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Roger Chartier : "La condition de la mémoire, c'est l'oubli" Le Point.fr - Publié le 28/03/2011 à 16:56 Faut-il s'inquiéter de l'avenir du livre à l'heure de l'internet et du numérique ? Entretien. Par Sophie Pujas Les mots changent-ils le monde ? Comment l'écrit façonne-t-il la société et la manière dont les hommes la comprennent ? Telles sont les questions auxquelles l'historien Roger Chartier a consacré sa vie. Lecteur attentif des historiens de l'École des Annales, qui tels Marc Bloch , Fernand Braudel ou Georges Duby mirent au premier plan l'histoire des mentalités, il est le tenant d'une lecture du passé à hauteur d'homme, et c'est à travers les aventures du livre et de l'écrit qu'il a choisi de visiter et d'éclairer l'histoire. Le livre dans son contenu, certes, mais aussi dans sa réalité matérielle, dont il a observé de près les métamorphoses à l'époque moderne, notamment en 1987 dans son essai Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, ou dix ans plus tard, dans l'Histoire de la lecture dans le monde occidental. L'occasion pour lui d'étudier les évolutions du rôle du lecteur, de l'auteur, mais aussi des professionnels de l'imprimerie et de l'édition. Sa réflexion se prolonge jusqu'aux possibles effets de la révolution numérique: il a pris la tête du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France. Pédagogue dans l'âme, l'homme est aussi soucieux de partager son savoir avec le plus grand nombre, au point d'animer une émission sur France Culture, Les lundis de l'histoire, où il fait dialoguer les meilleurs spécialistes. En 2007, le très prestigieux Collège de France ouvrait pour lui une chaire intitulée "Écrits et cultures dans l'Europe moderne". Rencontre avec un passionné. Vous considérez-vous comme un héritier de l'École des Annales, qui a ouvert l'histoire à de nouveaux champs d'analyse, notamment l'évolution des mentalités? Dans une certaine mesure, mais à condition de distinguer les époques, puisque l'École des Annales a connu plusieurs moments historiques. Lors de la fondation de la Revue des Annales, en 1926, l'accent a été mis sur une histoire économique et sociale, par exemple dans les travaux de Marc Bloch sur le monde rural. Lucien Febvre, autre fondateur des Annales, s'intéressait à une histoire de l'outillage mental, c'est-à-dire aux manières de penser, de percevoir, de sentir, de comprendre des hommes des XVIe et XVIIe siècles. L'originalité des Annales a aussi été, à cette époque, une grande ouverture au monde contemporain. Ces différentes composantes ont été successives. Après la Seconde Guerre mondiale, l'histoire pratiquée par l'École des Annales a été dominée par une histoire démographique, économique et sociale, même si le médiéviste George Duby ou Robert Mandrou ont alors défini le programme d'une histoire des mentalités. Dans les années soixante et soixante-dix, on a assisté au déplacement vers de nouveaux objets. L'histoire des mentalités s'est transformée en histoire culturelle. Les méthodes de travail reposaient sur les données statistiques, traditionnellement utilisées par l'économie ou la démographie, pour penser, par exemple, les attitudes devant la mort, la relation avec les cultures imprimées. Mais la possession des livres est-elle une histoire de la lecture ? Et la présence d'une formule de dévotion dans les testaments est-elle suffisante pour construire une histoire de la croyance? Aujourd'hui, il serait difficile de définir une École des Annales, même s'il

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Roger Chartier : "La condition de la mémoire, c'est l'oubli"

Le Point.fr - Publié le 28/03/2011 à 16:56

Faut-il s'inquiéter de l'avenir du livre à l'heure de l'internet et du numérique ? Entretien.

Par Sophie Pujas

Les mots changent-ils le monde ? Comment l'écrit façonne-t-il la société et la manière dont les hommes la comprennent ? Telles sont les questions auxquelles l'historien Roger Chartier a consacré sa vie. Lecteur attentif des historiens de l'École des Annales, qui tels Marc Bloch, Fernand Braudel ou Georges Duby mirent au premier plan l'histoire des mentalités, il est le tenant d'une lecture du passé à hauteur d'homme, et c'est à travers les aventures du livre et de l'écrit qu'il a choisi de visiter et d'éclairer l'histoire.

Le livre dans son contenu, certes, mais aussi dans sa réalité matérielle, dont il a observé de près les métamorphoses à l'époque moderne, notamment en 1987 dans son essai Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, ou dix ans plus tard, dans l'Histoire de la lecture dans le monde occidental. L'occasion pour lui d'étudier les évolutions du rôle du lecteur, de l'auteur, mais aussi des professionnels de l'imprimerie et de l'édition. Sa réflexion se prolonge jusqu'aux possibles effets de la révolution numérique: il a pris la tête du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France. Pédagogue dans l'âme, l'homme est aussi soucieux de partager son savoir avec le plus grand nombre, au point d'animer une émission sur France Culture, Les lundis de l'histoire, où il fait dialoguer les meilleurs spécialistes. En 2007, le très prestigieux Collège de France ouvrait pour lui une chaire intitulée "Écrits et cultures dans l'Europe moderne". Rencontre avec un passionné.

Vous considérez-vous comme un héritier de l'École des Annales, qui a ouvert l'histoire à de nouveaux champs d'analyse, notamment l'évolution des mentalités?

Dans une certaine mesure, mais à condition de distinguer les époques, puisque l'École des Annales a connu plusieurs moments historiques. Lors de la fondation de la Revue des Annales, en 1926, l'accent a été mis sur une histoire économique et sociale, par exemple dans les travaux de Marc Bloch sur le monde rural. Lucien Febvre, autre fondateur des Annales, s'intéressait à une histoire de l'outillage mental, c'est-à-dire aux manières de penser, de percevoir, de sentir, de comprendre des hommes des XVIe et XVIIe siècles. L'originalité des Annales a aussi été, à cette époque, une grande ouverture au monde contemporain. Ces différentes composantes ont été successives. Après la Seconde Guerre mondiale, l'histoire pratiquée par l'École des Annales a été dominée par une histoire démographique, économique et sociale, même si le médiéviste George Duby ou Robert Mandrou ont alors défini le programme d'une histoire des mentalités. Dans les années soixante et soixante-dix, on a assisté au déplacement vers de nouveaux objets. L'histoire des mentalités s'est transformée en histoire culturelle. Les méthodes de travail reposaient sur les données statistiques, traditionnellement utilisées par l'économie ou la démographie, pour penser, par exemple, les attitudes devant la mort, la relation avec les cultures imprimées. Mais la possession des livres est-elle une histoire de la lecture ? Et la présence d'une formule de dévotion dans les testaments est-elle suffisante pour construire une histoire de la croyance? Aujourd'hui, il serait difficile de définir une École des Annales, même s'il en reste quelque chose dans la recherche historique telle que je la pratique: une histoire culturelle, à distance d'une logique strictement évènementielle ou politique à l'ancienne manière.

Comment distinguer une histoire culturelle d'une histoire des mentalités ?

Pour l'historien Philippe Ariès, qui a notamment travaillé sur les attitudes face à la mort, ce qui définissait une mentalité, c'était ce que tous les hommes, toutes les femmes d'un temps et d'un lieu avaient en commun. La mentalité, c'est donc ce qui est partagé. Mais comme l'a montré un autre grand médiéviste, Jacques Le Goff, dans Faire de l'histoire, un même individu peut être habité par des mentalités différentes. Ainsi, Louis XI, représentant d'une mentalité médiévale de la croisade, et dans le même temps d'une mentalité moderne de la construction de l'État. Il ne faut pas non plus oublier que l'outillage mental est inégalement partagé au sein d'une même époque, selon les ressources sociales et culturelles des individus. L'histoire culturelleest en fait plus dynamique que cette histoire des mentalités.

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Prenons l'exemple de l'histoire des pratiques de lecture, l'un de mes champs d'études: il s'agit d'une histoire des propositions de lecture et des appropriations des textes par les lecteurs successifs. Elle peut à la fois s'appuyer sur une recherche historique à la manière des Annales, mais aussi sur ce qui appartenait avant à la critique littéraire, ou à la tradition de la bibliographie érudite.

Vient de paraître aux Éditions Agone Le sociologue et l'historien, texte de vos entretiens avec Pierre Bourdieu, enregistrés en 1988. Dans quelle mesure la sociologie peut-elle enrichir la pratique de l'histoire?

J'ai toujours été intéressé par une sociologie raisonnant sur une longue durée, telle que la concevait Norbert Elias, l'auteur de La civilisation des moeurs. Conçue de la sorte, la sociologie permet de comprendre les formes psychiques qu'impliquent tel ou tel mode d'exercice du pouvoir. Ainsi, la forme absolutiste suppose l'existence et la reproduction d'une société de cour. Quant à Bourdieu, il partageait l'idée que la sociologie n'est pas l'histoire du présent, même s'il n'a pas mené ses propres recherches en deçà du XIXe siècle. Son concept d'habitus, l'idée que le monde social s'incorpore à chaque individu, m'a beaucoup intéressé. L'idée que la création ou la consommation d'art et de culture se situent dans un espace social propre, qui donne une traduction spécifique de l'origine ou la trajectoire sociale de l'individu, me paraît également un outil d'analyse important.

Parmi vos objets d'études, figurent très souvent des textes littéraires, par exemple ceux du Siècle d'or espagnol. Pourquoi?

Dans tous les textes, il existe une tension entre les intentions de l'auteur et ce que les lecteurs en font. La tendance de la critique littéraire a été d'effacer ce processus et de dire que le texte est toujours identique à lui-même. Or ce n'est pas vrai, même littéralement: il existe très peu d'oeuvres qui n'aient pas subi des variantes considérables, par exemple au fil de copies ou des éditions successives. Plus important encore, aucune oeuvre n'a été appréhendée en dehors d'une matérialité: la forme manuscrite ou l'imprimé, la voix ou le spectacle qui le donne à entendre... Or ces oeuvres littéraires, justement à travers la pluralité de leurs formes et la multiplicité de leurs réceptions, ont un effet sur le monde social. Elles peuvent changer la façon de penser le monde et la société, ou de considérer le passé. Les oeuvres se construisent en s'emparant de fragments de discours, de systèmes de croyances, transposés à des fins esthétiques. Et c'est parce qu'elles s'approprient le monde social que celui-ci peut à son tour se les approprier. Les oeuvres qui semblent à distance de la société transforment les manières de penser, et ont donc un impact sur leur public. C'est pourquoi je me suis intéressé à des oeuvres canoniques, dont celles de Shakespeare ou des auteurs du Siècle d'or, plus sensibles que d'autres aux pratiques de l'écriture, de la publication et de la lecture.

Ce sont les lecteurs qui font l'oeuvre ?

Bien sûr. Si un texte traverse les siècles, c'est que ses significations évoluent au fil des époques et des médias successifs. Chaque génération vit une relation de contemporanéité avec l'oeuvre. On peut toujours essayer de comprendre ou de reconstituer ce que fut Don Quichotte pour le public du XVIe siècle, au moment où Cervantès l'écrivit. Mais pour nous, Don Quichotte est aussi un texte du XVIIIe siècle qui met en question la tension autour de la lecture! Ou un héros du XIXe siècle, qui rêve d'un idéal impossible, une figure romantique de la désespérance face au monde ̶ jusqu'à la comédie musicale avec Jacques Brel, L'homme de la Mancha... L'oeuvre est aussi son histoire. Je pense que ces aventures successives des textes doivent être placées au coeur d'un projet d'histoire sociale et culturelle.

Est-ce dans cette optique que vous vous êtes intéressé aux Lumières dans Les origines culturelles de la Révolution ?

Dans un sens, oui. Même si je ne me suis pas seulement intéressé à des textes du canon littéraire ou philosophique, mais plutôt au foisonnement de publications au temps des Lumières. Mon but n'était pas de chercher les causes de la Révolution française. Je voulais comprendre comment les contemporains avaient pu percevoir et comprendre un évènement aussi puissant que la destruction, en quelques semaines, d'une monarchie multiséculaire et sacrée. Quelles étaient les ruptures préalables qui rendaient compréhensible ce bouleversement soudain ? Il fallait les chercher du côté des sensibilités, des croyances, des rapports avec l'autorité. On ne pouvait pas imaginer une chaîne de causalité immédiate entre

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le contenu des textes philosophiques et politiques les plus fameux, leur compréhension par le lecteur, et l'action politique. D'autant qu'en regardant ces textes de plus près, on doit conclure à une pluralité des lectures, parfois voulue par les oeuvres elles-mêmes. Beaucoup de libelles du XVIIIe siècle jouent ainsi sur le double registre du pornographique et du politique. Les historiens, qui s'appuient essentiellement sur des sources écrites, sont souvent tentés de leur attribuer une efficacité qu'ils n'ont pas. C'est grâce au détachement préalable, à la mise en question de l'autorité que ces libelles ont pu trouver un public. Cela remet en cause la chronologie même de la Révolution, en faisant remonter ces fractures au règne de Louis XV, voire à celui de Louis XIV.

Mais n'est-ce pas le foisonnement des textes, plus encore que leur contenu, qui a favorisé la Révolution?

Probablement. Au XVIIIe siècle, la distance critique, l'insoumission à l'autorité du texte, était un mode de lecture de plus en plus répandu. Ce qui joue le plus, ce n'est pas la dimension subversive du texte, mais plutôt la manière de lire de façon subversive les textes les plus orthodoxes.

Les lectures, pour vous, sont indissociables de la matérialité du texte. Or vous l'avez souvent dit: la grande révolution, c'est moins celle de l'imprimerie que celle du codex, c'est-à-dire l'invention du livre avec des pages...

C'est vrai, et certains historiens ont eu une fâcheuse tendance à attribuer à l'imprimé ce qui doit être attribué au codex, né aux premiers siècles de l'ère chrétienne pour remplacer le rouleau de l'Antiquité. La morphologie du codex permet de feuilleter, de paginer, d'indexer et de comparer. Le codex autorise à lire en écrivant, et permet la confrontation de différents passages du même livre. Bien entendu, il ne s'agit pas de sous-estimer la portée de l'invention de Gutenberg. Cette transformation des conditions techniques de diffusion des textes a bien eu un impact majeur. Grâce à elle, davantage de lecteurs peuvent avoir accès à davantage de livres. L'imprimerie a rendu l'écrit très présent dans le monde urbain. Mais pas toujours avec les effets que l'on imagine. Savez-vous quel a été le premier imprimé massif ? Les "indulgences" (1) de l'Église catholique : c'est par milliers que l'on a mis sous presse ces textes qui donnaient droit à une réduction des jours passés dans les désagréments du Purgatoire...

Le support de l'écrit change-t-il la manière de penser ?

Je n'irai pas jusque-là, mais il peut créer des publics. Ainsi, au XVIe siècle, les libraires-imprimeurs ont inventé la littérature "populaire". Il s'agissait de créer un nouveau public de lecteurs en proposant des éditions bon marché, à faible coût de production, et dont la vente pouvait être assurée par le colportage. Au XIXe siècle, pour un même texte, certains éditeurs pouvaient proposer jusqu'à sept ou huit formes de livres, très variables, de l'exemplaire courant au tirage bibliophile. Chacun de ces objets définissait un rapport au texte. Selon les éditions, Cervantès, l'auteur de Don Quichotte, pouvait être vu comme un instrument de formation pour la jeunesse, un livre de prix ou d'étrennes, ou comme un bijou serti dans son écrin précieux. La forme affecte la signification, même si elle ne l'impose pas.

Dans votre Histoire de l'édition, vous avez étudié à partir du XVIIIe siècle l'émergence de la notion d'auteur. C'est aussi la naissance d'un nouveau rapport au livre ?

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on assiste à ce "sacre de l'écrivain" dont parlait Paul Bénichou (2). Le grand écrivain est investi d'une sacralité perdue par ailleurs. C'est un moment qui s'amorce avec la ferveur qui naît autour d'auteurs comme Jean-Jacques Rousseau. On voit se multiplier les lettres aux écrivains, qu'on vient désormais visiter, qu'on perçoit un peu comme des guides spirituels. C'est le moment où l'auteur devient le propriétaire de son oeuvre. Aux XVIe et XVIIe siècles, la propriété intellectuelle était limitée aux membres des communautés de libraires et d'imprimeurs. L'anonymat de l'auteur est très fréquent, la notion de propriété intellectuelle n'existe pas. L'idée de plagiat n'a ainsi aucun sens. Les histoires appartiennent à tous, et on trouve des Hamlet avant celui de Shakespeare édité en 1603. Tout change entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle. C'est avec sa vie dorénavant que l'on écrit la littérature, et non avec des recueils de "lieux communs" tels qu'ils circulaient au XVIe siècle.

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Internet va-t-il signer la mort de l'auteur ?

C'est une vraie question, puisque, avec le numérique, on assiste à l'émergence d'écritures polyphoniques. Avec le texte électronique, on retrouve une malléabilité et des modes de circulation des textes qui rappellent le XVIe siècle. La propriété intellectuelle est dorénavant contestée. Il y a là une promesse de liberté, à travers une constante réécriture...

Un rêve de savoir universel ?

Sans doute. On pourrait croire que cette construction collective incarne un rêve des Lumières: le savoir n'appartient à personne, chacun peut y contribuer. C'est en vertu d'un tel idéal que dans l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, on trouve des textes signés par des artisans et que l'on donne à voir le savoir des ateliers. Les "wikis", ces plates-formes collaboratives d'aujourd'hui, peuvent incarner ce rêvede production d'un savoir collectif.

Elles sont aussi plus vulnérables à l'erreur et à la falsification...

C'est pourquoi il faut un contrôle intellectuel, pour éviter notamment les discours de diffamation et la propagation de falsifications historiques, ainsi que pour assurer le degré de scientificité des énoncés. Internet est un monde prometteur, mais aussi instable, et contradictoire.

Lors de votre conférence inaugurale au Collège de France en 2008, vous disiez que le numérique nous place face à la double inquiétude du chaos et de l'oubli. Pourquoi ?

Les sociétés anciennes cultivaient l'obsession de ce qu'on allait perdre et oublier, ce qui explique toutes les volontés encyclopédiques. On entend beaucoup dire, aujourd'hui, que tout document doit être numérisé, que rien ne doit être perdu, que tout doit être disponible - d'ailleurs, sans garantie que le numérique puisse l'assurer à long terme. Mais il ne faut pas négliger une autre inquiétude, parallèle, qui est la peur face au chaos et à l'impossibilité de maîtriser la prolifération des textes. L'angoisse serait immense face à une textualité indomptable, incontrôlable, qui dépasserait les capacités de l'individu. Les moteurs de recherche présentent des séquences juxtaposées de données qui donnent accès à tout, mais dans le plus grand chaos. En l'absence de capacité d'ordonnancement, cela peut facilement devenir une paralysie. Le philosophe Paul Ricoeur, dans Temps et récit (3), montre bien que la condition de la mémoire, c'est l'oubli. La mémoire omniprésente empêche toute forme de pensée. C'est un risque dont l'universalité de la conversion digitale (une ambition qui, d'ailleurs, paraît difficile à atteindre) est inséparable.

Propos recueillis par Sophie Pujas.

(1) : Indulgence : certificat attestant la remise de certains péchés pour les vivants comme pour les morts dispensés contre argent par l'Église catholique depuis le XIe siècle. C'est en s'insurgeant notamment contre ce trafic que le moine Martin Luther lança en 1517 le mouvement de la Réforme.

(2) : Paul Bénichou (1908-2001): Le sacre de l'écrivain, Éditions Jose Corti, 1973.

(3) : Paul Ricoeur (1913-2005): Temps et récits, 3T, Seuil, 1983-1985.

Repères

1945 Naissance à Lyon.

1969 Diplômé de l'École normale supérieure de Fontenay Saint-Cloud et reçu à l'agrégation d'histoire.

1978 La nouvelle histoire, ouvrage codirigé avec Jacques Le Goff et Jacques Revel (Retz).

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1978-2006 Maître de conférence puis directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales.

1982-1986 L'histoire de l'édition française, co-direction avec H.-J. Martin (Promodis).

1985 Il dirige Pratiques de la lecture (Rivages).

1986 Il dirige au Seuil le troisième volume de L'histoire de la vie privée (ouvrage collectif dirigé par Philippe Ariès et Georges Duby).

1987 Lectures et lecteurs dans la France de l'Ancien Régime (Seuil).

1990 Les origines culturelles de la Révolution française (Seuil).

1990-1994 Président du Conseil scientifique de la Bibliothèque de France.

1993 Il dirige Pratiques de la lecture (Payot).

1997 Il co-dirige avec Guglielmo Cavallo Histoire de la lecture dans le monde occidental (Seuil).

1998 Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétude (Albin Michel).

2007 Professeur au Collège de France, en charge de la chaire Écrit et cultures dans l'Europe moderne.