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(!4BD64F-eabacj!:o;o Pourquoi la Silicon Valley ne fait plus rêver Google, Facebook, Apple… LE PIRE DES MONDES SCIENCES — LES FAISEURS DE PLUIE BELGIQUE — LE SP.A, TEST-ACHATS DE LA POLITIQUE INDE — UN RIVAL POUR SHERLOCK HOLMES Moyen-Orient Ceux qui choisissent le chemin de l’exil N° 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 courrierinternational.com Belgique : 3,90 € EDITION BELGIQUE

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Courrier International du 31 octobre 2013

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Pourquoi la Silicon Valley

ne fait plus rêver

Google, Facebook, Apple…LE PIRE DES MONDES

SCIENCES — LES FAISEURS DE PLUIE BELGIQUE — LE SP.A, TEST-ACHATS DE LA POLITIQUE INDE — UN RIVAL POUR SHERLOCK HOLMES

Moyen-Orient Ceux qui choisissent le chemin de l’exil

N° 1200 du 31 octobre au 6 novembre  2013courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

EDITION BELGIQUE�

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 3

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55,

dans la chronique “Où va le monde”

sur 101.1 FM

BUD

DY

HIC

KER

SON

ÉDITORIALÉRIC CHOL

Sommairep.36 à la une

SUR NOTRE SITE

www.courrierinternational.comMOYEN-ORIENT “La Syrie, une guerre médiatique”. Rencontre avec Ammar Abd Rabbo, photoreporter.

ÉCONOMIE La mort numérique, un marché lucratif : de plus en plus de sociétés américaines nous proposent de gérer notre vie après la mort.

Retrouvez-nous aussi sur Facebbok, Twitter, Google + et Pinterest

En couverture : Dessin d’Ingram Pinn, Londres, pour Courrier international.Yassin Al-Haj Saleh : extrait de la vidéo de Julia Meltzer et David Thorne We Will Live to See These Things, or Five Pictures of What May Come to Pass.

Le côté obscur de la Silicon Valley

Longtemps elle nous a fait rêver avec ses garages, ses start-up, ses petits génies, son jargon

geek et son côté cool. C’était la nouvelle frontière américaine, capable d’inventer des gadgets planétaires. Facebook, Twitter, Google : on s’aperçoit aujourd’hui que ces fabricants d’amis à la chaîne ne sont pas nécessairement vos vrais amis. Car ces marques, qui font la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux, se sont transformées en aspirateurs de données personnelles, qu’elles transforment aussitôt en paquets de dollars. Voilà ce qu’est devenu l’eldorado du high-tech : une machine folle, dotée, certes, d’une avance technologique démesurée, mais avec l’ambition “orwellienne” de voir la science prendre le contrôle sur l’intelligence humaine. Récemment, lors d’une conférence consacrée à l’avenir, un gourou startupien a proposé aux entrepreneurs de la Silicon Valley de faire sécession. Quitter les Etats-Unis, ce pays bureaucratique et si désuet, pour créer une nouvelle société, guidée par la technologie. Encore un illuminé qui devrait rejoindre le mouvement du Tea Party ? Sans doute, mais le côté obscur de la Silicon Valley a depuis belle lurette traversé les océans. Il y a quelques jours, en plein scandale des écoutes de la NSA, les lobbyistes des géants du Net sont même parvenus à convaincre les dirigeants européens de repousser à 2015 leur nouvelle réglementation sur les données personnelles. Une preuve supplémentaire de leur suprématie.

360°

p.26

Etats-Unis Un sandiniste à la mairie de New York ?Dans un article qui a fait grand bruit, Th e New York Times retrace le passé militant de Bill de Blasio, grand favori de l’élection municipale du 5 novembre.

p.34

France Pique-assiettes : tout un art sans les manières

Fini le temps où la Silicon Valley était vue comme un pôle d’excellence, un modèle à exporter. Aujourd’hui, les critiques fusent. Les jeunes entrepreneurs des nouvelles technolo-gies, hier portés aux nues, sont brocardés pour leur suff isance. Et les géants du Net sont accu-sés de s’enfermer dans une bulle.

Google, Facebook, Apple…

Un événement médiatique autant que littéraire : à 18 ans, Yahya Hassan, fi ls d’immigrés palestiniens, règle ses comptes avec la génération de ses parents dans son premier recueil de poèmes.

LES MILLE ET UNE VIES

DE BYOMKESH BAKSHI,

DÉTECTIVE BENGALI

Défl agration poétique au royaume du Danemark

LE PIRE DES MONDES

Certains tueraient père et mère pour s’introduire dans les soirées mondaines. Un ancien ambassadeur d’Albanie en poste à Paris raconte dans Mapo, un quotidien de Tirana, ses rencontres avec ces drôles d’intrus.

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p.56

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85 145 165

1 décembre 2013.

GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

4. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Bon d’abo90 mm x 179,6 mm+ 5 mm fond perdu

Sommaire

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici, la rubrique “Nos sources”).

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinterna-tional.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. The Caravan New Delhi, mensuel. The Daily Telegraph Londres, quotidien. Dilema Veche Bucarest, hebdomadaire. Expresso Lisbonne, hebdomadaire. Fokus Stockholm, hebdomadaire. Gazeta.ru (gazeta.ru) Moscou, en ligne. Al-Haqiqah (syriatruth.info) Damas, en ligne. Istoé São Paulo, hebdomadaire. Jornal de Angola Luanda, quotidien. Journal du jeudi Ouagadougou, hebdomadaire. Kompas Jakarta, quotidien. Los Angeles Times Etats-Unis, quotidien. Mapo Tirana, quotidien. Al-Monitor (www.al-monitor.com) Washington, en ligne. La Nación Buenos Aires, quotidien. The New Indian Express Madras, quotidien. The New Republic Washington, bimensuel. The New York Times Etats-Unis, quotidien. The New Zealand Listener Auckland, hebdomadaire. Now. (now.mmedia.me/lb/ar) Beyrouth, en ligne. The Observer Londres, hebdomadaire. Onearth Magazine New York, trimestriel. Plaza Pública (plazapublica.com.gt) Ciudad de Guatemala, en ligne. Politiken

Copenhague, quotidien. Premium Times Abuja, quotidien. Público Lisbonne, quotidien. San Francisco Chronicle Etats-Unis, quotidien. Slate (slate.com) New York, Washington, en ligne. Southeast Asia Globe Phnom Penh, mensuel. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. The Wall Street Journal New York, quotidien.

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Antoine Laporte. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Octobre 2013. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (déléguée 16 27), Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Clarinard, Isabelle Lauze (hors-séries, 16 54) Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Directeur de la communication et du développement Alexandre Scher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación

Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Gerry Feehily (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Caroline Marcelin (chef de rubrique, France,17 30), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Anne Proenza (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Sophie Bouillon (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 1687), Patricia Fernández Perez (marketing) Agence Cour rier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédac-teur en chef adjoint), Hélène Rousselot (russe), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majou-ret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Nicolas Gallet, Marion Gronier, Mira Kamdar, Valentine Morizot, Corentin Pennarguear, Mélody Piu, Hélène Rousselot, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Nicole Thirion

Secrétaire général Paul Chaine (17 46) Assistantes Claude Tamma (16 52), Sophie Nézet (partenariats, 16 99), Sophie Jan Gestion Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13) Comptabilité 01 48 88 45 02 Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diffusion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Lucie Torres (17 39), Romaïssa Cherbal (16 89)

Transversales46. Sciences. Faiseur de pluie, c’est tout un art48. Economie. L’industrie minière, reine de Suède50. Médias. De la vente en ligne au journalisme51. Signaux. Un poids pour le monde

360°52. Cinéma. Les mille et une vies de Byomkesh Bakshi, détective bengali56. Culture. Déflagration poétique au royaume du Danemark58. Prix Courrier international. Les dix livres finalistes60. Tendances. Attention, chantier artistique62. Histoire. Les esclaves brésiliens des nazis

7 jours dans le monde6. Espionnage. L’Europe doit tirer les oreilles d’Obama

10. Portrait. Max Boon

12. Controverse. La justice portugaise est-elle néo-colonialiste ?

D’un continent à l’autre— MOYEN-ORIENT14. Témoignages. Fuir ce monde fou :Israéliens, Libanais ou Syriens16. Egypte. L’hébreu, langue secrète des boutiquiers

— ASIE 18. Cambodge. Femmes de brique et de ciment 20. Inde. Le triomphe de l’irrationnel

— AFRIQUE 22. Mali. IBK dans la pétaudière 24. Nigeria. “Votre fatwa ne s’appliquera jamais ici...”

— AMÉRIQUES 26. Etats-Unis. Un sandiniste à la mairie de New York ?28. Guatemala. Enfants raflés, enfants adoptés

— EUROPE30. Russie. Immigration : priorité aux Slaves

31. Roumanie. Tous ensemble contre les mines d’or

32. Portugal. Panique chez les veuves

— FRANCE34. Ethnologie. Pique-assiettes : tout un art sans les manières

35. Linguistique. Drôle de boycott

— BELGIQUE36. Partis. Le SP.A, Test-Achats de la politique

A la une40. Google, Facebook, Apple... Le pire des mondes

6. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↓ “C’est Merkel au téléphone, elle est très en colère !” Dessin de Chappatte paru dans l’International New York Times, Paris.

Un attentat suicide place Tian’anmen ?

C HI NE — La célèbre place de Pékin a été le théâtre d’un accident qu i pourrait s’avé-rer un attentat suicide, le 28 octobre à midi. Une Jeep est

venue s’encastrer dans l’un des cinq ponts de pierre menant à la Cité interdite, a explosé puis a pris feu. Cinq personnes ont été tuées et 38 passants, dont des touristes étrangers (deux Philippins et un Japonais), ont été blessés. Parmi les passagers

des aides financières, des média-tions ? Oui, mais alors de façon très, très limitée.

Si c’est à présent l’intention de la chancelière et du président fran-çais de régler contractuellement leurs affaires d’espionnage avec les Etats-Unis, alors cette déclara-tion d’intention n’est qu’une nou-velle preuve de leur impuissance. S’il faut commencer par prier les Etats-Unis de bien vouloir discu-ter, on ne peut guère s’attendre à de grands résultats. Quand bien même un accord serait conclu, qui garan-tirait son respect par les services américains ? Quelles sanctions Paris et Berlin pourraient-ils brandir ?

Il existe quelques leviers pour négocier : il faudrait suspendre les accords Swift [qui permettent aux autorités américaines d’accéder aux données bancaires européennes

personne à Washington ne crai-gnait qu’il y ait de graves réper-cussions si les écoutes venaient à être éventées. Cela tient surtout au fait que l’Allemagne ne peut infli-ger aucun dommage aux Etats-Unis. Ou, pour le dire autrement : les Etats-Unis n’attendant appa-remment pas grand-chose de leur partenariat avec Berlin, le risque est minime.

Dans le grand jeu géostratégique auquel se livrent les Etats-Unis, l’Allemagne est à peine considé-rée : l’intervention en Libye ? Sans l’Allemagne. La Syrie, l’Egypte, le Proche-Orient ? Pas à l’ordre du jour en Allemagne. Au moins quand même un peu d’influence en Russie ? L’Allemagne n’en a guère. Un peu plus de résolution face à la Chine en dépit de tous ses attraits économiques ? Rien à espérer de l’Allemagne de ce côté-là. Une alter-native européenne sans ambiguïté dans le domaine de la politique de sécurité, y compris dans le sec-teur des armées, du renseigne-ment, des pressions commerciales,

—Süddeutsche Zeitung (extraits) Munich

C’est avec retenue que les grands d’Europe se sont consultés [lors du Conseil

européen des 24-25 octobre] à Bruxelles sur les écoutes du télé-phone d’Angela Merkel. Mais derrière leur pragmatisme se dis-simulaient des bouffées de colère. Colère face aux Etats-Unis et leurs services obsessionnels. Colère face à l’outrecuidance du prési-dent Obama.

Une chose est désormais claire : dans nos échanges avec les Etats-Unis, nous devons calculer dans une nouvelle devise, une devise où l’amitié et la confiance ne valent pas grand-chose. Pas de bonus pour les alliés. Seule compte la défense de son intérêt, sans concessions.

Si l’on fait exception des senti-ments de colère, cette opération de renseignement électronique trahit un mépris qui reflète totalement la réalité politique des relations transatlantiques. Manifestement,

DIPLOMATIE

Obama doit se faire tirer les oreilles La mise sur écoute des dirigeants européens par la NSA reflète le profond déséquilibre entre les alliés. Pourtant, Paris et Berlin auraient tout intérêt à s’émanciper de Washington.

7 jours dansle monde.

stockées sur le réseau Swift dans le cadre de la lutte contre le terrorisme]. Le gouvernement devrait étudier l’impact symbolique d’une ferme-ture des installations de la NSA ou de la CIA sur le territoire allemand. Les symboles sont toutefois une arme à double tranchant : les ser-vices européens sont si dépendants des Américains que les dommages pourraient rapidement l’empor-ter. Il en va de même de l’accord de libre-échange.

Ce que cette affaire révèle de vraiment humiliant, c’est la diffé-rence de puissance entre ces pays. Ce n’est pas une découverte, mais c’est peut-être une motivation pour sortir de la dépendance. Pour l’Al-lemagne, cette exigence relèverait du bon sens politique.

—Stefan KorneliusPublié le 26 octobre

de la voiture, tous décédés selon le quotidien hongkongais Ming Pao, au moins deux étaient des Ouïgours, habitants de la région du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, originaires de Lukeqin, où l’attaque d’un commissariat avait fait une trentaine de morts en juin 2013. Tout commentaire de cet incident sur Internet a été censuré par l’Etat chinois.

Un symbole de résistancePOLOGNE — Premier chef de gou-vernement non communiste de la Pologne d’après-guerre, Tadeusz Mazowiecki, décédé le 28 octobre à l’âge de 86 ans, était avant tout une autorité morale. “En août 1980,

il a été à l’origine de la lettre ouverte des intellectuels pour défendre les ouvriers des chantiers navals de Gdansk”, note le journal Gazeta Wyborcza. Elu Premier ministre en août 1989, il accompagna la transition du pays vers la démo-cratie. Rapporteur de l’ONU pour l’ex-Yougoslavie de 1992 à 1995, il démissionna après le massacre de Srebrenica pour protester contre l’immobilisme de la communauté internationale.

Babis, le populisteR É P U B L I Q U E T C H È Q U E — “Comment Babis va changer la Tchéquie”, titre l’hebdomadaire Respekt, après le très bon score

du mouve-ment popu-l i s te A NO (18 , 6 5   %), Association des citoyens mécontents aux législa-t ives ant i-

cipées des 25 et 26 octobre. Le milliardaire tchèque Andrej Babis a créé la surprise en arrivant à la deuxième place derrière le Parti social-démocrate (20,45 %).

Premier bébé sans foiLIBAN — C’est une première pour ce pays régi par un système confes-sionnel : la naissance d’un bébé

sans appartenance religieuse. Les parents de Ghadi ont eu l’autori-sation de rayer la mention religion sur le registre de l’état civil, rap-porte L’Orient-Le-Jour. Un an auparavant, le couple avait bataillé ferme pour pouvoir se marier civi-lement. “Autant l’enregistrement de notre mariage s’était révélé un long parcours semé d’embûches, autant l’enregistrement de notre fils a été facile et rapide”, raconte le père, qui espère que l’initiative fera… des bébés.

SOURCE

SÜDDEUTSCHE ZEITUNGMunich, AllemagneQuotidien, 400 750 ex.sueddeutsche.deLe “Journal du sud de l’Allemagne” compte parmi les grands titres “suprarégionaux” du pays. Libéral, de tendance centre gauche, réputé pour sa rigueur éthique et ses talents d’investigation, il touche un lectorat cultivé. Avec son magazine et son édition du week-end, il allie information, reportages et divertissement avec succès (+ 25 % de diffusion).

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7 JOURS8. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

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OBAMABUSH

2004 Début du conflit entre l’armée pakistanaise et les mouvements islamistes dans le nord-ouest du Pakistanjuin Première attaque enregistrée de drones

2007 décembre Assassinat de Benazir Bhutto, ancienne Premier ministre en campagne pour les législatives

2008 Début d’une vaste offensive de l’armée pakistanaise contre les mouvements islamistes,qui dure jusqu’en 2010 août Démission du président Pervez Musharrafseptembre Attentat contre l’hôtel Marriott d’Islamabad

2013 21 janvierSecond mandat d’Obamamai Le président annonce un “encadrement”de l’utilisation des drones censé limiter les pertes civiles

2011 mai Raid américaincontre Oussama Ben Laden

2010 mai Attaque terroristed’un Pakistanais contre Times Square (New York)juillet - septembreDes inondations ravagent le Pakistan – extensionde l’insurrection islamiste

20 janvier 2009 Prise de fonction d’Obama

CIVILSTALIBANS ET MEMBRES D’AL-QAIDA

RESPONSABLES D’AL-QAIDA ET LEADERS TALIBANS (OU PRÉSUMÉS)

Les victimes estimées des drones américains au Pakistan

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Selon plusieurs études, entre 2 000 et 4 700 personnes ont été tuées depuis 2004 par des drones américains dans les Zones tribales du Nord-Ouest pakistanais, bastion des talibans et groupes liés à Al-Qaida. Mercredi 23 octobre, le Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a réclamé offi ciellement à Barack Obama l’arrêt des frappes de ces avions pilotés à distance. La veille, l’ONG Amnesty international publiait un rapport très critique, jugeant que Washington “s’arroge[ait] le droit

de tuer”. Après avoir fait campagne en 2008 contre la guerre en Irak et rejeté le concept de Bush de “guerre totale contre le terrorisme”, Barack Obama, une fois élu président, a mis en place sa propre stratégie antiterroriste, qui consiste à limiter les pertes américaines sur le terrain, systématisant et amplifi ant l’utilisation des drones mise en place par son prédécesseur. Une pratique dorénavant considérée par le Pakistan comme une violation de sa souveraineté.

—Ha’Aretz (extraits), Jérusalem

J ’ai eu deux éducations juives, l’une dispensée par des rabbins, l’autre par Lou Reed. Walk on

the Wild Side est sorti deux semaines avant ma bar-mitsva et j’ai acheté le 45-tours avec l’argent que mes parents m’avaient autorisé à prendre sur celui qu’on m’avait donné, avant de le placer “pour l’avenir”. J’ai mis le disque sur lecture automatique et je l’ai tellement passé en boucle que les paroles me viennent encore facilement quarante ans après.

Pour un gamin fréquentant une yeshiva [centre d’étude de la Torah et du Talmud], le monde haut en couleur que décrivaient ces textes était magné-tique, tour à tour fascinant et répugnant. “Holly est venu de Miami, Floride/A tra-versé les Etats-Unis en stop/S’est épilé les sourcils en chemin/Rasé les jambes et est devenue elle.” Allongés sur le dos sur

mon épais tapis, mes amis et moi ana-lysions la chanson avec une rigueur talmudique, repérions les allusions et décodions les références. Ce n’était pas la confusion des sexes (ni le sexe ni les drogues) qui nous laissait pan-tois – nous avions quand même 13 ans et nous avions appris quelques trucs dans la cour de récréation –, c’était l’acceptation de Reed de tout cela, son aff ection sans artifi ce pour les phéno-mènes, les junkies et les marginaux.

Bien entendu, ce qui changeait tout pour nous, c’est que Reed était juif. Il devint notre contre-Juif. Le judaïsme de nos rabbins était le judaïsme de l’obéissance aux règles ; Reed était un Juif qui violait les règles. Le judaïsme que nous connaissions enseignait la rectitude, Reed n’en avait rien à foutre. Notre judaïsme snobait toute personne au-delà des quatre coudées de notre monde étroit ; Reed adorait les traves-tis. Le grand sociologue Max Weber a

écrit que les religions étaient domi-nées par les prêtres et les prophètes : les prêtres veillaient au maintien du statu quo, les prophètes le pervertis-saient. Lou Reed a été mon prophète. Il m’a montré que les règles sont faites pour être violées autant que pour être suivies, que les traditions sont faites pour être bouleversées autant que pour être préservées, qu’on peut prêter allé-geance au bizarre et à l’étranger autant qu’au familier et au familial, et qu’on peut apprendre du péché comme de la vertu. Il serait exagéré de dire que j’ai passé quarante ans à essayer de trou-ver l’équilibre entre les rabbins et Reed, mais à peine.

En ce moment, quelques heures après l’annonce de sa mort, il semble juste de dire que grâce à Lou Reed ma vie, comme celle de tant d’autres personnes, a été sauvée par le rock’n’roll.

—Noah EfronPublié le 28 octobre

CULTURE

Lou Reed, mon prophèteQuarante ans après sa bar-mitsva et le premier 45-tours du leader du Velvet Underground, le journaliste Noah Efron rend un vibrant hommage à celui qui a “sauvé” sa vie.

LE GRAPH DE LA SEMAINE

La guerre à distance… à outrance

SUR LE WEB courrierinternational.com

“Toi tu t’appelles Lou Reed”, l’hommage du chroniqueur libanais de L’Orient-Le-Jour Ziyad Makhoul au rocker décédé le 27 octobre.

7 JOURS.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 9

DR

C’est le nombre d’années qu’aura duré au Mozambique le cessez-le-feu – signé en 1992 entre la Résistance nationale mozambicaine (Renamo) et le Front de libération du Mozambique (Frelimo), désormais au pouvoir. Le 21 octobre, le dirigeant de la Renamo, groupe rebelle aujourd’hui reconverti en partie d’opposition, annonçait : “La paix est fi nie.” Le lendemain, il revendiquait l’attaque d’un commissariat, dans le centre du pays, pour réclamer une meilleure répartition des richesses au sein de la nation. “Personne ne peut s’approprier la paix”, a réagi le président Armando Guebuza dans le quotidien d’Etat Noticías pour dénoncer ces nouvelles violences.

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ILS PARLENTDE NOUS

STEFANO MONTEFIORI correspondant du quotidien italien Corriere della Sera.

“Les écologistes devraient démissionner”Le week-end dernier, des manifestants bretons ont violemment exprimé leur colère contre l’écotaxe (prélevée sur les poids lourds) qui doit entrer en vigueur le 1er janvier. Cela vous a-t-il étonné ?Pas du tout. A l’étranger, les Français ont la réputation de manifester avec violence, et a fortiori les Bretons, notamment depuis les manifestations de pêcheurs, à Rennes, en 1994. D’un point de vue médiatique, j’ai même trouvé que le fait de sonner le tocsin et de coiff er des bonnets rouges était plutôt bien joué. C’est très photogénique.Pour calmer la fronde des Bretons, le gouvernement a annoncé le 29 octobre une suspension de cette écotaxe. Qu’en pensez-vous ?Là, on est dans la démonstration de ce que les Verts craignent le plus : que l’on considère l’écologie comme un luxe. Ça me fait penser à la petite phrase de Sarkozy, en 2011, “l’environnement,ça commence à bien faire”. On constate que l’entente gouvernementale PS-EELV est de plus en plus fragile. Sur beaucoup de sujets, les Verts sont très critiques à l’égard de la ligne du gouvernement. A propos des Roms, Cécile Dufl ot [ministre du Logement] a eu des mots très durs à l’égard de Manuel Valls. La cohérence aurait voulu qu’elle démissionne ou que Jean-Marc Ayrault fasse preuve d’autant de fermeté qu’à l’encontre de Delphine Batho [ministre de l’Ecologie, remerciée en juin]. Ça ne pourra pas tenir longtemps.L’écotaxe, la révision du plan sur les prélèvements sur l’épargne, l’aff aire Leonarda, etc.Les reculades et les cafouillages se multiplient. Quelle est l’image du gouvernement et du président de la République en Italie ?François Hollande n’est pas très populaire en Italie. Il a surtout ététrès critiqué pour sa gestion de l’aff aire Leonarda : il a choisi le compromis en autorisant Leonarda à rentrer seule, sans sa famille, et il a ainsi fait preuve de faiblesse et de manque d’humanité. Face à la crise et au chômage, Hollande et le gouvernement français donnent l’impression d’être impuissants.—

ARGENTINE

L’ombre du péronisme plane toujoursLes candidats de l’opposition se sont imposés dans les principales villes du pays lors des élections législatives du 27 octobre. Mais ils doivent s’unir pour devenir une vraie force politique.

—La Nación Buenos Aires

Le kirchnérisme, qui avait récolté un peu plus de 54 % des voix lors de l’élection présidentielle

de 2011, est tombé aux alentours de 30 % après les élections législatives du 27 octobre. Les deux années de transi-tion de la présidente Cristina Fernández de Kirchner [jusqu’à la présidentielle de 2015] ne seront pas de tout repos. Cependant, parler aujourd’hui de la fi n d’un cycle serait une grave erreur. Si cycle il y a eu au cours des trois der-nières décennies – depuis le retour de la démocratie [en 1983] –, il n’y en a eu qu’un. Et c’est celui de l’hégémonie péro-niste. Les presque six années de prési-dence de Raúl Alfonsín [1983-1989] et les deux ans de celle de Fernando de la Rúa [1999-2001] n’ont été que des per-turbations mineures. Que le péronisme dirige un Etat maquillé de néolibéralisme

ou travesti par le populisme de gauche [comme l’incarne Kirchner], il reste le parti du pouvoir. Sans lui, nous assure le bon sens, personne ne peut gouverner.

Aujourd’hui, l’apparition de Sergio Massa [il a quitté le kirchnérisme, il aspire à devenir président et son parti a recueilli 44 % des voix dans la province de Buenos Aires] marque l’entrée en scène d’un nouveau protagoniste : le péronisme modéré, peut-être “républicain”, vers lequel migreront la plupart des péronistes.

La décadence argentine va-t-elle s’accentuer  ? Peut-être pas. Ce qui est sûr, c’est que le mythe de l’éternel retour, lui, va se renforcer. Nous sommes convaincus, qu’une offre alternative authentique, capable de rivaliser avec le péronisme, rendrait notre système politique plus effi cace, voire (qui sait ?) contribuerait à rendre notre pays plus juste et plus moderne. Ne parlons pas de pacte ni d’alliance. Il s’agirait plutôt d’une

plateforme de consensus ou d’unité, qui commencerait par coordonner ses actions dans ce nouveau Congrès (Assemblée et Sénat), qui contribuerait à la gouvernance et qui refuserait toute v iolence institutionnelle. En approfondissant ses accords, cette force pourrait dès la fi n 2014 présenter les grandes lignes de son programme, puis désigner un candidat commun à la présidentielle. D’abord le programme, ensuite le candidat.

Il existe en Argentine trois partis ou groupes de partis [ceux qui ont gagné les dernières élections, du centre droit au centre gauche de l’échiquier politique] aptes à partager cet espace. Cela exige ouver-ture d’esprit, générosité et vision d’avenir. En attendant, tant que la mesquinerie et le manque d’imagination prédomineront dans l’opposition, nous resterons suspen-dus à la même éternelle rengaine péroniste.

—Luis GregorichPublié le 28 octobre

7 JOURS10. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

ILS FONT L’ACTUALITÉ

ILS/ELLES ONT DIT

ÉCARTÉ“Ma famille me dit que je ne reconnaîtrais pas Moscou : il y a un tas de

nouveaux immeubles, les gens ont changé, ils font moins soviétiques.” Mikhaïl Khodorkovski, ex-

oligarque et ex-patron du groupe pétrolier Ioukos, achève sa dixième année en prison. Condamné pour “escroquerie et fraude fi scale” ainsi que pour “vol de pétrole et blanchiment”, il devrait être libre en août 2014.(The New York Times, Etats-Unis)

LIANT“Le Kosovo est la Turquie, la Turquie est le Kosovo”, a déclaré le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en visite au Kosovo le 23 octobre, provoquant des protestations en Serbie. Le traducteur offi ciel d’Erdogan a expliqué que son chef voulait simplement dire à quel point le peuple turc et le peuple albanais se sentaient à l’aise l’un chez l’autre.(Shekulli, Tirana)

POLYVALENT“Je crois que je suis bien meilleur peintre qu’acteur”, explique le comédien américain Sylvester Stallone, qui expose actuellement une rétrospective de ses œuvres au Musée russe de Saint-Pétersbourg.(BBC, Londres)

ALERTÉE“Nos services de police et de renseignement mènent une enquête”, rassure Joëlle Milquet, ministre de l’Intérieur belge, à propos d’un camp dans les Ardennes – ‘piscine et sauna compris’ – organisé du 25 octobre au 1er novembre par l’islamiste belge Abou Moussa. Des hommes avaient participé à ce genre de remise en forme avant de partir en Syrie.

(La Libre Belgique, Bruxelles)

↑ Max Boon. Dessin d’Ajubel, (Espagne ) pour Courrier international.

Grièvement blessé par un attentat suicide, à Jakarta, il y a quatre ans, ce Néerlandais amoureux de l’Indonésie est récemment revenu dans ce pays pour assister les autres victimes d’attentats et convertir les terroristes à la paix.

Max BoonBienvenue chez les Indonésiens

leur mari dans les attentats, ou les enfants leurs parents. Max Boon souhaite que toutes ces personnes puissent se rencon-trer à travers l’Alliance indoné-sienne pour la paix (Aida), une association qu’il vient de fonder. Au sein de cette alliance, les vic-times peuvent s’entraider et se redonner mutuellement courage. Beaucoup n’ont pas reçu de soins adéquats – médicaux, psycholo-giques et fi nanciers – de la part du gouvernement indonésien et vivent encore dans la peur.

Max Boon estime qu’il a eu beaucoup de chance. Il a bénéfi -cié pendant une année d’une aide médicale gratuite de la part du gouvernement néerlandais. Puis d’une thérapie pour retrouver son équilibre mental. Il observe par ailleurs que nombre de victimes indonésiennes ont perdu leur tra-vail. Il veut leur off rir une forma-tion pour qu’elles puissent devenir fi nancièrement autonomes. Avec plusieurs amis indonésiens, tels que Farha Ciciek [fondatrice de Rahima, une association pour le droit des femmes musulmanes et le pluralisme], Max Boon se bat pour toucher le cœur des dona-teurs afi n de fi nancer les activi-tés d’Aida. Il s’eff orce aussi de faire prendre conscience au gou-vernement indonésien de sa part de responsabilité dans ce travail de soutien aux victimes du ter-rorisme. Il sait très bien que la durée de ce combat ne se compte pas en jours mais en années. Mais il s’est promis de ne pas perdre courage parce qu’il y va de son amour pour l’Indonésie et de son rêve de paix dans le monde.

—Runik Sri AstutiPublié le 17 septembre

Max Boon, 38 ans. Passionné depuis toujours par l’Indonésie, ce consultant néerlandais s’y installe en 2004. En 2009, l’attentat suicide contre l’hôtel Marriott, à Jakarta, le prive de ses deux jambes. Soigné à Singapour et aux Pays-Bas, il est récemment revenu dans son pays de cœur pour y promouvoir la paix.

de rééducation physique et de rétablissement psychologique. Pendant tout ce temps, Max Boon n’a eu qu’une envie : retourner en Indonésie pour réaliser deux missions. D’abord, transmettre un message de paix aux terro-ristes et aux citoyens du monde en général. Ensuite, réconforter les victimes et les réconcilier avec elles-mêmes. Parce qu’il ne sup-porte pas de voir des personnes qui ont subi le même sort que lui s’enfoncer dans le désespoir et garder en elles du ressentiment ou de la haine envers les terro-ristes. Selon lui, les terroristes sont aussi des victimes. Il veut aider les victimes à devenir des ambassadeurs de la lutte contre le terrorisme. Mais ce n’est pas une tâche facile. En Indonésie, les victimes sont plus de six cents ; Max Boon en a déjà identifi é cent cinquante. Il y a en plus beaucoup d’autres victimes “collatérales”, comme les femmes qui ont perdu

—Kompas (extraits) Jakarta

C’est avec un sourire chaleu-reux que Max Boon nous accueille dans la localité de

Ledokombo, à Java-Est. Le voilà enfi n de retour en Indonésie. D’un pas chancelant, ses mains pre-nant appui sur l’épaule d’un ami, il marche sur un chemin sablon-neux de ce village situé au pied du volcan Ijen. “J’ai encore besoin de m’habituer à mes jambes artifi -cielles”, dit-il.

Max Boon est l’une des cen-taines de victimes des actes ter-roristes perpétrés en Indonésie. Il a été grièvement blessé lors du double attentat suicide contre l’hôtel JW Marriott et le Ritz-Carlton de Jakarta, le 17  juil-let 2009. Ce matin-là, ce jeune consultant en aff aires né en 1975 à Venray, une bourgade des Pays-Bas, prenait un petit déjeuner avec ses collègues. “Quatre d’entre eux sont morts sur le coup. Juste après l’explosion, j’ai perdu connaissance et, quand je suis revenu à moi, j’ai vu que mes deux jambes étaient sec-tionnées et qu’une partie de mon corps était brûlé. J’avais tellement mal que j’avais envie de mourir. Et pourtant j’ai crié deux choses : ‘Pourquoi ?’ et ‘J’aime toujours l’Indonésie !’” dit-il.

Max Boon travaillait alors depuis cinq ans dans l’archipel, ébloui par la beauté de la nature et touché par la gentillesse des habitants. Il s’était même lancé dans une campagne pour redo-rer l’image de l’Indonésie dans le monde. Une image conditionnée par les médias étrangers, asso-ciant toujours l’Indonésie avec les catastrophes. “Je me sentais appar-tenir à ce pays. Et encore plus après l’attentat, lorsque j’ai reçu des aides fi nancières de la part de nombreux citoyens indonésiens”, ajoute-t-il.

Sa douleur a atteint son paroxysme lorsqu’il a dû quitter l’Indonésie pour se faire soigner à Singapour, avant de retourner aux Pays-Bas pour une période N

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7 JOURS12. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

THIERRY GARCIN ET ÉRIC LAURENT DU LUNDI AU VENDREDI / 6H46 - 7H

DANS LES MATINS DE FRANCE CULTUREfranceculture.fr

en partenariat avec

CONTROVERSE↙ Dessin de Tiounine,

paru dans Kommersant, Moscou.

Des tensions diplomatiques ont éclaté entre le Portugal et l’Angola au sujet d’une enquête menée par la justice portugaise sur des affaires de corruption impliquant de hauts responsables du régime angolais.

La justice portugaise est-elle néo-colonialiste ?

pour entraver son action. Les Portugais doivent en être fiers, et le gouvernement n’a pas à se prononcer sur des sujets qui ne le regardent pas. Encore moins en public. Et moins encore pour présenter des excuses.

Que les Angolais ne s’y trompent pas : la raison pour laquelle le gouvernement por-tugais présente ses excuses n’a rien à voir avec eux ni avec leur gouvernement. Ici nécessité fait loi : il existe un Portugal qui a besoin de l’argent des Angolais, qui veut plaire à leur dictateur et à ceux qui spolient le peuple angolais. Mais en réalité la majo-rité des Portugais ne voit pas un centime de l’argent engrangé par les banques ou entreprises portugaises qui investissent en Angola, où se retrouvent bien, en revanche, les intérêts du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) [le parti du président José Eduardo Dos Santos, qui contrôle par ailleurs de très près le Jornal de Angola, le seul quotidien publié en Angola] et ceux du Bloco central [constitué par les deux principaux partis portugais]. Et les investissements angolais au Portugal n’ont en rien amélioré mon quotidien, pas plus que les investissements portugais en Angola n’ont amélioré celui de la majorité des Angolais. Au Portugal, les élites ango-laises se contentent de faire du blanchiment d’argent, d’acheter le silence complice de nos propres élites et de trouver une porte d’entrée financière commode vers l’Europe. Les élites portugaises, elles, se bornent à grappiller quelques billets dans l’indécent pillage qui est infligé aux Angolais.

Je sais bien que mon gouvernement, que presque tous les partis politiques de mon pays, que les milieux d’affaires et même cer-tains intellectuels et journalistes portugais ont un comportement indigne et rampent aux pieds de José Eduardo dos Santos pour arracher quelques billets – ou des contrats, des partenariats, des commandes, des achats, des ventes, des investissements, des finan-cements. Avec ou sans partenariat straté-gique, José Eduardo dos Santos reste l’un des bandits les plus roués d’Afrique et de la planète entière. Et je ne serai fier d’être portugais que dans la mesure où j’ai le droit d’écrire librement cette évidence. Que dans la mesure, aussi, où je peux continuer à être solidaire avec ceux qui en Angola se battent pour la démocratie, la justice sociale et la décence morale au péril de leur liberté et de leur vie. Je sais qu’un jour l’Angola sera une démocratie mature. Je sais aussi qu’un jour le Portugal recouvrera sa dignité. Et alors seulement nos deux pays pourront avoir un partenariat digne de leur peuple.

—Daniel OliveiraPublié le 17 octobre

NON

Il faut lutter contre la corruption

—Expresso (extraits) Lisbonne

Avant tout, je tiens à lever un doute : je suis un anticolonialiste convaincu. Je suis contre toutes les formes

de colonialisme, qu’il soit néo- ou ancien, qu’il passe par les armes ou par l’argent. Les Portugais se sont montrés tout aussi criminels dans leur colonisation que tous les autres empires coloniaux. Ils ont été et demeurent aussi racistes que peut l’être n’importe quel peuple.

Le doute étant levé, je peux passer au triste épisode qui a culminé par les excuses inac-ceptables du ministre des Affaires étran-gères portugais et les menaces de José Eduardo dos Santos [le président de l’An-gola] contre le Portugal. La justice por-tugaise enquête sur plusieurs dirigeants politiques et hommes d’affaires angolais. Si certains d’entre eux sont connus pour avoir amassé une fortune que ne peuvent expli-quer ni leurs fonctions officielles ni un patri-moine familial, et bien qu’une grande part de leurs activités passent par le Portugal, nul ne peut dire si ces investigations sont justifiées ou non. Seuls sont en droit de le faire les magistrats chargés de ces affaires. Le gouvernement portugais n’a pas à pré-senter d’excuses parce qu’il possède un sys-tème judiciaire indépendant et ne fait rien

de nombreuses personnalités portugaises qui ont fustigé de façon irrationnelle les excuses présentées à l’Angola par l’un de leurs dirigeants [Rui Machete, le ministre des Affaires étrangères lusitanien, a offi-ciellement présenté ses excuses à l’Etat angolais et relativisé l’enquête judiciaire de la justice portugaise sur des affaires de blanchiment d’argent impliquant des res-ponsables du régime angolais] n’est rien d’autre que l’expression de l’humiliation que suscitent en eux ces quelques mots adres-sés au peuple angolais. Car il faut dire la vérité : cette attitude s’explique moins par la violation de la séparation des pouvoirs telle que la définit la Constitution portu-gaise que par l’humiliation que représen-tent des excuses aux Angolais. Ces gens ont un orgueil si démesuré que jamais ils n’ont pu demander pardon ni présenter des excuses au peuple angolais pour les mau-vais traitements, l’humiliation et le dés-honneur infligés durant toutes ces années de dictature et d’exploitation coloniale.

L’hypocrisie des arguments avancés n’est rien de plus que l’arbre qui cache la forêt marécageuse de la politique portu-gaise. Il n’y aurait rien d’anormal à ce que les dirigeants et le monde politique por-tugais aient, en conscience, l’humilité de demander pardon et de présenter de sin-cères excuses non seulement au peuple angolais, mais aussi à tous les peuples de leurs anciennes colonies. Ce sont ces peuples qui, tous ensemble, ont permis à ces messieurs les politiciens de Lisbonne d’être aujourd’hui aussi regardants sur le respect de la séparation des pouvoirs.

—Carlos PombaresPublié le 10 octobre

OUI

Les Portugais doivent demander pardon

—Jornal de Angola Luanda

La colonisation portugaise en Angola, sous couvert d’être une colonisa-tion “de peuplement”, a toujours

été marquée par une volonté d’exploita-tion. Outre l’exploitation de la force de travail des populations locales, elle avait aussi pour objectif marqué l’exploitation des richesses naturelles et, à une certaine période, le trafic d’êtres humains, soumis au régime sordide de l’esclavage.

Aujourd’hui, ce pays très pauvre qu’est le Portugal rabroue ses ex-colonies en s’érigeant en champion des valeurs de la démocratie européenne ; se berçant d’il-lusions, il assure aussi ne pas souffrir des effets toxiques de la corruption et être immunisé contre les agents corrompus, corrupteurs ou corruptibles. Mais c’est se voiler la face : les exemples de figures politiques, de parlementaires et de person-nalités publiques portugais corrompus au plus haut point sont flagrants.

Du haut de quelle supériorité morale le Portugal se permet-il de donner des leçons en la matière à ses anciennes colo-nies ? Faites ce que je dis, pas ce que je fais ? L’attitude de la presse portugaise et

14. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Zlatkovsky, Russie.

Témoignages. Fuir ce monde fou

Guerres, terrorisme, montée de l’intégrisme, cherté de la vie… qu’ils soient israéliens, libanais ou syriens, nombreux sont ceux qui veulent quitter le Moyen-Orient.

Asie ............. 18Afrique .......... 22Amériques ........ 26Europe ........... 30France ........... 34

FOCUS

—Ha’Aretz Tel-Aviv

Le ministre des Finances, Yaïr Lapid [centre droit], s’y connaît en contro-verses. Depuis qu’il a abandonné la

télévision pour la politique, il a été au centre de pas mal de scandales. Mais le tollé qu’il a engendré dernièrement en fustigeant sur sa page Facebook tous ceux qui quit-taient Israël à cause de diffi cultés fi nan-cières est encore plus tonitruant. “Ils sont prêts à rejeter le seul pays qu’aient les Juifs parce qu’il est plus facile de vivre à Berlin”, s’est-il indigné, avant de se lancer dans une diatribe sur l’Holocauste.

L’aff aire est partie d’une série de repor-tages publiée par la chaîne 10 sur les nou-veaux yordim (migrants), les Israéliens – jeunes pour la plupart – qui quittent Israël en raison du coût élevé de la vie. Selon la chaîne, depuis les manifestations de 2011, l’émigration a grimpé en fl èche. Chaque année, des milliers d’Israéliens quittent le pays, et désormais il ne s’agit plus seu-lement de jeunes. D’après une enquête de la chaîne, 51 % des Israéliens ont envisagé d’émigrer en raison de la cherté de la vie et de leurs diffi cultés à accéder à la propriété. A Berlin, il faut en moyenne 67 mois de salaire pour pouvoir acheter un apparte-ment, à Tel-Aviv, il en faut 170.

Israël a une relation complexe avec l’émi-gration. Certains Américains vivent au Japon, certains Russes en Argentine, sans pour autant être accusés de trahison. Il n’en va pas de même pour les Israéliens. Comme l’émigration a augmenté et avec elle l’at-tention des médias, Israël a recours à une méthode qui a fait ses preuves : vilipender ceux qui partent.

Trahison du sionisme. Une semaine après le tollé provoqué par Yaïr Lapid, Uzi Dayan a pris le relais. “Je verrai toujours ceux qui quittent Israël comme

des traîtres au sionisme”, a écrit sur Facebook l’ancien chef d’état-major adjoint

de Tsahal. “A ceux qui invoquent leur situa-tion fi nancière pour quitter le pays, je rappel-lerai que, selon les thèses antisémites, le Juif est chez lui partout où il peut gagner de l’argent.”

Ce sont ces propos qui ont mis le feu aux poudres. Les discussions sur l’émigration sont si chargées d’émotion que ceux qui partent apparaissent à certains comme des ennemis publics et aux autres comme

d’uncontinentà l’autre.moyen-

orient

de tragiques martyrs. Yoram Sheftel, l’avo-cat qui a défendu John Demjanjuk [ancien gardien du camp nazi de Sobibor], est allé encore plus loin en proclamant que les Israéliens qui émigraient étaient “les plus méprisables des sous-merdes fl ottant dans les égouts du monde juif”. Ces propos peuvent sembler quelque peu excessifs, mais ce vio-lent dégoût pour les yordim est profondé-ment ancré dans l’histoire culturelle d’Israël.

“Résidus de mauviettes”. Israël est un pays misérable dans une région misérable. Il y a toujours eu des gens qui ont voulu le quitter. Et ils ont toujours été traités avec le même mépris. Les gens qui immigrent en Israël sont baptisés olim [ceux qui montent], par opposition aux yordim [ceux qui des-cendent]. Déjà en 1976, le Premier ministre Yitzhak Rabin avait qualifi é les yordim de “résidus de mauviettes”.

Dans ce pays qui n’a cessé d’être en guerre depuis le jour de sa fondation, partir pour sa convenance ou son profi t personnel est souvent perçu comme une défection. On considère que les yordim aff aiblissent Israël et pavent la voie à un second Holocauste, ou qu’ils sont des opportunistes qui ne man-queront pas de rentrer au pays si l’antisémi-tisme les rattrape. Dans un pays où chaque citoyen est soldat de naissance, il n’y a pas de place pour les considérations person-nelles. Partir est une marque d’opportu-nisme, de déclin et de trahison. Une honte.

La situation est-elle en train de chan-ger ? On le dirait. L’Israël de 2013 semble un pays diff érent. La plupart des réactions aux posts de Yaïr Lapid et d’Uzi Dayan étaient négatives. “J’ai grandi aux Etats-Unis et j’y ai passé la moitié de ma vie”, écrivait un uti-lisateur de Facebook en réponse au post du ministre des Finances. “Chaque fois que je reviens en Israël, je le fais par amour pour le pays et avec le désir sincère de donner une nouvelle chance à l’Etat israélien. Mais, chaque fois que je m’en vais, je sais que je pars pour un avenir meilleur.”

Le post d’Uzi Dayan a suscité plus de 3 000 réponses de la même veine. Et des membres des réseaux sociaux ont rappelé à Yaïr Lapid que lui-même avait quitté le pays en 1977 pour travailler dans les médias à Los Angeles. De nombreux Israéliens ne qualifi ent plus de yordim leurs conci-toyens qui émigrent à l’étranger, a souli-gné Dan Margalit, journaliste chevronné

Israël. “Traîtres” peut-être mais heureux de partirBien que ceux qui quittent le pays soient publiquement vilipendés par les médias et les hommes politiques, près de la moitié des Israéliens envisagent d’émigrer.

INTERVIEW

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 15MOYEN-ORIENT.

les biens publics et font disparaître des militants dans leurs cachots, mais jamais les suppôts de l’ancien régime.

J’aurais voulu rester à Raqqa le plus long-temps possible afin de comprendre com-ment les choses en étaient arrivées là. Je voulais me faire une idée des nouveaux maîtres de la ville. Mais je n’ai pu marcher dans les rues de la ville et écouter ce que les gens avaient à raconter.

Au début de la révolution, je voulais la chute du régime pour pouvoir enfin obte-nir un passeport. Je voulais un passeport pour me sentir libre et voyager à ma guise. Aujourd’hui, je laisse derrière moi mes amis, qui continuent à se battre. Je ne suis pas aigri, un peu en colère. Je sais à quel point notre situation est intenable mais, chaque fois que j’ai cru comprendre quelque chose, j’ai eu l’impression de remporter une petite victoire contre l’hydre du régime. Chaque fois que j’ai cru éclaircir un aspect de la situation, c’était une petite victoire contre la bête tapie dans l’ombre qui ne veut pas que nous soyons maîtres de nos paroles et de nos actes.

En Syrie, j’étais chez moi. Je comprenais ce qui se passait. Ce que je crains le plus maintenant, en étant à l’extérieur, c’est de ne plus rien comprendre. Que les faits m’échappent. Et je ne sais pas ce que je ferai en exil. J’ai toujours été mal à l’aise avec ce mot qui semble faire si peu de cas de ceux qui restent sur place. Je sais seulement que je suis une part de ce grand exode syrien. Et que je n’ai pas d’autre patrie, pas de patrie qui me soit plus douce que ce pays effroyable.

—Yassine Al-Haj SalehPublié le 12 octobre

et présentateur de télévision. Les enfants qui partent grandissent dans un univers de marques mondiales et de multinationales. Ils ont sur Facebook des amis français qui ont émigré en Allemagne et des amis alle-mands qui ont émigré en Polynésie française. Ils ne craignent pas un nouvel Holocauste comme Yaïr Lapid ou Uzi Dayan.

Dès lors qu’Israël ne peut leur offrir la vie qu’ils souhaitent, ils n’ont pas de scru-pules à partir. Quand on voit comment les autorités israéliennes continuent à les fusti-ger et à les avertir qu’ils devront à nouveau ramper quand le prochain Hitler fera son apparition, on se demande ce qui arrive à ce pays qui utilise la peur comme un levier lorsqu’il ne peut plus retenir ses jeunes.

—Asher SchechterPublié le 8 octobre

Syrie. Adieu au doux pays effroyableLe célèbre dissident et intellectuel de la révolution syrienne Yassine Al-Haj Saleh est contraint au départ. Dans l’espoir, toujours, d’un retour.

—Al-Haqiqah (extraits) Damas

Depuis deux ans et demi, j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour rester dans mon pays. C’est impor-

tant pour moi en tant que journaliste de vivre sur le terrain et en tant qu’intellec-tuel de vivre parmi les gens et comme les gens, dans le milieu dont je suis moi-même issu. Je voulais rester en Syrie parce que j’y ai ma place, qui m’est indispensable. Je voulais voir le pays changer après l’avoir vu ne pas changer durant un demi-siècle.

Rester, cela voulait dire m’épuiser à éviter les griffes du régime. Et dans un premier temps plonger dans la clandestinité. Mais au bout de deux ans de clandestinité il m’a fallu quitter Damas, pour m’enfuir d’abord dans la Ghouta [faubourg agri-cole de Damas], puis, après une centaine de jours, à Raqqa, ville où je suis né. Mes frères y vivaient toujours.

Ce grand exode. Le voyage fut exté-nuant. Non seulement parce qu’il dura dix-neuf jours, en plein été, avec des dangers qui nous guettaient à chaque instant, mais aussi parce je voyais ma destination s’éloi-gner de moi au fur et à mesure que j’avan-çais vers elle. Car Raqqa était en train de tomber sous l’occupation de forces hos-tiles, à savoir les combattants étrangers de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) [forces islamistes liées à Al-Qaida], autrement dit Dahesh, nom qui aurait pu être celui d’un de ces monstres peuplant les contes de notre enfance. Quelques jours avant de quitter les environs de Damas, j’avais appris que ce monstre avait tué mon frère Ahmed. Puis j’ai appris qu’il avait également pris en otage mon frère Farès. Ce voyage n’avait plus de sens. En même temps, je n’avais d’autre choix que d’avancer pour en finir. La seule chose qui allégeait quelque peu le fardeau était la compagnie de jeunes déserteurs de l’armée.

J’ai passé deux mois et demi en cachette à Raqqa, sans obtenir la moindre informa-tion sur mon frère Farès. Je devais me cacher dans ma propre ville, ville “libérée” par des hordes venues d’ailleurs qui ont droit de vie et de mort sur les habitants, détruisent la statue de Haroun Al-Rachid [calife éclairé], saccagent les églises, mettent la main sur

Liban. Loin des querelles et des turbansA 45 ans, le journaliste Omar Harkous a décidé de s’exiler, persuadé qu’une nouvelle guerre civile couve.

Now. (extraits) Beyrouth

Ce pays ne me concerne plus” est la dernière chose qu’on s’attendait à entendre de la part du journaliste

Omar Harkous. Bien connu dans les médias et les milieux associatifs pour sa capacité à rebondir et son optimisme, Harkous a tourné le dos au Liban. Ce militant de gauche de 45 ans a vécu la guerre civile [1975-1991], où il s’est battu pour que le Liban ne soit plus dominé par des conflits politico-reli-gieux. Aujourd’hui, il est convaincu que le Liban est au bord d’une autre guerre civile, horreur à laquelle il s’est promis de ne plus jamais participer. Dans un entretien accordé au site Now., il s’explique.

Pourquoi quittez-vous le Liban ?OMAR HARKOUS Parce que j’ai le sentiment que la période de paix touche à sa fin. Le conflit couve à nou-veau et les principaux acteurs se préparent à détruire les rêves échafaudés par les Libanais au cours de la vingtaine d’années écoulées depuis la guerre civile.

Vous avez déjà vécu la guerre civile. Pourquoi n’avez-vous pas quitté le pays à ce moment-là ?Parce que l’époque était différente. Beaucoup de Libanais étaient en prison, d’autres avaient été tués ou avaient disparu à cause

de leurs convictions. Pour moi, partir aurait été la fin de tout. Vers la fin de la guerre, j’ai commencé à y songer. L’économie allait très mal, la sécurité aussi, et l’armée syrienne contrôlait le moindre détail de notre vie. Mais là encore, je n’ai pas pu m’y résoudre. J’ai eu des propositions de travail dans le Golfe avec des salaires très attrayants. Je les ai déclinées car je préférais rester au Liban. J’espérais que les Libanais s’opposeraient à tout radicalisme. Je croyais sincèrement que nous ne reprendrions jamais les armes.

Au fil du temps, je me suis aperçu que l’idée de paix civile déclinait. Les divisions étaient plus marquées et les opérations armées plus nombreuses. C’est quand les explosions ont commencé à hanter les rêves des gens et qu’un groupe de Libanais s’est mis à fêter la mort de l’autre que j’ai senti que je ne pouvais plus rester ici.

Les divisions entre les gens sont si pro-fondes que je me suis trouvé de nou-

veaux itinéraires pour me déplacer dans Beyrouth, choisissant cer-taines rues parce qu’elles étaient plus sûres, d’autres parce que je pensais que leurs habitants parta-

geaient ma perception de la citoyen-neté. Il y a des quartiers où j’ai peur

d’être kidnappé ou puni pour mes opinions. Le Liban commence à ressembler à l’Irak. En regardant les actualités, récemment, j’ai vu des images d’incendies gigantesques pro-voqués par une terrible explosion. Ma fille de 2 ans, Yasma, était à mes côtés, et, en la regardant, je me suis dit que je ne vou-lais pas qu’elle connaisse ça. Je ne veux pas qu’elle voie ce que j’ai vu durant la guerre civile. Je veux qu’elle connaisse la stabi-lité et la sécurité, dans un endroit où elle puisse vivre son enfance, un endroit où elle soit plus tard respectée en tant qu’in-dividu. C’est ce qui m’a poussé à partir. Et puis, je ne suis plus sûr de rien. Plus sûr, en sortant de chez moi, de pouvoir y rentrer ; en conduisant, de ne pas être déchiqueté par l’explosion d’une voiture piégée. Les gens s’habituent à nouveau à l’idée de la guerre.

Que vous inspire le fait d’avoir été contraint à l’exil ?J’essaie de dissimuler ce que je ressens. Je m’interdis d’exprimer ce qui me passe par la tête. J’ai tout investi au Liban – mon temps, mon travail, mes déceptions, mon

bonheur – et j’ai tout laissé derrière moi. Il n’est pas facile pour un homme de 45 ans de

quitter son pays. C’est l’une des choses les plus difficiles à vivre. La majorité des Libanais émigrent au début de leur carrière et décident de rentrer au Liban à mon âge. Je quitte le Liban à l’âge où je devrais y rentrer. Je le quitte pour vivre en paix, loin des querelles communautaristes, des conflits armés et des turbans du clergé.

—Propos recueillis par Nadine ElaliPublié le 29 septembre

L’auteur

YASSINE AL-HAJ SALEHNé à Raqqa, en Syrie, en 1961, Yassine Al-Haj Saleh fait des études de médecine, avant d’être arrêté en 1980 et de passer seize ans en prison sans inculpation ni procès, ce qui lui permet de parfaire son éducation politique. Libéré en 1996, il entre en clandestinité en 2011 avec la survenue de la rébellion contre le régime Assad et devient l’une des plus brillantes plumes de la dissidence. Dépité par la mainmise croissante des islamistes sur la révolution, Yassine Al-Haj Saleh vient de quitter la Syrie.PH

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MOYEN-ORIENT16. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

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ÉGYPTE

L’hébreu, langue secrète des boutiquiersPour se jouer des clients, les bijoutiers du grand marché du Caire utilisent entre eux des expressions “secrètes” qui viennent de l’hébreu.

énonçant le chiff re hébreu à la perfection. Ayant entendu, mon collègue a annoncé : ‘90 livres’. Et elle de rétorquer : ‘Pourquoi donc ? Est-ce qu’il n’a pas dit 30 ?’ Nous étions tous abasour-dis.” Le Pr Rozenbaum regrette de n’avoir pu aller depuis long-temps au grand marché du Caire, du fait de la situation d’insécurité qui y règne. D’après lui, les bou-tiques ferment maintenant plus tôt qu’avant, et la vie nocturne cairote, dont l’eff ervescence est célèbre, s’est faite plus courte.

Parlons paix. Cette décou-verte d’une présence de la langue hébraïque parmi les habiles com-merçants des marchés du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes vient s’ajouter au vif intérêt mani-festé depuis quelques décennies dans le pays du Nil envers Israël et l’hébreu. Il y a même des étu-diants égyptiens pour l’apprendre dans les universités publiques, et tout organe local qui se respecte emploie au moins un journaliste le parlant afi n de couvrir l’actua-lité israélienne. On peut trou-ver aujourd’hui sur les réseaux sociaux des forums bouillon-nants où Israéliens et Egyptiens communiquent en hébreu, tel Medabrim Shalom [Parlons paix].

Au moment même où l’on assiste à ce renouveau de la langue hébraïque en Egypte, un proces-sus inverse se produit dans le pays : la diminution du nombre d’Israéliens, spécialement les touristes, et la lente disparition des juifs de la terre d’Egypte. Cette communauté ne compte plus aujourd’hui que quelques dizaines d’âmes. Le Pr Rozenbaum note que les juifs d’Egypte ont leur propre dialecte, mais que celui-ci aussi va s’éteindre d’ici quelques années, avec la dispari-tion des derniers d’entre eux en Egypte et au-dehors. “La langue secrète fut durant des années la langue des juifs, conclut-il, et voici qu’aujourd’hui elle ne se perpétue que par la bouche de non-juifs.”

—Jacky HugiPublié le 25 septembre

un client dérivent elles aussi de l’hébreu : “sheli”, “le mien”, signi-fi e “en ma possession” ou “près de moi” ; “shelkha”, “le tien”, signi-fi e “en ta possession” ou “près de toi”. Mais c’est au royaume des nombres que l’infl uence est la plus importante. Les boutiquiers et les orfèvres des marchés d’Egypte comptent carrément en hébreu : “e’had”, “shnaïm”, “shlosha” pour un, deux et trois — et même pour trente, soixante, soixante-dix, quatre-vingts, et ainsi de suite.

“Toutes sor tes de groupes emploient des langages secrets, dit le Pr Rozenbaum. Les communautés religieuses, les groupes ethniques, les organisations criminelles, les spor-tifs, les étudiants. Pour éviter que leurs enfants ne les comprennent, les parents parlent devant eux une langue étrangère, un code secret. Certaines répondent à des besoins spécifi ques, comme les langues des guildes de métiers. Chez les mar-chands d’Egypte, le but est de fi xer des prix ou de transmettre des infor-mations dans le dos du client. Du fait qu’elle a servi à une commu-nication secrète orale, cette langue n’a jamais été couchée par écrit.”

De prime abord, les commer-çants n’ont guère montré d’en-thousiasme pour faire part au Pr�Rozenbaum de leur langage codé, mais, lorsqu’ils eurent com-pris que l’hébreu était sa langue maternelle et qu’il en avait repéré la trace, ils lui ont ouvert leur cœur. Ils savaient que les mots étranges qui leur montaient aux lèvres étaient empruntés à l’hé-breu et provenaient, à l’origine, de marchands juifs. C’est pourquoi ils appellent leur langue secrète “hébreu” ou “langue des juifs”.

“Lors d’une de mes visites au khan Al-Khalili, j’ai fait la connaissance de Nader, un bijoutier, qui m’a parlé d’un groupe de touristes étrangers faisant le tour de sa modeste bou-tique : des touristes ordinaires, à ce qu’il lui semblait, arméniens peut-être, et qui parlaient arabe, se souvient-il. L’une des femmes s’est approchée, intéressée par un foulard. J’ai dit à mon associé : ‘30 pour celui-ci’, raconte-t-il,

chercheur israélien, le Pr  Gabriel M. Rozenbaum, de l’Université hébraïque de Jérusalem.

La première fois qu’il a entendu des vocables hébraïques rouler dans la bouche des vendeurs du khan Al-Khalili, le Pr Rozenbaum a décidé de creuser ce phéno-mène en profondeur et décou-vert tout un univers. L’origine du code parmi les bijoutiers remonte au Moyen Age, quand la plupart d’entre eux étaient des juifs caraïtes [un courant du judaïsme qui rejette le Talmud].

“De retour en Israël, raconte-t-il, je suis allé voir mes amis juifs d’Egypte et des Israéliens issus de la communauté caraïte. L’existence d’un code hébraïque au sein de la guilde des orfèvres du Caire, depuis quelque mille ans déjà, est avérée. J’ai vérifi é plutôt deux fois qu’une au khan Al-Khalili et à Alexandrie, et suis même allé dans les rues aux orfèvres de deux autres villes du delta du Nil, Tanta et Damanhour. Je me suis documenté sur les lan-gues secrètes et j’ai étudié la termi-nologie de l’orfèvrerie.”

“Langue des juifs”. Prenons par exemple le vocable “yaff eth” dans la langue du souk, dont le sens se rapproche de “bien” ou “beau” : c’est “yaff eh” en hébreu moderne. Les marchands en usent pour échanger des infor-mations sur des clients appa-remment bien pourvus ou sur un produit de bonne facture. Certains des vendeurs emploient le mot “zahoub”, à l’origine “zahav”, l’“or” en hébreu, pour désigner une livre égyptienne. Quand ils veulent laisser entendre à un confrère qu’il ferait aussi bien de se débarrasser d’un client, ils lui disent “halakh” ou “ahalakh” [“alla” ou “s’en alla” en hébreu]. Quelques-uns emploient entre eux le mot “admon” pour parler d’instruments ou de bijoux d’oc-casion réparés, polis et exposés comme neufs par le commer-çant. Celui-ci vient de l’hébreu “qadmon”, “ancien”, voire “pré-historique”. Les déclinaisons du pronom possessif “shel” qualifi ant

—Al-Monitor (extraits) Washington

Le touriste israélien par-courant les allées du grand marché du Caire,

le khan Al-Khalili, a des chances d’entendre des termes familiers

dans la bouche des boutiquiers égyptiens, les bijoutiers en par-ticulier – comme le prix de telle chose ou l’éloge de telle autre. Ces mots constituent le langage secret adopté par les marchands du Caire pour se jouer du cha-land, comme l’a découvert un

↙ Dessin de Falco, Cuba.

18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

parce que les hommes travaillent plus vite que nous, mais c’est faux. Ce n’est rien d’autre que de la discri-mination.” Formée par son père, Sothea est capable de cimenter des briques à la même vitesse et avec la même habileté que ses congénères masculins.

“Quand j’ai réclamé une augmen-tation, mon supérieur m’a rétorqué que c’était un métier d’homme et que je n’avais qu’à retourner dans l’équipe de préparation du ciment. Que ce n’était pas négociable”, sou-pire Sothea. Comme des milliers d’autres Cambodgiennes, Sothea est partie en Thaïlande, où les salaires peuvent être jusqu’à deux fois plus élevés que dans son pays.

Syndicats faibles. “Je n’y suis restée que dix-neuf jours, raconte-t-elle. La paie était meilleure, mais, en tant que travailleuse immigrée, j’ai eu des conditions de travail bien pires qu’ici, au Cambodge. Je me suis électrocutée plusieurs fois avec des fils électriques. C’était ma première et ma dernière expérience en Thaïlande.”

La lutte contre la déconsidé-ration des femmes dans le BTP cambodgien sera longue et dif-ficile, entravée par les préjugés universels sur le rôle, la valeur et les capacités de la gent féminine.

“Ce qu’un homme peut faire, je peux le faire aussi, s’insurge Sothea. Alors pourquoi me demander de gâcher du ciment quand je pour-rais monter des murs dans les étages supérieurs ?”

Les syndicats du bâtiment sont faibles : les ouvriers passent constamment d’un chantier à un autre et il est donc difficile de les syndiquer. Sans compter que bon nombre d’ouvriers ne signent pas de contrat en bonne et due forme. Les syndicats tentent de sensibiliser leurs membres, mais ils n’ont pas la tâche aussi facile que dans le secteur du textile, où il est aisé de stopper la produc-tion pour faire entendre sa voix. Même si la discrimination sala-riale est monnaie courante dans le secteur du BTP, les femmes ont peu de recours possibles sur les chantiers, d’abord parce qu’elles n’ont aucune qualification, ensuite parce que leurs perspectives pro-fessionnelles ailleurs sont limi-tées. Beaucoup ne savent pas que cette discrimination salariale est interdite. Leur priorité est de gagner de l’argent – même si c’est moins que les hommes.

—Frédéric JanssensPublié le 2 septembre

entre les entreprises, même pour les ouvriers non qualifiés”, révèle Thierry Loustau, qui ajoute que les gros chantiers sont obligés de proposer des services supplé-mentaires, comme l’hébergement et les repas gratuits, pour appâter les travailleurs. “Cela incite bien sûr les hommes à amener leurs femmes et leurs enfants avec eux, ne serait-ce que pour quelques semaines ou quelques mois.”

Cultivatrice de riz à Prey Veng [au sud-est de Phnom Penh], Thary fait partie des recrues temporaires de Koh Pich. Embauchée dans l’équipe de consolidation du bar-rage en attendant la prochaine

récolte, elle vit avec son époux et leurs deux enfants dans les loge-

ments rudimentaires fournis par l’entreprise. “Ce n’est pas par choix que je suis ici”, confesse Thary tout en cintrant de fines tiges de métal. “C’est parce qu’on est pauvres.” La jeune mère de famille, qui gagne 3,50 dollars par jour, confie ses enfants à des amis du camp des ouvriers pendant la journée. “Je déteste ce travail, lâche Thary. Mais si je veux envoyer mes enfants à l’école et leur donner un avenir meilleur, je n’ai pas d’autre choix que de conti-nuer à faire ces travaux saisonniers.” Tout en fournissant une source de revenus salutaire aux travail-leuses saisonnières, le secteur du bâtiment tire profit de cette main-d’œuvre bon marché. “Beaucoup de sous-traitants ne se font pas prier pour les embaucher, pour la bonne

et simple raison qu’elles sont moins chères que les hommes”, explique Van Thol, du Syndicat des ouvriers du bâtiment et du bois. “Si la dis-crimination salariale des femmes est illégale, c’est néanmoins une triste réalité sur l’immense majorité des chantiers cambodgiens.” Sur l’île de Koh Pich, pour le même travail, les femmes gagnent 50 cents de moins par jour que les hommes.

Arrivée de Phnom Penh il y a huit ans, Sothea a trouvé du travail sur le chantier du nou-veau siège de l’Assemblée natio-nale. “Je touche 3,75 dollars par jour alors que mes collègues masculins touchent 4,25 dollars pour un travail rigoureusement identique, explique -t-elle. Certains disent que c’est

qui maçonnent les murs de briques avec les hommes.” A quelques cen-taines de mètres de là, même topo sur un plus petit chantier, à proximité du Rainbow Bridge. La moitié des ouvriers y sont des ouvrières. Celles-ci jouent un rôle capital dans l’aménagement de l’île, reconnaît Lim, le chef de chantier. Les femmes sont char-gées de relier les fers à béton et de fabriquer des dalles de béton armé destinées à étayer les digues qui protègent les constructions des courants du Mékong et du Bassac.

“Les femmes représentent proba-blement 40 % de la main-d’œuvre du bâtiment dans le privé”, explique Van Thol, vice-prési-dent du Syndicat cam-bodgien des ouvriers du bâtiment et du bois (BWTUC). “Je dis ‘probablement’, parce que nous ne disposons d’aucune donnée fiable sur le sujet. La plupart sont des saisonnières qui n’ont signé aucun contrat. Mais je dirais que 30 à 40 % représente une estima-tion correcte.” Un véritable bond en avant pour les femmes, qui ne représentaient que 20 % de la main-d’œuvre dans les sec-teurs du bâtiment il y a sept ans.

3,50 dollars par jour. Si ces ouvrières sont la preuve des capa-cités de la gent féminine, il est sans doute trop tôt pour les ériger en icônes féministes du Cambodge. Sur les chantiers, ces femmes sont en effet cantonnées à des tâches subalternes, comme le gâchage du ciment, la préparation des fers à béton et le transport des briques. On leur demande également de faire la cuisine et le ménage. “La plupart de ces femmes sont des immi-grées non qualifiées qui ont quitté leur campagne pour suivre leur mari après la saison des récoltes”, explique Thierry Loustau, direc-teur général de LBL International, l’un des principaux acteurs du BTP au Cambodge. “Elles n’ont aucune formation, aucune expérience, et ne sont pas dans le bâtiment pour faire carrière. C’est la raison pour laquelle elles sont embauchées pour des tâches qui ne nécessitent aucune qualification technique ni force phy-sique particulière – même si cer-taines d’entre elles sont formées et assignées à des travaux de second œuvre plus délicats.”

Du fait de la grave pénurie de main-d’œuvre qui frappe le secteur, les femmes n’ont guère de difficultés à se faire embau-cher sur les chantiers.“Il y a une forte concurrence à l’embauche

sur la “riviera” du sud de la ville. Tandis que le complexe immobi-lier de 40 000 mètres carrés, aux allures de forteresse, sort lente-ment de terre, un examen plus attentif du regard de ces ouvriers révèle que nombre d’entre eux sont en réalité des ouvrières.

“Sur les 700 personnes qui tra-vaillent ici, 300 sont des femmes”, confirme Neang, une jeune femme de 21 ans employée sur le chantier du réseau d’assainissement depuis deux ans. “On gâche le ciment et on apporte les matériaux au rez-de-chaussée. Dans mon équipe, on creuse des trous. Il n’y a que dix femmes qui peignent les plafonds ou

↙ Dessin de Beppe Giacobbe, Italie.

REPORTAGE

Beaucoup ne savent pas que la discrimination salariale est interdite

Cambodge. Femmes de brique et de cimentEn plein boom de la construction, nombre de Cambodgiennes sont exploitées sur les chantiers.

—Southeast Asia Globe Phnom Penh

Ployant sous le poids des briques, des seaux et des barres de fer, une armée

sans visage décharge des camions et achemine ses fardeaux vers un chantier gigantesque, sur l’île de Koh Pich (l’“île du diamant”), à Phnom Penh. Dissimulés sous des chapeaux à larges bords et des krama [écharpes tradition-nelles cambodgiennes] proté-geant leur visage de la poussière et du soleil, des bataillons d’ou-vriers transforment des terrains réhabilités en un paradis de béton

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ASIE20. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

—The New Indian Express Madras

P ersonne n’a encore parlé d’absurdité, mais c’est bien d’une absurdité qu’il s’agit. A l’heure où les jeunes fous

de nouvelles technologies rêvent d’une ges-tion intelligente des aff aires publiques, le gouvernement joue à la loterie [et a ordonné mi-octobre des fouilles archéologiques très importantes] sur la base d’un tuyau reçu en rêve par un sage concernant l’exis-tence d’une réserve d’or enterrée quelque part par le maharaja Rao Ram Bux Singh au xixe siècle. En 2013, à l’heure où Rahul Gandhi, l’arrière-petit-fi ls de Nehru [pre-mier Premier ministre de l’Inde indépen-dante et défenseur de l’esprit scientifi que], prend la tête du parti du Congrès, le gou-vernement indien parie sur la communica-tion avec l’au-delà.

On ne sait pas si quelqu’un a réfl échi à l’impact que l’aff aire aura sur les institutions chargées d’apporter des réponses scientifi ques au pays. L’Archeological Survey of India [ASI, agence gouvernementale chargée du patrimoine bâti], qui est censée être à la pointe des études historiques, se retrouve aff ectée à la prospection sur la base d’une prophétie onirique.

La situation géographique du trésor en question n’est pas sans ironie non plus. Unnao [ville de l’Etat d’Uttar Pradesh, dans le nord de l’Inde] fait partie des pires districts du pays. Il est classé parmi les plus pauvres dans India’s Socio-Economic Fault-Lines [“Les fractures socio-économiques de l’Inde”, inédit en français], l’étude que j’ai écrite, et fi gure dans la liste des districts les plus durement frappés par la pauvreté depuis les années 1960. Il affi che un taux de mortalité infantile élevé : 85 % des enfants y meurent avant l’âge de 5 ans. Daudia Kheda, le site où ont lieu les fouilles, fait partie de ces villages de l’Inde rurale où les gens rêvent simplement d’être reliés au réseau électrique. On n’a pas encore trouvé d’or, mais exigences et revendications affl uent déjà. Le descendant du roi veut que 20 % du magot soit investi dans le développement de la zone et du fort de ses ancêtres, les diverses personnalités politiques de la région considèrent que tout ce qui est trouvé en Uttar Pradesh appartient à l’Uttar Pradesh, les représentants du voyant ont soumis une liste de projets de développement aux autorités locales. Il y a des actions en justice dans l’intérêt du public, un cordon de policiers entoure le site, les membres de l’ASI sont sur le chantier, les médias

locaux, nationaux et internationaux sont arrivés en masse, et ce village inconnu est désormais sur la carte du bizarre, ce qui ne surprendra personne.

Ce qui est encore plus bizarre, c’est le choix des priorités, les recoins du discours. Cette semaine, l’Inde s’est retrouvée au carrefour des cauchemars. Le FMI et la Banque mondiale ont revu à la baisse leurs prévisions concernant son PIB. Les Indiens ont été informés qu’il y avait 30 millions d’esclaves dans le monde et que près de la moitié d’entre eux se trouvaient en Inde. L’Inde fait partie des seize pays, pour la plupart d’Afrique sud-saharienne, où la faim est considérée comme “alarmante”. D’après l’indice de la faim dans le monde [calculé chaque année par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, à Washington], plus de 40 % des enfants de moins de 5 ans sont sous-alimentés. Une personne sur quatre souff rant de la faim dans le monde vit en Inde et le pays est classé à la 63e place de l’indice mondial de la faim, derrière le Congo, le Niger, Djibouti. Les Brics [Brésil, Russie, Chine, Afrique du Sud], ses équivalents économiques, sont situés bien plus haut dans le classement. Même le Sri Lanka, le Népal, le Pakistan et le Bangladesh font mieux.

Les crises silencieuses que traverse actuellement l’Inde ne sont mentionnées nulle part en cette période de campagne [en vue des législatives de mai 2014]. Et c’est peut-être délibéré. Cette spéculation juteuse sur un trésor perdu, cet oubli de la raison pour parier sur des tuyaux, dégoulinent de cynisme. Les chargés de communication ont manifestement convaincu que tout le monde était gagnant avec cette idée. Elle distrait des horribles nouvelles habituelles, elle donne à la classe politique l’occasion de promettre mille tonnes d’or. Peu importe d’ailleurs ce qu’on trouve ou pas. Ce qui est profondément tragique, c’est ce qu’on a perdu, ce que tout Indien doit pleurer : l’esprit scientifi que.

—Shankkar AiyarPublié le 20 octobre

INDE

Le triomphe de l’irrationnelLe gouvernement, prêtant foi au rêve d’un vieux sage, a ordonné des fouilles massives pour retrouver un trésor caché. Ce recours au paranormal détourne les Indiens des vrais problèmes.

↙ L’or, une aff aire en or.Dessin d’El Roto, paru dans El País, Madrid.

L’auteur

SHANKKAR AIYARJournaliste et essayiste indien féru de politique et d’économie, Shankkar Aiyar est notamment l’auteur de Accidental India: A History of the Nation’s Passage Through Crisis and Change (“L’Inde accidentelle : comment la nation traverse les crises et les changements, 2013, inédit en français). Il y évoque l’histoire et l’économie du pays depuis la crise économique de 1991et les réformes qui suivirent.

LE MOT DE LA SEMAINE

“andhavishwas” La superstition

L e mot “superstition” se dit andhavishwas en hindi. Or le sens de ce mot est

à la fois plus précis et plus fort que la simple superstition. C’est un mot composé  : andha veut dire “aveugle” et vishwas, “foi”, “croyance”. Andhavishwas, c’est donc la croyance aveugle, le fait de croire sans comprendre ce à quoi l’on prête foi. On comprend mieux combien la foi aveugle doit être considérée avec méfi ance quand on sait que vishwas vient du sans-crit vishwa, qui signifi e “univer-sel”, “omniprésent”, “entier”. Andhavishwas, la superstition, serait donc l’aveuglement devant ce qui est fondamental et universel.

La promotion de superstitions en tous genres est une véritable industrie en Inde, et fait la fortune des plus rusés aux dépens d’un public trop ignorant ou trop crédule. Et ceux qui osent faire la lumière sur les tromperies de sages ou saints hommes autoproclamés, ceu x qu i démontent leu rs prétendus miracles prennent de gros risques. Le Dr Narendra Dabholkar, célèbre militant contre la superstition qui proposait à des villageois indiens des explications scientifi ques à la place de croyances comme la possession des femmes ou des enfants par des mauvais esprits, a été tué le 20 août dernier. Son assassinat est certainement l’œuvre d’entrepreneurs de la superstition dont les affaires souffraient de l’existence d’un public averti. Malheureusement, le peuple peut aussi se révolter contre ceux qui l’éloignent de superstitions rassurantes. Vivre les yeux ouverts n’est pas toujours facile, surtout dans un pays où la pauvreté, l’ignorance et les inégalités sociales sont loin d’être vaincues.

—Mira Kamdar, calligraphie d’Abdollah Kiai e

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/AFP

22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

affrontements de ces derniers jours entre soldats maliens et combat-tants du MNLA, notamment à Kidal [bastion des indépendan-tistes touaregs], ne sont pas pour rassurer. Ils viennent au contraire fragiliser davantage la situation délicate d’un pays à peine conva-lescent, qui cherche à sortir de la longue crise sociopolitique et mili-taire dans laquelle il était plongé depuis plus de dix-huit mois.

Et si l’on en croit le MNLA, ce sont les soldats maliens qui

a été investi le 18 septembre], les activistes du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA, mouvement touareg) semblent décidés à remettre la pression sur le pouvoir de Bamako.

Ces groupes ont en effet annoncé, le 26 septembre dernier, qu’ils suspendaient leur participa-tion aux discussions de paix avec le gouvernement, qui, selon eux, ne respecte pas ses engagements.

Le fait est qu’aujourd’hui l’in-quiétude grandit à nouveau. Les

—Journal du Jeudi Ouagadougou

Le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta – IBK, reconciliation man –,

a chaud aux fesses. Il a dû abréger sa dernière visite diplomatique en France [début octobre], et tracer direct vers son pays, pour se pen-cher sur la chaude ambiance qui secoue le Nord, notamment à Kidal et à Tombouctou. La parenthèse de l’élection présidentielle passée [il

afrique

Mali. IBK dans la pétaudièreA peine élu, le président doit faire face à un regain de tension dans le nord du pays. Pour ce journal satirique, il ferait bien de revêtir un costume de superhéros.

auraient mis le feu aux poudres en “tirant délibérément des rafales de mitraillette sur une unité mobile (du MNLA) qui circulait dans le centre de Kidal”. Alors même que le chef de cette unité est “descendu de son véhi-cule en levant les mains” pour bien montrer que ses hommes n’étaient “nullement dans une position de bel-ligérance”. Pour le MNLA, il s’agit d’une “flagrante agression” qui a “poussé le reste de l’unité à ripos-ter”. Il y a donc fort à parier que les deux parties, qui se toisent à Kidal, bastion de la rébellion toua-reg longtemps (toujours ?) hors du contrôle véritable des autorités de Bamako, n’en restent pas là.

Kalachnikovmania. L’attentat suicide perpétré le 28 septembre à Tombouctou, revendiqué par l’or-ganisation terroriste, sonne comme un retour des vieux démons. Des vieux démons, entre-temps matés par l’opération Serval de François Hollande, qui annoncent la montée de nouveaux périls.

Des feux qu’il faudra se dépê-cher d’éteindre, d’autant que, ajou-tant à l’inquiétude générale née de cette nouvelle vague de tension dans le Nord, les anciens cama-rades de l’auteur du coup d’Etat de mars 2012, le capitaine promu général Amadou Sanogo, ont eux aussi décidé de se faire entendre [en mars 2012, l’armée malienne avait provoqué un coup d’Etat pour réclamer de meilleures condi-tions de travail]. Ils ne se font pas entendre par le dialogue, mais par les armes. Ils revendiquent “galons, primes et avances de salaire”. Il y avait ainsi du mouvement [le 1er octobre] du côté de Kati et de Bamako. Quelques dizaines de sol-dats, mécontents de ne pas avoir obtenu de promotion – contrai-rement au général Sanogo – ont tiré en l’air, blessant au passage un proche du capitaine putschiste devenu général, qu’ils ont ensuite séquestré pendant plusieurs heures. “Ce n’est pas un problème entre l’Etat et nous, c’est un pro-blème entre Sanogo et nous”, a mar-telé l’un des soldats de cette saute d’humeur – ou kalachnikovmania.

Décidément, le Mali n’est pas encore sorti de la pétaudière et IBK a vraiment fort à faire pour réussir son herculéen travail de reconciliation man.—

Publié le 3 octobre

A propos du Journal du jeudi, lire notre rubrique Source de la semaine p.46

ContexteL’armée française revient en forceLes rebelles du MNLA ne sont pas les seuls obstacles à la présidence d’IBK. Les djihadistes profitent des velléités indépendantistes des groupes touaregs pour déstabiliser le nord du Mali. Un attentat suicide, revendiqué par un groupe islamiste à Tessalit, a fait au moins 3 morts la semaine dernière parmi le contingent tchadien de la mission de l’ONU (les chiffres seraient bien plus élevés, selon les sources de N’Djamena Matin, qui annonce 17 morts). En réponse aux attentats, de plus en plus fréquents, l’armée française a lancé une nouvelle opération militaire, appuyée par l’ONU et l’armée malienne. L’opération Hydre, forte de 1 500 hommes, doit “lutter contre le terrorisme et assurer la tenue des élections législatives [le 24 novembre]”, rapporte l’hebdomadaire malien 22 Septembre. Et pourtant, son éditorialiste reste sceptique : “L’Hydre de Lerne, dans la mythologie grecque, est décrite comme un serpent à sept têtes qui repoussent dès qu’on les coupe. […] L’opération Serval [lancée le 11 janvier 2013] a permis l’organisation de la présidentielle, Hydre favorisera sans doute la tenue des législatives. Pour les municipales, en mars prochain, il y en aura certainement une autre.” Avant de se désoler : “On veut une solution finale contre le terrorisme. Pauvre Mali ! D’opération en opération, il n’en sortira jamais !”

↙ Dessin de Kichka paru dans i24news, Tel-Aviv.

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OPINION

AFRIQUE24. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

PARTOUTAILLEURS ERIC VALMIR

LE VENDREDI À 19H20

LA VOIXEST

LIBREen partenariat avec

—Premium Times (extraits) Abuja

J amais depuis l’apartheid notre Humanité n’a subi de telles pressions et n’a

eu à relever de défi s aussi intenses et aussi persistants. L’Histoire se répète. Encore une fois, une mino-rité d’assassins se prétend supé-rieure à tout le monde, s’arroge le pouvoir de dicter aux autres leur mode de vie, décide qui pourra vivre et qui devra mourir, ou qui fera la loi et qui devra s’y soumettre. L’islam, la religion dans laquelle [les terroristes] se drapent, n’est qu’une couverture. Le vrai pro-blème réside, comme toujours, dans le Pouvoir et la Soumission, avec ici comme instrument le Terrorisme.

Regardons avec objectivité la vraie nature de la domination qu’ils cherchent à nous imposer, nous qui vivons prétendument dans des

“lieux de vice et de débauche, d’impu-reté et de décadence”. Nul besoin de chercher très loin. Leurs modèles se trouvent tout près de nous. Dans une Somalie chaudement disputée. Dans un Mali récemment libéré. Par intermittence en Mauritanie. Dans une Algérie enchaînée pen-dant des années de troubles, qui tente encore de restaurer une fragile entreprise de laïcisation. Leur modèle consiste donc à instaurer l’exclusion. Mais aussi l’irrationalité et les res-trictions dans la vie quo-tidienne. Le mépris de la culture et du pluralisme. L’établissement d’un apartheid sexiste. La diabo-lisation de la diff érence. C’est le règne de la peur.

Nous avons remporté une vic-toire en abolissant l’apartheid et en obtenant que la race ne soit plus un critère de citoyenneté.

Réaffi rmons notre refus, sur notre continent, que la religion soit éta-blie comme une seconde nature humaine, indiquée sur nos docu-ments d’identité, et de laquelle déprendrait notre nationalité mais également le droit même d’exis-ter sur terre.

J’ai envie de croire que nous étions tous présents à Nairobi*. Dans un rassemblement d’Hu-manité, nous étions présents aux côtés de toutes les victimes muti-lées et décédées. Nous étions aux côtés de [Kofi Awoonor, poète gha-néen, ami de Soyinka, mort dans l’attentat de Westgate], l’un des plus distingués d’entre nous, l’un des meilleurs écrivains africains qui aient pu nous représenter dans le monde. Nous étions présents au Mali avant même que ce pays ne s’unisse pour repousser la vague d’atavisme religieux et la régres-sion humaine qu’il entraîne. Nous étions aux côtés des étudiants de Kaduna, des victimes de l’Etat de Plateau, de Borno, des écoliers de Yobe, des conducteurs d’oka-das, ces motos-taxis bringueba-lantes, et des petits marchands de Kano, aux côtés de tous ceux qui ont été systématiquement mas-sacrés depuis tant d’années [tous ont été victimes d’attentats perpé-trés par le groupe islamiste Boko Haram au Nigeria]. Les victimes du centre commercial de Nairobi ont été soumises au même test dia-bolique que celui administré aux élèves de Kano [fi n septembre une quarantaine d’étudiants ont été

assassinés dans le nord du Nigeria] : ceux qui ne réussissaient pas à réci-ter le verset demandé du Coran étaient consi-dérés comme des infi -dèles et emmenés pour

se faire égorger méthodiquement.Nous, écrivains, avons été pré-sents dans les épreuves traversées par l’Algérie, consignées pour la postérité par Karima Bennoune dans son livre Your Fatwa Does Not Apply Here [“Votre fatwa ne s’applique pas ici”, non traduit]. Nous étions aux côtés de Tahar

Djaout, auteur du Dernier Eté de la raison [éd. du Seuil, Paris, 1999], lui aussi assassiné par des fana-tiques religieux. Nous sommes de simples survivants qui ne cessent de demander : quand tout cela s’ar-rêtera-t-il ? comment tout cela se terminera-t-il ?

Ceux qui font écho à Karima et à cette miraculeuse survivante qu’est Malala [la jeune Pakistanaise qui défend le droit des fi lles à l’éduca-tion], tous clament ensemble : non, votre fatwa ne s’appliquera jamais ici. Nous continuons à demeu-rer auprès de tous ceux qui sont tombés, auprès des victimes du fl éau de votre sectarisme, de votre solipsisme religieux et de votre spiritualité toxique. Nous conti-nuerons à rester à leurs côtés, à dénoncer et à condamner. Nous nous sommes rangés dans le camp de l’Humanité face à ceux qui s’op-posent à elle.

Nous pleurons Kofi Awoonor, notre collègue, notre frère, mais avant tout nous dénonçons ses assassins, cette virulente sous-espèce humaine qui se lave les mains dans le sang des innocents. Seuls les lâches tournent leurs armes meurtrières contre ceux qui sont désarmés, seuls les per-vers glorifi ent cet acte ou le jus-tifi ent. Les vrais combattants ne mènent pas la guerre contre des innocents. On ne peut que quali-fi er d’obscène la profanation de la vie humaine. Elle est sacrée.

Nous lançons cet appel à ceux qui veulent instaurer la fatwa, avec tout le poids moral qui s’y attache, à ceux qui violent le droit à la vie. La vie est un don de Dieu, y porter atteinte est un sacrilège. Ils ont ajouté à leur collection le scalp de notre collègue, un intellectuel exceptionnel qu’un million d’êtres de leur espèce ne pourront jamais remplacer. Nous saluons le cou-rage et les sacrifi ces des soldats qui se battent pour que ces intrus – Al-Qaida et autres – aux arrogants desseins ne puissent anéantir les libertés et la tolérance. Elles sont notre identité dans la région, et sur le continent tout entier. Nous ne

devons jamais nous dérober pour reconnaître cette cruelle réalité. Aujourd’hui, j’exhorte toutes les forces du progrès à reconquérir l’Afrique ! A la sauver des mains de ces forces obscures qui cherchent à instaurer un nouveau régime de despotisme religieux, de cruauté comme nos peuples n’en ont jamais connu, même sous le joug du colo-nialisme européen.

Ces bouchers continuent à évo-quer l’islam, aussi nous en appe-lons à nos confrères et consœurs [musulmans] : réappropriez-vous l’islam. Reprenez cet islam qui se réclame d’une Culture du Savoir, honore ses fi dèles comme le Peuple du Livre, un islam de partisans historiques des vertus de l’intelli-gence et de ses produits. Ce que la tragédie de Nairobi nous apprend, c’est qu’il n’existe aucun endroit appelé Ailleurs. L’Ailleurs est ici, parmi nous, dans le présent. Je vous invite donc à remplir cette mis-sion : reconquérir l’islam, recon-quérir notre continent et ainsi reconquérir notre Humanité.—

Publié le 7 octobre

* Le Pr Wole Soyinka, nigérian, est prix Nobel de littérature. Il a prononcé ce discours lors d’une conférence réunissant des écrivains nigérians à Lagos.

NIGERIA

“Votre fatwa ne s’appliquera jamais ici…”Le Prix Nobel de littérature nigérian Wole Soyinka s’en prend à l’obscurantisme du terrorisme islamiste, qui s’étend en Afrique.

SOURCE

PREMIUM TIMESpremiumtimesng.comAbuja, NigeriaQuotidien, diff usion non communiquéeQuotidien d’informations générales, il accorde une large place à la réfl exion. Fondé en 2011, le titre a pour ambition première de participer à “une révolution par l’éducation et [à] une renaissance culturelle”. Il est multiconfessionnel dans un pays divisé par des questions ethniques et religieuses.

↙ Dessin de Zapiro paru dans le Sunday Times, Johannesburg.

26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Pourtant, cette jeunesse militante a davantage façonné ses convictions qu’on ne le pense, et elle était bien plus marquée par l’engagement politique que par un travail humanitaire.

De Blasio, qui a étudié la politique latino-américaine à l’université Columbia et parle couramment l’espagnol, admirait le parti sandiniste au pouvoir au Nicaragua et s’est jeté à corps perdu dans le combat contre l’un des aspects les plus controversés de la politique américaine de l’époque. Le gouvernement Reagan dénonçait la tyrannie de sandinistes qu’il qualifiait de communistes, tandis qu’à gauche leurs défenseurs faisaient valoir qu’après des années de dictature ils avaient entrepris de bâtir une société libre, tout en ouvrant l’accès à l’éducation, à la terre et aux soins médicaux.

Aujourd’hui, de Blasio se montre plus volontiers critique sur la répression des dissidents par les sandinistes, mais assure avoir beaucoup appris de son séjour au

—The New York Times (extraits) New York

Le jeune homme débraillé arrivé au Nicaragua en 1988 sortait du lot. Grand et par-

fois gauche, il tenait un discours décousu, truffé de références à Franklin Roosevelt, Karl Marx et Bob Marley. A l’âge de 26 ans, Bill de Blasio s’etait rendu dans ce petit pays d’Amérique centrale où une guerre opposait forces de gauche et de droite pour y parti-ciper à la distribution de nourri-ture et de médicaments. Mais il en revint avec quelque chose de com-plètement différent : une prise de conscience de ce que pouvait faire un gouvernement résolument posi-tionné à gauche.

De Blasio, le médiateur de New York, ville dont il ambitionne de devenir le prochain maire, n’évoque que rarement l’époque où il était un jeune idéaliste s’opposant à la guerre, aux systèmes antimissiles et à l’apartheid à la fin des années 1980. Son site de campagne ne fait aucune allusion à son passé.

Dans un article qui a fait grand bruit, The New York Times retrace le passé militant de Bill de Blasio, grand favori de l’élection municipale du 5 novembre.

Etats-Unis. Un sandiniste à la mairie de New York ?

amériques

Nicaragua. “J’étais motivé par le désir de créer un monde plus juste, qui ne laisserait personne sur le bord de la route, explique-t-il. J’étais un militant animé par la volonté d’améliorer la vie des gens.”

De Blasio soutenait avec ferveur les révolutionnaires nicaraguayens. A N ew York, il collectait des fonds pour les sandinistes et était abonné à leur organe de presse, Barricada. En 1990, interrogé lors d’un meeting sur le genre de société qu’il prônait, il a déclaré être favorable au “socialisme démocratique”.

Aujou rd’ hu i , de Bla sio, membre du Parti démocrate, se décrit comme progressiste. Il s’est présenté aux municipales comme un homme de gauche volontariste, qui s’emploierait à réduire les inégalités dans la ville en augmentant l’aide aux familles pauvres et en demandant aux riches de payer plus d’impôts. Pour avoir été témoin des efforts des sandinistes en ce sens, il est convaincu qu’il est du devoir des pouvoirs publics de défendre les pauvres et d’améliorer leurs

conditions de vie. Le progressisme de Bill de Blasio trouve ses racines dans un dispensaire délabré de Masaya, une petite ville située au pied de volcans nicaraguayens. Le jeune homme barbu et dégingandé avait débarqué à Masaya dans le cadre d’une visite de dix jours au Nicaragua en 1988, point d’orgue d’une année passée à travailler dans une organisation pour la justice sociale, le Quixote Center, dans l’Etat du Maryland.

A l’époque, coups de feu et chansons engagées résonnaient dans l’air nicaraguayen alors que les sandinistes étaient en guerre contre les Contras, un mouvement contre-révolutionnaire soutenu par les Etats-Unis. Les dirigeants américains craignaient que les sandinistes, armés par l’Union soviétique et ravitaillés par Cuba, ne fassent des émules et ne répandent le socialisme en Amérique latine. Mais la décision de Washington d’intervenir était impopulaire, surtout après la révélation du financement secret des Contras par le gouvernement Reagan, malgré le vote par le Congrès de l’arrêt de toute aide aux combattants.

Aux quatre coins des Etats-Unis, les militants, établissant un parallèle avec le Vietnam, se mobilisèrent contre l’ingérence de leur pays dans les affaires nicara-guayennes. Des dizaines de mil-liers d’Américains – médecins, bénévoles religieux, pacifistes – affluèrent au Nicaragua dans l’es-poir de venir compenser les effets de l’embargo économique imposé par Washington. Ce qui attirait nombre d’entre eux, c’était l’idéal de créer une nouvelle société plus égalitaire. Mais pour leurs détrac-teurs ils n’étaient qu’une bande de naïfs plus désireux de saper l’ac-tion du gouvernement Reagan que d’aider les pauvres.

Au dispensaire de Masaya, de Blasio a eu une révélation. Elle lui est venue sous la forme d’une carte épinglée au mur, montrant le lieu de résidence exact de chaque famille habitant en ville. Les médecins l’utilisaient comme support pour une campagne de porte à porte visant à sensibiliser la population à la vaccination et aux mesures d’hygiène. De Blasio voyait dans cette idée simple le

symbole de ce qu’un gouvernement fort, profondément conscient des besoins de la population, pourrait réaliser. “J’en ai retiré un enseignement sur ce que doit être un gouvernement pragmatique, volontariste et en phase avec le peuple”, explique-t-il.

Double vie. De retour aux Etats-Unis, de Blasio a continué de soutenir les sandinistes. Il s’intéressait toujours à l’Amérique latine – il a même passé sa lune de miel à Cuba, violant l’interdiction faite aux citoyens américains de s’y rendre. Aujourd’hui encore, il parle avec admiration de l’action des sandinistes, mettant en avant les progrès réalisés dans les domaines de l’éducation et de la santé. “Ils avaient l’idéalisme et l’énergie de la jeunesse, conjugués à des capacités humaines et à un sens pratique, qui avaient vraiment de quoi susciter l’enthousiasme”, commente-t-il. Mais il assure également ne pas être aveugle à leurs imperfections. Les chefs révolutionnaires n’étaient “en aucune manière des défenseurs de la liberté”, reconnaît-il, citant leurs tentatives pour museler l’opposition.

Au début des années 1990, de Blasio commença à mener une double vie – conseiller municipal le jour, militant la nuit. Il faisait désormais partie de l’establishment qu’il avait tant critiqué en tant que collaborateur du maire démocrate de l’époque, David Dinkins. Son activité nocturne consistait à recueillir des fonds pour le réseau de solidarité avec le Nicaragua et à favoriser l’établissement d’un partenariat entre syndicats new-yorkais et nicaraguayens.

Il éprouvait un désarroi grandissant devant la “frilosité” du Parti démocrate, en plein recentrage au début des années Clinton [président de 1992 à 2000]. Il estimait, lui, que les pouvoirs publics devaient faire davantage pour aider les travailleurs à faibles revenus. Mais, avec le temps, il a commencé à se concentrer davantage sur son travail municipal et n’est plus venu aux réunions sur le Nicaragua. Son désengagement a laissé ses anciens compagnons de route perplexes. Lors d’un meeting début 1992, son absence n’est pas passée inaperçue. Un participant a griffonné ce mot à côté de son nom : “Sûrement en train de briguer un mandat électif.”

—Javier C. HernandezPublié le 22 septembre

Un militant animé par la volonté d’améliorer la vie des gens

← Dessin d’André Carrilho, paru dans le New York Magazine, Etats-Unis.

AMÉRIQUES28. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

des fonctionnaires de l’immigration, des juges et des agences d’adoption interna-tionales ne se sont pas construits en un seul jour. Ils ont commencé à opérer pen-dant la guerre civile [1960-1996].

En 1977, le gouvernement a laissé de facto la responsabilité des procédures d’adoption au seul soin des notaires et des avocats grâce au décret-loi 5-77 – avec, pour toute excuse, la congestion des tribunaux qui s’en occupaient jusque-là. C’est cette année-là que le Guatemala a commencé à exporter ses enfants. Et les premiers à en souffrir ont été les enfants capturés par l’armée dans les zones de conflit où sévissait la politique de la terre brûlée.

Selon Jorge Santos, coordinateur du Centre international de recherches sur les droits de l’homme (CIIDH), l’armée a très vite compris que les enfants pou-vaient être une importante source de reve-nus pour ses officiers. “Dans les premières

GUATEMALA

Enfants raflés, enfants adoptésNombre d’enfants “donnés” en adoption pendant la guerre civile provenaient des zones de conflit. Séparés de leurs familles par les militaires, ils ont alimenté un commerce très lucratif qui a perduré jusqu’en 2008.

ENQUÊTE

—Plaza Pública (extraits) Ciudad de Guatemala

Jusqu’en 2008, le Guatemala était un paradis pour les adoptions. Peu de pays bénéficiaient de pro-

cédures aussi simples et aussi rapides sur la question. Selon un rapport de la Commission internationale contre l’im-punité au Guatemala (CICIG), “entre 2000 et 2007, plus de 20 000 enfants sont sortis du Guatemala pour aller dans des pays étran-gers à la suite de démarches réalisées sans le moindre contrôle”. Les revenus sub stantiels générés par les adoptions (entre 20 000 et 50 000 dollars par enfant) ont entraîné l’apparition de puissantes mafias dont les tentacules s’étendaient à toutes les insti-tutions de l’Etat. Mais ces réseaux d’adop-tion qui impliquaient des avocats, des directeurs d’orphelinat, des travailleurs sociaux, des médecins, des infirmières,

étapes de la politique de contre-insurrection, les enfants étaient assassinés, mais par la suite on les a volontairement gardés en vie dans l’intention de les vendre”, affirme-t-il.

Marco Antonio Garavito, directeur de la Ligue guatémaltèque pour la santé men-tale (LGHM), organisation qui, comme le CIIDH, s’est battue pour étudier la dis-parition forcée d’enfants et promouvoir les retrouvailles de familles séparées à cause de la guerre, a une autre interpré-tation. Selon lui, la capture d’enfants pour l’adoption n’obéissait pas à une décision institutionnelle : “Le commerce [de l’adop-tion] s’est développé principalement dans la capitale. Des militaires et leurs familles y étaient impliqués, comme la famille de Mejía Víctores (qui a gouverné le Guatemala de 1983 à 1985) ou Manuel Antonio Callejas y Callejas, le chef des ser-vices de l’immigration”, dit-il.

Mais, qu’elles aient été le fruit d’une décision institutionnelle de l’armée ou d’un négoce inespéré découvert par des soldats opportunistes, beaucoup d’adop-tions ont eu des militaires comme acteurs principaux. Selon, la LGHM, le cas des enfants de la Finca Sacol, dans le dépar-tement de l’Alta Verapaz, où l’armée avait rassemblé [en 1983] des centaines de vil-lageois, est emblématique : vingt-quatre enfants avaient été mis à l’écart et isolés des autres avant d’être transférés vers des destinations inconnues.

Loi du silence. “Après cinq ans d’inves-tigations, nous avons réussi à retrouver quinze de ces enfants, raconte Garavito. Quatorze ont été adoptés en Italie. Nous en avons retrouvé un dans la capitale. Neuf sont toujours portés disparus. Ils ont sûrement été adoptés, mais nous ne les avons pas localisés.” Les enfants de la Finca Sacol avaient été, dans un premier temps, confiés à un foyer catholique, d’où ils avaient été envoyés en Italie. Ces 24 enfants n’étaient pas orphe-lins. On connaît parfaitement le nom de leurs parents, qui n’ont jamais cessé de les chercher.

Environ 5 000 enfants ont disparu pen-dant la guerre. La tâche des organisations qui les recherchent est compliquée par le fait que l’armée n’a pas suivi chaque fois le même modus operandi. Si les enfants de la Finca Sacol ont été remis à un foyer catholique, d’autres ont été transférés vers des maisons d’accueil privées évangéliques ou laïques ou bien vers des orphelinats publics comme le Rafael Ayau et l’Elisa Martínez ; d’autres encore ont été aban-donnés à l’hôpital militaire pendant des mois ou des années.

En 2002, dix organisations de défense des droits de l’homme ont formé l’éphémère Commission nationale pour la recherche des enfants disparus et visité plusieurs orphelinats et maisons d’accueil suscep-tibles d’avoir hébergé des enfants de la guerre. Les résultats ont été très décou-rageants : sur les vingt-trois institutions

consultées, seules cinq ont accepté de four-nir les renseignements demandés. Leur col-laboration a permis de dresser une liste de plus de cent enfants qui avaient été sépa-rés de leur famille pendant le conflit et placés dans ces établissements. Les autres orphelinats, dont ceux du Secrétariat au bien-être social (SBS), ont répondu qu’ils n’avaient pas tenu de registres ou qu’ils les avaient perdus, ou encore qu’ils les avaient brûlés.

La Commission n’a enquêté que sur les orphelinats ayant pignon sur rue. Mais il existait de nombreuses maisons d’ac-

cueil semi-clandestines, “dont bon nombre étaient improvisées et diri-

gées par les épouses de militaires de l’époque”, précise Evelyn Blanco, de la CIIDH.

La loi du silence qui perdure sur le sujet montre l’ambiguïté du rôle joué par les orphelinats pendant la guerre. L’adoption internationale pouvait être vue comme un moyen d’offrir un foyer à ces enfants. Mais – et c’est là tout le problème – ils n’ont pas cherché à savoir si ces garçons et ces fillettes avaient une famille ou non. Pour accélérer les procédures, ils n’ont pas hésité pas à falsifier des docu-ments et à effacer toute trace de la pro-venance des enfants. On peut donc dire que les orphelinats ont été complices, avec l’armée, de l’un des actes qui, selon le procureur Orlando López (chargé de l’accusation dans le procès contre Efraín Ríos Montt), constituent le crime de géno-cide : le déplacement forcé d’enfants. Et n’oublions pas qu’aux éventuelles fins humanitaires se sont ajoutées des inten-tions de profit manifestes.

En 2007, le bureau du procureur des droits de l’homme a numérisé les archives du Secrétariat du bien-être social (SBS) concernant le programme national d’adop-tions mis en œuvre pendant et après la guerre. Les documents ont été remis en  2008 à la direction des Archives de la paix, une institution créée par le gouver-nement d’Alvaro Colom [2008-2012] pour éplucher les archives militaires et prou-ver les violations des droits de l’homme. En analysant les rapports, lettres, actes notariés et décisions des tribunaux, les enquêteurs des Archives de la paix, stu-péfaits, ont commencé à comprendre le fonctionnement d’une machine parfaite-ment huilée qui a permis la disparition de centaines d’enfants par le biais de l’adop-tion internationale. Une machine dont les engrenages étaient constitués par les travailleuses sociales et les directrices des foyers qui veillaient sur le filon des enfants adoptables, ainsi que par les avo-cats et les notaires qui signaient les actes d’adoption, les juges qui fermaient les

C’est en 1977 que le Guatemala a commencé à exporter ses enfants

↙ Dessin de Cost, Belgique.

AMÉRIQUES.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 29

yeux et déclaraient l’abandon des enfants, les fonctionnaires de l’état civil qui fal-sifi aient les actes de naissance, ceux de l’immigration qui délivraient les passe-ports, les agences d’adoption internatio-nales qui faisaient le lien entre l’off re et la demande – et, bien entendu, les forces de sécurité de l’Etat, les plus grands four-nisseurs d’enfants abandonnés.

Selon Marco Tulio Alvarez, ex-direc-teur des Archives de la paix, la première étape du processus était de “créer une banque de garçons et de fi lles pouvant être donnés en adoption”.

La police nationale envoyait également des enfants au SBS par l’intermédiaire de divers corps, comme les Forces spéciales (COE) ou le Corps des enquêteurs (CD). Ces deux entités policières, qui étaient les piliers de la stratégie antisubversion dans les zones urbaines, sont celles qui ont remis le plus d’enfants au SBS. Selon le rapport de la direction des Archives de la paix, tout paraît indiquer que les enfants victimes de la persécution contre les diri-geants syndicaux, les universitaires et les opposants politiques, ainsi que ceux qui furent victimes du démantèlement des bases urbaines de la guérilla, ont été transférés dans les foyers Elisa Martínez et Rafael Ayau.

L’étape suivante était de raconter de nouvelles histoires aux gamins et de les munir de nouveaux documents, comme des actes de naissance dans lesquels des parents fi ctifs leur étaient assignés ou qui mentionnaient simplement qu’ils étaient de “père et mère inconnus”.

Il fallait ensuite demander à un juge compétent de déclarer que l’enfant était abandonné. Rien de plus facile : une lettre de la directrice du foyer Elisa Martínez, un rapport d’une travailleuse sociale conte-nant une ribambelle d’informations fausses ou incomplètes, et le tour était joué. Les juges n’en demandaient pas plus pour se prononcer.

Une fois que leur identité et leurs ori-gines avaient été soigneusement eff acées, il ne restait plus qu’à trouver de nouveaux parents aux enfants – ou plutôt à trouver l’enfant qui plairait aux parents adoptifs, qui venaient parfois en personne au SBS ou communiquaient par courrier. Ceux-ci pouvaient avoir des exigences : sexe, âge, voire couleur de la peau. Les foyers du SBS faisaient l’impossible pour les satisfaire. Dans une lettre destinée à un couple néer-landais, une travailleuse sociale de l’Elisa Martínez joint des photos de deux enfants en précisant : “… pour le moment, nous n’avons que ces deux fi llettes. Je vous envoie les photos au cas où l’une d’elles vous plai-rait et où vous décideriez de l’adopter […]”. La dernière étape était l’offi cialisation de

l’adoption devant notaire. Les notaires cer-tifi aient avoir devant eux tous les docu-ments pertinents et décidaient de donner l’enfant en adoption à tel couple étranger.

Mais il y a plus. L’une des découvertes de la direction des Archives de la paix a été le grand nombre d’adoptions traitées par certains avocats. C’étaient d’authen-tiques experts. Quelques-uns s’étaient même spécialisés dans certains pays : ceux qui envoyaient des enfants en France et en Belgique n’étaient pas les mêmes que ceux qui travaillaient avec l’Italie et la Suisse ou ceux qui étaient en contact avec les Etats-Unis ou le Canada.

Les réseaux d’adoption ont bénéfi cié du soutien total des services de l’immi-gration. Bien qu’aucune enquête n’ait été menée sur ce sujet, ils ont aussi probable-ment bénéfi cié de la complicité d’ambas-sades européennes et nord-américaines. Il est peu crédible que ces représenta-tions diplomatiques aient ignoré que le fl ux d’enfants à destination de leurs pays respectifs était constitué de victimes de la guerre et que de nombreux cas étaient entachés d’irrégularités.

Journées de l’adoption. Blanca Miranda Arana, une élégante dame de 78 ans, a été sous-directrice de l’orphelinat Rafael Ayau dans les plus dures années de la guerre, 1982 et 1983. Le foyer Rafael Ayau était conçu pour 400 enfants au maximum. Début 1982, il en accueillait 60 et l’année suivante 800, âgés de 1 à 16 ans. Sur dix de ces pensionnaires, six ou sept étaient des victimes de la guerre, se souvient Miranda Arana. “Beaucoup étaient trou-vés errant sur les routes.” Elle ne savait pas que, dans beaucoup de cas, les enfants étaient enlevés dans les villages, trans-férés dans des détachements militaires ou relevés parmi les cadavres après un massacre. Leur état de santé était déplo-rable. Il était inutile de leur demander de raconter leur histoire : la plupart d’entre eux ne parlaient pas espagnol.

L’ancienne sous-directrice affi rme que certains enfants ont été adoptés par des chefs militaires. “Mais il y en a eu très peu”, déplore-t-elle. Elle se souvient éga-lement des journées de l’adoption orga-nisées au foyer. “On annonçait une date. Le SBS envoyait cinq couples. On asseyait les enfants dans un salon, et les couples pas-saient devant eux. Certains enfants pre-naient une mine angélique, d’autres riaient et d’autres encore leur tiraient la langue ou leur tournaient le dos parce qu’ils étaient en colère qu’on veuille les sortir de l’orphelinat. Les gens qui venaient étaient sympathiques. Ils apportaient des chocolats et des bonbons. Mais ils ne voulaient que des petits. Ceux qui avaient plus de 4 ou 5 ans ne les intéressaient déjà plus. Ils ne voulaient pas qu’ils aient la peau foncée. Ils les voulaient clairs comme eux, avec de beaux traits.”

—Sebastián EscalónPublié le 28 août

SOURCE

PLAZA PÚBLICACiudad de Guatemalawww.plazapublica.com.gtCréé en 2011, ce journal en ligne indépendant privilégiant les informations sur la démocratie et les droits de l’homme est fi nancé à 60 % par l’université Rafael Landivar (et le reste par des ONG). Il fait partie du réseau Aliados, qui regroupe les principaux médias indépendants en ligne d’Amérique latine.

Contexte

Les fantômes de la guerre civile●●● Les plaies de la guerre civile au Guatemala (1960-1996,200 000 morts) sont loin d’être refermées. La plupart des auteurs et des responsables des massacres bénéfi cient toujours de l’impunité. L’ex-général et dictateur Efraín Ríos Montt, au pouvoir au pire moment de la guerre (1982-1983) et instigateur de la politique de la terre brûlée, a été condamné à quatre-vingts ans de prison pour génocide, avant de voir sa sentence annulée. Son procès doit rouvrir en 2014, mais la Cour constitutionnelle vient de “réveiller la discorde”, souligne le quotidien Prensa Libre, en approuvant le 22 octobre une résolution qui ouvre la voie à son amnistie.

Leur identité et leurs origines avaient été soigneusement eff acées

europe

30. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

d’immigration récemment approu-vée par la Douma. “Ce mécanisme fonctionne. Et cela se sent non seu-lement en Russie, mais aussi dans les pays d’où arrivent les migrants plus nombreux”, a-t-il ajouté, avant de fournir des statistiques qui modèrent cet optimisme : “Plus de 285 000 personnes sont actuel-lement refoulées aux frontières de la Fédération de Russie. Nous rem-plissons jusqu’à 3 000 interdictions d’entrée par jour.” Hélas, le nombre de personnes entrées en Russie illégalement reste inconnu, selon le Service fédéral des migrations. Et ce chiff re de 285 000 migrants “refoulés” n’est pas très impres-sionnant eu égard aux quelque 10 millions de “clandestins” qui vivent en Russie, selon diverses estimations.

Droits civiques d’abord. On comprend que la “question natio-nale” [cohabitation des diffé-rentes “nationalités” au sein de la Fédération] (le problème de l’im-migration clandestine n’en consti-tuant qu’un volet) ne pourra par défi nition être résolue sans qu’une guerre totale soit déclarée à la corruption au sein des services administratifs, et sans politique caucasienne mûrement réfl échie.

Mais les ressortissants des républiques du Caucase du Nord qui tirent des coups de feu pen-dant les cérémonies de mariage en plein centre de Moscou, qui dansent la lezguinka (danse tradi-tionnelle) sur la place du Manège ou qui importunent les fi lles ne sont pas des immigrés. Encore une fois, la Russie ne pourra pas fermer ses frontières au reste du monde. Il faut donc assurer la pri-mauté des droits civiques sur les droits nationaux en punissant de façon impartiale tous les crimi-nels. Et néanmoins essayer d’in-tégrer tous les immigrés que la Russie ne peut expulser, quel que soit leur pays d’origine.

E n f i n , i l f a u t p r e n d r e conscience du fait que l’attraction de la Russie pour les migrants est un indicateur objectif du niveau de développement du pays. En ce sens, la Russie demeure pour l’instant une destination plus attractive que le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, et même que l’Ukraine et la Biélorussie, mais beaucoup moins que les Etats-Unis et l’UE. Si les migrants ne voulaient plus venir en Russie, ce serait le signe de l’irrévocable décadence de notre pays. —

Publié le 21 octobre

en aura prochainement 2 000 de plus. N’oublions pas qu’il y a des immigrés encore plus éloignés de la sphère russe, pour reprendre l’ex-pression de Sobianine, à savoir les Vietnamiens et les Chinois.

Le chef du Service fédéral des migrations, Konstantin Romodanovski, a dévoilé un pan des intentions des autorités russes en matière d’immigration. Dans son interview à Kommersant, il a honnêtement reconnu l’échec de la politique des régularisations. Alors que, selon le service fédéral, le nombre d’immigrés a augmenté de 37 % en quatre ans, le système, instauré en 2010, de certifi cat déli-vré aux étrangers qui souhaitent travailler chez des particuliers en Russie ne fonctionne quasiment pas. Ceux qui ont voulu être régula-risés sont deux ou trois fois moins nombreux que ceux qui n’ont pas même tenté de le faire.

Romodanovski a repris par ailleurs à son compte la notion illusoire, fort répandue parmi les autorités russes, de gestion quali-tative des fl ux migratoires. “Ceux qui entrent en Russie ne sont pas ceux dont nous avons besoin, loin s’en faut. Il s’agit de jeunes gens ina-daptés et peu éduqués venus d’Asie centrale. Ils exaspèrent la popula-tion de Russie, et cette exaspéra-tion s’étend à ceux dont la Russie a en eff et besoin, à savoir les citoyens éduqués et qualifi és des Etats limi-trophes.” Selon Romodanovski, “il faut élever la qualité de l’immi-gration. […] La Russie a longtemps misé sur l’immigration économique temporaire. […] Elle doit désormais opter pour une immigration qua-lifi ée, sélectionnée, répondant à la demande.”

Mais le problème est que les citoyens éduqués et quali-fi és d’Ukraine et de Biélorussie émigrent non en Russie, mais dans les pays de l’Union euro-péenne, en Israël et aux Etats-Unis. Etant donné la réalité de l’écono-mie russe, les migrants qualifi és n’ont rien à faire dans notre pays, car il n’y a pas de travail pour eux. En outre, nos propres citoyens qua-lifi és trouvent de moins en moins à s’employer en Russie. Le balayeur tadjik clandestin n’enfreint mani-festement pas plus le code du tra-vail que le professeur biélorusse qui a des papiers.

Quant à la nécessité d’un “knout civilisé” en matière de politique d’immigration, Romodanovski a loué l’interdiction d’entrée en Russie faite aux contreve-nants à la législation en matière

—Gazeta.ru Moscou

Après les événements de Birioulevo, des déclara-tions concernant la future

politique migratoire ont fusé de la part des autorités locales et fédérales. Dans ses nombreuses interviews, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, répète comme une incantation qu’il est opposé à l’intégration des immigrés venus d’Asie centrale, c’est-à-dire de ceux qui suscitent le plus de colère chez une partie des Moscovites, et qui sont le plus victimes d’extorsions de fonds par la police et le service des migrations. “S’il faut intégrer des gens, alors de préférence les res-sortissants des pays les plus proches culturellement, linguistiquement et historiquement”, estime-t-il. La

mairie procède déjà ainsi en recru-tant de la main-d’œuvre d’Ukraine, de Biélorussie et de Moldavie.

“Inadaptables”. Etant donné que la législation sur l’immigra-tion n’établit aucune diff érence fondamentale entre les ressor-tissants d’Ouzbékistan et du Tadjikistan d’une part, et ceux d’Ukraine et de Biélorussie d’autre part – le contraire serait d’ail-leurs peu envisageable –, une telle politique ne ferait qu’accélérer la transformation des immigrés centrasiatiques en clandestins parqués dans les ghettos mos-covites. En outre, toujours selon cette vision, les ressortissants des républiques du Caucase du Nord [sujets de la Fédération de Russie] rejoindraient alors

automatiquement cette catégo-rie particulière d’“inadaptables”, puisqu’ils sont eux aussi, selon la logique de Sobianine, éloignés de la sphère culturelle et de l’histoire de la Russie “russe”, et de Moscou en tant que ville “russe”. Par ail-leurs, il n’existe aucun moyen de contraindre tous les immigrés centrasiatiques à quitter Moscou – en eff et, expulser environ 1 mil-lion de personnes (c’est-à-dire le nombre total d’Ouzbeks, de Tadjiks et de Kirghiz de la capitale, selon des données offi cieuses) est physiquement impossible.

Pour comprendre l’envergure du problème, il suffit de signa-ler que l’unique centre de réten-tion de clandestins à Moscou ne compte que 400 places. Avec l’ou-verture d’un nouveau centre, il y

Russie. Immigration : priorité aux SlavesAprès les nouvelles émeutes de la mi-octobre, à Moscou, les autorités n’hésitent plus à tenir un discours ouvertement discriminatoire.

↙ Dessin de Bartkus, Etats-Unis.

EUROPE.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 31

Vu d’ailleurs

Vendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10,et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.

L’actualité françaisevue de l’étranger chaque semaine avec

présenté par Christophe Moulinavec Eric Chol

Ibo

Ogr

etm

en /

LCI

nous étions désorganisés (et, dans une cer-taine mesure, nous le sommes encore). Le point de rendez-vous est toujours place de l’Université. Les gens se rassemblent, ils restent jusqu’aux environs de 23 heures, ils scandent leurs slogans, ils essaient d’occuper un boulevard. Si quelqu’un nous observe par le biais des satellites de Google Maps, il aura l’impression de voir la démo d’un jeu vidéo, avec des poli-ciers poursuivant des manifestants. Les policiers ont été nos partenaires de dia-logue, nous les avons applaudis après les protestations, alors que nous nettoyions les boulevards.

Le mouvement Rosia Montana est pro-bablement le plus sympathique qu’on ait vu jusqu’à présent en Roumanie, et j’es-père qu’il continuera ainsi. Parfois, on voit une fille lisant sur un banc, une mère allaitant son bébé. Le soir, ce sont de jeunes parents avec leurs enfants, des retraités… Sur des pancartes, on peut lire : “Depuis vingt-quatre ans, nous sommes gouvernés par des patrihoti” [jeu de mots entre patrioti, patriotes, et hoti, voleurs].Et aller à la manifestation sans recharger son téléphone, c’est être comme un soixante-huitard sans son pavé. Sur Facebook et par SMS, on apprend dans quelle direction vont les manifestants. La chronique du mouve-ment de protestation, relatant comment il a été vécu par chacun de nous, se trouve là, sur Facebook, sur “Uniti Salvam” et “Rosia Montana”. Et c’est là que sont annoncées également les prochaines manifestations. Entre-temps, nous parachevons notre édu-cation politique et civique, et nous attei-gnons une masse critique. Nous savons que Rosia Montana signifi e avant tout l’incapa-cité de l’Etat à représenter et à défendre les intérêts des citoyens, et nous sommes prêts à sanctionner cette incapacité. Depuis le 1er septembre, il y a toujours entre quelques centaines et plusieurs milliers de personnes dans la rue. Et il faudrait qu’on soit plus nombreux, côte à côte, parents, enfants, voisins, patrons, employés. C’est la pre-mière fois que notre génération fait preuve de solidarité.

—Luiza VasiliuPublié le 19 septembre

—Dilema Veche Bucarest

Citoyens inutiles”, souff rant d’un “sen-timentalisme anticapitaliste”, “éco-terroristes”, “hipsters manquant de

discernement”, extrémistes de gauche, de droite… Autant d’étiquettes au moyen des-quelles les analystes, les journalistes et les politiques ont tenté d’expédier la ques-tion des jeunes qui protestent [depuis le 1er septembre] contre le projet de loi Rosia Montana [voir contexte ci-contre].

C’est probablement ce qui se passe lorsque des enfants font une fugue et que l’on ne comprend pas pourquoi. A la fi n du mois d’août, quelqu’un a créé l’événement sur Facebook, appelant les gens à protester contre le projet de loi proposé par quatre ministères ; puis quelqu’un d’autre a fait partager ce contenu. Ceux qui ne savaient que vaguement ce qui se préparait à Rosia Montana ont décidé que certaines choses

ROUM ANIE

Tous ensemble contre les mines d’orPrintemps roumain ? Ras-le-bol ? Depuis deux mois, des milliers de manifestants protestent contre l’exploitation du gisement de Rosia Montana.

Contexte

Seize ans de tensions●●● Le climat passionnel qui entoure les mines d’or de Rosia Montana, dans les Carpates, n’est pas récent. L’idée d’exploiter les 300 tonnes d’or et 1 600 tonnes d’argent à l’aide de cyanure remonte à 1997, année qui marque le début des projets avancés par Rosia Montana Gold Corporation (RMGC), un joint-venture entre la société canadienne Gabriel Resources et l’entreprise publique Mininvest (dont l’Etat roumain est le plus gros actionnaire, avec 20 % des parts). 1997 marque aussi le début de la scission de la société roumaine, partagée entre le désir de créer des emplois locaux (entre 900 et 3 000) et de faire rentrer des recettes dans les caisses de l’Etat, et la crainte d’une catastrophe similaire à celle de Baia Mare – le 30 janvier 2000, une compagnie australienne qui exploitait l’or fut à l’origine du déversement accidentel de 3 tonnes de cyanure dans l’écosystème. Bien que la population manifeste depuis deux mois dans les grandes villes du pays, la presse écrite – à l’exception de l’hebdomadaire Dilema veche – ne couvre l’événement que de manière factuelle. En revanche, les sites d’information et les réseaux sociaux sont mobilisés. Le Parlement roumain a chargé une commission d’émettre un avis sur le projet de loi dédié à cette exploitation, qui prévoit de nombreuses facilités pour l’investisseur. S’il est négatif, l’investisseur canadien pourrait exiger des dédommagements ruineux pour Bucarest.

↙ Dessin de Beard, paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone.

méritaient que l’on descende dans la rue : la possibilité, par exemple, de promulguer une loi conçue au bénéfi ce d’une entreprise privée, le maintien quatorze années durant du secret sur le contrat avec l’entreprise en question, la schizophrénie et l’irresponsa-bilité du président, du Premier ministre, des ministres, la campagne de relations publiques très agressive de l’entreprise concernée, le silence complice des grands médias, le risque d’un désastre écologique, le manque de confi ance dans la capacité de l’Etat à empêcher ce désastre et à propo-ser des solutions à la population locale…Voilà globalement les raisons pour lesquelles les gens descendent dans la rue depuis le 1er septembre. Les manifestants ont rapide-ment compris que Rosia Montana était le meilleur (et le plus dangereux) exemple de la mauvaise gouvernance de la Roumanie depuis des années, indépendamment des détenteurs du pouvoir.

Bon sens. Au-delà de toute idéologie, ce mouvement de contestation fait appel au bon sens. Le bon côté des hipsters (jeunes citadins possesseurs de smartphones), c’est qu’ils sont toujours au courant de ce qui se passe autour d’eux et qu’ils dyna-misent le monde dans lequel ils vivent ; le mauvais côté, c’est qu’ils peuvent être snobs et superfi ciels. Toutefois, comme le dit l’un des meilleurs slogans des mani-festations : “Mieux vaut être hipster qu’in-diff érent”. Par ailleurs, il n’y a pas eu que des hipsters : chaque fois, ce sont plus de 20 000 personnes qui ont défi lé dans les rues de Bucarest et du reste du pays.Ma génération a été bercée par les his-toires de nos parents sur la révolution de 1989. Il était donc naturel que, tôt ou tard, nous manifestions ensemble pour une cause en laquelle nous croyons. Nos seuls rassemblements de cette envergure étaient jusque-là des concerts. Ainsi, notre première occupation des espaces de pro-testation a été sonore. Nous avons rempli des bouteilles en plastique avec des pièces, des bonbons, des grains de maïs, et nous avons commencé à battre le rythme sur l’asphalte : 1-2, 1-2-3, un rythme que bon nombre d’entre nous ont commencé à répé-ter au bureau, en tapant avec leur stylo sur la table. Une nuit, nous avons crié : “Tous ensemble, nous sauverons Rosia Montana” sur l’air de Seven Nation Army, des White Stripes. Sur le boulevard Elisabeta, au milieu des manifestants, Muse Quartet, rebaptisé quatuor Rosia Montana, a donné un récital d’une demi-heure, jouant des morceaux de Metallica, Chostakovitch, Piazzolla et des Beatles. Pendant la chanson Imagine, une jeune fi lle a chanté “But I’m not the only one”, et tout le monde a repris le refrain à l’unisson. Plusieurs centaines de personnes, assises à minuit sur un boule-vard du centre d’une capitale européenne, chantaient en chœur : “I hope someday you’ll join us/And the world will live as one”.Les premiers jours de la manifestation,

EUROPE32. Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

pas à soulever la bouilloire à demi pleine pour préparer le thé.

Judite perçoit 430 euros en tout, réversion et retraite comprises. Elle bénéficie aussi de l’aide de l’organisation Médecins du monde, qui, tous les jours, gratuitement, lui envoie chez elle quelqu’un qui l’aide à sa toilette. C’est aussi Médecins du monde qui lui fournit chaque mois une partie de ses médicaments.

Devant sa table de cuisine jonchée de boîtes de médicaments, la vieille dame reconnaît avoir déjà pensé à les avaler tous d’un seul coup. “Mais si c’est pour ne pas mourir et me retrouver dans un état pire encore…”, dit-elle en souriant.

Sur près de 715 000 bénéficiaires d’une pension de réversion, près de 82 % sont des femmes, ce qui s’explique dans une large mesure par l’espérance de vie inférieure des hommes. Tous les conjoints survivants, hommes et femmes, ont droit à la réversion. En 2012, ces pensions affichaient une valeur moyenne de 216 euros. Mais les changements à l’étude pourraient se traduire par la fin de ce régime commun : les pensions ne seraient plus versées que sous conditions de ressources.

“Quand quelqu’un meurt, on dit : ‘Qu’il repose en paix’, rappelle Teresa Portugal, 74 ans. Je ne suis pas croyante, mais, quand je dis que la volonté du gouvernement de couper dans les pensions de réversion est un mauvais coup, c’est à ça que je pense : les morts aussi ont des droits. Il y a quelqu’un qui a travaillé, qui a cotisé et qui s’attendait à ce que ses proches en bénéficient. Remettre cela en cause, c’est comme profaner un cimetière.”

Teresa Portugal vit à Coimbra. Elle a été enseignante, conseillère municipale, députée. Elle a voyagé.

Quand elle a pris sa retraite, sa propre pension est venue s’ajouter à celle de son mari, décédé il y a dix-neuf ans, et lui a permis de maintenir son niveau de vie. Il y a “quelques années”, quand la baisse des retraites a commencé à se faire sentir, elle a adapté son train de vie : moins d’achats de livres et de disques, moins de sorties au cinéma – les voyages, elle n’y pense même plus. A mesure qu’augmentaient les taxes et les surtaxes, elle a aussi envisagé de réduire les heures de son employée de maison.

Cet hiver, une attaque l’a laissée “quasi handicapée” près de neuf mois. Comme elle vit seule, elle a dû garder son employée. “Bien sûr, je sais que d’autres sont beaucoup bien moins lotis que moi”,

gouvernement avait l’intention de couper dans ces pensions de réversion – dans certaines en tout cas – pour économiser 100 millions d’euros. “Si le seuil pour la réduction est fixé à 628 euros, comme l’a dit un média, cela touche des personnes pour qui perdre 100 ou 200 euros n’a rien d’anodin”, alerte la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP).

Le ministre de la Sécurité sociale a déclaré qu’un plancher de revenus serait préservé et que seules seraient touchées les personnes percevant plusieurs pensions. Le Premier ministre Passos Coelho, lui, a précisé que rien n’était arrêté. “Les gens sont pris de panique, déplore Rosário Gama, de l’Association des retraités. Je ne sais plus quoi leur répondre.”

“Qu’il repose en paix”. Alice Lourenço, 85 ans, tire une chaise et s’assied à côté d’Hortênsia. Son sac à main sur les genoux, elle assure ne pas avoir besoin de grand-chose pour vivre : entre sa propre retraite et la réversion, elle touche presque 450 euros. Elle se nourrit de soupe, avec de temps en temps un peu de viande ou de poisson ; elle achète les fruits les moins chers, “les plus petits”, et c’est tout. Mais, si sa pen-sion était réduite, elle ne s’en sor-tirait plus.

Chaque mois, près de 100 euros partent directement dans les médicaments. Son mari est mort il y a quinze ans, puis elle a perdu son fils de 36 ans et son petit-fils… “J’ai cessé de manger, je suis tombée en dépression. La dépression, c’est quelque chose qui ne passe pas. Aujourd’hui, par exemple, j’ai pris cinq comprimés. Je n’ai plus la tête à certaines choses. Avant, je regar-dais les gens qui jouaient aux cartes ici, au centre de jour, en me disant ‘Ceux-là, à jouer aux cartes tout le temps, ils ne produisent rien pour la nation’. Maintenant, c’est moi qui joue aux cartes.”

Nous avons demandé à ces retraitées ce qu’elles feraient si elles touchaient un peu plus. “Je mangerais mieux”, nous ont-elles répondu le plus souvent.

Judite Rodrigues, 81 ans, aimerait par exemple pouvoir acheter plus de yaourts. Elle aime beaucoup “ceux en petites bouteilles”, nous précise- t-elle. Elle habite un logement social situé dans le quartier de Beato, à Lisbonne, où elle se déplace avec son déambulateur, et le moins possible��: elle a trop peu de force dans les bras pour se soutenir. Si peu de force, même, qu’elle n’arrive

son revenu mensuel total s’élève aujourd’hui à 609 euros. Elle a un loyer de 160 euros, mais la location de son fauteuil roulant lui en coûte autant. Elle doit aussi aider son fils de 39 ans, qui a perdu son travail. Lorsqu’elle se met à parler d’éventuelles coupes dans sa pension de réversion elle bondirait presque de son fauteuil. “Pourquoi ils ne s’en prennent pas aux gros ?”

La pension de réversion est une prestation pécuniaire versée aux proches (veuf, veuve, enfants, voire, dans certains cas, parents) après la mort d’une personne ayant cotisé à la Caisse générale des retraites ou au régime général de la Sécurité sociale. Il s’agit généralement de 60 % de la pension qu’aurait perçue la personne décédée à la retraite.On a appris cette semaine que le

—Público (extraits) Lisbonne

La semaine a été agitée au Cantinho do Idoso de Pontinha [dans la banlieue

de Lisbonne]. Les habitués de ce centre d’accueil de jour pour per-sonnes âgées ne parlent que de ça. Jeudi matin, la nouvelle s’est répan-due : une journaliste voudrait parler avec des veuves. Alors, elles sont arrivées, avec leur cabas, le regard interrogateur : “Vous croyez qu’ils vont me baisser la mienne aussi ?”

Parmi celles qui acceptent de s’exprimer, Hortênsia Brito, 69 ans, est la plus jeune. Elle est partie à la retraite tôt, “à cause d’une embolie”, avec “200 et quelques euros par mois” de pension. Depuis que son mari est décédé, elle reçoit 330 euros de réversion, et

explique l’enseignante qui, avec ses deux pensions, perçoit en tout près de 2 300 euros. “Mais je m’attendais à pouvoir avoir une fin de vie paisible. J’ai le droit de garder un peu du niveau de vie que j’avais. Nous ne sommes pas encore en guerre. Ou bien si, dans une guerre psychologique.”

Pour Teresa Portugal, ce gouvernement “subvertit sa mission de gouverner – il suscite une angoisse générale”.

Solidarités familiales. A Pontinha, Albertina Pires, la bénévole qui dirige le Cantinho do Idoso, a 71 ans. Cette ancienne employée de la fonction publique (trente-sept ans de carrière) touche autour de 900 euros, auxquels s’ajoutent les 270 euros de la pen-sion de réversion de son mari, qui était tourneur en mécanique.

Il n’est pas un sou dont elle ne sache quoi faire, assure-t-elle. La pension de réversion a un emploi tout trouvé depuis quelques années : payer les frais de scolarité de la licence de son fils, 45 ans, qui a voulu reprendre ses études tout en travaillant et qui va maintenant poursuivre par un master.

Albertina paie aussi les cours de natation et de musique de son petit-fils de 12 ans, participe à l’achat des manuels scolaires et assume une bonne part des courses alimentaires : son fils et sa belle-fille ne roulent pas sur l’or. “Ces messieurs qui nous gouvernent ne s’en rendent pas compte : il y a beaucoup de grands-mères qui se sacrifient pour aider leurs enfants et leurs petits-enfants.”

Alice Silva, une ancienne employée de maison de 66 ans, est l’une des dernières usagères du Cantinho à venir nous parler. Elle pleure : un départ récent en retraite, le veuvage, la santé qui décline, cela fait beaucoup. Alice a vécu quinze ans avec un homme qui ne voulait pas se marier. Puis il est tombé malade et, quatre mois avant sa mort, ils se sont enfin mariés. Après sa disparition, Alice a réclamé la pension de réversion : on lui a répondu que le mariage était trop récent pour qu’elle y ait droit. Elle s’est retrouvée avec 400 et quelques euros de pension et de “complément de solidarité”. On lui a conseillé d’aller en justice, et Alice a remporté son procès. Mais elle ne touche toujours pas la pension de réversion. “Vous croyez qu’il faut que j’y aille, pour me rappeler à leur bon souvenir ?”

—Andreia SanchesPublié le 12 octobre

PORTUGAL

Panique chez les veuvesLa rumeur de possibles coupes dans les pensions de réversion provoque l’angoisse de la frange la plus pauvre et la plus fragile de la population.

↙ Dessin de Belle Mellor paru dans The Guardian, Londres.

34. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

→ “That’s just Bob. He drinks like a fish.” “Ce n’est que Bob. Il est sérieusement imbibé.” Dessin de Buddy Hickerson, Etats-Unis.

Certains tueraient père et mère pour s’introduire dans les soirées mondaines. Récit d’un ancien ambassadeur d’Albanie en poste à Paris.

Ethnologie. Pique-assiettes : tout un art sans les manières

france

—Mapo Tirana

Difficile de détecter, dans les soirées du gotha parisien, le jeu habile des intrus. Toutefois, avec le temps et un

peu d’observation, on finit bien par recon-naître ces fins stratèges qui se faufilent à l’entrée sans invitation. Il s’agit d’une com-munauté immuable, principalement consti-tuée de bourgeois ou de personnalités déchues, d’anciens fonctionnaires retrai-tés ou de quidams qui, au-delà du senti-ment flatteur de figurer dans ces soirées huppées, profitent de l’abondance et de l’excellence des victuailles.

Or, bien que tous usent à peu près des mêmes subterfuges, une rude concurrence les divise. Et ce dès l’entrée, où des vigiles contrôlent les invitations, devant la foule modeste de ces pauvres mondains dont la

plupart feignent d’attendre quelqu’un. La ruse la plus fréquente consiste à repérer une personne dont le carton d’invitation est clairement visible et de coller subtilement cette personne pour pouvoir passer.

Les méthodes sont presque toujours les mêmes. L’intrus affiche un sourire candide en s’approchant innocemment de sa “proie” avec une question futile du genre : “Voyons voir, de quel côté sera placé le vestiaire cette fois ?” Lorsque l’invité répond gentiment : “Du côté droit, j’imagine…”, le mondain rit haut et fort en rétorquant : “Sincèrement, je pense qu’il sera à gauche”, prouvant ainsi aux vigiles qu’ils font la paire et qu’il n’est donc guère utile de contrôler une seconde invitation. Les femmes bénéficient d’une plus grande tolérance, autant de la part de leurs concurrents directs, à qui elles grillent la place dans la file d’attente, que des vigiles.

Il existe également des stratagèmes pour éliminer totalement la concurrence. On peut ainsi voir le perfide mondain à une dizaine de mètres de l’entrée coller n’importe quel individu élégamment habillé, qu’il ait ou non une invitation à la main, au risque de tomber sur quelqu’un qui n’a rien à voir avec la réception et de rater totalement son coup.

Mais il y a aussi une catégorie d’intrus qui réprouvent cette comédie. Ceux-là demandent sans détour aux invités qui sont sur le départ de récupérer leur invitation. Surpris par la demande, ces derniers cèdent gentiment le fameux sésame. Affublés de ce nouveau statut de convive, qui confère alors une belle assurance, les intrus n’hésitent pas à s’immiscer dans les conversations et à discuter d’égal à égal avec les diplomates et les personnalités présentes. Enfin, sont exemptes de la loi de la concurrence les personnes âgées ou visiblement souffrantes. On leur ouvre le chemin pour qu’elles puissent accoster facilement un invité “légitime”.

C’est justement l’une de ces vieilles dames, Geneviève, qui m’a abordé lors de ma première réception, dans une ambassade latino-américaine. Derrière une belle couche de fond de teint et une maigreur extrême, une petite voix douce m’a demandé :

— Excusez-moi, monsieur, j’aurais bien voulu entrer en votre compagnie… J’ai oublié mon invitation à la maison.

— Mais certainement, madame.Et nous sommes entrés. A la sortie, elle

s’est à nouveau approchée de moi et m’a pris par le bras pour me présenter un homme assez petit au sourire chaleureux qui m’a dit :

— Monsieur, permettez-moi de me présenter, je suis journaliste free-lance et aujourd’hui j’ai oublié…

— L’invitation, a poursuivi la dame âgée.— Justement, a souri l’homme, peut-être

avez-vous encore la vôtre et…Je lui ai glissé mon invitation avant même

qu’il ne finisse sa phrase. Il s’est alors plié en deux pour me remercier et m’a tendu une carte de visite sur laquelle on pouvait lire “Franck – journaliste free-lance”.

Deux jours plus tard je recevais un coup de fil de Franck :

— Vous le savez peut-être, c’est au tour de l’Espagne de recevoir aujourd’hui. Vous y allez, j’imagine ?

— Oui.— On peut se retrouver et y entrer

ensemble, a-t-il lancé le plus naturellement du monde.

— L’invitation est personnelle, lui ai-je vite répondu.

— Ce n’est pas un problème, a-t-il dit, je sortirai sans souci si on nous fait des histoires. Mais disons-le, je tiens vraiment à y aller. Savez-vous pourquoi ?

— Non…— Je suis obligé de vous mettre dans la

confidence, alors. Je voudrais battre mon propre record de l’année dernière où j’ai participé à 92 réceptions.

— Et cette année, vous en êtes à combien ? (Ça m’intriguait.)

— J’en suis à 72, mais d’ici à la fin de l’année ce chiffre devrait rapidement augmenter, avec le nombre de réceptions organisées par les petites ambassades qui acceptent tous ceux qui daignent venir. C’est dans ces réceptions-là que l’abondance règne.

Je me suis souvenu qu’une autre réception était organisée à l’Unesco, je pouvais lui donner une invitation.

— Oh, a dit Franck, l’Unesco n’a plus la cote. Est-ce que ça vaut vraiment le coup ? Est-ce une invitation pour une personne ou pour un couple ?

C’était pour un couple et Franck a soupiré, soulagé. Le lendemain, il m’attendait devant l’entrée de la réception au bras d’une femme d’une quarantaine d’années qu’il me présenta comme étant l’une de ses amies et, à peine l’invitation dans la main, il entra avec elle, bras dessus dessous.

— Mais c’est un comble, fit la voix de mon amie âgée, derrière moi. Ce nain va nous poser des problèmes, à force de débarquer chaque soir en compagnie d’une nouvelle femme qu’il espère séduire avec de fausses invitations. Il a toute une collection d’invitations des années passées et il les utilise en cachant bien la date et en montrant la partie où figure le drapeau de l’ambassade qui organise la réception. Il prétend rompre ainsi sa pénible solitude. Sauf que toutes ces femmes lui font faux bond une fois à l’intérieur. Largué pour un autre mâle sympathique, Franck jure alors ciel et terre qu’il n’invitera plus de femmes.

Pendant la réception, Franck revint me voir et me présenta un homme rondelet qui, après deux minutes de conversation, prit un air comploteur et me demanda à mi-voix :

— Monsieur, je profite de l’occasion pour vous demander si ça intéresserait votre pays d’acheter quelques armes sophistiquées pour un prix plus que raisonnable.

— Non, merci.— On peut toujours échanger nos cartes

de visite. Sait-on jamais, vous pourriez changer d’avis.

Il prit ma carte et s’éloigna sans se départir de son air mystérieux.

— Que se passe-t-il ? me demanda Franck en regardant l’homme partir. C’est plus fort que lui, je lui fais honneur en vous le présentant et il ne trouve pas mieux que de se faire passer pour un agent des services secrets pour s’assurer quelques invitations. Ce qu’on ne ferait pas pour en obtenir une !

Je ne l’ai pas revu dans les réceptions qui ont suivi. Puis, presque six mois plus tard, il me fit signe devant l’entrée d’une réception organisée par des religieux. Il était seul et très pâle. Un grand sourire aux lèvres, il me prit le bras, puis nous entrâmes comme un couple de vieux amis. A l’intérieur, il balaya les tables du regard, me remercia sèchement et se dirigea vers le buffet. Il mangeait vite et vidait aussi vite les verres de champagne.

FRANCE.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 35

Devant un tel zèle, le prêtre qui servait à la réception prit soin de ne plus mettre de bouteilles de champagne sur la table.

— Désolé, il n’y a plus de champagne, lança-t-il à Franck, qui le remercia et repartit.

Le lendemain soir, je recevais un coup de fi l de Geneviève m’annonçant que Franck était décédé. “C’est la vie”, me dit-elle, avant de me demander par la même occasion si j’avais une invitation pour la réception donnée à l’ambassade portugaise.

Devant l’entrée de l’ambassade, elle me réclama l’invitation, qu’elle donna rapidement à quelqu’un, puis saisit mon bras et ne le lâcha plus, sous le regard jaloux des concurrents qui campaient dehors. Dans la salle, elle prit son air profondément révolté et me lança :

— Drôles de créatures !— Qui donc ?— Tous ceux qui sont à l’entrée et qui

espèrent voir passer une connaissance pour les faire entrer. Quand ça ne marche pas, ils rentrent chez eux et attendent impatiemment la prochaine réception.

Et elle secoua sa petite tête, outrée par la nature humaine.

—Ylljet AliçkaPublié le 19 octobre

—The Daily Telegraph Londres

Un intellectuel français appelle au boycott des entreprises dont les slogans publicitaires sont rédigés

en anglais. “Il y a plus de mots anglais sur les murs de Toulouse qu’il n’y avait de mots allemands sous l’Occupation”, s’indigne-t-il. A vrai dire, il n’a pas vraiment appelé au boycott – terme qu’utilisent volontiers les Français quand ils ne lui préfèrent pas le très douteux “boycottage” – mais à la grève. Ce qui ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les Français adoptèrent le mot “boy-cott” dès 1880, quelques semaines à peine après que le capitaine Charles Cunningham Boycott, régisseur d’un grand propriétaire foncier irlandais, fut mis à l’index, banni et, comment dire… eh bien, boycotté, justement. Si M. Boycott, qui s’appelait auparavant M. Baycott, n’avait pas modifi é son patro-nyme quelque temps plus tôt, les Français, les Allemands et les Russes auraient plutôt emprunté le terme “baycott” que “boycott”. Mais en lançant son coup de gueule contre les mots anglais, l’intellectuel en question, le Pr Michel Serres, ne pouvait décemment pas invoquer le nom du bon capitaine.

Le mystère des intellectuels. Qu’il me soit pardonné d’avoir qualifi é par deux fois le professeur d’intellectuel. En anglais, c’est un terme un peu désobligeant que l’on associe généralement à des épithètes péjoratives tels “de gauche”, “barbu” ou “étranger”. En français, en revanche, intel-lectuel n’a rien d’un gros mot : les chaînes de télévision en font venir des troupeaux entiers sur leurs plateaux, soir après soir, non parce qu’une quelconque clause du Code Napoléon les oblige à en imposer un nombre minimum à leur public, mais parce que, pour des raisons mystérieuses, on considère les intellectuels comme une bonne chose, au même titre que le Tour de France ou les atroces parterres de bégo-nias devant les mairies.

Autant dire que je suis absolument d’accord avec le Pr Serres. Nous, les Britanniques, aimons la France parce qu’elle est diff érente de la Grande-Bretagne et que nous la trouvons à bien des égards supérieure. Songeons par exemple à cette façon qu’ont les Français de prendre de vrais repas autour d’une table. En fait, nous aimons tout dans leur culture. Nous aimions la France même à l’époque où ses toilettes n’étaient qu’un

trou encadré de deux gros repose-pieds, au-dessus duquel il fallait s’accroupir.

Le genre de mot qui a le don de hérisser le professeur est “smile”. La SNCF a inventé un système de cumul de points baptisé “S’Miles”. Les passagers peuvent utiliser leurs S’Miles pour s’off rir un repas dans les franchises des chaînes de restauration rapide comme les cafétérias Casino, dont le “menu Crok’O Kid” propose des nuggets.

A vous soulever le cœur… Ce qui me frappe est qu’ici la langue est vidée de son sens et utilisée comme un label de mode. En témoigne la tendance qui pousse les jeunes Nippons à porter des tee-shirts ornés de phrases anglaises qu’ils ne comprennent pas forcément : “I feel happiness when I eat a potato” [Je sens du bonheur quand je mange une pomme de terre] “Socio-economic conditions”, ou “Rock your bady” [sic] [bouge ton carps]. Ces slogans ineptes n’ont pas grand-chose de commun avec les emprunts aux langues étrangères qui désolent tant l’Académie française, tels “week-end”, “sandwich” ou “hotline”. Je sais bien que les Immortels de cette vénérable institution sont des intellectuels, mais ils ne sont certainement pas assez idiots pour penser qu’une langue peut vivre sans emprunts. Après tout, le français n’est

jamais qu’un créole du latin. S’il y avait eu une toute-puissante Académie latine au Moyen Age, le français n’existerait tout bonnement pas.

Jogging et baskets. Or aucune académie de langue n’est omnipotente. L’Académie française – à laquelle, à mon grand désar-roi, le Pr Serres appartient – n’a pas plus autorité pour interdire le mot “smoking” que nous autres Anglais n’en avons pour convaincre nos amis d’outre-Manche que cela ne désigne aucunement un veston de cérémonie. Et il nous faut par ailleurs tolérer d’entendre les Français parler de “footing” au lieu de “jogging”, de “baskets” pour désigner des chaussures de sport et de “sweat” [prononcé “souite”] en lieu et place de “sweat-shirt”. Cela étant, les anglo-phones en font au moins autant, qui raf-folent de “double entendre ” [double sens], de “faux pas” [impairs] et d’“encores” [rap-pels], qui laissent les Français perplexes.

Si une académie ne parvient pas à barrer la route aux importations étrangères, je ne donne pas cher du succès du boycott – enfi n, de la grève – que Michel Serres appelle de ses vœux.

—Christopher HowsePublié le 23 octobre

LINGUISTIQUE

Drôle de boycottLes Britanniques ne donnent pas cher du succès de l’appel à la grève de l’anglais lancé par Michel Serres.

l’auteur

ÉCRIVAIN DIPLOMATEYlljet Aliçka a été ambassadeur d’Albanie en France entre 2007 et 2012. Il est aussi écrivain et a reçu plusieurs prix littéraires pour ses ouvrages, dont le recueil de nouvelles Les Slogans de pierre (éd. Climats, 1999). Le fi lm Slogans, tiré de ce livre, a été sélectionné en 2001 à Cannes et primé au Festival international du fi lm de Tokyo la même année.

SOURCE

MAPOTirana, AlbanieQuotidien, 5 000 ex.mapo.alFondé en octobre 2006, ce journal d’information (devenu quotidien en 2009) a choisi de se démarquer de ses concurrents par son franc-parler. Resté fi dèle à son analyse critique de la société albanaise et du pouvoir en place, il continue d’attirer les plumes des éditorialistes albanais et kosovars.

DR

Le Test-Achatsde la politiqueA défaut d’arriver à défendre le modèle social-démocrate, le SP.A met de plus en plus l’accent surla défense des consommateurs. Mais, au fond, c’estune sorte de retour aux sources. C’est dans lescoopératives que le mouvement socialiste est né.

—De Standaard Bruxelles

On entend dire depuis unbon moment que cela neva pas fort pour les so-

cialistes flamands parce queleur président, Bruno Tobback,serait “invisible” dans le débatpublic. D’autres semblent quasi-ment affirmer le contraire ensuggérant qu’il est beaucouptrop souvent du côté du mancheet non de ceux qui souffrent dela crise dans ce pays.Mais, en tout état de cause,

l’idée que la mauvaise santé duSP.A dans les sondages serait

liée à la personne de son prési-dent n’est jamais qu’une hypo-thèse. Ce qui est sûr, c’est queles sociaux-démocrates n’arri-vent nulle part en Europe à tirerprofit de l’implosion financière,même si le phénomène en ques-tion a réussi, mieux que n’im-porte quelle doctrine, à démon-trer l’échec structurel du fonc-tionnement des marchés.Pire : la crise bancaire exerce

une telle pression sur les bud-gets des Etats qu’elle a créé laperception que les responsablesde la crise étaient l’Etat-provi-dence et les pouvoirs publics.

Mais il semble plus plausibled’attribuer le manque d’enthou-siasme à l’égard du SP.A à saparticipation aux deux gouver-nements, le fédéral et le fla-mand, ce qui en fait un acteur dela nouvelle logique de restric-tions et de dégraissage. Le faitque Groen soit en bienmeilleure santé semble confir-mer cette hypothèse.Un parti d’opposition peut

s’exprimer plus clairementqu’un parti de la majorité, sanscesse obligé de rester loyal augouvernement et envers tous lescompromis signés dans ce ca-

dre. De plus, le SP.A participe àdes coalitions de natures trèsdifférentes au sein desquelles iln’est qu’un partenaire de se-cond rang.Même cette éventuelle petite

victoire qu’on pourrait leur at-tribuer, la baisse de la TVA surl’électricité, ne leur est, pourl’instant, pas accordée. Peut-être n’est-ce pas le fruit du ha-sard, parce que cette idée “con-tre-intuitive” semble alimenterde manière impitoyable l’imageque dégage le SP.A depuis le dé-but de cette législature : celled’une sorte de Test-Achats amé-lioré, avec un profil idéologiqueplutôt bas, pour le dire poli-ment. Au cours de cette législa-ture, le parti s’est donné beau-coup de mal pour rendre la con-sommation moins chère :limitation des prix de l’énergieet des télécommunications, po-litique du logement abordable,organisation de groupementsd’achats pour les carburants, as-surances, produits bio, maté-riaux d’isolation, vélos électri-ques, etc.Comme le SP.A n’arrive pas à

empêcher de nombreuses fa-milles d’être affectées financiè-rement par la crise et les mesu-res d’économies des pouvoirspublics, il tente de compensercet état de fait par des initiativesvisant à renforcer le pouvoird’achat et à réduire les dépensesdes ménages. Ce qui tend à mo-difier insensiblement le rôle del’Etat, qui n’est plus l’organisa-teur ni même le trésorier maisendosse un rôle de simple régu-lateur (des prix).Le pitch à travers lequel le

SP.A tente de pousser son idéesur la TVA porte en réalité surtout autre chose – l’index – cequi démontre aussi la portée li-mitée d’une telle mesure. Labaisse de la TVA permettra derelâcher un peu la pression dansla mesure où elle contribuerait àfaire baisser l’inflation. Dès lors,dans un premier temps, et cer-tainement d’ici aux prochainesélections, les conditions pourconnaître un saut d’index ne se-ront pas réunies, ce qui permet-tra d’évacuer ce thème délicatde l’agenda politique, même si laquestion sera loin d’être réglée :cette idée ne représente certai-nement pas une réponse idéolo-gique à la tendance croissantede la droite politique à vouloirtriturer l’indexation automati-que des salaires.Mais peut-être cette attention

pour les prix à la consommation

cache-t-elle autre chose. C’est,consciemment ou non, unesorte de retour aux sources, jus-qu’aux années de sa naissance, ily a un siècle et demi, que le SP.Aest en train d’effectuer. La so-cial-démocratie est née à cetteépoque, autour des coopérati-ves, dans lesquelles le mouve-ment cuisait du pain, exploitaitdes magasins et même une ban-que, de manière autogérée, afinde conserver les profits pour sesmembres. On a parfois pu, demanière condescendante, quali-fier ce genre de pratiques de“socialisme du beefsteak”, maisce genre de propos émanait gé-néralement de gens quin’avaient aucun problème pourse payer du steak tous les jours.

La consommation n’a pasbonne presse de nos jours. Etpourtant, selon les historienscontemporains, le passé nousmontre que consommer ne doitpas nécessairement faire penserà une frénésie compulsived’achats inutiles. Les initiateursdes coopératives, activistes de laconsommation, voyaient cel-le-ci comme une source de di-gnité et d’émancipation, créa-trice d’identité et de citoyen-neté. On peut douter de ce quece soit cette conception deschoses qui ait réellementpoussé le SP.A à jouer les Test-Achats.Et pourtant, l’idée n’aurait

pas été mauvaise, certainementmaintenant qu’une étude vientde démontrer la popularitéd’une des plus grandes coopéra-tives qui soient : l’assurance-ma-ladie. Le nombre de partisans del’assurance-maladie est un mul-tiple de celui des électeurs queles socialistes flamands arriventà mobiliser. Le fait que tantd’électeurs expriment leur atta-chement à l’idée de soins collec-tifs abordables pour tous de-vrait être doux aux oreilles d’unparti de gauche en difficulté.

—Marc ReynebeauPublié le 23 octobre

Les conditionspour connaîtreun saut d’indexne seront pasréunies, ce quipermettrad’évacuer cethème délicat del’agenda politique.

Dessin de Gaëlle Grisard pourCourrier international.

D'UN CONTINENT À L'AUTRE Courrier international – n° 1200 du 31 octobre au 6 novembre 201336.

—De Standaard Bruxelles (extraits)

Le retour volontaire des demandeurs d’asile dé-boutés ne se passe pas vraiment commeprévu, même si les chiffres sont en augmenta-

tion. Hier, environ 200 Afghans ont à nouveau mani-festé au cabinet du Premier ministre Elio Di Rupo(PS). La police est intervenue brutalement avec desmatraques et des gaz lacrymogènes et a procédé à 170arrestations. Les demandes d’asile de la plupart d’en-tre eux ont été refusées, et donc les pouvoirs publicsattendent d’eux qu’ils retournent volontairement enAfghanistan.

En 2012, le gouvernement a introduit pour cettecatégorie de demandeurs d’asile le concept de “trajetde retour”. Après une décision négative à tous ni-veaux, ils sont transférés vers l’une des 300 placesdisponibles dans l’un des quatre centres (ouverts) deretour de Fedasil. Là, ils ont le droit de séjourner 30jours et ils reçoivent, outre le gîte, le couvert et unpeu d’argent de poche, une forme d’accompagnementindividualisé dans la perspective du retour au pays.Hier, la directrice de l’association Vluchtelin-

genwerk, Els Keytsman, a livré des chiffres interpel-lants à la commission Intérieur de la Chambre. Se-lon un rapport établi conjointement par l’associa-tion et son pendant francophone, le Ciré, 87% desdemandeurs d’asile refoulés “disparaissent vers unedestination inconnue” et seulement 4,5% d’entre euxrentrent effectivement dans leur pays d’origine. Les8,5% qui restent atterrissent pour la plupart à nou-veau dans les réseaux d’accueil ordinaires parce queleur demande a fini par aboutir. Els Keytsman:“Nous avons eu des dizaines d’entretiens en profondeuravec des accompagnateurs et nous pouvons en déduireque la pression qui découle immédiatement d’un refuspeut déboucher sur des violences conjugales, des trau-matismes, des tentatives de suicide et des hospitalisa-tions. Nous constatons aussi des disparitions inquiétan-tes de personnes vulnérables qui sont prêtes à rentrerdans leur pays mais qui ne s’imaginent pas séjournerdans ces places d’accueil.”

En chiffres absolus, 4679 personnes, sur un totalde 5373, ne se sont jamais présentées, sont partiesprématurément ou ont été mises à la rue. “Les tra-jets tels qu’ils existent actuellement ne sont ni humainsni efficaces”, ajoute-t-on chez Vluchtelingenwerk.L’organisation propose d’instaurer des trajets d’ac-compagnement sur mesure sous des conditions“transparentes mais aussi flexibles”.Les députées Nahima Lanjri (CD&V) et Karin

Temmerman (SP.A) estiment que les chiffres avan-cés par l’association mériteraient une enquête touten insistant sur le nombre croissant de candidatsvolontaires au retour. “Il faudrait également organiserdes trajets d’accompagnement dans les centres ordinai-res et les initiatives locales d’accueil, avec, comme pers-pective, le retour volontaire”, suggère Nahima Lanjri.Elle a introduit une résolution en ce sens hier.Le fait qu’il y ait malgré tout de plus en plus de

candidats au retour est également mis en avant parla secrétaire d’Etat Maggie De Block (Open VLD)par l’intermédiaire de sa porte-parole. Selon FreddyRosemont, directeur de l’Office national des étran-gers, 5656 étrangers sont retournés l’année der-nière dans leur pays d’origine sur une base volon-taire. Cette année, fin septembre, le compteur indi-quait déjà 3734 partants.Selon le cabinet de Maggie De Block, il ne s’agit

pas seulement de gens qui ont été conduits dans lesplaces d’accueil mais aussi de demandeurs d’asiledéjà expulsés précédemment et d’autres. “Nouspouvons déjà faire ce que propose Nahima Lanjri : rienque cette année, un bon millier de demandeurs d’asiledéboutés sont retournés volontairement au départ decentres ordinaires. Les places de retour sont seulementdestinées aux personnes qui refusent de rentrer, ungroupe difficile donc.”La secrétaire d’Etat estime qu’il est prématuré

d’évaluer à ce stade la réussite ou non de sa politi-que du retour et ne voit aucune raison de la modi-fier à l’heure actuelle.

— Marjan JustaertPublié le 23 octobre

87 % des expulsésreviennent clandestinementPour les associations d’aide aux demandeurs d’asile, la politique de retourvolontaire de Maggie De Block ne fonctionne pas. Moins d’un “volontaire”sur vingt quitterait définitivement le territoire.

—De Morgen Bruxelles(extraits)

Il y a peu de chances pourque vous ayez entenduparler du Sociaal-Flamin-

gantisch Landdag (SFL) (la DièteSocialo-flamingante). Cette asso-ciation de républicains de gaucheet de nationalistes progressistestiendra début décembre ses neu-vièmes assises. Mais, en réalité, leSFL mène, à l’instar de toute lafrange socialiste du mouvementflamand, une existence en margeet il ne semble pas que cela vachanger de sitôt.

Et pourtant, même au sein dela N-VA, il y en a encoreaujourd’hui pour qui nationa-lisme n’est pas nécessairementsynonyme de droite politique. JanPeumans, par exemple, le prési-dent du Parlement flamand: “AuPays basque, en Catalogne, enEcosse et au Pays de Galles, des par-tis de gauche n’hésitent pas à se pro-clamer régionalistes ou nationalis-tes. Même les socialistes. Ces régionsprouvent que l’expression “nationa-lisme de gauche” n’est pas contra-dictoire en soi.”

Tout comme Lieven Dehands-chutter, le bourgmestre de Saint-Nicolas, Jan Peumans appartientà l’aile gauche de la N-VA. Cel-le-ci existe bel et bien mais arriverarement à sortir la tête hors del’eau. Certainement maintenantque le parti de Bart De Wever seprofile davantage sur la révoltecontre le “gouvernement taxa-teur d’Elio Di Rupo” que sur desthèmes communautaires. “Vouspouvez toujours écrire une lettreouverte au parti pour protester etrésilier votre affiliation mais à quoibon?” estime un mandataireN-VA, catalogué plutôt à gauche.“Si vous voulez infléchir la ligne po-litique du parti, mieux vaut le fairede l’intérieur.”

Le nationaliste flamand n’a pastoujours été de droite dans lepassé. La toute première généra-tion de socialistes flamands étaitouvertement flamingante. EmielMoyson – qui a donné son nom à

une mutuelle socialiste – a œuvrétoute sa vie pour lier combat fla-mand et lutte ouvrière. “Le natio-nalisme est un terme générique.C’est quelque chose de neutre à la-quelle l’Histoire donne un contenu etune orientation”, estime Erik De-foort.

Au début des années 80, dansle sillage de l’opération Door-braak (percée) de Karel VanMiert, Erik Defoort a migré de laVolksunie au SP. Par après, il aparticipé à la revue nationalistede gauche “Sienjaal” avant de re-venir à la VU pour finalement de-venir l’un des co-fondateurs de laN-VA. “Le fait que le nationalismeflamand se positionne à droite plutôtqu’à gauche n’est pas inscrit dansson code génétique, ce n’est pas unemaladie héréditaire”, ajoute-t-il.

Il y a quelques années, il a es-sayé de sortir le Vlaamse Volks-beweging (VVB), dont il était pré-sident, de son ancrage à droite.“L’orientation croissante à droite,voire à l’extrême-droite, du mouve-ment flamand est nuisible”, avait-ilalors tonné dans son premier dis-cours de nouvel an. Mais le VVBn’a pas infléchi son cours et ErikDefoort a fini par démissionner.

L’aile gauche de la N-VAmonterarement sur ses grands chevaux,de peur que l’affichage au grandjour de dissensions internes n’af-faiblisse le parti. L’implosion de laVolksunie a laissé des cicatricesbien profondes. La manière aveclaquelle Bert Anciaux a vidé la VUau profit du SP.A par l’intermé-diaire de l’éphémère Spirit, n’estpas près d’être oubliée. Et puis,c’est aussi une question de priori-tés. “Obtenir une large autonomieou même l’indépendance de la Flan-dre, c’est la première étape et la plusimportante. On pourra s’occuperaprès de l’aspect que cette Flandredoit prendre. J’ai une grande con-fiance dans la démocratie flamande.Je ne sais pas si je continuerai à vo-ter pour mes amis d’aujourd’hui,une fois que nous aurons notre con-fédération.”

— Steven SamynPublié le 22 octobre

POLITIQUE

La langue rougedu lionDepuis l’ascension fulgurante de la N-VA, c’estun peu comme si tous les nationalistes flamandsétaient de droite. Où est donc passée la gauchedu mouvement flamand ?

Centre ferméde Steenokkerzeel.Photo ChristopheBortels

BELGIQUECourrier international – n° 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 37

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

—Il Sole-24 Ore Milan

Il ne fait guère de doute que l’indignation des Européens contre les écoutes améri-

caines embarrasse Washington. Mais, à New York, où la frontière entre pragmatisme et cynisme est extrêmement ténue, l’écho de la crise diplomatique s’est aussi-tôt fracassé sur les murs de Wall Street : chez les opérateurs de marché et les banquiers d’inves-tissement, dont beaucoup sont passés par West Point ou ont servi dans les marines et dans les services de renseignements avant d’entrer dans la finance, la nouvelle polémique au cœur de laquelle se trouvent les Etats-Unis est non seulement jugée “inutile” (il n’existe pas sur cette planète de gouvernement qui ne cherche pas à espionner les faits et gestes

UE - Etats-Unis. La vraie crise de confiance transatlantique

europe

de son voisin), mais elle est éga-lement considérée comme “une énième tentative de masquer les vrais problèmes de l’Europe”.

“De qui ont-ils peur, en Alle-magne ?” s’interrogeait hier un trader d’une grande société de courtage internationale. “Auraient-ils peur qu’après avoir écouté les prédictions téléphoniques d’Angela Merkel sur l’avenir de l’euro le Trésor américain nous ordonne de vendre vos obligations séance tenante ?” Evidemment, c’est une boutade. Cela dit, ce cynisme dissimule une réalité objective qui, de notre point de vue, mériterait au moins autant d’attention que cette affaire d’espionnage : les grands gestionnaires de portefeuille de la finance américaine, les spéculateurs, mais aussi les économistes et les analystes de Wall Street, voient s’enraciner en

→ En haut : L'allié vous écoute.En bas : Campagne de sensibilisation de l'UE.Dessin de Tjeerd, Pays-Bas.

eux la conviction que l’Europe se remet à avancer en ordre dispersé, que la zone euro a perdu l’élan qui la faisait avancer vers l’union politique et que le vent des réformes structurelles, qui avait permis aux pays périphériques de se lancer dans un programme de modernisation économique et institutionnelle, est en train de retomber aujourd’hui, faute d’intérêt.

Or l’équation est connue : qui dit problèmes de gouvernance dit gain potentiel élevé. L’ennui, c’est que ce sont toujours les plus faibles qui en font les frais. Dans ce contexte, un des problèmes majeurs est que cette partie de poker qui se joue aux dépens des gouvernements et des épargnants européens n’a ni jury pour fixer les règles ni arbitre pour les faire appliquer. Aujourd’hui, le

marché européen, contrairement au marché américain, ressemble à un no man’s land dans lequel règne la loi du plus fort. Prenons la taxe Tobin sur les transactions financières : seuls onze pays de la zone euro ont décidé de l’adopter, créant ainsi les conditions d’un énième déséquilibre concurrentiel sur un marché financier qui est pourtant commun sur le papier.

Mais on pourrait aussi parler de l’euro : si, d’un côté, la finance américaine soutient que la monnaie européenne risque une nouvelle fois de boire le bouillon d’ici à l’été prochain, de l’autre, la manœuvre orchestrée par la Fed et le Trésor américain en faveur d’un dollar faible permet aux cambistes de spéculer avec de bonnes chances de gain sur l’euro fort, artificiellement maintenu à un cours élevé au vu de la santé de l’économie européenne

et des analyses qui diagnostiquent une crise profonde en Europe. Si un système est sur le point de sauter, la monnaie (ou la dette) chute : en l’occurrence, l’ordre naturel des choses est inversé. Le cours des bons du Trésor américain est le reflet de cette situation : plus il était question, ces dernières semaines, d’un défaut des Etats-Unis et plus les titres d’Etat américains montaient, comme si le risque de défaillance ne les concernait pas, ou presque.

Avec ce scénario sous les yeux et sur les écrans d’ordinateur, il n’est guère étonnant que les marchés européens soient la cible d’investisseurs peu scrupuleux. Ce qui est plus intéressant, toutefois, c’est la façon dont cet ensemble d’événements financiers se mêle aux événements politiques et diplomatiques avant d’être présenté à l’opinion américaine : alors que les gros titres des quotidiens européens attaquent les Etats-Unis au sujet des révélations sur les écoutes systématiques de la CIA, les unes des journaux américains accordent une place bien plus grande aux analyses sur l’intensification de la crise de l’euro, sur le dépérissement du projet d’union politique et enfin sur la piètre fiabilité de l’Europe comme interlocuteur politique et financier des grandes puissances économiques mondiales.

La conséquence de cette énième “fracture de gouvernance” n’est pas uniquement politique, mais aussi financière : le holà mis par l’Allemagne à la surveillance bancaire, à la veille de nouveaux tests de résistance européens, a immédiatement légitimé les alarmes des analystes de Wall Street quant à la santé précaire du crédit européen.

Aujourd’hui, il est clair pour tout le monde que, dans le contexte actuel, la mondialisation empêche toute mesure unilatérale et que les divergences d’intérêts nous condamnent à la paralysie. Nos vieilles règles et nos vieilles certitudes ont vécu, et personne n’entrevoit de nouveau système ni ne tente d’en bâtir un, parce que tout s’enchevêtre avec la crise et les menaces d’une aggravation de la situation financière ou de celle de l’économie réelle. Opérateurs de marché, gouvernements, institutions supranationales, tous ont peur de planifier l’avenir et vivent au jour le jour.

—Alessandro PlaterotiPublié le 25 octobre

Vu d’Europe, le scandale des écoutes de la NSA sape la crédibilité et le prestige des Américains. Mais, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est l’incapacité chronique des Européens à mettre un terme à la crise qui inquiète le plus les décideurs.

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EUROPE.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

pour la nomination du président de la Commission. Martin Schulz, 57 ans, qui s’est appliqué à nouer des alliances par le passé, a de bonnes chances d’être désigné. Il peut compter sur un large soutien au Parlement comme au Conseil européen, bien au-delà des rangs de sa famille politique. Angela Merkel le sait, et elle s’accommoderait parfaitement de sa présence à la tête de la Commission, notamment parce que le social-démocrate a la confiance du président français, François Hollande. De quoi relancer un moteur franco-allemand fatigué.

Seul hic pour Angela Merkel : en tant que présidente de la CDU, elle ne saurait soutenir ouvertement un membre du SPD. Dans la campagne des européennes, les deux futurs partenaires de coalition feront donc bande à part. Toutefois, Angela Merkel s’applique à ne pas ouvrir de nouveaux fronts inutiles avec le social-démocrate. Jeudi dernier, la fine fleur du Parti populaire européen (PPE, droite) s’est réunie pour débattre des élections européennes à venir. Beaucoup ont dit souhaiter que le PPE mette sa propre tête de liste en face de Martin Schulz. Angela Merkel et le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, ont à l’inverse émis de fortes réserves à ce sujet. La chancelière veut se garder le droit de divulguer le nom de son favori au poste de président de la Commission après les élections – peut-être même pourrait-il s’agir du social-démocrate Martin Schulz.Une chose est sûre : le concours des sociaux-démocrates allemands ne sera pas de trop si Angela Merkel veut imposer son programme en Europe.

—Christoph Pauly, Christian Reiermann,

Michael Sauga, Peter Müller, Christoph SchultPublié le 28 octobre

européenne à Bruxelles. Angela Merkel se débarrasserait alors enfin de celui qu’elle prit naguère sous son aile, mais qui est aujourd’hui tombé en disgrâce, l’actuel président de la Commission, José Manuel Barroso. Du même coup, elle pourrait mettre en route des réformes en faveur de la croissance et de la compétitivité en tandem avec Martin Schulz.

La ligne du nouveau gouver-nement berlinois est prévisible : pas d’obligations européennes, mais plus d’argent pour les programmes de relance, et un droit de regard étendu pour Bruxelles. Pour imposer son nouveau cap, Angela Merkel, volontiers surnommée “Mutti” [maman] dans ses propres rangs, s’est trouvé un nouveau favori en la personne du président du Parlement européen, Martin Schulz. Le cadre du SPD a beau déclarer publiquement qu’“Angela Merkel n’est pas [sa] meilleure amie”, chacun dit toute son estime de l’autre une fois les micros coupés. Martin Schulz voit régulièrement la chancelière à Berlin, ils échangent des SMS et élaborent des compromis, dernièrement sur le budget supplémentaire de l’UE. Tous deux sont opposés à un règlement de tous les problèmes à l’échelle européenne. Leurs vues convergent également sur les moyens de parvenir à un renforcement de l’union monétaire et économique.

Martin Schulz serait un “trait d’union” important pour la grande coalition. S’il est proche du chef de file du SPD, Sigmar Gabriel, il peut aussi être utile à Angela Merkel au plan européen. Les élections européennes de l’année prochaine seront les premières à avoir lieu dans les conditions fixées par le traité de Lisbonne. Ses résultats devront donc être pris en compte par les 28 chefs de gouvernement des Etats membres

tout moment. De la France à l’Italie, les partis eurosceptiques ont le vent en poupe, les réformes sont au point mort dans de nombreux pays endettés, les banques rechignent à accorder des crédits.

C’est pourquoi la chancelière prépare un train de réformes européennes, et elle sait d’ores et déjà comment elle pourra imposer son projet : avec l’aide de ses nouveaux partenaires de coalition pressentis – les sociaux-démocrates –, elle entend teinter de “social” sa politique européenne. Il est question de mettre en place des programmes contre le chômage des jeunes, contre l’évasion fiscale, ainsi qu’un budget propre à la zone euro pour relancer la croissance. En contrepartie, Bruxelles verra son droit de regard étendu sur les politiques financières et économiques des Etats membres.

De l’argent contre des réformes : Angela Merkel entend désormais poursuivre son programme controversé sous une forme “social-démocratisée”. Pour ce faire, elle s’est trouvé un allié de poids. Angela Merkel veut faire passer son projet en binôme avec le président du Parlement européen, Martin Schulz, qui préside la délégation du SPD sur les questions de politique européenne dans le cadre des pourparlers en vue de la formation de la coalition, mais pense aussi déjà aux prochaines étapes de sa carrière : pour l’instant, il ambitionne d’être la tête de liste des socialistes aux européennes de mai prochain. Après quoi, s’il est parvenu à recueillir suffisamment de suffrages, il briguera le fauteuil de président de la Commission

coalition aux côtés du deuxième parti d’Allemagne. Angela Merkel est persuadée qu’elle est en position de force pour promouvoir un projet qui est censé devenir son héritage politique : la réforme de l’Union européenne. Pour autant, si le risque d’une désintégration procha ine de la monna ie européenne est écarté pour l’heure, et si la conjoncture de la zone euro montre elle aussi ses premiers signes de vie depuis longtemps, Angela Merkel n’ignore pas que la crise peut repartir de plus belle à

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Comment Merkel veut réformer l’EuropeLa chancelière semble enfin prête à assumer son pouvoir et ses responsabilités sur le continent. Mais elle a besoin d’un allié : le président du Parlement européen, Martin Schulz.

↙ Angela Merkel et ses “mariés” européens.Dessin de Chappatte paru dans l'International New York Times, Paris.

—Der Spiegel Hambourg

C’était à l’occasion d’un dîner donné au siège bruxellois du Conseil européen. On

venait de servir le dessert lorsque, peu avant minuit, Angela Merkel fit ce que les chefs de gouverne-ment européens lui réclamaient depuis des mois : faire preuve de leadership. Les pays de la zone euro doivent devenir plus com-pétitifs, a martelé la chancelière, le droit de regard exercé jusque-là par la Commission européenne ne suffit pas, il faut “contraindre davantage”. Quant à la “dimension sociale”, elle ne doit pas être négli-gée pour autant, a jugé la chef de file de la CDU. L’Europe a besoin d’un “bond qualitatif”.

Angela Merkel est déterminée à devenir chancelière européenne à la faveur de son troisième mandat. Aux dernières élections, les Allemands lui ont accordé plus de suffrages qu’ils ne l’avaient jamais fait, elle passe pour être “le dirigeant politique le plus puissant d’Europe” (The Economist), et elle pilotera bientôt une grande

Angela Merkel s’applique à ne pas ouvrir de nouveaux fronts inutiles avec le social-démocrate

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à la une

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Pire que Wall StreetIls sont jeunes, riches, et croient changer le monde avec des gadgets. Les cadres de la Silicon Valley sont vus d’un œil de plus en plus critique dans les médias américains.

Longtemps le berceau des nouvelles technologies a été vu comme un pôle d’excellence, un moteur éco-nomique, un modèle à exporter. Aujourd’hui, les critiques fusent. Les jeunes entrepreneurs du secteur, hier portés aux nues, sont brocardés pour leur suffisance (lire ci-contre). Les géants du Net sont accusés de s’enfermer dans une bulle (p. 41). Et écrivains et intellectuels s’attaquent au règne des sites Internet et des réseaux sociaux, qui flattent nos mauvais instincts et conduisent le monde à sa perte (p. 38). C’est comme si les promesses du numérique s’étaient évanouies, laissant place à un “meilleur des mondes” version 2.0.

— Service Amérique du Nord

LA SILICON VALLEY  NE FAIT PLUS RÊVER

—The New Republic (extraits) Washington

es entrepreneurs des nouvelles tech-nologies sont-ils en train de remplacer les financiers de Wall Street dans le rôle des méchants pour l’imagination popu-laire ? Ça commence à y ressembler, du moins dans les médias. L’exemple le plus

flagrant a été le tapage provoqué par le mariage de Sean Parker [cofondateur du magasin de musique en ligne Napster et actionnaire de Facebook], qui s’est offert des noces de style “médiéval chic” dans une forêt de séquoias en Californie. L’événement a été décrit comme un “désastre écologique” par la presse et aurait coûté la bagatelle de 10 millions de dollars [plus de 7 millions d’euros]. Parker a répondu par une lettre de 9 500 mots aux journalistes qui avaient

porté atteinte à sa vie privée en parlant de son mariage. En d’autres termes, il est passé du statut de petit con à celui de gros con. Si un scénariste avait inventé ce personnage, il aurait reçu une note des studios disant que le degré de bêtise était trop élevé pour être crédible.

Parker est pourtant rapidement devenu un archétype. A l’instar de l’histoire de la bat-mitsva dispendieuse de la fille d’un cadre de Goldman Sachs devenue un conte moral, le mariage de Parker a été montré du doigt par des sites Internet, dont certains semblent dernièrement de plus en plus enclins à voir la “culture tech” d’un œil critique. “Le monde des nouvelles technologies est le nouveau Wall Street : majoritairement blanc et essentiellement composé de types qui s’enrichissent en faisant des choses qui ont un objectif et un impact social limités”, a par exemple déclaré l’économiste Umair Haque sur Twitter.

Etalage. “Ils sont jeunes et riches. Et insuppor-tables, comme le sont presque toujours les gens jeunes et riches”, a écrit Mat Honan dans Wired. Mais ce qui différencie cet univers des autres, c’est sa visibilité. Il y a aujourd’hui des réseaux sociaux qui encouragent l’étalage d’un mode de vie très enviable. Le partage est l’un des fondements de cette industrie. Wall Street, en revanche, garde une culture de protection de la vie privée – en tout cas au bureau – et les impulsions les plus immatures de ses membres risquent moins de se retrouver sur Internet.

L’étalage de consommation dans le monde des nouvelles technologies n’est pas tout à fait de même nature que celui de Wall Street. Un cadre de la Silicon Valley aura moins tendance à dépen-ser son argent pour une table VIP et une Porsche. Le “techie” optera plutôt pour une ascension du Kilimandjaro et une [voiture électrique] Tesla. Ce

mode de vie est certes onéreux (le prix d’une Tesla tourne autour de 62 000 euros sans option), mais il présente également un côté vertueux que cer-tains peuvent trouver plus irritant que le matéria-lisme sans complexes du banquier, du genre : “Je dépense beaucoup d’argent, mais c’est pour sauver la planète, pas pour en mettre plein la vue.”

Pour Sam Biddle, [du magazine] ValleyMag, si le méchant “techie” produit un autre type d’irrita-tion que le méchant de Wall Street, c’est notam-ment parce qu’il n’a pas conscience de ce qu’il est. “Les amis que j’ai dans la finance sont tous très cyniques, explique-t-il. ‘Nous sommes ceux que tout le monde déteste’, disent-ils. Ils se contentent de prendre leur chèque.” Les pionniers des nou-velles technologies, eux, ont tendance à penser qu’en plus de s’enrichir ils sauvent le monde. “Ils sont tellement dans l’autoglorification qu’ils n’ont aucun humour sur ce qu’ils font”, poursuit Biddle.

Dans cette communauté où tout le monde ou presque est plutôt jeune, relativement riche et par-tage une même vision des choses, il existe aussi un effet d’isolement. “J’ai l’impression qu’un mil-liardaire pourrait regarder de haut un simple mil-lionnaire comme moi”, s’est ainsi plaint un habitant de Palo Alto à un journal local.

“Une tonne de petites entreprises fabriquent des produits d’une valeur douteuse et reçoivent d’énormes quantités d’argent pour le faire”, souligne encore Honan. Bustle, dont on s’est beaucoup moqué en dehors de la Vallée, en est un bon exemple : son fondateur, Bryan Goldberg, a déclaré que, puisqu’il n’existait pas de sites web pour les femmes qui ait une forte fréquentation, il allait donc en lancer un.

Ce ne sont pas seulement les personnages qui agacent les critiques. Farhad Manjoo, de Slate, tra-vaille actuellement à un livre sur Google, Facebook, Amazon et Apple. Selon lui, il est logique que la haine envers les membres du secteur des nouvelles

↗ Dans des locaux de Google à Mountain View, en Californie, en novembre 2011. Photo Peter DaSilva/The New York Times

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du PandoDaily, fait partie des défenseurs des nou-velles technologies les plus acharnés du monde. “Chaque fois que la Silicon Valley donne l’impres-sion d’avoir le vent en poupe, il y a une réaction hos-tile”, affirme-t-elle. Elle estime également que les médias exagèrent les quantités d’argent circu-lant dans cet univers. “En fait, les riches ne repré-sentent qu’un petit pourcentage, déclare-t-elle. La plupart des gens touchent des salaires de start-up et ne gagneront jamais d’argent avec leur entreprise.”

Elle ne pense pas que la haine envers les “techies” soit si répandue que cela, en dehors d’un groupe de critiques très violents sévissant dans un nombre croissant de sites.

Elle a raison au moins sur une chose : les Américains ne détestent pas massivement l’uni-vers des nouvelles technologies. D’après les son-dages Gallup, l’“industrie informatique” reste le secteur d’activité le plus populaire et les “sociétés Internet” figurent en quatrième position. Ce qui est logique. Après tout, les gens aiment leur iPhone et leur Internet. Pour le moment du moins, cela compte plus que tout article négatif sur les “mecs des nouvelles technologies” qu’ils peuvent lire avec leur application mobile.

—Noreen MalonePublié le 8 septembre

technologies ait grandi en même temps que les entreprises se développaient. Ces anciennes start-up sont désormais des sociétés comme les autres, simplement plus sophistiquées et plus décontractées, avec des actionnaires auxquels il faut penser. Les entreprises des nouvelles tech-nologies sont en train de devenir une part iné-vitable de notre vie. Chez ceux qui avaient déjà tendance à ne pas apprécier ce type de culture d’entreprise, les révélations de cette année, selon lesquelles bon nombre des plus grosses sociétés de ce secteur partagent leurs données privées avec le gouvernement, ne font qu’am-plifier la méfiance.

Un rejet inéluctable. “Les choses ont vieilli, la nouveauté est passée et l’angoisse s’est installée”, explique par mail Alexis Madrigal, d’Atlantic. En d’autres termes, toute industrie arrivant à maturité est vouée à s’attirer sa part de critique. Etrangement, l’effondrement de Wall Street a permis au secteur des nouvelles technologies de gagner quelques années de bienveillance. Maintenant qu’il est plus avancé, il se heurte à une réaction de rejet inéluctable.

Pour certains, ce rejet n’est pas une nouveauté ni une spécificité de 2013. Sarah Lacy, fondatrice

A la une

ATTENTION, DANGER !“Internet ne vous sauvera pas”, titrait en mars The New Republic sur un fond noir inquiétant, brossant un long portrait d’Aaron Swartz. Virtuose de l’informatique, celui-ci était aussi un militant idéaliste favorable à un libre accès au savoir sur

Internet. Il aurait téléchargé et mis en ligne, début 2011, la quasi-totalité des archives JSTOR (qui rassemblent la plupart des articles universitaires en sciences humaines) pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Poursuivi par la justice et menacé de trente-cinq ans de prison, Aaron Swartz s’est suicidé en janvier 2013, à 26 ans, rappelle The New Republic. Le bimensuel, racheté en 2012 par Chris Hughes, l’un des cofondateurs de Facebook, a consacré ces derniers mois plusieurs unes et de nombreux articles, souvent critiques, à Internet.

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À LA UNE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

raisons qui nous sembleront bien familières. La culture de Mae et notre culture réelle laissent peu de place à l’objection. Décider d’en sortir est considéré comme une mort personnelle et professionnelle.

Google et Facebook se sont refusés à tout com-mentaire. M. Eggers, surtout connu pour Une œuvre déchirante d’un génie renversant (Balland, 2001), a également refusé de m’accorder un entretien.

Ses scènes frisent parfois le burlesque, par exemple quand Mae réfléchit à la quantité d’infor-mations qu’elle absorbe : “Sur son deuxième écran, il y avait le nombre de messages envoyés par d’autres membres du personnel ce jour-là (1 192) ainsi que le nombre de ceux qu’elle avait lus (239), de ceux qu’elle avait traités en moyenne (220) et de ceux traités par les autres membres du bureau (198).”

Mais c’est la bêtise du monde de Mae qui donne à The Circle son intérêt. Il est juste assez sem-blable à celui d’aujourd’hui pour nous permettre de nous voir d’un autre œil.

Le roman adresse également un avertisse-ment aux entreprises : quelle que soit l’utilité des données aujourd’hui, le fait de les réunir dans un cercle complet qui relie chaque centi-mètre de notre vie privée, publique et civique a de graves conséquences.

Orwellien. L’auteur n’y va pas par quatre che-mins quant aux effets sur notre personnalité et notre dignité. Il conçoit même un personnage pour faire des sermons contre la philosophie de l’information permanente de Facebook et Google : “Les outils que vous créez fabriquent arti-ficiellement des besoins sociaux extrêmes. Personne n’a besoin du niveau de contact que vous fournissez. Ça n’améliore rien.”

Et voici le point culminant du livre : Eamon Bailey, un des fondateurs de la société, s’en prend à la conception désuète que Mae se fait de la vie privée. M. Eggers livre ici un dialogue très orwel-lien : “Je comprends [déclara Mae] que nous avons l’obligation en tant qu’êtres humains de partager ce que nous voyons et savons, et que toute connaissance doit être démocratiquement accessible.— C’est l’état naturel de l’information que d’être libre.— D’accord.— Nous avons tous le droit de savoir tout ce qu’il est possible de savoir. Nous sommes tous proprié-taires collectivement de la connaissance accumulée du monde.— D’accord, déclara Mae. Donc qu’est-ce qui se passe si je prive quelqu’un de quelque chose que je sais ? Je vole mes semblables, non ?— En effet, confirma Bailey en acquiesçant gravement…— La vie privée, c’est le vol.”

The Circle n’est pas de la grande littérature, mais c’est un excellent avertissement, un aver-tissement dont on entendra encore beaucoup parler. Dans la “jungle” de M. Eggers, c’est nous, et non le bétail, qu’on anesthésie et qu’on envoie inconscients à notre perte.

—Dennis K. BermanPublié le 17 septembre

* Publié en 1905, ce roman dépeint la vie et les conditions de travail des immigrés dans les abattoirs de Chicago. Il a conduit le président Theodore Roosevelt à faire adopter des réformes du droit du travail.

vous intéressez à ce qui s’y passe, prêtez attention à ce livre et au message qu’il véhicule.

On peut se demander pourquoi les lecteurs auront dû attendre si longtemps la première œuvre qui remette totalement en question les dogmes de notre ère de l’information. N’est-il pas remarquable qu’en moins de dix ans il soit devenu tabou de ne pas partager sa vie privée en ligne ?

Entre les mains de M. Eggers, ces interroga-tions prennent forme humaine en la personne de Mae Holland, une jeune femme qui com-mence à travailler à The Circle, société toute-puissante de la Silicon Valley. L’action se situe dans un avenir proche, et The Circle est l’héri-tier spirituel et commercial de notre époque, un mélange de Google, Facebook, Twitter, Pinterest et PayPal. La société a été fondée par de mys-térieux futurologues dont la vision de partage total et mondial des connaissances aura des conséquences sinistres pour la démocratie à la fin de l’ouvrage.

Comme dans tout bon roman d’horreur, tout commence on ne peut mieux pour Mae. Auréolée de son nouveau statut, elle reste ébahie devant le programme de conférences du Circle.

C’est alors qu’elle commence à être avalée dans un abîme numérique. On lui demande de porter des appareils qui surveillent sa santé et ses émo-tions, d’actualiser constamment son statut sur les réseaux sociaux, puis d’enregistrer tous ses mou-vements avec une caméra accrochée à son cou.Le comportement de Mae change pour des

—The Wall Street Journal New York

vec ses entrailles et ses salles d’abat-tage, La Jungle*, d’Upton Sinclair, est un des rares romans à avoir changé la façon dont la société voyait le monde des affaires. Nous avons enfin la Jungle de notre époque, une dénonciation saisissante et virulente

des entreprises qui nous incitent sournoisement à déverser toutes nos pensées et actions sur le web.

Ce roman, c’est The Circle [Le cercle], de Dave Eggers, qui pourrait bien changer la façon dont le monde envisage sa soumission compulsive, docile, à tout ce qui est numérique. Si vous tra-vaillez à la Silicon Valley, ou simplement si vous

The Circle, entreprise totalitaireDans son dernier roman, l’écrivain Dave Eggers s’en prend à la toute-puissance des géants du numérique et au dogme de la transparence absolue.

A la une

PREMIÈREEn publiant un long extrait du roman de Dave Eggers dans son édition du 29 septembre, The New York Times Magazine a créé la surprise. C’est en effet la première fois de son histoire que le magazine consacre

sa couverture et une bonne partie de ses pages intérieures à une œuvre de fiction… éminemment réaliste.

CES ÉCRIVAINS QUI VEULENT LA PEAU DU NETEnfoncer le clou : c’est l’effet qu’a produit le roman de Dave Eggers, après une première charge violente contre le monde du numérique venue de l’écrivain Jonathan Franzen. A la mi-septembre, le célèbre romancier a signé dans le quotidien The Guardian un article titré : “Ce qui ne tourne pas rond dans notre monde moderne”. Il s’attaque pêle-mêle à Apple, Twitter, Salman Rushdie ou Jeff Bezos (fondateur d’Amazon et nouveau propriétaire du Washington Post), qualifié de “cavalier de l’Apocalypse”. Il épingle le “technoconsumérisme”, cette “nouvelle machine infernale, obnubilée par sa propre logique de développement”, qui nous transforme en véritables esclaves et flatte nos pires instincts. Cet article accompagnait la sortie du nouvel ouvrage de Jonathan Franzen, The Kraus Project, un recueil d’articles de l’auteur viennois du début du XXe siècle Karl Kraus qu’il a lui-même traduits et annotés. Dans ses pamphlets et satires, Kraus dénonçait avec virulence la corruption du langage par les médias et les effets délétères des innovations technologiques. Auteur difficile, méconnu, Kraus “a beaucoup à nous dire sur notre époque, saturée par les médias, enivrée par les technologies et hantée par l’image de l’Apocalypse”, clame Jonathan Franzen.

Contexte

A

↖ Dessin de Clou paru dans La Libre Belgique, Bruxelles.

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 LA SILICON VALLEY NE FAIT PLUS RÊVER.

Siège d’AdobeWorld

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YahooUniversité de Stanford

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Siège de PayPalSiège de PayPal

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Futur siège d’Apple(le “donut en verre”)

Futur siège d’Apple(le “donut en verre”)

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Baie deSan Francisco

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Le berceau des nouvelles technologies Au contraire, dénoncent certains militants, l’in-vasion high-tech fait grimper le coût de la vie à des niveaux inaccessibles pour la plupart des habitants de la ville. Ils s’inquiètent de voir la hausse exorbitante des loyers, des prix de l’im-mobilier et les expulsions s’ajouter aux inégali-tés de revenus et chasser de la ville les familles de la classe moyenne, les petites entreprises, les artistes et les intellectuels, bref, ceux qui ont donné à San Francisco la richesse et la diver-sité culturelles qui font son charme.

Le feu des récriminations est parti du quar-tier de Mission, bastion historique de la classe ouvrière latino, où les maisons victoriennes et les nouveaux lofts sont pris d’assaut par les geeks. Une guerre des prix y a éclaté, tout par-ticulièrement dans un rayon de quelques cen-taines de mètres autour des arrêts des navettes, faisant grimper – parfois doubler – les loyers. Le long de leurs itinéraires, des restaurants bran-chés ont pris la place des petits commerces de proximité et des magasins familiaux.

Graffi tis et pirates. Dans le quartier, des graf-fi tis anti-Google ont commencé à fl eurir et des militants ont récemment organisé un rassem-blement antigentrifi cation au cours duquel ils ont réduit en charpie une piñata en forme de navette Google.

Ted Gullicksen, directeur exécutif de l’Asso-ciation des locataires de San Francisco, redoute que les geeks ne se soient défi nitivement appro-prié la ville et n’en repartent plus – alors qu’ils avaient levé le camp après l’explosion de la bulle Internet, en l’an 2000.

“Après le premier boom, bon nombre de ces socié-tés ont bu la tasse. Mais, aujourd’hui, nous par-lons d’entreprises Internet très bien établies comme Facebook et Google. Diffi cile de les imaginer en train de couler”, commente Ted Gullicksen.

Comparativement à ce qui s’est passé lors des précédents booms, le secteur des nouvelles technologies crée peu d’emplois pour la classe moyenne et ne suscite guère de sympathie. L’écart entre les hauts et les bas revenus de la Silicon Valley se creuse. Dans cette région des Etats-Unis qui s’enorgueillit de compter certaines des entreprises les plus riches du monde, la parti-cipation au programme de bons alimentaires a atteint un niveau record depuis dix ans et le nombre de sans-abri a fait un bond de 20 % au cours des deux dernières années. Ce qui nourrit d’acerbes critiques – certaines venant des rangs mêmes du secteur des nouvelles technologies.

L’entrepreneur Chris Tacy, qui travaille pour la société Mozilla, a récemment admonesté sur son blog ses collègues du secteur des nouvelles techno logies après avoir vu un jeune homme céder à contrecœur son siège à une vieille dame dans un bus, puis dire tout haut à ses amis : “Je ne sais pas pourquoi les vieux prennent les transports en commun. Si j’étais vieux, je prendrais un Uber [ser-vice de location de voitures de luxe avec chauff eur].”

Les professionnels des nouvelles techno logies utilisent fréquemment l’appli Uber pour aller au bureau ou se rendre en ville. Pour certains, cette armada de voitures rutilantes et les limou-sines noires qui sillonnent les rues de la ville sont un autre signe du fossé de plus en plus pro-fond qui divise San Francisco.

Ce système de navettes privées est devenu le symbole le plus visible de la ruée vers l’or numérique qui embrase la ville et de la frac-ture de plus en plus profonde qui sépare ceux qui surfent sur la vague des nouvelles techno-logies et les autres.

“Parfois, ces navettes me font penser à des vais-seaux spatiaux dans lesquels nos chefs suprêmes, venus d’une autre planète, auraient atterri pour régner sur nous”, a récemment écrit l’auteure Rebecca Solnit, résidente de San Francisco de longue date, dans la London Review of Books.

Cette fracture est encore aggravée par l’idée largement répandue que les richesses phéno-ménales générées par les nouvelles techno-logies ne bénéfi cient pas à la population dans son ensemble.

—Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

haque jour de la semaine, depuis le lever du jour jusque tard dans la soirée, une fl otte rutilante de bus sans numéro sillonne les rues de San Francisco. Ils ramassent des milliers de jeunes pro-fessionnels du secteur des nouvelles

technologies à des dizaines d’arrêts diff érents et les déposent ensuite à une heure de route au sud de la ville. C’est l’un des privilèges qu’off rent à leurs salariés Apple, Facebook, Google et d’autres grandes sociétés de la Silicon Valley : des bus de luxe, équipés de la climatisation, de sièges confortables et d’une connexion Wi-Fi pour leur éviter le stress des routes congestionnées de la région.

SAN FRANCISCO SE REBELLE CONTRE LES GEEKSBerceau de la contre-culture, la métropole californienne a du mal à supporter l’invasion des jeunes salariés fortunés venant du secteur des nouvelles technologies.

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ARCHIVES courrierinternational.com

En juillet déjà, Courrier international consacrait un dossier aux mégalos geeks (n°1182, du 27 juillet 2013).

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À LA UNE Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

En juin dernier, le milliardaire Sean Parker, fondateur de Napster et ancien cadre de Facebook, a englouti des millions de dollars dans un mariage de rêve dans les forêts de séquoias géants de Big Sur [sur la côte californienne au sud de San Francisco]. L’an passé, David Sacks, ancien cadre de PayPal et fondateur de Yammer, a organisé pour son anniversaire une fête autour du thème émi-nemment royaliste “Qu’ils mangent de la brioche !” – fête qui, selon les rumeurs, aurait coûté 1,4 mil-lion de dollars.

Les trois dirigeants de Google – Larry Page, Sergey Brin et Eric Schmidt – sont en train de faire construire à l’aéroport international de San Jose un aérodrome pour leurs voyages profession-nels en avions privés, pour la modique somme de 82 millions de dollars. Celui-ci s’étendra sur 12 hectares et sera doté de cinq hangars, dont un suffi samment grand pour accueillir un Boeing 747.

Si la richesse et le pouvoir du monde des nou-velles technologies suscitent du ressentiment, c’est que “nous l’avons cherché”, reconnaît Chris Tacy. “Aux Etats-Unis, beaucoup de gens n’ont pas confi ance en l’avenir ; or, dans le même temps, de nombreux petits génies des nouvelles technologies deviennent milliardaires. C’est une combinaison explosive”, souligne-t-il.

Avis d’expulsion. Matt Brezina vit à San Francisco, où il a fondé deux start-up. Pour lui, la gentrifi cation est inévitable. Les prix poussent les gens hors de San Francisco, comme cela a été le cas dans d’autres villes très prisées telles que New York, Tokyo et Londres. Il reconnaît que certains affi chent “quelques” signes extérieurs de richesse. Mais, selon lui, ce n’est pas la majorité ; dans la nouvelle génération high-tech, beaucoup donnent des millions à des œuvres de bienfaisance.

“Ici, nous avons une culture un peu diff érente, qui tolère mal ce genre de choses, explique-t-il. Nous ne portons pas de Prada et, si nous conduisons une Porsche, nous n’en possédons pas. Qui voudrait être propriétaire d’une voiture ?”

Theresa Flandrich, 58 ans, partage un petit deux pièces avec son fi ls de 25 ans à North Beach, l’un des plus vieux quartiers de San Francisco, pour un loyer de 645 dollars par mois. Elle regrette que les jeunes salariés du secteur des nouvelles technologies ne se mêlent pas à la population de la ville dans laquelle ils vivent. La plupart d’entre eux font leurs courses en ligne, elle ne les croise pas dans les petits commerces du coin. Quand ils marchent dans la rue, ils ont le nez collé à leur smartphone et ils ne s’impliquent pas dans la vie du quartier, déplore-t-elle. Elle constate une mul-tiplication des expulsions eff ectuées dans le cadre de la loi Ellis, qui autorise un propriétaire à expul-ser tous les locataires d’un bâtiment lorsque celui-ci est retiré du marché de la location. Et, comme les autres locataires de son immeuble – dont cer-tains sont âgés ou handicapés –, elle vient de rece-voir un avis d’expulsion. Elle va devoir partir du quartier où elle vit depuis trente ans.

Son fi ls, lui, aimerait bien quitter le nid fami-lial et avoir son propre appartement en dépit de la hausse des prix : il s’est donc mis à la recherche d’un emploi comme recruteur dans le secteur des nouvelles technologies.

—Jessica GuynnPublié le 14 août

postes à responsabilités dans des multinationales et de petites start-up de l’informatique. “C’est la jeunesse qui fait marcher les Facebook, les Google.”

Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, aujourd’hui âgé de 28 ans, est bien de cet avis. “Je veux souligner l’importance de la jeunesse et des compétences techniques, a-t-il déclaré lors d’un évé-nement à l’université Stanford en 2007. Les jeunes sont tout simplement plus intelligents. Pourquoi la plupart des maîtres d’échecs ont-ils moins de 30 ans ? Je ne sais pas. Quand on est jeune, on a tout simple-ment une vie plus simple. C’est peut-être parce qu’on n’a pas de voiture, peut-être parce qu’on n’a pas de famille. Avoir une vie simple vous permet de vous concentrer sur ce qui est important.”

Destruction créatrice. “Les entreprises cherchent manifestement à recruter plus jeune et moins cher”, déclare Robert Withers, de Nova Workforce Development, une organisation publique de conseil en carrière de la Silicon Valley. “On voit des gens expérimentés qui cherchent du travail, qui ont des entretiens et qui ne sont pas pris.”

Cette tendance s’est accélérée au fur et à mesure que le secteur s’écartait des bastions traditionnels – matériel, PC, infrastructures informatiques – pour passer au nuage numérique, aux applica-tions, aux mobiles et aux réseaux sociaux, qui requièrent de nouvelles compétences.

“Le secteur des nouvelles technologies a besoin d’employés ayant uniquement les compétences les plus récentes”, c’est un secteur où le “tourbillon de la ‘destruction créatrice’ chasse régulièrement des salariés même si l’économie se porte bien”, constate Nova Workforce Development.

Dan Ruth, 40 ans, directeur informatique, est sans emploi depuis sept mois. “J’ai une famille et, même si je n’ai pas perdu tout espoir, je songe à étendre mes recherches d’emploi à un autre marché,

Boston par exemple”, confi e-t-il.Pas question de “faire vieux” dans les

entretiens d’embauche, souligne Withers – de porter des vêtements démodés, de

s’étendre longuement sur son expérience pas particulièrement pertinente ou de dire au recru-teur : “Dites donc, vous pourriez être mon fi ls !”

Et puis il y a le changement de culture qu’ont relevé Clair Brown, un économiste de Berkeley, et Greg Linden, un chercheur de la Haas School of Business, dans Chips and Change [Les puces et le changement – non traduit], un ouvrage sur l’industrie des semi-conducteurs. Dans leur ges-tion du personnel, les entreprises américaines sont passées d’un “système de fort engagement”, qui mettait l’accent sur l’emploi à long terme et la formation sur le tas, à un “système de forte inno-vation”. “On recrute en général un ingénieur parce qu’on a besoin de ses compétences et de ses connais-sances pour développer une technologie ou un produit spécifi ques. Ce système est vu comme moins coûteux parce que l’entreprise peut recruter les compétences nécessaires sans avoir à conserver des personnes expé-rimentées, qui ont en général un salaire plus élevé.”

“J’ai passé six mois à trouver comment me vendre, confi e Robert Honma. La concurrence est tellement dure qu’il faut faire beaucoup d’autopromotion. Je suis devenu beaucoup plus concentré en entretien. Je crois que je suis sur la bonne voie.”

—Andrew S. RossPublié le 20 août

PAS DE PITIÉ POUR LES “VIEUX” Dans un secteur en perpétuel bouleversement, l’âge est un handicap. Les employés expérimentés sont chassés sans ménagement.

E—San Francisco Chronicle (extraits) San Francisco

n 2012, trois sociétés de la Silicon Valley ont annoncé le licenciement d’un total de 48 000 salariés. Les dégraissages se poursuivent cette année : Cisco Systems, pourtant rentable, a indiqué qu’il allait se séparer de 4 000 personnes. Dans le

même temps, le nombre d’emplois augmente dans la vallée et à San Francisco. Les patrons du secteur se plaignent même d’avoir des dizaines de milliers de postes vacants, au point de devoir faire venir des salariés qualifi és de l’étranger.

Mais, si la demande dépasse l’off re, comment se fait-il que tant de professionnels compétents soient sans travail ? La réponse tient en peu de mots : dans les nouvelles technologies, l’expé-rience importe bien moins qu’auparavant et peut même jouer contre vous.

“Ç’a été un vrai choc de devoir quitter un emploi que j’avais depuis plus de dix ans”, confi e Robert Honma, 49 ans, de Sunnyvale. Son CV est truff é de

39 ←

↓ Dessin de Boligán, Mexique.

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 LA SILICON VALLEY NE FAIT PLUS RÊVER.

qui prévaut dans la Silicon Valley : ici, le travail se confond avec la vie. Avec leurs espaces verts, leurs laveries automatiques et leurs restaurants, ces structures ressemblent à de véritables villes autonomes totalement décloisonnées. Comme l’ont relevé certains commentateurs, ce modèle est presque une déformation – version entre-prise techno – des communautés hippies cali-forniennes du XXe siècle.

Entre les toitures végétalisées de Facebook et les infinies façades vitrées d’Apple qui offrent aux employés une vue ininterrompue sur des centaines d’arbres, les géants du web construisent pour leur personnel des habitats techno-bucoliques. Les employés du siège d’Amazon n’auront même pas besoin de quitter leur bureau pour déjeuner sous les arbres : les plans du bâtiment qui se dres-sera dans le centre-ville de Seattle prévoient des espaces de travail paysagers dotés en outre de leur propre microclimat. Dans chacune des trois biosphères envisagées, les salariés pourront, selon Amazon, “travailler et échanger dans un cadre plus naturel, semblable à un parc”.

Malédiction du campus. Ces agencements privilégient surtout le potentiel productif des rencontres accidentelles entre collègues. C’est là une caractéristique qui a été inscrite au cahier des charges. Dans le complexe de Google, par exemple, qui sera agrémenté de parcs, de cafés et d’agoras, aucun employé ne sera à plus de deux minutes et demie de marche d’un autre. En revanche, ces confi-gurations n’encouragent que très peu les relations avec le monde environnant. L’inspiration née des échanges fortuits avec des gens extérieurs à l’en-treprise n’est pas intégrée à ces “utopies” puisque les employés sont incités à exercer pratiquement toutes les fonctions de la vie quotidienne dans l’enceinte de l’entreprise – mis à part y dormir.

Cela étant, certains auront même la possibi-lité de passer la nuit à un jet de pierre de leur lieu de travail. Début octobre, la société Facebook a en effet annoncé qu’elle avait lancé la construc-tion d’un parc résidentiel de 394 appartements à quelques pas de son campus de Menlo Park.

Ces réalisations d’architectes phares sont pen-sées pour confiner le plus longtemps possible le personnel entre les murs de l’entreprise, d’une part parce qu’elles offrent une large palette de services et d’autre part du fait même de leurs dimensions et de leur emplacement. A l’excep-tion d’Amazon, qui fera sortir de terre son QG en plein centre de Seattle, la plupart de ces com-plexes high-tech se détournent du cadre urbain pour ériger leurs propres villes à l’écart – Google à Mountain View et Facebook à Menlo Park. “Apple envisage son campus de 70 hectares comme sa version de la forteresse de la Solitude [allusion à la bande dessinée Superman], qui isolera le nord-est de Cupertino de l’espace public”, résumait un article récent du Los Angeles Times.

Nous assistons donc à l’émergence d’écosys-tèmes complets, généralement dérobés à la vue du public et construits dans le but d’obtenir des salariés une productivité maximale. Reste à savoir si cette chambre d’écho de la culture d’entreprise techno suffira à conjurer la “malé-diction du campus”.

—Ariel BoglePublié le 4 octobre

L’indice du gratte-ciel a son pendant dans la Silicon Valley : c’est la “malédiction du campus”. Sun Microsystems et d’autres poids lourds de l’in-formatique ont vu leurs gains mirifiques diminuer après s’être fait bâtir de magnifiques sièges sociaux.

L’introduction en Bourse ratée de Facebook en 2012 a coïncidé avec l’annonce du lancement de son nouveau projet immobilier. La malédiction semble également aujourd’hui frapper Apple, dont le projet de nouveau siège à Cupertino [confié à l’architecte Norman Foster], qui ressemble à un immense donut en verre, a pris du retard et dépassé son budget initial de 2 milliards de dol-lars [1,5 milliard d’euros]. Certains estiment que le caprice d’Apple éclipsera les 3,9 milliards de dollars [2,8 milliards d’euros] injectés dans le nouveau World Trade Center de New York et que ses bureaux reviendront à plus 16 000 dol-lars [11 500 euros] le mètre carré.

Habitat techno-bucolique. Mais ces pro-blèmes ne constituent pas forcément des signes annonciateurs de catastrophe pour Apple, qui paraît avoir les moyens de ses ambitions. La marque à la pomme est manifestement aussi sûre d’elle-même que de ses goûts esthétiques.

C’est peut-être davantage l’épuisement de ses salariés que celui de la société qui est à craindre. Car ces réalisations incarnent surtout l’état d’esprit

—Slate (extraits) New York

e n’est guère étonnant que Facebook, Google, Apple et Amazon soient en train de se faire construire des sièges sociaux monumentaux, car les béné-fices spectaculaires que ces entreprises engrangent aujourd’hui vont souvent

de pair avec une tendance à vouloir modifier le skyline d’une ville. Certes, ces sociétés ont besoin de place pour accueillir leurs effectifs exponentiels, mais les bâtiments qu’elles ont prévus nous renseignent également sur leur état d’esprit. L’architecture demeure à bien des égards le symbole le plus puissant de notre culture, et ces QG surdimensionnés, leurs architectes et leur coût nous montrent que les out siders d’hier tiennent aujourd’hui le haut du pavé.

Mais peut-être Facebook devrait-il réfléchir à deux fois avant de laisser l’architecte vedette Frank Gehry transformer une colline en entre-pôt de 39 000 mètres carrés pour héberger plus de 2 800 ingénieurs. Si l’on en croit les adeptes de l’“indice du gratte-ciel” – théorie qui veut que lorsqu’une entreprise commence à inves-tir dans des projets immobiliers pharaoniques son effondrement financier est proche –, toutes ces constructions ont de quoi nous alarmer sur l’avenir de l’industrie numérique.

Des forteresses coupées du mondeSigne des temps : Google, Facebook, Apple et Amazon se font construire des sièges sociaux pharaoniques… pour mieux emprisonner leurs salariés ?

C

Data

FACEBOOK, NSA, MÊME COMBAT ?Le monde semble avoir l’indignation sélective, observe le magazine en ligne Slate. L’Europe (lire également p. 6), mais aussi le Brésil et le Mexique, sont furieux contre les Etats-Unis à la suite des révélations sur la NSA. La liste promet de s’allonger puisque trente-cinq chefs d’Etat dans le monde auraient été écoutés. Cette cascade de révélations pourrait avoir des conséquences économiques. “Le Brésil, par exemple, aurait décidé d’annuler un contrat d’armement de 4 milliards de dollars avec Boeing.” Pourtant, les Brésiliens continueront probablement d’utiliser Facebook et Google.Si nous n’aimons pas que nos gouvernements collectent nos données pour des questions de sécurité nationale, nous semblons moins gênés que des entreprises privées collectent ces mêmes données pour engranger des bénéfices. C’est d’autant plus paradoxal qu’une bonne partie des informations de la NSA provient justement de ces entreprises. Tout se passe comme si nous préférions ne pas savoir ce qu’il advient des données que nous livrons tous volontairement à Facebook, Google et autres sites et réseaux sociaux. “C’est un peu comme si nous attendions qu’un lanceur d’alerte à la Edward Snowden – sorti des rangs de Facebook – se décide à nous ouvrir les yeux”, raille Slate.

↖ Projet de siège pour Apple conçu par Norman Foster, à Cupertino. Photo DR

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

trans-versales.

sciences

Faiseur de pluie, c’est tout un artMétéorologie. Pratiqué par des organismes publics et privés américains, l’ensemencement de nuages pourrait être une arme efficace et bon marché dans la lutte contre la sécheresse.

Economie ......... 44Médias ........... 46Signaux .......... 47

↙ Dessin de Côté, paru dans Le Soleil, Québec.

—Onearth Magazine (extraits) New York

A rlen Huggins peut vérifier à n’importe quel moment s’il est capable de faire

tomber la neige dans le Colorado. Dans son vaste bureau ensoleillé à Reno, au Nevada, Huggins affiche quand il veut sur l’écran de son ordinateur des diagrammes montrant l’humidité relative, les températures, la direction et la vitesse du vent dans le domaine skiable de Winter Park, à l’ouest de Denver. Les graphiques indiquent également le débit et la tempé-rature de flamme pour un géné-rateur d’iodure d’argent installé près du sommet de la station, à 3 600 mètres d’altitude. Depuis son bureau, il peut contrôler le dispositif, qui a vocation à fabri-quer de meilleurs nuages.

On a compté au moins 66 pro-grammes en 2001, répartis sur 10 Etats. A l’heure actuelle, dans le Wyoming, l’Idaho, le Colorado, la Californie, l’Utah et le Nevada, les faiseurs de pluie sont sollicités pour accroître le stock de neige. Dans le Dakota du Nord, on ense-mence les nuages pour obtenir des précipitations avant qu’ils ne donnent de la grêle, destructrice des récoltes. La Californie, le Nevada et l’Arizona contribuent financièrement aux projets d’ense-mencement dans le bassin supé-rieur du fleuve Colorado, dans l’espoir d’améliorer leur approvi-sionnement en eau.

Jeff Tilley, le directeur de la modification météorologique au DRI, m’a fait visiter le généra-teur d’iodure d’argent de l’insti-tut, sur la rive occidentale du lac Tahoe. “Cette technique va proba-blement devenir un outil de plus en plus important pour les gestionnaires

de ressources aquatiques, dans un contexte de changement climatique à l’échelle planétaire, estime Tilley. A mesure que les zones touchées par la sécheresse s’étendent et que la popu-lation augmente dans les contrées arides, c’est une nouvelle solution très économique.”

Le générateur est installé près du sommet du Ward Peak, une montagne haute de 2 634 mètres qui se dresse entre le lac Tahoe et la piste du Pacific Crest. L’ensemble ressemble à un venti-lateur d’extraction de restaurant. Le cube en métal vert, surmonté d’une cheminée noire construite à la va-vite, est flanqué d’un réser-voir de propane de la taille d’une bonbonne de gaz domestique. Tom Swafford, le technicien de terrain du projet, sort une clé de sa poche et ouvre une petite porte sur la façade de l’engin. “Entrez”, me dit-il. Nous péné-trons, tête baissée, dans une pièce de la taille d’un lit de cara-vane. Swafford montre du doigt le panneau de contrôle, la liaison radio, la buse pour solution pres-surisée, le compteur électronique. Tilley appelle Arlen Huggins sur son téléphone portable, au siège du DRI. “Nous sommes au générateur. Nous sommes prêts”, indique-t-il.

La modification météorolo-gique est de nos jours l’une des pratiques environnementales les plus méconnues. Ce n’est pas un mythe, mais une méthode plutôt normalisée, utilisée depuis les années 1950. Le Desert Research Institute (DRI), où travaille Huggins et qui fait partie du système d’enseignement supé-rieur du Nevada, ensemence les nuages depuis les années 1960. Dans le cadre des deux pro-grammes qu’il mène actuelle-ment, l’un au Nevada, l’autre dans la partie californienne de la Sierra Nevada, le DRI compte un millier d’heures d’ensemence-ment à son actif jusqu’en février 2013, date de ma visite.

Le complexe se trouve au sommet d’une colline broussail-leuse, dans les environs de Reno, au Nevada. Financés par l’Etat, par

les services de l’eau et de l’irriga-tion, ainsi que par des organismes fédéraux, les chercheurs y tra-vaillent sur les moyens d’augmen-ter le stock de neige qui alimente l’approvisionnement en eau du Nevada pour au moins 5 % et peut-être jusqu’à 15 %. Ces chiffres sont loin d’être négligeables, compte tenu des conditions météorolo-giques dans l’Ouest, qualifiées de “mégasécheresse” et de “catas-trophe régionale”.

Produire de la neige. C’est en 1946 qu’un jeune chimiste de chez General Electric (GE), Bernard Vonnegut, a inventé l’ensemen-cement des nuages avec des aérosols à base d’iodure d’argent. Dans les années 1960, le Bureau of Reclamation, l’organisme fédéral chargé de la gestion des ressources en eau, a tenté de provoquer des

Ce n’est pas un mythe, mais une méthode normalisée, utilisée depuis les années 1950

précipitations au-dessus des réservoirs d’eau, dans le cadre du projet SkyWater. Durant la guerre du Vietnam, des missions aériennes de l’armée américaine dans le ciel laotien tentaient de rendre impraticable la piste Hô Chi Minh aux véhicules lourds nord-vietnamiens. Ce fut l’opé-ration Popeye, qui a suscité une levée de boucliers dans le monde et a abouti à l’adoption d’un traité des Nations unies inter-disant la modification météo-rologique à grande échelle en temps de guerre.

Aujourd’hui, les opérations d’ensemencement civiles se pour-suivent dans de nombreux Etats de l’Ouest américain, financées principalement par les distri-buteurs d’eau, les producteurs d’hydroélectricité, les entreprises agricoles et les stations de ski.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

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L’ACTUALITÉINTERNATIONALE“UN MONDE D’INFO”

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L’Ouest américain dans les nuagesEtats qui pratiquent l’ensemencement des nuages

OcéanPacifique

président de North American Weather Consultants, l’une des plus vieilles sociétés privées dans le secteur. Griffi th voit ses aff aires prospérer grâce à l’augmentation de la population et à la raréfac-tion de l’eau. Mais la modifi cation météorologique ne constitue pas la panacée. “Elle ne représente que l’une des multiples solutions envi-sageables. Mais c’est en général l’une des moins coûteuses.” Ainsi, la construction et l’exploitation d’une usine de dessalement comme celle en cours d’installation dans le comté d’Orange, en Californie, coûte entre 1 000 et 2 000 dollars

[entre 740 et 1 480 euros] pour 1 233 mètres cubes d’eau douce pro-duite. Alors qu’un contrat typique d’ensemencement des nuages porte sur un même rendement pour 5 à 15 dollars, indique Griffi th.

Nombre de clients de Griffi th font appel à ses services lorsqu’ils sont déjà touchés par la séche-resse. C’est, pour reprendre ses termes, faire preuve d’“illogisme hydrologique”. Car, dans une telle situation, il risque de ne plus y avoir de nuages à ensemencer – ou alors ceux-ci peuvent ne pas être du type voulu. L’entrepreneur recommande un ensemencement annuel, les années humides comme les années sèches, pour développer l’approvisionnement.

Malgré son enthousiasme évi-dent, il prend soin de modérer son propos. Par le passé, rappelle-t-il, un battage excessif s’est révélé contre-productif. Nul ne devrait sous-estimer la diffi culté qu’il y a à intervenir sur la nature, que ce soit

retombe sur terre avec les pluies. Selon Huggins, en laboratoire, les ions d’argent introduits dans des aquariums à alevins de truite se révèlent capables de s’agglutiner aux branchies des poissons, inhi-bant ainsi leur respiration. Mais, souligne le scientifi que, ce phéno-mène ne surviendrait jamais avec l’ensemencement car les quantités d’iodure d’argent employées sont infi mes. La concentration de fond maximale du métal dans la neige se situe entre 2 et 4 parts environ pour 1 000 milliards. Après ense-mencement, elle serait de l’ordre de 20 à 30 parts pour 1 000 mil-liards. “Si l’on établit une moyenne pour l’ensemble du stock de neige, on arriverait à un niveau à peine supé-rieur à la concentration de fond.” Mais, même si l’iodure d’argent s’avérait complètement inoff en-sif et que de nouvelles études prouvent son effi cacité, l’idée de modifier le temps fait toujours grincer des dents.

Le monde de la modification météorologique attend avec impatience les résultats d’une étude aléatoire en cours dans le Wyoming. D’une conception rigoureuse, le projet devrait, pense-t-on, conférer une cré-dibilité nouvelle à la discipline. Selon l’un des chercheurs parti-cipant au projet, ses collègues et lui devraient annoncer, avec 95 % de certitude, une augmentation de 10 % des précipitations grâce aux nuages ensemencés.

La météorologie est sans doute le phénomène le plus discuté, mais également le moins compris de la vie quotidienne. Ces deux carac-téristiques sont d’ailleurs liées. Si nous parlons autant du temps, c’est parce que nous n’y pouvons rien. Et cela ne changera pas de sitôt.

“Il est faux de dire que nous sommes en mesure de contrôler la météo”, corrige Don Griffith,

Quelques clics se font entendre, suivis d’un bruit sourd lorsque le générateur de fl ammes s’allume. Quelques instants plus tard, une fois le dispositif suffisamment chaud, un vrombissement s’élève et la solution d’iodure d’argent commence à s’écouler dans la boîte, où elle s’enfl amme et jaillit dans le ciel. Nous sortons, mais il fait un temps sec et clair, aussi le panache n’est-il pas visible. Même quand il fait humide, précise Swaff ord, on peut à peine aperce-voir les aérosols d’iodure d’argent se dirigeant vers les nuages.

Usines à eau. De temps à autre, le DRI reçoit des appels d’éle-veurs courroucés dans l’est du Nevada qui accusent l’ense-mencement dans la région du lac Tahoe de leur “voler” leurs pluies. “Ce que fait réellement cette solution, c’est renforcer la capacité d’un système nuageux à produire des précipitations, corrige-t-il. Elle ne favorise pas seulement une meil-leure exploitation de l’eau contenue initialement dans le nuage ; elle aide également ce nuage à bien mieux utiliser la vapeur d’eau environnante.” C’est pourquoi les faiseurs de pluie rejettent l’éti-quette qu’on leur a collée : ils ne sont pas capables de “faire de la pluie”. Mais ils peuvent amélio-rer l’effi cacité du processus de précipitation.

Pour la plupart d’entre nous, les nuages constituent des réservoirs d’eau dans le ciel. Les physiciens néphologues (ou spécialistes des nuages), eux, les considèrent comme des usines. Ces boules cotonneuses sont les

Ne pas sous-estimer les diffi cultés qu’il y a à intervenir sur la nature

marqueurs visibles du processus par lequel l’atmosphère collecte la vapeur d’eau dans l’air, dans les étendues d’eau et même dans les pores des plantes, avant de la convertir en gouttelettes. Ces petites gouttes sont susceptibles de tomber sur le sol sous forme de pluie ou de neige. Mais la grande majorité d’entre elles se contentent de rester suspendues dans le ciel. Cela notamment parce qu’elles ont pour la plu-part besoin de quelque chose à quoi s’accrocher – un noyau – et qui les alourdisse suffi samment pour les faire chuter.

Au-dessus d’une mer chaude, le sel contenu dans l’eau évaporée fait offi ce de noyau, ce qui explique la quantité souvent importante de pluies tombant sur les régions proches du littoral. A l’intérieur des terres, les gouttelettes des nuages s’agrègent à la poussière, à la suie issue des incendies de forêt ou aux particules microsco-piques provenant de la terre. Mais toutes les particules ne se valent pas pour la production de précipi-tations. Par exemple, celles liées à la pollution forment des nuages, mais elles sont généralement trop minuscules pour provoquer des précipitations. Ainsi, les énormes nuages qui fl ottent au-dessus du sous-continent indien pollué ne génèrent que rarement de la pluie. Une particule d’iodure d’argent représente le noyau idéal, proba-blement parce que sa structure cristalline ressemble à celle de la glace.

Cependant, d’aucuns craignent que ce composé ne pollue les nappes phréatiques lorsqu’il

par l’intermédiaire de la modifi ca-tion météorologique, du contrôle des crues ou bien de la construc-tion de barrages. Mais le temps est particulièrement délicat à manier. “L’atmosphère est tellement variable et complexe, reconnaît-il, qu’il nous reste beaucoup de mystères à percer.”

Contre la géo-ingénierie. C’est pourquoi, même si cela peut sur-prendre, les modifi cateurs météo ne se passionnent guère pour la géo-ingénierie, ou manipula-tion du climat terrestre. Aucun de mes interlocuteurs à la WMA ne se réclame de cette discipline. Après deux jours passés à m’in-former sur les complexités de la modifi cation météorologique, j’ai compris pourquoi : si de nom-breux scientifi ques utilisent la radiométrie, les générateurs au sol et les avions pour essayer de générer 10 % de neige supplé-mentaires, prétendre que l’on peut inverser le climat terrestre avec des aérosols réfl échissants ou des substances huileuses sur l’océan, c’est montrer une igno-rance crasse.

J’ai interrogé Jeff Tilley, du Desert Research Institute, à propos de la géo-ingénierie. Il avoue redouter certaines consé-quences potentielles de cette dis-cipline. “Certains fi lms de série B sur le sujet exagèrent énormément, commente-t-il, mais ils mettent en évidence la possibilité d’utiliser [la géo-ingénierie] comme une arme. Ça nous fait horriblement peur, à nous qui faisons de la modifi cation météo, parce que nous ne voulons pas mettre en œuvre cette application, ni voir quelqu’un d’autre le faire.” Et de poursuivre : “Je me suis intéressé en premier lieu à la météo et aux applications de modifi cation parce que je voulais aider les gens.”

—Ginger StrandPublié le 11 septembre

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TRANSVERSALES Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Les citoyens n’ont pas voix au chapitre sur les projets de prospection minière. Pas même les propriétaires des terrains concer-nés. Ils ne peuvent qu’espérer que l’étude d’impact sera défavorable à la compagnie en question et que celle-ci ne pourra pas démarrer les opérations. Le problème est que cette étude est rendue pendant la der-nière phase du processus, alors que des sommes considérables ont déjà été investies et que des attentes ont été créées.

Les dirigeants politiques espèrent que le boom de l’exploitation minière dopera l’économie suédoise, en particulier dans les régions sous-peuplées. Il est donc d’au-tant plus curieux que l’Etat ne réclame pas sa part des recettes. Lorsqu’un gise-ment est exploité, l’Etat n’a droit qu’à un demi- millième de la valeur du minerai. A titre de comparaison, le Ghana prélève 5 %, l’Inde 10 % et les provinces cana-diennes environ 15 % en taxes équiva-lentes. Pour sa part, l’Australie a introduit un impôt minier spécifique qui s’élève à 30 % des bénéfices.

Songer à l’avenir. En Suède, les compa-gnies minières ne paient que l’impôt sur les sociétés, qui vient d’être revu à la baisse et auquel les multinationales n’ont aucun mal à se soustraire. Reste l’impôt sur le revenu des employés, qui, dans le meilleur des cas, ne sont que quelques centaines, pendant les dix à trente années que dure généralement l’exploitation d’une mine.

Dans le même temps, de lourds inves-tissements publics sont consentis dans les infrastructures minières. Lorsque le gouvernement a présenté les efforts entrepris à l’automne dernier, le Premier ministre a expliqué que nos mines étaient l’équivalent du pétrole pour la Norvège. En réalité, c’est exactement l’inverse : la politique norvégienne consiste justement à privilégier le bénéfice économique à long terme [les recettes pétrolières sont gérées par un fonds souverain en vue de préparer l’après-pétrole]. Un raisonnement que la plupart des pays producteurs de minerais ont repris à leur compte.

Quand on possède des secteurs indus-triels caractérisés par des bénéfices à court terme et des coûts à long terme, il convient de songer à l’avenir. Or, en Suède, on ne pense pas à l’avenir. Nous sommes si heureux et reconnaissants que des gens puissent trouver du travail dans des régions sous-peuplées que nous jugeons insolent d’imposer des exigences aux compagnies minières.

Les répercussions sur l’environnement de quelques décennies d’exploitation d’une mine peuvent pourtant s’étaler sur plusieurs siècles. On ne peut pas réhabili-ter une montagne transformée en gruyère, de même que l’on ne peut pas totalement prévenir les risques environnementaux. Même si les compagnies sont officielle-ment censées faire le ménage derrière elles, c’est toujours l’Etat qui court le

permis sont délivrés à tour de bras par l’Ins-pection nationale des mines, sous l’autorité de la Commission géologique suédoise.

En pratique, l’administration des mines fonctionne comme un prestataire de ser-vices au profit de l’industrie minière qu’elle a pour mission de surveiller. La gestion par l’Inspection nationale des mines d’une affaire de forages irréguliers qui a lésé plusieurs propriétaires terriens à Jokkmokk illustre le problème induit par cette double casquette. Après une dernière entorse à la législation, l’administration est montée au créneau pour donner un “dernier avertissement” à l’entreprise en question, comme elle aurait rappelé à l’ordre un enfant tapageur.

Le projet de carrière de calcaire d’Ojnareskogen [un secteur boisé de l’île de Gotland, dans le sud-est de la Suède] en fournit un autre exemple. Il est apparu qu’un haut responsable de la Commission géologique suédoise était aussi consultant pour Nordkalk, une entreprise associée au projet, tout en étant l’un des coau-teurs de l’avis de l’administration sur le projet, un document capital délivré lors de l’étude d’impact. L’ensemble du processus a été émaillé d’anomalies et, sans la désobéissance civile des militants écologistes [en août 2012], la forêt serait aujourd’hui saccagée.

—Fokus Stockholm

C’est près de Jokkmokk [à l’extrême nord de la Suède], dans un bois à myrtilles environné de lacs et de

tourbières, que se joue l’un des plus spec-taculaires bras de fer de notre époque. Eleveurs de rennes lapons, professionnels du tourisme, universitaires et jeunes mili-tants écologistes venus du sud du pays ten-tent ensemble, avec les moyens du bord, de préserver le lieu-dit Kallak des tirs de mine et des forages. L’intervention de la police [en août] n’a pas entamé leur combativité.

Les manifestants “ne sont pas bien dans leur tête”, a déclaré Fred Boman, directeur général de la filiale [suédoise] de la société britannique [Beowulf Mining] qui a lancé cette campagne de prospection [de mine-rai de fer]. Un point de vue partagé par de nombreux riverains du site, qui attendent le feu vert de l’administration. Très remonté, le conseil municipal a clairement fait savoir que les méthodes des écologistes n’étaient pas acceptables.

Il n’existe pourtant pas d’autre manière de stopper les ravages de la compagnie minière. Depuis 1992, la Suède est dotée d’une législation minière taillée sur mesure pour satisfaire les intérêts des industriels. L’objectif est de maximiser la production. Les prospecteurs ont carte blanche et les

plus de risques. Le nettoyage de la mine de Blaiken, non loin de Storuman [dans le nord de la Suède], laissée à l’état de passoire par deux entreprises qui ont fait faillite, coûtera 200 millions de couronnes [23 millions d’euros].

En 2008, l’Agence suédoise de protec-tion de l’environnement a évalué que le nettoyage des mines désaffectées et le traitement de leurs déchets coûteraient entre 2 et 3 milliards de couronnes [entre 230 et 350 millions d’euros]. Il est impos-sible de savoir à combien se montera l’ardoise du boom minier que connaît la Suède aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, on peut présumer que les forages qui mitent les derniers espaces sauvages d’Europe seront un jour considérés comme des monuments à la bêtise humaine.

—Johannes ForssbergPublié le 13 septembre

ÉCONOMIE

L’industrie minière, reine de SuèdeMatières premières. Au nom du développement, l’Etat délivre des permis d’exploitation à tour de bras. Mais les recettes qu’il engrange sont très faibles et les conséquences sur l’environnement catastrophiques.

Cercle arctique

400 km

Jokkmokk

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Histoire

Des hommes et des mines●●● Depuis des siècles, l’industrie minière joue un rôle majeur en Suède. Le pays compte actuellement 18 mines en exploitation, qui emploient près de 8 000 personnes. Le nombre total d’emplois induits atteint 30 000. La Suède est une grande exportatrice de minerai de fer, mais elle est aussi riche en zinc, plomb, cuivre, argent, or et uranium.

Situation

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine

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TRANSVERSALES Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

également la Sunlight Foundation, une association à but non lucratif qui diffuse des informations sur les bailleurs de fonds des personnalités politiques et leurs lobbyistes.

Parmi tous les projets qu’il a réalisés, celui qui se rapproche le plus du futur site est l’Honolulu Civil Beat, un site d’information sur Hawaii créé en 2010. Les communiqués accompagnant son lancement avaient un côté un peu doux-dingue : il s’agissait, selon Omidyar, d’un “forum civique pour Hawaii”, d’un “espace destiné à ce que nous puissions tous mieux comprendre notre chez-nous”.

La planète média attend avec impatience l’entrée en service du site, d’autant qu’il arrive à un moment où certains ne croient plus en la viabilité économique du journa-lisme d’investigation. “Presque toutes les initiatives lancées ces cinq dernières années dans le journalisme d’investigation l’ont été sous la forme d’organisations à but non lucra-tif”, commente Andrew Donohue, rédac-teur au Centre for Investigative Reporting, “l’argument étant que ce type de journalisme ne peut être financé par des fonds privés et que la philanthropie doit entrer en jeu.” Le futur site aura pour objectif de faire des bénéfices pour les réinvestir dans le journalisme.

Le juste milieu. D’après Jay Rosen, spé-cialiste des médias et professeur à l’uni-versité de New York, Pierre Omidyar a été impressionné par la détermination et le militantisme de Glenn Greenwald, mais il estime que pour le soutenir il a besoin d’une organisation plus ambitieuse. “Il faut des rédacteurs, d’autres regards sur les sujets, des avocats, des moyens pour résister à la pres-sion. Et aussi des billets d’avion ! explique-t-il. Le journalisme d’investigation a toujours été soutenu par des dons. Il faut juste trouver de nouvelles formes de soutien.”

Du reste, le public veut de nouvelles formes de journalisme. Il est courant de se faire un nom à la télévision et dans des domaines comme le sport et le divertisse-ment, mais, selon Andrew Donohue, c’est plus ardu dans le journalisme d’enquête, où les publications sont davantage espa-cées. Cela dit, Greenwald a aujourd’hui des légions d’adeptes en ligne. Son style allie commentaires et information, ce qui séduit les lecteurs qui brûlent d’en savoir plus.

Pierre Omidyar “pense pouvoir réussir dans le secteur très concurrentiel de l’infor-mation généraliste en trouvant le juste milieu entre les blogs grandes gueules et le journalisme traditionnel, et en combinant le meilleur des deux”, a écrit Jay Rosen après avoir inter-viewé le milliardaire.L’initiative d’Omidyar envoie un signal important. Loin de tuer le journalisme d’investigation – comme l’ont prédit de nombreux rabat-joie –, le nouveau paysage médiatique crée de nouveaux moyens de le financer. “Les gens qui disent que tout est mort feraient mieux de la fermer”, conclut Jay Rosen.

—Dominic RushePublié le 20 octobre

Guardian sur les révélations de Snowden, ainsi que Jeremy Scahill, auteur, réalisateur et journaliste pour [l’hebdomadaire améri-cain] The Nation. Pour Glenn Greenwald, il s’agit de saisir “une opportunité de rêve qui ne se présente qu’une fois dans la vie et qu’aucun journaliste ne pourrait refuser”.

Infiniment riche. Né à Paris, Pierre Omidyar est l’enfant unique d’un couple d’exilés iraniens. Son père, médecin, et sa mère, linguiste, ont quitté la capi-tale française pour Washington lorsqu’il avait 6 ans. En 1995, il a fondé ce qui allait devenir eBay, le géant de la vente en ligne. Trois ans plus tard, la société est entrée en Bourse et Omidyar est sur-le-champ devenu infiniment riche. Le magazine Forbes estime sa fortune à 8,5 milliards de dollars [6 milliards d’euros].

Contrairement à bon nombre de ses contemporains milliardaires, Pierre Omidyar a en grande partie laissé tomber les technologies. Lui et son épouse, Pam, née à Hawaii, s’intéressent plus à la société civile qu’aux réseaux sociaux ou à l’explo-ration de l’espace [domaine dans lequel investit Elon Musk, cofondateur de PayPal]. Cet intérêt s’est avéré déterminant dans sa carrière : Omidyar a fondé eBay à partir d’un site qu’il avait créé pour diffuser des informations sur le virus Ebola. Il dit l’avoir lancé en partant du principe que “les gens

sont fondamentalement bons”. Aujourd’hui, eBay est sans nul doute l’un des meilleurs

exemples de la façon dont le web peut créer des communautés : le site permet à des personnes du monde entier d’échanger

leurs biens en faisant confiance à des étrangers, tout en éva-

luant leurs transactions par une note. “Be you. Be cool” [Soyez vous. Soyez cool],

lit-on sur le profil Twitter de l’entrepreneur.Pierre Omidyar a investi dans des œuvres phi-lanthropiques comme Code For America, qui met en contact des municipalités avec des développeurs et des concepteurs de sites Internet dans le but d’améliorer la communi-cation entre les autorités et les citoyens. Il soutient

—The Observer (extraits) Londres

A 31 ans, Pierre Omidyar n’était pas simplement riche, il était – selon ses propres termes – “grave riche”.

Aujourd’hui, le fondateur d’eBay [âgé de 46 ans] a les moyens de donner le ton dans quasiment n’importe quel secteur de son choix. Et, le 16 octobre, il a fait sensation dans un domaine qui attire de plus en plus les titans des technologies, celui de l’information. Le journaliste Glenn Greenwald a annoncé qu’il quittait le quoti-dien britannique The Guardian, où il a publié une série de scoops sur l’agence américaine de renseignements, la NSA, s’appuyant sur des documents du lanceur d’alertes Edward Snowden. Il compte créer un service d’in-formation généraliste soutenu par Pierre Omidyar. Il y a des années qu’un nouvel acteur n’a pas été aussi attendu dans le secteur des news.

L’annonce de Pierre Omidyar arrive exactement trois mois après le rachat du Washington Post par Jeff Bezos, le fonda-teur d’Amazon. Omidyar investira 250 mil-lions de dollars [181 millions d’euros] dans l’entreprise, qui recrute déjà du personnel. L’équipe d’investigation comptera notam-ment Laura Poitras, la documentariste qui a travaillé avec Glenn Greenwald et The

MÉDIAS

De la vente en ligne au journalismeInnovation. Le fondateur d’eBay se lance dans un projet ambitieux : un site d’information dédié à l’investigation.

LA SOURCE DE LA SEMAINE

Journal du jeudi

Le plus ancien journal satirique de la presse africaine détourne l’actualité en dessins et chroniques humoristiques.

Né avec l’avènement de la République burkinabée et l’ou-verture des médias, au début des

années 1990, le Journal du jeudi est un espace de liberté, de rire et d’imper-tinence. Il n’épargne ni le président Compaoré, ni l’opposition, ni les diri-geants des pays voisins. “Aujourd’hui, on peut pratiquement tout dire”, constate Damien Glez, célèbre dessinateur de presse sur le continent et directeur de la publication adjoint de l’hebdomadaire. Les pages sont rythmées par des tri-bunes au ton grave (“Voir Lampedusa et mourir”, n° 1151), mais aussi par des dessins et des chroniques humoris-tiques devenues célèbres dans le pays. “Mgoama”, par exemple est une rubrique à lire à haute voix, nous dit-on, qui est écrite avec l’accent des “anciens com-battants” et donne la parole aux piliers de comptoir du café du Commerce. “Megd’alors”, autre chronique (“Merde alors !” avec l’accent de l’ethnie mossi), est populaire pour ses coups de gueule de la semaine.Si la censure politique n’est plus un pro-blème pour le Journal du jeudi, “il reste des sujets tabous”, confie Damien Glez. “Il y a quelques années, l’imprimeur refusait de diffuser notre journal si on caricaturait Sankara, le héros de l’indépendance bur-kinabé !” Quant au sexe, il est encore banni. “Si je dessine un pénis, je me fais réprimander par les autorités à coup sûr. Mais c’est surtout culturel. Après tout, on n’est pas là pour faire le Charlie Hebdo du Sahel.”

JOURNAL DU JEUDIBurkina Faso, OuagadougouHebdomadaire, 8 000 ex.www.journaldujeudi.comRetrouvez les dessins de Damien Glez sur www.glez.org

↙ Dessin de Bromley paru dans le Financial Times, Londres

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Pourcentage d’obèses dans la population

LA VOIE VERSL’OBÉSITÉ

L’obésité se caractérise par une accumulation anormale ou excessive de graisse entraînant un risque pour la santé.

Pour mesurer l’obésité, on utilise notamment l’indice de masse corporelle (IMC) : le poids du sujet (en kilos) divisé par le carré de sa taille (en mètres). Un individu dont l’IMC

est supérieur ou égal à 30 est considéré comme obèse.

SOURCE : BASE DE DONNÉES DE L’ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (OMS) INFOGRAPHIE : MARCELO DUHALDE

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Pays dont plus de 90 % de la population est obèse.

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Bahreïn

Israël

Irak

Iran

Jordanie

Koweït

Liban

Oman

Qatar

Arabie Saoudite

Syrie

Yémen

signauxChaque semaine, une page

visuelle pour présenter l’information autrement

DR

L’auteurMARCELO DUHALDE. Ce graphiste chilien a travaillé pour le quotidien de son pays El Mercurio, avant de collaborer aux journaux omanais Al-Shabiba et Times of Oman. Ce dernier propose chaque semaine une page d’information visuelle. Celle-ci a été publiée le

28 septembre. Elle montre, dans chaque continent et chaque pays, l’évolution de l’obésité au sein de la population, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’Océanie insulaire est très touchée par ce que l’OMS qualifie désormais d’épidémie mondiale.

Un poids pour le mondeL’obésité est à l’origine de 2,8 millions de décès par an sur la planète, selon l’OMS.

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

360 MAGAZINEDéflagration poétique au Danemark Littérature... Nos dix livres nominés Prix Courrier international Travaux d’art à Christchurh Tendances ....... Les esclaves brésiliens des nazis Histoire ..

LES MILLE ET UNE VIES DE BYOMKESH BAKSHI, DÉTECTIVE BENGALIEquivalent régional de Sherlock Holmes créé en 1932 par Sharadindu Banerjee, le personnage s’est illustré bien au-delà de Calcutta, sa ville d’origine. Aujourd’hui, alors que les adaptations se multiplient sur le petit et le grand écran, il achève de conquérir l’Inde tout entière. —The Caravan (extraits) New Delhi

Je vais te balancer ma chaussure dans la tronche !” Le cri transperce l’après-midi. Les lumières se rallument soudain sur le plateau. L’entourage du réalisateur s’écarte de lui instinctivement. “Moins vite, moins vite, moins vite !” gronde impatiem-ment Rituparno Ghosh sur un ton despotique.

“Ce sont les années 1940 ! Ils n’avaient rien d’autre à faire que de discuter, et ils prenaient tout leur temps pour le faire. Parlez plus lentement.” Les acteurs font de leur mieux, mais le réalisateur bengali n’est toujours pas satisfait. Il demande à l’un des acteurs de répéter après lui, face à la caméra, chaque réplique qu’il lui souffle.

En mai  2013, j’assiste au tournage à Calcutta de Satyanweshi [Traqueur de vérité], un film réa-lisé par Rituparno Ghosh à partir d’un roman de Sharadindu Banerjee intitulé Chorabali [Sables mou-vants, inédit en français]. Le cinéaste est un professeur sévère : il corrige la façon dont ses élèves orientent le regard et portent le dhoti [vêtement masculin constitué d’une étoffe passée entre les jambes et nouée autour de la taille]. A un moment, il monte même sur le plateau pour montrer à son actrice comment faire une entrée remarquée.

A l’époque, la rumeur veut que tous les personnages des films de Rituparno Ghosh lui ressemblent : cette hypothèse semble non seulement aller de soi, mais aussi être poliment mesurée. Si les personnages vivaient leur vie dans le roman, leur comportement à l’écran est sys-tématiquement influencé par la personnalité unique de Rituparno. C’est l’une des raisons pour lesquelles Satyanweshi, le dernier long-métrage du grand réalisa-teur [décédé le 30 mai 2013], ne ressemble à aucun des autres films sur Byomkesh Bakshi.

Et il y en a beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire. Créé par Sharadindu Banerjee en 1932, Byomkesh est l’un des personnages immuables de la littérature bengalie : un détective exceptionnel, avec son propre code moral, qui enquête sur des affaires criminelles et mène une exis-tence raffinée. Que ses aventures soient toujours popu-laires au Bengale ne surprend guère. En revanche, que le détective conquière le grand écran quatre-vingts ans après ses débuts littéraires est sans précédent pour un héros de fiction indien.

Les droits des 32 aventures de Byomkesh étant ache-tés peu à peu [dans leur version originale, en bengali], plusieurs versions du personnage mythique se côtoient aujourd’hui sur les écrans bengalis. Lorsque vous lirez cet article, le dernier opus de Rituparno Ghosh sera sorti en salles et la troisième partie de la trilogie d’Anjan Dutt sera projetée dans les cinémas de Calcutta. Parallèlement, à Bollywood, Dibakar Banerjee a acheté les droits des romans dans toutes les langues autres que le bengali, et annoncé son projet de réaliser son propre film [en hindi, langue nationale, mais parlée avant tout dans le nord du pays]. Et pendant ce temps, la série télévisée de Basu Chatterjee – un classique qui date de 1993 [tourné en hindi] – conti-nue de captiver le public grâce à YouTube et aux nom-breuses rediffusions sur la chaîne publique Doodarshan.

→ Abir Chatterjee dans Abar Byomkesh (Encore Byomkesh, réalisé par Anjan Dutt, 2012). Photo DR

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360°.Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Qu’est-ce qui, chez ce fin limier du Bengale, fascine tant les réalisateurs et le public ? La littérature bengalie a toujours compté de nombreux détectives, mais presque tous étaient des clones de Sherlock Holmes – le décor res-semblait à Calcutta, mais cherchait à imiter Londres ou Paris. Dès la première apparition de Byomkesh Bakshi, Sharadindu Banerjee [également connu sous le nom de Sharadindu Bandhyopadhyay, 1899-1970] ancre son per-sonnage dans une représentation bien plus réaliste de Calcutta. Le tableau qu’il brosse de la ville évoque de façon saisissante la métropole de l’époque, avant l’in-dépendance de l’Inde [en 1947] : sage et malicieuse, riche de secrets.

Les personnages de l’auteur partagent cette caracté-ristique : quoique étant des gens ordinaires, ils semblent tous avoir quelque chose à cacher. “Je pense que Byomkesh incarne l’essence de l’homme bengali, c’est ainsi que je le définirais”, affirme Sujoy Ghosh, qui campe le détective dans le film de Rituparno Ghosh. “Il est indubitablement bengali – toujours une cigarette à la main, vêtu d’un dhoti dont il utilise parfois un coin pour essuyer ses lunettes. Il

personnifie une culture particulière et notre identité. Il nous représente et nous nous identifions complètement à lui.” Le cinéaste bengali Anjan Dutt ne dit pas autre chose, lui qui est tellement attaché au personnage qu’il a entrepris de lui consacrer une série de six films. “L’acteur qui incarne Byomkesh doit savoir porter le dhoti. Il doit être un Bengali de belle prestance, avec un côté vieille école. Il doit être de grande stature, élégant. Byomkesh est quelqu’un qui a une morale, de la force, du pouvoir, qui sait se faire entendre. Il constitue une représentation idéalisée de l’homme bengali.”

Si les raisonnements par déduction de Byomkesh doivent quelque chose à Edgar Allan Poe [et au cheva-lier Dupin, l’un des personnages du romancier améri-cain], ses conclusions s’appuient par ailleurs sur des textes indiens. “Je voulais vraiment insister sur sa façon très indienne d’analyser les crimes, m’expose Rituparno Ghosh. Il s’appuie sur des références aux épopées et aux œuvres littéraires indiennes de son époque. Il a une façon typiquement indienne de raisonner et de déduire, et ce point m’a semblé essentiel. Pourquoi l’Inde ne pourrait-elle pas avoir ses propres thrillers psychologiques ?”

Pour tourner un film sur Byomkesh, le choix de l’acteur principal se révèle crucial. Dans Satyanweshi, Byomkesh est campé par Sujoy Ghosh, qui ne ressemble pas du tout au détective tel que nous nous le représentons habituel-lement. Plutôt petit, il porte toujours à l’écran une drôle de tenue, un photua [croisement entre un tee-shirt et une tunique courte légère] et un short baggy. “Je me suis posé beaucoup de questions sur la façon dont s’exprime Byomkesh”, avoue Sujoy, célèbre pour son argot et ses jurons inven-tifs en bengali. “Je me suis demandé comment était parlé le bengali dans les années 1940, à quel point cette langue était différente de celle que je parle aujourd’hui.”

CINÉMA

↓ Calcutta dans les années 1930. Photo Imagno/Hulton Archive/ Getty Images

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360° Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Après la diffusion de la série, les romans ont été traduits en anglais. S’il y a bien un personnage de la littérature bengalie qui est connu dans tout le pays, c’est Byomkesh. Et c’est grâce à la série de Basu.”

Les aventures de Byomkesh Bakshi n’ont pas ren-contré tout à fait autant de succès au cinéma, ce que le défunt romancier aurait regretté. Sharadindu Banerjee avait déménagé à Bombay à la fin des années 1930 pour devenir scénariste aux studios Bombay Talkies, où il était salarié. Comme Shantanu, son fils, me l’a raconté, Sharadindu était enthousiaste lorsqu’il a appris, en 1967, que le célèbre réalisateur bengali Satyajit Ray [1921-1992] avait entrepris d’adapter Chiriyakhana [Le zoo], l’une de ses histoires préférées. Il a toutefois été très déçu du résul-tat. Après Chiriyakhana, d’autres tentatives d’adaptation à l’écran ont vu le jour, mais elles manquaient toutes de substance et elles n’ont pas eu le moindre succès auprès du public de Calcutta, resté loyal au classique télévisé de Doodarshan, dans sa version doublée en bengali.

Tout a changé en 2010, lorsque Anjan Dutt, un chan-teur-compositeur folk parfois comparé à Bob Dylan, a arrêté de faire des films indépendants sur les angoisses existentielles de la jeunesse urbaine bengalie pour adap-ter Adim Ripu [ennemi originel], l’une des aventures de Byomkesh Bakshi. Une histoire qui mêle meurtre, inceste et mensonges. Le long-métrage, dans lequel le sexe est omniprésent, a trouvé un écho auprès des cinéphiles du Bengale, alors même que Byomkesh y était incarné par un acteur de télévision relativement peu connu. Abit Chatterjee, âgé de 30 ans, a beau ne pas déborder d’expressivité dans ce film, il réussit toutefois à incar-ner la tranquille dignité du détective.

“Je ne savais pas où trouver mon Byomkesh”, confie Anjan Dutt tout en mangeant des sandwichs aux œufs chez Flury’s – le salon de thé le plus célèbre de Calcutta, surnommé le “bureau” d’Anjan Dutt dans le milieu du cinéma. “Je voulais quelqu’un originaire du Bengale, mais

clairement la société comme une meute de loups bien propres sur eux. Plusieurs romans abordent des liaisons tordues et scandaleuses, voire incestueuses. “Le détec-tive se trouve confronté à des relations très adultes, pour-suit Anjan Dutt. Un père et son fils ont une liaison avec la même femme, quelqu’un a une aventure avec l’une des domestiques de la maison. Dans ces histoires, les gens ne tuent pas uniquement pour de l’argent. Les méchants ne sont pas seulement des voleurs et des cambrioleurs. Ce sont des personnages intenses et complexes qui ont de solides moti-vations. S’y ajoutent ensuite plusieurs niveaux de sous-entendus sexuels.”

La première fois que la plupart d’entre nous – ceux qui ont grandi hors de Calcutta, en tout cas – ont rencontré Byomkesh, c’était dans l’adaptation télévisée de Basu Chatterjee, en 1993 [tournée en hindi]. Pour une grande partie du public indien, Basu Chatterjee restera l’homme qui a donné vie

à Byomkesh Bakshi sur le petit écran. “J’ai dû batailler longtemps avec [la chaîne nationale de télévision publique] Doodarshan”, se souvient Basu Chatterjee, 83 ans, vêtu d’un lungi [sorte de sarong] de couleur jade, dans son appartement situé dans le quartier de Santacruz, à Bombay. Il avait lu les histoires et les avait adorées – “aucune d’entre elles n’était ennuyeuse”. Instinctivement, il a décidé d’en faire une série et a choisi un comédien de théâtre, Rajit Kapur, pour interpréter Byomkesh – ce qui s’est révélé être un excellent choix. Rajit Kapur, acteur élancé aux traits aiguisés et au sourire attachant, a réussi à trouver le juste équilibre pour faire de Byomkesh un homme affable et agréable en apparence, mais aussi persévérant et inflexible. Il a apporté un charmant dynamisme au personnage et, surtout, il savait porter le dhoti avec une élégance princière. “Je suis extrêmement reconnaissant à Basu d’avoir popularisé Byomkesh Bakshi, avoue Anjan Dutt. Tout le monde en Inde a pu faire la connaissance du détective.

L’identité bengalie de Byomkesh Bakshi et sa personna-lité indienne comptent pour beaucoup dans la popularité du personnage. Mais une autre facette contribue à faire de lui un détective à part : son mariage. Cette caracté-ristique le distingue clairement de tous ses homologues littéraires, parmi lesquels Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Non seulement Byomkesh est marié, mais, d’après ses propres dires, il a épousé “une fille remarquable qui sait conserver une élégance rare même lorsqu’elle est sous pression, contrairement à un grand nombre de femmes ben-galies qui se transforment en poupées de bois”.

Son épouse, Satyawati, n’a jamais été du genre à éviter un duel intellectuel avec son illustre mari. D’ailleurs, ils s’affrontent régulièrement au sujet des liaisons extra-conjugales qui sont au cœur de plusieurs enquêtes de Byomkesh. “Lorsque la question vient sur le tapis, sou-ligne le cinéaste Anjan Dutt, Byomkesh avoue comprendre que quelqu’un puisse s’adonner à l’adultère, alors qu’elle a tendance à s’y opposer. C’est passionnant. C’est ce qui rend leurs échanges si progressistes, superbes et fascinants. C’est ce qui leur confère une telle force intellectuelle. Byomkesh est un mari parfaitement fidèle, mais il fait valoir avec insis-tance que deux personnes ne devraient pas être obligées de continuer leur vie commune s’ils ne forment plus un couple.”

Une bonne histoire policière ne repose pas sur des mobiles évidents et, souvent, les intrigues des aven-tures de Byomkesh naissent de passions adultères et d’aventures interdites. Sharadindu Banerjee voyait

↑ Chiriakhana (Le zoo, réalisé par Satyajit Ray, 1967). Photo DR

↑ Byomkesh Bakshi (réalisé par Anjan Dutt, 2010). Photo Collection Christophe L.

↑ Satyanweshi (Traqueur de vérité, réalisé par Rituparno Ghosh, 2013). Photo Collection Christophe L.

CINÉMA

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qui soit à la fois très vif, très moderne et très vieux jeu. Je cherchais une tête nouvelle, quelqu’un qui sache porter le dhoti. La plupart des stars bengalies d’aujourd’hui ont l’air ridicule en dhoti. C’était vraiment ma condition sine qua non. Il fallait que cet acteur puisse porter avec classe un dhoti-kurta [dhoti porté avec une tunique courte], qu’il ait l’air à la fois intelligent et sexy. C’était mon critère essen-tiel.” Le cinéaste voulait aussi que cet acteur soit jeune, car il avait acheté les droits de six histoires – “parmi les plus complexes”, selon lui – avec l’intention de réaliser une série de longs-métrages.

Les adaptations d’Anjan Dutt sont très fidèles aux romans, mais des contraintes budgétaires l’ont forcé à transposer les intrigues dans les années 1960 et 1970, alors qu’elles se passent à l’origine dans les années 1940. Par exemple, les émeutes survenues lors de la Partition [en 1947] ont ainsi été remplacées par les émeutes qui ont eu lieu en 1962 à Calcutta.

Anjan Dutt, qui prépare un troisième film sur Byomkesh [avec cette fois Priyanshu Chatterjee dans le rôle-titre] voit peu de ressemblances entre sa version de Byomkesh Bakshi et celle de Rituparno Ghosh [pas encore sortie en salles lors de l’interview]. “Je pense que la mise

en scène de Rituparno sera fabuleuse. Son Byomkesh aura l’air riche, on se croira de retour dans les Indes britanniques, il y aura des calèches… Mon adaptation sera plus brute, il y aura des taxis, des voitures Ambassador, des armes à feu et beaucoup de zones d’ombre. Ce sera une sorte de film noir : tout le monde portera le dhoti, mais l’ambiance sera sombre. Et ce n’est pas contradictoire, à mon avis.”

Pendant ce temps, à Bombay, Dibakar Banerjee a remonté ses manches et s’est associé pour la première fois au gigantesque studio Yash Raj Films. Il prévoit d’adapter lui aussi une histoire de Sharadindu Banerjee et de tourner en hindi un film au titre particulièrement provocateur.

“Non seulement le nom du détective Byomkesh Bakshi sera écrit [à l’anglaise] avec un Y, détaille-t-il, mais il sera suivi par un point d’exclamation qui symbolisera la jeunesse et l’action.” Le tournage du long-métrage commencera en janvier et se poursuivra pendant presque toute l’an-née 2014. C’est le projet le plus ambitieux du cinéaste à ce jour. Son Byomkesh restera parfaitement bengali, sauf qu’il parlera hindi et n’aura “aucun accent ben-gali rigolo”. “Mon Byomkesh sera un jeune homme intelli-gent, apte à séduire l’ensemble du public indien. Il aura une vingtaine d’années, des centres d’intérêt sains et aimera la compagnie des femmes. Nous avons même l’intention de présenter Byomkesh au public international”, annonce Dibakar Banerjee dans un entretien accordé au quoti-dien Indian Express.

L’acteur Sushant Singh Rajput, de son côté, a bien conscience de la responsabilité qui lui incombe en tant que premier Byomkesh hindi. “J’ai passé du temps à Calcutta avec plusieurs familles. Elles semblaient cha-cune s’être forgé leur propre représentation de Byomkesh. Byomkesh leur appartient et j’ai le devoir non négligeable de ne pas les décevoir. Il est, après tout, le premier véritable détective de la littérature indienne.” L’acteur, qui a bien l’intention de s’imprégner du rôle, a pris trois mois de congés pour s’immerger dans les aventures de Byomkesh et la culture bengalie. Le réalisateur Dibakar Banerjee lui a prescrit une très longue liste de lecture compre-nant tous les romans de Sharadindu Banerjee et des ouvrages sur l’histoire de Calcutta. “Je voulais commen-cer par comprendre à quoi ressemblait le Bengale avant l’in-dépendance”, affirme Sushant.

Se lancer à la poursuite de Byomkesh est un projet dévorant – tout comme un détective qui suit une piste, il est impossible d’abandonner en chemin. En 1970, lorsque Sharadindu Banerjee a été hospitalisé après un accident vasculaire cérébral sans trop de gravité, il n’avait pas fini d’écrire la 33e aventure de Byomkesh – même si, comme

toujours, il en avait esquissé toute l’intrigue dans sa tête avant d’écrire la moindre phrase. “Je suis allé le voir et il a voulu m’exposer le dénouement, la partie du roman qu’il n’avait pas encore rédigée, se souvient son fils Shantanu. Et obstinément, j’ai refusé de l’écouter, persuadé que son état allait s’améliorer et qu’il pourrait écrire la fin lui-même. Je refusais de croire qu’il ne rentrerait pas à la maison. C’est pour ça que la dernière aventure de Byomkesh est restée inachevée.”

Fin mai 2013, Rituparno Ghosh est décédé d’une crise cardiaque, laissant lui aussi derrière lui une aventure ina-chevée. Ses collaborateurs réguliers ont terminé le film et il est sorti sur les écrans. D’après les réactions, ce der-nier opus s’approche plus d’un faux pas que d’un chant du cygne, mais nous ne saurons jamais si Satyanweshi était vraiment, comme son titre le suggère, l’ultime “traque de vérité” du cinéaste.

—Raja SenPublié le 1er octobre

THE CARAVANNew Delhi, IndeMensuelwww.caravanmagazine.inFondé en 1940, ce magazine anglophone a été renommé Alive en 1988 avant de renaître sous son nom d’origine en janvier 2010. Culturel et politique, doté d’une maquette soignée, il privilégie les reportages, le photojournalisme et la critique littéraire.

SOURCE

En savoir plusLE RIVAL DE BYOMKESHIl est surnommé Feluda, mais son nom complet est Prodosh Chandra Mitra. Comme Byomkesh Bakshi, ce détective de fiction est bengali et habite Calcutta. A l’inverse de Byomkesh, cependant, cela fait bien longtemps qu’il est devenu célèbre dans toute l’Inde, très au-delà du Bengale. Créé en 1965 par le grand écrivain et cinéaste Satyajit Ray, il a profité de la renommée de son auteur. Ses aventures ont été traduites en hindi et dans de multiples langues régionales indiennes, ainsi que partout dans le monde. Il est directement inspiré de Sherlock Holmes, qu’il cite d’ailleurs souvent. Ses enquêtes ont donné lieu à trois films (dont deux réalisés par Ray lui-même), une série télévisée, un téléfilm et une bande dessinée. Plusieurs des aventures de Feluda sont disponibles en français, publiées par les éditions Kailash.

↑ Magno Mainak (réalisé par Swapan Ghosal, 2009). Photo Collection Christophe L.

↑ Abar Byomkesh (Encore Byomkesh, réalisé par Anjan Dutt, 2012). Photo Collection Christophe

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culture.

—Politiken (extraits) Copenhague

Putain, je suis en colère contre la géné-ration de mes parents, qui est arri-vée au Danemark à la fi n des années

1980. Tous ces réfugiés qui s’imaginaient être des parents ont totalement délaissé leurs enfants. A peine avaient-ils atterri à l’aéro-port de Copenhague que c’était comme si leur rôle de parents prenait fi n. Aidés fi nancière-ment par l’Etat, nos pères se sont laissés pour-rir sur place, confortablement installés dans leur canapé, la télécommande de la télévision à la main, avec des mères désillusionnées, sans aucune infl uence. Et nous, adolescents bou-tonneux, délinquants ou en échec scolaire, ce n’est pas le système qui nous a trahis, mais nos parents.”

Voilà ce qu’affi rme Yahya Hassan, 18 ans, qui vient de publier son premier recueil de poèmes. En septembre, il a été accepté à l’Ecole d’écriture de Copenhague. Cette soudaine réussite contraste avec la situa-tion qui était la sienne il y a un an : il venait d’être renvoyé une fois de plus de l’école, après avoir été placé en détention pro-visoire, l’année précédente, pour vol. A l’époque, il vivait avec un sac de sport dans lequel il remballait ses aff aires chaque fois qu’il était contraint de changer d’établisse-ment scolaire en raison de problèmes de comportement.

Si les lueurs d’espoir sont aujourd’hui nombreuses dans la vie de Yahya Hassan, il était loin de les entrevoir durant la sombre enfance qu’il a passée à Aarhus [la deu-xième ville du Danemark, sur la péninsule de Jutland], sous le signe de la violence, de l’angoisse et de l’imprévisibilité. “Quand j’étais enfant, j’ai souvent été frappé. Tous mes copains étaient éduqués à coups de raclées. Mon

ENFANCE, PAR YAHYA HASSAN

CINQ ENFANTS ALIGNÉS ET UN PÈRE AVEC UNE MASSUEOMNISANGLOTS ET UNE FLAQUE DE PISSEON TEND LA MAIN CHACUN SON TOURAU NOM DE LA PRÉVISIBILITÉCE BRUIT-LÀ QUAND LES COUPS PORTENTSŒUR QUI SAUTE SI VITED’UN PIED SUR L’AUTRELA PISSE EST UNE CASCADE LE LONG DE SA JAMBED’ABORD UNE MAIN TENDUE PUIS L’AUTREQU’ELLE TARDE ET LES COUPS PLEUVENT AU HASARDUN COUP UN CRI UN CHIFFRE 30 OU 40 VOIRE 50ET UN DERNIER COUP DANS LE CUL EN PASSANT LA PORTE

IL PREND FRÈRE PAR LES ÉPAULES LE REDRESSECONTINUE À COGNER ET COMPTERJE BAISSE LES YEUX ET ATTENDS MON TOURMÈRE CASSE DES ASSIETTES DANS LA CAGE D’ESCALIERPENDANT QU’AL-JAZIRA DIFFUSEBULLDOZERS HYPERACTIFS ET BOUTS DE CORPS INDIGNÉSBANDE DE GAZA ENSOLEILLÉEDRAPEAUX SONT BRÛLÉSSI UN SIONISTE NE RECONNAÎT PAS NOTRE EXISTENCESI MÊME NOUS EXISTONSQUAND NOUS HALETONS L’ANGOISSE ET LA DOULEURQUAND NOUS SUFFOQUONS À BOUT DE SOUFFLE ET DE SENSÀ L’ÉCOLE ON N’A PAS LE DROIT DE PARLER ARABEÀ LA MAISON ON N’A PAS LE DROIT DE PARLER DANOISUN COUP UN CRI UN CHIFFRE

Défl agration poétique au royaume du DanemarkUn événement médiatique autant que littéraire : à 18 ans, Yahya Hassan, fi ls d’immigrés palestiniens, règle ses comptes avec la génération de ses parents dans son premierrecueil de poèmes. Interview.

→ Dessin de Rasmus Sand Hoyer paru dans Jyllands Posten, Aarhus.

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père passait son temps à imaginer des sanc-tions pour moi et pour mes frères et sœurs. Il nous forçait à rester debout sur un pied pen-dant des heures, le visage tourné vers le mur, les bras à l’horizontale. C’était quand même délirant ! Ce qui me met en colère aujourd’hui, ce n’est pas tellement que mes parents n’ont pas pu nous aider à faire nos devoirs, mais plutôt qu’ils n’ont fait aucun effort, qu’ils n’ont pas pris soin de leurs enfants. Voilà ce que je condamne dans mes poèmes. Ils n’ont été que des spectateurs. Quand ils nous flanquaient une gifle, c’était histoire de se dire qu’ils étaient toujours capables de maintenir l’ordre.”

POLITIKEN Maintenir l’ordre ?YAHYA HASSAN Oui, cela leur donnait l’impres-sion de se comporter en parents. Le pire, c’est qu’ils avaient largement le loisir de s’occuper de nous, mais ils consacraient leur temps à n’importe quoi. Les hommes jouaient aux cartes, paressaient, allaient à la mosquée et regardaient à la télé les actualités du Moyen-Orient, tandis que les femmes se perdaient en commérages ou guettaient les offres spéciales du supermarché. Le jour où mon père a décroché un emploi comme chauffeur de taxi, cela n’a changé qu’une chose : il était désormais également absent physiquement.Votre enfance a été très dure, mais n’êtes-vous pas un cas isolé et malchanceux parmi quantité de familles défavorisées qui ne sont pas dysfonctionnelles ?Non. Le pourrissement social est partout dans les ghettos. Il suffit de voir comment les plus défavorisés conçoivent l’Etat-pro-vidence. Les hommes adultes vont réciter l’intégralité du Coran, se rendre à la mos-quée tous les jours et prendre des airs de sainteté alors qu’ils n’ont pas le moindre scrupule à frauder et à abuser du système. Dans leur grande majorité, les Danois issus de l’immigration travaillent et sont des citoyens respectueux de la loi. Les autres, cependant, forment une classe défavorisée si importante en nombre qu’il est impossible de l’ignorer.

A l’âge de 13 ans, Yahya Hassan a été placé dans un centre d’éducation renforcée pour la première fois, après avoir vécu plusieurs années dans la délinquance. Il se souvient parfaitement du soir où deux policiers et un

En savoir plus L’AUTEURYahya Hassan est né le 19 mai 1995 au Danemark dans une famille d’immigrés palestiniens. Avant de choisir de partir pour l’Europe, à la fin des années 1980, son père a vécu dans le camp de réfugiés de Baalbek, au Liban. Yahya Hassan a connu une adolescence difficile, entre violence parentale, délinquance et rébellion.

L’OUVRAGEYahya Hassan, le premier recueil de poèmes de Yahya Hassan, est paru le 17 octobre chez Gyldendal, la principale maison d’édition danoise. Il a fait sensation dès sa sortie. Au récit de son enfance à Aarhus, Yahya Hassan ajoute une critique virulente contre les immigrés les plus défavorisés – une prise de position inédite de la part d’un Danois issu de l’immigration.L’ouvrage rencontre un tel succès qu’il a déjà dû être réimprimé à plusieurs reprises. Il s’est pour l’instant écoulé à plus de 11 000 exemplaires. Son auteur, lui, a dû être placé sous protection policière : sa critique des immigrés musulmans lui a valu de multiples menaces de mort.

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Retrouvez Yahya Hassan filmé alors qu’il récite son poème Enfance.

LA CRITIQUEDès sa sortie, le recueil de Yahya Hassan a été encensé par les critiques littéraires danois. Le quotidien Berlingske applaudit ainsi “la clarté de l’écriture et l’infaillible sens du rythme” du jeune homme, ainsi que “son style culotté, inspiré du rap”, qui lui permettent de faire mouche à coup sûr : “Cela fait mal, parfois, de lire ses poèmes.” Le journal Politiken, quant à lui, évoque un livre qui “brûle les mains”. “Il est possible que les mots souffrent sous le traitement violent que leur inflige Yahya Hassan, mais il s’agit d’une souffrance éclatante, productive, où la langue danoise se trouve forcée d’exprimer quelque chose dont nous ne la savions pas capable.”

assistant social ont frappé à la porte de leur appartement [pour venir le chercher]. “Ma sœur a essayé de suivre la voiture de police en courant. Elle tapait sur la portière, le nez plein de morve et les joues mouillées de larmes. C’était comme le point d’orgue à toute la misère et à toute la déchéance de mon enfance.”

Au centre, il a eu du mal à trouver sa place et les enseignants n’arrivaient pas à le brider. Il a donc été envoyé dans une autre institution. Et cela s’est reproduit pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il arrive à Solhaven, un internat pour enfants et adolescents difficiles, dans le Jutland du Sud. C’est là qu’il a découvert la littérature. “A Solhaven, ils ont d’abord pensé que j’étais comme les autres. Ils m’ont planté devant Matador [célèbre série télévisée danoise] une grande partie de la journée. Jusqu’au jour où nous avons dû écrire une rédaction au sujet de Facebook. J’y ai consacré tout mon week-end. Lorsque j’ai remis mon devoir, ma professeure l’a parcouru rapidement avant de me le rendre en disant : ‘Où l’as-tu volé ? Ce n’est pas toi qui l’as écrit !’ Cela m’a tellement révolté que je lui ai dit que j’allais en écrire un autre tout de suite et le lui donner à la fin de la journée. Ce que j’ai fait. Elle n’en croyait pas ses yeux. A compter de ce jour, je n’ai plus jamais regardé Matador. Elle m’a donné à lire des classiques danois, des poèmes, des nouvelles et des livres plus difficiles. C’est là que j’ai découvert que je savais écrire. A Solhaven, cette professeure a fait en sorte que je poursuive mes études, que je prenne des cours d’écriture et que je fré-quente une école.”

C’est là que vous avez commencé à écrire des poèmes ?Oui, c’est comme si une vieille blessure s’était ouverte en moi, libérant ma parole. Et des mots de colère. Pendant que j’écrivais mon recueil de poèmes, j’ai été autorisé à faire ma classe de troisième dans un autre établissement que Solhaven. Là aussi, je me suis senti exclu. Beaucoup de parents de la classe moyenne ne voulaient pas que leurs enfants me fréquentent. J’étais donc rarement invité aux fêtes. Je ne leur ai sans doute pas rendu la vie facile, mais moi je me sentais une fois de plus comme un Bougnoule.Comment cela ?Je me retrouvais le seul élève issu d’un milieu défavorisé parmi tous ces jeunes qui fonctionnaient bien. Si je résume ma vie aujourd’hui, je peux dire que je suis devenu un Bougnoule privilégié après avoir été un Bougnoule défavorisé. Un jour je me fais courser par la police, et le lendemain je suis invité à la réception de rentrée de l’éditeur Gyldendal, où je côtoie de grands écrivains. Mais je reste un Bougnoule. Même aux yeux de l’éditeur. Ils veulent un Bougnoule modèle. Mais je ne suis quand même pas un Naser Khader [ancien homme politique d’origine immigrée], un Farshad Kholghi ni un Hassan Preisler [deux artistes d’origine immigrée], qui sont des modèles d’inté-gration. Moi, issu de la classe défavorisée,

j’écris des poèmes autobiographiques sur une défaillance parentale historique.

D’après Yahya Hassan, la principale bles-sure aujourd’hui n’est pas la défaillance parentale elle-même, mais plutôt la géné-ration délaissée qui n’a pas réussi à criti-quer ses parents. “Ma génération n’a pas su régler ses comptes avec ces parents qui nous ont manqué de façon si flagrante. En parti-culier, les Danois issus de l’immigration qui ont de l’instruction, ces prétendus ‘intellec-tuels’, n’ont pas rempli leur devoir, qui était d’affronter, de critiquer et d’exprimer publi-quement les problèmes que la plupart d’entre eux avaient connus.”

A votre avis, pourquoi votre génération n’a-t-elle pas réussi à faire cette critique ?De nombreux parents ont martelé à leurs enfants qu’ils devaient leur être reconnais-sants, ne serait-ce que pour avoir fui au Danemark, car que leur serait-il arrivé s’ils étaient restés dans un camp de réfugiés ? C’est ce que j’appelle du chantage affectif.Mais, en rejetant sans ambiguïté la faute

sur vos parents, n’occultez-vous pas la responsabilité individuelle de ces enfants à l’égard de leur propre avenir ?Si personne ne vous a jamais appris ce qui était bien et ce qui était mal, il est diffi-cile, quand vous êtes jeunes, de prendre les bonnes décisions. Si vos parents vous élèvent à coups de raclées et de citations du Coran sans jamais avoir de discussions approfondies avec vous, il est difficile de vous préparer à ce que la société vous offre.Qu’est-ce que vous proposez ?Premièrement, nous devons reconnaître l’ampleur du problème. Et, quand je dis “nous”, je pense aux Danois d’origine immi-grée. Deuxièmement, les services sociaux ont trop hésité à retirer leurs enfants à des parents immigrés pour les placer en centre d’éducation renforcée. Sous prétexte que leur culture était différente, nous avons plus facilement fermé les yeux sur le fait qu’ils frappaient leurs enfants. Mais, avant tout, ma génération doit régler ses comptes avec ses parents pour leurs manquements.

—Propos recueillis par Tarek OmarPublié le 5 octobre

Mais je reste un Bougnoule. Même aux yeux de l’éditeur. Ils veulent un Bougnoule modèle

C’est comme si une vieille blessure s’était ouverte en moi, libérant ma parole. Et des mots de colère

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passant par le nazisme. Grand roman où l’on se promène, au fi l des 800 pages, sans jamais se perdre, à travers les siècles, les réfl exions sur le temps, l’art, l’Histoire.

Bombay Baby, Sonia Faleiro (Inde), Actes SudLeela a 10 ans quand elle est violée, 13 lorsqu’elle s’enfuit à Bombay et 19 lorsqu’elle commence à t r av a i l l e r c o m m e danseuse au bar Nights Lovers. Son passé ne l’em-

pêche pas de se battre pour construire sa vie. Elle entraîne dans son sillage la jeune jour-naliste Sonia Faleiro, qui en tire un remar-quable reportage littéraire.

Passager de la fi n du jour, Rubens Figueiredo (Brésil), Books EditionsPedro, bouquiniste dans une mégalopole brési-lienne, rejoint chaque week-end sa f iancée

dans une lointaine banlieue déshéri-tée. Au cours d’un de ses trajets, plus

Un monde beau, fou et cruel, Troy Blacklaws (Afrique du Sud), FlammarionLe Cap, 2004, l’avenir arc-en-ciel promis par Mandela. Deux personnages : Jero, jeune Métis poète et paumé,

et Jabulani, professeur d’anglais zimbabwéen contraint à l’exil. Au milieu du racisme, de la pauvreté, de la violence omniprésente, la vie suit son cours avec son lot de rencontres et d’amitiés nouées entre Blancs, Noirs et Métis. Deux destins dessinent l’Afrique du Sud de Troy Blacklaws, qui vit aujourd’hui loin de ce “cruel crazy beautiful world” chanté par Johnny Clegg.

Confi teor, Jaume Cabré (Espagne), Actes SudAlors que sa mémoire se dérobe, Adrià Ardèvol écrit un texte inouï à la femme aimée, qu’il a perdue puis retrouvée, pour la perdre enfi n tout à fait. S’entrecroisent

l’histoire d’un violon et celles de sa vie, de sa famille, mais aussi de l’Europe, de l’ Inquisition au franquisme, en

Quand nous étions révolutionnaires, Roberto Ampuero (Chili), JC LattèsOu les illusions per-dues d’un jeune mili-tant chilien… Après le coup d’Etat militaire de Pinochet, en 1973, le nar-

rateur quitte le Chili pour l’Allemagne de l’Est. Il y tombe amoureux d’une jeune Cubaine, fi lle d’un cacique de la révolution castriste, et la suit à La Havane, pensant enfi n vivre l’idéal communiste. Mis au ban de la société après son divorce, il découvre la face cachée du régime et n’a plus qu’une seule obsession, quitter l’île.

La Fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch (Biélorussie), Actes Sud“Nous sommes en train de faire nos adieu x à l’époque soviétique. A cette vie qui a été la nôtre.” Afi n qu’il en reste une trace,

l’écrivaine retranscrit avec empathie les récits de vie de dizaines de ses anciens compa-triotes soviétiques. Et parachève le travail de mémoire amorcé en 1985 avec La guerre n’a pas un visage de femme (Presses de la Renaissance). De l’eff ondrement de l’URSS, en 1991, à aujourd’hui, une bouleversante histoire orale du socialisme.

Les dix livres fi nalistesCourrier international décernera son prix du meilleur livre étranger fi n novembre. Le jury a retenu les dix romans et récits suivants.

Prix Courrier international.

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Courrier international

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Pour tout savoir sur le prix Courrier international du meilleur livre étranger et retrouver les lauréats des éditions précédentes

chaotique qu’à l’accoutumée, il nous livre ses pensées vagabondes sur son Brésil.

Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn, Ben Fountain (Etats-Unis), Albin MichelAprès un fait d’armes héroïque en Irak, lessoldats de la compagnie Bravo deviennent les stars

d’une “Tournée de la victoire” qui doitculminer lors du grand match de football de Thanksgiving à Dallas. Billy Lynn, 19 ans, est emporté dans un gigantesque show patriotique, miroir d’un certain rêve améri-cain. Mais il compte ses heures de liberté. Car le lendemain, loin des paillettes, il devra repartir en Irak pour la guerre, la vraie.

L’Apocalypse des travailleurs, Valter Hugo Mãe (Portugal), MétailiéFemme de ménage chez un intellectuel pervers, maria da graça (sans majuscules, comme dans tout le roman) ne peut s’empêcher de l’ai-

mer. Lorsqu’il se suicide, ses rêves de le retrouver au paradis s’intensifi ent, mais saint Pierre veille à la porte, lui rappelant tous ses péchés. Quitéria est son amie, elles partagent le même désir d’amour et le même espoir.

La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane, Razvan Radulescu (Roumanie), ZulmaIlie Cazane a le don de faire pousser de belles tomates, ce qui, sous le régime de Ceausescu, est un crime

inconcevable. Et le colonel Chirita n’aura de cesse de l’interroger. Une farce délirante sur un système absurde.

Le Cycliste de Tchernobyl, Javier Sebastián (Espagne), MétailiéA travers les rues désertes de Pripiat, Vassia nous emmène dans le périmètre contaminé de Tchernobyl où ne vivent plus que les Samosioli, revenus vivre

dans la zone interdite. L’homme à vélo (ins-piré de la vie de Vassili Nesterenko, physicien spécialiste du nucléaire) croit malgré tout “à la possibilité d’une communauté humaine”.

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Générosité à la chaîneÉTATS-UNIS— Les drive-through des chaînes de restauration rapide nord-américaines sont le théâtre d’un mouvement d’altruisme inattendu. Il n’est en effet pas si rare pour les clients en voiture d’entendre le caissier lancer, au moment de régler l’addition : “La personne précédente a payé pour vous.” “Il arrive que des centaines d’automobilistes achètent tour à tour le repas du client suivant”, note The New York Times. L’idée est de faire un cadeau désintéressé à un inconnu, qui fera sûrement de même, et de créer ainsi une chaîne de générosité. “Il s’agit de donner et de montrer aux autres que le monde n’est pas si mauvais”, explique Connie Herring, un opticien du Minnesota, habitué à payer le repas du client suivant au moins une fois par semaine. Si les Etats-Unis découvrent tout juste le phénomène, c’est au Canada que se battent les records en la matière. En décembre 2012, un restaurant de la ville de Winnipeg a vu 228 clients de suite offrir son repas à l’automobiliste qui les suivait.

Balade virtuelle, zénitude réelle

PAYS-BAS— “Pendant une demi-heure, j’ai bêtement marché au milieu d’un paysage enneigé, sans savoir que faire ni où aller. C’était le moment le plus agréable du jeu.” Cette expérience vécue par la journaliste de De Volkskrant constitue précisément le but de Remembering, un des jeux vidéo zen en vogue aux Pays-Bas. L’objectif des concepteurs était de créer “un jeu de découverte poétique” sur lequel le joueur pourrait avoir une influence. Le jeu Flower, sur console, a ouvert la voie en 2009. Le joueur y incarnait le vent et modifiait le paysage selon son souffle. Le producteur du jeu voulait créer des “émotions positives” chez l’utilisateur, “trop souvent enfermé dans un panel d’émotions très restreint”. Daydreaming, qui sort ce mois-ci, passe au niveau supérieur en mesurant l’activité du cerveau à l’aide d’électrodes. Si le joueur est calme, le paysage reste bucolique et ensoleillé. A l’inverse, en cas de tension, c’est l’hiver qui prend le dessus. Bref, pas de quoi s’énerver.

—The New Zealand Listener (extraits) Auckland

Une performance improvisée a brisé des vies et dévasté Christchurch, ouvrant un trou

béant dans la vie artistique de la ville. Le tremblement de terre du 22 février 2011 a fermé des salles de spectacles, bloqué des studios et condamné des galeries à l’isolement dans la zone dévastée, inter-dite d’accès [jusqu’en juin dernier]. Des artistes ont perdu des œuvres, du maté-riel, des enregistrements. Des exposi-tions et des spectacles ont été annulés, des festivals reportés.

Cela a-t-il signifié la mort de l’art à Christchurch ? Certainement pas. Bien avant que le cordon de sécurité qui empê-chait l’accès au centre-ville ne soit levé, on prodiguait déjà des soins de réanimation à son cœur artistique défaillant. A peine quatre mois après le séisme, les peintres Philip Trusttum et Barry Cleavin expo-saient 43 artistes de Christchurch dans la petite ville d’Oxford [située à 50 kilo-mètres au nord-ouest de Christchurch].

La scène créative néo-zélandaise est entrée en action, multipliant les dona-tions pour encourager les artistes à rester ou à revenir en ville. Beaucoup l’ont fait, mais sans retourner à leur ancienne

adresse. En décembre 2011, le Court Theatre a ainsi rouvert dans un silo à grains reconverti en salle de spectacles, dans la banlieue industrielle d’Addington. Cette année, l’Orchestre symphonique de Christchurch a inauguré une série de concerts à l’ombre d’un Douglas C-47 Dakota [avion de transport militaire] au musée de l’Armée de l’air. L’Art Gallery a également étoffé la programmation de sa manifestation Outer Spaces, parta-geant l’espace public avec une myriade d’installations temporaires, d’exposi-tions, d’initiatives locales, et une explo-sion de street art.

Ce bel élan va-t-il durer ? “Je crois que nous ne pourrons jamais revenir en arrière”, affirme Deborah McCormick, directrice de la biennale Scape Art Public [au cours de laquelle des œuvres d’art contemporain sont exposées dans des espaces publics]. “Nous avons ici l’occa-sion de réinventer ce que nous voulons être et de montrer ce qu’implique le fait de tout organiser autour de l’art.”

Barbara Garrie, historienne de l’art à l’université de Canterbury, abonde dans le même sens. Pour elle, le changement est imminent. Les nouveaux diplômés en arts, qui sont les artistes de demain, ont suivi leur formation sans pouvoir accéder à une quelconque collection

publique ou privée. “Certains de leurs projets ont eu moins de succès que d’autres, mais ce n’est pas grave, assure-t-elle. C’est justement cette idée, essayer, qui pourrait provoquer un changement dans la façon de penser.” “Peut-être allons-nous être tentés de privilégier des créations tran-sitoires et de courte durée, d’expérimen-ter davantage, approuve Jenny Harper, directrice de l’Art Gallery. Si ça ne marche pas, tant pis. Nous ne sommes pas obli-gés de proposer les mêmes choses au menu chaque année.”

L’art a prouvé sa capacité à faire reve-nir les gens dans la cité dévastée. Le guide touristique Lonely Planet cite ainsi Christchurch parmi les dix villes à visi-ter en 2013, pour son “cocktail ébou-riffant d’énergie, de détermination et de style”. Quatre-vingt-dix pour cent des personnes sondées en 2012 par Creative New Zealand [une agence gouverne-mentale chargée du développement des arts] étaient d’avis que “l’art et la culture [avaient] un rôle vital à jouer dans la recons-truction de Christchurch”.

Toutefois, la majeure partie de ce boom artistique se trouve exclue du projet de reconstruction de la ville. Selon les personnes consultées pour cet article, toutes les initiatives menées pour tenter d’impliquer les artistes ont été balayées par une mairie peu subtile qui croit aux mécanismes du marché et à un modèle qui enfermerait chaque activité dans une zone bien délimitée.

Il faut dire que jusqu’à présent l’essen-tiel du renouveau artistique a eu un rôle plus récréatif que politique. “Les gens avaient besoin de gaieté dans leur envi-ronnement”, explique Barbara Garrie. Elle observe maintenant avec intérêt la façon dont la ville prend forme. “Les transitions sont souvent considérées comme le moyen de couvrir temporairement des fissures, explique George Parker, coor-dinateur du Festival de l’architecture de transition. Nous, ce que nous voulons, c’est regarder ces fissures et travailler à partir d’elles. Car, alors, transition peut deve-nir synonyme d’impulsion, la ville restant tendue vers l’idée de son devenir.”

—Sally BlundellPublié le 23 septembre

tendances.

Attention, chantier artistiqueDévastée par un séisme en février 2011, la ville néo-zélandaise de Christchurch se reconstruit peu à peu. Un processus dans lequel les artistes jouent un rôle de premier plan.

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Vie et mort d’une étoileIntriguée par le passage de la vie à la mort, l’artiste japonaise Mihoko Ogaki trace le parallèle entre le destin d’une étoile et la vie humaine dans son expo-sition “Project N 54”, visible jusqu’au 23 décembre à la galerie d’art de l’Opéra

de Tokyo. “Tout petits morceaux par tout petits morceaux, les étoiles remplissent le ciel et les foules remplissent les stades, résume le site Tokyo Art Beat. Ces ensembles grandissent jusqu’à saturation et finissent par mourir, inévitablement.”

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Le bureau propose de subventionner des mariages groupés de façon à compenser le montant des dots (environ 45 euros) et le fort chômage créé par l’insécurité dans le nord du pays, rapporte The Wall Street Journal. Les heureux époux se voient ainsi offrir un sac de riz, deux cageots d’œufs, un matelas, l’équivalent de 90 euros pour créer un business et parfois une machine à coudre. La mariée reçoit aussi des cours afin de se comporter “en bonne épouse”.

La noce contre le terrorisme NIGERIA—“Si vous avez une bonne épouse, à quoi bon devenir terroriste ?” Nabahan Usman, responsable du service chargé d’appliquer la loi islamique à Kano, la deuxième ville du pays, tente une nouvelle méthode pour éloigner les jeunes hommes du terrorisme et de la secte Boko Haram : les marier.

Les joyauxde la honte

ESPAGNE— L’ouverture d’une nouvelle boutique dans le quartier du luxe madrilène sème le trouble dans la haute société espagnole. Non seulement on ne peut pas y acheter d’objets de valeur, mais surtout on y vient pour vendre les siens. Tout est fait pour éviter que la honte ne s’abatte sur le vendeur car, comme le fait remarquer ABC, “il est de très mauvais goût de se délester de ses joyaux familiaux”. Afin que le vendeur ne croise personne, les bureaux sont séparés, et la vente se fait uniquement sur rendez-vous. Les bijoux sont revendus aux Etats-Unis, où personne ne fera attention à la famille dont ils proviennent.A

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360° Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Retrouvez sur Télématin la chronique de Marie Mamgioglou sur “Les esclaves brésiliens des nazis” dans l’émission de William Leymergie, vendredi 1er novembre à 7 h 20 et 8 h 20.

histoire.

↑ Des enfants effectuant des travaux forcés dans un champ. Deux briques, l’une ornée d’un svastika, l’autre du symbole intégraliste, retrouvées sur la fazenda Cruzeiro do Sul. Photos Antoninho Perri/Ascom/Unicamp

Éclairage

Partenariat

LES NAZIS EN AMÉRIQUE LATINENeuf mille, c’est le nombre de nazis qui auraient réussi à fuir l’Allemagne pour l’Amérique latine à partir de 1945. De nombreux Allemands avaient déjà émigré avant la guerre, en particulier au Brésil, en Argentine et au Paraguay. A la chute du IIIe Reich, les nazis ont utilisé les contacts de ces communautés avec les gouvernements locaux pour s’installer sur place. Parmi les plus célèbres, Adolf Eichmann, l’un des responsables de la “solution finale”, enlevé par les Israéliens en 1960, Klaus Barbie, extradé de Bolivie en 1983, Erich Priebke, extradé d’Argentine en 1995, ou le Dr Josef Mengele, mort au Brésil en 1979.

AU CINÉMALe Médecin de famille, film argentin de Lucía Puenzo, sort sur les écrans en France le 6 novembre. En Patagonie, en 1960, un médecin allemand est le premier client d’une pension de famille qui vient

de s’ouvrir. Séduits par son charme et son élégance, ses hôtes vont cependant découvrir qu’ils hébergent un monstre : Josef Mengele. Pour le quotidien argentin La Nación, ce long-métrage, qui oscille entre fiction et reconstitution historique, “est un film nécessaire [ …] un film de haut vol, non seulement par son esthétique et sa qualité narrative, mais aussi parce qu’il dévoile et explore […] des blessures restées ouvertes – comme le passage de nazis en Argentine”.

Courrier international est partenaire de ce film.

Les Rocha Miranda possédaient des banques, des entreprises de transport, des hôtels de luxe et des exploitations agricoles. Ils n’étaient pas seulement riches, ils appartenaient au mouvement intégra-liste [fasciste] brésilien, ultraconservateur, et entretenaient des liens étroits avec les nazis, dont le ministre de l’Armement et de la Production de guerre de Hitler, Alfried Krupp, qui rachète même une propriété à la famille dans les années 1940. La fazenda où est créé le centre de travail forcé pour les 50 orphelins, dans l’Etat de São Paulo, était une propriété des Rocha Miranda. “A notre arrivée, nous étions attendus par un sale type, ori-ginaire du Paraíba, se souvient Aloysio Silva, aujourd’hui âgé de 89 ans. Nous n’avions qu’une envie, nous enfuir, mais il avait deux chiens dressés. Un geste de sa part, et les chiens se plaçaient pour nous encercler.” Le projet d’évasion des enfants était plus que compréhensible. Ils travaillaient près de dix heures par jour ; quand quelque chose déplaisait à leurs matons, ils subissaient des agres-sions physiques, étaient jetés au trou et privés de nourriture. “Pendant les moments de pause, alors que nous aurions pu nous amuser un peu, nous res-tions tous assis bien sagement, nous ne sortions pas, sinon le gardien arrivait immédiatement avec son chien”, raconte le vieil homme, témoignant d’un sombre épisode qui n’a refait surface qu’il y a qua-torze ans, lors de travaux dans l’une des proprié-tés des Rocha Miranda, quand on a découvert des briques gravées de svastikas.

Une éducation eugéniste. Pourtant, la situa-tion de ces orphelins esclaves n’avait rien d’illé-gal : le centre des Rocha Miranda était sous la supervision de la Délégation régionale à l’ensei-gnement de la ville d’Itapetininga, une institu-tion alignée sur l’idéologie des élites dominantes au Brésil, partisanes, notamment, d’une politique eugéniste. L’eugénisme, volet fondamental de la pensée nazie, se fondait sur la génétique pour jus-tifier la prétendue supériorité de la race blanche et légitimait la restriction des droits politiques et légaux des populations jugées inférieures, en par-ticulier les Noirs. La Constitution de la République de 1934, rédigée sous la présidence de Getúlio Vargas (1882-1954), faisait même de la “promo-tion de l’éducation eugéniste” une mission de l’Etat.

En 1933, quand Aloysio arrive au centre, la fazenda est déjà l’un des QG de l’Ação Integralista Brasileira [AIB, Action intégraliste brésilienne], et le nazisme y est ouvertement prôné. Les briques de la propriété voisine, baptisée Cruzeiro do Sul, qui appartenait aussi à l’époque aux Rocha Miranda, portent encore le poinçon du svastika. Selon le Conseil de protection du patrimoine his-torique, archéologique, artistique et touristique de São Paulo, il s’agit là de la seule construction qui prouve la présence nazie dans cet Etat du Brésil, et des études sont déjà en cours en vue d’un classement du site.

Les souffrances de ces orphelins ne cessent qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. Certains sont morts aux travaux forcés, d’autres ont été envoyés à la guerre, certains se sont enfuis. Des dizaines d’années plus tard, Aloysio Silva a brisé le silence : son témoignage a été recueilli par le chercheur Sidney Aguilar Filho dans sa thèse de doctorat, intitulée “Education, autoritarisme et eugénisme : étude du travail et des

—Istoé São Paulo

En cette lointaine année 1933, Aloysio Silva a 10 ans et partage ses journées entre l’école et les jeux à l’Educandário Romão

de Mattos Duarte, un orphelinat de Rio de Janeiro. Jusqu’au jour où débarquent deux hommes qui se mettent à lancer des ballons dans les airs. Tandis que les enfants courent dans tous les sens pour les relancer, l’un ordonne à l’autre : “Mets ce gamin de ce côté, celui-là par là.” Aloysio se retrouve dans le groupe des plus âgés : c’est ainsi qu’est scellé son transfert à la fazenda Santa Albertina, dans l’Etat de São Paulo. L’un des deux hommes s’ap-pelle Osvaldo Rocha Miranda, il fait partie de l’une des plus puissantes familles du Brésil ; l’autre est son chauffeur, André.

Ce jour-là, les deux hommes sélectionnent 50 orphelins, dont 48 Noirs ou Métis, qui vont être réduits en esclavage et soumis à l’idéologie nazie.

Les esclaves brésiliens des nazis1933-1945 Amérique du SudDans une école nazie, des orphelins étaient soumis aux travaux forcés. Un survivant raconte.

violences sur les enfants sans protection au Brésil”, soutenue devant l’université d’Etat de Campinas. “Tout cela s’intégrait dans une politique d’Etat et était si bien enraciné dans la mentalité de l’époque que les gens le trouvaient normal”, explique cet historien. Aloysio Silva vit toujours à Campina do Monte Alegre, com-mune dont une rue et la principale école portent le nom de la famille Rocha Miranda. Sidney Aguilar Filho dit avoir retrouvé en tout trois orphelins de la fazenda Santa Albertina durant ses recherches, tous habitants de Campina do Monte Alegre, mais deux d’entre eux sont décédés pendant la rédaction de sa thèse. Seul Aloysio Silva a raconté son histoire, lui qui a passé sa vie à essayer de l’oublier. “Je n’ai pas un seul bon souvenir de cet endroit.”

—Natália MartinoPublié le 31 août 2012

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