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LES ECHOS JEUDI 20 AOÛT 2009 9 GRANDS TÉMOINS Dans l’un de vos derniers ouvrages, « La Richesse révolutionnaire », vous souligniez les faiblesses inhérentes à la globalisation et celles du monde financier. Mais aviez-vous imaginé une crise de cette ampleur ? Non, certainement pas. Ce qui me choque, ce sont les références constantes que l’on fait à 1929, en référence à la crise actuelle. Ce que les gens ne voient pas, ce sont les diffé- rences entre hier et aujourd’hui. C’est à cela qu’il faut s’intéresser, pas aux ressemblances éventuelles. Or ces différences sont énormes. Je voudrais d’abord souligner combien je pense que la science économique est de plus en plus obsolète. Elle ignore des facteurs essentiels. Le temps, par exemple. On ne peut pas comprendre ce qui arrive dans cette crise, ou ce qui est survenu lors de crises plus anciennes, sans prendre le fac- teur temps en considération. Comparer no- tre économie à celle de 1929 est une aberra- tion. Pourtant, Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale, a beaucoup étudié cette période en tant qu’universitaire et a voulu éviter les erreurs du passé. Très bien. Le président de la Réserve fédérale tire les leçons de l’histoire. Mais il faut pren- dre en compte le temps et la vitesse. Cette économie opère à très grande vitesse. Les banquiers à Wall Street créaient dans la nuit de nouveaux instruments financiers qui étaient commercialisés dans la seconde en Europe et dans le reste du monde. C’étaient des instruments complexes, qui étaient mis sur le marché avec une telle rapidité que cela ne donnait à personne le temps de compren- dre de quoi il s’agissait. La vitesse est devenue un facteur crucial dans l’économie, mais qui enseigne cela ? Est-ce que l’on peut bâtir des sortes de pare-feu pour se protéger ? Il faut surtout réévaluer ce que nous faisons, et la façon dont nous le faisons. La finance à Wall Street va très vite, le gouvernement et les institutions de Washington très lentement. Ce sont des paramètres incompatibles. Il faut d’abord repenser au temps de réponse que l’on accorde. Le système est totalement dé- synchronisé. Le temps est un facteur, mais que pensez- vous de l’avidité ? Il semble que cela a été un moteur puissant à l’origine de cette crise ? L’avidité est une chose ancienne, et il vrai que cela rend malade de regarder ce qui s’est passé. Il faut des limites, mais il ne faut pas compter pour cela sur le gouvernement, qui n’aura jamais de solution adéquate. On ne doit pas hésiter à critiquer. Je ne suis pas contre l’argent, je suis opposé aux trop grandes disparités. En l’espèce, Wall Street a créé une crise qui a plongé le reste de l’huma- nité dans la récession. Comment la comparez-vous à l’aune de celles que vous avez pu traverser dans votre vie ? Je suis né en 1928. L’année d’après, c’était la crise de 1929. Mon père essayait de vendre des pommes au coin des rues juste pour pouvoir nous nourrir. C’était terrifiant et cela a duré, duré… c’est d’ailleurs pourquoi le sou- venir de cette Grande Dépression est telle- ment vif aux Etats-Unis. Mais il y a eu d’autres crises depuis, comme le choc pétrolier de 1975, et d’autres ont suivi. Je constate surtout que le rythme des crises tend à s’accélérer. C’est pour cela que la vitesse et le temps sont, à mon sens, des facteurs cruciaux à étudier en économie. Un autre facteur à prendre en compte est celui de l’espace. Aujourd’hui, le monde est globalisé, ce n'était pas vrai pour les récessions du passé. C’est pourquoi je suis convaincu que chercher dans le passé des réponses n’est vraiment pas adapté. Vous êtes un futurologue, mais il est tout de même difficile de questionner le futur pour comprendre la situation d’aujourd’hui ! Personne ne connaît le futur avec certitude, mais il y a des prévisions que nous pouvons faire. D’ailleurs, on ne peut pas se passer d’es- sayer de prévoir. Et on ne s’en sort pas si mal la plupart du temps. LEUR REGARD SUR LES CRISES DU SIÈCLE Alvin Toffler : « Il faut prendre en compte le temps et la vitesse » L’auteur du « Choc du futur » n’a pas vu venir la mégarécession qui a frappé le monde il y a dix-huit mois, mais il s’alarme de notre incapacité à appréhender la réalité économique. Le futurologue est, en effet, depuis longtemps, persuadé que la science économique a atteint ses limites. Elle est, selon lui, incapable d’intégrer des paramètres vitaux pour la compréhension du monde comme le temps, la vitesse et l’espace. Alvin Toffler (ci-dessus en 2006 ) estime que l’on gagnerait à étudier les différences avec la crise de 1929 plutôt que d’y chercher des ressemblances. En particulier, parce que l’appréhension du temps n’a plus rien à voir. Ainsi, en 1929, les traders new-yorkais lisaient les informations sur la bande d’un téléscripteur. Aujourd’hui, « la vitesse est devenue un facteur crucial dans l’économie » et dans les salles de marché, comme celle de Hong Kong. Son parcours Considéré comme un gourou depuis quarante ans, Alvin Toffler a été le premier à parler d’une ère postindustrielle et de l’émergence de la société de l’information. A quatre-vingt-un ans, ce visionnaire continue d’écrire avec sa femme, Heidi, et de parcourir le monde. Le futorologue a eu une influence profonde dans le monde des entreprises, comme auprès de certains chefs d’Etat. Son dernier ouvrage, « La Richesse révolutionnaire » (2007), pointait l’émergence du « prosumer », la fusion entre les rôles de producteur et de consommateur. Un phénomène que l’on comprend d’autant mieux à l’ère de Facebook, Twitter et YouTube. Dans un entretien aux « Echos », il explique comment les facteurs temps, vitesse ou espace sont sous-estimés ou ignorés alors qu’ils sont cruciaux pour interpréter les derniers événements. « Le Choc du futur », Denoël, Paris, 1974 (réé- dition Gallimard, 1987).« Le choc du futur est le stress et la désorientation provoqués chez les individus auxquels on fait vivre trop de changements dans un trop petit intervalle de temps. » « Ecospasme », Denoël, Paris, 1975. « La Troisième Vague », Denoël, Paris, 1980 (réédition Gallimard, 1988) « Une nouvelle civilisation est en train d’émerger et des hom- mes aveugles, un peu partout, ten- tent de l’étouffer. » « Les Cartes du futur : précur- sions et prémisses », Denoël, Pa- ris, 1983. « S’adapter ou périr : l’entreprise face au choc du futur », Denoël, Paris, 1986. « Les Nouveaux Pouvoirs », Fayard, Paris, 1991. « A un degré plus grand que nous l’imagi- nons, nous sommes les produits du pouvoir. » « Guerre et contre-guerre, sur- vivre à l’aube du XXI e siècle », Fayard, Paris, 1994 et Hachette Littératures 1996. « Créer une nouvelle civilisa- tion : la politique de la Troi- sième Vague », Fayard, Paris, 1995. « La Richesse révolutionnaire », Plon, Paris, 2007. « Le monde est en train de se transformer, dra- matiquement et irrévocable- ment. » Alvin Toffler dans le texte Est-ce que vous lisez dans cette crise la fin de l’empire américain ? Le début du déclin ? Il est évident que le rôle de l’Amérique va devoir être reformulé. Je ne suis pas prêt à dire que c’en est fini de la suprématie améri- caine. Mais il va falloir que les choses soient très différentes. Je le répète encore une fois, le temps, l’espace et le savoir sont les éléments différenciateurs avec les systèmes précé- dents, mais aussi avec d’autres pays et d’autres cultures. L’alignement des pays va changer. J’espère que l’on n’aura pas besoin de faire couler le sang cette fois, comme ç’a été le cas dans le passé et comme cela pour- rait l’être. Est-ce qu’Obama est l’homme qui peut sortir l’Amérique de la crise ? Est-ce qu’il est le bon président pour construire son futur ? Il ne va pas pouvoir accomplir tout ce qu’il souhaite. Mais il a une majorité démocrate qui va quand même l’aider. Vous étiez contre le sauvetage de l’industrie automobile américaine... L’industrie n’est plus la source la plus impor- tante d’emplois. Il vaut mieux développer des services et créer du savoir. Il faut que les gou- vernements et les économistes reconnaissent l’importance du savoir. Quand on fait un plan de relance, il y a un grand danger à investir dans des infrastructures obsolètes. De com- bien de voitures avons-nous vraiment besoin ? Combien de gens vont, dans vingt ans, tra- vailler dans un bureau plutôt que chez eux ? Tout cela a impact sur les transports, les auto- routes, etc. Il faut que le gouvernement tra- vaille avec des groupes qui se projettent dans le futur. PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE ROBERT (À NEW YORK) Demain, Marc Ferro, historien spécialiste de la Russie. i Retrouvez les articles de Séries d’été sur www.lesechos.fr AFP TOPFOTO/ROGER-VIOLLET AFP

Les Echos 2009 Alvin Toffler

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LES ECHOS JEUDI 20 AOÛT 2009 9GRANDS TÉMOINS

Dans l’un de vos derniers ouvrages,« La Richesse révolutionnaire », voussouligniez les faiblesses inhérentesà la globalisation et celles du mondefinancier. Mais aviez-vous imaginéune crise de cette ampleur ?Non, certainement pas. Ce qui me choque,ce sont les références constantes que l’on faità 1929, en référence à la crise actuelle. Ceque les gens ne voient pas, ce sont les diffé-rences entre hier et aujourd’hui. C’est à celaqu’il faut s’intéresser, pas aux ressemblanceséventuelles. Or ces différences sont énormes.Je voudrais d’abord souligner combien jepense que la science économique est de plusen plus obsolète. Elle ignore des facteursessentiels. Le temps, par exemple. On nepeut pas comprendre ce qui arrive danscette crise, ou ce qui est survenu lors decrises plus anciennes, sans prendre le fac-teur temps en considération. Comparer no-tre économie à celle de 1929 est une aberra-tion.

Pourtant, Ben Bernanke, le président

de la Réserve fédérale, a beaucoup étudiécette période en tant qu’universitaireet a voulu éviter les erreurs du passé.Très bien. Le président de la Réserve fédéraletire les leçons de l’histoire. Mais il faut pren-dre en compte le temps et la vitesse. Cetteéconomie opère à très grande vitesse. Lesbanquiers à Wall Street créaient dans la nuitde nouveaux instruments financiers quiétaient commercialisés dans la seconde enEurope et dans le reste du monde. C’étaientdes instruments complexes, qui étaient missur le marché avec une telle rapidité que celane donnait à personne le temps de compren-dre de quoi il s’agissait. La vitesse est devenueun facteur crucial dans l’économie, mais quienseigne cela ?

Est-ce que l’on peut bâtir des sortesde pare-feu pour se protéger ?Il faut surtout réévaluer ce que nous faisons,et la façon dont nous le faisons. La finance àWall Street va très vite, le gouvernement et lesinstitutions deWashington très lentement. Cesont des paramètres incompatibles. Il faut

d’abord repenser au temps de réponse quel’on accorde. Le système est totalement dé-synchronisé.

Le temps est un facteur, mais que pensez-vous de l’avidité ? Il semble que celaa été un moteur puissant à l’originede cette crise ?L’avidité est une chose ancienne, et il vrai quecela rend malade de regarder ce qui s’estpassé. Il faut des limites, mais il ne faut pascompter pour cela sur le gouvernement, quin’aura jamais de solution adéquate. On nedoit pas hésiter à critiquer. Je ne suis pascontre l’argent, je suis opposé aux tropgrandes disparités. En l’espèce, Wall Street acréé une crise qui a plongé le reste de l’huma-nité dans la récession.

Comment la comparez-vous à l’aunede celles que vous avez pu traverserdans votre vie ?Je suis né en 1928. L’année d’après, c’était lacrise de 1929. Mon père essayait de vendredes pommes au coin des rues juste pourpouvoir nous nourrir. C’était terrifiant et celaa duré, duré… c’est d’ailleurs pourquoi le sou-venir de cette Grande Dépression est telle-ment vif aux Etats-Unis. Mais il y a eu d’autrescrises depuis, comme le choc pétrolier de1975, et d’autres ont suivi. Je constate surtoutque le rythme des crises tend à s’accélérer.C’est pour cela que la vitesse et le temps sont,àmon sens, des facteurs cruciaux à étudier enéconomie. Un autre facteur à prendre encompte est celui de l’espace. Aujourd’hui, lemonde est globalisé, ce n'était pas vrai pourles récessions du passé. C’est pourquoi je suisconvaincu que chercher dans le passé desréponses n’est vraiment pas adapté.

Vous êtes un futurologue, mais il est tout demême difficile de questionner le futur pourcomprendre la situation d’aujourd’hui !Personne ne connaît le futur avec certitude,mais il y a des prévisions que nous pouvonsfaire. D’ailleurs, on ne peut pas se passer d’es-sayer de prévoir. Et on ne s’en sort pas si mal laplupart du temps.

LEUR REGARD SUR LES CRISES DU SIÈCLE

Alvin Toffler : « Il faut prendreen compte le temps et la vitesse »

L’auteur du « Choc du futur » n’a pas vu venir la mégarécession qui a frappé le monde il y a dix-huit mois,mais il s’alarme de notre incapacité à appréhender la réalité économique. Le futurologue est, en effet, depuis longtemps,persuadé que la science économique a atteint ses limites. Elle est, selon lui, incapable d’intégrer des paramètresvitaux pour la compréhension du monde comme le temps, la vitesse et l’espace.

Alvin Toffler (ci-dessus en 2006 ) estime que l’on gagnerait à étudier les différences avec la crise de 1929 plutôt que d’y chercher des ressemblances. En particulier, parce que l’appréhension du temps n’a plus rien à voir.Ainsi, en 1929, les traders new-yorkais lisaient les informations sur la bande d’un téléscripteur. Aujourd’hui, « la vitesse est devenue un facteur crucial dans l’économie » et dans les salles de marché, comme celle de Hong Kong.

Sonparcours

Considérécommeungouroudepuisquaranteans,AlvinToffleraétélepremieràparlerd’uneèrepostindustrielleetdel’émergencedelasociétédel’information.Aquatre-vingt-unans,cevisionnairecontinued’écrireavecsafemme,Heidi,etdeparcourirlemonde.Lefutorologueaeuuneinfluenceprofondedanslemondedesentreprises,commeauprèsdecertainschefsd’Etat.Sondernierouvrage,« LaRichesserévolutionnaire »(2007),pointaitl’émergencedu«prosumer »,lafusionentrelesrôlesdeproducteuretdeconsommateur.Unphénomènequel’oncomprendd’autantmieuxàl’èredeFacebook,TwitteretYouTube.Dansunentretienaux«Echos »,il expliquecommentlesfacteurstemps,vitesseouespacesontsous-estimésouignorésalorsqu’ilssontcruciauxpourinterpréterlesderniersévénements.

« Le Choc du futur », Denoël, Paris, 1974 (réé-dition Gallimard, 1987).« Le choc du futur estle stress et la désorientation provoqués chez lesindividus auxquels on fait vivretrop de changements dans un troppetit intervalle de temps. »« Ecospasme », Denoël, Paris,1975.« La Troisième Vague », Denoël,Paris, 1980 (réédition Gallimard,1988) « Une nouvelle civilisationest en train d’émerger et des hom-mes aveugles, un peu partout, ten-tent de l’étouffer. »« Les Cartes du futur : précur-sions et prémisses », Denoël, Pa-ris, 1983.« S’adapter ou périr : l’entreprise

face au choc du futur », Denoël, Paris, 1986.« Les Nouveaux Pouvoirs », Fayard, Paris,1991. « A un degré plus grand que nous l’imagi-

nons, nous sommes les produitsdu pouvoir. »« Guerre et contre-guerre, sur-vivre à l’aube du XXIe siècle »,Fayard, Paris, 1994 et HachetteLittératures 1996.« Créer une nouvelle civilisa-tion : la politique de la Troi-sième Vague », Fayard, Paris,1995.« La Richesse révolutionnaire »,Plon, Paris, 2007. « Le monde esten train de se transformer, dra-matiquement et irrévocable-ment. »

Alvin Toffler dans le texte

Est-ce que vous lisez dans cette crisela fin de l’empire américain ? Le débutdu déclin ?Il est évident que le rôle de l’Amérique vadevoir être reformulé. Je ne suis pas prêt àdire que c’en est fini de la suprématie améri-caine. Mais il va falloir que les choses soienttrès différentes. Je le répète encore une fois, letemps, l’espace et le savoir sont les élémentsdifférenciateurs avec les systèmes précé-dents, mais aussi avec d’autres pays etd’autres cultures. L’alignement des pays vachanger. J’espère que l’on n’aura pas besoinde faire couler le sang cette fois, comme ç’aété le cas dans le passé et comme cela pour-rait l’être.

Est-ce qu’Obama est l’homme quipeut sortir l’Amérique de la crise ?Est-ce qu’il est le bon présidentpour construire son futur ?Il ne va pas pouvoir accomplir tout ce qu’ilsouhaite. Mais il a une majorité démocrate quiva quand même l’aider.

Vous étiez contre le sauvetagede l’industrie automobile américaine...L’industrie n’est plus la source la plus impor-tante d’emplois. Il vaut mieux développer desservices et créer du savoir. Il faut que les gou-vernements et les économistes reconnaissentl’importance du savoir. Quand on fait un plande relance, il y a un grand danger à investirdans des infrastructures obsolètes. De com-bien de voitures avons-nous vraiment besoin ?Combien de gens vont, dans vingt ans, tra-vailler dans un bureau plutôt que chez eux ?Tout cela a impact sur les transports, les auto-routes, etc. Il faut que le gouvernement tra-vaille avec des groupes qui se projettent dansle futur.

PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE ROBERT(À NEW YORK)

Demain, Marc Ferro, historien spécialistede la Russie.

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