 et, last but not least, en Allemagne Europarecht en 1966. 15 Sur ce point, on se permet de renvoyer à Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, art. cit. 16 Le seul exécutif de la Communauté économique européenne compte en juillet 1959 environ 1200 membres soit bien davantage que n’en comptait par exemple la Société des Nations à l’apogée de son influence (environ 700 en 1930). 17 Leur rôle est d’autant moins négligeable que le service juridique est –avec la Cour de Justice et… le service de presse- la première institution commune aux trois Communautés puisque dès janvier 1958, près de dix ans avant la fusion des exécutifs des CE (1er juillet 1967), est créé un Service juridique commun.

premier groupe d’avocat partiellement spécialisé dans le contentieux de la CJCE18. Enfin, l’ouverture du Marché Commun mais aussi la libéralisation des statuts professionnels intéressent très directement les professions juridiques nationales, à commencer par les barreaux dont les dirigeants nationaux se mobilisent par le biais de l’Association internationale des avocats mais aussi et surtout, à partir de 1960, de la « Commission consultative des barreaux et associations des six pays du marché commun » (CCB) qui se voit reconnaître par la Commission un statut d’organisme consultatif officiel de la Communauté19.

Mais, on aurait tort de cantonner cet inventaire aux seules fonctions proprement

juridiques. L’ouverture, même minimale, d’un espace politico-administratif communautaire se fait largement au profit des profils juridiques réfractant en cela la place prépondérante des professions juridiques dans les élites politico-administratives des six pays fondateurs20. Sur ce point, les données sociographiques restent encore rares. Elles permettent néanmoins de faire apparaître tout à la fois la prépondérance de la formation juridique et la place importante des professionnels du droit stricto sensu (avocat, magistrat, professeur de droit) parmi les premiers hauts fonctionnaires généralistes (Euratom exclu)21. La Commission22 comme le Parlement européen permettent également de voir à l’œuvre ceux qu’Yves Dezalay et Bryant Garth ont appelé, dans un tout autre contexte géographique, les « gentlemen-politiciens du droit »23 qui renvoie à la présence (inégale d’un pays à l’autre) des professions juridiques dans les élites politiques nationales des six Etats membres24, présence qu’incarnent de manière emblématique plusieurs figures-clés telles que Fernand Dehousse, Walter Hallstein, Pierre-Henri Teitgen, tous trois professeurs de droit et qui jouent les premiers rôles politiques dans cette première phase de la construction européenne.

Ainsi, les premiers juristes de l’Europe interviennent dans des espaces aux logiques d’action hétérogènes et prennent en charge une grande diversité d’intérêts sociaux. Loin d’être acquis à la cause pan-européenne comme une vue rétrospective des “pères fondateurs” du droit européen tendrait à le faire croire, ils sont en fait associés à la défense de l’ensemble des

18 Un premier comptage permet de faire apparaître qu’entre 1952 et 1963 inclus, 117 avocats interviennent dans le cadre des 112 affaires présentées devant la CJCE. De ce premier repérage, il ressort néanmoins une très faible spécialisation puisque seuls 11 avocats seront intervenus 5 fois ou plus devant la CJCE au cours de la période. 19 Elle travaille tout à la fois à l’harmonisation de divers aspects du droit européen -faillites, sociétés commerciales - « en vue de faciliter l’exercice professionnel » et à des réflexions sur la profession d’avocat. Dans le cadre du programme général pour la suppression des restrictions à la libre prestation des services et à la liberté d’établissement au sein de la CEE adopté le 18 décembre 1961 (avec une échéance au 31 décembre 1969), la Commission s’attaque ainsi, dès octobre 1962, au cas de la profession d’avocat. 20 Edward C. Page, Vincent Wright (eds), Bureaucratic Elites in Western European States. A Comparative Analysis of Top Officials, Oxford UP, 1999. 21 Didier Georgakakis, Marine de Lassalle, « Les Directeurs Généraux de la Commission Européenne : premiers éléments d’une enquête prosopographique », Regards sociologiques, n°27-28, 2005. 22 La prépondérance de la formation juridique parmi les commissaires européens a été relevée dans A. MacMullen, « European Commissioners : National Routes to a European Elite », dans Neil Nugent (ed), At the Heart of the Union. Studies of the European Commission, Mac Millan, 2000, pp. 28-50. Pour la période qui nous intéresse ici (1952-1967), il compte ainsi parmi les commissaires 50 diplômes de droit contre aucun en sciences sociales, 19 en économie et 31 en sciences, ce dernier chiffre tenant pour l’essentiel au poids d’Euratom dans cette première configuration des CE. A. MacMulen a également fait apparaître la place importante (22,5%) des professionnels du droit parmi l’ensemble des commissaires. Pour une analyse des limites de ces données, voir Jean Joana, Andy Smith, Les commissaires européens. Technocrates, diplomates ou politiques ?, Presses de Sciences Po, 2002, pp. 34-39. 23 Yves Dezalay, Bryant Garth, La mondialisation des guerres de palais, Seuil, 2002. 24 Sur le poids des facultés de droit et des professions juridiques dans les élites politiques des pays européens, v. Heinrich Best, Maurizio Cotta (eds), Parliamentary Representatives in Europe 1848-2000. Legislative recruitment and Careers in Eleven European Countries, Oxford UP, 2000.

groupes sociaux et des institutions en présence dans ce premier état de la configuration européenne. Ils participent ainsi tout à la fois à la définition des objectifs des diplomaties nationales, à la défense des intérêts des professions juridiques dans le cadre de la construction du Marché commun, à la construction des enjeux savants du droit des CE, à l’édification des “bonnes pratiques juridiques” de l’administration communautaire, ou encore à la construction des prérogatives du Parlement européen… Pour le dire autrement, ils sont présents de part et d’autre des frontières -public/privé, droit/politique, national/supranational, Commission/Conseil des ministres/Parlement, plaignants/juges…- qui organisent la politique européenne naissante. 3. LES “MIDDLEMEN” DE L’EUROPE

Pourtant, loin de se spécialiser dans la défense de l’un ou l’autre des intérêts en présence, il est frappant de constater que les premiers juristes de la construction européenne circulent entre ces différents pôles. Les entreprises concurrentes et apparemment irréconciables dans lesquelles ils se trouvent ainsi engagés ne les empêchent pas de “transgresser” les frontières de la politique européenne par un va-et-vient de part et d’autre de ces différents camps en présence (Etat, groupes professionnels, associations savantes, entreprises, institutions communautaires…). Dans un espace communautaire qui est engagé, par le fait même du développement des CE, dans un processus de segmentation et de différenciation en une multitude d’espaces aux logiques sociales hétérogènes voire antagonistes, c’est en fait à une forme de cartellisation / concentration de la pratique juridique que l’on assiste autour d’un ensemble relativement réduit de spécialistes du droit de l’Europe.

Cette transgression des frontières constitutives de la politique européenne est favorisée par le développement des mobilisations qui réunissent les juristes par-delà la diversité de leurs positions et par-delà le type de capital juridique (universitaire, praticien, administratif…) dont ils peuvent s’autoriser. Ces mobilisations inter-professionnelles, d’autant marquantes qu’elles sont rares dans des champs juridiques nationaux fortement différenciés et institutionnalisés, contribuent à forger la figure d’un “Juriste européen” disponible pour jouer toutes sortes de rôles dans la construction européenne mais appelé à défendre en toute circonstance une seule et même cause, celle du Droit.

Ces mobilisations se développent d’abord au niveau européen où émerge, sous l’effet

de la multiplication des colloques soutenus par les institutions communautaires et des groupes de travail auprès de la Commission ou du Conseil des ministres, une première forme de sociabilité juridique européenne. La Fédération Internationale pour le Droit Européen (FIDE), créée en 1953 autour de militants paneuropéens, mais relancée à l’occasion du congrès de Bruxelles en 1961, en constitue le cadre privilégié. Elle se donne pour raison d’être le fait de défendre les exigences du Droit dans l’Europe en construction ou, pour le dire avec son président, le haut magistrat belge L. Hendrickx, de “faciliter aux juristes l’accomplissement de leur mission, consistant (…) à mettre de l’ordre dans les règles adoptées par les économistes ou les savants”25. Tous les deux ans, deux cents à trois cents juristes venus des six pays membres se réunissent dans le cadre de congrès (Bruxelles en 1961, La Haye en 1963, Paris en 1965…). A ces importants congrès, il convient d’ajouter un ensemble de colloques de grande ampleur qui se tiennent à un rythme toujours plus dense au cours de la décennie 1955-1965. Le congrès international de 1957 sur la CECA qui réunit sur deux

25 L. Hendrickx, « Chronique de la FIDE », Cahiers du droit européen, n°1, 1965, p. 92.

semaines à Milan près de 500 participants constitue la première manifestation d’importance26. Bien qu’il ne porte pas exclusivement sur le droit, il marque le début d’une longue série de colloques de droit organisés sous l’impulsion des différents Instituts nationaux spécialisés notamment à Cologne en 1963 sur “Dix ans de jurisprudence de la CJCE” et lors des “Semaines de Bruges” organisées par le Collège d’Europe en 1965 sur le thème des “rapports entre droit communautaire et droit national”27. Aux côtés des hauts fonctionnaires des institutions communautaires, juges ou membres des services juridiques, c’est l’ensemble des juristes intéressés à des titres divers par la construction européenne qui se rassemblent, qu’ils soient responsables des services juridiques des grandes entreprises, professeurs de droit des différents Instituts nationaux spécialisés, avocats et juges nationaux encore faiblement concernés dans leur profession par les effets juridiques de la construction des CE mais directement engagés à la cause paneuropéenne, etc28…

Pour autant, cette première forme de sociabilité transnationale des juristes ne doit pas occulter le fait que le Droit communautaire reste une cause nationale. Avant d’être un fait transnational, il reflète dans ses conditions de production le poids des différentes logiques nationales qui pèsent sur ses exégètes. De fait, les différents juristes d’un même pays engagés à des titres divers (juge, avocat, expert, conseiller juridique des gouvernements, conseiller juridique des institutions communautaires…) dans les affaires européennes forment entre eux de véritables communautés soudées par un ensemble d’échanges et d’interdépendances. Communauté de situation tout d’abord qui les associe de fait dans la valorisation, au niveau national, de leur expérience professionnelle de Juriste européen comme dans la promotion, au niveau communautaire, du “modèle juridique” de leur pays d’origine. Communauté d’échange aussi qui se forge dans l’appartenance commune à des filières nationales d’accès à l’Europe relativement stables : on sait, à propos de la France, le quasi-monopole du Conseil d’Etat sur l’accès aux positions juridiques diverses (juge ou référendaire à la Cour, membre de cabinet des commissaires, haut fonctionnaire dans une DG ou encore membre du service juridique) que les institutions communautaires offrent aux ressortissants français29. Sans être forcément aussi prépondérantes, on observe des filières du même type dans les autres pays membres à l’image du vivier que constituent, en Italie, l’Avvocatura dello Stato, service administratif spécialisé dans la défense juridique de l’Etat italien en interne, et le Consiglio del contenzioso diplomatico du ministère des affaires étrangères qui réunit les “jurisconsultes” –diplomates de carrière, hauts magistrats ou professeurs de droit international- de la diplomatie italienne. Ces liens sont renforcés par les conditions même d’accès à ces espaces européens qui tiennent souvent moins à des investissements spécifiques antérieurs dans la chose européenne qu’à des formes de cooptation soit au sein d’une même institution nationale, soit au sein de réseaux juridiques nationaux. Le premier cas a été bien documenté pour le 26 Centre italiano di studi giuridici, Actes officiels du congrès international sur la CECA, Milan-Stresa, 31 mai-9 juin 1957, 7 vol., Giuffrè, 1959. 27 Actes publiés dans « Droit communautaire et droit national », Cahiers de Bruges, 14, 1965, pp. 7-400. 28 Parmi les 70 membres de la section française de la FIDE (autrement appelée Association française des juristes européens), on compte en 1963, outre l’avocat général à la CJCE, Maurice Lagrange et le secrétaire de la Commission européenne des droits de l’homme, 34 avocats, 11 magistrats des juridictions judiciaires, 5 membres du Conseil d’Etat, 8 professeurs de droit, le président du Tribunal de Commerce de la Seine, 2 agréés, 1 avoué, 1 notaire, le président de la Compagnie des experts judiciaires, le président du conseil des fédérations commerciales d’Europe, un directeur d’administration du ministère des Travaux Publics, et deux anciens ministres (Maurice Faure, Daniel Mayer lui-même ancien président de la CECA). 29 Sur les filières françaises d’accès aux institutions communautaires voir Michel Mangenot, Une Europe improbable. Les hauts fonctionnaires français dans la construction européenne 1948-1992, thèse de doctorat en science politique, IEP Strasbourg, 638 pages, déc. 2000. Jusqu’à la fin des années 1970, quand les magistrats de l’ordre judiciaire parviennent à imposer leur présence à la CJCE, les exceptions au monopole du Conseil d’Etat sur les positions européennes ayant trait au droit communautaire sont rares.

Conseil d’Etat par Michel Mangenot qui a montré tout à la fois l’inexpérience européenne des conseillers d’Etat choisis et l’importance des liens inter-personnels dans la composition des premières équipes européennes au Conseil comme à la Commission30. Le second cas peut être illustré par les conditions d’accès au marché naissant de l’expertise juridique communautaire qui restent déterminés (pour l’essentiel) par l’appartenance à des réseaux nationaux antérieurement constitués. Ainsi, les membres des services juridiques des CE font presque toujours appel à des jurisconsultes de leur nationalité pour appuyer leur stratégie de défense de la Commission devant la CJCE. Le conseiller d’Etat Gérard Olivier membre des services juridiques des CE depuis 1954 sollicite ainsi systématiquement sur la période étudiée ici (1955-1965) le professeur de droit administratif parisien André de Laubadère pour appuyer sa stratégie de défense des CE devant la Cour de Justice, de même que Giulio Pasetti, également du service juridique et professeur associé de l’Université de Pavie s’adjoint les services de son ancien collègue Alberto Trabucchi, professeur de droit civil dans cette même université, quand il va plaider devant la Cour de Luxembourg31.

Diverses entreprises collectives permettent en outre de consolider ces liens en réunissant ces différents juristes nationaux –indépendamment des intérêts nationaux, communautaires, privés, associatifs qu’ils prennent en charge dans la construction européenne- autour d’une même cause nationale : la promotion de l’importance de l’expérience juridique communautaire. Les premiers Manuels de droit ou Commentaires des traités européens sont ainsi le fait de collectifs de juristes réunissant, en Italie, en Allemagne ou en Belgique, l’ensemble des experts nationaux du droit communautaire. Le premier d’entre eux le Trattato istitutivo della CEE : commentario édité en Italie dès 1962 par trois professeurs de droit, Roberto Monaco, Rolando Quadri et Alberto Trabucchi, est tout à fait emblématique à cet égard puisqu’il rassemble 44 contributeurs, tous italiens et représentatifs des différents espaces de production du droit communautaire : 12 sont fonctionnaires communautaires, pour la plupart dans services juridiques et à la CJCE, 5 sont fonctionnaires nationaux et appartiennent aux diverses administrations italiennes concernées par les politiques sectorielles des CE (agriculture, budget…), le reste étant composé de professeurs de droit public et de droit international. La naissance dans chacun des pays européens au cours de la première moitié des années 1960 d’une revue de droit communautaire tout comme l’activité des différentes sections nationales de la FIDE contribuent également à consacrer et à consolider ces “communautés nationales du droit communautaire”.

Chacune de ces communautés dessine dans le même temps un espace de circulation des juristes d’un même pays entre les intérêts de leur Etat, les intérêts des Communautés européennes, les intérêts des entreprises mais aussi ceux des associations pan-européennes ou ceux des sociétés savantes transnationales. Pour ne considérer ici que les trajectoires des quatre juristes communautaires italiens les plus actifs sur la période analysée ici (1955-1965), à savoir Nicola Catalano, Roberto Monaco, Giulio Pasetti et Alberto Trabucchi, on observe un véritable jeu de chaises musicales qui conduit chacun d’entre eux à prendre en charge successivement les différents intérêts qui s’affrontent et s’enchevêtrent dans la construction européenne : deux d’entre eux participent comme expert juridique du gouvernement italien dans le cadre des négociations du traité de Rome, trois d’entre eux seront nommés juges à la Cour au cours de cette décennie, deux d’entre eux seront à un moment membres du service juridique des CE, deux d’entre eux sont régulièrement appelés à conseiller juridiquement les

30 Ibid. 31 Leur collaboration régulière dès le début des années 1950 dans les affaires de la CJCE les conduira d’ailleurs à co-écrire le premier Codice della Comunità europea, Giuffrè, 1962.

institutions communautaires,mais tous participent activement dans les revues et ouvrages juridiques spécialisés32 à la promotion d’un droit communautaire. 4. SAVOIR-FAIRE ET DISPOSITIONS PROFESSIONNELLES DES « JURISTES DE L’EUROPE »

Cette forme de cartellisation/concentration (d’abord nationale) de la pratique juridique de l’Europe est certainement facilitée par des formes de disposition professionnelle, ou d’habitus juridique, dont on peut faire ici l’hypothèse qu’elles sont communes aux juristes des différents pays européens, à commencer par une capacité particulière, inscrite dans les modèles d’excellence professionnels comme dans les techniques et savoir-faire qui les équipent, à gérer des allégeances sociales concurrentes et à prendre en charge un ensemble d’intérêts sociaux contradictoires. A trop considérer les savoirs professionnels des juristes sous l’angle de la compétence proprement juridique, on néglige en effet souvent le fait qu’ils constituent indissociablement une compétence sociale qui n’a pas simplement à voir avec le droit mais aussi avec les relations sociales et les pratiques non-juridiques que les juristes sont en mesure d’engager. Ainsi, s’il est vrai que la gestion d’allégeances sociales concurrentes (c’est-à-dire la capacité à produire des discours différents ou même contradictoires selon le contexte où l’on se trouve placé) exige la mise en œuvre de stratégies complexes permettant de maintenir -en toutes situations- des formes de distance aux rôles, il faut bien alors reconnaître que les professionnels du droit –par-delà les appartenances nationales- sont en situation privilégiée pour circuler entre des espaces sociaux que tout oppose par ailleurs. Quand Luc Boltanski notait que le vocabulaire juridique moderne avait développé toute une casuistique et tout un outillage particulièrement sophistiqués pour penser, organiser et faciliter les relations entre les individus concrets et les positions sociales multiples (personnes/institutions, personnes physiques/personnes morales…) qu’ils occupent33, il omettait de préciser que la maîtrise de cet art social difficile revenait en tout premier lieu à ceux qui en construisent et en organisent les cadres. En tant que professionnels de ces formes, le travail ordinaire des juristes qui consiste précisément à dédoubler ce dont ils sont saisis en autant de points de fait et points de droit, en autant de causes sociales et de causes juridiques, en autant de personnes physiques et de personnes morales, fait d’eux des experts particulièrement bien armés pour organiser un jeu multipositionnel. Celui de leurs clientèles sans doute, mais plus encore le leur : c’est en effet une des caractéristiques spécifiques du travail de représentation juridique tel que les juristes en ont codifié au fil du temps la particularité (et monopolisé presque entièrement l’exercice), dans le cadre du procès (représentation judiciaire par les avocats) comme dans l’ensemble des relations juridiques (représentation légale par les professions juridiques), que de mêler -dans les notions de « mandat », « procuration » ou « délégation »- tout à la fois la défense des intérêts et des causes spécifiques des groupes qui mobilisent leur service qui justifie le mandat qui leur est confié et une distance (indépendance, neutralité) à leur égard par le biais du travail de re-présentation ou de re-traduction dans les termes du droit qui fonde leur présence dans ces arènes. Ainsi, s’il y a bien une “identité juridique européenne”, elle tient peut-être moins dans un patrimoine juridique commun des Européens que dans une commune disposition

32 Voir outre la création de la Rivista di diritto europeo à laquelle ils participent tous les quatre, Nicola Catalano, Manuel de droit des Communautés européennes, Dalloz-Sirey, 1962 ; Roberto Monaco, Primi lineamenti di diritto pubblico europeo, Giuffrè, Milan, 1962 ; Roberto Monaco, Roberto Quadri, Alberto Trabucchi (dir.), Trattato istitutivo della Comunità economica europea, 1965 ; Giulio Pasetti, Alberto Trabucchi, Codice della comunità europea, 1962. 33 Luc Boltanski, « L’espace multipositionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, n°1, janv.-mars 1973, pp. 3-26, p. 16.

professionnelle des juristes à pratiquer ce mélange subtil de proximité aux intérêts profanes multiples qui se croisent voire s’opposent dans la construction européenne naissante et de distance maintenue (inégalement selon les cas) à leur égard au nom d’une « raison juridique » dont ils sont collectivement les dépositaires. S’il est vrai que la construction européenne est un espace multi-niveau, faits d’intérêts sociaux très hétérogènes et privés d’instance (étatique) organisant de manière relativement stabilisée les rapports et les modes de confrontation entre les groupes et les intérêts sociaux, alors il apparaît que ces dispositions professionnelles spécifiques trouvent particulièrement à s’épanouir dans l’ensemble communautaire. Ce jeu de distance et d’adhésion aux rôles divers qu’ils jouent à tour de rôle dans la construction de l’Europe rend en effet possible tout à la fois leur intervention dans et leur circulation entre l’ensemble des jeux sociaux qui forment la politique européenne statu nascendi.

C’est dans cette circulation qui les situent de part et d’autre des frontières qui organisent la politique européenne et qui les met en position d’influer sur l’offre comme sur la demande que se dégage un espace interstitiel où s’affirme une cause spécifique, celle du droit communautaire qui tire précisément son autorité de modalités diverses et variées par lesquelles il se manifeste dans l’espace socio-politique européen. Au croisement des mandats divers voire contradictoires dont ils sont porteurs, ils font ainsi collectivement exister un mandat nouveau pour l’Europe et ceux qui entendent influer sur ses institutions, celui du Droit. Dans l’interstice entre ces différentes logiques sociales contradictoires se dégage ainsi un espace pour une relative autonomie du droit transnational européen : celle-ci, on le voit, ne se construit pas contre les Etats, ni dans les seules enceintes juridiques transnationales ; elle n’est pas davantage détachée d’un ensemble de logiques administratives et politiques nationales décisives dans l’accès aux postes. Mais mis de la sorte en position de parler au nom de tous les intérêts en présence, les premiers juristes européens font exister un capital juridique européen dont ils sont collectivement garants et promoteurs et qu’ils peuvent faire progressivement valoir indépendamment des intérêts en présence, quelle que soit la situation dans laquelle ils sont appelés à intervenir : pour ou contre leur Etat d’origine, pour ou contre les Communautés européennes, pour ou contre les entreprises du Marché commun… En se reconnaissant les uns les autres comme des représentants légitimes des divers pouvoirs et de groupes européens, ils reconnaissent en fait d’abord la légitimité particulière du droit à énoncer et à organiser les rapports entre les groupes sociaux divers qui se croisent dans la construction européenne, d’une part, à être le lieu privilégié de la formalisation d’un intérêt général communautaire d’autre part. Mis en situation d’être les fondés de pouvoir naturels de l’ensemble des groupes sociaux et des institutions qui font la politique européenne naissante, ils confèrent ainsi collectivement au “Droit” la capacité sociale de fonder tous les pouvoirs en présence.