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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVII - n° 2 - février 2013 18 dossier thématique La faim des régimes De régime en régime, pourquoi ? Dieting and weight cycling, why? Bernard Waysfeld* * Paris. RÉSUMÉ Summary » L’échec des régimes dans le traitement de l’obésité pose naturellement question. » Trois raisons peuvent expliquer ce fait : – le culte de la minceur ; – le mouvement féministe ; – le terrorisme alimentaire. Mots-clés : Régime - Échecs - Minceur - Féminisme - Restriction cognitive - Orthorexie. Dieting has failed to achieve obesity treatment; this fact raises at least 3 questions: – Why thinness appears to be so suitable? – Is obesity partly a feminist issue? – Why food seems dangerous to so numerous subjects? Keywords: Dieting - Failures - Thinness - Feminism - Cognitive restraint - Orthorexia. D eux réponses sibyllines s’imposent d’abord comme deux prototypes de “mauvaises réponses” : parce que les régimes ne marchent pas sur le long terme ; parce qu’il y a de plus en plus d’obèses. Bien qu’exécrables, ces deux réponses sont bien souvent celles qui sont proposées face à l’inépuisable litanie des régimes. “Les régimes, ça ne marche pas” Ainsi s’exprimait William Bennett en 1985 (1) devant la noble assemblée de l’Académie des Sciences de New York. On avait en effet commandé à ce sociologue, déjà, un rapport sur l’intérêt des régimes dans l’obésité. Et sa réponse fut sans appel : “Il n’est pas d’exemple, en médecine ou ailleurs, qu’une méthode thérapeutique qui échoue dans 95 % des cas puisse être poursuivie…” Bien sûr, il fut applaudi et chacun retourna à sa prescription de régimes ! Parce qu’il y a de plus en plus d’obèses Certes, la tentation reste grande de culpabiliser une population vulnérable, bien souvent hyperphage et/ ou affublée de troubles alimentaires. Il est également tentant de s’en tenir au niveau du symptôme gros corps ou apports excessifs. Mais, là encore, nous sommes, et nous le savons tous, confrontés à la multifactorialité. D’ailleurs, à regarder de près les études ObEpi (2), qui tous les 3 ans fournissent un ensemble de données sur l’obésité en France, il semble qu’on atteigne une stabilisation de l’épidémie (15 % en 2012) et un début de décroissance chez l’enfant. Il n’y a donc pas de plus en plus d’obèses, mais sans doute de plus en plus de sujets qui se surveillent ou veulent maigrir, notamment parmi les normopondéraux et les normocorpulents. Les régimes, comme le dit Anne Zamberlan, célèbre mannequin obèse fondatrice de l’association Allegro Fortissimo, ce ne sont guère les vrais obèses qui les pratiquent : “Comme si le traitement de l’obésité, c’était une question de régime !” Non, les régimes sont majori- tairement pratiqués par les femmes en proie : au culte de la minceur ; à la perte de repères malgré la conquête féministe ; au terrorisme alimentaire et en quête de racines ; à l’opposition à la société de consommation. Culte de la minceur Kim Chernin déclarait déjà en 1981 :“En cette époque où l’inflation a pris des proportions alarmantes, où la menace d’une guerre nucléaire apparaît comme un danger très

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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVII - n° 2 - février 201318

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La faim des régimes

De régime en régime, pourquoi ?Dieting and weight cycling, why?Bernard Waysfeld*

* Paris.

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y » L’échec des régimes dans le traitement de l’obésité pose naturellement question.

» Trois raisons peuvent expliquer ce fait : – le culte de la minceur ; – le mouvement féministe ; – le terrorisme alimentaire.

Mots-clés : Régime - Échecs - Minceur - Féminisme - Restriction cognitive - Orthorexie.

Dieting has failed to achieve obesity treatment; this fact raises at least 3 questions:

– Why thinness appears to be so suitable?

– Is obesity partly a feminist issue?

– Why food seems dangerous to so numerous subjects?

Keywords: Dieting - Failures - Thinness - Feminism - Cognitive restraint - Orthorexia.

D eux réponses sibyllines s’imposent d’abord comme deux prototypes de “mauvaises réponses” :

✓ parce que les régimes ne marchent pas sur le long terme ;

✓ parce qu’il y a de plus en plus d’obèses.Bien qu’exécrables, ces deux réponses sont bien souvent celles qui sont proposées face à l’inépuisable litanie des régimes.

“Les régimes, ça ne marche pas”

Ainsi s’exprimait William Bennett en 1985 (1) devant la noble assemblée de l’Académie des Sciences de New York. On avait en effet commandé à ce sociologue, déjà, un rapport sur l’intérêt des régimes dans l’obésité. Et sa réponse fut sans appel : “Il n’est pas d’exemple, en médecine ou ailleurs, qu’une méthode thérapeutique qui échoue dans 95 % des cas puisse être poursuivie…” Bien sûr, il fut applaudi et chacun retourna à sa prescription de régimes !

Parce qu’il y a de plus en plus d’obèses

Certes, la tentation reste grande de culpabiliser une population vulnérable, bien souvent hyperphage et/ou affublée de troubles alimentaires. Il est également

tentant de s’en tenir au niveau du symptôme gros corps ou apports excessifs. Mais, là encore, nous sommes, et nous le savons tous, confrontés à la multifactorialité.D’ailleurs, à regarder de près les études ObEpi (2), qui tous les 3 ans fournissent un ensemble de données sur l’obésité en France, il semble qu’on atteigne une stabilisation de l’épidémie (15 % en 2012) et un début de décroissance chez l’enfant. Il n’y a donc pas de plus en plus d’obèses, mais sans doute de plus en plus de sujets qui se surveillent ou veulent maigrir, notamment parmi les normopondéraux et les normocorpulents.Les régimes, comme le dit Anne Zamberlan, célèbre mannequin obèse fondatrice de l’association Allegro Fortissimo, ce ne sont guère les vrais obèses qui les pratiquent : “Comme si le traitement de l’obésité, c’était une question de régime !” Non, les régimes sont majori-tairement pratiqués par les femmes en proie :

✓ au culte de la minceur ; ✓ à la perte de repères malgré la conquête féministe ; ✓ au terrorisme alimentaire et en quête de racines ; ✓ à l’opposition à la société de consommation.

Culte de la minceur

Kim Chernin déclarait déjà en 1981 :“En cette époque où l’inflation a pris des proportions alarmantes, où la menace d’une guerre nucléaire apparaît comme un danger très

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De régime en régime, pourquoi ?

sérieux, où la criminalité est à la hausse et où le chômage constitue un phénomène persistant, on a demandé à cinq cents personnes, lors d’un sondage, ce qu’elles craignaient le plus au monde, et cent quatre-vingt-dix ont répondu que leur plus grande crainte était de grossir” (3).“Thin is beautiful”, disent les Américains, qui savent de quoi ils parlent. Toutes les études le montrent : la min-ceur est un gage de réussite sociale et, inversement, l’embonpoint disqualifie, à qualités égales, le candidat qui recherche un emploi. Les femmes grosses ou obèses sont moins choisies par les hommes et ont plus de mal à trouver un partenaire que les hommes, à indice de masse corporelle égal.En d’autres termes, à tort ou à raison, la femme mince possède aux yeux des autres, de la société, et surtout à son propre regard, plus de valeur que les plus rondes ou grosses. Rappelons qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Les Vénus callipyges d’il y a 20 à 30 000 ans, Vénus de Willendorf (figure), Vénus de Malte et bien d’autres, ne peuvent pas être les purs fantasmes de nos ancêtres. Rondeurs, fécondité et beauté ont longtemps cheminé côte à côte. Il a fallu en arriver à nos sociétés postmo-dernes, dont la pléthore alimentaire est sans pareille, pour entraîner ce culte de la minceur qui semble dire “Regardez comme je résiste à cet excès d’avoir, regardez-moi et voyez comme je suis restée sauvage, telle qu’en moi-même et profondément désirable !”Mais le désir évolue avec le temps et les latitudes. Si la minceur gagne l’Afrique du Nord, le sud du Maghreb et plus encore les régions équatoriales continuent d’asso-cier rondeurs, opulence et beauté : minceur et niveau socioculturel s’associent dans les pays dits riches, alors qu’elles signifient misère dans les pays pauvres.En France, l’obésité frappe deux fois plus les niveaux socio-économiques inférieurs que les supérieurs et, inver-sement, les troubles alimentaires frappent en haut de l’échelle sociale. Le gros corps s’inscrit dans une symbo-lique de puissance pour les plus pauvres, le corps mince dans une symbolique de réussite pour les plus riches.

Perte des repères et conquête féministes

Depuis le best-seller aux États-Unis, dans les années 1980, de Susie Orbach, “Obesity is a feminist issue” (l’obésité est une question liée au féminisme [3]), il n’est plus contestable de considérer que la conquête féministe, commencée dans les années 1960, et uti-lisant largement des valeurs masculines, ait joué un rôle dans le culte de la minceur et… dans le port du pantalon. L’effet taille joue à plein : nos jeunes filles ne supportent pas de dépasser le 38, leurs aînées

le 40. Parallèlement, la restriction, donc la mise au régime, s’est imposée. Cette restriction volontaire, cognitive, entraîne à son tour de nombreux troubles qui aggravent la surcharge en un yoyo volontiers ascendant, et de nouveaux régimes sont sollicités. Cette perte du dimorphisme sexuel pousse à l’abolition des rondeurs féminines et aux comportements ano-rexiques, préludes fréquents aux boulimies ultérieures et à l’obésité (4-6).

Terrorisme alimentaire et quête de racines

De nouveaux régimes, de nouveaux modèles appa-raissent tous le 5 ans environ. De fait, les modes sont bien récurrentes : Atkins a sans doute inspiré Montignac, qui a largement inspiré Dukan. Parvenu à un certain seuil de notoriété et de diffusion, le temps faisant le reste, toutes ces modes s’effondrent devant les inévitables yoyos, rebaptisés weight cycling aux États-Unis. Au-delà des pertes de poids éphémères, on ne peut qu’être cho-

Figure. La célèbre Vénus de Willendorf a été décou-verte en 1908 sur le site d’une ancienne briqueterie à Willendorf (Basse-Autriche). La stratigraphie reconnue lors des fouilles effectuées sur le site a permis de dater la statuette du Gravettien et de lui attribuer un âge relatif d’environ 23 000 ans avant l’ère chrétienne.

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La faim des régimes

qué par l’aveuglement et le mépris de certains médecins leaders prétendument nutritionnistes qui ne se soucient guère de l’avenir de leurs patients et qui se cantonnent à une position symptomatique : on ne traite qu’en aval le symptôme poids ou gros corps, sans se soucier de l’amont, de l’itinéraire psychosomatique suivi et qui a mené à la pathologie actuelle – le sujet est encore une fois oublié (5).Chemin faisant, les patients ne savent plus à quel saint se vouer ! Certains vont régresser vers l’aliment “sein”, attitude régressive marquée du besoin de garder en permanence une nourriture dans la bouche, ou encore de ne manger que du “blanc” (lait, yaourts, endives) comme certaines anorexiques vaguement cicatrisées et végéta-riennes. D’autres vont revenir à l’aliment “saint” trouvant dans le rituel religieux la distance, la réserve qu’ils avaient perdues dans l’impulsivité caractérisée de leurs troubles alimentaires. Si la prière précède toute prise alimentaire, l’oralité invoquante précède l’oralité incorporante, voire dévorante. La parole précède le passage à l’acte… qui n’a d’ailleurs plus lieu en tant que tel. Une étude américaine avait montré que chanter des gospels dans les églises réduisait l’obésité !Reste que ces régimes pratiquent encore le mani-chéisme : les légumes sont bons, les gâteaux sont mauvais, oubliant que c’est la dose qui fait le poison et que l’aliment ne peut être indéfiniment coupé de sa convivialité, du monde symbolique et imaginaire auquel il appartient et sans lequel il risque de n’être plus comestible, voire d’être dangereux.De nombreux patients, et notamment des anorexiques médiocrement guéris, vont se tourner vers l’aliment sain, vers l’orthorexie. Steven Bratman, l’inventeur du terme et lui-même orthorexique (7), ne pouvait pas manger un légume qui avait été cueilli depuis plus de 20 minutes ! L’orthorexique a besoin de manger “correct”, de ne pas offenser son corps et de connaître parfaitement la tra-çabilité alimentaire. Il ou elle reste inquiet devant un monde où les poissons sont carrés et les œufs en tube, et fondamentalement en quête de racines, d’aliments-terre.

Stigmatisation

Un point particulier est celui de la stigmatisation. Il s’agit d’un terme forgé par Goffman et définis-sant un processus de “discréditation” qui touche un individu considéré comme “déviant”, “anormal”. Il se réduit alors à cette caractéristique dans le regard des autres (8, 9).La stigmatisation, c’est la double peine : “Non seulement je suis gros et j’en souffre, mais en plus, elle me réduit, je me réduis moi-même à mon stigmate”.

Opposition à la société de consommation

Tous ces changements sociétaux rapides ont favorisé l’essor des régimes alimentaires associés, dans l’esprit de nombreuses femmes, au culte du corps. Le corps est surinvesti dans nos sociétés où l’image confine à l’idolâtrie, et – on l’observe à l’heure des jeans serrés et des leggings en tous genres – il est devenu le nou-veau vêtement à la mode. On conçoit dès lors notre exigence vis-à-vis de notre propre corps et la mon-tée des régimes symbolisant une nouvelle religion qui s’oppose aux commandements fondamentaux. “Notre société fabrique de plus en plus d’obèses, mais les tolère mal”, se plaisait à dire Jean Trémolières, père de la diététique en France. Placés sous le signe de la pléthore et d’une disponibilité alimentaire jamais connue, sommés tout à la fois de consommer et de se restreindre pour rester minces, confrontés à une liberté sexuelle déculpabilisée, mais comportant des risques mortels, nos concitoyens nagent en plein désarroi, notamment alimentaire. Peut-être, en deçà des apparences, ces régimes tant contestés et si contestables possèdent-ils pour ultime fonction de fixer une limite à nos funestes appétits, car ce que notre espèce redoute inconsciemment le plus, c’est sans doute de mourir… d’excès ! ■

1. Bennett W. Dietary treatment of obesity. In: Human obesity, ed. by Wurtman R.J. and Wurtman J.J. Annals of the New York Academy of Sciences 1987;499:250-63.

2. ObEpi Etudes Roche, 2009.

3. Chernin K. The Obsession: reflections on the tyranny of slenderness, 1981. Harper & Row.

4. Orbach S. Fat is a feminist issue 1978, 1982 (2nd issue). New York Berkley Books, 5. Waysfeld B. Le poids et le moi. Éditions Armand Colin. Paris, 2003. 6. Waysfeld B. Restriction cognitive. Dictionnaire des cultures alimentaires, sous la direction de J.P. Poulain. PUF. Paris, 2012:1160-7.

7. Bratman S. Orthorexia Nervosa, health food junkies. Broadway books. New York, 2000. 8. Waysfeld B. Le “guide” des 4 000 médicaments des professeurs Debré et Even ne peut susciter qu’indignation. Le Monde.fr, 26 octobre 2012. 9. Goffman E. Notes on the management of spoiled identity. Penguin book. New York, 1990.

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