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La recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ? GGP, Lycée Ella Fitzgerald, 2014-2015

La recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ? (G.Gay-Para)

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Introduction (1)

Problématisation

• La recherche de la vérité commence par le doute. Celui qui ne doute pas croit savoir. Croyant posséder la vérité, il ne la cherche pas. Non seulement il est passif, mais il prend le risque de se tromper. Ce qu’il tient pour vrai pourrait être faux.Pour chercher la vérité, il faut, au préalable, prendre conscience de son ignorance, et donc douter. Celui qui doute remet en question ses croyances. Comme il sait qu’il ne sait pas, il se met alors en quête de la vérité. Cf. Platon, Apologie de Socrate.

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Introduction (2)

• Mais jusqu’où faut-il aller dans le doute ?Peut-on douter de tout ? Douter de tout reviendrait à tomber dans le scepticisme. Le sceptique, doutant de tout, refuse la distinction entre le savoir et la croyance : à ses yeux, tout n’est que croyance ; l’homme serait incapable d’accéder à la vérité. Comme toutes les croyances sont incertaines, il faut suspendre son jugement (épochè). Par conséquent, si le doute est une condition préalable à la recherche de la vérité, il peut aussi la compromettre. Le doute peut être négatif. La recherche de la vérité « passe » par le doute, mais ne doit pas s’y réduire.

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Introduction (3)

• Ne faut-il pas donner aussi une place à la croyance ?La recherche de la vérité, déclenchée par le doute, suppose-t-elle le rejet de toute croyance ?Faut-il opposer le savoir et la croyance ? Ne sont-ils pas complémentaires ? Paradoxalement, chercher la vérité, c’est aussi croire. Celui qui cherche la vérité croit non seulement que la vérité existe et qu’elle est accessible, mais, en outre, il croit qu’il est bon de la connaître. On pourrait donc s’interroger in fine sur les raisons qui poussent l’homme à donner de la valeur à la vérité.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (1)

a) L’obstacle des préjugés

Cf. Descartes, Méditations métaphysiques (1641), « Première méditation », § 1 et 2.• Le projet. Descartes se met en quête d’une vérité

absolument certaine, à partir de laquelle il pourra refonder les sciences. Il veut « commencer tout de nouveau dès les fondements ». Pour cela, il doit faire table rase de ses anciennes croyances. Les connaissances qu’il croit avoir sont, en fait, incertaines, car elles reposent sur des principes qui sont eux-mêmes incertains.

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« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (« Lettre-préface » aux Principes de la philosophie)

Métaphysique

Physique

Médecine

MécaniqueMorale

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (2)

→ Il s’agit des préjugés hérités de l’enfance. Avant de savoir, nous avons nécessairement cru : nous avons donné notre assentiment à certaines idées, sans pouvoir les examiner, car notre raison n’était pas encore formée. Avant de savoir, l’enfant doit croire. Il ne peut pas faire autrement. Ses croyances viennent soit de son expérience immédiate (ses sens), soit d’autrui (ses parents).Selon Descartes, « comme nous avons été enfants avant que d’être hommes » (Principes de la philosophie, I, article 1), ces préjugés sont inévitables. Pour accéder à la vérité, il faut s’en libérer. Il faut donc douter.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (3)• La méthode. Grâce au doute, Descartes espère découvrir

la vérité première, dont il a besoin, pour refonder les sciences. Le doute, loin de se réduire à un sentiment d’incertitude, est ici un instrument de connaissance. → Il faut donc distinguer le doute cartésien et le doute sceptique. Chez les sceptiques, la recherche de la vérité « commence » et « finit » par le doute. Douter, c’est alors désespérer de la vérité : celle-ci, si elle existe, semble inaccessible à l’esprit humain. Descartes, au contraire, doute pour ne plus douter. Son doute n’a qu’une valeur provisoire : il n’est qu’un moyen pour accéder à une vérité absolument certaine.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (4)

→ Le doute cartésien n’est pas un doute comme les autres. Il a différentes caractéristiques. C’est :1) Un doute théorique. Descartes doute, alors qu’il est

« libre de tous soins » et qu’il jouit d’un « repos assuré dans une paisible solitude ». Il peut ainsi douter, en toute sécurité.

2) Un doute volontaire. Il doute parce qu’il veut douter. Son doute est le résultat d’une décision : « je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions ». Il ne doute pas parce qu’il s’est trompé. Il doute, par anticipation, pour ne plus se tromper à l’avenir. Son doute est donc un doute actif et préventif.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (5)

3) Un doute méthodique. Descartes ne doute pas n’importe comment. Pour que son doute soit efficace, il doit appliquer deux règles : 1) une règle de précaution ; 2) une règle d’économie.

4) Un doute hyperbolique. Selon la première règle, il ne faut donner son assentiment qu’aux idées absolument certaines, et rejeter comme fausses les idées seulement probables, au sujet desquelles on peut avoir une raison de douter.

5) Un doute radical. Selon la seconde règle, pour éviter un « travail infini », le doute doit porter, non pas sur chaque idée prise une à une, mais sur les deux fondements du savoir humain : les sens et la raison.

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VRAI =

ABSOLUMENT CERTAIN

=INDUBITABLE

PROBABLE=

DOUTEUX FAUX

«…le moindre sujet de douter que j’y trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. »

Les principes

DOUTE

«… je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées. »

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (6)

b) La mise en œuvre du doute

Appliquant les règles de méthode qu’il vient d’énoncer, Descartes examine les connaissances empiriques ou sensibles puis les connaissances rationnelles.

• Les connaissances empiriques

• Nous avons une connaissance immédiate du monde extérieur, grâce à nos sens. Mais nous savons aussi que les sens peuvent nous tromper. Nous avons déjà été victimes d’illusions. Comme le savoir qui vient des sens n’est pas absolument certain, par précaution, il faut le rejeter (application de la première règle).

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (7)• Mais n’y a-t-il pas des connaissances, qui viennent des sens,

et qui sont absolument certaines ? Il y a des faits au sujet desquels « on ne peut pas raisonnablement douter ». Descartes avance lui-même une objection qu’on pourrait lui faire : l’objection de la folie. On pourrait penser que seuls les fous doutent de tout. En fait, les fous ne doutent pas : ils délirent et ils sont certains de leur délire (« assurent constamment »).

• Descartes, loin d’être fou, continue de douter. Pour discréditer, une bonne fois pour toutes, les connaissances sensibles, il a recours à l’argument du rêve. Nous faisons des rêves si réalistes que nous les confondons avec la réalité. Sommes-nous certains que nous ne sommes pas en train de rêver ?

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Une autre version de l’argument du rêve : le cerveau dans une cuve (the brain in a vat)

« Supposons qu'un être humain (vous pouvez supposer qu'il s'agit de vous-même) a été soumis à une opération par un savant fou. Le cerveau de la personne en question (votre cerveau) a été séparé de son corps et placé dans une cuve contenant une solution nutritive qui le maintient en vie. Les terminaisons nerveuses ont été reliées à un super-ordinateur scientifique qui procure à la personne-cerveau l'illusion que tout est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en

fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons nerveuses. »Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire (1981)

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (8)

→ Remarquant que nous n’avons ni « indices concluants » ni « marques assez certaines » pour distinguer le rêve et la réalité, Descartes considère l’hypothèse la plus défavorable : nous sommes en train de rêver, et tout ce qui vient de nos sens est donc faux. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune vérité ?

• Les connaissances rationnelles« Soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés. » (§8)Peut-on douter, par exemple, des vérités mathématiques ? De prime abord, cela n’a aucun sens. Pourtant, Descartes, fidèle à sa démarche, doute.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (9)• Si Descartes continue de douter, c’est parce qu’il cherche une

vérité plus certaine encore que les vérités mathématiques. Sa démarche présuppose qu’une telle vérité existe, et que seul un doute hyperbolique, radical et extrême peut y conduire. C’est donc sa volonté de savoir qui détermine sa volonté de douter.

• Pour discréditer les connaissances rationnelles, il a recours à un nouvel argument, encore plus factice que les précédents : l’argument du malin génie. Par hypothèse, il admet l’existence d’un être supérieur et malfaisant, qui le trompe constamment. Cet argument s’ajoute à l’argument du rêve, mais aussi le redouble : désormais, tout – absolument tout – doit être remis en question.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (10)

c) La découverte du Cogito

Cf. Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », §3 et 4.

Contre toute attente, un renversement intervient. Descartes, après avoir poussé le doute jusqu’à son paroxysme, découvre enfin quelque chose dont il ne peut pas douter. S’il doute de tout, il ne peut pas douter qu’il doute. S’il doute, c’est qu’il pense, et donc qu’il est. Il découvre ainsi la vérité première, absolument certaine, dont il a besoin pour refonder les sciences : il existe comme être pensant.

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Peut-on dire que rien n’est vrai ?

Descartes aurait pu finir par tomber dans le scepticisme. Une telle possibilité, loin d’être complétement exclue, est envisagée au début de la « seconde méditation » : « Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain » (§3).

En fait, le scepticisme est indéfendable, ce qui explique la réserve de Descartes (« peut-être »). Pourquoi ?

Un argument classique avancé est celui de l’auto-réfutation.

Le sceptique affirme : « rien n’est vrai ».

Mais, si cette proposition est vraie, alors elle est fausse.

En effet, si rien n’est vrai, alors l’énoncé selon lequel « rien n’est vrai » n’est pas vrai. Il est donc faux. Par conséquent, il y a une vérité. Le sceptique s’auto-réfute.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (11)Descartes soumet la vérité du Cogito à une série d’objections. Ce faisant, il réutilise les arguments de la première méditation. Même si je rêve, même si le malin génie me trompe, je suis certain d’exister, car je suis conscient de penser.1) « Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps » : je

pourrais exister comme pur esprit ; le corps n’est pas une propriété essentielle de mon être.

2) « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde » : j’ai douté de l’existence du monde, mais non de ma propre existence. Du reste, je pourrais être la seule réalité (solipsisme).

3) « Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé ». Qu’il me trompe autant qu’il veut : j’existerais toujours comme objet de la tromperie.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (12)

d) Vérité et évidence

Descartes, après avoir douté de tout, prétend avoir découvert une vérité absolument certaine. Il sait avec certitude qu’il existe en tant qu’être pensant. Mais d’où vient sa certitude ? Comment la vérité du Cogito est-elle établie ? • Comme s’il s’agit d’une vérité première, elle ne peut pas

être déduite d’une vérité antérieure. Elle est donc connue, non pas par déduction, mais par intuition. Prenant conscience de lui-même, Descartes sait qu’il pense, mais aussi qu’il existe. Ce double savoir est immédiat. Il découle d’une sorte de « vision » de l’esprit.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (13)NB : présente dans le Discours de la méthode (1637), la formule célèbre « Je pense donc je suis » (Cogito ergo sum) est, à cet égard, trompeuse, car elle suggère l’idée d’un raisonnement. Voilà sans doute pourquoi Descartes ne la reprend pas ici. S’il s’agissait d’un raisonnement, comme le remarque Hobbes, il serait invalide, car il manque une prémisse. Nous aurions un syllogisme tronqué. Pour passer du « Je pense » au « Je suis », il faut un moyen terme que Descartes présuppose mais qu’il n’établit pas.

1. Je pense. 2. (Penser c’est être) → prémisse implicite3. Donc je suis.

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (14)• Le Cogito ne fait pas l’objet d’une démonstration. Et

pourtant, selon Descartes, c’est une vérité indubitable : au moment même où je pense, je sais avec certitude que j’existe. Pourquoi ? Parce que c’est évident. L’évidence est telle que je ne peux pas douter. → Descartes fait de l’évidence le critère premier de la vérité. Selon lui, une idée évidente est nécessairement vraie. Mais, à quoi reconnaît-on une idée évidente ? Une idée « évidente » est une idée qui apparaît dans une « intuition ». Les notions d’évidence et d’intuition sont reliées.

Intuition > intueri

Évidence > videre

Voir, regarder

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (15)• Selon Descartes, une idée est évidente si et seulement si

elle est claire et distincte.Est claire une idée présente et manifeste à un esprit attentif. Est distincte une idée qu’on ne confond pas avec une autre.Une idée « évidente » est donc une idée qu’on « voit » si bien – parce qu’elle est claire et distincte – qu’on ne peut pas ne pas la tenir pour vraie : on y adhère automatiquement.De l’évidence découle la certitude : le sujet, face à une idée évidente, ne doute plus. Le Cogito est le modèle même d’une idée claire et distincte, selon Descartes.

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Vérité Évidence

Intuition

Certitude

Une idée claire et distincte

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1. Le rôle du doute dans la recherche de la vérité (16)• Le critère de l’évidence pose problème. Une idée

évidente est-elle toujours vraie ? On peut émettre plusieurs objections.

1) L’évidence, malgré ce qu’affirme Descartes, apparaît comme une notion subjective. Ce qui est évident pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.

2) La clarté et la distinction sont des critères peu opératoires. Cf. Leibniz : « Descartes a logé la vérité à l’hôtellerie de l’évidence, mais il a négligé de nous en donner l’adresse ».

3) Ce que Descartes nomme « évidence » n’est peut-être qu’un « préjugé ».

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2. Les limites du doute (1)

a) L’insuffisance du doute

Après avoir douté de tout, Descartes croit avoir découvert une vérité indubitable. Selon Nietzsche, Descartes a échoué : il n’est pas allé assez loin dans le doute, et reste prisonnier, à son insu, de certaines croyances.

• Le sujet comme fiction grammaticale

Cf. Nietzsche, Par-delà bien et mal, §17.

Le Cogito est une fausse évidence. Descartes affirme qu’il pense. Mais cette affirmation va déjà trop loin.

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2. Les limites du doute (2)

• Quand je pense, à première vue, c’est moi qui pense. Pourtant, par expérience, je sais que ma propre pensée peut m’échapper : quand je cherche une idée, par exemple, celle-ci ne vient pas quand je veux ; je dois attendre l’inspiration. Ce « tout petit fait » suggère que je ne suis pas complètement maître de ma pensée. Problème : est-ce bien moi qui pense ? La pensée n’est-elle pas un processus impersonnel et autonome, qui s’accomplit, certes, en moi, mais sur lequel je n’ai aucune emprise ? Si c’est le cas, selon Nietzsche, je ne peux pas dire que « je » pense. Tout au mieux, on peut dire : « ça » pense (es denkt). Et encore. Nietzsche utilisera, dans un fragment posthume, une autre formule : cogitatur (en latin, on pense).

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2. Les limites du doute (3)

• Descartes est l’un de ces logiciens « superstitieux » que Nietzsche fustige. S’il avait retranscrit la réalité telle qu’elle est, il aurait dû renoncer à dire « je pense ». Loin d’être un fait objectif, « je pense » n’est qu’une interprétation. Loin d’être une vérité indubitable, ce n’est qu’une croyance. Mais d’où vient cette croyance ? Nietzsche ne se contente pas de dénoncer « la superstition » du sujet : il révèle aussi son origine. C’est la grammaire. Comme « penser » est un verbe, tout verbe ayant un sujet, Descartes raisonne, sans le savoir, de manière grammaticale. Il y a de la pensée. Mais qui pense ? « Moi ». Je suis le sujet du verbe « penser ». En fait, il faut se méfier des catégories grammaticales. Pourquoi ?

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2. Les limites du doute (4)

• Réponse de Nietzsche : ce n’est pas parce que toute phrase est composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément que de telles entités existent dans la réalité. La structure de la langue ne correspond pas nécessairement à la structure de la réalité. C’est la langue qui nous fait croire qu’il y a un sujet. Mais, en fait, dans la réalité, un tel sujet n’existe pas. « Il n’existe aucun " être " derrière l’agir, le faire, le devenir ; " l’agent " est un ajout de l’imagination, car l’agir est tout. » (GM, I, §13)

Descartes a douté des préjugés de l'enfance, mais il n'a pas remis en question les croyances véhiculées par la grammaire. S’il croit à l’existence d’un sujet pensant, c’est d’abord parce qu’il croit à la grammaire.

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2. Les limites du doute (5)

→ Paradoxe : le langage n'est pas neutre. Il n’est pas un simple outil de communication. Il a un impact non seulement sur notre perception de la réalité, mais aussi sur notre propre pensée. • Nous percevons le réel à travers les catégories de notre langue

maternelle. Celle-ci fonctionne comme un prisme : nous percevons d’abord ce que nous pouvons nommer. Cf. Émile Benveniste : « Nous pensons un univers que notre langue a déjà modelé » (Problèmes de linguistique générale, 1).

• Chaque langue est porteuse d’une vision du monde, véhicule des croyances. Cf. Nietzsche : « Il y a, cachée dans la langue, une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent qu’on puisse être par ailleurs » (HTH, II, « Le voyageur et son ombre », §11) ; « Chaque mot est un préjugé » (§55).

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2. Les limites du doute (6)

• La croyance au libre arbitre

À la croyance au sujet s’ajoute la croyance au libre arbitre. Celle-ci apparaît, dès le début, pendant l’expérience du doute. • Au cours de la « première méditation », Descartes doute de tout,

sauf de sa propre liberté. Son doute est volontaire, donc libre. Il présuppose toujours qu’il est libre de donner ou ne pas donner son assentiment aux idées qu’il examine. En d’autres termes, il croit ce qu’il veut, il doute de ce qu’il veut. Cette liberté n’est jamais remise en question, même avec l’hypothèse du malin génie. Qu’il me trompe : « à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement » (§12) ; je reste libre de douter.

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2. Les limites du doute (7)

• Dans un ouvrage ultérieur (Les principes de la philosophie, 1644), Descartes considère le libre arbitre comme une évidence : « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons » (I, §39). • Je sais que je suis libre, car j’ai une idée claire et distincte de

ma volonté : quand je veux, je sais que je veux, car je suis conscient ; je sens bien qu’aucune force ne me contraint à vouloir ceci plutôt que cela.

• Douter de la liberté est impossible, car cela reviendrait à remettre en question la possibilité même du doute. Le doute n’est rien d’autre que l’exercice de la liberté.

→ Descartes croit au libre arbitre, car il fait confiance aux données de sa conscience : il croit être ce qu’il a conscience d’être. Cf. La critique de Spinoza.

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2. Les limites du doute (8)

• La croyance en la valeur de la vérité

Doutant de tout, Descartes n’a pas douté non plus de la valeur de la vérité. S’il se met en quête de celle-ci, c’est parce qu’il estime qu’il est bon de la posséder.

Cf. Nietzsche, Le gai savoir, §344 : « En quoi nous aussi sommes encore pieux ».• Paradoxe : la science, qui prétend éliminer toute

croyance, repose, en fait, sur une croyance première. Elle croit que la vérité est préférable à l’erreur et à l’illusion, et qu’il faut donc la chercher à tout prix.

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2. Les limites du doute (9)

→ L’homme de science est un homme « pieux » malgré lui : il peut ne plus croire en dieu ; il croit toujours qu’il faut chercher la vérité. La vérité est le « dieu » en lequel il croit, et au nom duquel il est prêt à tout sacrifier. Il y aurait, en quelque sorte, une sorte de « fanatisme » scientifique. La science serait une « religion du vrai ».

• Nietzsche s’interroge sur les causes et les effets de ce phénomène.

1) D’où vient la volonté de vérité ?2) Quelle valeur faut-il lui accorder ? Avons-nous raison

de valoriser, comme nous le faisons, la vérité ? La vérité n’est-elle pas une « fausse » valeur ?

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2. Les limites du doute (10)

1) La volonté de vérité, qui est le moteur de la science, provient de certains affects. « Ne serait-ce pas l’instinct de peur qui nous ordonne de connaître ? La jubilation de l’homme de connaissance ne serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ? » (GS, §355)

2) Le présupposé selon lequel il faut chercher la vérité doit être interrogé. La valeur qu’on accorde à la vérité ne va pas de soi. L’erreur et l’illusion pourraient être plus utiles à la vie.« À supposer que nous voulions la vérité : pourquoi pas plutôt la non-vérité ? Et l’incertitude ? Même l’ignorance ? » (PBM, §1)

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2. Les limites du doute (11)

b) L’absurdité du doute

Nietzsche accuse Descartes d'avoir échoué dans son entreprise : le doute a été insuffisant et donc inefficace ; certaines croyances n'ont pas été remises en question. Mais Descartes pouvait-il seulement réussir ? Peut-on douter de tout ?

Cf. Wittgenstein, De la certitude (1951).

• Douter de tout est non seulement impossible, mais aussi absurde. Wittgenstein montre que le doute est nécessairement limité. Il critique le doute hyperbolique.

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2. Les limites du doute (12)

1) Douter de tout est impossible, car pour douter, encore faut-il être certain de douter. Un doute hyperbolique s'autodétruirait. Doute et certitude, loin de s’opposer radicalement, sont, en fait, complémentaires.

2) Celui qui douterait de tout et chercherait à tout vérifier ne peut que tomber dans une régression à l’infini. Pour vérifier, il faut un instrument de vérification, qu’on doit présupposer valide. Il faut donc, tôt ou tard, arrêter de douter.

3) Douter de tout est absurde. Pour douter, il faut des raisons. Douter pour douter n’a aucun sens. Si « tout parle » en faveur de ma croyance, pourquoi chercher à la remettre en question ?

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2. Les limites du doute (13)

• Wittgenstein s’intéresse à des propositions très simples, qui relèvent du sens commun. Dans la vie ordinaire, on ne prend pas la peine de les énoncer, tant elles semblent aller de soi. Il s’agit de véritables truismes. Exemples : « j’ai deux mains » ; « je suis un être humain » ; « le monde extérieur existe », etc. Le statut de ces propositions pose problème. D’un côté, on ne peut pas les remettre en question : douter de ces propositions semble absurde. D’un autre côté, ces propositions ne relèvent pas d’un savoir au sens strict. Non seulement nous n’avons aucune preuve, mais nous n’éprouvons même pas le besoin de prouver. Paradoxe : il y a des vérités que je ne peux pas démontrer, mais dont je suis absolument certain.

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2. Les limites du doute (14)

• Ces propositions du sens commun ne sont jamais remises en question, car elles sont présupposées, à chaque instant, dans notre vie quotidienne, lorsque nous agissons.Wittgenstein reprend à son compte la formule de Goethe : « Au commencement était l’action ».Je ne doute pas que j’ai deux mains, non pas parce que j’aurais une quelconque preuve, mais parce que cette croyance est « solidement fixée en moi » et accompagne chacune de mes actions. Selon Wittgenstein, plus certain que le savoir lui-même, il y a cet ensemble de propositions non démontrées et pourtant absolument certaines, qui constitue « l’image du monde », « la toile de fond », que nous avons tous en commun.

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Croyance

Savoir

Certitude

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On peut douter. On ne peut pas prouver.

On peut douter. On peut prouver.

On ne peut ni douter ni prouver. Si on doutait, on passerait pour fou. On n’éprouve pas non plus le besoin de prouver : c’est parce que c’est « solidement fixé en nous ».

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« Je suis assis avec un philosophe dans le jardin ; il dit à maintes reprises : " Je sais que ceci est un arbre " tout en désignant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive et entends cela, et je lui dis : " Cet homme n’est pas fou. Nous faisons de la philosophie ". » De la certitude, § 467.

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2. Les limites du doute (15)

c) La dangerosité du doute

Cf. Descartes, « « Lettre à Hyperaspistes » (août 1641).

• Descartes est conscient des conséquences dangereuses que le doute pourrait avoir dans la vie pratique : celui qui douterait de tout ne pourrait plus agir, et finirait par mettre sa vie en danger. Autant le doute est bénéfique dans le champ théorique, autant il est néfaste dans le champ pratique, car il paralyse l’action. L’homme qui doute est non seulement incertain, mais irrésolu : il est incapable de décider et d’agir conformément à sa décision ; au lieu d’agir, il continue à délibérer, et revient sans cesse sur la décision prise.

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2. Les limites du doute (16)

• Lorsqu’il faut agir, le doute est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. « Les actions de la vie souffrant souvent aucun délai » (Discours de la méthode, III), il faut, d’une manière ou d’une autre, prendre une décision, c’est-à-dire trancher et donc cesser de douter. Mais comment savoir si on prend la bonne décision ? Peut-on être certain de bien agir ?Descartes propose une « morale par provision » : à défaut de pouvoir savoir ce qu’il faut faire avec une certitude absolue, il faut adopter certaines règles d’action ou maximes, afin d’échapper à l’irrésolution et de continuer à vivre.Trois maximes : 1) obéir aux lois et aux coutumes du pays auquel nous appartenons, tout en veillant à suivre les opinions les plus modérées ; 2) être ferme et résolu dans ses actions, prendre une décision et s’y tenir ; 3) changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde.

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Conclusion

S’il faut douter pour se libérer des croyances, on ne peut pas douter de tout. Celui qui cherche la vérité doit non seulement douter mais aussi croire. Il faut faire l’éloge du doute : « le doute est le sel de l’esprit », dit Alain (Propos sur les pouvoirs, § 140). On ne saurait trop insister sur sa valeur. Mais on a aussi besoin de croire. Dans le champ théorique, croire et savoir, loin de s’opposer, apparaissent, non sans paradoxe, comme complémentaires. Dans le champ pratique, les croyances sont vitales.

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Sydney Lumet, Douze hommes en colère (1957)

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Suggestions de lecture (pour aller plus loin)• Sur Descartes : Denis Kambouchner, Descartes n’a pas dit, Les belles lettres, 2015.

• Sur Nietzsche :Patrick Wotling, La pensée du sous-sol, éditions Allia, 1999.

• Sur Wittgenstein : Élise Marrou, De la certitude. Wittgenstein, Ellipses, 2006.

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