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Conférence Biens communs de la connaissanc e : un enjeu pour les bibliothèqu es Médiathèque Gilbert Dalet, Crolles 10/02/2017

Biens communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques

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ConférenceBiens communs de la connaissance : un enjeu pour les bibliothèques

Médiathèque Gilbert Dalet, Crolles10/02/2017

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Intervenants : - Lionel Maurel, membre fondateur de Savoirs Com1, auteur du blog SILex, partie

prenante de Biblio Debout, conservateur en charge de la valorisation de l’information scientifique et technique du groupement d’universités Paris Lumières

- Lionel Dujol, membre de Savoirs Com1, responsable du développement numérique des bibliothèques de Valence-Romans Agglomération, membre de la commission Stratégies numériques de l’Association des bibliothécaires de France, porteur de la charte Bib’Lib depuis 2015

Conférence proposée par la médiathèque Gilbert Dalet, dans le cadre de son projet numérique travaillé en équipe tout au long de l’année 2015 et dont la mise en œuvre a démarré en 2016. Ce projet met un accent fort sur les ressources libres de droits et les biens communs de la connaissance.

Introduction sur les biens communs (Lionel Maurel)

Il s’agit d’une question très vaste qui brasse beaucoup de choses et qui commence à prendre de la consistance en France, notamment dans le débat politique et universitaire. Pour l’introduire, on peut remonter jusqu’à l’époque des Romains (catégorie des « choses communes » en Droit romain). En 1968, Garrett Hardin, économiste spécialisé en écologie, a écrit un article « La Tragédie des communs » dans la revue Science. Il essaie d’envisager si les êtres humains sont capables de gérer des choses en partage. Pour faire sa démonstration, il envisage un champ, dont il imagine qu’il est laissé en accès totalement libre. Des éleveurs peuvent y amener leurs moutons sans aucune restriction. Selon lui, la rationalité de l’esprit humain fait que les éleveurs auront toujours intérêt à amener d’avantage de moutons sur ce champ pour obtenir plus de bénéfices. Immanquablement, le fait de mettre cette ressource en partage ne peut mener qu’à la ruine et à la destruction de la ressource, parce qu’il y aura surexploitation. Ce serait une terrible catastrophe pour l’humanité de prôner ce mode de gestion. Pour lutter contre ce problème, qu’il nomme donc la tragédie des communs, il n’y a que deux solutions : soit on fait du champ une propriété privée (propriétaire = une personne), soit on en fait une propriété publique (propriétaire = une institution publique). Pendant très longtemps, cet article a fait date dans le paysage de la pensée économique mondiale. Ça a complètement discrédité la notion de bien commun. Quand les économistes y pensaient, ils se référaient toujours à « La Tragédie des communs » et ça compromettait beaucoup l’idée de mettre des ressources en partage.

En parallèle, il y avait quand même une pensée qui contestait cette vision des choses, mais il a fallu attendre 2009 pour qu’une autre économiste, Elinor Ostrom, reçoive le Prix Nobel d’économie sur des postulats radicalement différents. Ça a été un événement, car c’était la première femme à recevoir le Nobel d’économie et en même temps une économiste très hétérodoxe, avec une approche des choses très empirique. Elle a passé sa vie à étudier des biens communs qui existent réellement, dans les pays du Sud notamment où il y a encore un grand nombre de ressources gérées comme des communs (forêts, ressources halieutiques, systèmes d’irrigation…), et elle en a documenté les pratiques. De ces observations, elle a tiré un livre, La Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, dans lequel elle démontre que la tragédie des communs décrite par Hardin n’est pas une fatalité. Quand vous avez une ressource en partage, il est possible, à certaines

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conditions, qu’un groupe se constitue autour et arrive à négocier les conditions d’usage de la ressource, qui reste partagée (pas de droit de propriété, chacun pourra aller puiser dans la ressource), mais il y a des règles décidées par le groupe qui vont faire en sorte que la ressource ne soit pas surexploitée. Elle a démontré que dans certaines conditions, le fait de ne pas mettre un droit de propriété sur la ressource aboutissait à une gestion plus efficace que si on avait institué un propriétaire privé ou si on en avait confié la gestion à un propriétaire public. Elle décrit très finement ces conditions et aboutit à huit critères qui selon elle sont déterminants, parmi lesquels :

- la communauté qui a accès à la ressource doit être clairement définie ;

- les règles d’usage doivent être claires ;

- il doit exister des moyens clairement définis de résoudre les conflits en cas de désaccord entre les différents usagers ;

- il ne peut pas y avoir une autorité qui d’en haut décide du mode d’utilisation de la ressource quand elle est partagée : le seul moyen pour que ça dure dans le temps, c’est que toutes les personnes qui ont accès à la ressource aient une voix dans la gouvernance, dans les prises de décisions collectives qui touchent à cette ressource.

Donc, un commun, pour que ça marche, il faut que ce soit démocratique, et pas en termes de démocratie représentative. On parle ici de démocratie réelle : les personnes impliquées au quotidien dans la ressource doivent être capables de décider des règles d’utilisation de cette ressource.

La réception de ce Prix Nobel a créé toute une école autour d’Elinor Ostrom, qui s’est développée d’abord aux États-Unis, puis partout dans le Monde, où des gens ont commencé à redécouvrir des pratiques qui pouvaient être très anciennes. En France et en Angleterre, par exemple, avant la Révolution française, c’était le mode de gestion d’un très grand nombre de ressources, ce qu’on appelait les biens communaux ou les communaux (champs, forêts…). Ça avait un rôle très important dans l’agriculture et dans les systèmes ruraux de l’époque. Ça a été plus ou moins balayé à partir de la Révolution française et en Angleterre à partir de la Révolution industrielle. Aujourd’hui, de nombreux historiens, économistes, juristes, sociologues, etc. reviennent à cette étude des communs.

La question des communs ne porte pas que sur des ressources matérielles, physiques, naturelles. A la fin de sa vie, Elinor Ostrom collabore avec une bibliothécaire américaine, Charlotte Hess, pour diriger un ouvrage collectif, Understanding Knowledge as a Commons. Dans l’introduction, elle rappelle qu’elle n’a, jusque-là, étudié que des ressources épuisables, mais a pris conscience que même quand une ressource n’est pas épuisable (comme la connaissance et l’information : plus elles sont utilisées, partagées, et plus elles s’enrichissent, se développent et prennent de la valeur). Contrairement aux ressources épuisables, ce qui menace la connaissance et l’information, c’est leur sous-utilisation et non leur surexploitation (oubli). L’enjeu est donc différent, mais on peut quand même considérer qu’on peut faire des communs autour de connaissances. Elle cite des exemples, au premier rang desquels, la bibliothèque : historiquement, une bibliothèque, c’était un moyen, pour une communauté, de rassembler des ressources informationnelles, de les conserver, d’organiser un droit collectif d’usage. Parmi les autres exemples, elle cite la science, qui s’est développée par la mise en commun des découvertes des chercheurs depuis des siècles. C’est typiquement une communauté qui par le partage, la publication des résultats, la vérification croisée des données, faisait de la connaissance, de la création du savoir, un commun. Ça s’est beaucoup dégradé par la privatisation des ressources, mais à l’origine, la science s’est bien construite comme une ressource partagée. Elle pointe aussi le numérique, qui selon elle a vraiment remis

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sur la table la question des biens communs de la connaissance. Tant qu’on reste dans la dimension physique de la connaissance, tout ça reste un peu abstrait, puisque les savoirs sont encapsulés dans des supports physiques, ce qui en fait une ressource, malgré tout, assez rare. Alors que quand on passe au numérique, les supports de la connaissance deviennent très facilement reproductibles et diffusables, ce qui amène une capacité à partager qui est sans équivalent. Dans ce livre, un article en particulier montre comment Internet est né comme un commun : à l’origine, le protocole est né entre des ingénieurs et des universitaires qui avaient besoin de partager des informations et qui ont créé un réseau qui a la particularité d’être totalement décentralisé, avec un droit égal de tous les utilisateurs à y diffuser de l’information et de la ressource, du moins à l’origine.

A partir de là, une deuxième famille de communs a été instituée : les communs de la connaissance, parfois aussi appelés communs numériques. La connaissance n’est pas forcément un commun par essence : elle peut tout-à-fait être privatisée. On remarque d’ailleurs qu’historiquement il y a eu un phénomène très fort de privatisation de la connaissance, notamment à partir de la Révolution française avec la création des droits de propriété intellectuelle : la première forme a été le droit d’auteur, puis les brevets, les marques… Tout ça, ce sont des systèmes où la loi va instaurer des exclusivités sur l’usage d’œuvres, d’inventions, etc. qui vont créer des restrictions à ces usages. Dans The Public Domain : enclosing the Commons of the Mind, James Boyle explique qu’il y a eu deux vagues d’enclosure (à l’origine, l’enclosure, c’était le fait de mettre des barrières autour des champs, et par extension, le fait de poser des limites à l’usage d’un bien commun) : la première a frappé les terres, qui a privé les populations des communs naturels ou physiques qui existaient dans les sociétés d’Ancien Régime, et à partir du XIXe siècle, la deuxième, qui a frappé les ressources de l’esprit. A sa création, le droit d’auteur était conçu pour durer 10 ans après la mort de l’auteur, suite à quoi les œuvres entraient dans le domaine public et devenaient totalement librement réutilisables. Historiquement, cette durée n’a cessé de s’allonger, à 30 ans, 50 ans et aujourd’hui 70 ans après la mort de l’auteur. Actuellement, Hollywood est en train de faire un énorme lobbying auprès de Donald Trump pour repousser encore cette limite. Certains pensent que le droit d’auteur devrait être éternel. Il y a donc un allongement de la durée du droit de propriété intellectuelle qui fait que faire des savoirs des communs n’est pas chose aisée.

Pour contrer cette tendance, une réaction s’est organisée, à partir des années 1990, d’abord dans le monde du logiciel. Des gens aux États-Unis ont considéré que quand ils développent des logiciels, ils ne voulaient pas de ces droits exclusifs, mais souhaitaient former des communautés pour développer à plusieurs des logiciels. C’est à ce moment que sont nées les licences libres, pour faire du logiciel libre : les auteurs donnent licence à toute personne qui viendra après eux d’utilise le logiciel, de le partager, de le rediffuser, de le modifier… Ça va permettre un développement en groupe, collectif, du logiciel. C’est ce qui a donné Linux, Firefox, Wordpress, etc. qui sont maintenus et développés par des communautés de développeurs. C’est exactement la transcription dans le cadre du numérique des critères qu’Elinor Ostrom avait observé pour des champs ou des systèmes d’irrigation : la communauté décide de règles et s’organise pour maintenir la ressource dans le temps.

Un autre exemple souvent cité : Wikipédia, qui est peut-être l’exemple le plus abouti de ce que peut être un commun sous forme numérique. Il s’agit d’une encyclopédie, avec tout un système de règles très élaborées, toute une organisation qui s’est mise en place, avec des gens qui font une forme de modération pour assurer la qualité des articles, autour d’une ressources librement réutilisable par n’importe qui. Autre exemple, OpenStreetMap : il s’agit du pendant libre de Google Maps. Il est né du fait que des gens ce sont dit qu’il n’était pas très sain que ce soit Google qui ait la maîtrise totale de la carte du Monde. En effet, Google est devenu

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l’acteur qui a la connaissance cartographique la plus poussée du Monde, avec les moyens complètement fous qu’il a mis en place pour réaliser cette carte du Monde. Du coup, ils se sont dit : « On va faire une carte, mais sur un mode communautaire ». Des gens se sont rassemblés pour faire des relevés de mesures à partir d’applications sur téléphone, en général, et qui ont commencé à cartographier. Ils ont réussi, sur une base communautaire, à faire une carte qui, de l’avis de beaucoup, est d’une qualité qui approche celle de Google, de la même manière que Wikipédia a réussi à faire avec des contributions individuelles ce que des opérateurs privés ou publics mettaient énormément de moyens à faire. Ces exemples montrent que la gestion en commun, contrairement à ce que pensait Garett Hardin, est efficace et peut même être hyper efficace. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun moyen de refaire une chose comme Wikipédia sur un mode hiérarchisé et propriétaire. Ils ont atteint une masse critique qui n’est plus du tout à portée d’un opérateur commercial. Et de la même façon, OpenStreetMap a réussi avec des moyens très faibles à atteindre le même résultat ou presque que Google avec des moyens pharaoniques. Ce sont les contributions individuelles ajoutées et l’intelligence collective qui arrivent à constituer la ressource.

Propriété et communs : idées reçues et propositions, introduction par Benjamin Coriat : « Je ne crains pas de le dire, si le 20e siècle s’est achevé avec la chute du Mur de Berlin, le 21e

siècle s’ouvre quant à lui avec l’efflorescence des communs partout dans le Monde. Oui je le soutiens le 21e siècle pour les laissés pour compte du monde entier sera marqué par l’empreinte des communs. Le commun, c’est déjà en actes un des éléments clés de l’alternative que depuis des décennies nous cherchons à construire. » Il estime qu’il y a un sens politique derrière tout ça : par ces phénomènes de collaboration, de coopération, on voit qu’il peut exister une alternative entre d’un côté des ressources qui sont gérées par le Marché, et donc par des droits de propriété, et de l’autre ce qui est géré par la puissance publique, puisqu’il s’agit de communautés qui prennent en charge directement la gestion de ressources et la diffusion de ressources. Et donc, entre les deux grandes alternatives politiques qui nous sont généralement proposées (plus de marché vs plus d’État), il y a en fait une troisième voie possible : organiser la gestion des ressources importantes et vitales directement sous la forme de communs. C’est la raison pour laquelle il y a des mouvements des communs qui se structurent aujourd’hui, en France, pour penser des alternatives en termes de gestion des ressources, en lien avec la question de la démocratie : puisqu’un commun ne peut pas être construit et maintenu de manière autoritaire, beaucoup y voient un renouveau possible de la démocratie.

La bibliothèque est-elle par nature un commun ? (Lionel Dujol)

Comment perçoit-on qu’il y a un lien très fort entre cette notion des communs du savoir et les bibliothèques ? Déjà, dès le départ, le livre fondateur de la pensée des communs du savoir, comme dit plus haut, a été codirigé par une bibliothécaire. Il y a donc quelque chose de très fort entre ces deux éléments là.

Les trois traits constitutifs d’un commun sont :

- une ressource

- une communauté qui utilise et administre la ressource

- un ensemble de règles définies par l’ensemble de la communauté pour administrer la ressource et veiller à sa pérennité

Si on les compare à la réalité des bibliothèques publiques :

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- elles donnent bien accès à des ressources, pour un usage collectif

- elle dessert bien une communauté

- mais elle est propriété d’une institution publique qui décide seule des règles qu’elle souhaite appliquer à l’usage de ses ressources.

Il ne s’agit donc ni d’un bien commun ni d’un commun du savoir. Ceci dit, les bibliothèques ont dans leurs murs des biens communs. Lorsqu’elle a des ressources patrimoniales qui sont dans le domaine public et qu’elle a en charge de conserver et de donner accès à cela, la bibliothèque a des ressources qui sont bien dans la définition des biens communs. Elle administre ces ressources à l’aide d’un certain nombre de règles qui visent à en garantir l’accès équitable à tous, ce qui est s’apparente aussi à la définition d’un commun du savoir. Mais ce n’est pas la communauté qui décide de ces règles, mais la puissance publique et ses représentants en la personne des bibliothécaires, et c’est en cela que la bibliothèque n’est pas un commun du savoir.

Pour autant, on n’en est pas moins concernés par la problématique des communs du savoir. La bibliothèque agit pour le bien commun. Elle est un service public qui donne accès à de l’information et à des savoirs.

David Bollier, dans La Renaissance des communs, introduit l’idée qu’il peut y avoir une garantie publique autour des communs. Quand on est dans une petite communauté, celle-ci peut s’emparer d’une ressource et établir collectivement des règles de gouvernance autour de ce commun-là. Mais quand on parle de biens communs qui sont sur des échelles absolument énormes (le climat, l’atmosphère, les fréquences, par exemple), ça devient très compliqué qu’une communauté puisse s’organiser pour régler le commun. On le voit par exemple pour le climat, qui est en partie privatisé par le système qui permet à des entreprises de payer en contrepartie des pollutions qu’elles émettent : ces entreprises portent atteinte à un bien commun à tous, puisqu’elles achètent le droit de modifier le climat, et en plus elles peuvent revendre ce droit, en tout ou partie, à d’autres entreprises. Typiquement, le climat étant quelque chose d’immense, aucune communauté au sens propre (c’est-à-dire l’ensemble des personnes dépendant de l’utilisation de cette ressource, autrement dit tout le monde) n’a réussi à se constituer pour défendre l’intérêt général, ce qui a permis une enclosure par des opérateurs privés. Ce système est directement né de la pensée type Garett Hardin, qui menaçait d’une tragédie des communs si on ne mettait pas des droits de propriété sur tout. C’est ce qui a permis la mise en place d’un marché du droit de polluer. Hardin n’a vu que la notion de « bien commun » (la ressource) mais n’a pas senti la notion de « commun » (ressource + communauté + règles). Le bien commun, c’est le climat, ce qui ferait le commun, ce serait que tous ensemble on gère cette ressource. Lorsqu’il y a un commun, il y a une communauté qui veille à ce qu’on n’abime pas cette ressource.

Aujourd’hui, on parle de moins en moins des « biens communs » et de plus en plus des « communs de la connaissance », parce qu’on parle bien du triptyque mentionné ci-dessus. David Bollier indique que la puissance publique a un rôle à jouer pour garantir la préservation de la ressource commune comme un commun quand l’échelle est trop vaste pour pouvoir être directement administrée par l’ensemble des usagers. Le rôle de la puissance publique n’est pas de s’approprier le commun, mais de veiller au contraire à ce qu’il reste à l’abri des enclosures. C’est là que le lien avec les bibliothèques est le plus fort : la bibliothèque publique est un dispositif de politique publique qui porte une mission d’accès à la culture, aux savoirs et à la formation. Si la bibliothèque n’est pas un commun stricto sensu, elle est donc un acteur de cette garantie publique des communs. La bibliothèque doit veiller à ce que les communautés qui sont sur son territoire puissent développer les communs du savoir, mais également à ce que les communs du savoir qui sont dans ses murs restent bien dans le

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domaine public, à ce que les enclosures ne puissent pas se faire. Cette vigilance doit s’exercer à l’égard du secteur marchand, mais pas seulement : le secteur public a également tendance à créer des enclosures. Par exemple, quand une bibliothèque numérise le fonds d’œuvres du domaine public qu’elle conserve, si elle pose des conditions d’utilisation très contraignantes pour accéder à la ressource, avec notamment un copyright sur la version numérisée d’une œuvre dont l’original est du domaine public, elle pose une enclosure. C’est ce qu’on appelle le copyfraud : le fait de mettre une couche abusive de droits sur un bien du domaine public. La BNF, par exemple, utilise massivement des logiques de copyfraud. Plus inquiétant : sur 100 bibliothèques patrimoniales françaises ayant numérisé tout ou partie de leurs collections, 11 respectent le domaine public. Cette dérive tient au fait qu’on a l’impression qu’en mettant une couche de droits sur le domaine public, on le protège, alors que c’est en réalité tout le contraire. Or si une bibliothèque n’est pas un commun du savoir, elle doit être le garant que ces communs-là puissent continuer d’exister. C’est donc un choix de politique publique qui doit être affirmé, pour éviter les dérives.

Ne s’agit-il pas, au fond, d’une méconnaissance du politique de ces questions de communs de la connaissance, et n’avons-nous pas, en tant que professionnels, un rôle important à jouer dans l’acculturation du politique à ces questions-là ? Évidemment, mais il y a d’abord une acculturation de notre profession à mener. Nous sommes porteurs de « DRM mentales » notamment autour des usages commerciaux qui peuvent être légitimement faits du domaine public (cf : La Laitière…), qui nous amènent au copyfraud en pensant protéger le domaine public…

Si on prend l’exemple d’articles Wikipédia sur des grandes personnalités politiques françaises, la plupart des images viennent des États-Unis car il n’y a pas de numérisation sous copyleft des photos du domaine public… C’est par exemple le cas pour l’article sur De Gaulle. Un des moyens, justement, de contribuer à la préservation du domaine public dont nous sommes les dépositaires serait pourtant de verser dans Wikipédia Commons les numérisations sous licence CC0 de ces œuvres, pour en assurer non seulement la plus large diffusion possible, mais aussi la réutilisation par une communauté qui est elle-même garante des communs du savoir.

Les bibliothèques sont la maison des communs sur un territoire, et en tant que telles peuvent doivent être des contributrices à l’émergence et à la pérennisation des communs sur ce territoire. C’est ce qui amène aujourd’hui, par endroits, à se poser la question de savoir s’il ne serait pas pertinent de faire gérer tout ou partie des services de la bibliothèque non pas par les bibliothécaires, mais par la communauté. Cela passe par exemple par la mise à disposition d’espaces au bénéfice de la communauté, où les gens s’organisent entre eux pour faire converger leurs besoins et leurs compétences (Fab Lab : espace appropriable par la communauté, qui y fait émerger ce qui lui est vraiment utile) : trop souvent on se focalise sur les biens et les ressources matérielles, alors que c’est l’espace, le lieu, la possibilité de la rencontre et de l’échange qui font défaut plus que les ressources… La bibliothèque peut être ce lieu où la communauté se retrouve. Comment on peut se positionner sur le territoire comme un des acteurs de la communauté ? Ça revivifie complètement la notion de tiers-lieu qui a beaucoup été discutée en bibliothèque, mais rarement sous cet angle, qui est pourtant fondamental. Ça change radicalement l’approche du rôle de la bibliothèque dans la Cité, bien que ce soit parfaitement en adéquation avec les propos du Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique, qui date de 1994. L’accès au savoir passe aussi par la transmission de pair à pair, et c’est ce que permet le Fab Lab (quelle que soit sa thématique, numérique ou tricot).

Ces espaces de co-working, d’échange libre, de pratiques partagées, posent la question de la concurrence (ou de la non-concurrence) sur un territoire, entre ce qui relève de la puissance

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publique et ce qui relève des intérêts privés, notamment pour des territoires où les enjeux technologiques industriels sont forts, comme c’est le cas à Crolles par exemple. Sur une médiathèque telle que celle de Crolles, il n’est pas certain qu’il soit possible d’aller sur des projets de co-working ou de maker spaces, parce qu’on risquerait d’entrer en concurrence avec des espaces privés existants qui proposent le même type d’offre, mais à caractère lucratif. Il s’agit d’enjeux de politiques publiques importants, et l’objectif n’est bien sûr pas de faire couler les entreprises concernées. A Valence, les bibliothèques vont à la rencontre des espaces concernés et tous affirment avoir besoin d’un lieu fédérateur : il y a besoin de se rencontrer, que les communautés puissent se retrouver et échanger dans un espace neutre. Par exemple, les acteurs d’un hackaton (temps donnés pendant lequel des développeurs et plusieurs corps de métiers se retrouvent et on imagine comment on peut développer de nouvelles idées, de nouvelles fonctionnalités, à partir d’un jeu de données ou d’outils existants : hacker, ce n’est pas forcément pirater, c’est détourner un objet de sa fonction première, par exemple quand on utilise une pince à linge ou un trombone pour fermer un sachet de surgelés) disent qu’ils n’ont pas de lieu pour ces temps de partage neutre et gratuit de pair à pair. Or, tous les groupes de cet ordre n’ont pas nécessairement les moyens de louer une salle, puisque les modèles économiques de ce type d’espaces sont loin d’être stabilisés. La bibliothèque peut être ce lieu fédérateur, ouvert, accessible et gratuit. La question de la neutralité est fondamentale, peut-être encore plus que celle de la gratuité : quand plusieurs communautés se croisent, si elles sont obligées, pour pouvoir échanger d’aller dans le lieu de l’une ou de l’autre, cela a un impact sur l’équilibre des échanges. Ça induit des rapports de forces. La bibliothèque est un des rares équipements totalement librement accessibles sur un territoire. Quand on rentre dans une bibliothèque, il n’y a pas d’enclosure, de droit d’entrée, l’anonymat y est possible et respecté : on ne demande rien à la personne qui passe le seuil et utilise les ressources mises à disposition sur place. De ce point de vue, on est complètement dans une logique de communs. C’est un atout majeur. La bibliothèque est la maison des communs sur un territoire. Par ailleurs, la bibliothèque est un lieu neutre, impartial. Cela permet de remplir un rôle de facilitateur de l’échange de pair à pair. Enfin, les bibliothèques bénéficient d’un crédit-confiance énorme auprès de la population : on sait qu’une bibliothèque n’a rien à vendre, du coup quand elle donne accès à une ressource ou lorsqu’elle la recommande, il n’y a pas de calcul marchand derrière. L’enquête du CRÉDOC de 2007 sur les bibliothèques a montré que 87% de la population a confiance dans la bibliothèque. Mais seulement un peu moins de 20% de la population s’y inscrit : le décalage est incroyable. On a donc des atouts majeurs, reconnus, mais finalement sous-utilisés.

La bibliothèque peut être garante de l’accès à des biens communs du domaine public. Elle peut être ce lieu qui facilite la rencontre des communautés pour qu’elles produisent elles-mêmes des biens communs. On peut par exemple imaginer que la bibliothèque est le lieu où des communautés se retrouvent pour produire des articles dans Wikipédia, parce qu’il y a la matière première (la documentation), parce qu’il y a l’expertise des bibliothécaires qui peut les aider. Elle peut aussi être ce lieu où on se met à plusieurs à suivre un MOOC. Il est important de rattacher les actions que la bibliothèque mène dans ce sens à sa fonction de médiation et à ce sur quoi elle est compétente (mise à disposition de ressources, médiation des savoirs…) : il y a énormément de ressources sur Internet, libres, accessibles (Creative Commons a estimé en 2016 qu’il y a un peu plus d’1,2 milliards d’œuvres sous licence CC sur Internet, en photo, livre, musique, MOOC, etc.), mais elles sont coupées de la médiation du secteur marchand. Comme on ne peut pas les acheter, les gens ont du mal à les connaître. Il y a un défaut de contact entre la production et les destinataires. Pour les MOOC, il y a une énorme quantité de vidéo pédagogiques qui sont produites chaque année, accessibles uniquement dans le temps du MOOC, et qui se trouvent donc sous-utilisées. C’est un des exemples les plus criants du problème fondamental des communs de la connaissance cité plus

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tôt : la sous-utilisation. Du coup le bibliothécaire a là un vrai rôle de médiation, pour faire connaître l’existence de la ressource au bon moment à ceux pour qui elle peut être utile (qu’il s’agisse d’usagers individuels ou de communautés identifiées, notamment via les partenaires associatifs). Lors d’une formation, on s’est rendu compte qu’il était possible de créer tout un parcours de formation en FLE, rien qu’avec des ressources libres. Mais encore faut-il le faire, c’est-à-dire prendre le temps de les identifier, de les sélectionner et de les articuler : c’est la compétence de base du bibliothécaire que d’être capable d’évaluer la qualité d’une ressource, l’adéquation du besoin entre une ressource et une communauté, de la mettre en valeur, de la faire connaître, de la rendre visible. On se place vraiment dans un rôle de facilitateur, en sortant de l’exclusif marchand. Malgré tout, on est encore beaucoup dans des logiques marchandes dans le monde des bibliothèques : ce à quoi on doit donner accès, c’est ce qu’on achète (typiquement, la question des ouvrages édités…), or il y a tout un pan du savoir aujourd’hui, notamment via le numérique, qui est directement accessible sans la « validation » du secteur marchand, et dont il faut que la bibliothèque soit ce lieu qui facilite l’accès, puisqu’il y a une invisibilité liée au fait que le secteur marchand n’est pas là pour en assurer la promotion.

Les bibliothèques peuvent donc fortement contribuer aux communs de la connaissance en préservant et en valorisant les ressources libres. Ce qui est surprenant, c’est que personne ne catalogue ces ressources libres, puisque l’acte qui déclenche le catalogage, en général, c’est l’acquisition… Il y a du coup tout un pan de ressources informationnelles qui ne sont pas signalées, et donc très difficilement accessibles. Cela représente un volume de travail considérable, qui n’est pas absorbé par les milieux associatifs et pas du tout traité par les professionnels de l’information. Par ailleurs, il y a un énorme besoin de médiation, car il y a des biais énormes dans les contributions aux communs de la connaissance : si on regarde ce qu’il se passe pour Wikipédia, il y a une majorité de classes sociales supérieurs, d’hommes, il y a des filtres sociaux qui font qu’on n’est pas à égalité vis-à-vis d’un commun comme Wikipédia. La bibliothèque a un rôle majeur dans l’acquisition des compétences informationnelles et des savoir-faire qui permettent de devenir un contributeur et de participer à cet outil-là. Pour tout ce qui est numérique il y a un rôle très fort des bibliothèques pour donner la capacité aux gens d’en profiter pleinement et de devenir pleinement acteurs de ces outils. C’est ce que les Québécois appellent la capacitation : comment on permet au citoyen lambda d’être lui aussi un commoners, un contributeur des communs. Le travail ce n’est pas simplement de dire : « Venez à la bibliothèque, on va écrire des articles Wikipédia ». C’est aussi d’acculturer toute une population à se sentir commoners, de les mettre en capacité de devenir des commoners. Il y a une proximité intellectuelle, affective, nécessaire à l’implication des gens dans la ressource commune, qui est évidente pour le bout de pelouse qu’on a à côté de chez soi, mais beaucoup moins pour un bien vaste et immatériel.

C’est quelque chose qu’on voit très bien avec la multiplication des « boîtes à livres » un peu partout en France. Ce sont des petites boîtes dans lesquelles on dit aux gens : « Venez déposer vos livres ». C’est parti des États-Unis, avec le mouvement des « Little free libraries », mais cette expérimentation s’est arrêté dans plusieurs villes, parce que quand on y met un livre intéressant il disparaît tout de suite, et au final les documents qui restent sont les documents inintéressants, ce qui est une tragédie des communs, c’est-à-dire l’épuisement de la ressource utile (les « bons » livres) au bénéfice de la ressource dont personne ne veut… Au final, ça ne marche que dans les endroits où il y a une vie de quartier intense, où les gens se connaissent, et où ils ont mutuellement intérêt à entretenir la ressource, avec une logique de réciprocité qui se met en place. Et en fait, ce qui fait commun, c’est la communauté. En France, on a absolument pas pris en compte cette dimension de la communauté, et on réduit le concept au bien, à la boîte, et on ne met pas en capacité les gens à faire communauté autour de ces

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boîtes… Il y a une dimension de savoir-être et de savoir-faire qui est essentielle, et pour laquelle il faut accompagner les gens à devenir des commoners, parce qu’elle n’est pas spontanée. Sur ce point, les bibliothèques peuvent être un acteur majeur. Un exemple d’atelier Wikipédia qui a marché, c’est à la bibliothèque municipale de Lyon, autour du Point G, centre de ressources sur le genre. Il y avait déjà une communauté sensibilisée à ces questions qui gravitait autour du centre de ressources. Du coup, la bibliothèque a monté de ateliers en partant du constat qu’il y a énormément plus de fiches consacrées à des hommes dans Wikipédia qu’à des femmes, ce qui s’explique entre autres par le fait que les contributeurs sont majoritairement des hommes : l’idée a donc été de créer des fiches sur des femmes, notamment des Lyonnaises. Ça a marché parce que pour la communauté, sensibilisée à ces questions, ça faisait du sens de venir contribuer à Wikipédia sur ces sujets. De la même façon pour les bibliothèques patrimoniales qui ont monté ce type d’ateliers en s’appuyant sur les communautés d’amateurs d’histoire locale. En revanche, ce n’est pas parce qu’il y a une communauté, même associative et bénévole, qu’il y a forcément des commoners : la logique de partage entièrement libre et gratuit peut être limitée, par exemple, par la « concurrence » avec un site de l’association ou tout autre intérêt particulier.

La notion de partage et de bien commun ne coule pas de source. La notion de réciprocité, qui est fondamentale depuis les origines d’homo sapiens sapiens. Non pas au sens de « Je fais ça pour toi contre ceci », mais au sens de « Si tu m’aides à faire ça aujourd’hui, je viendrai t’aider quand tu en auras à ton tour besoin ». L’arrivée de l’homo economicus (Adam Smith) a cassé cette logique l’a remplacée par la notion de « don contre don » : « Je ne fais ça pour toi que si tu me donnes immédiatement une contrepartie ». Elinor Ostrom a démontré que bien loin de ces dynamiques, fondamentales dans le capitalisme, la notion de réciprocité continuait d’exister dans des communautés, en Amérique du Sud par exemple. Dans le « don contre don », on place artificiellement une valeur marchande sur des choses qui n’ont pas lieu d’en avoir (le savoir par exemple).

En général, les nouvelles initiatives partent de l’envie ou de la motivation d’un agent. Mais ça ne peut fonctionner dans la durée que s’il y a très vite une acculturation des autres agents à cette innovation, qui fasse que le projet perdure si l’agent est absent ou part. Il y a donc un enjeu forme de formation.

Il semble que les bibliothèques soient plus perméables aux enjeux des communs que les archives ou les musées. Si on compare avec ce qui se fait aux États-Unis, le Metropolitan Museum de New York a libéré début février 375 000 œuvres du domaine public, dont énormément d’œuvres françaises (Monet, Van Gogh…) : toutes les numérisations sont placées sous licence CC0 (la plus permissive qui soit) et peuvent être librement réutilisées. Il y a en outre un partenariat avec Wikipédia. Pour mémoire, il existe 250 versions des Nymphéas par Monet : il n’y en a pas une seule en France dont la numérisation ait été placée sous licence libre.

Il est important de rappeler qu’en France, le domaine public n’est pas protégé. Il n’existe qu’en creux dans la loi. Localement, les bibliothèques jouent le jeu (plus ou moins), mais l’État ne joue pas son rôle de garant : n’importe qui voulant poser une enclosure sur une œuvre du domaine public le peut. Il y a une loi sur la République numérique qui a été votée en septembre 2016 : les articles du projet de loi étaient soumis aux avis du public, mais au final, ce qui a été le plus plébiscité par le public (et notamment toutes les propositions qui allaient dans le sens des communs) n’a pas été retenu. Parmi les propositions non retenues, il y avait protéger le domaine public, reconnaître les communs dans la loi française, reconnaître la liberté de panorama. Au final, la première loi qui était « vendue » comme participative n’a pas tenu compte des avis qui ont été émis par les participants. Toutefois, cette loi a institué l’obligation pour les administrations de diffuser les données qu’elles produisent et de les

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rendre librement réutilisables (Open Data) : c’est une contribution massive aux communs de la connaissance. La BNF avait précédé ce vote et totalement libéré ses données bibliographiques. La loi a également donné le pouvoir aux chercheurs de partager leurs articles dans des archives ouvertes quels que soient les contrats qu’ils signent avec des éditeurs : à l’heure actuelle, les chercheurs ne sont plus du tout dans les logiques de communs qui ont pourtant fait la Science. Il y a des logiques de concurrence entre laboratoires, mais aussi la logique d’enclosure qui a pesé jusque-là sur l’édition scientifique, où les éditeurs mettait une valeur marchande sur les articles publiés par les chercheurs (qu’ils ne rémunéraient pas) : la valeur scientifique d’une équipe étant étalonnée sur ses publications dans les grandes revues, arriver à penser cette valeur indépendamment de l’édition marchande n’est aujourd’hui pas du tout spontané dans la communauté des chercheurs.

Autre signe des temps : l’adhésion à la Charte Biblib doit être demandée par les collectivités et non par les bibliothèques elles-mêmes. Il s’agit d’une volonté délibérée de la Commission numérique de l’ABF, pour sensibiliser le politique à ces questions. Au final, c’est un frein à l’adhésion à la Charte, car la plupart des collectivités se refusent à s’engager sur un accès ouvert au numérique, mettant en avant notamment les problématiques d’état d’urgence. Il y a également derrière une incompréhension de ce que sont les communs, qui sont perçus comme un dérivé du communisme (Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, Pierre Dardot et Christian Laval, La Découverte, 2014). Même pour les bibliothèques dont les équipes sont prêtes à adhérer, on a des tutelles qui ne perçoivent pas ce rôle de garants de l’accès aux communs de la connaissance, et c’est une vraie problématique. Il s’agit très clairement d’un refus de positionnement politique autour de ces questions. C’est pourquoi il est très intéressant de voir les communs s’inviter dans le débat autour de la présidentielle, parce que malgré tout ça éveille quelque chose chez les politiques qui pourra peut-être débloquer les situations localement.

La question de la non-restriction de l’usage commercial fait débat, dans la mesure où la coexistence entre un accès totalement ouvert et gratuit à une ressource et un autre payant à la même ressource introduit une inégalité entre les usagers qui ne verront que la ressource payante et ceux qui profiteront de la ressource gratuite. Cette question est légitime. Toutefois, introduire une restriction à l’usage commercial entraîne une restriction de nombreux usages légitimes pour contrôler un infime pourcentage d’usages illégitimes : la réponse est disproportionnée par rapport au problème. Par exemple, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine dispose d’un fonds très riche de photographies de la première guerre mondiale. Ce fonds était inédit et a été mis en ligne pour le centenaire de 14-18 sous licence CC-BY (tous usages permis à condition de citer la source). Cela a permis que les images se retrouvent dans des livres d’histoire, sur des sites de presse (La Voix du Nord, par exemple, a chroniqué la guerre au jour le jour à partir de photos issues de ce fonds), une géolocalisation via le Guide du Routard de 200 images de ce fonds (Guide des chemins de 14-18)… Tous ces usages sont commerciaux. Sont-ils pour autant illégitimes ? Le seul usage qui pourrait être contestable, c’est si un organisme type banque d’images prenaient ce fonds, le mettait derrière un mur payant et les revendait : ce serait une réenclosure sans aucune valeur ajoutée. Et c’est là où il manque une couche nationale ou supranationale de droit pour protéger le domaine public. Ceci étant dit, même dans ce cas de figure, le mal reste limité puisque le diffuseur initial en CC0 ou CC-BY reste garant d’un accès libre et gratuit à la ressource, puisque la banque d’images ne peut de toute façon pas prétendre à une exclusivité sur les images du domaine public. Le véritable nœud du problème, c’est la visibilité de celui qui met les ressources librement à disposition.

Dans le projet de loi sur la République numérique, il avait été proposé un article qui permettait d’attaquer le copyfraud en justice (sans sanctions prévues, mais cela permettait de

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mettre un coup d’arrêt aux atteintes au domaine public), mais le Sénat l’a rejeté. Le problème, c’est que quand une chose appartient à tout le monde, elle n’appartient de fait à personne, et il n’y a personne pour venir la défendre.

La définition dans le dictionnaire du domaine public est : « Une œuvre qui n’est plus protégée par le droit d’auteur ». Ce qui contient un implicite négatif (l’absence de protection). D’ailleurs, on dit bien « tomber » dans le domaine public et non « s’élever »…

Il y a une sorte de double discours des éditeurs, qui défendent l’idée que si c’est gratuit, c’est du vol, alors qu’ils sont les premiers à profiter du domaine public pour faire des rééditions d’ouvrages à moindre frais… L’exemple emblématique étant Disney, qui se bat pour empêcher Mickey de tomber dans le domaine public, alors qu’eux-mêmes ont fait tout leur succès en puisant à pleine main dans le même domaine public, à travers leurs réadaptations de contes et légendes traditionnels… La fortune de Disney s’est faite sur Blanche-neige, Cendrillon et consorts. Idem pour l’exception Peter Pan : les droits ont été attribué à un hôpital pour enfants et sont éternels, il n’y aura jamais de basculement de cette œuvre dans le domaine public. Ce qui rejoint certains discours politiques actuels sur la mise en place d’une forme de droit d’auteur sur le domaine public qui servirait à assurer des droits sociaux minimum aux auteurs, mais en niant les droits légitimes d’usage. L’idée peut paraître généreuse, mais ça revient à faire disparaître totalement le domaine public.

L’idée que les communs sont très marquée à gauche vient se heurter à ces revendications d’une gauche étatiste et appropriative. C’est ce qui fait la différence fondamentale entre la pensée des communs et le communisme. Le communisme consiste en un transfert de la propriété vers l’Etat, alors que la pensée des communs voit des propriétés communes ou des absences de propriété. Ce n’est pas du tout la même approche.

Un des moyens de contrecarrer le domaine public réside dans le droit des marques. On dépose une marque sur un bien commun, et celui-ci devient inexploitable. C’est par exemple le cas de Babar, dont le nom est une marque déposée : la BNF a numérisé des albums de Babar et ne peut pas les décrire comme tels dans Gallica sans payer de droits aux ayant-droits de Brunhoff. Idem pour Le Petit Prince, Sherlock Holmes, Zorro, Tintin…

A un moment, il faut qu’il y ait une fin aux droits, sinon le pacte de base est rompu. Les auteurs ont besoin d’un droit, temporaire, pour pouvoir vivre de leur travail, et c’est légitime. Mais il y a un moment où ça doit s’arrêter pour que les usages tout aussi légitimes puissent prendre leur place et que les œuvres viennent alimenter l’imaginaire collectif, nourrir les nouvelles créations, les nouvelles générations… puisque les auteurs ont eux-mêmes besoin du domaine public pour pouvoir créer ! La fin du domaine public, c’est la fin de la création. Le plus bel exemple étant Kaamelott : un échange assez vif entre Alexandre Astier et Lionel Maurel à ce sujet a montré que le premier n’avait pas conscience que toute son œuvre était fondée sur son accès parfaitement légitime au domaine public et la liberté d’usage qui en est laissée… Il s’agit bien d’une réactualisation de la légende arthurienne, avec sa touche personnelle, et une véritable création, qui légitime qu’il ait des droits sur son œuvre (qui est originale, au sens de la loi). En plus, la légende arthurienne s’est créée comme ça : elle n’a pas d’auteur original, mais une succession de gens qui ont peut à peu construit le mythe, par couches successives au fil des siècles et jusqu’à notre époque. Tout le monde a sans cesse réinterprété cette histoire. Chaque génération se réapproprie ça en créant à partir des couches précédentes. Mais si on n’admet pas qu’à la base le mythe est dans le domaine public, on casse la machine pour les générations futures… Alors que c’est justement ce qui fait que la légende arthurienne est toujours vivace aujourd’hui. A l’inverse, le verrouillage des droits est sans doute ce qui fera que Tintin finira par perdre de sa vivacité dans l’imaginaire collectif. D’ailleurs, ça se sent déjà dans les jeunes générations. On est la première époque qui s’interdit

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d’avoir des légendes, à cause de l’exclusivité qu’on maintient trop longtemps sur les œuvres cultes. Et c’est là où on en revient à la garantie que les bibliothèques peuvent donner au domaine public : on doit être acteurs de cela, de ce phénomène de réappropriation culturelle permanente qui permet à la création d’émerger, de se nourrir et de s’enraciner dans une culture. Non seulement en étant garante de la liberté d’accès au domaine public, mais aussi dans l’acculturation des publics à ces nécessités. Il est donc extrêmement important que nous soyons au fait de ces questions de domaine public et que nous transmettions autour de ces questions. Toute la création de l’humanité est une histoire de copier : je copie, je prends, je retravaille, et de tout ça je crée une nouvelle œuvre originale.

Il y a eu un excellent rapport de l’ONU piloté par Farida Shaheed qui explique que là où la propriété intellectuelle, les brevets, etc. avancent, les droits culturels reculent. Les droits culturels, qui sont l’objet de l’article 27.1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (« Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.  »), impliquent qu’on doit pouvoir librement participer à la vie culturelle de la communauté, donc avoir de la matière pour pouvoir y être acteurs. Le second paragraphe réaffirme le droit d’auteur. Ces deux notions ne sont pas antinomiques, mais elles doivent être dans un rapport équilibré. Or ce qu’a démontré Shaheed, c’est que là où la propriété intellectuelle avait énormément progressé, les droits culturels avaient reculé, c’est-à-dire que les citoyens avaient de moins en moins la possibilité de prendre part à la vie culturelle, de ne pas être de simples consommateurs de biens culturels qu’on consent à leur vendre, mais de deveni auteurs, ou du moins acteurs, de la vie culturelle de leur communauté.

L’une des illustrations actuelle de cette dichotomie est la question des droits de représentation que la SCELF a demandé à certaines mairie au titre des heures du conte en bibliothèque. Elle est parfaitement fondée, en droit, à faire cette demande. Mais du coup, en demandant un paiement à l’acte pour les lectures d’œuvres sous droits par les bibliothécaires au jeune public, elle va tuer cette pratique, faute de moyens financiers pour faire face à cette demande. Ce qui a pour conséquence de limiter les possibilités de médiations des œuvres en direction du jeune public, et donc de nous couper d’une des missions fondamentales des bibliothèques, « donner le goût de lire ». Par ailleurs, cela creusera les inégalités d’accès à la culture entre les publics des grosses bibliothèques qui pourront dégager un budget consacré au paiement des droits correspondants et ceux des petites qui ne le pourront pas, ou de façon extrêmement restreinte.

On peut tous agir sur ces questions-là, chacun à son niveau. Par exemple, mon droit culturel d’accéder aux milliards d’œuvres disponibles via internet, je peux l’utiliser assez facilement dans un McDonald (WiFi libre et ouvert), mais est-ce que je peux l’utiliser de la même façon à la bibliothèque (connexion WiFi ? Stable ? De bonne qualité ? Facilement accessible ?). En mettant des barrières pour accéder au web, on contribue à mettre des barrières à l’accès aux savoirs. C’est l’un des éléments qui posent le plus de problèmes dans la charte Bib’Lib. Tout le problème étant de respecter le cadre légal sans l’outrepasser (encore une fois, comment ne pas poser des solutions plus problématiques que les problèmes qu’elles veulent régler). Ça s’explique entre autres par les nécessaires contraintes de sécurité posées par les DSI. Mais ça génère le sentiment (inconscient) que les droits culturels sont mieux respectés dans un McDo ou un Starbuck que dans une bibliothèque publique… et ce bien que la bibliothèque soit un lieu neutre, complètement ouvert, où on peut « consommer » du savoir sans avoir à justifier de quoi que ce soit… Une bibliothèque doit, a minima, garantir l’exercice des droits culturels des citoyens, mais on s’aperçoit qu’au bout du compte, ça n’est pas possible, pour des raisons techniques. Et ce, alors même que la Loi NOTRE garantit l’exercice des droits culturels sur les territoires (article 103 : « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l'Etat dans le respect des droits culturels énoncés par la

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convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005. »). Nous avons donc la responsabilité, en tant qu’agents sur un territoire, de faire remonter à nos tutelles les freins à l’exercice des droits culturels que nous constatons dans nos structures. Or, l’accès à internet est un droit fondamental. Les citoyens ont donc le pouvoir d’exiger le respect de ce droit. On ne doit pas filtrer le web, sauf les sites illégaux (la Loi donne à l’Etat le pouvoir de bloquer certains sites, mais c’est à l’Etat de le faire, pas aux services publics, encore moins ceux qui dépendent des collectivités). Or la plupart du temps, le blocage se fait à notre niveau, soit de manière technique, soit par des règlements qui viennent limiter les libertés d’accès.

Il n’existe aucune obligation de filtrage par ceux qui donnent accès à internet, ni d’obligation d’identification des personnes. En revanche, depuis 2006, il y a obligation de garder les logs de connexion pendant 1 an et de les fournir dans le cadre d’une procédure de police ou d’une procédure judiciaire. Au bout d’un an, nous sommes tenus de les détruire. La BULAC (Bibliothèque universitaire des langues et civilisations, dépendant de l’INALCO à Paris) a fait un travail très poussé de ce point de vue et respecte totalement la liberté d’accès, dans le respect du cadre légal. Il y a eu un renforcement des lois antiterroristes ces dernières années, mais aucune n’a touché au cadre de l’accès internet public, malgré des menaces assez fortes pendant un temps. Une des lois qui ont été votées dans ce cadre du renforcement antiterroriste a défini le délit de consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme : en tant que bibliothèque, notre responsabilité n’est pas engagée si l’un de nos usagers a de telles pratiques dans nos murs. Notre seule obligation est de fournir toutes les données de connexions qu’on a (y compris celles des usagers connectés au même moment et qui n’avaient pas de pratiques illégales) : plus ces données sont précises (nominatives notamment), plus ce que l’on transmettra le sera aussi. Il y a donc un enjeu de vie privée très fort derrière la question des données que nous collectons.

En revanche, la bibliothèque est légitime à définir, dans le cadre de son règlement intérieur, les usages qui ne sont pas tolérés pour des raisons de vivre ensemble (pornographie, violence…) ou de licité, notamment pour des raisons de protection des mineurs. Toutefois, il vaut mieux limiter cette non-tolérance à des questions de règlement intérieur plutôt que de poser des blocages techniques qui sont très contraignants et contreviennent aux droits culturels des usagers.

La bibliothèque peut être elle-même productrice de communs des savoirs (dossiers documentaires, bibliographies, critiques de documents…), si elle publie sous licence libre (ce qui serait la moindre des choses, étant donné que ces documents sont produits par des agents publics, dans l’exercice de leurs fonctions, à partir de ressources de leur service public et avec des deniers publics…). Elle doit garantir l’accès libre et ouvert à ces documents.

Lionel Maurel revient sur l’expérience de la Biblio debout dont il a été partie prenante. Il s’agit d’une véritable expérimentation de commun, et pas d’un dispositif type « boîte à livres », dans la mesure où avait été instauré une gouvernance avec comme socle la réciprocité des usages, et des individus pour la garantir. L’expérience a duré 6 mois. Des milliers de livres ont ainsi pu être échangés. Toutefois, c’était un commun extrêmement fragile et qui ne pouvait d’avoir d’existence que ponctuelle, dans un contexte social donné.

La ville de Brest mène depuis plusieurs années un travail énorme autour des communs avec son concept de « Brest en biens communs » (https://www.brest.fr/internet-social-et-participatif/brest-en-biens-communs-3281.html). La Ville et ses partenaires outillent la population pour qu’elle puisse créer des biens communs (logiciels, économie sociale et solidaire, développement durable…). Depuis le milieu des années 1990, la Ville a développé de nombreux points d’accès public à internet pour mailler son territoire en accès libres :

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n’importe quel Brestois a accès à un service d’internet libre et gratuit à moins de 300 m de lui, où qu’il se trouve. La Ville entière est pensée comme un bien commun grâce à ces outils qui se développent sur son territoire. Il y a une réelle volonté politique. Depuis 2009, un forum biennal s’est mis en place sur ces questions pour continuer à avancer, avec des axes autour des usages pédagogiques innovants, notamment, et l’obligation, quand on invente un concept, de le documenter sous licence libre. Ce qui est intéressant dans cette démarche, c’est que la Ville met les moyens pour « capaciter » les habitants. Du coup, il y a beaucoup plus de commoners qu’ailleurs (même si ce n’est, bien évidemment, pas tout le monde). C’est lié au fait qu’il s’agit d’une logique permanente sur la Ville et non d’un simple coup de projecteur ponctuel. Il s’agit d’un pari à moyen, voire long, terme.

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Retranscription de la conférence réalisée avec l’aimable autorisation des intervenants et diffusée sous licence Creative Commons - Attribution.