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HONG KONG — RÉSISTER À PÉKIN ÉCONOMIE — LA BCE SAUVE LA ZONE EURO VOYAGE — ROUTE 66 : LA LÉGENDE NE SUFFIT PLUS (!4BD64F-eabacj!:M;q Irak Fuir Bagdad à tout prix Le président du Conseil italien veut s’imposer comme le leader des sociaux-démocrates européens Matteo Renzi La gauche bouge encore N° 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 courrierinternational.com Belgique : 3,90 € EDITION BELGIQUE

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Courrier International du 26 juin 2014

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HONG KONG — RÉSISTER À PÉKIN ÉCONOMIE — LA BCE SAUVE LA ZONE EURO VOYAGE — ROUTE 66 : LA LÉGENDE NE SUFFIT PLUS

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Irak Fuir Bagdad à tout prix

Le président du Conseilitalien veut s’imposer comme le leader des sociaux-démocrateseuropéens

Matteo Renzi La gauche bouge encore

N° 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

EDITION BELGIQUE�

Page 2: Courrier 20140626 courrier full 20140625 163029

2. Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

ÉDITORIALÉRIC CHOL

Italie-France : 31-13

C ’était en mai 2012. François Hollande venait d’être élu à la présidence de la République

et l’Italie n’avait alors d’yeux que pour lui. Le centriste Mario Monti, qui dirigeait à l’époque le gouvernement transalpin, comptait sur le Français pour relancer le thème de la croissance, tandis que le chef de fi le de la gauche italienne, Pier Luigi Bersani, croyait voir un tournant en Europe. Deux ans plus tard, l’eau du Tibre a coulé sous les ponts de Rome, jusqu’à l’arrivée en fanfare de Matteo Renzi à la tête du gouvernement. Pas encore quadra, mais déjà beaucoup d’éclat ! Les annonces de réformes s’enchaînent, les vieux briscards de la classe politique italienne sont remisés à la casse, le berlusconisme semble enterré : le peuple, subjugué par son jeune prodige, applaudit. Mais les jeux romains ne suffi sent déjà plus à l’ancien maire de Florence. A son tour, il rêve de changer l’Europe. De tordre le bras aux gardiens bruxellois du temple de l’austérité. De débrider la croissance. Tout ce que promettait François Hollande. A-t-il plus de chances d’y parvenir ? On peut y croire. D’abord parce que Matteo Renzi n’a pas (vainement) attendu que la conjoncture revienne au beau fi xe. Il s’est mis au travail pour moderniser son pays. Ensuite parce que, depuis son arrivée au palais Chigi, en février, ce partisan de la troisième voie fait souffl er un vent régénérateur sur la péninsule transalpine. Et son enthousiasme tranche avec une vision française très “normale”. Enfi n, parce que l’Italien a triomphé dans les urnes, envoyant 31 députés au Parlement européen, contre 13 pour les socialistes français. La renaissance de la gauche, c’est bien lui !

En couverture :Matteo Renzi. Photomontage de Daniele Zendroni paru en couverture de L’Espresso Magazine (Rome) d’après trois photographies de Schutter Stock.

p.28

à la une

MAURO BIANI

Sommaire

MATTEO RENZI La gauche bouge encore

p.16 HONG KONG

“Pékin veut montrer qui est le maître”Dans une interview au New York Times, Anson Chan, l’ex-numéro deux du gouvernement de Hong Kong, dénonce l’ingérence croissante des autorités centrales dans le territoire.

p.20 UKRAINE

Le mur des frères slavesVingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, voilà que les nouvelles autorités ukrainiennes cherchent à bâtir un mur à la frontière avec la Russie, s’indigne le site russe Gazeta.ru.

Trois mois après son arrivée au pouvoir, le président du Conseil italien a redonné espoir à une grande partie de la société dans son pays, analyse L’Espresso. Fort de ses 40,8  % aux dernières européennes, il espère infléchir la politique d’austérité et faire renaître la gauche en Europe, explique Die Zeit.

Route 66  Le gardien de la légende

Sur la route qui relie Chicago à Santa Monica, les touristes se font de plus en plus rares, de plus en plus vieux. Le gérant d’un motel à San Bernardino tente de faire revivre le mythe.

www.courrierinternational.comDOSSIER. Moyen-Orient : l’implosion. Les suites de l’off ensive djihadiste en Irak et ses conséquences sur les pays voisins.VIDÉO. La guerre de 14-18. L’historien André Loez explique comment les Etats-Unis sont entrés dans le confl it.MONDIAL 2014. L’actualité de la compétition vue par la presse étrangère. Webdoc Le Fantôme du Maracanã : soixante-quatre ans après, le Brésil peut-il encore perdre la Coupe du monde ?Retrouvez-nous sur Facebook, Twitter, Google+ et Pinterest

SUR NOTRE SITE

p.40 VOYAGE

p.6

Irak La guerre dans tous les EtatsFuyant l’avancée des djihadistes, les habitants de Bagdad quittent le pays, raconte Th e Times. Le Liban, lui, risque de devenir le prochain champ de bataille entre sunnites et chiites, s’alarme L’Orient-Le Jour.

360°

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GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

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85 145 165

1 décembre 2013.

Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 3.

Transversales34. Economie. Draghi, le Zorro de la zone euro

35. Matières premières. Coup de chaud sur l’olive

36. Ecologie. Ces fous qui déplacent des montagnes

38. Médias. Moscou pilonne l’Ukraine

39. Signaux. Le vent l’emportera

360° 40. Voyage. Route 66 : le gardien de la légende

44. Plein écran. Le Qatar dans la course

46. Tendances. L’amour ne tient qu’à un driiiing

48 Histoire. Envers et contre tout

Sommaire

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici la rubrique “Nos sources”).

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Juin 2014. Commission paritaire n° 0717c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (déléguée 16 27), Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Clarinard, Isabelle Lauze (hors-séries, 16 54) Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Directeur de la communication et du développement Alexandre Scher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación

Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16�22), Gerry Feehily (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16�86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34)Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Caroline Marcelin (chef de rubrique, France, 17 30), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie cen-trale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Anne Proenza (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 1687), Patricia Fernández Perez (marketing) Agence Cour rier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers ( japonais), Mikage Nagahama ( japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Hélène Rousselot (russe), Mélanie Liff schitz (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro : Alice Andersen, Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, Solène Coma, Clara Coquidé, Sophie Courtois, Camille Drouet, Lucas Fourquet, Nicolas Gallet, Rollo Gleeson, Thomas Gragnic, Marion Gronier, Mélanie Guéret, Louis Guillochon, Margot Guillois, Antonin Lambert, Sophie Laurent-Lefèvre, Carole Lembezat, Marushka Laurens, Valentine Morizot, Lionel Pelisson, Corentin Pennarguear, Polina Petrouchina, Anne Lise Pitre, Diana Prak, Judith Sinnige, Leslie Talaga, Anne Thiaville, Nicole Thirion, Zaplangues

7 jours dans le monde4. UE. Une défaite humiliante pour le Royaume-Uni8. Portrait. Aïcha El-Basri9. Controverse. Faut-il avoir peur du traité de libre-échange transatlantique ?

D’un continent à l’autre— MOYEN-ORIEN T10. Irak. Guerres dans tous les Etats

14. Israël. La haine contre les chrétiens.

14. Palestine. Le voile à l’école divise Jérusalem-Est

—AFRIQUE15. République centrafricaine. Dans l’Est, c’est l’enfer— ASIE16. Hong Kong. “Pékin veut montrer qui est le maître”

17. Chine. Sus aux “intellectuels réactionnaires”!— AMÉRIQUES18. Etats-Unis. Les nouvelles pépites de Californie19. Venezuela. Partir ou rester—EUROPE20. Ukraine. Le mur des frères slaves22. Bosnie-Herzégovine. La Grande Guerre divise de nouveau22. Grèce. L’embellie sociale — FRANCE23. Energie. De l’eau dans le gaz de schiste— BELGIQUE23. Musique. Stromae en Amérique

A la une28. Matteo Renzi : la gauche bouge encore

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. El Cronista Buenos Aires, quotidien. The Daily Telegraph Londres, quotidien. L’Espresso Rome, hebdomadaire. Gazeta.ru (gazeta.ru) Moscou, en ligne. Al-Hayat Londres, quotidien. Jutarnji List Zagreb, quotidien. I Kathimerini Athènes, quotidien. Los Angeles Times Los Angeles, quotidien. MicroMega Rome, trimestriel. Nature Londres, hebdomadaire. The New York Times New York, quotidien. L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien. Les Plumes de RCA (lesplumesderca.com) Bangui, en ligne. Polygon (www.polygon.com) Washington, en

ligne. Radio Free Asia (rfa.org/english) Washington, en ligne. Scroll.in (scroll.in) New Delhi, en ligne. Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire. La Stampa Turin, quotidien. Tal Cual Caracas, quotidien. TelQuel Casablanca, hebdomadaire. Le Temps Genève, quotidien. The Times Londres, quotidien. De Volkskrant Amsterdam, quotidien. The Wall Street Journal New York, quotidien. El-Watan Alger, quotidien. Yediot Aharonot Tel-Aviv, quotidien. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

—The Daily Telegraph Londres

Les 26 et 27 juin, les diri-geants européens doivent se réunir dans la ville fl a-

mande d’Ypres et cette rencontre pourrait s’avérer cruciale pour la relation du Royaume-Uni avec l’Union européenne. David Cameron menace de pousser ses homologues à un vote pour désigner celui qui présidera la Commission européenne ces cinq prochaines années. Le Premier ministre britannique a clairement fait savoir qu’il ne voulait pas de Jean-Claude Juncker à ce poste, mais il semble avoir choisi une bataille perdue d’avance.

Pour faire obstacle au leader luxembourgeois, qui représente tous les pires aspects du fédéralisme euro-péen auquel s’oppose le Royaume-Uni depuis des années, David Cameron espérait obtenir le soutien d’autres chefs d’Etat européens, en particulier d’Angela Merkel. Néanmoins, il se retrouve isolé par les manœuvres cyniques que détestent les élec-teurs et qui ont fait le bonheur des partis antieuropéens dans

toute l’UE lors des dernières élections. La question n’est pas non plus un enjeu politique au Royaume-Uni : les deux parte-naires du gouvernement de coa-lition [les conservateurs et les libéraux-démocrates] s’opposent à la candidature de Jean-Claude Juncker, tout comme le Parti tra-vailliste – même si ses dirigeants profi tent de l’occasion pour accu-ser le Premier ministre de ne pas être à la hauteur des négo-ciations. Ils devraient soutenir David Cameron : une défaite sur ce terrain sera un aff ront non seu-lement pour lui, mais aussi pour le pays dans son ensemble.

Comme Jean-Claude Juncker est le candidat du bloc de centre droit [Parti populaire européen], qui a remporté une majorité de

voix lors des élections européennes, beau-coup croient qu’il est

plus démocratique que par le passé d’accepter son intronisation à la présidence de la Commission

européenne. L’UE est toutefois censée être

un groupe d’Etats-nations et le choix incombe bel et bien au

Conseil des ministres, qui repré-sente directement les électeurs de leurs pays. Et pourtant presque aucun dirigeant européen n’a le moindre compliment pour Jean-Claude Juncker, qui ne visait pas particulièrement le poste, pré-férant succéder à Herman Van Rompuy à la tête du Conseil européen.

Si le Royaume-Uni ne peut empêcher un homme foncière-ment impopulaire de prendre les rênes de la bureaucratie euro-péenne, quelles chances réalistes ce pays a-t-il de renégocier son statut au sein de l’UE à l’approche d’un référendum sur son éventuel retrait en 2017 ? David Cameron a précisé qu’il souhaitait redéfi nir certains principes fondamentaux de l’UE, comme la libre circula-tion de la main-d’œuvre, mais il n’a tout simplement aucune chance d’y parvenir. En eff et, le choix imminent de Jean-Claude Juncker prouve que l’UE reste sur le chemin du fédéra-lisme. Le prochain commissaire euro-péen du Royaume-

Uni doit au minimum

être une

fi gure fortement eurosceptique capable de contrecarrer ces ten-dances. Mais, si les dirigeants européens sont prêts à infl iger à David Cameron ce qui sera sans doute une défaite humiliante, force est de constater qu’ils se fichent de ce que pensent les Britanniques.—

Publié le 22 juin

SOURCE

7 jours dansle monde.

→ Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.

UNION EUROPÉENNE

Une défaite humiliante pour le Royaume-UniEn dépit de l’opposition virulente du Premier ministre David Cameron, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker devrait être désigné à la tête de la Commission européenne. Un choix qui éloigne un peu plus le pays de l’Union.

THE DAILY TELEGRAPHLondres, Royaume-UniQuotidien, 840 000 ex.www.telegraph.co.ukAtlantiste et antieuropéen sur le fond, pugnace et engagé sur la forme, c’est le grand journal conservateur de référence.

ÉDITORIAL

48,6 %C’est la baisse des ventes de bouteilles de Coca-Cola dans la région de Madrid entre février dernier et le même mois de l’année précédente. Cette chute, révélée par le quotidien El Economista, est la conséquence du boycott lancé par les salariés espagnols d’une fi liale du géant des sodas après l’annonce, fi n janvier, d’un plan social massif. Leur slogan : “Si Madrid ne fabrique plus de Coca-Cola, Madrid n’en boira plus.” “Selon les rapports d’experts, fondés sur des données fournies par l’entreprise, les ventes de Coca-Cola dans la région ne devraient pas remonter avant 2017”, ajoute le journal espagnol.

Soupçons de trucageFOOTBALL— “Des matchs tru-qués jettent une ombre sur la Coupe du monde”, titre The Daily Telegraph. Le président de la Fédération ghanéenne de foot-ball aurait déclaré à des jour-nalistes – qui ont fi lmé la scène en caméra cachée – que la sélec-tion nationale ghanéenne avait déjà participé à des rencontres truquées. Les journalistes ont ensuite trouvé un employé de la Fifa, Christopher Forsythe, ainsi qu’Obed Nketiah, autre responsable de la Fédération ghanéenne, se montrant dis-posés à trouver des arbitres cor rompu s p ou r quelque 170 000 dollars [125 000 euros] par match.

4.

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Une exposition conçue et réalisée par l’Université libre de Bruxelles

www.nassbelgica.be

Place Xavier Neujean, 224000 Liège

www.citemiroir.be

Rue Boucquéau 13, 7100 La Louvière

Les Centres Régionaux d’Intégration présentent l’exposition

NASS BELGICA

L’IMMIGRATION MAROCAINE EN BELGIQUE

28.06.14—14.09.14LA CITÉ MIROIR

P.A.F : 1€Heures d’ouverture du lundi au vendredi de 9h à 17h

Le samedi de 11h à 16h / fermé le dimancheRéservations pour les groupes : Art and Fact

Par mail : [email protected] ou par tél : 04 366 56 04Informations : CRIPEL 04 220 01 18

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6.

LA CARTE DE LA SEMAINE

7 JOURS Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

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De 1er à 27e

De 28e à 54e

De 55e à 81e

De 82e à 108e

De 109e à 135e

De 136e à 162e

Classement des Etats selon le Global Peace Index (GPI) 2014

Etats les “moinsen paix”

Etats les “plus en paix”

SYRIE162e/162

FRANCE48e/162

AFGHANISTAN161e/162

SOUDAN DU SUD160e/162

Syrie : pays “le moins en paix” au monde

RAPPORT Selon le Global Peace Index 2014, la Syrie a pris la place de l’Afghanistan à la tête du classement des pays “les moins en paix” du monde, rapporte The Daily Telegraph. Ce classement annuel, établi par le think tank Institute for Economics évalue les confl its, les troubles, le degré d’insécurité, la militarisation et les budgets de la défense de 162 pays en prenant en compte 22 indicateurs. Selon ce rapport, la situation continue à se dégrader sur la planète pour la septième année consécutive. Durant les dernières soixante années écoulées, on avait assisté au contraire à une progression de la paix depuis la fi n de la Seconde Guerre mondiale. Le Global Peace Index 2014 a été mis à jour juste avant la nouvelle fl ambée de violence en Irak. L’Islande est le pays “le plus en paix” et la France pour sa part arrive en 48e position.

“Allah” interdit aux chrétiensMALAISIE— La cour fédérale de Malaisie a confirmé l’interdic-tion imposée à l’hebdomadaire catholique The Herald d’utiliser le nom “Allah” dans ses colonnes pour désigner Dieu. Dans ce pays multiconfessionnel, l’Eglise catholique espérait faire abroger cette disposition prise en 2009 par le ministère de l’Intérieur. Le nom “Allah” ne faisant pas partie intégrante de la doctrine chrétienne, le ministre interdisait son utilisation pour des raisons de sécurité et d’ordre public. Pour le Malaysia Chronicle, la posi-tion de la cour fédérale “bafoue les droits des non-musulmans et engage fermement la Malaisie sur le chemin irréversible de l’extrémisme islamiste et de la ‘talibanisation’”. “Aujourd’hui, c’est l’usage du mot ‘Allah’. Demain, ce sera la nourri-ture que l’on consomme, les livres que l’on peut lire”, s’insurge de son côté The Malaysian Insider.

L’opposant Ales Bialiatski est libre

BIÉLORUSSIE— “Le pr i son-nier politique le plus connu en Biélorussie a été libéré de manière inattendue le 21 juin après avoir passé trois ans dans une colonie pénitentiaire”, informe le quoti-dien polonais Gazeta Wyborcza.En août 2011, le chef du Centre de la défense des droits de l’homme Viasna (le Printemps) avait été arrêté, puis condamné à cin-quante-quatre mois de prison ferme sous prétexte d’une fraude fi scale. “S’il a été condamné, c’est avec l’aide des procureurs polonais et lituanien qui ont transmis aux autorités biélorusses des informa-tions sur ses comptes bancaires dans ces pays”, explique Gazeta Wyborcza.

Journalistes étrangers en prisonÉGYPTE— L’Australien Peter Greste, l’Eg y pto-Canadien Mohamed Fahmy et l’Egyptien Baher Mohamed, trois journalistes de la chaîne qatarie Al-Jazira, ont été condamnés à sept et dix ans de prison en Egypte, le 23 juin, annonce Ahram Online. Les prévenus, poursuivis en même temps que 17 autres journalistes, étaient accusés de “diffuser de

fausses informations”, de présen-ter l’Egypte comme un pays “en situation de guerre civile”, ainsi que d’entretenir des relations d’assis-tance et de complicité avec les Frères musulmans, mis au ban par le régime. Selon le site égyptien d’informations, la chaîne satelli-taire attiserait les tensions entre Le Caire et Doha, ardent partisan des Frères musulmans.

La politique étrangère d’Obama n’a plus la coteÉTATS-UNIS— Selon un sondage New York Times-CBS News, “58 % des Américains interrogés désapprouvent la politique étran-gère du président américain, un bond de 10 points depuis le mois dernier”. C’est le désaveu le plus massif depuis l’entrée en fonc-tions d’Obama. Un tiers des électeurs démocrates se disent insatisfaits de la politique étran-gère du président et de sa gestion de la crise irakienne.

Avortement : une loi plus soupleESPAGNE— En février  2010, le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero a

adopté une loi permettant aux femmes d’avorter librement sans avoir à fournir de justifi cation pendant les quatorze premières semaines de grossesse. Bien accepté par une large majo-rité des Espagnols, ce droit est aujourd’hui remis en cause par un projet de loi du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy. Le nouveau texte, qui devrait être présenté au Congrès en juil-let, n’autorise l’avortement qu’en cas de viol ou de risque grave pour la santé physique ou psy-chologique de la mère. Toutefois, selon El País, “le gouvernement va inclure les malformations fœtales dans les motifs légaux permettant d’avorter”.

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77 JOURS.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

ÉCONOMIE

Cristina Kirchner cède aux fonds vautoursAprès avoir juré qu’elle ne les paierait jamais, la présidente argentine a finalement déclaré qu’elle négocierait avec les créanciers, qui lui réclament 1,3 milliard de dollars.

—El Cronista Buenos Aires

A u numéro 1300 de l’avenue Entre Ríos, dans le quartier de Balvanera à Buenos Aires, on pouvait lire jusqu’à

il y a quelques jours un gigantesque graf-fiti bleu ciel et blanc qui annonçait : “Oui à l’Argentine, non aux vautours. La patrie n’est pas à négocier.” Le message était signé par La Cámpora [mouvement qui regroupe les jeunes militants kirchnéristes]. Qu’a bien pu penser l’organisation après l’annonce faite par Cristina Fernández [de Kirchner] le 20 juin – fête du drapeau natio-nal ? Dans un spectaculaire revirement, après avoir quali-fié d’extorqueurs le juge amé-ricain Thomas Griesa et les fonds vautours, elle a déclaré qu’elle entamerait des négo-ciations avec l’ensemble des créanciers.

Lundi 16 juin, Cristina Fernández était en colère. Très en colère. Elle venait de subir son revers politique le plus grave depuis les der-nières élections. La décision de la Cour suprême des Etats-Unis [obligeant l’Argentine à rembourser ses dettes – 1,3 mil-liard de dollars – à deux fonds spéculatifs et treize créanciers particuliers qui n’avaient pas accepté les propositions de res-tructuration en 2005 et 2010] risquait d’anéantir tous les progrès argentins sur la scène économique interna-tionale. Le discours qu’elle a prononcé sur la chaîne nationale, bien que pré-enregistré et savamment préparé, était empreint de cette colère. C’est aussi pour cette raison qu’elle a employé le mot “extorsion”.

Au milieu de cette même semaine, les Bourses du monde entier et même celle de l’Argentine ont cru que le pays se dirigeait droit vers la cessation de paiement. Tous les indicateurs boursiers et relatifs au change ont déclaré l’état d’urgence. Finalement, c’est le ministre argentin de l’Economie, Axel Kicillof, qui a convaincu la présidente qu’elle n’avait plus aucune marge de manœuvre. C’est également

lui qui lui a demandé de ne pas utiliser de termes susceptibles de blesser le juge Thomas Griesa ou, pire, d’engendrer des doutes sur la volonté du pays de négocier. La question qu’il faut maintenant se poser est la suivante : pourquoi la présidente a-t-elle tant tiré sur la corde ? On peut risquer une réponse : Cristina Fernández comme Néstor Kirchner [président de l’Argentine de 2003 à 2007] ont tous deux accumulé pouvoir et autonomie en se comportant

de façon colérique et indomptable. Il est également possible que pendant quelques heures la présidente soit tombée amoureuse de son propre

discours. Il lui a d’ailleurs permis de retrouver le devant de la scène

politique, éclipsant ainsi tous les détails scabreux sur le possible procès

pour corruption d’Amado Boudou, son vice-président, et reléguant au second plan les problèmes économiques plus graves, comme l’inflation, la récession et le spectre du chômage.

Maintenant, il s’agit de déter-miner quelles seront les consé-

quences de ce tou r na nt surprenant qui a pris de

court quasiment tous les Argentins. Le gouverne-ment devrait, pour com-mencer les négociations, garder la tête froide et rester à l’écart des fanfaron-

nades et des discours pom-peux. Et pas uniquement par

respect des kirchnéristes. La pré-sidente doit avoir conscience que

tous les petits jeux à la tribune se paient par une augmenta-

tion du dollar “parallèle” [sur le marché noir], une hausse du risque-pays, un recul des marchés et un désengagement des orga-nismes internationaux de crédit.

Les experts savent que ce n’est que le début. Selon eux, mieux vaut ne pas crier vic-toire précipitamment,

car le moindre faux mou-vement pourrait pousser l’Ar-

gentine au bord de la faillite. Il faudrait l’expliquer patiem-

ment à ceux qui ont tracé le graf-fiti de l’avenue Entre Ríos avec le

soutien implicite de la présidence.—Luis Majul

Publié le 23 juin

ILS PARLENTDE NOUS

ANNA-MARIA MERLO POLI, correspondante à Paris du quotidien italien Il Manifesto

“L’Etat n’est pas le diable”En choisissant l’américain General Electric plutôt que l’allemand Siemens pour partenaire d’Alstom, la France a-t-elle fait un bon choix politique ?Le rêve d’avoir un grand secteur européen de l’énergie et du transport est sur le papier très beau, mais pour l’heure ce plan Marshall de l’énergie européenne n’existe pas encore et chaque société poursuit ses intérêts. La France a donc été pragmatique.

Alstom était trop petit pour survivre seul. Du point de vue des postes de travail sauvegardés, c’est un très bon choix. General Electric a une activité complémentaire de celle du français, on trouvait par conséquent moins de doublons qu’avec Siemens, plus concurrentiel.

L’intervention de l’Etat dans l’économie est-elle anachronique ?

Il faut sortir de l’idéologie dominante qui voit l’Etat dans l’économie comme le diable et le privé comme une merveille. L’Etat est un acteur de l’économie, il doit défendre l’intérêt d’un territoire, de ses citoyens, d’une collectivité. Alstom a profité des recherches financées par les contribuables. Il est donc normal que l’Etat intervienne pour garder la main sur l’un des fleurons de son industrie et qu’il ne le brade pas. Il faut espérer qu’il continuera à le défendre jusqu’au bout, ainsi que les postes des salariés. Cet interventionnisme n’effraie par ailleurs pas forcément les investisseurs étrangers. A titre d’exemple, le japonais Toyota a bien investi en France. Il n’a pas eu peur des trente-cinq heures. Le bon fonctionnement des infrastructures publiques françaises représente un atout pour les investisseurs étrangers. L’Etat ne peut certes pas tout, mais il peut encore beaucoup.

La France a exigé de racheter 20 % du capital de la société fusionnée. N’est-il pas risqué financièrement pour le pays de s’engager de la sorte ?L’Etat fait un investissement. Quand bien même ce rachat lui coûterait 2 milliards de dollars, cet argent n’est pas destiné à la poubelle. Des retours sur investissement sont attendus. L’Etat sera notamment propriétaire des brevets des équipements destinés au nucléaire, ce qui est très important dans la jungle de l’économie mondialisée. Cet engagement permet de donner de l’espoir à ce pays, de lutter contre une angoisse sociale que les étrangers ont parfois du mal à comprendre.—

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8. 7 JOURS Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Vu d’ailleursVendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10 et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.

L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec

présenté par Christophe Moulin avec Eric Chol

—TelQuel (extraits) Casablanca

En 2000, lorsqu’elle a franchi les portes des Nations unies, Aïcha El-Basri croyait en “une organisation capable de négocier la

paix dans le monde”. Douze ans plus tard, alors qu’elle est devenue porte-parole de la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union afri-caine au Darfour (Minuad), sa fierté se trans-forme peu à peu en honte. Au beau milieu d’un des conflits les plus violents d’Afrique, elle découvre que les Nations unies cachent les crimes commis contre les civils par le régime de Khartoum [après ses accusations, la Cour pénale internationale a demandé à l’ONU l’ouverture d’une enquête le 18 juin]. Quelques mois après sa prise de fonctions, Aïcha El-Basri présente sa démission et décide de faire éclater la vérité.

Au départ, r ien ne prédestinait Aïcha El-Basri à faire carrière dans les rangs de la diplomatie. Née en 1965, elle a passé les vingt-quatre premières années de sa vie à Casablanca avant de s’envoler pour la France afin de poursuivre des études de littérature française. Après sa thèse, elle part à New York.

Sur les conseils d’un ami, elle tente l’examen d’entrée au service français de la traduction à l’ONU et y est admise en juillet  2000. “Trois ans plus tard, j’ai réussi un nouvel examen pour devenir attachée de presse dans le service de l’information et des médias.” Son choix se porte alors sur l’Irak, un

pays qu’elle quitte au bout de cinq mois pour rejoindre le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), au Soudan, de 2005 à 2009.

Au-delà de la guerre et de la pauvreté, elle découvre un territoire riche d’une grande diversité ethnique et culturelle. Elle s’éprend du pays et noue des liens très forts avec “des femmes et des hommes ordinaires dont j’ai partagé

les joies comme les peines”. Après un retour en Irak de deux ans, la Minuad lui

propose un poste de porte-parole. “Mon premier réflexe a été de

lire les derniers rapports émis sur la région. Ils disaient

tous que la situation s’était améliorée et que le processus de paix était sur la bonne voie”, relate-t-elle.

Mais la réalité est tout autre. “Tout le monde passait sous silence l’échec de la

protection des civils et l’intensification des

frappes aériennes menées par les forces gouverne-

mentales du pays”, dit-elle. Neuf jours après la prise de

ses fonctions, le 25 août 2012, Salah Shuaib, un journaliste

soudanais installé à Washington, la contacte pour avoir des informa-

tions concernant des affrontements entre les autorités et les insurgés à Tawila, une ville située dans le nord du Darfour. Elle transfère sa requête aux responsables de la mission onu-

sienne, qui se contentent d’une réponse sobre : “La situation est calme.” “Entre le 24 et le 27 août, la Minuad a déployé une mission de vérification à Tawila, qui a établi avec

certitude que les forces gouvernementales et les milices arabes, surnommées janjawids, avaient attaqué à bord de 150 véhicules militaires quatre villages de la province soupçonnés d’avoir sou-tenu les insurgés. Les femmes avaient été vio-lées, les hommes agressés, les maisons pillées et des milliers de civils avaient dû fuir. La Minuad, pourtant alertée par les populations locales, n’était pas intervenue et avait menti aux médias”, raconte-t-elle.

Et lorsqu’elle ose demander des comptes à Wynjones Kisamba, le commandant adjoint des forces de la mission, celui-ci lui rétorque du tac au tac : “Parfois, nous devons nous comporter comme des diplomates. Nous ne pouvons pas dire tout ce que nous voyons au Darfour.” Aïcha El-Basri est bouleversée mais ne baisse pas les bras pour autant. Une attitude qui agace au plus haut point. Sans être clairement menacée, elle fait l’objet d’intimidations et se fait des ennemis.

A bout de nerfs, consciente qu’elle ne peut pas gagner cette lutte, Aïcha El-Basri remet sa démission en avril 2013. Dans son rapport de fin de mission, elle demande au département des opérations de maintien de la paix d’enquêter sur les violations de la politique de l’information publique, puis dépose une demande officielle d’enquête auprès des services de contrôle interne. “Quand j’ai eu la certitude que l’ONU n’allait pas bouger le petit doigt, je n’avais plus qu’une option : parler.”

Elle a en sa possession des milliers de rapports, de documents confidentiels et de câbles diplomatiques qu’elle ne va pas hésiter à livrer. “Ce n’est pas de l’espionnage mais une transgression délibérée du code de conduite interne de l’ONU, souligne-t-elle. J’ai contacté Colum Lynch, un journaliste de Foreign Policy, pour lui proposer de réaliser cette enquête” [publiée le 9 avril 2014]. Une sorte de mea culpa auprès des médias, un joli pied de nez à Ban Ki-moon [secrétaire général de l’ONU], fervent lecteur de ce magazine, et un “soulagement” pour Aïcha El-Basri.

—Nina KozlowskiPublié le 28 mai

↓ Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid, pour Courrier international.

Aïcha El-BasriLa lanceuse d’alerte de l’ONU

ILS FONT L’ACTUALITÉ

Ancienne porte-parole de la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour, cette Marocaine a dénoncé la désinformation au sein de l’organisation censée défendre la paix.

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97 JOURS.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Vivons bien informés.

Je l’ai appris sur Un Monde d’Infodu lundi au vendredi à 16h15 et 21h45

avec

CONTROVERSE

Faut-il avoir peur du traité de libre-échange transatlantique ?En harmonisant les réglementations entre l’UE et les Etats-Unis, ces accords, qui devraient être finalisés au plus tôt début 2016, sont censés créer un marché commun de 820 millions de consommateurs.

NON

Une meilleure protection des citoyens

—De Volkskrant Amsterdam

Au Parlement néerlandais, le débat sur l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis

semble s’être réduit désormais à un petit jeu d’argumentation pour ou contre. Les partisans de l’accord font valoir les avan-tages économiques d’une harmonisation des règles s’appliquant aux importations. Ses adversaires craignent que la simplifi-cation des règles ne soit dommageable à la protection de l’environnement, aux condi-tions de travail, au respect de la vie privée et à la sécurité alimentaire.

Cette opposition est exagérée. Depuis longtemps nous pratiquons dans une large mesure le libre-échange. Chaque année, les importations et les exportations des Pays-Bas avec les Etats-Unis se chiffrent en milliards. Ces échanges commerciaux génèrent des emplois et de la prospérité. Dans les années à venir, le commerce entre l’Union européenne et les Etats-Unis se poursuivra – avec ou sans accord – et s’ac-compagnera de toutes les tensions corres-pondantes entre l’économie et la société. Même sans accord, les entreprises améri-caines peuvent déjà engager des procès, les employeurs plaident déjà en faveur de conditions de travail plus austères et l’im-portation de produits polluants en prove-nance des Etats-Unis est déjà possible aux termes des conventions actuelles.

Cet accord de libre-échange soulève sim-plement une question essentielle : comment des économies modernes peuvent-elles trouver un juste équilibre entre écono-mie et société ? Les négociateurs de l’UE sont donc en train de passer des conven-tions sur le respect de la vie privée, la pro-tection de l’environnement et la sécurité alimentaire. Pas moins de 350 groupes d’intérêt participent à l’établissement de ces conventions, afin que leurs critiques soient prises en compte. Les règles propo-sées permettent à divers égards d’amélio-rer la protection des citoyens. Et le nouvel accord devrait tempérer le comportement

des entreprises multinationales, si promptes à porter plainte.

Pour les pays en développement, l’har-monisation des règles présente aussi des avantages. En Inde, le fabricant ou l’agri-culteur doivent actuellement proposer deux produits différents pour les Etats-Unis et l’Union européenne. Après un accord, l’en-trepreneur indien peut vendre le même produit aux deux régions.

L’accord a un inconvénient majeur : il est indéchiffrable. Difficile de comprendre les conséquences exactes des nombreuses pages de texte et de points de vue juridiques. La méfiance n’en est que plus grande vis-à-vis de cet accord commercial, qui peut pourtant, dans les grandes lignes, se révé-ler avantageux.

—Xander van UffelenPublié le 20 mai

OUI

Un danger pour les démocraties

—Die Zeit (extraits) Hambourg

Rarement l’opinion se sera laissé berner avec autant de succès que dans le cas du projet de partena-

riat transatlantique de commerce et d’in-vestissement (TTIP) [Transatlantic Trade and Investment Partnership] en cours de négociation entre l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis. Que ce soit dans les médias, dans les parlements ou au café du Commerce, on ne parle que de “poulets chlorés”, de maïs génétiquement modifié et autres preuves du laxisme américain envers les droits des consommateurs – autant de maux qui pourraient bien concerner le marché européen d’ici peu si le traité est signé. Au mieux, on évoque, comme en France ou en Allemagne, les répercus-sions désastreuses qu’un tel accord pourrait avoir sur le paysage culturel du pays – sur le cinéma, l’édition, les théâtres subvention-nés. Mais on parle très peu du point crucial de ce partenariat transatlantique, qui s’ap-parente à une restriction quasi dictatoriale des droits démocratiques de pays souve-rains. En réalité, le fond du problème n’est pas la suppression des droits de douane ou l’interdiction d’importer certains produits, comme dans un traité de libre-échange

classique. Ni les barrières extérieures éri-gées par les Etats pour protéger leur éco-nomie ou l’intérêt des consommateurs.

Le fond du problème, c’est que les légis-lations nationales, les réglementations et les subventions conquises de haute lutte se retrouvent aujourd’hui accusées de gêner les affaires des investisseurs étrangers. Prenons un exemple dans le domaine de la culture – secteur qui s’est pourtant mobilisé rela-tivement tôt – et imaginons un producteur de cinéma américain qui se heurterait sur le marché européen à la concurrence du cinéma subventionné allemand ou français. Selon les termes du TTIP, il serait en droit d’exi-ger que lui soient versées des subventions équivalentes – ou, à défaut, que l’ensemble des subsides soient supprimés. Ainsi, des parlements démocratiquement élus qui ont décidé de soutenir leur industrie cinéma-tographique verraient leurs décisions cas-sées par ce traité, d’office pour ainsi dire, sans aucune forme de légitimation démo-cratique. Heureusement, la France a obtenu que la culture soit momentanément exclue des négociations, ce qui ne veut toutefois pas dire qu’elle ne sera pas concernée à terme. D’après ce qui a filtré des huis clos dans lesquels se déroulent les négociations, il sera possible à tout moment de réinté-grer tel ou tel domaine exclu du traité dès lors que les autres Etats membres de l’UE y consentiront.

La culture et l’éducation se trouvent donc sous une épée de Damoclès. Mais ce n’est pas la pire menace. Car les coups de canif que le traité peut porter aux législa-tions nationales dépassent de beaucoup ses assauts sur la culture. Ainsi, le TTIP déroge

à la plupart des règlements visant à protéger les citoyens et les économies nationales dès lors que ceux-ci sont à même d’entraver les investissements étrangers. Contrairement à une idée répandue, le traité n’est en aucun cas conçu à l’avantage exclusif des Etats-Unis. Les règlements américains sur le contrôle des banques et de la Bourse pour-raient tout autant devenir caducs sous la pression des acteurs européens du secteur financier que la législation allemande sur les produits alimentaires sous la pression des agriculteurs américains.

Rappelons qu’il ne s’agit pas d’un traité que les Etats-Unis souhaitent faire passer aux dépens de l’Europe, mais d’un accord que le capital international veut conclure aux dépens des démocraties nationales. Pour reprendre les propos sarcastiques de Detlef Wetzel, président [du syndicat allemand] IG-Metall, si le TTIP avait été en vigueur lors de l’abolition de l’apartheid, l’Afrique du Sud aurait dû verser des indemnités fara-mineuses pour entrave à l’exploitation des travailleurs noirs. De même, si des négo-ciations avec les syndicats font grimper les salaires, l’investisseur devrait là aussi être dédommagé. En résumé : le contribuable mettrait la main à la poche pour tout ce qui contrecarrerait d’une manière ou d’une autre les prévisions de rentabilité d’une entre-prise étrangère. Le fameux “risque entre-preneurial” qu’évoquent à l’envi les tenants du libre-échange se trouverait ainsi nota-blement réduit – pour être reporté sur la société, comme l’ont fait les banques pen-dant la crise financière.

—Jens JessenPublié le 12 juin

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

—The Times (extraits) Londres

La nuit était tombée depuis une heure lorsque le pick-up, équipé d’une mitrail-

leuse et rempli de miliciens brandissant des kalachnikovs, a commencé sa patrouille dans une tranquille rue résidentielle de l’est de Bagdad.

Sinan Nadhim a fermé tranquil-lement la porte de son bureau à clé, pris son téléphone et composé le numéro de son agence de voyages. “Ils sont de retour, a-t-il lâché, je dois partir.” Sinan fait partie des milliers de Bagdadis qui tentent de fuir la ville par crainte d’une nouvelle guerre civile religieuse, tandis que les miliciens sunnites marchent sur la capitale et que leurs homologues chiites jurent de la défendre jusqu’à la mort.

Plus d’un demi-million de per-sonnes [majoritairement chiites] ont déjà fui les villes tombées sous la coupe des extrémistes [islamistes sunnites], comme Mossoul, à l’heure où les récits des atrocités commises récemment commencent à affluer, notam-ment le meurtre de soldats chiites, ainsi que d’imams sunnites ayant refusé de se soumettre à l’auto-rité des extrémistes.

Pourtant, beaucoup de sun-nites fuient également Bagdad de peur d’être pris pour cibles par les milices chiites en mal de repré-sailles contre la communauté sun-nite, comme ce fut le cas au plus fort du conflit religieux irakien, entre 2006 et 2008. Le 17 juin, les corps criblés de balles de quatre jeunes hommes sunnites ont été découverts abandonnés dans la rue, dans un quartier de Bagdad contrôlé par une puissante milice chiite loyale au Premier ministre Nouri Al-Maliki.

Cette découverte a réveillé le souvenir des heures sombres de Bagdad, lorsque les dépouilles ligotées et mutilées d’Irakiens

manifestement abattus par balles apparaissaient tous les jours dans les rues de la ville. Le frère de Sinan a été tué par des miliciens chiites en 2007, à un poste de contrôle, lorsque sa carte d’identité a révélé qu’il était sunnite.

Parmi ceux qui ont rejoint l’in-surrection sunnite sous la hou-lette de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), on trouve d’anciens officiers de l’époque de Saddam, qui aident l’EIIL à tirer parti du sentiment d’aliénation très répandu au sein de la communauté sunnite pour prendre le contrôle d’une grande partie du nord et du centre de l’Irak et se rapprocher des portes de Bagdad.

Quitter la capitale n’est pas une mince affaire. Comme Sinan a pu s’en rendre compte, de nombreux vols au départ de Bagdad sont com-plets, notamment tous les vols à destination du Kurdistan, au nord. Ceux qui sont parvenus à trouver des billets ont été obligés de passer par un pays tiers pour s’y rendre.

Aux aurores, des familles, valises sous le bras, campent devant les bureaux de la com-pagnie Iraqi Airways, au centre de Bagdad, en espérant profi-ter d’une annulation. Les vols à destination d’Istanbul et de Beyrouth, deux destinations pour lesquelles les Irakiens n’ont pas besoin de visa, affichent com-plet eux aussi, et l’ambassade de Jordanie est assiégée par des milliers de personnes cherchant désespérément à obtenir un visa. Bagdad est isolé sur trois côtés par les combats. Seule la route de Bassora, au sud, autorise une fuite par voie terrestre.

Dans les quartiers chiites de la ville, des hommes de tous âges continuaient d’affluer vers les centres de recrutement pour s’en-gager dans la lutte contre les extré-mistes sunnites. Bon nombre de ceux qui déposaient leur dossier d’inscription dans le bâtiment du conseil de Sadr City, l’insalubre et

Irak : guerres dans tous les Etats

Alors que les habitants de Bagdad quittent le pays avant l’arrivée des extrémistes de l’EIIL, rapporte The Times, les Kurdes de Kirkouk ignorent le danger consistant à occuper une ville multiethnique,

souligne Ha’Aretz. La Syrie perd sa frontière avec l’Irak, et le Liban risque de devenir le prochain champ de bataille entre sunnites et chiites, craint L’Orient-Le Jour.

FOCUS

d’uncontinentà l’autre.moyen-

orientFuir Bagdad au plus viteSunnites comme chiites tentent de quitter la capitale irakienne pour échapper aux exactions intercommunautaires, pendant que les extrémistes des deux bords se préparent au combat.

10.

Page 11: Courrier 20140626 courrier full 20140625 163029

11MOYEN-ORIENT.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Tropique du Cancer

1 000 km

KURDISTAN

SUNNITISTAN

NORD-ARABIE

ALAOUITISTAN

CHIITISTAN

FEZZAN

CYRÉNAÏQUETRIPOLITAINE

SUD-YÉMEN

ARABIE- ORIENTALE

ARABIE-OCCIDENTALE

SUD-ARABIE

WAHHABITISTAN

NORD-YÉMEN

GolfeArabo-

Persique

MerRouge

Merd’Oman

MerMéditerranée

Détroitd’Ormuz

MisrataTripoli Benghazi

Arbil

Riyad

Médine La Mecque

Aden

Sanaa

Bagdad

LA SYRIE, LE PAYS D’OÙ TOUT POURRAIT PARTIRLes rivalités entre communautés et ethnies risquent de faire éclater le pays en au moins trois parties :1. Une zone dominée par les alaouites, minorité qui contrôle la Syrie depuis des dizaines d’années, se détacherait sur la côte.2. Un Kurdistan syrien se formerait et, à terme, se regrouperait avec les Kurdes d’Irak.3. Les territoires sunnites feraient sécession et s’associeraient à des provinces d’Irak pour constituer un Sunnitistan.

LES RETOMBÉES SUR L’IRAKSelon le plus simple des scénarios possibles, les Kurdes du Nord s’associeraient aux Kurdes de Syrie. Beaucoup de régions du centre, dominées par les sunnites, se regrouperaient avec leurs coreligionnaires syriens. Et le Sud deviendrait un Chiitistan. Mais ce sera probablement plus compliqué.

UNE ARABIE SAOUDITE D’AVANT LA MONARCHIEA long terme, l’Arabie Saoudite devra faire face aux divisions internes, aujourd’hui étouffées, qui risquent de faire surface quand la configuration des pouvoirs évoluera avec l’arrivée de la prochaine génération de princes. L’unité du royaume sera davantage menacée par les divergences tribales, la fracture entre sunnites et chiites et les problèmes économiques. Il pourrait se réorganiser en cinq régions, celles qui existaient avant l’Etat moderne.

UNE LIBYE DISLOQUÉEDu fait des profondes rivalités tribales et régionales, la Libye pourrait se scinder et s’organiser en deux régions historiques, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, et éventuellement un troisième Etat, le Fezzan, dans le Sud-Ouest.

UN YÉMEN COUPÉ EN DEUXLe pays arabe le plus pauvre pourrait (de nouveau) se casser en deux en cas de référendum sur l’indépendance du Sud. Dans un scénario plus poussé, une partie, voire la totalité, du sud du Yémen pourrait être intégrée à l’Arabie Saoudite. Presque tout le commerce saoudien se faisant par la mer, un accès direct à la mer d’Arabie diminuerait la dépendance du royaume vis-à-vis du golfe Arabo-Persique – et apaiserait ses craintes de voir l’Iran bloquer le détroit d’Ormuz.

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La carte du Moyen-Orient redessinée ? Comment 5 Etats pourraient devenir 14 pays

Cités-Etats possiblesFrontières hypothétiques de ces nouveaux Etats : nom hypothétiqueSUNNITISTAN Frontières actuelles : nom actuelYÉMEN

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tentaculaire agglomération chiite qui sert de base aux milices les plus puissantes et les plus redoutées, expliquaient que c’était le récit des atrocités commises par les extré-mistes sunnites qui les avait pous-sés à s’engager, et en particulier les photographies montrant l’exécu-tion collective supposée de soldats chiites, fl anquées de légendes desti-nées à attiser leur fi èvre religieuse.

“Nous devons remporter la victoire, pour notre religion et notre peuple”, s’exclame ainsi Adbul Sabbagh, engagé volontaire de 59 ans.

Pendant que les nouvelles recrues reçoivent une formation, la plupart des positions de la ligne de front, au nord de Bagdad, sont occupées par des miliciens chiites,

jugés plus fi ables par le gouverne-ment que les forces de sécurité for-mées par les Américains, qui sont démoralisées et dont la capitula-tion collective, au nord, a ouvert une brèche qui a permis aux extré-mistes sunnites de progresser.

Les miliciens irakiens chiites qui étaient partis se battre en Syrie aux côtés du régime de Bachar El-Assad reviennent également au pays pour aider à repousser les extrémistes sunnites, ce qui pourrait infl uer sur la capacité de l’Etat syrien à tenir les rebelles syriens en échec. Une de ces milices, Asaïb Ahl Al-Haq [la Ligue des justes, milice chiite extrémiste], a confi rmé qu’elle se désengageait totalement du confl it syrien par “devoir religieux”, pour

répondre à l’appel du grand aya-tollah chiite d’Irak Ali Al-Sistani invitant à prendre les armes contre les extrémistes [sunnites].

Attirant l’attention sur la nature à la fois religieuse et régionale du confl it, le président iranien, Hassan Rohani, a promis, dans un discours enflammé prononcé près de la frontière irakienne, que son pays ferait tout son possible pour pro-téger les lieux saints chiites d’Irak contre les “terroristes”. Plus de cinq mille Iraniens se sont engagés sur Internet à partir en Irak défendre des sanctuaires qui sont visités par des centaines de milliers de pèlerins iraniens chaque année.

—Catherine PhilpPublié le 21 juin

Maliki : la folie des grandeurs●●● Tous les acteurs du confl it irakien s’accordent sur un point : le Premier ministre irakien Nouri Al-Maliki doit quitter son poste. En Irak, même le leader religieux chiite, l’ayatollah Ali Al-Sistani, qui appelle pourtant à la guerre sainte contre les islamistes sunnites de l’EIIL, est pour le départ du Premier ministre. Maliki, qui n’a cessé de mettre de l’huile sur le feu, est totalement isolé sur la scène internationale. Le quotidien britannique The Times estime qu’il partage avec le président américain Nixon la même folie des grandeurs, et réclame la destitution de ce “Nixon moyen-oriental”. Al-Hayat cite les noms des leaders irakiens susceptibles de remplacer Maliki. On trouve parmi eux l’ancien Premier ministre Iyad Allaoui, ainsi que l’incontournable Ahmed Chalabi, l’homme qui avait donné aux Américains les fausses informations sur les armes irakiennes de destruction massive, poussant ainsi Washington à envahir l’Irak.

↙ Moyen-Orient : sunnites, chiites. Dessin d’Arend, Pays-Bas.

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12. Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014MOYEN-ORIENT FOCUS IRAK.

franceculture.fr

en partenariat avec

—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

L’un des événements les plus importants de l’his-toire récente du Moyen-

Orient fut sans doute la prise de Jérusalem-Est, pendant la guerre de juin 1967. Israël, un Etat vieux de dix-neuf ans, possédait désor-mais une ville sainte pour les trois grandes religions monothéistes : judaïsme, christianisme et islam. Arracher Jérusalem aux Israéliens est depuis lors un cri de rallie-ment commun aux nationalistes arabes laïques et aux islamistes. Depuis plusieurs décennies, le statut futur de Jérusalem est également la principale pierre d’achoppement du processus de paix israélo-palestinien.

A présent, après la prise de Mossoul et d’autres villes ira-kiennes par l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), les pesh-mergas, la force de combat du gou-vernement régional du Kurdistan (GRK), n’ont pas tardé à s’emparer

de positions militaires dans la très convoitée ville de Kirkouk, aban-donnée par l’armée irakienne, et aux alentours. Bien que n’ayant pas la même signifi cation religieuse que Jérusalem, Kirkouk revêt une importance fondamentale pour les Kurdes irakiens. On dit sou-vent que l’attachement kurde à Kirkouk est comparable à la nos-talgie juive pour Jérusalem.

Même s’il s’agit aujourd’hui d’une ville mixte mêlant Kurdes, Turkmènes et Arabes, Kirkouk fut longtemps et historiquement une ville majoritairement kurde, jusqu’à ce que le parti Baas arrive au pouvoir à Bagdad en 1968, et qu’il anéantisse les quartiers périphé-riques de Kirkouk et en expulse ses citoyens kurdes. Ce conflit ethnique a atteint des dimensions génocidaires sous le régime de Saddam Hussein et on estime à 200 000 le nombre de Kurdes qui furent obligés de fuir. Pour éviter tout retour, leurs maisons, leurs fermes furent incendiées et leur bétail confi squé. Les rues furent

renommées et des familles arabes furent encouragées à s’implanter dans cette ville pétrolière.

Depuis la libération de l’Irak du joug de Saddam, en 2003, les Kurdes n’ont eu de cesse de stabi-liser un pouvoir régional dans la région autonome. Le GRK dispose de son propre gouvernement, de son propre Parlement, de sa propre police, de ses propres institutions quasi étatiques. Il a même signé des contrats d’énergie avec la Turquie, au grand dam de Bagdad.

Turkmènes. Si le GRK aspire à l’indépendance, il a toujours veillé à maintenir Kirkouk en dehors de sa juridiction et à s’abstenir de toute déclaration d’indépendance. Et ce pour plusieurs raisons. Kirkouk est un enjeu essentiel. Bagdad répugne à renoncer à ses richesses pétro-lières. Et les Kurdes ont toujours voulu éviter tout confl it ouvert avec des forces irakiennes théori-quement mieux équipées que les peshmergas. Grâce à ce statu quo, le GRK perçoit 17 % des recettes du pétrole irakien, une source indis-pensable de revenus.

En outre, une déclaration d’in-dépendance du Kurdistan déclen-cherait une intervention militaire de la Turquie. En cas de chan-gement de statut politique de Kirkouk, Ankara avait envisagé cette option lors de l’invasion [anglo-américaine] de l’Irak en 2003. Outre qu’il s’agissait de pro-téger la communauté turkmène de la ville, Ankara craignait que la naissance d’un Etat kurde ne ravive les aspirations nationales de sa propre minorité kurde.

Cependant, vu l’eff ondrement inattendu de l’armée irakienne, un obstacle essentiel vient d’être levé sur la voie des Kurdes vers l’indé-pendance. En eff et, en imposant de nouvelles lignes défensives autour de leurs récents gains territoriaux, les peshmergas viennent de tracer de facto les frontières d’un nouvel Etat kurde, sans susciter de réac-tion tangible de la part d’un Bagdad assiégé et en état de choc.

Pendant ce temps, dans l’est du Kurdistan, des relations

étroites se sont nouées entre les Kurdes et les bailleurs de fonds iraniens du régime de Bagdad. Simultanément, les relations avec la Turquie se sont réchauff ées. Erbil et Ankara ont signé des accords énergétiques, et en mai dernier le Kurdistan a commencé à exporter du pétrole vers une Turquie dont la croissance éco-nomique est assoiff ée d’hydro-carbures. Le Kurdistan irakien n’est plus une menace pour la sécurité de la République turque, mais une source d’opportunités et d’investissements, beaucoup d’entreprises turques investis-sant dans le Kurdistan autonome.

Bien que la perspective d’un Etat kurde indépendant et la reconquête

d’importantes zones historique-ment contestées [comme Kirkouk] soient accueillies avec jubilation par les Kurdes d’Irak, cela ne doit pas occulter le danger auquel l’Etat kurde naissant va être confronté sur sa frontière méridionale : l’ex-trémisme de l’EIIL et la rage du gouvernement central de Bagdad. Comme l’Etat d’Israël en fait l’ex-périence depuis quarante-sept ans, la prise de nouveaux terri-toires peut être les prémices de nouveaux confl its, de checkpoints et d’incursions terroristes à répéti-tion. En somme, le rêve kurde est pétri de menaces.

—Sofi a Barbarani et Simon Waldman

Publié le 17 juin

Kirkouk, bombe à retardementProfi tant du confl it entre sunnites et chiites, les Kurdes ont mis la main sur cette ville, considérée comme “la Jérusalem des Kurdes”, aujourd’hui multiethnique.

Revue de presse

LE DOUBLE LANGAGE DU QATARLa presse panarabe éditée à Londres se garde de publier quoi que ce soit qui puisse traduire une quelconque complaisance pour les djihadistes en Irak. Les journaux fi nancés par Riyad ou par Doha critiquent fortement les exactions de l’EIIL. Les choses sont plus complexes dans la presse locale du Qatar. Tandis que les journaux anglophones adoptent largement le point de vue occidental pour expliquer la situation en Irak, il en va tout autrement de la presse arabophone. Celle-ci affi che sans détour sa sympathie pour “la révolution populaire sunnite”. Sans ouvertement soutenir les islamistes de l’EIIL, l’éditorial du rédacteur en chef du journal qatari Al-Raya est tout ce qu’il y a de plus clair sur ce point : “Nous le disons haut et fort, et tous ceux qui veulent l’intérêt de l’Irak le diront avec nous : ce qui se passe en Irak est une révolution populaire sunnite contre le Premier ministre

[chiite] Nouri Al-Maliki.” “Au lieu de reconnaître son échec, Maliki accuse le Qatar et l’Arabie Saoudite de soutenir ce qu’il appelle les terroristes. De quel terrorisme parle-t-il, ce tyran qui combat son propre peuple et les dignes fi ls des tribus sunnites qui lui disent : ‘Assez !’ ? Assez de confessionnalisme, de favoritisme et de racisme [antisunnite] !” “Pourquoi la bataille de Bagdad tarde-t-elle ?” se demande pour sa part Al-Arab, autre journal arabophone du Qatar, pour qui l’arrivée de l’EIIL dans la capitale irakienne serait une libération de la ville. “Pour y parvenir, il faudrait que quelqu’un prenne la décision de lancer l’assaut. Il ne faudrait pas forcément le dire publiquement, puisque toute la presse mondiale présente aujourd’hui les combattants comme des extrémistes sunnites de l’EIIL.” Et de conclure : “Si cette libération de la capitale irakienne devait se faire, cela rebattrait totalement les cartes dans le monde.”

↙ Des peshmergas mi-juin à Kirkouk, désormais sous contrôle kurde. Photo Bryan Denton/The New York Times

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MOYEN-ORIENT FOCUS IRAK.

—Al-Hayat (extraits) Londres

U ne barrière psychologique a sauté chez beaucoup de Syriens, mais aussi dans

les pays voisins de la Syrie et dans la communauté internationale. Depuis peu, il n’est plus tabou d’admettre qu’il n’y aura pas de solution rapide. Le régime est toujours là, dans la partie “utile” du pays qui s’étend de Damas à la côte méditerranéenne, au nord. Dans les zones qui lui échappent, ce sont les Kurdes qui contrôlent trois cantons [à l’extrême nord-est du pays]. Le reste du terri-toire est contrôlé par l’Armée syrienne libre [l’opposition modé-rée] d’une part et d’autre part par des seigneurs de la guerre et des groupes extrémistes tels que l’Etat islamique en Irak et au Levant [EIIL], lui-même en lutte contre le Front Al-Nosra [autre groupe djihadiste].

Le régime peut progresser dans une région pendant que l’oppo-sition est à l’off ensive ailleurs. Toutefois, quels que soient les “victoires” par-ci et les “retraits tactiques” par-là, les grandes lignes des rapports de force restent les mêmes. Et ces rap-ports de force sur le terrain ne permettent pas de parvenir à une solution politique. Aussi, la Syrie est promise à s’enfoncer toujours plus dans le pourrissement

Une barrière psychologique a sauté aussi chez les Syriens réfu-giés, qui commencent à s’adap-ter à leurs “nouveaux pays” et à y retrouver une certaine sta-bilité. Ils y travaillent, envoient leurs enfants à l’école, se marient… Pour ce qui est des Syriens restés dans le ur pays, il y en a parmi eux qui choisissent la réconcilia-tion et veulent passer l’éponge, d’autres qui veulent la réconci-liation mais n’oublient pas pour autant. Certains ont remporté des victoires et sont dans une logique de vengeance, d’autres de réconci-liation, d’autres encore continuent d’avoir peur. Il y en a qui ont tout perdu, alors que d’autres se sont servis de la souff rance de leurs compatriotes comme marchepied pour se faire une place parmi la nouvelle classe des profi teurs de la guerre. Mais tous sont d’accord pour dire que rien n’est tranché et qu’ils vivent dans le provisoire.

Les Amis de la Syrie [groupe de pays occidentaux et arabes soute-nant l’opposition] ne disent plus que les “jours sont comptés” pour le régime. Faute de perspective d’aboutissement, on ne se préci-pite pas pour trouver un succes-seur à Lakhdar Brahimi en tant qu’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie. On ne dit plus non plus qu’il faut de “trois à six mois” pour parvenir à changer le rapport de force sur le terrain. Dans les récentes réunions du groupe des Amis de la Syrie, que ce soit au niveau de hauts fonc-tionnaires gouvernementaux ou de responsables des services de

renseignements, le calendrier envi-sagé pour la chute d’Assad n’est plus de quelques mois, mais au minimum d’un ou deux ans, voire, selon un responsable occidental s’exprimant à huis clos, de “trois à six ans”.

Ces pays disent à l’opposition syrienne qu’il faut combattre les extrémistes djihadistes. Les Occidentaux veulent que l’oppo-sition modérée combatte les dji-hadistes de l’EIIL. Ils voudraient qu’elle combatte en plus le Front Al-Nosra [autre groupe djihadiste]. De l’engagement à le faire dépend la fourniture d’armes sophisti-quées. La réhabilitation complète du régime n’est pas acceptable, et le soutien total à l’opposition n’est pas envisagé. Autrement dit, les Occidentaux veulent une guerre d’usure, à la seule condition que la guerre reste contenue à l’inté-rieur des frontières syriennes et ne déborde pas la région.

Or, soudainement, les choses ont dérapé. La doctrine du containment [endiguement] de la crise syrienne s’est eff ondrée en même temps que l’armée irakienne à Mossoul face aux combattants de l’EIIL. La situation en Irak reposait sur une entente entre ses composantes, à savoir les chiites, les sunnites et les Kurdes. La fi n de cette entente a permis l’essor de l’EIIL et a off ert des arguments à l’extrémisme [sun-nite], qui se nourrissait déjà de l’injustice sociale, économique et politique grandissante dont souf-fraient les sunnites irakiens.

L’EIIL n’a pas seulement anéanti la frontière entre la Syrie et l’Irak, il a également montré la profondeur des interpénétrations qui font que la crise n’est pas une question de sécurité, mais relève de la politique. Selon un respon-sable occidental, il est impossible de faire la guerre à l’EIIL sans off rir la possibilité d’une représen-tation juste de toutes les commu-nautés irakiennes. A défaut, une telle guerre serait perçue comme la guerre des chiites contre les sunnites. Ce qui susciterait davan-tage de radicalisation.

Entre l’Irak et la Syrie, ainsi qu’ailleurs au Proche-Orient, les frontières n’existent plus que sur le papier. L’off ensive de l’EIIL contre l’Irak illustre les questions fondamentales qui se posent à une région où l’on pensait pou-voir vivre dans le statu quo, en ajournant sans cesse les déci-sions diffi ciles.

—Ibrahim HumaidiPublié le 21 juin

Pourrissement de la situation en SyrieLes combats ensanglantent à présent l’Irak et remettent en question l’idée que le régime d’Assad est en train de gagner la guerre.

● L’engagement du Hezbollah [chiite libanais] en Syrie [au côté du régime Assad] a été, aux yeux de tous les groupes djihadistes, un modèle d’ingérence militaire transfrontalière et a contribué de façon signifi cative à transformer la crise en Syrie de combat pour la démocratie en confl it sunnito-chiite, le parti chiite invoquant entre autres justifi cations pour son engagement la protection des “lieux saints” chiites en Syrie. Le secrétaire général du Hezbollah a eu beau par la suite affi rmer que, ce faisant, il défendait “les arrières de la résistance [contre Israël]” et empêchait les djihadistes du Front Al-Nosra et de l’EIIL de prendre pied au Liban, ses arguments n’ont pas convaincu. Comment le pourraient-ils quand on sait que le bras armé du Hezbollah reçoit directement ses ordres de Téhéran et qu’en sauvant la Syrie le Hezbollah ne fait que sauver l’axe Damas-Téhéran ? Même si au départ il a pu tromper les simples d’esprit, l’engagement militaire du Hezbollah en Syrie n’était en fait que l’un des épisodes de la guerre transfrontalière entre sunnites et chiites. A sa politique conquérante et aventuriste le Hezbollah s’apprête à ajouter un nouvel épisode en décidant d’envoyer des miliciens pour défendre les “lieux saints” chiites, en Irak cette fois. Une fois de plus, il faudra faire son deuil des mises en garde que le pouvoir et les forces politiques au Liban pourraient lancer au Hezbollah contre les risques d’un tel engagement s’il se concrétisait. On peut être sûr que, tant que cet engagement sera à la gloire de Téhéran, le parti de Hassan Nasrallah passera outre à ces avertissements. Pour les observateurs, le danger pourrait provenir des 2 millions de réfugiés syriens et palestiniens qui se trouvent sur le territoire libanais. Ces sources n’excluent pas qu’avec le temps, et les sensibilités confessionnelles s’aiguisant, ce réservoir humain ne se transforme en bombe à retardement.

—Philippe Abi-Akl L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth

Publié le 19 juin

Le Hezbollah a allumé la mèche

Vu duLiban

↓ Dessin de Roar Hagen, Norvège.

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14. MOYEN-ORIENT Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

franceculture.fr

en partenariat avec

pays occidentaux, devrait comparer la situation de ses propres minorités à la situa-tion des mino-rités dans les pays dont elle partage les va leurs plutôt qu’à celle des minorités dans les pays du Moyen-Orient.

Environ 140 000 chrétiens vivent en Israël, où ils repré-sentent 1,7 % de la population. Il s’agit donc d’une très faible minorité, exposée à des déferle-ments de haine. Qui peut oublier l’image de ce député à la Knesset, Michael Ben-Ari, déchirant les pages du Nouveau Testament et les jetant à la poubelle en pro-férant des paroles haineuses ? [juillet 2012]

Menaces de mort. Certains Juifs en Israël tirent des coups de feu dans les églises et incen-dient des monastères, tracent sur les murs des slogans malveillants et crèvent les pneus de voitures appartenant à des chrétiens. Dans la vieille ville de Jérusalem, des Juifs religieux crachent sur les moines, et dans les cimetières chrétiens des pierres tombales sont fracassées. Des évêques et des responsables de communau-tés chrétiennes reçoivent régu-lièrement des menaces de mort.

Ces c r i mes h a i neu x se comptent par dizaines – et les autorités restent les bras croisés, consentant tout juste, pour faire

—Yediot Aharonot (extraits) Tel-Aviv

La situation des chrétiens au Moyen-Orient est dif-fi cile. En Irak, en Syrie et

en Egypte, des églises sont incen-diées et des chrétiens massacrés de façon routinière en raison de leur religion. Dans certaines par-ties de la Syrie [notamment celles qui sont sous le contrôle du mou-vement islamiste EIIL] où les lois islamiques de la charia sont désor-mais appliquées, les chrétiens n’ont pas le droit de se livrer à leurs cérémonies rituelles et sont soumis à des taxes spécifi ques.

Eu égard aux persécutions religieuses observées dans de nombreux pays de la région, on pourrait avoir l’impression que la situation des chrétiens en Israël est bonne. Dans son récent dis-cours devant l’Aipac [American Israel Public Aff airs Committee, un lobby pro-israélien], le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, s’est vanté de ce qu’Israël était “le seul pays du Moyen-Orient à protéger les chrétiens”, tandis que l’ambassadeur d’Israël auprès des Nations unies, Ron Prosor, évo-quait dans un article du Wall Street Journal le merveilleux statut dont ils bénéfi cient en Israël.

Comparer la situation des chrétiens en Israël et celle de leurs frères au Moyen-Orient est populiste et honteux. La “seule démocratie du Moyen-Orient”, dont les dirigeants affirment qu’elle “partage les valeurs” des

ISRAËL

La haine contre les chrétiensLa minorité chrétienne ne subit pas de massacres comme en Irak ou en Syrie. Mais elle est souvent humiliée, même de la part de l’Etat.

—Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv

Les écoles chrétiennes de Jérusalem-Est sont consi-dérées comme les meil-

leurs établissements des quartiers arabes, et même de toute la ville de Jérusalem. Leurs équipes chré-tiennes sont fi ères des valeurs de tolérance et d’ouverture incar-nées par leurs établissements, où la majorité des étudiants sont musulmans.

Mais ces dernières années leur refus catégorique d’autoriser les étudiantes à porter le hidjab [le voile islamique] dans leurs locaux compromet leur réputation d’ou-verture. Les tensions ont atteint leur comble au moment de la remise des diplômes, parents et étudiants ayant organisé des mani-festations qui ont assombri les relations entre chrétiens et musul-mans à Jérusalem-Est.

Deux incidents ont mis le feu aux poudres. Premièrement le refus du collège Schmidt pour jeunes fi lles, une école catholique alle-mande près de la Porte de Damas, de laisser une jeune fi lle porter le voile lors de la cérémonie de remise des diplômes. Le nom de cette étu-diante a été eff acé du programme et, quand ses parents sont venus protester, ils ont été évacués de l’auditorium. Et, selon d’autres

PALESTINE

Le voile à l’école divise Jérusalem-EstLes écoles chrétiennes interdisent le port du voile islamique. Les parents d’élèves musulmans protestent.

parents présents lors de l’événe-ment, des membres des forces de sécurité préventive de l’Autorité palestinienne ont prêté main-forte au personnel de l’établisse-ment pour faire sortir les parents.

Deuxième incident, une mani-festation organisée contre l’école des sœurs du Rosaire, à Beit-Hanina [village chrétien proche de Jérusalem]. L’établissement a en eff et décidé d’élargir l’interdic-tion de porter le voile dans l’en-ceinte de l’établissement à tout type de vêtement indiquant l’ap-partenance politique ou religieuse. Cette nouvelle directive a conduit certains parents à créer une page sur Facebook afi n d’organiser une manifestation, et celle-ci a eu lieu il y a quelques semaines.

“Les parents en ont assez. Il y a onze fi lles qui veulent commencer à porter le voile et elles n’en ont pas le droit, a expliqué une personne impliquée souhaitant garder l’ano-nymat. Les manifestants portaient des pancartes où on pouvait lire : “Je ne veux pas renoncer au hidjab”, et certains réclamaient l’inter-vention du président palestinien, Mahmoud Abbas.

Brûler l’école. La manifesta-tion a fait s’agiter les réseaux sociaux et un internaute anonyme a même menacé d’incendier l’école. Les habitants de Jérusalem-Est évoquent des tensions sans précé-dent entre la petite communauté chrétienne, minoritaire, et la majo-rité musulmane. “Les plus modérés des deux côtés essaient de calmer les esprits et de cantonner le sujet aux seuls établissements, explique le secrétaire général du Centre inter-religieux de Jérusalem, Youssef Daher. J’espère que cela va mar-cher.” Il n’y a pas qu’à Jérusalem que le voile est un sujet sensible. En France, après un long débat public, une loi interdisant le “port osten-sible de signes religieux” dans les établissements publics est entrée en vigueur en 2004, dans le cadre de la stricte séparation de l’Etat et des Eglises.

—Nir HassonPublié le 13 juin

↙ Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.

le minimum, à profé-rer quelques mots de

condamnation.L’Etat lui-même res-

treint considérablement l’ac-tivité des églises en imposant aux ecclésiastiques chrétiens un régime strict et discrimi-nant de visas. Un prêtre sou-haitant résider en Israël afi n de servir au sein d’une commu-nauté chrétienne devra se plier à l’humiliante via dolorosa que lui infl igeront des autorités avant d’obtenir son permis de rési-dence – s’il l’obtient.

De nombreux ecclésiastiques chrétiens résidant en Israël depuis des décennies continuent à être soumis à un visa qui ne leur confère aucun droit social, en dépit des longues années qu’ils ont passées dans leur commu-nauté au service des églises, des écoles, des hôpitaux, des maisons de retraite, etc.

Les écoles chrétiennes pré-sentes dans ce pays depuis des siècles, et qui ont éduqué des géné-rations de chrétiens, de musul-mans et de juifs, subissent diverses discriminations : budgets nette-ment inférieurs à ceux qui sont alloués aux écoles publiques, pénurie de directeurs chré-tiens, etc. De surcroît, leur iden-tité, leur nature et l’autonomie dont elles ont toujours bénéfi cié sont sans cesse remises en cause.

—Farid JubranPublié le 30 mai

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

250 km

Bossangoa

Zone sous influencede la Séléka

Bangassou

BambariLiwa

OUAKA

Bangui

TCHAD

RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

SOUDAN

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RÉP. DÉM.DU CONGO

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—Les Plumes de RCA (extraits) Bangui

Le village de Liwa, à environ 10 kilomètres de Bambari [centre-est], ville base et

capitale des sélékas [rebelles majo-ritairement musulmans]. A l’en-trée du village de Liwa, ce jour du 11 juin 2014, un paysage infernal, empreint de désolation, se dévoile

République centrafricaine.Dans l’Est, c’est l’enferChassée du pouvoir en janvier, la rébellion de la Séléka s’est repliée vers l’est du pays, multipliant les massacres, comme dans le village de Liwa.

nomades musulmans] armés de fl èches, appelés communé-ment anti-zaraguina (les archers), incendient les habitations et pour-suivent les pauvres paysans dans les champs pour les assassiner et brûler leurs cultures, leurs champs. La majorité des habi-tants n’ont pas eu d’autre choix que de fuir en brousse, après avoir perdu l’essentiel de leurs biens, leurs semences et leurs outils agricoles.

C’est ainsi que des initiatives et des voix s’élèvent pour que ces actes ne demeurent pas impunis. Dans le même sillage, les autorités de transition centrafricaines ont

demandé à la Cour pénale inter-nationale de se saisir de la situa-tion qui règne dans le pays. La lettre de renvoi est datée de fi n mai, mais la procureure de la Cour n’a annoncé son existence que ce jeudi 12 juin 2014. Cette demande devrait permettre d’accélérer de quelques mois les délais d’ouver-ture d’une enquête.

Luigi Pandolfi et MSF, à l’instar d’autres organisations humani-taires en Centrafrique, expliquent : “Au cours des six dernières semaines, nos équipes sur place ont été témoins de l’utilisation systématique, en repré-sailles, de la violence contre des vil-lages entiers, provoquant meurtres et déplacements continus de milliers de personnes.”

Les populations de Liwa sont fatiguées. Elles ont besoin de soins. Elles ont besoin d’assistance, de sécurité. Dans cette partie de la région où MSF est présente, il est probable que beaucoup d’autres personnes ont succombé à leurs blessures faute de soins.

Sous un manguier, au milieu du village, des survivants encore assommés, atterrés par la peur, maudissent le ciel. Les mêmes questions fusent de toutes les lèvres. “Qu’est-ce que nous avons fait au bon Dieu ?” clament les croyants, horrifiés. “Notre village n’est-il plus protégé par nos ancêtres ?” se plaignent certains, traditionnels. “Mon Dieu, pourquoi ce sacrifi ce ?” s’exclame un jeune habitant, trau-matisé par cet événement, les yeux rouges de colère et de vengeance. Les jeunes se glissent alors dans la peau de juges et imaginent toutes sortes de tortures qu’ils infl ige-raient aux coupables.

“Où irons-nous ? Comment allons-nous vivre ? Nos maisons sont brû-lées, les ustensiles de cuisine sont brûlés, nos vêtements sont brûlés, nos semences sont parties en fumée dans nos greniers !” Pendant qu’un homme dresse amèrement, à sa manière, le bilan des pertes dans le village, un cri de lamentation envahit tout à coup les habitants réunis sous un manguier. Ne pou-vant pas supporter l’horreur, une femme fond en larmes à la vue des corps calcinés drapés.

Les groupes armés se renvoient les accusations. D’un côté, le repré-sentant des sélékas nie toute “impli-cation de ses hommes dans ces représailles”, dans la tuerie de Liwa. Mais, d’après des témoignages reçus par les habitants de Bambari concernant le village, des éléments de la Séléka y seraient entrés le soir de 10 juin pour embraser de nom-breuses maisons et venger ainsi la mort des deux musulmans, un homme et une femme, attribuée aux antibalakas.

Mais, entre les deux groupes armés, les populations, incertaines du lendemain et toujours dans l’in-sécurité, souff rent et ne savent à quel saint se vouer pour survivre.

—Joseph Gréla Publié le 19 juin

afrique↙ Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid.

devant le regard de l’équipe de MSF [Médecins sans frontières] présente dans la région. Un enfant apeuré, triste, embusqué der-rière une touff e d’herbes, sort, les mains croisées sur la tête, le regard hagard, désemparé, perdu dans l’océan de ses larmes, et se demande ce qui se passe.

La veille, 10 juin, des maisons de son village ont été incendiées

volontairement par les sélékas pour se venger de deux victimes qui se rendaient à moto à Alindao. “Seul le conducteur de la moto a pu avoir la vie sauve. Mais les assaillants l’ont passé à tabac et lui ont pris tout l’argent qu’il avait sur lui”, a affi rmé au Réseau centrafricain des journalistes pour les droits de l’homme le capitaine Ahmed Midiade Ibrahim, porte-parole de l’état-major des sélékas instal-lés à Bambari. Il accuse des anti-balakas [milice chrétienne] d’être à l’origine de ces meurtres.

A l’entrée de ce village, des odeurs d’objets calcinés, de brûlis assaillent l’équipe de MSF et les forces internationales venues s’in-former, constater l’ampleur de ces violences et tueries, et chercher à restaurer le calme. Les habitants sont terrés dans la brousse envi-ronnante. Quelques-uns sortent timidement de leur cachette pour témoigner, raconter l’horreur, les cris et les pleurs des enfants. Des personnes âgées ne peuvent s’en-fuir. Des crépitements de kalach-nikovs martèlent les tympans. La surprise est totale. La panique enve-loppe le village. Les femmes ten-tent de protéger leurs enfants en les emmenant loin derrière les mai-sons. Toute la population a passé la nuit dans la brousse. Le village est en fl ammes et en fumée. La grande rue du village n’est animée que par le vrombissement des motos et des 4×4. Le temps devient long. Au moins 160 maisons ont été détruites, et 12 personnes tuées. Des villageois affi rment que les victimes ont été brûlées vives.

Cycle. Un vent se lève. La pous-sière couleur rouge latéritique colle à la peau en sueur en cette saison chaude. Avec ce vent qui déplace les feuilles mortes tombées des arbres, les pailles sèches et les cendres des maisons incendiées la veille se répand l’odeur de l’atro-cité vécue par les habitants de ce gros village auparavant paisible.

Dans cette atmosphère l’équipe de MSF parvient à parler, à conso-ler les survivants, à soigner les blessés. Luigi Pandolfi , coordina-teur de projet MSF, consterné par le degré de la violence perpétrée par des groupes armés à l’encontre de civils dans la région, raconte : “Lors de nos activités médicales et de l’évacuation des blessés de Liwa, j’ai vu les corps carbonisés de trois adultes et d’un enfant, brûlés dans leur maison au cours de l’attaque.”

Pour beaucoup d’habitants, les Peuls [ethnie de pasteurs

Les groupes armés se renvoient les accusations

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INTERVIEW

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Hong Kong. “Pékin veut montrer qui est le maître”Ancienne numéro deux du gouvernement de Hong Kong, Anson Chan dénonce l’ingérence croissante des autorités centrales dans le territoire.

—The New York Times New York

M me Anson Chan, 74 ans, a occupé le poste de premier secrétaire et numéro deux du gouvernement de

Hong Kong pendant les dernières années de l’administration coloniale britannique et les quatre premières années qui ont suivi la rétrocession du territoire à la Chine, en 1997. De plus en plus critique à l’égard des actuels diri-geants de la Région administrative spéciale (RAS), elle constate une emprise croissante de la Chine qui, en formulant le principe “un pays, deux systèmes”, a pourtant garanti à Hong Kong un haut niveau d’autonomie.

Elle a appris il y a quelques mois que deux grandes banques britanniques, HSBC et Standard Chartered, avaient cessé d’ache-ter des espaces publicitaires dans l’un des journaux les plus populaires de Hong Kong, Apple Daily. La direction du journal voit dans cette décision un eff et des pressions exercées par le gouvernement central chinois, exas-péré par ses positions critiques. Dans une interview, Mme Chan évoque les demandes d’éclaircissements qu’elle a adressées par courrier à la direction des deux banques.

NYT Avant l’épisode HSBC et Standard Chartered, d’autres entreprises publiques chinoises et sociétés locales désireuses de travailler avec la Chine n’ont-elles pas retiré leurs annonces publicitaires de titres de presse indépendants ?ANSON CHAN Je comprends que les entre-prises chinoises locales, et en particulier

de façon fl agrante dans les aff aires du territoire et ne prennent même plus la peine de s’en cacher.

Comment expliquez-vous cela ?Les autorités chinoises sont bien décidées à montrer qui est le maître. Et dans leur esprit, nous n’avons pas notre mot à dire. Elles affi rment leur pouvoir de supervi-sion parce que tout le monde leur donne l’impression de vouloir faire des aff aires et investir en Chine. C’est hélas la logique fi nancière qui l’emporte.

Y a-t-il un rapport avec le mouvement Occupy Central, qui a menacé d’organiser un sit-in dans le centre fi nancier de Hong Kong dans le cas où les modalités de l’élection du prochain chef de l’exécutif en 2017 seraient contraires aux normes internationales ?Non, cette situation n’a rien de nouveau et Occupy Central n’est qu’une épine de plus dans leur pied. Le livre blanc que Pékin a publié le 10 juin est à ce jour la preuve la plus fl agrante qu’ils envisagent de resserrer leur étau sur Hong Kong, en redéfi nissant ce qu’ils entendent par “un niveau élevé d’autonomie”. S’ils le peuvent, ils réécriront la Loi fondamentale.

Les sondages indiquent pourtant que Pékin n’a plus le soutien de la population de Hong Kong, et moins encore de la jeunesse. Cette désaff ection ne l’inquiète pas ?Pour l’instant, cela ne semble pas trop les préoccuper. Le pouvoir central pense que, dans la mesure où nous espérons bénéfi cier des retombées de leur économie

asie↙  Dessin de Reumann, Suisse.

↑  “Baipishu”, en chinois : le Livre blanc. Calligraphie de Hélène Ho

celles qui souhaitent commercer avec la Chine, aient le sentiment de devoir obtempérer. Mais lorsque des banques internationales comme HSBC et Standard Chartered se prêtent à ce type de chantage, elles s’engagent sur une pente très glissante. Qu’arrivera-t-il lorsque Pékin leur fera

comprendre qu’il n’appré-cie pas qu’elles fassent des aff aires avec certains clients ?

Céderont-elles également ?Si une banque internationale se comporte de cette façon, quel message envoie-t-elle aux citoyens de Hong Kong qui bataillent pour faire respecter le principe “un pays, deux systèmes”, pour protéger nos valeurs fondamentales, maintenir l’Etat de droit et défendre tous les droits et les libertés dont nous bénéfi cions actuellement ? Quel espoir off re-t-elle au Hongkongais moyen ? Et quelle image renvoie-t-elle dans les autres pays dans lesquels elle opère ?

Les banques affi rment que ces décisions ont été dictées par des considérations commerciales. Etes-vous satisfaite des réponses qu’elles ont apportées à vos questions ?Elles n’ont pas nié avoir retiré leurs encarts publicitaires d’Apple Daily, mais elles n’ont absolument pas fourni les garanties que je demandais.

Pourquoi Pékin s’en prend-il en particulier à Apple Daily ?Apple Daily est à peu près le seul titre relativement indépendant qui ose critiquer

ouvertement Pékin et le gouvernement de la RAS. Il n’y en a pas d’autres qui se risquent à prendre des positions aussi tranchées. On constate de plus en plus d’autocensure dans la presse écrite, et même à la télévision. Jusqu’à présent, les autorités chinoises intervenaient en sous-main, mais aujourd’hui elles s’ingèrent

Plus de 700 000 votants au scrutin d’Occupy●●● Au moins 700 000 Hongkongais ont participé au scrutin offi cieux sur le mode de désignation du prochain chef de l’exécutif organisé par le mouvement citoyen Occupy Central, du 20 au 22 juin. Un dixième de la population de la Région administrative spéciale a ainsi voté, électroniquement ou en se rendant aux urnes, à la demande de ce mouvement militant pour le suff rage universel. La Chine prévoit que le prochain chef de l’exécutif sera choisi en 2017 parmi des candidats désignés.Les résultats du scrutin seront disponibles le 29 juin.Le 9 juin, Pékin avait, dans un livre blanc, réaffi rmé sa mainmise sur Hong Kong. Le 13, le site du scrutin avait subi une cyberattaque massive émanant d’ordinateurs de la représentation d’entreprises chinoises à Hong Kong.

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17ASIE.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

de la communication, de la critique édito-riale ou de la communauté scientifi que de faire l’objet de sévères attaques.

Des indices tendent à prouver que Xi Jinping est intervenu directement dans l’éli-mination de ces porte-drapeaux. A en croire des révélations du quotidien hongkongais Ming Pao, la police pékinoise aurait agi avec l’appui des hautes sphères du régime dans l’aff aire Pu Zhiqiang, et la condamnation de Xu Zhiyong aurait été également déci-dée par les dirigeants nationaux.

Alors que les autorités multiplient les manœuvres pour mettre au pas les “intel-lectuels réactionnaires”, la presse offi cielle et les gens de plume au service du pouvoir en rajoutent. Le quotidien Huanqiu Shibao, la revue du parti Qiushi et le site Renmin Wang [de l’organe du Parti] ont dénoncé “l’alliance de juristes isolés qui font bloc dans une démarche jusqu’au-boutiste et exagèrent les faits à des-sein pour faire vaciller les fondements légaux et politiques”. Ces médias suggèrent d’étudier le meilleur moyen de renforcer les mesures “ciblées” à leur encontre. Dernièrement, des chercheurs de l’Académie chinoise des sciences sociales ont été accusés de s’être laissé infi ltrer par des “forces étrangères”.

Il semble que le pouvoir de Xi Jinping soit tombé dans les errements d’un mode

—Radio Free Asia (extraits) Washington

Dans un discours prononcé le 19 août 2013, le secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) Xi

Jinping évoquait les “intellectuels réaction-naires”. Il expliquait que certains intellec-tuels se servaient d’Internet pour répandre de fausses rumeurs, attaquer ou dénigrer les dirigeants du Parti, le système socialiste et le pouvoir. Il fallait “combattre sévèrement ces personnes-là”, disait-il. On a alors com-pris que Xi Jinping n’appréciait pas du tout les fréquentes critiques de certains intellec-tuels à l’encontre de sa personne, du PCC et du système du parti unique. Xi a égale-ment précisé que les “bons” intellectuels devaient être encouragés et les “mauvais”, placés sous contrôle. Nous savons désor-mais qu’il a à sa disposition toute une pano-plie d’actions pour ce faire.

Pour l’exemple. Déjà l’an dernier, il se disait dans les milieux intellectuels péki-nois que le gouvernement de Xi Jinping avait soigneusement choisi un bouc émis-saire à abattre dans chaque communauté intellectuelle. On en sait plus aujourd’hui sur la tactique employée. Ainsi, la lourde condamnation du militant Xu Zhiyong [à quatre ans de prison, en janvier 2014] avait pour but de mettre à mal le Mouvement des nouveaux citoyens ; l’injonction faite à l’homme d’aff aires Charles Xue de confes-ser ses torts à la télévision [en août 2013] visait à eff rayer les personnalités infl uentes d’Internet ; l’arrestation de l’avocat Pu Zhiqiang, en avril 2014, accusé de “créer des troubles” et de “collecter illégalement des données personnelles”, sont autant de coups portés aux avocats “jusqu’au-bou-tistes” [qui exploitent tous les ressorts juridiques pour défendre leurs clients]. La garde à vue, après dix jours de dispa-rition, de la journaliste Gao Yu [forcée à avouer devant des caméras de la télévision centrale qu’elle avait “divulgué des secrets d’Etat” ] revient à menacer les journalistes qui prônent la liberté d’expression et d’in-formation. Par la suite, ce sera peut-être le tour d’autres personnalités marquantes

de pensée antagoniste. Pour éliminer ceux qu’il appelle les “intellectuels réactionnaires”, il n’hésite pas à jeter sous les verrous l’élite des forces de progrès en Chine. Gouverner avec de telles idées, c’est nuire au pays et à la population, c’est commettre une erreur des plus grossières ! Le Xi Jinping actuel rappelle énormément le Mao Tsé-toung de 1957 : il est en train de faire entrer une nouvelle fois la Chine dans une ère poli-tique noire et étouff ante.

—Wei PoPublié le 18 juin

1957●●● Le “mouvement antidroitier” de 1957 est un tournant sombre de l’histoire de la République populaire. En 1956, nombre de cadres et d’intellectuels avaient participé au “mouvement des Cent Fleurs”, par lequel ils avaient été appelés à émettre des points de vue critiques. Un an plus tard, une grande vague répressive emportait 550 000 de ces “droitiers”. Beaucoup périrent en camp de rééducation par le travail.

et d’autres choses, nous finirons par nous résigner. Auquel cas, il a très mal calculé son coup car, comme vous le soulignez, la jeune génération est bien moins tolérante. Et, entre les coups de canif au principe des “deux systèmes” et l’érosion de nos valeurs fondamentales, ce à quoi elle assiste en ce moment l’in-quiète beaucoup. Car au train où vont les choses, l’Etat de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire sont compromis [les juges ont été classifiés par le Livre blanc comme membres de l’adminis-tration, suscitant une forte protestation de leur part]. Et si nous perdons cela, que restera-t-il à Hong Kong ? Comment pourrons-nous continuer à jouer un rôle dans la croissance économique durable de la Chine continentale et aider notre pays à se moderniser ? Si nous pouvons encore tenir ce rôle, c’est uniquement grâce au principe “un pays, deux systèmes”.

Pensez-vous que le mouvement Occupy Central contribue à exacerber les tensions ?Occupy Central a très certainement touché une corde sensible. Certains hauts res-ponsables de Pékin voient ce mouvement comme une remise en cause directe de leur autorité sur Hong Kong. Depuis que l’idée d’Occupy Central est apparue, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour diaboliser le mouvement, pour réprimer les forces d’opposition et amplifi er les prétendues conséquences économiques.

Irez-vous soutenir les manifestants d’Occupy Central ?Les initiateurs du mouvement ont été très clairs : il ne s’agit que d’un dernier recours, qui ne sera mis en œuvre que si le gouvernement nous contraint à accepter des propositions qui ne pour-ront manifestement pas garantir un véritable suff rage universel – en d’autres termes, si l’issue des élections est jouée d’avance. Occupy Central ne déclenchera une action que dans ce cas de fi gure. Cela étant, si ce mouvement les inquiète tant que ça, il ne tient qu’aux autorités chinoises de l’éviter. Il leur suffi t ni plus ni moins de faire ce qu’elles ont à faire, à savoir garantir un suff rage universel réel, comme elles s’y étaient solennellement engagées vis-à-vis des citoyens de Hong Kong, puisqu’il est inscrit dans notre Loi fondamentale.Personnellement, je suis extrêmement déçue et, à bien des égards, très peinée de voir la tournure qu’ont prise les choses à Hong Kong dix-sept ans à peine après la rétrocession.Je pense qu’il est du devoir de tous ceux qui peuvent agir de s’eff orcer au moins d’enrayer le rythme de détérioration et de continuer à faire de leur mieux.

—Propos recueillis par Michael Forsythe

Publié le 12 juin

CHINE

Sus aux “intellectuels réactionnaires”!En ciblant des “trublions” incarcérés ces derniers mois, le président Xi Jinping vise à éteindre toute critique. Un combat qui rappelle la période maoïste.

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014D’UN CONTINENT À L’AUTRE

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Zones touchées par une sécheresseexceptionnelle (carte établie le 17/06/14)

Etats-Unis. Les nouvelles pépites de  CalifornieGrâce à la sécheresse, la baisse du niveau des cours d’eau rend accessibles de nouveaux emplacements pour les chercheurs d’or amateurs.

leur identité et de dévoiler leurs lieux de prospection. Mais les signes sont partout, et surtout dans des endroits où la riche histoire de la Californie se fait sentir – à Lytle Creek, près de San Bernardino, bap-tisé du nom d’un pionnier mormon dans les années 1850, ou dans la rivière Bear de la Sierra Nevada, où les premiers chercheurs ont prospecté lors de la fameuse ruée vers l’or de 1849.

A l’heure où le cours de l’or, quoiqu’en baisse, reste très élevé – à plus de 29 euros le gramme –, les ventes ont bondi dans les magasins qui fournissent le matériel nécessaire à l’extraction, notamment à Sacramento, Auburn ou Bakersfi eld. Des cours pour apprendre à chercher de l’or sont dispensés sur le terrain et les pieds dans l’eau, à Cajon Creek, au nord-est de Los Angeles. La tendance s’étend même à des zones asséchées depuis de nombreuses années, ainsi qu’à certains coins des comtés de San Bernardino et de Riverside, où les chercheurs qui tra-vaillent dans le désert ont dépoussiéré leurs détecteurs de métaux.

Il ne s’agit pas d’une nouvelle ruée vers l’or : le phénomène fait pâle fi gure par rap-port au milieu du xixe siècle, quand on n’avait parfois qu’à se baisser pour ramasser les pépites. L’entreprise n’est pas rentable pour la grande majorité des chercheurs. C’est plutôt un hobby, une sorte de fi èvre.

“En nous voyant ici, n’importe qui nous trouverait sûrement un peu fous”, déclare Farris Farnsworth, un retraité bricoleur

amériques↙ Dessin d’Adam Hancher paru dans le Financial Times, Londres.

—Los Angeles Times (extraits) Los Angeles

David Fiori est immergé jusqu’à la taille dans les eaux glaciales de la rivière Kern. Aux prises avec le cou-

rant, il plante sa pelle dans les sédiments multiséculaires et rejette la vase en aval. Son regard erre toutefois vers l’autre côté du cours d’eau, où se cache peut-être sa récompense.

Pour les non-initiés, ce n’est qu’un méandre verdoyant parmi d’autres sur cette rivière de 265 kilomètres qui trans-porte l’eau de la fonte des neiges en direc-tion de l’océan, depuis la Sierra Nevada. Mais depuis bien longtemps les chercheurs d’or voient cette région de Californie d’un tout autre œil.

David Fiori a remarqué que de l’autre côté de la rivière, l’eau cristalline bouillonne et écume en bondissant sur des rochers. C’est le type d’irrégularité géologique qui ralentit brutalement le courant, amenant ainsi les éléments les plus lourds – en l’occurrence l’or – à se déposer tout au fond, dans la vase.

Pour l’instant, il est impossible d’accéder à cet endroit car l’eau y est trop profonde et le courant trop puissant, mais cela ne durera pas, car la Californie semble se fl é-trir comme un raisin sec. Dans tout l’Etat, la sécheresse a tellement fait baisser le niveau des rivières et des ruisseaux qu’une nou-velle vague de chercheurs d’or peut atteindre des emplacements qui étaient inaccessibles depuis des décennies.

“J’irai là-bas dès que ce sera possible”, affi rme David Fiori en faisant signe vers l’écume près de l’autre rivage. “Dans quelques mois, le courant sera réduit à un fi let d’eau.”

Etat d’urgence. La Californie vit une troi-sième année de grave sécheresse. Selon une étude, 2013 aurait été l’année la plus sèche depuis le début du xvie siècle. Le gouver-neur, Jerry Brown, a déclaré l’état d’urgence début 2014. La situation n’est pas près de s’améliorer, car les spécialistes prévoient un été chaud et le niveau de la plupart des grands réservoirs de l’Etat est déjà bien en deçà des moyennes historiques. Le man-teau neigeux en Californie fournit d’habi-tude environ un tiers de l’eau qu’utilisent les exploitations agricoles et les villes. Or il n’atteint plus que 18 % de son volume moyen.

Des scientifi ques ont annoncé fi n mai que la sécheresse avait entraîné des pertes fi nancières de 1,7 milliard de dollars. Le bilan s’alourdit chaque jour. De plus en plus de terres agricoles restent en jachère et des milliers d’emplois disparaissent, les œufs de saumon sont exposés à l’air libre et le soleil écrasant les tue, les éleveurs de mou-tons abattent leurs troupeaux plus tôt car ils n’ont pas assez de foin pour les nourrir.

En revanche, pour un petit groupe fi er et iconoclaste – les chercheurs d’or – la séche-resse s’est avérée une aubaine.

Les prospecteurs sont en général discrets sur leurs activités, ils refusent de décliner

Pour les Californiens, 2013 a été l’année la plus sèche depuis le début du XVIe siècle

18.

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AMÉRIQUES.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

↙ Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.

âgé de 66 ans qui travaille à la batée une poignée de sable dans la rivière Kern.

Habituellement, il n’y a personne à cet endroit. Mais ce matin, neuf personnes sont coude à coude au milieu de la rivière. Le rivage est couvert de seaux, de tamis et de pelles. “Il n’y a pas si longtemps, cette zone était immergée”, explique Jeanne Nelle, 56 ans, qui fait une pause sur la rive dans une chaise longue.

Les bords de la rivière sont extrêmement boueux et recouverts d’empreintes de pas. Les chercheurs grimpent sur la terre ferme en s’accrochant à des branches et ils ont par-fois mal au dos après être restés voûtés pen-dant plusieurs heures au-dessus de l’eau.

“Ce n’est pas pour tout le monde, précise Farris Farnsworth. Les gens pensent que les chercheurs d’or sont cupides, mais ça demande beaucoup de travail.”

Sable noir. Le matin de ma visite, la plupart des chercheurs avaient installé des tamis, ces grands plateaux en métal conçus pour fi ltrer la vase, dans les eaux déferlantes de la rivière Kern.

Jeter dans les tamis des pelletées de vase permet aux chercheurs de trouver ce qu’ils cherchent vraiment, le “sable noir” – le matériau le plus proche du substrat. L’or est lourd, dix-neuf fois plus lourd que l’eau. Il a donc tendance à se déposer dans les couches les plus profondes du sol.

Le sable noir est ensuite transporté dans des seaux jusqu’au rivage, où il est fi ltré une poignée à la fois dans de vieux tamis, mélangé à de l’eau et incliné face au soleil jusqu’à ce qu’un chercheur voie “de la cou-leur” – c’est-à-dire des petites paillettes d’or. Ce processus est relativement aisé et les cher-cheurs sont gagnants presque à chaque fois. Les pépites, en revanche, sont rarissimes. Ceux qui en ont découvert évoquent leurs trouvailles en des termes quasi mystiques.

“J’en ai trouvé une grosse comme ça”, affi rme Jay O’Dell en montrant un petit galet. Ce retraité de 67 ans qui habite à Woodlake, près de Fresno, cherche de l’or depuis quarante ans. Il est un peu déconcerté par la nouvelle popularité de cette activité. Il a découvert sa pépite à Jamestown, près de Sonora, et il en a fait un pendentif qu’il n’a jamais porté. “J’ai peur de le perdre”, confi e-t-il.

Farris Farnsworth verse délicatement un peu d’eau sur un tas de sable noir dans son tamis, qu’il tourne ensuite face au soleil. “Et voilà, annonce-t-il, de l’or fi n de Californie. Dans cette rivière, chaque tamis donne un peu d’or.”

Ce butin ne suffi rait pas à payer l’essence nécessaire pour venir jusqu’ici depuis chez lui, à Porterville, mais on ne sait jamais ce qui pourrait arriver, et c’est précisément ce qui attire les chercheurs.

“Attrapez un tamis pour nous rejoindre dans l’eau, me dit Farris en retournant dans la rivière. On ne sait jamais, vous pourriez tomber sur une grosse pépite !”

—Scott GoldPublié le 31 mai

—Tal Cual Caracas

Des centaines de milliers de nos com-patriotes abandonnent le pays au fur et à mesure que la situation maté-

rielle, institutionnelle et morale se dégrade. Il est quasiment certain que l’hémorragie continuera de s’aggraver au cours de la période catastrophique que nous traver-sons et qui présage des jours plus sombres encore. Cet exode est l’un des traumatismes les plus douloureux qu’a vécus notre nation.

On le sait, il s’agit d’un phénomène qui concerne essentiellement les classes moyennes. Autrement dit, les grands pans de l’élite professionnelle et universitaire – des jeunes dans l’ensemble. Les pertes n’en sont que plus graves, car le pays a investi énormément d’argent et d’eff orts dans leur formation, et il est affl igeant que d’autres profi tent des fruits de leur travail. Le pays se trouve ainsi privé des cadres indispen-sables à son développement.

Jeter un œil à nos universités suffi t pour comprendre l’ampleur de leur délabre-ment et la perte à un rythme eff réné de ses éléments les plus précieux. Il en va de même pour les chiff res terrifi ants qui ont été publiés sur l’émigration croissante des médecins vénézuéliens vers l’étranger.

Mille et une raisons. Le phénomène est bien sûr très complexe et il trouve son ori-gine de façon fl agrante dans la barbarie ins-taurée dans ce pays par les populistes et les militaires, ces bandits ignorants. Leurs choix politiques se manifestent par l’ab-sence d’un avenir prometteur ou de condi-tions de travail dignes, mais aussi par un quotidien insupportable où, entre autres, la

VENEZUELA

Partir ou resterAprès cinq mois de manifestations et face à la décomposition progressive de la société, les jeunes diplômés quittent le pays. Mais il serait injuste de les condamner.

criminalité nous guette à tout moment. Par ailleurs, on ne peut pas négliger le contexte de plus interconnecté qui provoque l’aff ai-blissement du concept de nation.

Analyser le profi l des Vénézuéliens qui quittent leur pays – ce sont souvent nos proches, amis et voisins – révèle qu’ils ont mille et une raisons de partir. Cela peut être un véritable impératif de survie, matérielle ou psychique, ou un désir de préserver des privilèges et des ambitions.

Mais là où nous voulons en arriver, c’est à la problématique “spirituelle” de la ques-tion, qui comporte au moins deux facettes. La première est aff ective, liée à l’attache-ment que l’on porte à sa terre natale, aux émotions irremplaçables, à l’enfance, aux ancêtres. Laissons néanmoins ce point de côté. Nous voulons plutôt souligner un fac-teur que beaucoup envisagent dans l’al-ternative qui consiste à partir ou à rester – appelons-le facteur moral. De façon sché-matique, il s’agit de déterminer si partir change quelque chose, lorsqu’on le peut et qu’on le choisit. Cela fait-il une diff érence de rompre son contrat avec la nation, la mémoire enracinée et l’intérêt commun, à cause d’une période difficile que l’on pourrait contribuer à rendre meilleure par sa seule présence solidaire ? Face à ce

dilemme complexe qui préoccupe tant de personnes, nous n’avons qu’une opinion : pour le moment, cela ne nous intéresse pas, car juger les innombrables raisons, réelles ou futiles, de ceux qui partent ne nous semble pas constructif.

En revanche, nous voulons souligner ce qui nous paraît juste : il y a une bravoure éthique certaine chez ceux qui choisissent de rester et de résister parce que c’est leur devoir, parce que l’Histoire, voire le destin, leur impose ces circonstances. La vie réelle, celle qui nous appartient, que nous aimons et subissons, est collective et intransmis-sible. Il est bon de l’affi rmer au milieu de cette cérémonie d’adieux, pour se sentir fi er d’une loyauté qui anoblit celui qui l’assume, celui qui fait le pari de rester.

—Fernando RodríguezPublié le 16 juin

ARCHIVES courrierinternational.com

“Le temps des pénuries”, un reportage d’El Nacional sur les rayons des magasins qui se vident à cause du contrôle des prix et des changes (paru sur le site le 30/01/2014)

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Soutenu par le président Porochenko, un gouverneur a élaboré un projet de construction d’un mur hérissé de barbelés de 2 000 kilomètres à la frontière avec la Russie.

—Gazeta.ru Moscou

Il y a près de trente-cinq ans, les Pink Floyd inter-prétaient Another Brick in

the Wall. Cela fera bientôt un quart de siècle que le mur de Berlin, le mur le plus chargé de symboles de

toute l’Histoire, a été démantelé. Le monde regorge de murs, réels ou virtuels, qui séparent les peuples et les nations. Et voilà que le nouveau gouvernement ukrainien démo-cratiquement élu a décidé de glis-ser une brique de plus dans le mur qui sépare la Russie de l’Ukraine.

Début juin, le gouverneur de la région de Dnipropetrovsk, Igor Kolomoïski, avait lancé l’idée de construire un mur qui couvrirait les 1 920 kilomètres de frontière russo-ukrainienne. Cette idée s’est aujourd’hui matérialisée à travers la volonté du président ukrainien

Petro Porochenko : d’après Andriy Paroubiy, secrétaire du Conseil de sécurité et de défense natio-nale, le service des gardes-fron-tières a été chargé de donner forme à ces futures “installations techniques”. Tout cela est justifié par la nécessité de “neutraliser les rebelles” qui traversent la frontière du côté russe. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a demandé au gouverne-ment ukrainien de détailler ce qu’il entendait par “la fermeture de la frontière” avec la Russie.

Il n’y aura plus de fraternité slave si celle-ci est coupée par des “ins-tallations techniques”. Comme il n’y a plus de fraternité coréenne : les deux Corées sont séparées par un mur depuis des décennies. Entre le Mexique et les Etats-Unis, un mur a été érigé pour lutter contre l’immigration illégale et la contre-bande. Et puis il y a la “barrière de séparation” israélo-palestinienne, le mur qui s’élève entre le Pakistan et l’Afghanistan et celui construit par l’Iran à la frontière avec le Pakistan dans la région historique du Baloutchistan.

Tous ces murs sont bâtis par des nations ennemies, mais aussi par des peuples divisés, par des pays qui se croient supérieurs aux autres, par des pays qui souhaitent lutter contre le trafic d’êtres humains, de drogue, de produits de contre-bande qui affluent des pays pauvres vers les pays riches. Certains murs ont deux, voire trois fonctions. Ils permettent de se défendre contre toute invasion, y compris contre toute influence idéologique et culturelle, mais aussi de retenir ceux qui voudraient “aller voir ail-leurs”. C’était le rôle de la Grande Muraille de Chine.

Il existe aussi des barrières vir-tuelles, invisibles mais robustes. Par exemple, la barrière imagi-naire qui sépare, dans la tête des Russes, les valeurs démocratiques et autocratiques. Où pourrait donc se situer leur Checkpoint Charlie ? Probablement en Crimée, pour une large majorité…

Le mur de Berlin marquait la frontière avec le monde libre, qu’il était quasi impossible de gagner, même par le fond de la Spree, où on avait aussi construit des “installations techniques”. Les gens fuyaient en bravant la mort : entre 1961 et 1989, 172 personnes ont péri, 60 000 ont été capturées et emprisonnées, et 5 000 sont passées à Berlin-Ouest.

Cette frontière entre deux mondes a donné lieu à quelques-uns

des meilleurs discours prononcés par des chefs d’Etat de la civi-lisation occidentale transatlan-tique, à commencer par le “Ich bin ein Berliner” du président améri-cain John Kennedy et le “Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur !” de Ronald Reagan, sans oublier Barack Obama.

Et voilà qu’aujourd’hui les Ukrainiens, qui essaient depuis de nombreuses années et par tous les moyens de franchir le gouffre qui sépare le monde asiatique non libre du monde de la civilisation européenne, ces Ukrainiens, deve-nus les porte-drapeaux de la nou-velle démocratie, optent pour la solution du mur face à la Russie.

Techniquement, cette déci-sion est en partie compréhen-sible. De fait, les deux pays sont en guerre. Ainsi, ce mur s’ins-crit dans la stratégie de défense ukrainienne. Mais ce qui saute aux yeux, c’est qu’un tel mur serait un véritable symbole. Le sym-

bole de la séparation, durable, de deux “peuples frères”.

Un jour, si tant est que ces “ins-tallations techniques” voient le jour, il faudra les démolir. Ce sera un moment tout aussi sym-bolique que la chute du mur de Berlin. Car il faut bien admettre que le futur mur russo-ukrainien marque une ligne de démarca-tion métaphorique entre l’Europe et cette Russie contemporaine qui s’éloigne consciemment et à grandes enjambées de l’Occident.

La Russie a perdu l’Ukraine. Et, même si la construction de la “Grande Muraille d’Ukraine” décidée par notre voisin occiden-tal semble être une idée barbare, il est évident que la Russie en est en partie responsable.

Le ministère russe des Affaires étrangères n’est donc pas vrai-ment bien placé pour jouer l’éton-nement. Ni pour s’offusquer autant des mots fort peu diploma-tiques du ministre ukrainien des Affaires étrangères déchu, Andriy Dechtchytsia. Malheureusement, la barrière virtuelle entre nos deux peuples existe déjà. Et plus la crise ukrainienne s’envenime, s’étendant au monde entier, plus cette barrière se consolide.—

Publié le 17 juin

Ukraine. Le mur des frères slaves

europe↙ Frontière : se dit d’un lieu où se termine une folie et où commence une autre. Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.

La “Grande Muraille d’Ukraine” : une idée barbare

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25th

27 › 29 JUIN2014

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EUROPE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

PARTOUTAILLEURS ERIC VALMIR

LE VENDREDI À 19H20

LA VOIXEST

LIBREen partenariat avec

cérémonie principale aurait lieu à Sarajevo, on espérait la venue de nombreux chefs d’Etat du monde entier, dont Mme Merkel et M. Hollande, qui envisageaient d’émettre depuis cette ville où tout a commencé un message de paix s’inscrivant dans la perspective européenne.

Aujourd’hui plus personne n’attend ni Merkel ni Hollande à Sarajevo. Pour l’heure, la person-nalité la plus célèbre annoncée est le philosophe français Bernard-Henri Lévy, dont la pièce Hôtel Europa sera donnée en première. Le concert de la Philharmonie de Vienne doit constituer le point d’orgue des commémorations. Il aura lieu le 28 juin dans l’enceinte de la Vijecnica, l’ancienne mairie et bibliothèque nationale incen-diée pendant la dernière guerre.

C’est précisément le lien établi entre la Première Guerre mon-diale et la dernière guerre que Nebojsa Radmanovic, membre serbe de la présidence collective

de Bosnie-Herzégovine, a évoqué comme raison pour ne pas assis-ter au concert de la Philharmonie de Vienne. “C’était une bonne idée à l’origine – adresser depuis Sarajevo un message de paix et de réconciliation européenne –, mais cela est choquant et hors de propos dans le contexte de la guerre civile qui s’est dérou-lée en Bosnie dans les années 1990”, a-t-il écrit dans sa lettre adressée au président autrichien, Heinz Fischer. Nebojsa Radmanovic n’a pas été le seul à décliner l’invita-tion, aucun dignitaire politique de la république serbe de Bosnie ne s’y rendra. L’année dernière, Milorad Dodik, le président, a promis de boycotter la cérémonie. Il n’a pas changé d’avis.

Les élites politiques serbes, dans l’optique nationaliste selon laquelle leur peuple serait la victime éter-nelle du méchant Occident, consi-dèrent ces commémorations de la Grande Guerre comme une occasion d’accabler la Serbie pour le rôle qu’elle a joué dans son déclenchement.

En tout état de cause, Sarajevo est loin d’être le meilleur endroit pour célébrer le centenaire de la Grande Guerre et le triomphe de la réconciliation européenne. A cet égard, il n’y a guère que Donetsk et Odessa pour rivaliser aujourd’hui avec la capitale de la Bosnie-Herzégovine : plus rien ne bouge depuis des années dans ce pays où toute décision reste lettre morte. La Première Guerre mondiale aurait dû enseigner au monde une chose : si vous ne par-venez pas à mettre fi n correcte-ment à une guerre, elle éclatera de nouveau, encore plus sangui-naire et cruelle. Voilà pourquoi il vaut mieux qu’Angela Merkel et François Hollande restent chez eux, de même que le président autrichien Heinz Fischer et le président serbe Tomislav Nikolic. Qu’ont-ils à faire à Sarajevo ? Mesdames, Messieurs, vous n’avez pas trouvé de solution viable pour la Bosnie-Herzégovine et il est clair que vous ne voulez pas que Sarajevo vous le rappelle.

—Snjezana PavicPublié le 9 juin

—Jutarnji List Zagreb

Les présidents Poutine, Obama et Hollande, ainsi que la chancelière alle-

mande Angela Merkel et la reine Elisabeth II se sont rendus en France pour assister aux commé-morations du débarquement allié en Normandie. Un autre anniver-saire “rond”, plus important encore, tombe ces jours-ci : le centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui a façonné le monde d’aujourd’hui. Pourtant cet anniversaire ne sera pas célé-bré de manière aussi spectacu-laire que l’a été le Jour J. Dans un monde toujours en quête de sta-bilité, les images inquiétantes en provenance d’Ukraine nous rap-pellent à quel point 1914 est tou-jours d’actualité.

Le centenaire de la Grande Guerre tombe le 28 juin, jour où Gavrilo Princip a tiré sur l’archi-duc François-Ferdinand. L’été der-nier, quand il a été décidé que la

BOSNIE-HERZÉGOVINE

La Grande Guerre divise de nouveauLa capitale bosnienne célèbre le centenaire de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, mais sans les dirigeants mondiaux.

—I Kathimerini Athènes

Beaucoup de choses ont changé en Grèce. Personne ne l’a remarqué car nous

aimons nous plaindre et nous esti-mons que certaines de ces évolu-tions sont évidentes. La situation n’est pourtant plus tout à fait la même. Souvenez-vous des taxis. Ils avaient tendance à disparaître pendant quelques heures, le temps de la relève des chauff eurs. Il n’était pas rare que l’un d’eux s’arrête, demande au client sa destination puis refuse la course sans ciller s’il avait décidé de se diriger ailleurs. N’oublions pas non plus les trajets partagés, grâce auxquels ceux qui allaient dans la même direction

faisaient de nouvelles rencontres. Désormais, nous avons aff aire à des chauff eurs professionnels – sur-tout parmi les jeunes – qui sont au volant de véhicules propres et qui appliquent la grille tarifaire au lieu d’imposer leurs destina-tions. Observer les nouvelles voi-tures qui transportent les touristes dans toute la ville m’a rappelé les violents litiges que suscitaient les taxis. La qualité des services s’amé-liore au sein du pays et les Grecs trouvent du travail.

Prenons ensuite le cas des phar-macies. Nous avons tous, un jour

GRÈCE

L’embelliesocialeMalgré un taux de chômage élevé et une cure d’austérité qui dure, certains aspects de la vie s’améliorent dans l’Etat hellénique.

ou l’autre, eu du mal à trouver celle qui était de garde. Autrefois, un grand nombre d’entre elles ressemblaient aussi à des entre-pôts abandonnés. Aujourd’hui, certaines sont ouvertes du matin au soir et on y trouve même du personnel disposé à nous aider. Il faut aussi noter la diff érence entre l’ancienne et la nouvelle Grèce, c’est-à-dire la diff érence de men-talité entre la génération précé-dente et les jeunes d’aujourd’hui.

La Grèce change, non sans de terribles souff rances pour un pan de la société, mais elle évolue bel et bien. Il y a quelques années, si quelqu’un avait suggéré qu’il était possible de réaliser sur Internet la plupart des opérations rela-tives aux impôts ou à d’autres services publics, tout le monde l’aurait traité de fou.

Nous étions arrivés au stade où les navires de croisière hésitaient à s’amarrer dans les petits ports par peur des grèves. Nous crai-gnions également que nos îles et nos infrastructures ne puissent accueillir davantage de yachts. Nous faisons des progrès, lente-ment mais sûrement. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. La gestion des déchets et l’état de certains services publics laissent penser que nous sommes un pays du tiers-monde. Toutefois, la crise a engendré de nouvelles habitudes et mentalités, et nous a même placés, dans certains cas, en tête d’autres pays européens. Le port du Pirée a changé du tout au tout depuis les années 1990, grâce aux investissements réalisés par le groupe chinois Cosco. Sa marge de manœuvre reste par ailleurs très grande, si nous ne nous tirons pas une balle dans le pied. Cette rénovation n’était pas une évi-dence, car la privatisation du port a été assimilée à un débat idéolo-gique alors que seuls des intérêts limités mais puissants étaient en jeu. Actuellement, les pays voisins s’inquiètent pour l’avenir de leurs ports, car ils imaginent le géant que Le Pirée pourrait devenir.

—Alexis PapachelasPublié le 17 juin

La crise a engendré de nouvelles habitudes et mentalités

↙ Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres.

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

A l’heure où l’Europe veut réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, la France ne semble pas prête à revenir sur l’interdiction de la fracturation hydraulique.

—Los Angeles Times Los Angeles

Le sous-sol de la Ville lumière abri-terait un véritable trésor. Si les pré-visions disent vrai, la France est

assise sur l’une des plus grosses réserves de gaz de schiste d’Europe de l’Ouest, un gisement qui suffirait à approvisionner le pays en énergie pendant des dizaines d’années, voire les pays voisins. Les entre-prises françaises comme Total affirment déjà bénéficier du savoir-faire nécessaire pour mener à bien les travaux de fracture hydraulique nécessaires à l’extraction de ce gaz naturel.

Seulement voilà : la fracture hydrau-lique est interdite en France. Et le gou-vernement actuel a promis de ne rien y changer. Une erreur qui risque de coûter

très cher, selon les responsables du sec-teur de l’énergie.

Alors que l’Europe insiste sur la néces-sité de réduire sa dépendance énergétique à l’égard d’une Russie plus ambitieuse que jamais, refuser d’exploiter une éventuelle source d’énergie est incompréhensible, selon eux. Le gouvernement ayant interdit non seulement l’exploitation du gaz de schiste, mais aussi l’exploration d’éventuels gise-ments, il est impossible de connaître l’éten-due des réserves disponibles, déplorent-ils. “L’interdiction du forage a verrouillé le débat”, regrette Jean-Louis Schilansky, président de l’Union française des industries pétrolières.

La France est, avec la Bulgarie, le seul des 28 pays européens à interdire la frac-turation hydraulique, même si d’autres pays adoptent pour l’instant le principe

Energie. De l’eau dans le gaz de schiste

francede précaution. Outre-Manche, le gou-vernement britannique a annoncé avec enthousiasme qu’il était “à fond pour le gaz de schiste”, tout en délivrant de nom-breux permis d’exploration.

Il règne en France “une grande confusion”, à en croire Jean-Louis Schilansky, le sec-teur de l’énergie français ayant investi des millions de dollars dans des pays comme le Royaume-Uni pour poursuivre une acti-vité interdite dans son propre pays.

Chez les écologistes, on rappelle que l’opinion publique est plus opposée au gaz de schiste – à près de 80 % – qu’au nucléaire, qui fournit la majeure partie de l’électricité française. Le documen-taire américain Gasland, sorti en 2010, qui impute à la fracturation hydraulique l’im-portante pollution des nappes phréatiques aux Etats-Unis, est passé par là. Ce film, nominé aux Oscars et vivement contro-versé, dont l’image la plus célèbre montre un homme en Pennsylvanie mettre le feu à l’eau qui coule de son robinet, a fortement impressionné les Français, très attachés à la beauté de leurs paysages et fiers d’avoir donné au monde les eaux Evian et Perrier.

“Les inconvénients sont mille fois pires que les avantages”, assure Benoît Hartmann, porte-parole de France nature environ-nement, fédération française des associa-tions de protection de la nature. “Au Texas, on peut exploiter le gaz de schiste, c’est dans leur culture. Mais ici c’est différent. Les gens vous le diront : notre terre, c’est notre richesse.”

Pressions. Selon les estimations de l’Agence américaine de l’énergie, le sous-sol français pourrait renfermer près de 4 000 milliards de mètres cubes de gaz, soit 80 fois la consom-mation annuelle actuelle de la France. La plupart des réserves de gaz de schiste se trouveraient sous le Bassin parisien.

Les opposants au gaz de schiste sou-tiennent que ces chiffres ne sont pas fiables, aucune étude détaillée n’ayant été réalisée et rien ne prouvant que la totalité des gise-ments pourrait être exploitée. L’exemple de la Pologne, seul pays européen à abriter de plus grandes réserves de gaz de schiste que la France, est à ce titre révélateur. Les estimations colossales de départ ont dû être sérieusement révisées à la baisse et certaines entreprises qui s’étaient préci-pitées pour acquérir des permis de forage ont fini par quitter le pays. Les acteurs de l’énergie demandent à la France d’autori-ser au moins une estimation des gisements afin de donner un contexte plus précis au débat public.

Actuellement la France importe son gaz naturel de Norvège, des Pays-Bas ou d’Afrique du Nord. Mais aussi de Russie, dans des proportions moindres que l’Alle-magne et l’Italie. La nécessité de développer ses propres ressources est donc peut-être moins pressante qu’ailleurs en Europe. Pourtant, l’UE faisant de son indépen-dance énergétique vis-à-vis de la Russie une priorité depuis l’annexion de la Crimée par

Moscou, la France est soumise à de nom-breuses pressions. Selon un rapport stra-tégique de l’UE sur l’énergie publié le mois dernier, il serait indispensable de repen-ser l’approvisionnement en gaz et d’explo-rer toutes les pistes alternatives et locales.

Pour ses partisans, le gaz de schiste permet une bonne transition aux pays soucieux de réduire leur consommation de pétrole et d’augmenter la part des énergies vertes comme le solaire ou l’éolien, encore mar-ginales et trop onéreuses dans la plupart

des pays. Actuellement, le nucléaire repré-sente 75 % de la production d’électri-cité en France, un record pour un pays industrialisé.

L’interdiction du forage en France risque de devenir difficilement tenable d’un point de vue politique si le Royaume-Uni mène ses opérations de fracturation hydrau-lique avec succès et voit baisser ses prix du gaz. Les industriels français repro-cheraient alors au gouvernement le prix de leur facture énergétique et la perte de compétitivité de la France.

Malgré son opposition théorique au gaz de schiste, le gouvernement de François Hollande a multiplié les ambiguïtés. Son ministre de l’Economie a suggéré que le gaz de schiste valait le coup d’être exploré, et la nouvelle ministre de l’Environne-ment (quatrième ministre en deux ans) a déclaré récemment : “Si de nouvelles techno-logies non dangereuses apparaissent, pour-quoi pas ?” De telles ambiguïtés inquiètent les écologistes, bien décidés à préserver la France des dangers du gaz de schiste.

Mine d’or. Même s’ils bénéficient du sou-tien de l’opinion publique, ils ont conscience que le secteur pétrolier fait pression sur l’ensemble de la classe politique pour obte-nir au moins une exploration préliminaire, alors que la France traverse une grave crise économique. “Nous savons que les arguments de nos adversaires peuvent porter, reconnaît Benoît Hartmann. En période de crise, il est facile de se faire entendre quand on dit qu’on va créer des emplois, réduire la dépen-dance énergétique, ou encore qu’on est assis sur une mine d’or.”

Mais il reste convaincu que la beauté naturelle de la France, la santé de ses conci-toyens et l’avenir de la planète seraient en danger si les géants de l’énergie avaient les coudées franches pour extraire le gaz de schiste, qui demeure malgré ses avan-tages un combustible fossile contribuant au réchauffement climatique.

—Henry ChuPublié le 22 juin

4 000 milliards de mètres cubes de gaz de schiste se trouveraient sous le Bassin parisien

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

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Belgique.Stromaeen AmériqueAprès l’Europe, le chanteur bruxellois part à laconquête des Etats-Unis. Un chemin difficile oùbeaucoup d’autres Belges se sont perdus.

—De Morgen Bruxelles

Si nous sommes capables dedanser sur de la musiqueen anglais, je pense que les

Anglo-saxons sont capables defaire la même chose sur des textesen français” a déclaré Paul VanHaver, plus connu sous le nomde Stromae, au soir de sa pre-mière télévisée américaine surla chaîne NBC. La pop-star fran-cophone a chanté Papaoutai enlive dans le Late Night with SethMeyers, émission qui a succédéau show très populaire deJimmy Fallons.

Stromae se dit prêt pourl’Amérique. Mais l’Amériqueest-elle prête à le recevoir ? Il aen tout cas mis en partie le Ca-nada dans sa poche. Il a donnédernièrement [en octobre] unmini-concert surprise au Quar-tier des Spectacles [de Mon-tréal] au cours duquel on a puentendre ses fans reprendre en

choeur toutes les paroles dumême Papaoutai. Bien entendu,le fait qu’il y ait là-bas toute unecommunauté de langue fran-çaise est un atout – et Stromaerejouait hier et aujourd’hui dansla seconde ville du Canada –mais en septembre, il devrait re-venir se produire dans une di-zaine d’autres villes américai-nes.

Cette semaine, il venait déjàprendre la température à NewYork, la capitale de l’industriedu divertissement, où cela faitdéjà un moment qu’il n’est plusun parfait inconnu. Le New YorkTimes et Time Out New York ontpréparé le terrain avec de longsarticles consacrés au chanteurfrancophone. Time Out NewYork a été jusqu’à lui consacrersa Une, même si le titre sur-plombant la photo le montrantdans son apparition androgynedu clip de Tous les mêmes était“Who the hell is Stromae ?”

On le voit, cette machine àproduire des tubes internatio-naux a donc quelques cartesdans son jeu. Mais Stromaepourrait tout aussi bien se heur-ter à un mur.

Cela fait une décennie que lesmusiciens belges voient lesEtats-Unis comme une Mecquede tous les possibles mais per-cer là-bas est tout sauf une siné-cure.

Percer. Technotronic a bienréussi en son temps à classertrois morceaux dans le Top 10du Billboard mais selon Jo Bo-gaert, la tête pensante derrièrece groupe, cette success-story abuté sur son propre manqued’expérience et sur la roueriecommerciale des Américains.Soeur Sourire et l’Australo-belge Gotye sont les seuls Bel-ges à ce jour à avoir réussi à oc-cuper la tête d’un des classe-ments du Billboard.

Les optimistes pensent main-tenant que Stromae pourrait de-venir le prochain à accomplircette performance. Le New YorkTimes estime que l’un de sesatouts, avec sa silhouette depersonnage de dessin animé,c’est le mélange d’identités etd’influences qui le caractérise.“Dans les clips et les magazines,Stromae apparaît comme undandy fluorescent avec des noeudspapillon, dans un univers qui mé-lange Country-style anglais,avant-garde électronique et jungleafricaine. C’est ce qui fait en partieson succès, un succès auquel ilveille jalousement.” Mais, à côtéde tout cela, il y a la crainte queles sujets controversés qu’ilaborde dans les chansons neplaisent pas à un public améri-cain encore largement conser-vateur.

C’est que Stromae est loin defuir la controverse. Dans Bâtard,il fustige tous les sectarismes etle look androgyne qu’il affichedans Tous les mêmes a peu dechance d’emporter les suffragesdans la Bible Belt. Et que direalors de ces escapades alcooli-sées de Formidable ou des ten-dances suicidaires évoquéesdans Alors on danse ? En mêmetemps, comme le souligne Mi-low, “l’énorme succès remportépar des artistes comme Adele ouGotye a montré ces dernières an-nées que les auditeurs américainsen avaient marre de la musiqueformatée”.

Selon le NRC Handelsblad éga-lement, l’Amérique du XXIe siè-cle est totalement prête pour unStromae. “C’est le prototype dubâtard à la Obama qui va dominerce siècle, nonobstant les combatsd’arrière-garde nationalistes ouethniques.” A quoi le principal in-téressé ajoute que “tout le mondene connaît pas mes chansons maisau moins, tout le monde peut dan-ser dessus.”

Finalement, ce sont peut-êtreces rythmes qui vont constituerle principal sésame pour ouvrirau Belge les portes du succès. LeHip-hop et la Dance sont trèspopulaires en ce moment auxEtats-Unis. Chez Seth Meyers, iln’a d’ailleurs pas été présentéavec ce poncif du “nouveau Jac-ques Brel” mais bien comme un“Phénomène Dance et Hip-Hopbelge”.

Cela fait déjà un certaintemps que les Belgian Beats ontla cote chez les Américains.Après Technotronic, 2 Unlimi-ted, Front 242, Lasgo et lesLords of Acid, c’est le duo LazyJay de Hoogstraten qui a surprisles Américains en venant pro-

duire Britney Spears et will.i.am.Des groupes de Dance commeNetsky, Dimitri Vegas & LikeMike et 2 Many Djs ont égale-ment tourné là-bas avec un cer-tain succès.

Partir. Quid alors de la barrièredes langues ? “Cela semble quandmême un fameux défi d’aller chan-ter en français là-bas” a avoué ré-cemment Stromae. “J’ai remar-qué que c’était plus difficile auxUSA que dans d’autres pays non-francophones. Mais ce n’est pasimpossible pour autant.”

Sur la NBC, le texte de Papa-outai a d’ailleurs été sous-titréen anglais. Stromae préfèrecette solution-là que de com-mencer à traduire ses chansons,comme on le lui avait conseillé àl’époque d’Alors on danse. Lui-même ne se voit pas chanterdans la langue de Shakespearemême s’il n’aurait aucune réti-cence à travailler avec des chan-teurs anglophones. Il n’en seraitdu reste pas à son coup d’essaipuisque Kanye West a rappé surAlors on Danse et que lui-même achanté Papaoutai en duo avecWill.i.am à Paris.

Avoir quelques supportersanglo-saxons peut être d’ungrand secours pour aller danscette direction-là. On se sou-vient qu’Alanis Morrissette avaitservi d’ambassadeur pour legroupe K’s Choice en les embar-quant dans sa tournée améri-caine. Avec 700 000 exemplai-res vendus, leur Paradise in mede 1996 reste encore le disquebelge de rock classique le plusvendu aux Etats-Unis.

Dans un autre genre, au débutdes années 90, Peter Gabriel etSting faisaient les yeux doux àMarie Daulne, la chanteuse dugroupe Zap Mama. Finalement,elle avait signé avec un autre ad-mirateur, David Byrne (TalkingHeads). L’album qui en avait ré-sulté, Adventures in Afropea I,était resté six semaines en têtedes Billboard World AlbumCharts en 1993. Et les six albumsqui avaient suivi avaient tousréussi à s’assurer une des dixpremières places dans ce mêmeclassement.

↙ Dessin de Gaëlle Grisardpour Courrier international.

Le look androgynequ’il affiche dansTous les mêmesa peu de chanced’emporter lessuffrages dansla Bible Belt

D'UN CONTINENT À L'AUTRE Courrier international – n° 1234 du 26 juin au 2 juillet 201424.

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Une alternative peut être de figurersur une bande originale, comme SelahSue qui a réussi à être sur la bande an-nonce de la cinquième saison de la pres-tigieuse série Mad Men avec Please, sonduo avec Cee-Lo Green.

Ou Scala, dont la version de Creep deRadiohead s’est retrouvée sur la bandeoriginale du film The Social Network.Quoi qu’il en soit, les ambitions de Stro-mae ne sont pas minces, comme il l’aconfié après un lapsus sur la BBC en avrildernier.

Il voulait expliquer en anglais qu’unegrand-mère italienne lui avait un jour de-mandé un autographe, ce qu’il a traduitau présentateur Gilles Peterson par “Agrammy is coming to me” [au lieu deGranny], faisant inconsciemment réfé-rence aux plus prestigieux prix décernéspar l’industrie américaine. “ThatGrammy is coming”, lui a alors assuré soninterlocuteur avec un large sourire.

Vraiment ?Alors on rêve.

—Gunter Van AsschePublié le 18 juin

En 2000, Marie Daulne avait mêmedécidé d’installer ses pénates à NewYork. Même si un déménagement neconstitue en rien une garantie de succès,il facilite grandement la percée outre-At-lantique. C’est aussi ce que s’est dit Mi-low, qui vit et travaille désormais en par-tie à Los Angeles. Il a prévu une ving-taine de concerts solo là-bas, étalés surune période de plusieurs années. Il n’apas encore réussi à décrocher un contratavec une firme de disques mais il a déjàréussi à se constituer une équipe avec unmanager et un agent en Californie.

Mais cette approche n’est pas sans dé-savantages. Pour conserver son statut enEurope, il faut aussi multiplier les tour-nées sur le vieux continent sinon loindes yeux devient bien vite loin du coeur.Trixie Whitley qui a choisi de faire deNew York son port d’attache, et GabrielRios, qui a aussi vécu un temps dans laGrosse Pomme, en savent quelquechose.

Par ailleurs, cela reste très difficiled’attirer l’attention si l’on a pas eu ungros hit pour se faire remarquer.

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↙ Dessin de duBusparu dans La Dernière Heure

BELGIQUE.Courrier international – n° 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 25

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Juncker. Le ringardisme fédéraliste

unioneuropéenne

↙ → Dessins de Mohr parus dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Francfort.

—The Times (extraits) Londres

Je ne me suis rendu qu’une fois à Luxembourg. C’était un dimanche, et après le petit déjeuner j’ai exploré

toute la ville, en visitant tout ce qu’un tou-riste pouvait avoir envie de voir. J’étais là à l’occasion d’une réunion organisée par le Parti populaire européen (PPE) au moment où les partis de centre droit du continent préparaient les élections parlementaires européennes de 1989. Après avoir entendu ce qui était, je peux le dire (même sans parler fl amand), un vibrant discours du ministre des Aff aires

étrangères belge, je me suis mis au travail avec les responsables du parti. Le SDP de David Owen [parti social-démocrate bri-tannique fondé par ce dernier après une scission du Parti travailliste] pouvait-il rejoindre le PPE ?

Pour être franc, nous n’avions pas grand-chose à off rir, mais le PPE restait inté-ressé. Ils voulaient un parti britannique dans ses rangs et, je le soupçonne, l’op-portunité d’irriter Margaret Thatcher. Mais ils ont ensuite posé la question qui fâche. Etions-nous fédéralistes ? Lorsque j’ai répondu que ce n’était pas le cas, leur intérêt s’est évanoui. Avec la suffi sance et

la naïveté qui me caractérisent, je venais de tomber sur un débat passionné autour de l’avenir du centre droit, qui se pour-suit encore aujourd’hui.

Dans sa courte histoire du PPE, Stefan Zotti explique que les racines de l’organi-sation plongent dans la politique catho-lique. Ses premiers membres venaient en eff et de pays très catholiques, en réaction à deux évolutions dont se méfi ait l’Eglise : l’industrialisation et la montée des Etats-nations. L’idéologie développée – celle de la démocratie chrétienne – affi rmait l’unicité de l’enseignement du Christ par-delà les frontières nationales, défendait

une politique sociale visant à protéger les citoyens de l’impact du marché et se jetait dans la bataille contre l’athéisme communiste. Tels étaient les principes du PPE à sa fondation en tant qu’associa-tion de partis chrétiens-démocrates – une grande foi dans l’Europe fédérale plutôt que dans l’Europe des Etats, du conser-vatisme social et de la méfi ance vis-à-vis des entreprises.

Au moment précis où je faisais très briè-vement sa rencontre, le PPE commençait tout doucement à changer. Il voulait que des membres d’autres pays l’aident à pré-server son pouvoir au sein des institutions européennes. Au fi l du temps, il a accepté de nouveaux membres – venant de Suède et du Danemark, par exemple – dont les opinions ne correspondaient pas à la doc-trine chrétienne-démocrate. Ce sont en eff et des partis conservateurs, plus libé-raux sur le plan économique et social, et bien moins fédéralistes.

Le Parti conservateur anglais s’est trouvé face à un dilemme. Devait-il rejoindre le PPE en essayant de le faire renoncer à sa doctrine ? Ou devait-il se tenir à l’écart du PPE étant donné la domination écrasante de cette doctrine ? Le choix était corné-lien. En revanche, il est beaucoup moins diffi cile de se faire une opinion à propos de M. Juncker. Ce dernier défend ardem-ment l’idée d’une Europe unie et intégrée ainsi qu’une vision relativement interven-tionniste du rôle de l’Etat dans l’écono-mie (même s’il se considère comme un centriste et, bien évidemment, comme un anticommuniste). Il est la parfaite illustration de cette doctrine et David Cameron, le Premier ministre britan-nique, a raison de faire tout ce qui est en son pouvoir pour l’arrêter.

Mécanisme ambigu. Habituellement clairvoyant sur les questions européennes (entre autres), Boris Johnson, actuel maire de Londres, a suggéré que le choix de M. Juncker n’avait pas vraiment d’impor-tance car les candidats étaient tous plus ou moins les mêmes. Et que tout ce qui impor-tait, c’était la négociation des traités. Il a complètement tort. Et pour deux raisons.

La première, c’est qu’au sein de l’UE il n’y a pas que la lettre des traités qui compte, il y a aussi leur intention. Le traité de Lisbonne, sur lequel nous n’avons mal-heureusement pas été autorisés à voter, a institué un mécanisme ambigu pour le choix du président de la Commission. Les chefs de gouvernement doivent “tenir compte” des résultats des élections euro-péennes lorsqu’ils proposent un candi-dat. Le Parlement européen doit ensuite approuver le choix qui a été fait.

David Cameron a raison de faire tout ce qui est en son pouvoir pour l’arrêter

L’ancien Premier ministre luxembourgeois est l’incarnation d’une vision démodée de l’Europe fédérale.

26.

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UNION EUROPÉENNE.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

↘ Juncker : “Je peux y aller maintenant ?” Sur le bateau : Commission européenne ;

intrigues.

Ce qui se joue aujourd’hui, c’est donc la création d’un précédent. Le traité de Lisbonne voulait-il dire, comme l’affirment M. Juncker et les partisans de l’intégration, que le PPE choisit le président en sa qua-lité de parti majoritaire au Parlement ? Ou voulait-il dire que le Parlement a un rôle à jouer, mais que le choix revient aux gou-vernements nationaux dans une Europe d’Etats-nations ?

Modèle autoritaire. Tenir compte des élections ne veut pas nécessairement dire que c’est le candidat du parti majoritaire qui doit être choisi comme nouveau pré-sident. Cela pourrait tout aussi bien vou-loir dire qu’il convient de tenir compte de la façon dont les électeurs européens ont exprimé leur inquiétude quant à la manière dont l’Europe est dirigée. De ce point de vue, le choix de M. Juncker revient à igno-rer le résultat, presque à le braver.

Ce qui est combattu ici, c’est donc une idée, et pas seulement un homme. C’est une bataille contre la conception chré-tienne-démocrate de l’unité européenne. C’est une bataille sur le sens d’un traité. Et quid de l’autre raison de l’importance de la nomination de M. Juncker ? Dans leur nouveau livre, The Fourth Revolution [“La quatrième révolution”, non traduit en français], John Micklethwait et Adrian Wooldridge affirment que le modèle de gouvernement occidental est aujourd’hui remis en cause par les régimes autori-taires, qui sont capables, en partie par la contrainte, en partie par l’énergie et la force de la volonté, d’assurer une admi-nistration dynamique et efficace. Pour relever ce défi, les auteurs plaident pour des appareils démocratiques plus réduits, plus fiables et plus concentrés. Ils affir-ment que les gouvernements occiden-taux essaient de faire trop de choses et les font mal.

En lisant leurs écrits, j’ai réalisé que l’UE se construisait à cheval sur ces deux modèles. Elle parvient miraculeusement à combiner l’opacité et la bureaucratie du modèle autoritaire, sans en avoir le dyna-misme. Son champ de compétences va bien au-delà de ses capacités. M. Juncker défend cette idée de l’Europe – d’une Europe qui continue d’accumuler les pouvoirs, qui se tient à l’écart de la population. Ce qui doit être combattu ici, ce n’est pas l’homme (même s’il doit l’être), mais l’idée avan-cée pour l’Europe.

Refuser la présidence de M. Juncker ne signifie pas préférer un petit Royaume-Uni renfermé à un pays qui fait face au monde. Il s’agit de défendre notre position pour une Europe ouverte, qui réussit, face à un modèle dépassé mais persistant de fédéra-lisme. Le fait que nous soyons semble-t-il souvent en minorité est aussi surprenant que démoralisant. Mais le combat en vaut tout de même la peine.

—Daniel FinkelsteinPublié le 11 juin

bénéficier à tous. Le président du Conseil, Herman Van Rompuy, met en garde : les perspectives conjoncturelles de l’Europe sont trop mauvaises pour, à terme, finan-cer les prestations de l’Etat social, aux-quelles tiennent les citoyens.

Créer de la croissance par la voie des réformes serait la solution, mais voilà que les débats prennent une autre direction : les Etats membres en crise veulent réduire les impôts et financer de nouveaux pro-grammes, ils partent à l’offensive contre la politique d’austérité honnie. Mais cela ne fonctionnera pas. Cela ne fera qu’accroître la montagne de dettes, alors que c’est jus-tement à cause de leur endettement que ces pays sont contraints de se soumettre aux exigences du mécanisme européen de stabilité (MES).

Réformes nécessaires.. On pourrait en revanche penser à un accord de ce type : ceux qui s’engagent à réformer ont le droit de dépenser plus – s’ils veulent par exemple moderniser leurs infrastructures, ou investir davantage dans la formation et la recherche, comme le font les Etats-Unis, la Chine et la Corée du Sud. Mais la mise en œuvre des réformes ne doit pas être une promesse aléatoire : elle doit être assortie d’une obli-gation qui déclenche des sanctions si un gouvernement ne la respecte pas. La chan-celière essaie depuis quelque temps d’im-poser des accords sur les réformes. Elle ne trouve d’alliés ni en France, ni en Italie, ni en Espagne. Voilà pourquoi elle aspire à voir les Britanniques rester dans l’Europe. A l’instar des Allemands, les Britanniques s’orientent en fonction du marché mon-dial. Ils sont d’avis que la prospérité euro-péenne viendra du libre-échange, non de la conception française d’un gouvernement économique qui dicte à la Banque centrale ses taux d’intérêt.

La chancelière oublie cependant une chose. La Commission européenne peut être le moteur d’une politique de réforme – elle l’a été par le passé avec le marché intérieur. Mais il faut une personne forte à sa tête, pas quelqu’un comme l’actuel président José Manuel Barroso. Et c’est là qu’entrent en jeu les questions de personnalité, dont on parle tant aujourd’hui. Merkel a tout inté-rêt à laisser les rênes de la Commission à un homme fort, quelqu’un comme Jean-Claude Juncker. Seule une personne de cette trempe pourra imposer les réformes nécessaires au sein de l’UE. Il y a dix ans, la dernière fois que les chefs de gouver-nement ont parlementé pour trouver un chef à la Commission, ils ont écarté tous les candidats forts et se sont mis d’accord sur le plus petit dénominateur commun : José Manuel Barroso. Mais Barroso n’était pas à la hauteur face à la crise. Et un can-didat de son acabit ne sera pas non plus à la hauteur pour épargner à l’Europe une nouvelle crise.

—Alexander HagelükenPublié le 13 juin

—Süddeutsche Zeitung Munich

Ces temps-ci, on a l’impression que l’Europe n’a qu’un seul et unique problème : trouver un président de

la Commission qui plaise à la fois à Angela Merkel, au Parti social-démocrate allemand (SPD), son partenaire de coalition, et aux 27 autres chefs de gouvernement de l’Union européenne. Aux Suédois et aux Estoniens, mais également aux Britanniques. Ah oui, et peut-être aussi aux citoyens européens, auxquels on a laissé entendre pendant des mois que son nom sortirait des urnes. Cette zizanie en refroidit plus d’un. Et elle passe à côté de l’essentiel.

Le mandat de la Commission qui arrive à son terme aura été le plus difficile depuis des décennies. L’Europe a sans doute vécu sa plus grave crise depuis la Seconde Guerre mondiale. L’union monétaire a manqué s’ef-fondrer, ce qui aurait eu des conséquences dramatiques. Il serait donc à présent urgent de chercher une politique économique commune qui permette d’éviter un nou-veau désastre. Voilà le vrai défi auquel l’Eu-rope fait face.

Temps difficiles. Si l’on regarde de près les dégâts qu’a causés la crise, on voit tout de suite à quel point les pays d’Europe ont traversé différemment ces temps difficiles. Après l’introduction de l’euro, bien des Etats, surtout dans le Sud, se sont laissé duper par les taux d’intérêt, inhabituel-lement bas. Ils se sont laissé griser par le

boom artificiel du bâtiment, ils ont fait preuve de largesses inconsidérées et oublié la concurrence internationale. La crise a eu tôt fait de les mener dans le précipice : leur chômage est à présent aussi vertigi-neux que leur endettement. Il en va autre-ment en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Finlande, pays qui ont réformé leurs mar-chés du travail et leurs systèmes sociaux en gardant en tête la réalité de la mondia-lisation. Ce fut douloureux, mais ils sont aujourd’hui dans une situation stable, avec un taux de chômage et des dettes relati-vement moindres. Pour sa politique éco-nomique à venir, l’Europe ferait bien de prendre exemple sur l’expérience du Nord plutôt que de reproduire les erreurs du Sud. Et il serait temps de ne pas œuvrer en ordre dispersé, mais de suivre une voie commune. Et il y a fort à faire. Les citoyens de certains pays partent si tôt en retraite que les systèmes de pension seront bien-tôt impossibles à financer. Les salariés en poste jouissent de tant de privilèges que les entreprises n’embauchent pas de jeunes professionnels et que le chômage des jeunes explose. La bureaucratie étouffe les initia-tives des entreprises qui voudraient créer de la prospérité. L’objectif est la croissance, mais ce n’est pas une fin en soi, elle doit

Il sera toujours mieux que BarrosoFace aux crises qui menacent l’Europe, les Etats membres doivent chercher un homme apte à imposer des réformes à la tête de la Commission, et non une personnalité faible comme l’actuel président.

La Commission européenne peut être le moteur d'une politique de réforme

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À LA UNE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

MATTEO RENZI : LA GAUà la une

Avec un score historique de 40,8 % des suffrages aux élections européennes, Matteo Renzi fait revivre le centre gauche, contient les poussées populistes et “redonne espoir à une grande partie de la société italienne” (L’Espresso, p. 31). Trois mois après son arrivée au pouvoir, l’ancien maire de Florence espère infléchir la politique d’austérité (Die Zeit, p. 34) et faire renaître la gauche en Europe. Mission impossible ?

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 MATTEO RENZI : LA GAUCHE BOUGE ENCORE.

UCHE BOUGE ENCORE

veut placer le semestre de présidence italienne sous le signe de la renaissance du rêve européen, surtout après les résultats du vote, et pas de la gestion. Il faut une renaissance européenne.”

La fonction publique et la justice, aussi bien civile que pénale, sont les prochains champs de bataille qui viendront s’ajouter aux mesures déjà prévues, comme le bonus fiscal mensuel de 80 euros pour les bas revenus, moteur de la campagne électorale : les 700 millions de réduction des dépenses publiques que les administrations locales doivent présenter avant l’été, les 700 millions des régions et ceux de l’Etat central, les 150 millions que la télévision publique devra retirer de la vente de Raiway [filiale qui gère les moyens de diffusion de la chaîne] et de la cure d’austérité imposée à ses antennes régionales. La liste des objectifs potentiels est vouée à s’allonger si l’on y ajoute l’obligation de transparence pour les administrations locales, avec la publication en ligne de toutes les dépenses, etc. Et puis réduire le nombre de préfectures, fermer les services départementaux du Trésor public, etc. Delrio s’avoue confiant malgré les menaces de fronde à tous les niveaux : des syndicats, des maires, des magistrats et de la Rai.

Un tournant. Pour activer les leviers de la croissance, la carte des investissements privés dans les infrastructures publiques n’a pas encore été jouée : convaincre les investisseurs internationaux, les fonds de pension, les grands groupes bancaires et les compagnies d’assurances d’investir en Italie, et pas seulement dans les grands travaux. Le spectacle désolant des pots-de-vin pour les marchés de l’Expo [l’exposition universelle de Milan en 2015] n’aide pas, mais le triomphe du PD pourrait relancer l’engagement personnel du président du Conseil auprès des opérateurs internationaux.

Reste le défi le plus important : tourner la page en Europe, en finir avec l’austérité, libérer les dépenses pour les investissements. Un scénario à l’italienne est envisagé : Renzi a profité du vide laissé par les précédentes directions pour conquérir parti et gouvernement. En Europe, il dirige le seul parti de gouvernement sorti indemne des élections, la seule formation de

—L’Espresso (extraits) Rome

E t maintenant ? “Et maintenant c’est parti pour un grand coup de balai, le meilleur reste encore à venir…” Matteo Renzi répète en public les mêmes paroles qu’en cette nuit du 25 mai, devant les dirigeants et les candidats du Parti démocrate (PD) qui exultaient, incrédules,

comme rescapés d’une catastrophe aérienne. L’implacable succès aux élections européennes, avec plus de 40 % des suffrages, a pris tout le monde de court, à commencer par Renzi, qui consultait encore frénétiquement les sondages à la veille des élections, inquiet. Juste avant le vote, l’incertitude était encore à son comble. Que faire si le scénario d’une victoire du Mouvement 5 étoiles devait se confirmer ?

En six mois à peine, Renzi est passé du rôle de maire de Florence à celui de secrétaire du PD, puis de président du Conseil et de leader d’un parti pour lequel un Italien sur quatre a voté. Avec des scores dont seule la vieille Démocratie chrétienne (DC) pouvait se vanter. Renzi récuse la comparaison, mais il entend décalquer l’ossature, la centralité, le bloc social, le rôle national, la capacité à être le parti de tous les Italiens de cette dernière. “Forza Italia” [“Allez l’Italie”], au fond, avait été le dernier slogan électoral des démocrates-chrétiens avant de devenir le nom de la créature berlusconienne. “Je veux être le président de tous les Italiens”, révèle aujourd’hui un Renzi soudain œcuménique. Sans renier son ancienne image de “démolisseur”, bien au contraire.

Champs de bataille. Les deux visages du président du Conseil, la force tranquille à la François Mitterrand qu’il a manifestée au lendemain du vote et l’impétuosité avec laquelle il a pris le pouvoir, cohabitent en ce moment décisif, ces deux prochains mois où le gouvernement devra concrétiser les nombreuses annonces des cent premiers jours. Avec l’ouverture de nouveaux fronts. “La croissance économique reste la question cruciale. La réforme de la fonction publique et de la justice est désormais la priorité, les exigences de simplification doivent enfin être satisfaites”, explique Graziano Delrio, secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil. “Et ensuite l’Europe : Matteo

Le boss des sociaux-démocrates européensEn envoyant plus de trente et un eurodéputés de son parti au Parlement de Strasbourg, l’ex-maire de Florence obtient une légitimité inattendue, spectaculaire et historique.

11 janvier 1975 — Naissance à Florence.Mai 1996 — Renzi soutient Romano Prodi aux élections générales.21 juin 2009 — Il est élu maire de Florence avec 59,96 % des voix.Août 2010 — Avec quelques personnalités du Parti démocrate (PD), il lance le mouvement de la rottamazione (ou “mise à la casse” des caciques de la politique).24 avril 2013 — Enrico Letta (PD) succède à Mario Monti à la présidence du Conseil.8 décembre 2013 — Renzi est élu secrétaire du PD avec 67,5 % des voix.13 février 2014 — Il obtient la démission d’Enrico Letta par un vote interne au PD.17 février 2014 — Il est chargé par le président Giorgio Napolitano de former un gouvernement.26 février 2014 — Il obtient la confiance du Sénat et de la Chambre des députés après un discours très volontariste.12 mars 2014 — Il annonce un important plan de relance pour l’Italie.25 mai 2014 — Score historique du Parti démocrate aux élections européennes, avec 40,8 % des suffrages.

centre gauche à l’avoir emporté dans ce champ de ruines. Le président du Conseil se prépare à livrer bataille aux institutions européennes : un rôle de premier plan au sein de la Commission européenne devra échoir à un poids lourd de la politique italienne et pas à un technocrate ni à un notable à recaser. Renzi tranchera, en bon professionnel de la politique, le premier qui a su renverser des années de rhétorique sur les chefs d’entreprise et les professeurs “descendus” (ou “montés” dans le cas de Mario Monti) sur le terrain politique.

Les élections européennes représentent pour Renzi un tournant, la possibilité d’affronter les prochains mois avec une confiance renforcée après les échecs des gouvernements Monti et Letta et l’immobilisme des partis sur les réformes. A condition que les résistances transversales des courants minoritaires du PD et de Forza Italia ne recommencent pas à se faire entendre.

Renzi le “démolisseur” doit laisser la place au “constructeur”, pour consolider ses 40 % dans un bloc social susceptible de durer. Déblayer les décombres et rebâtir pour se transformer en président de tous les Italiens.

—Marco DamilanoPublié le 5 juin

← Dessin de Mauro Biani (Italie) pour Courrier international. Ce dessin fait référence à la peinture de Giuseppe Pellizza Il Quarto Stato (1901), célèbre représentation du prolétariat et des luttes sociales, bien connue des Italiens.

Chronologie

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À LA UNE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

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Renzi, un rocker aux pieds d’argileSon optimisme affiché et plusieurs mesures concrètes ont certes redonné confiance aux Italiens. Mais sur les comptes publics et les grandes réformes, le leader italien doit encore convaincre.

—La Stampa (extraits) Turin

Les cent premiers jours sont passés et la lune de miel entre le chef du gouvernement et son électorat ne semble pas devoir s’éclipser. Le moral des ménages s’est sensiblement amélioré, ainsi que leur situation économique, avec une diminution du nombre des familles

qui peinent à boucler leurs fins de mois et un renflouement de l’épargne. Cette amélioration du climat général du pays est certes liée au lent réveil de l’économie européenne, après sept longues années de crise. Mais elle résulte également de l’optimisme affiché du président du Conseil. Et chez les citoyens, requinqués par le simple fait que les choses ont enfin l’air de changer après des années de sacrifices et d’atermoiements, un optimisme prudent se répand. Cette sensation, alimentée par la campagne d’autopromotion lancée par le gouvernement et ses ministres, est aussi le fruit de deux éléments réels.

Le premier, c’est que Renzi a dédiabolisé, à gauche, des sujets tabous : le rôle conservateur des syndicats, les excès de la magistrature, l’intangibilité de la Constitution, la suprématie morale des intellectuels, les rapports avec Berlusconi et le berlusconisme. Le deuxième élément qui donne une impression de mouvement, c’est que Renzi a effectivement pris deux mesures concrètes : les 80 euros de bonus sur les bulletins de paie [pour les plus bas salaires] et le décret Poletti sur le marché du travail. La première est perçue comme une mesure “de gauche”, parce qu’elle offre un peu d’air aux travailleurs salariés, c’est-à-dire à la base traditionnelle de la gauche du Parti démocrate. La seconde est perçue comme une mesure “de droite”, parce qu’elle confère un peu plus de liberté d’embauche et de licenciement aux entreprises.

Personnellement je pense exactement l’inverse : la vraie mesure de gauche de Renzi n’est pas le

bonus de 80 euros, mais le décret Poletti. Les 80 euros avantagent ceux qui exercent déjà un travail salarié, à l’exclusion de ceux qui ne gagnent pas assez pour payer des impôts, des travailleurs indépendants, des femmes et des jeunes chômeurs. Le décret Poletti, qui a été conçu principalement au profit de ces catégories, s’avère en ce sens plus “de gauche” que le bonus.

Mais revenons au bilan des cent premiers jours. A l’aune de tout ce qu’il faudrait faire pour remettre l’Italie sur les rails, celui-ci n’est guère enthousiasmant, en ce qui concerne notamment les comptes publics et les réformes socio-économiques les plus importantes – marché du travail et charges patronales. Le Jobs Act [plan de relance pour l’emploi présenté en mars], bien que partiellement finalisé (code du travail simplifié) et donc immédiatement promulgable, a été sciemment remisé au placard des projets de loi.

Vulnérabilité. Quant à la promesse de payer “d’ici au mois de juillet” le reliquat de 60 milliards d’euros d’impayés dû par l’Etat aux entreprises, elle ne sera pas tenue avant fin septembre. Mais le véritable motif d’inquiétude vient du décrochage des comptes publics. Contrairement à ce que presque tous les médias de masse nous rabâchent chaque jour, le spread (l’écart entre les taux d’emprunt allemands et italiens) se porte mal. Son amélioration est une illusion médiatico-comptable due au fait que la comparaison est effectuée par rapport à l’Allemagne et non par rapport aux autres Pigs, autrement dit l’Espagne, le Portugal et la Grèce.

Et pourtant c’est la seule comparaison qui vaille. Nous traversons une période de baisse généralisée des taux d’intérêt et, dans tous les pays de la zone euro, les spreads avec l’Allemagne sont en train de diminuer. Au lieu de comparer l’écart des taux d’intérêt de l’Italie avec ceux de l’Allemagne, il faudrait suivre leur évolution par rapport aux autres Pigs. La situation apparaît tout de suite bien moins rassurante. Entre les cent derniers jours du gouvernement Letta [président du Conseil du 28 avril 2013 au 22 février 2014] et les cent premiers jours du gouvernement Renzi, les taux d’intérêt italiens ont moins diminué qu’en Grèce, en Espagne et au Portugal. C’est un signe préoccupant de vulnérabilité : si la zone euro affrontait une nouvelle crise, l’Italie se retrouverait en plus mauvaise posture que par le passé, parce que les marchés jugeraient nos réformes plus timides que celles des autres. Bref, cher Renzi, quand on veut la jouer rock en Italie, encore faut-il ne pas être à la traîne en Europe.

—Luca RicolfiPublié le 1er juin

Valls, même combatMatteo Renzi et le Premier ministre français veulent imposer de difficiles réformes.

—The Times Londres

Manuel Valls, le Premier ministre français, a un jumeau politique, son homologue italien, Matteo Renzi. Leur ascension représente un changement important pour la gauche européenne, qui n’est pas sans répercussions sur la vie

politique britannique. Voilà deux ans, les chefs de file du Parti travailliste britannique étaient enchantés de l’élection de François Hollande, car ils voyaient en lui un dirigeant susceptible de promouvoir un nouveau radicalisme anti-austérité. Aujourd’hui, dans la tourmente, Hollande voit chuter sa cote de popularité. Renzi et Valls incarnent une alternative. Matteo Renzi est un ancien chrétien démocrate qui a déclaré qu’il fallait “démolir” la politique italienne. Tous les deux sont des francs-tireurs aux yeux de la classe dirigeante. Ils partagent un même programme centriste sur le plan économique mais radical sur le plan institutionnel, favorable au secteur privé, à la discipline budgétaire et aux allégements d’impôts. Manuel Valls a soutenu l’abolition de la semaine de trente-cinq heures. Renzi prévoit de sabrer dans les dépenses et de lancer des réformes du marché du travail qui seraient susceptibles de plaire aux conservateurs britanniques.

Dans le même temps, ils s’en prennent de manière virulente à l’ancien ordre politique. Leur programme est populiste – soutenir le simple citoyen face aux puissants. Les réduc-tions d’impôts de Renzi visent les travailleurs pauvres – il vend symboliquement les véhicules de fonction de ses ministres pour participer à leur financement. Valls s’en prend à la bureau-cratie et à l’autosatisfaction de l’élite française. Fondamentalement, leur argument est qu’il n’existe pas de remède miracle. L’Etat ne peut aider que ceux qui veulent travail-ler et qui acceptent les valeurs de la société. Si Renzi et Valls sont populaires aujourd’hui, cette popularité ne durera pas. L’un comme l’autre joueront les paratonnerres pour leurs partis respectifs dès que les choses tourneront au vinaigre. Leur mission sera de mener à bien leurs réformes et d’assurer la cohésion de la gauche à l’heure où ils imposent un changement douloureux. Les dirigeants du Parti travailliste britannique sont confrontés au même défi et ne quitteront pas Valls et Renzi des yeux, en espérant que leur approche pragmatique sera plus fructueuse que celle qui conduisit François Hollande à une dis-grâce spectaculaire.

—Hopi SenPublié le 2 avril

EUROS C’est la mesure phare du plan de relance du gouvernement Renzi : un bonus de 80 euros mensuels pour les petits salaires. Dans les faits, une réduction d’impôts pour les salariés qui gagnent entre 8 000 et 24 000 euros par an. Pour pérenniser ce bonus et réduire son déficit à 1,8 % du PIB en 2015 comme promis, l’Italie devra trouver 14 milliards d’euros de ressources supplémentaires.

A la une

“Les aventures de Matteo Renzi. A la conquête de l’Europe”, titrait l’hebdomadaire italien au lendemain du score surprise (40,8 %) du Parti démocrate italien aux élections européennes. Dans la Jeep, au côté d’un Renzi mi-Tintin, mi-chef scout, quatre autres leaders politiques qui s’imposent sur la scène européenne : Alexis Tsipras, qui “fait espérer les Grecs”, et les eurosceptiques Marine Le Pen, “première en France”, et Nigel Farage, “choisi par les Britanniques”. Le dessin du blogueur et dessinateur italien Makkox est librement inspiré de la couverture de l’album Tintin au pays de l’or noir.

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Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 MATTEO RENZI : LA GAUCHE BOUGE ENCORE.

5. RENZUSCONIC’est le surnom préféré de ceux qui lui reprochent de ne pas être de gauche. La preuve : il ressemble à Berlusconi. Même ambition démesurée, même bagout, même omniprésence médiatique, etc. En 2010, les deux hommes s’étaient rencontrés dans la villa milanaise du Cavaliere : un crime de lèse-majesté pour les détracteurs de Renzi, une quasi-fi erté pour le jeune loup. Janvier 2013 : nouvelle entrevue entre Renzi l’ambitieux et Berlusconi le “repris de justice” pour trouver un accord sur la réforme de la loi électorale ; immédiatement le hashtag #Renzusconi fl eurit sur le Net.

2. BOY-SCOUT“Tout jeune, il vit l’expérience du scoutisme, dont il tirera la volonté de ‘laisser le monde un peu meilleur que tel qu’on l’a trouvé’ (Baden-Powell)”, lit-on sur son site personnel, où l’ancien maire de Florence brandit fi èrementsa casquette de scout.La presse le lui rend bien, qui le croque volontiers en chef scout intrépide. Une manière aussi de rappeler son cadre culturel : il est le fi ls d’un élu local de la Démocratie chrétienne, se dit catholique pratiquant et dispose de nombreux soutiens au Vatican.

La Mafi a, son talon d’AchilleLe crime organisé est le problème économique numéro un de l’Italie. Mais s’y attaquer ne semble pas la priorité du président du Conseil.

—MicroMega (extraits) Rome

Les élections européennes ont couronné un seul vainqueur, et même un seul homme : Matteo Renzi. “Matteo” a tiré le gros lot, gagné par KO, remporté le grand chelem : choisissez la métaphore qui vous plaira. C’est maintenant que les ennuis commencent.

Celui qui a tous les pouvoirs n’a plus d’alibi. Aujourd’hui la fraude fi scale, la corruption et la Mafi a sont le problème économique numéro un en l’Italie. Tout le reste est secondaire. Ces trois phé-nomènes engloutissent chaque année une masse monétaire énorme, l’équivalent d’une dizaine de “réformes fi scales” drastiques. Un braquage permanent. Il suffi rait de s’y attaquer sérieuse-ment (récupérer la moitié ou même un tiers de la richesse collective pillée) pour disposer des res-sources propres à satisfaire simultanément la soif de sécurité et les pulsions de développement : revenu minimum d’insertion, primes aux petites et moyennes entreprises, investissements mas-sifs dans la culture, l’éducation et la recherche, boom des autoroutes électroniques et des énergies renouvelables… et d’autres réformes encore. La clé de voûte de la reprise économique, pour sortir de la crise économique, passe en conséquence par le “justicialisme”, comme on l’appelle en Italie, une révolution de la légalité, implacable envers la collusion avec les mafi as, les corrompus, les fraudeurs : à commencer par les hautes sphères, par les riches et les puissants, les hommes poli-tiques, hommes d’aff aires et chefs d’entreprise, bref, l’establishment.

Renzi se berce d’illusions s’il croit pouvoir moder-niser le pays sans s’attaquer à la serpe à l’enchevê-trement aff airiste-politico-criminel, sans assainir les marais putrides où s’est embourbé l’esprit d’en-treprise. Renzi semble avoir l’intention de faire un peu de ménage dans les petits privilèges. Pas dans les grands, par contre. Il faut les appeler par leur nom : impunité, dans toutes ses variantes et sous toutes ses formes. Renzi le libéral se pique même d’être plus progressiste que les libéraux tout court. Le justicialisme est la seule marche à suivre, mais Renzi ne veut pas descendre sur ce terrain-là, où se joue pourtant le match décisif.

—Paolo Flores d’ArcaisPublié le 6 juin

Depuis la publication de cet article, le Conseil des ministres a élargi les pouvoirs des magistrats anticorruption pour enquêter notamment sur les fi nancements occultes de l’Expo de Milan 2015.

Les cinq facettes du communicant Matteo Renzi

3. TECHNOPHILE1,16 million de followers sur Twitter, plus de 700 000 fans sur son compte Facebook, la popularité de Renzi s’est d’abord construite sur les réseaux sociaux. Conscient que sa jeunesse est un argument, il se montre volontiers en homme politique bien de son temps, ultraconnecté à ses tablettes, smartphones et ordinateurs, jusque dans les rangs de l’Assemblée ou lors de cérémonies offi cielles.

1. IL ROTTAMATOREMot à mot : le démolisseur, du verbe rottamare, mettre à la casse. Matteo Renzi a construit sa popularité sur la promesse de mettre à la casse les hiérarques de la politique italienne. Il est maire depuis un an lorsqu’il organise, en novembre 2010, un grand rassemblement au centre des congrès de la gare Leopolda à Florence sous le slogan : “La rottamazione”. Succès immédiat. “Leopolda devient une kermesse, l’incubateur du renzisme”, écrit Il Sole-24 Ore. Dès lors, le nom de Renzi est irrémédiablement associé à la ferme volonté de changer l’Italie.

4. L’AMERICANOTime a baptisé Renzi “l’Obama italien”. Jean, manches retroussées, déplacements à bicyclette, Renzi arbore volontiers le style décontracté de son mentor et multiplie les références à la culture anglo-saxonne. Son goût pour les vestes en cuir lui a valu aussi le surnom de Fonzie, le héros de Happy Days.

↓ Dessin de Mauro Biani paru dans Il Manifesto, Rome.

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À LA UNE Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

de force face à Merkel ? Prendre la tête d’un “axe du Sud” contre la politique d’austérité des pays du Nord, avec François Hollande et les socialistes espagnols ? Mais faut-il prendre vraiment au sérieux ce nouveau venu d’Italie ? Celui qui se dit le “démolisseur” de la caste politique italienne n’est-il pas au fond qu’un petit Berlusconi ?

Non, Renzi n’est pas Berlusconi. Les deux personnages, que séparent une génération et quelques milliards d’euros, mènent deux styles de vie aux antipodes. Contrairement au Cavaliere, qui a laissé l’Italie stagner pour assurer sa position de monopole, Matteo Renzi fait de la politique. Les projets de loi et les votes s’enchaînent à un rythme accéléré. Les promesses de Renzi sont plus audacieuses que les annonces les plus spectaculaires du vieux comédien Silvio B., mais, contrairement à lui, Renzi sera jugé sur ses actes. C’est pour cela que les Italiens l’ont élu. Ils ne veulent pas seulement que l’Italie remonte enfin la pente. Ils veulent aussi de la prévisibilité. Après vingt ans d’illusions populistes, le retour à la normalité est pour ce pays la plus grande révolution.Les Italiens aspirent à relever la tête. Avec Berlusconi et Grillo, ç’aurait été quasiment impossible en Europe ; Renzi, en revanche, est

la garantie qu’on peut redevenir sûr de soi. Tout comme son gouvernement veut s’attaquer à la sclérose bureaucratique du pays,

il entend réduire la bureaucratie bruxelloise. Tout comme les voitures officielles ont été massivement

supprimées à Rome et les salaires des hauts fonctionnaires et des politiques revus à la baisse, l’Europe doit coûter moins cher à ses citoyens. Tout comme les

femmes occupent la moitié des postes ministériels de son gouvernement, elles doivent aussi trouver leur place à Bruxelles.

Du jour au lendemain, l’enfant terrible qu’était l’Italie semble être devenu un modèle, une référence à laquelle les autres doivent se mesurer. Il se peut

que ce soit précisément Matteo Renzi, un Italien, qui

incarne le mieux la nouvelle génération d’Européens.

Une génération pour laquelle l’Europe est une telle évidence qu’elle ne doit plus la défendre, la mine crispée et l’index

dressé, contre les populistes et leurs idées rétrogrades. Une génération qui, après avoir hérité de la monnaie unique, veut créer une politique financière et une politique extérieure communes. Dans le même temps, Renzi exige plus de flexibilité de l’UE. La clause sur le déficit de 3 % est à ses yeux “anachronique” et le débat sur la dette axé sur le passé : “Si nous devons constamment travailler pour rembourser la dette de la génération précédente, nous ne pouvons pas construire l’avenir.” Il exige d’une part la fin de la “funeste politique d’austérité”. Mais l’Italie a aussi une autre priorité : l’afflux de réfugiés à sa frontière méridionale. La phrase choc de Renzi à ce propos : “L’Europe ne peut sauver des Etats et des banques et laisser mourir en mer des femmes et des enfants.” Plus de 50 000 réfugiés sont arrivés en Italie par la Méditerranée depuis le début de l’année, davantage que pendant toute l’année 2013. Cet afflux est aussi le résultat de l’opération Mare Nostrum, qui fut la réaction de l’Italie à la catastrophe de Lampedusa en octobre 2013, lorsque plus de 360 réfugiés sont morts noyés. Mare Nostrum regroupe des policiers et des soldats pour protéger les frontières, mais elle garantit aussi une aide plus rapide et mieux adaptée aux naufragés. C’est-à-dire ce minimum d’humanité que l’Europe doit à ses voisins venus de continents déshérités. Or, déplore Renzi, on a laissé l’Italie assumer seule cette mission. “Mare Nostrum ne signifie plus ‘notre mer’, comme au temps des Romains. La Méditerranée est aujourd’hui le cœur de l’Europe.”

En coulisses. Comparé à ces grandes questions, le débat sur le choix du nouveau président de la Commission semble largement secondaire. Peu importe qu’il s’agisse de Jean-Claude Juncker ou de Martin Schulz, dit-on à Rome, l’essentiel, c’est le programme. Au lieu de se faire menaçants comme le Britannique David Cameron, les Italiens ont misé sur des négociations en coulisses : le pouvoir se trouve à Berlin, non à Bruxelles. Hollande n’est pas un partenaire pour Renzi : à ses yeux, non seulement le président français est faible, mais il n’a pas d’idées. La division Nord-Sud appartient au passé, aujourd’hui, l’important, c’est d’abolir les frontières mentales. Renzi et Merkel peuvent-ils travailler ensemble ? Que fera l’Italie quand elle prendra pour six mois, le 1er juillet prochain, la présidence du Conseil ? Voilà les questions qui importent.

Pour Merkel, Renzi est déjà le troisième chef de gouvernement italien en un an ; après deux gestionnaires – Mario Monti et Enrico Letta –, elle a face à elle un vrai tempérament et un homme d’action déterminé. Son dynamisme d’homme jeune peut la faire sourire, mais sous-estimer Renzi serait une erreur.

—Die Zeit (extraits) Hambourg

Ses premières apparitions sur la scène européenne après son entrée en fonction ne furent pas exactement triomphales. Lors de sa visite d’Etat à Berlin, le président du Conseil italien, Matteo Renzi, avait boutonné son manteau de travers et, lors de son premier

sommet à Bruxelles, il grimaçait étrangement devant les caméras, l’air de dire : “Regardez-moi, je suis arrivé tout en haut ! Et maintenant, qu’est-ce que je fais ici ?” A 39 ans, Renzi ressemblait à un petit écolier qui a tout d’un coup le droit de parler avec les grands. “A Bruxelles, il va falloir installer une chaise pour enfants à la table des chefs de gouvernement”, plaisantaient les Italiens. Les humoristes du pays s’amusaient : maman Angela ne va pas tarder à avoir le petit Matteo sous contrôle.

Le Parti démocrate (PD), qu’il dirige, est aujourd’hui le groupe national le plus puissant dans les rangs des socialistes européens. Voilà qui donne tout de suite un air beaucoup plus adulte à l’ancien maire de Florence. Non seulement il s’assied désormais à la table des grands, mais sa parole a du poids. Ses partenaires européens se demandent comment l’Italie compte utiliser sa nouvelle star. Renzi va-t-il faire une démonstration

Le bras de fer avec MerkelLe chef du gouvernement italien prétend vouloir infléchir la politique d’austérité prônée par la chancelière allemande et trouver une solution européenne à l’immigration clandestine.

← Dessin de Hachfeld (Allemagne) pour Courrier international.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

A lire également : “La leçon du professeur Renzi à Hollande”, un article de l’écrivain et journaliste américain Alexander Stille paru dans La Repubblica.

A la une

Quotidien de droite satirique, Libero ne perd jamais une occasion de ridiculiser Matteo Renzi, de montrer qu’en dépit de ses déclarations volontaristes, sa place sur l’échiquier politique européen n’est pas acquise. “Renzi ne paie pas : amende”, titrait le journal jeudi 19 juin en mettant en scène une Angela Merkel en policière de l’Europe. La veille, la Commission européenne avait déclenché une procédure d’infraction contre l’Italie pour retard de paiement de l’administration publique au profit des entreprises créancières.

32.

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RCO1400PBA234

Mes coordonnées :

L’été dernier, Renzi a rendu visite à Merkel en sa qualité de maire de Florence. Il a habilement détourné la conversation sur le football, discutant de l’arrivée de Mario Gomez à la Fiorentina, son club favori. Le joueur allemand, blessé, n’a pas pu participer à la Coupe du monde, c’est ce qu’a annoncé depuis le Brésil l’entraîneur national italien Cesare Prandelli, un ami proche de Matteo Renzi. Dans un entretien accordé au Corriere della Sera, Prandelli résume ainsi la victoire des Italiens contre les Allemands lors de la demi-fi nale de la Coupe d’Europe 2012 : “Les Allemands étaient plus forts. Mais nous, les Italiens, sommes capables de coups de génie, de fulgurances, de coups d’éclat que même des équipes superorganisées et superentraînées ont du mal à égaler.”

Matteo Renzi ne dirait pas autrement.—Birgit Schönau

Publié le 12 juin

Vu d’Autriche

Vers une “troisième voie new-look” ?●●● “Au sein des partis de la gauche modérée de leurs pays, Valls et Renzi sont des hommes politiques d’un nouveau genre. Ils veulent tous deux réformer en profondeur leurs pays pour les sortir de la stagnation”, écrit Georg Hoff mann-Ostenhof, éditorialiste phare du magazine viennois Profi l. En ce sens, “ils ne sont pas sans rappeler le duo de centre gauche Tony Blair et Gerhard Schröder, qui, à la fi n des années 1990, avança d’un pas décidé sur la ‘troisième voie’ pour se positionner au ‘nouveau centre’. Comme eux, Valls et Renzi veulent débarrasser la gauche de ses vieux dogmes pour mieux répondre aux intérêts des marchés et des entreprises”, analyse le journaliste. Faut-il y voir un retour prometteur de la “troisième voie” ? Diff érences de taille entre les deux périodes, la situation économique est nettement moins favorable et la désaff ection politique plus marquée. “Certes, la France et l’Italie ont besoin de profondes réformes structurelles […]. Mais ne faire qu’off rir un meilleur climat aux patrons sans en compenser l’impact brutal pour les salariés, c’est risquer l’explosion sociale”, estime Profi l. “Pour réussir leur politique de réforme, Valls et Renzi exigent un allégement de la politique d’austérité. Bruxelles serait bien inspiré d’aller rapidement dans le sens des exigences italo-françaises. Ce serait, analyse Profi l, la porte ouverte à une ‘troisième voie new-look’, sous la houlette de Valls & Renzi, qui permettrait à toute l’Europe – et pas seulement au Sud – de sortir de la crise.”

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Page 34: Courrier 20140626 courrier full 20140625 163029

DÉCRYPTAGE

TRANSVERSALES34. Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Taux de refinancement Taux des dépôts

Taux négatifs

Objectif 2 %Indice des prix à la consommation dans la zone euro (en %)

– 0,4

0

1

2

3

0

0,4

0,8

1,2

8 juin2009

2004 2014 2016

5 juin2014

(en %)

SOURCE : “LE TEMPS” (BLOOMBERG)

Ecologie . ........ 36Médias . ..........Signaux ..........

trans-versales.

économie —Le Temps Genève

Il y a deux semaines [le 5 juin], la Banque centrale européenne (BCE) a sorti

l’artillerie lourde. En août 2012, alors que la zone euro était au bord de l’éclatement, les mots avaient suffi . Une petite phrase bien sentie de son président Mario Draghi, “Nous ferons tout ce qui est nécessaire pour préser-ver l’euro”, avait remis de l’ordre dans les marchés.

Presque deux ans plus tard, confrontée à un euro trop fort face au dollar, à la menace d’une défl a-tion et à une économie morose, l’institution a dû se résoudre à agir. Et elle l’a fait dans une ampleur qui a surpris, étalant un arsenal de mesures dont cer-taines n’ont jamais vraiment été testées auparavant.

Dès lors, on ne peut plus penser que la politique monétaire de la BCE est moins active et moins expansive que celle de la banque centrale américaine, la Fed, qui a injecté des milliards de dol-lars pour relancer son écono-mie, estime Jean-Claude Trichet. L’ancien président de l’institu-tion basée à Francfort s’expri-mait la semaine dernière lors d’une conférence à la Fondation Jean Monnet à Lausanne. Il s’agit, pour le Français, d’une “erreur de perception”.

Boîte à outils. Les experts ont eu le temps de décrypter les mesures et d’estimer les chances de réussite de cette nouvelle boîte à outils censés répondre à plu-sieurs menaces.

D’abord, celle d’un euro qui s’obstine à s’apprécier contre le dollar. Et ce alors que l’économie américaine se porte mieux que celle d’une zone euro encore fra-gilisée par la crise de la dette et freinée par les politiques d’aus-térité. La Fed, avec ses mesures pour stimuler son économie, pousse le billet vert à se déprécier.

Comme la Suisse en fait l’ex-périence depuis quelques années déjà avec sa propre monnaie, l’euro fort pose deux problèmes. Il empêche d’abord les exporta-teurs européens d’être compéti-tifs. Ensuite, la monnaie unique, qui vaut en ce moment 1,36 dollar, rend les importations toujours moins chères. Si cela ravit les consommateurs, cela empêche l’infl ation de revenir à un niveau sain. En mai dernier, elle attei-gnait 0,5 %, alors que la BCE

considère que son niveau optimal pour une économie est “proche de 2 % mais au-dessous”. Au-dessus de ce seuil, l’infl ation risque de s’emballer, notamment sous l’ef-fet de l’indexation des salaires. Au-dessous pourrait se produire une chute progressive des prix, et donc une spirale défl ation-niste. “Faire baisser l’euro est la manière la plus rapide de stimu-ler la croissance et l’inf lation”, rappellent d’ailleurs des écono-mistes de la société de gestion AllianceBernstein.

La BCE a commencé par réduire son taux d’intérêt. C’était la mesure la plus attendue. De 0,25 %, il est passé pour la pre-mière fois à 0,15 %, son niveau le plus bas da ns l ’ h is -toire de la mon-naie unique. Il a désormais atteint sa limite inférieure, a précisé Mario Draghi lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion des gouverneurs. L’institution espère ainsi que les investisseurs vendront de l’euro contre d’autres monnaies qui leur “rapportent” davantage parce qu’elles ont des taux d’in-térêt plus élevés.

L’Italien est même allé plus loin en modifi ant également le taux qui rémunère les placements des banques auprès de la banque centrale. Il a abaissé ce taux de dépôt à – 0,1 %, introduisant pour

la première fois un taux néga-tif. L’idée ? Inciter les banques à utiliser leur argent au lieu de le confi er à la BCE. Car le montant actuel de leurs dépôts est déjà supérieur au minimum requis par la réglementation. Les établis-sements doivent déposer toutes les liquidités qu’ils n’utilisent pas auprès d’une banque cen-trale, un peu comme un parti-culier dépose son argent dans une banque commerciale. Ils le font par crainte de n’avoir plus assez de liquidités, comme lors de la crise fi nancière.

L’argent doit travailler. “Il est probable que la mesure fonction-nera, car les grandes banques ne voudront pas payer pour déposer leur argent auprès de la banque centrale, même avec un aussi petit pourcentage que – 0,1 %”, estime Valérie Lemaigre, chef économiste à la Banque can-tonale de Genève. Là aussi, la banque centrale espère que les banques chercheront à investir dans d’autres devises pour aff ai-blir l’euro, selon l’économiste. Mais ce n’est pas tout. “La BCE veut que les banques utilisent les fonds qu’elles ont à disposition. Comment voulez-vous faire repartir la croissance et investir si l’argent n’est pas utilisé ? L’argent doit tra-vailler, servir à construire quelque chose de nouveau”, ajoute Laurence Kubli, gérante de fonds chez Swiss and Global AM, à Zurich.

Si cette décision est apparue d’abord comme la plus spec-taculaire, elle n’est pas la plus importante aux yeux de nom-breux experts. Celle qui attire désormais tous les regards consiste en un programme de

prêt aux banques. Celles-ci pourront puiser des fonds à des taux très bas auprès de la banque cent r a le à u ne condition : qu’ils

servent à fi nancer des prêts à des petites et moyennes entre-prises. Les problèmes d’accès au crédit inquiètent grande-ment la BCE, selon les écono-mistes. D’où ces fi nancements ciblés, qui répondent à l’acro-nyme TLTRO [Targeted Long-Term Refi nancing Operations, opérations de refi nancement de long terme ciblées] et fonction-neront en deux phases. En sep-tembre et en décembre prochains, les banques pourront emprunter jusqu’à 400 milliards d’euros au

Draghi, le Zorro de la zone euroMonnaies. La stratégie audacieuse du président de la Banque centrale européenne pour éviter la défl ation et développer le crédit aux entreprises pourrait être payante.

↙ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

total. Dans une seconde phase, elles pourront emprunter à six occasions différentes, entre mars 2015 et juin 2016, en fonc-tion des prêts qu’elles auront déjà accordés.

Fin 2011 et début 2012, la BCE avait offert des prêts illimités à taux bas et sans conditions aux banques. “Il s’agissait alors de répondre aux problèmes qu’elles rencontraient pour obtenir suffi-samment de liquidités. Les banques ne voulaient plus se prêter entre elles. Aujourd’hui, l’écueil est dif-férent : elles ont assez de liquidi-tés mais elles ne prêtent pas assez aux entreprises, ce qui empêche la croissance de repartir”, explique Valérie Lemaigre. Et en particu-lier dans les pays de la périphérie.

Si les gouvernements peuvent à nouveau emprunter à des taux relativement bas, ce n’est pas le cas des petites et moyennes entreprises. Alors que ces der-nières peuvent obtenir des prêts à moins de 4 % en Allemagne, elles doivent payer 6 % dans les pays de la périphérie. “C’est cet écart que la BCE veut faire dispa-raître, car il crée un problème de compétitivité entre ces entreprises, qui ne sont pas sur un pied d’éga-lité”, explique Laurence Kubli.

Stérilisation. Le “paquet” de la BCE comprend d’autres inter-ventions. L’une d’elles a pour but d’augmenter la masse monétaire en circulation, ce qui, espère-t-elle, stimulera l’inflation. C’est ce que l’institution appelle dans le jargon la fin de la “stérilisation” de cer-taines opérations, en l’occurrence les rachats de dettes souveraines, qui ont eu lieu entre 2010 et 2012. Jusqu’à présent, elle achetait des titres, par exemple à des banques, qui ensuite devaient garder ces fonds dans des dépôts. Ainsi, la banque centrale voulait éviter que les fonds ne soient déversés dans le système et ne créent de l’inflation. Un problème qu’elle ne craint plus. Car le troisième mal qui, aujourd’hui, menace la zone euro et taraude les grands argentiers, c’est la déflation.

Enfin, la BCE a promis de se pencher sur un plan de rachat

de titres dits ABS [Asset Backed Securities, titres de créances ados-sées]. Ces produits sont générale-ment des emprunts d’entreprises qui sont “adossés” à des actifs tan-gibles (immeubles ou machines). Ce aussi pour aider les PME, même si ce marché reste petit en Europe.

Reste une question  : pour-quoi la BCE ne se lance-t-elle pas, comme d’autres, Fed en tête, dans une politique massive de rachat d’emprunts souverains de la zone euro ? Les marchés conti-nuent de penser qu’elle devra finalement s’y résoudre, car ils voient cela comme le seul moyen de relancer l’économie. Même si de plus en plus d’économistes essaient de démontrer que cette mesure ne serait pas adaptée.

“Rien ne justifie une telle politique dans la zone euro en ce moment. Les taux gouvernementaux des pays périphériques, qui menaçaient de les asphyxier, sont largement redes-cendus. Le problème vient du crédit, car les entreprises dépendent bien plus des banques pour cela qu’aux Etats-Unis, où elles empruntent plus largement sur les marchés des capitaux”, poursuit Valérie Lemaigre. Pourtant, il n’est pas sûr que les mesures fonctionnent pour la croissance des crédits, juge encore l’économiste. “Il faudra attendre trois à quatre trimestres pour observer une amélioration.”

Celle-ci serait aussi profi-table à la Suisse. A court terme, la politique de la BCE peut engen-drer des pressions sur le franc, puisqu’elle cherche aussi à faire baisser l’euro. Mais le taux n’a guère bougé depuis l’interven-tion. “A moyen terme, c’est une bonne nouvelle. Si la BCE soutient la croissance des entreprises en Europe, cela ne peut qu’être béné-fique pour les entreprises suisses”, considère l’experte de la Banque cantonale de Genève.

—Mathilde Farine

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Le 6 septembre 2012, le président de la BCE annonçait que celle-ci rachèterait, de façon “illimitée”, la dette des Etats en difficulté. “Mario Draghi est un irresponsable”, jugeait alors Die Welt. “Il ressoude la monnaie unique”, estimait au contraire El País. Deux articles publiés dans CI n° 1141, du 13 septembre 2012.

“Faire baisser l’euro est la manière la plus rapide de stimuler la croissance et l’inflation”

“La demande des marchés asiatiques est en pleine croissance”

provoqué une sécheresse qui a ravagé une grande partie des récoltes.

Selon le Conseil oléicole inter-national [qui réunit les produc-teurs et les consommateurs], les deux plus gros pays producteurs, l’Espagne et l’Italie, sont au-des-sous des prévisions initiales. Quant aux producteurs secon-daires comme la Turquie et la Tunisie, leurs récoltes devraient être respectivement de 33 % et 60 % inférieures aux prévisions.

On compte généralement sur la Grèce pour approvisionner les marchés défaillants. L’huile de ce pays, réputée pour son goût

—The Wall Street Journal New York

A vis aux amateurs de salade grecque : le filet d’huile d’olive pourrait bientôt

vous coûter cher. Car, du fait de la sécheresse, la récolte d’olives est catastrophique en Grèce et décevante dans les autres pays du sud de l’Europe. “La f lam-bée des prix dans une région de la Méditerranée fait aussi grimper les nôtres, explique Johnny Frantoio, propriétaire du moulin Frantoio dei Colli Toscani, à Volterra, en Toscane [Italie]. D’autant que la demande des marchés asiatiques est en pleine croissance.”

Vents chauds. Selon le minis-tère américain de l’Agriculture, la récolte d’olives en Grèce, troi-sième pays producteur au monde, devrait baisser de 57 % en 2013-2014, à 155 000 tonnes. Des vents chauds et secs en provenance d’Afrique du Nord ont en effet

Coup de chaud sur l’oliveMatières premières. La sécheresse qui sévit dans le sud de l’Europe fait flamber le prix de l’huile d’olive.

fruité, est utilisée dans certains mélanges espagnols et italiens.

La mauvaise récolte grecque fait gonfler les prix sur le marché à terme de Jaén, en Espagne, explique Vito Martielli, spécia-liste du marché des oléagineux à la Rabobank [une banque néer-landaise]. Les contrats à terme d’huile d’olive vierge, pour une livraison en juillet, sont à leur plus haut niveau depuis le 3 avril, à 1 655 euros la tonne. En février 2013, quand la sécheresse avait détruit 40 % de la récolte espagnole, ils avaient grimpé jusqu’à 2 850 euros.

Manque à gagner. Les prix de gros sont également à la hausse. Selon les données du Conseil oléicole international, les prix de l’huile grecque à la sortie des moulins ont augmenté de 16 % depuis décembre, pour atteindre 2,80 à 2,85 euros le kilo, tandis qu’en Italie le kilo est à 3,40 euros, soit 6 % de plus qu’en début d’année. Le volume définitif des récoltes italiennes et espagnoles devrait être connu dans les prochaines semaines.

Selon l’Association des muni-cipalités oléicoles crétoises, le manque à gagner pour les cultivateurs devrait avoisi-ner 200 millions d’euros cette année. En Grèce, la production est concentrée en Crète et dans le Péloponnèse, et la récolte a lieu d’octobre à janvier.

—Neena RaiPublié le 23 mai

20001991 2010 20140

3

2,5

2

1,5

1

0,5

Production mondiale d’huile d’olive (en millions de tonnes, au 30 septembre de chaque année)

L’aléa météorologique

Union européenne

SOURCE : “THE WALL STREET JOURNAL” (CONSEIL OLÉICOLE INTERNATIONAL)

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TRANSVERSALES Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

—Nature (extraits) Londres

L a croissance économique aidant, les villes chinoises s’agrandissent rapidement. Mais l’espace dispo-

nible est limité, surtout dans les zones montagneuses, où vivent environ 20 % de la population. Alors depuis dix ans certains gouvernements locaux se sont mis à raser les montagnes pour remplir les vallées et créer des terrains à bâtir.

Ce procédé rappelle une vieille fable chinoise, Le Vieux Fou qui déplaça des montagnes, où un vieillard de 90 ans affirme à ses voisins incrédules qu’il supprimera pierre après pierre deux montagnes qui bloquent l’accès à sa maison. Comme il parvient à ses fins (avec l’aide des dieux, quand même !), cette légende est souvent citée pour illustrer le pouvoir de la persévérance – Mao Tsé-toung y a

fait référence. Mais à notre avis la Chine ferait bien de prêter attention au titre de l’histoire : déplacer de la terre à une telle échelle sans le concours de la science est de la folie.

A Chongqing, Shiyan, Yichang, Lanzhou et Yan’an [localités de différentes régions du pays], des dizaines de kilomètres carrés de terrains ont été créés. L’un des chantiers les plus importants, qui a débuté en avril 2012 à Yan’an, dans la province du Shaanxi, doublera la superficie actuelle de la ville en lui ajoutant 78,5 kilomètres carrés de sol arasé. Les dirigeants locaux comptent sur la vente ou la location des nouveaux terrains pour engranger des milliards de yuans et réduire la pression sur les terres ayant une valeur agricole ou culturelle.

Mais les conséquences environ-nementales, techniques et économiques de ces travaux sans précédent n’ont pas

ÉCOLOGIE

Ces fous qui déplacent des montagnesLettre ouverte. En Chine, on rase les collines pour construire des villes. Sans études préparatoires ni estimation des conséquences. Des chercheurs chinois plaident pour une collaboration internationale.

été mesurées. Le chantier de Yan’an, par exemple, est le plus gros jamais entrepris sur du lœss, un épais dépôt de limon apporté par le vent, âgé de plusieurs millions d’années. Ces sols très mous s’affaissent lorsqu’ils sont mouillés, provoquant l’effondrement des constructions qu’ils supportent.

Pour surmonter ces difficultés, il est nécessaire de partager les connaissances et les techniques au niveau national et international. Les universités, instituts de recherche, entreprises privées, constructeurs et gouvernements doivent collaborer pour garantir que l’ingénierie de la construction repose sur les recherches les plus poussées et que l’énorme quantité d’argent public injectée dans ces projets est investie à bon escient. Sans coopération, les campagnes de création de terrains risquent d’épuiser l’économie locale et nationale

et d’endommager irrémédiablement les cours d’eau et les écosystèmes.

Fabriquer des terrains en aplanissant les montagnes et en déplaçant des tonnes de terre revient à pratiquer une lourde opération chirurgicale sur la croûte terrestre. Des montagnes ont déjà été décapitées pour exploiter des mines à ciel ouvert, notamment dans l’est des Etats-Unis, mais jamais à une telle échelle. En Chine, des dizaines de collines de 100 à 150 mètres de haut sont rasées sur des centaines de kilomètres. Ce type de remblai n’a jamais été utilisé pour construire des villes ; et il n’existe aucune règle pour créer des terrains dans les conditions géologiques et hydrogéologiques complexes qui caractérisent les zones de montagne.

Erosion. Ces travaux ont déjà entraîné la pollution de l’air et de l’eau, ainsi que l’érosion des sols. Ils détruisent les forêts et les terres arables et mettent en danger la faune et la flore. La ville de Shiyan, par exemple, se trouve près du départ du projet de transfert des eaux du sud au nord, un chantier titanesque de dérivation de l’eau des rivières du sud de la Chine pour l’amener par des canaux à Pékin et dans le nord du pays. Dans cette région, la transformation des collines en plaines a provoqué des glissements de terrain et des inondations et a modifié les cours d’eau. L’érosion s’aggrave, et la quantité de sédiments dans les sources d’approvisionnement en eau augmente.

A Yan’an, l’air est souvent marron, saturé de poussière, parce que les équipes de construction travaillent par les jours de vent sans humidifier le sol. Avant la démolition des collines et le remblayage des ravins, les forêts et la végétation sont arrachées. Les risques d’érosion augmentent et le niveau des eaux souterraines baisse, parce que les forêts et les cultures ne sont plus là pour arrêter le vent, retenir l’humidité et stabiliser le sol. Selon les prévisions, pendant le transfert de terre à Lanzhou, l’érosion va augmenter de 10 % et la concentration de particules dans l’air de 49 %.

Beaucoup de ces projets ne tiennent pas compte des réglementat ions environnementales parce que la priorité des gouvernements locaux est de gagner de l’argent, pas de protéger la nature. Lorsque la pollution atmosphérique provoquée par le projet de Lanzhou est devenue manifeste, en avril 2013, les travaux ont été stoppés pour attendre les résultats d’une enquête d’impact environnemental. Mais ils ont repris quatre semaines plus tard : le gouvernement local et les entrepreneurs perdaient trop d’argent. L’enquête, elle, n’est pas encore terminée.

L’hypothèse que la création de terres est toujours économiquement rentable devrait être vérifiée par une modélisation des coûts. Par exemple, il faudra plusieurs décennies pour récupérer les 100 milliards de yuans [12 milliards d’euros] qu’aura coûté en dix ans le projet de Yan’an, et au moins dix ans de plus avant que le sol soit suffisamment

1 000 km

Pékin

Canton

ShanghaiYichang(HUBEI)Chongqing

(CHONGQING)

Yan’an(SHAANXI)

Lanzhou(GANSU)

Shiyan(HUBEI)

Hong Kong

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↙  Décembre 2012, à Baidaoping, près de Lanzhou, capitale du Gansu. Une fois les montagnes aplanies, une nouvelle métropole verra le jour dans cette région aride. Photo AP-Sipa

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

stabilisé pour supporter des constructions. Cette longue période va dissuader certains investisseurs d’acheter des terrains, ce qui augmentera le risque économique.

Les recherches sur la création de terrains sont insuffi santes. Le manque d’expertise, de collaboration et de financement a empêché les scientifi ques de trouver des solutions aux problèmes et de fournir un soutien technique éprouvé, effi cace et au bon moment. La recherche fondamentale sur les caractéristiques hydrauliques des sols et des nappes phréatiques a par exemple été retardée d’un an, faute de fonds gouvernementaux en 2013.

La recherche reste ég a lement circonscrite au niveau local et limitée à des domaines précis : à Yan’an, les risques environnementaux et économiques ne sont pas étudiés. Le nombre et la taille des équipes de recherche sont insuffi sants et l’expérience et l’expertise limitées des scientifi ques locaux sont problématiques. Les chercheurs de Yan’an, par exemple,

ont des compétences en hydrogéologie et en génie géologique mais ils ont peu étudié les interactions entre le sol et l’eau, déterminantes pour la stabilité du sol.

De plus, les instituts ont du mal à collaborer. Chacun gère son propre sous-projet et partage rarement ses résultats. Les chercheurs doivent refaire les mêmes travaux pour obtenir des données qu’un autre institut détient déjà, gaspillant du temps et de l’argent. Aucune organisation internationale ni aucun scientifi que étranger ayant une expertise et une expérience pratique n’est impliqué. Il faudrait pourtant inviter les experts qui ont collaboré à l’aplanissement des montagnes, aux Etats-Unis, à participer aux projets chinois.

La recherche est exclusivement fi nancée par l’Etat, et les fonds ne sont pas alloués en fonction de la pertinence scientifi que des sujets ou des besoins : c’est l’institut chargé du projet qui décide de leur aff ectation. Par exemple, le succès du projet de Yan’an dépend essentiellement des interactions entre le sol et l’eau, mais 12 % seulement du budget de recherche sont consacrés à essayer de les comprendre. Et les études concernant l’environnement et l’écologie à Yan’an ne reçoivent aucun fi nancement, alors qu’elles sont d’une importance primordiale pour l’intérêt public.

Les recherches sont également à la traîne dans le domaine de l’ingénierie et ont donc peu d’infl uence. A Yan’an, les études ont commencé trois mois après le début des excavations. Les tests de laboratoire qui auraient pu établir le degré exact d’humidité nécessaire pour durcir le lœss

n’étaient pas disponibles. On a aujourd’hui les premiers résultats, mais seulement pour quelques types de sols.

Nous demandons au gouvernement chinois d’accélérer l’eff ort de recherche [et d’avoir une coordination nationale]. Les meilleurs chercheurs de Pékin, Shanghai et Wuhan doivent rejoindre les équipes régionales. Il y a urgence. Avec de bonnes informations, la création de terrains pourrait présenter moins de risques et davantage de bénéfi ces.

Mouiller le sol. Il faut également faire appel à des scientifiques du Service géologique et de l’Agence pour la protection de l’environnement américains, de l’Association internationale d’hydrologie et des universités canadiennes, américaines et européennes. Des fonds supplémentaires doivent être trouvés pour évaluer les risques environnementaux et écologiques ainsi que les retombées économiques de la création des terrains.

Il faudrait, au minimum, appliquer les recommandations suivantes : mouiller le sol lors des transferts de terre pour éviter la pollution aux particules ; replanter dès que possible le tapis végétal et les arbres des collines et des ravins pour éviter l’érosion des sols ; dédommager les paysans qui perdent des terres arables.

Les économistes doivent évaluer les coûts et les bénéfi ces de ces projets. Et si l’on prévoit des risques économiques élevés et une faible rentabilité, il faut renoncer à ces projets, même s’ils sont techniquement faisables. Du moins pour le moment. Consulter préalablement des économistes et des spécialistes de l’environnement évitera ou minimisera les frais supplémentaires engendrés par les retards et les problèmes. Par exemple, interrompre les excavations à Yan’an coûterait aujourd’hui 500 000 yuans [59 000 euros] par jour en salaires versés à des ouvriers inactifs.

Comme dans la fable, la Chine déplace des montagnes. Mais en attendant d’en savoir davantage sur les conséquences d’une telle entreprise, nous conseillons vivement aux gouvernements de demander l’avis des scientifi ques et d’agir avec prudence.

— Li Peiyue, Qian Hui et Wu Jianhua*

Publié le 4 juin

* De l’école des sciences et de l’ingénierie de l’environnement de l’université Chang’an, à Xi’an, dans la province du Shaanxi.

Plus rapide que l’éclair

Il s’appelle le Raptor. C’est un bipède et un sprinter. Sa vitesse de pointe ? 46 km/h, ce qui le rend

plus rapide que le champion olympique Usain Bolt. Ce robot mis au point par les chercheurs de l’Institut avancé des sciences et technologies de Daejeon, en Corée (Kaist), n’a pas encore fait voler en éclats le record de vitesse établi il y a deux ans par Cheetah, le robot quadru-pède inspiré du guépard, développé par Boston Dynamics pour l’Agence améri-caine pour les projets de recherche avan-cée de défense. Mais il en est tout près.

Surtout, souligne le Daily Mail, il court sur deux jambes. Son design s’inspire du vélociraptor, un petit dinosaure qui a vécu il y a quelque soixante-quinze mil-lions d’années. Contrairement à son rival américain, mû par un puissant système

hydraulique, le Raptor est léger (3 kilos seulement) et ses jambes en composite époxy et fi bre de carbone sont même pourvues de tendons d’Achille propres à amortir les chocs.

Le principal défi a consisté à assurer la stabilité du robot même en pleine course. C’est là que l’inspiration venue du crétacé prend tout son sens. En eff et, le Raptor, comme son “ancêtre” dinosaure, possède une queue, qui lui sert de balancier et assure sa stabilité, même quand il fran-chit des obstacles, indique le site britan-nique International Business Times.

Et même si cet appendice ne ressemble pas tout à fait à une queue de dinosaure, il fonctionne bien de la même façon, précise le site CNET : une barre fi xée sur le fl anc du prototype entre en rota-tion quand il court sur son tapis roulant, jouant le rôle de contrepoids et l’empê-chant de tomber vers l’avant ou l’arrière.

Et pour les esprits chagrins qui rétor-queraient que Cheetah demeure le plus rapide, CNET rappelle que ce robot qua-drupède n’atteignait “que” 30 km/h à ses premiers essais, avant de trouver, quelques mois plus tard, sa vitesse de pointe : 47 km/h.—

PLANÈTE ROBOT

ARCHIVES courrierinternational.com

“Chine, le rêve urbain”. Urbaniser pour doper la croissance, tel est le credo des nouveaux dirigeants chinois, qui visent 20 millions de citadins en plus chaque année d’ici à 2020. (CI n° 1170, du 5 avril 2013).

Aplanir les montagnes revient à pratiquer une lourde opération chirurgicale sur la croûte terrestre

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TRANSVERSALES Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014TRANSVERSALES Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

MÉDIAS

Moscou pilonne l’Ukraine Propagande. Avec le concours de la chaîne d’information RT et de l’agence de presse vidéo Ruptly, le Kremlin diff use sa vision des choses dans le monde entier.

—Der Spiegel (extraits) Hambourg

Dans son bureau de la Potsdamer Platz [à Berlin], Ivan Rodionov se plaît à jouer les méchants. D’un ton calme

mais tranchant, dans un allemand sans accent ou presque, il tape sur les médias germaniques : selon lui, leur couverture de la crise ukrainienne est “d’un conformisme unanime”. Sur les plateaux de Günther Jauch et de Frank Plasberg [animateurs d’émis-sions de débat allemandes], Ivan Rodionov a contesté l’allégation selon laquelle des militaires russes auraient infi ltré la Crimée avant le référendum controversé et l’an-nexion de cette région par la Russie. Le danger ne vient pas de la Russie, affi rme-t-il, mais de “la mentalité d’extrême droite” du gouvernement de Kiev, “avec la partici-pation des dirigeants politiques occidentaux, ou tout au moins sous leur regard”.

Ivan Rodionov défend son président, Vladimir Poutine, avec une ardeur telle que l’on pourrait le prendre pour un porte-parole du Kremlin. Il se défi nit pour sa part comme un journaliste. A 49 ans, il est le patron de l’agence de presse vidéo Ruptly, fondée voilà un an et fi nancée par l’Etat russe. Depuis le 8e étage de l’immeuble qui abrite ses locaux, il contemple le Reichstag [siège du Parlement allemand] ; le Kremlin ne regarde pas à la dépense quand il s’agit de faire connaître son point de vue dans le monde. Près de 110 collaborateurs ori-ginaires d’Espagne, de Grande-Bretagne, de Russie et de Pologne se partagent trois étages et planchent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur des vidéos qu’ils revendent aux médias internationaux.

Discours alternatif. A première vue, Ruptly ne ressemble pas à la chaîne offi -cielle du Kremlin. Dans ses archives, à côté des discours de Poutine, on trouve une multitude d’autres extraits vidéo, par exemple sur les Pussy Riot ou les arresta-tions d’opposants russes. Concernant l’est de l’Ukraine, en revanche, l’agence propose

presque exclusivement des reportages favo-rables aux partisans prorusses de la “répu-blique populaire de Donetsk” fondée par les séparatistes. Au dire d’Ivan Rodionov, Ruptly compterait 14 abonnés et plus de 200 clients, parmi lesquels des chaînes alle-mandes, “publiques comme privées”. Grâce aux subsides de Moscou, Ruptly peut pro-poser des vidéos de qualité professionnelle à des tarifs plus avantageux que la concur-rence privée.

Discours virulents, voie diplomatique, robinet du gaz, recours à la force et services secrets : la Russie use d’une multitude de moyens dans la bataille de l’Ukraine. Mais les instruments les plus importants déployés par Moscou sont sans doute le web, la presse et la télévision, ainsi que les journalistes et les experts que le Kremlin dépêche dans le monde entier pour diff user sa vision des choses, et qui ne sont neutres qu’en appa-rence. “Nous sommes au cœur d’une guerre de propagande acharnée”, résume Andrew

Weiss, de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, un infl uent groupe de réfl exion de Washington. Moscou cherche à infl uencer l’opinion sur le long terme en faisant émerger “un discours alternatif, y compris dans les pays occidentaux”, explique Margarita Simonyan, rédactrice en chef de la chaîne internationale du Kremlin, RT [anciennement Russia Today], maison mère de Ruptly.

Pour infl uencer l’opinion publique de l’Ouest, le Kremlin investit chaque année des centaines de millions d’euros dans les médias russes à l’étranger. On comprend mieux pourquoi Poutine, lors de son dis-cours sur l’annexion de la Crimée, s’est adressé directement au peuple allemand en lui demandant son appui : le Kremlin ayant soutenu jadis la réunifi cation allemande, les Allemands doivent aujourd’hui soute-nir à leur tour la réunifi cation de la Russie avec la Crimée. Si la popularité de Poutine n’a cessé de reculer en Allemagne au fi l des ans, sa vision du monde y rencontre toujours un certain succès. Interrogées sur le sujet, des sources proches du Kremlin se disent satisfaites de la politique de communication de Moscou. “En 2008, on a peut-être gagné la guerre contre la Géorgie, mais on a essuyé une défaite cinglante dans la guerre de pro-pagande contre les Etats-Unis et l’Occident, confi e l’une d’elles. Grâce à RT et à Internet, nous regagnons aujourd’hui le terrain perdu.”

Pendant que Ruptly essaie de supplan-ter l’off re vidéo de Reuters et d’Associated Press, RT a d’ores et déjà dépassé CNN en nombre de vues sur YouTube en neuf ans. Avec 1,2 milliard de vidéos visionnées, la BBC est le seul média qui devance encore la chaîne de propagande de Poutine sur YouTube. En Grande-Bretagne, RT réunit plus de téléspectateurs qu’Euronews et elle est également la chaîne étrangère la plus regardée dans certaines grandes villes amé-ricaines. Ses quelque 2 500 collaborateurs fabriquent et diff usent leurs reportages en russe, en anglais, en espagnol, en arabe, et bientôt en allemand.

—Moritz GathmannPublié le 26 mai

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Cet article est publié dans son intégralité sur le site www.courrierinternational.com

LA SOURCE DE LA SEMAINE

“Tal Cual”

Ce journal vénézuélien d’opposition a été fondé par un ex-guérillero.

Opposé au président Hugo Chávez, puis à son successeur Nicolás Maduro, le quotidien “Tel Quel” a

été fondé en 2000 par Teodoro Petkoff , figure de la gauche vénézuélienne, aujourd’hui âgé de 82 ans. Pendant la semaine, les éditos figurent en une, une modalité peu habituelle dans la presse locale.

Tal Cual fait l’objet d’une plainte pour diff amation déposée en janvier par Diosdado Cabello, président cha-viste de l’Assemblée nationale. Celui-ci reproche au journal de lui avoir attribué à tort une déclaration (“Si vous n’aimez pas l’insécurité, partez”) – une erreur reconnue par le quotidien. Ce sont tous les action-naires qui sont visés, et pas seulement l’auteur de l’article et le directeur de la publication. Il s’agit de la septième plainte contre le journal et, d’après Teodoro Petkoff , d’une véritable campagne contre la liberté d’expression. De fait, le gouver-nement menace constamment les jour-naux d’opposition, auxquels il reproche leur traitement de l’insécurité et de la violence dans le pays.

Teodoro Petkoff est tout aussi connu pour son rôle dans le journal que pour son engagement politique. Il a parti-cipé à la guérilla dans les années 1960, milité au Parti communiste et fondé le Mouvement pour le socialisme, un parti social-démocrate soutenu par l’écrivain Gabriel García Márquez. Il a brigué deux fois sans succès la présidence de la République et a exercé plusieurs man-dats de député.

Lire aussi p. 25 un article de Tal Cual

TAL CUALCaracas, VenezuelaQuotidienwww.talcualdigital.com

↙ Dessin de Medi, Albanie.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

En 2000

En 2013

2 %

13 %

Sources : The Wind Power, Association européenne de l’énergie éolienne

1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

1997 1998 1999 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

L’opacité de chaque segment illustre la variation en glissement annuel (en %) : une couleur plus foncée indique un accroissement des investissements par rapport à l’année précédente

(UE-15)

0 % 100 %– 5 %

1 375*4 772

288*

8 254

1 8652 037

2 693

45

4 724

4 470

Depuis 1997, l’Allemagne est le premier acteur du marché européen des aérogénérateurs. En 2013, c’est le pays

dont les investissements dans le secteur ont connu la plus forte augmentation en glissement annuel (+ 29 %). Elle est suivie de l’Espagne, devenue cette même année le premier pays au monde à faire de l’éolien sa principale source d’énergie (20,9 %, contre 20,8 % d’origine nucléaire).

En Europe, l’énergie éolienne représente aujourd’hui 13 % de la production énergétique totale, derrière d’autres sources d’énergie traditionnelles comme le gaz (22 %), le charbon (19 %), l’eau (16 %) ou le nucléaire (14 %).

DÉVELOPPEMENT DE L’ÉOLIEN

VARIATION ANNUELLE UNION EUROPÉENNEChaque triangle représente la puissance brute (cumulée) pour chaque pays

2000 2013 * Données jusqu’en 2012.

2013 Mégawatts par pays

8 552

22 959

34 250

BELGIQUEDANEMARKFINLANDE

FRANCE

GRÈCEIRLANDE

PAYS-BAS

LUXEMBOURG

PORTUGAL

SUÈDE

ITALIE

ESPAGNE

10 531 ROYAUME-UNI

ALLEMAGNE

1 684 AUTRICHE

INSTALLATIONS

Le dégradé régulier illustre une croissance soutenue depuis le début

Investissements lourds à partir de 2007

Investissements massifs à partir de 2005

Quelle est la part de l’éolien dans la production énergétique totale en Europe ?

L’ondoiement du dégradé illustre une évolution par à-coups après les investissements lourds des premières années

signaux Chaque semaine, une page

visuelle pour présenter l’information autrement

Le vent l’emporteraDepuis quinze ans, l’Europe, Allemagne et Espagne en tête, a massivement investi dans l’énergie éolienne.

SAMUEL GRANADOS. Ce journaliste espagnol dirigeait jusqu’à récemment le département infographie du quotidien argentin La Nación. Il collabore aussi régulièrement à La Lettura, le supplément culturel du Corriere della Sera, qui a publié

l’infographie ci-dessus le 16 février 2014. En 2009, l’Europe s’est fi xé pour but de produire 20 % de son énergie à partir de sources renouvelables (dont l’éolien). C’est la fameuse transition énergétique. L’objectif est en passe d’être atteint.

DR

L’auteur

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360°42. Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014360°40. Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

MAGAZINELe Qatar dans la course Plein écran .........L’amour ne tient qu’à un driiiing Tendances .. 461957, l’autre match du FLN Histoire ..........

360

Route 66 :  le gardien de

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360°.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 43360°.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014 4

→ L’un des derniers écussons “66”, à Amboy, en Californie. En 1985, quand la route a été déclassée, le logo a été effacé des panneaux routiers. Photo Mark Boster/Los Angeles Times

Kumar Patel a grandi le long de la Route 66, cette fameuse transcontinentale américaine que la littérature, la chanson et le cinéma ont tant célébrée. Il en aurait fallu davantage pour impressionner le jeune Patel. Son premier grand road trip, il y a six ans, n’a guère arrangé les

choses : avec sa succession de monuments délabrés, de diners rétro et de petits musées poussiéreux, l’itinéraire lui a semblé plutôt ennuyeux. “Je trouvais ça nul, avoue-t-il. Mais je ne comprenais pas ce que je voyais.”

Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il a commencé à comprendre, lorsque la santé de sa mère s’est mise à décliner. Elle tenait l’hôtel familial, le Wigwam Motel, un ensemble de vingt bungalows en forme de tipis planté en bordure de la Route 66 à San Bernardino, en Californie. Désormais, elle ne pouvait plus s’en occu-per toute seule. A 26 ans, Kumar Patel a donc pris le relais, quittant son job de comptable pour reprendre en main ce piège à touristes vieillissant qui avait bien du mal à couvrir ses frais.

Aujourd’hui, à 32 ans, le nouveau patron du motel se démarque des autres petits entrepreneurs et commer-çants qui se bornent à promouvoir les curiosités bor-dant la route mythique : le monument à Paul Bunyan [un bûcheron géant, personnage de légende du folk-lore américain] à Flagstaff, en Arizona ; la statue de la baleine bleue de Catoosa, en Oklahoma ; le parc natio-nal de la Forêt pétrifiée, en Arizona… Comme ces négo-ciants, les touristes qui viennent visiter ces sites sont essentiellement des Blancs de plus de 50 ans, dont le nombre ne cesse de diminuer. → 4

↓ Kumar Patel vient de reprendre le motel de ses parents, des bungalows en forme de tipis plantés au bord de la Route 66, à San Bernardino, en Californie. Photo Mark Boster/Los Angeles Times

Alors que les touristes sont de plus en plus rares, les commerces qui bordent la route mythique américaine doivent se réinventer pour survivre. Kumar Patel, jeune gérant de motel, l’a bien compris. – Los Angeles Times Los Angeles

la légende2

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360° Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

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Si Patel et ses collègues de la Route 66 ne par-viennent pas à attirer une clientèle plus jeune, plus diverse et plus représentative de l’évolution démographique amé-ricaine, les boutiques et les attractions kitsch qui ponc-tuent le trajet fi niront par mettre la clé sous la porte ou sombrer dans l’oubli. “Si rien ne se passe, nous ne pour-rons pas continuer à faire vivre ce patrimoine”, se désole Kevin Hansel, patron du Roy’s Motel and Café, un petit hôtel-restaurant décati installé à Amboy, en Californie. “Alors, tout cela n’appartiendra plus qu’à l’Histoire.”

Une histoire qui a débuté dans les années 1920, lorsque la route a été construite pour répondre autant à la hausse subite du nombre de voitures individuelles en circulation qu’aux pressions des propriétaires de petites entreprises désireux de relier les petites villes et les commerces

du Midwest aux grandes métropoles. La Route 66 [qui traverse huit Etats et trois fuseaux horaires] est alors devenue la principale artère est-ouest des Etats-Unis.

Dans Les Raisins de la colère, l’écrivain John Steinbeck l’appelait “The Mother Road” [“la route mère”], car elle drainait et déversait alors les réfugiés du grand exode du Dust Bowl [provoqué par une série de tempêtes de poussière qui ont balayé les grandes plaines agricoles du Midwest dans les années 1930, forçant les habitants à partir chercher du travail en Californie]. En 1946, le jazz-man Bobby Troup lui a consacré une chanson qui devait être son plus grand succès, (Get your Kicks On) Route 66.

Mais, dans les années 1950, plusieurs tronçons de cet axe étroit ont dû faire place à des interstates, des auto-routes à plusieurs voies conçues pour favoriser les dépla-cements rapides. Puis, en 1985, les services fédéraux des ponts et chaussées ont retiré les panneaux frappés de l’écusson “66” et défi nitivement déclassé la route [lui

retirant ainsi toute existence offi cielle]. Ils ont asséné le coup de grâce aux diners où résonnaient les juke-box et aux motels bardés de néons.

Près de trente ans plus tard, voyant l’avenir du Wigwam Motel compromis, Patel s’est plongé dans cette histoire et a pris sa voiture pour faire la Route 66, s’arrêtant à chaque étape pour bavarder avec ses collègues et avec les touristes. Parti pour chercher un moyen de faire revivre son motel, il est rentré de son voyage avec une vision plus intime de la culture de la route. “Je me suis attaché à tous ces gens qui m’ont confi é leurs anecdotes”, raconte-t-il.

En 2003, quand le Wigwam Motel a été mis en vente pour près de 1 million de dollars [740 000 euros], le père de Patel, un immigré indien qui tenait un autre petit hôtel à San Bernardino, a cru faire une bonne aff aire en

l’achetant. Aujourd’hui, il est encore loin d’avoir rentabilisé son investissement. Comme beaucoup de commerces de la Route 66, le Wigwam peine à dégager suffi samment de bénéfi ces pour fi nancer de nouveaux aménagements. La rénovation de la piscine a englouti cinq années d’écono-mies. L’an dernier, Patel a enfi n pu embaucher une femme de chambre à plein temps. Jusqu’alors, sa mère et lui se chargeaient de faire le ménage et de changer les draps, tout en vendant des souvenirs et en prenant les réserva-tions. “Nous sommes encore sur la corde raide”, reconnaît-il.

Patel ne sait que trop bien que le destin du Wigwam est indissociablement lié à cet axe, dont il défend désor-mais infatigablement la culture. C’est pour lui autant une façon de préserver l’histoire de la Route 66 que de rem-plir les chambres de son motel.

4  ←

↓ Au Bagdad Café de Newberry Springs, en Californie, les touristes se font de plus en plus rares avec les années. Photo Mark Boster/Los Angeles Times

↘ Les commerçants riverains comptent sur la popularité de certaines attractions pour attirer une nouvelle clientèle. En haut, la baleine bleue de Catoosa, en

Oklahoma. Photo Mark Boster/Los Angeles Times En bas, les arbres à bouteilles du Bottle Tree Ranch de Barstow, en Californie. Photo Michael Snell/Corbis

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360°.Courrier international — no 1234 du 26 juin au 2 juillet 2014

Café. Le café ne vend que des boissons sans alcool et des snacks. Quant au motel, il a dû fermer ses portes faute d’eau courante. L’activité commerciale a tellement dimi-nué qu’il n’est plus rentable de faire venir des containers d’eau par le train. Le sol est saturé de sel depuis long-temps, ce qui a rendu l’eau impropre à la consomma-tion. Le maître des lieux, Kevin Hansel, rêve du jour où quelqu’un creusera un puits assez profond pour arriver à une nappe d’eau potable : “Une fois que nous aurons de l’eau, nous pourrons rouvrir le restaurant et les bungalows.”

Pendant la visite de Patel, une douzaine de Combis Volkswagen viennent se garer sous l’immense enseigne en forme de boomerang du café. Les routards se sont donné rendez-vous chez Roy avant de poursuivre vers l’est, direction le lac Havasu. L’un de ces forcenés de la route est

un soudeur à la retraite de 61 ans, Joe Stack. Il vient de Costa Mesa, une banlieue sud de Los Angeles. Il fait régulièrement ce road trip depuis dix ans. Quand sa fi lle était petite, elle faisait le voyage assise à l’avant dans le Combi. Elle a maintenant 22 ans et l’architecture rétro de la Route 66 la laisse de marbre. “Les jeunes ne veulent plus venir ici, lâche-t-il en plissant les yeux dans le soleil du matin. Ils préfèrent s’user les pouces sur la manette de leur console de jeu.”

Selon une étude réalisée en 2011 par David Listokin, professeur d’économie à l’université Rutgers, dans le New Jersey, les routards de la 66 ont aujourd’hui 55 ans en moyenne et sont des Blancs à 97 %. Seuls 11 % d’entre eux ont entre 20 et 39 ans. Il y a quelques mois, Listokin a lu les conclusions de son étude devant un groupe de petits entrepreneurs de la Route 66, réunis au Disneyland Hotel d’Anaheim pour discuter de l’avenir. Patel était l’une des rares personnes dans la pièce à avoir moins de 40 ans.

Sur l’estrade de la salle de bal du “royaume enchanté”, il a pris la parole et exhorté ses collègues à attirer de jeunes voyageurs, comme il s’eff orce lui-même de le faire. Il a ainsi accueilli plusieurs étés de suite dans son Wigwam des festivals de hip-hop, avec DJ et stroboscopes. Il y a quelques années, pour Noël, il a organisé une grande foire aux doughnuts et décoré ses tipis comme des sapins de Noël. Il a également proposé son motel comme étape d’un défi lé de voitures anciennes afi n de lever des fonds pour restaurer une station-service historique dans la ville voisine, Rancho Cucamonga.

Son travail lui a valu le respect de ses aînés qui militent pour préserver la Route 66. “Nous avons absolument besoin de ce type d’initiative”, estime Linda Fitzpatrick, 73 ans, qui a lancé une campagne pour restaurer le Needles Theatre, un temple maçonnique des années 1930 recon-

verti en salle de cinéma. Patel reprend la route. Juste avant d’arriver à Barstow, il se gare devant une célèbre attraction, le Bottle Tree Ranch. Cette forêt d’arbres métalliques ornés de bouteilles colorées a été construite par Elmer Long, un maçon de 67 ans à la retraite qui, avec sa longue barbe blanche et son bob mou sur la tête, ressemble à un prospecteur de la ruée vers l’or de 1849. En haute saison, pendant les mois d’été, ses arbres à bouteilles attirent jusqu’à un millier de visiteurs par jour, assure-t-il, mais ce sont pour la plupart des touristes étrangers. Chaque jour ils glissent quelques dollars dans une petite boîte en métal pour le propriétaire du lieu. “Pour eux, les Etats-Unis sont un endroit magique”, ajoute-t-il dans le ronfl ement de la circulation qui fi le devant sa maison délabrée.

Le ciel commence à s’obscurcir lorsque Patel rentre au Wigwam Motel. Sa mère, qui l’aide toujours à tenir l’aff aire, lui annonce que deux clientes du motel – des jeunes – terminent un long périple par la route. Devant la porte de l’un des tipis, il se présente à Emily Mills, 28 ans, et à sa sœur Anna, 25 ans. Elles viennent de Caroline du Nord. Emily a trouvé un emploi de gérante de restaurant à Culver City, une municipalité des envi-rons de Los Angeles.

Pour rejoindre leur nouveau foyer de l’Ouest, les deux sœurs ont décidé de faire le voyage par la Route 66. Elles se sont arrêtées à toutes les grandes étapes, et notamment au Cadillac Ranch, à l’ouest d’Amarillo, au Texas, où des épaves de Cadillac plantées à l’oblique dans la terre off rent un spectacle surréaliste. Un peu plus loin, elles sont allées voir la statue des jambes géantes, culminant à plus de 60 mètres. Elles ont aussi passé une nuit dans un autre Wigwam, à Holbrook, en Arizona, l’un des sept villages de la chaîne de motels construite par l’architecte Frank Redford. Il n’en reste plus que deux sur la Route 66. “Nous avions envie de dire à nos amis que nous avions dormi dans un wigwam et vu une paire de jambes géantes”, s’amuse Emily Mills, tandis que le soleil se couche derrière son tipi.

Pour Patel, voir passer des jeunes comme les sœurs Mills est un signe encourageant pour le Wigwam Motel. La plupart des automobilistes qui empruntent la Route 66 traversent San Bernardino à toute allure pour arriver au plus vite à Santa Monica, dernière étape de l’itiné-raire, à 125 kilomètres de là.

Patel ne saurait dire quand ni même si le Wigwam Motel deviendra un jour l’aff aire juteuse dont rêvait son père. Mais il s’est attaché à la Route 66 et consi-dère être aujourd’hui bien plus qu’un simple gérant de motel. Patel est devenu une sorte de conservateur de la légende de la Route 66, fi er d’appartenir à la galerie de personnages qui l’incarnent.

—Hugo MartínPublié le 12 mai

VOYAGE

Récemment, il a entrepris en notre compagnie une grande virée sur le tronçon californien de la Route 66, qui relie sur quelque 3 800 kilomètres Chicago à Santa Monica. Son point de départ était un petit hôtel décrépit de Needles, à la frontière avec l’Arizona, dans le désert de Mojave. Les étoiles scintillaient dans la nuit noire. Seul le vrombissement des gros semi-remorques avalant le bitume brisait le silence. Pour apprécier au mieux cet itinéraire, il faut le parcourir d’est en ouest, dit-il. C’est en eff et sous cet angle que l’ont découvert les réfugiés du Dust Bowl et, plus tard, les habitants du Midwest qui allaient passer leurs vacances à Los Angeles.

“Sur la Route 66, on trouve de vraies gens et de la vraie nourriture”, assure Patel. Il débite l’histoire des lieux, l’en-trecoupant d’anecdotes tandis que défi lent les poteaux téléphoniques de la National Trails Highway, nouveau nom de ce segment qui traverse une grande partie du désert de Mojave. Un kilomètre avant Amboy, on remarque un palo verde [genêt épineux] aff aissé. Baptisé “l’arbre à chaus-sures”, il a ployé sous le poids de centaines de chaussures jetées sur ses branches par les touristes – une tradition vivace qui, selon les gens du cru, a commencé par une dispute de couple. “Les puristes adorent ce genre de choses, car ils ne viennent pas ici pour voir des sites rénovés, assure Patel. Ce qu’ils veulent, c’est de l’authentique.”

Le minuscule hameau d’Amboy, 17 habitants, était autre-fois un point de ravitaillement fourmillant d’activité. Le seul commerce qui reste aujourd’hui est le Roy’s Motel and

↓ Pour relancer son motel, Kumar Patel accueille des festivals de hip-hop et des foires aux doughnuts. Photo Mark Boster/Los Angeles Times

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—Polygon (extraits) Washington

Le truc, assure Fatima Al-Kuwari, c’est de regarder les camélidés. La jeune Qatarie a mis au point un test

pour déterminer si un jeu vidéo censé se dérouler dans son pays était bien conçu par des autochtones. Elle choisit une scène en plein désert. Là où un étranger accordera peu d’importance au camélidé, ou se dira simplement qu’il s’agit d’un stéréotype de plus pour représenter la culture arabe, Fatima Al-Kuwari y regarde de plus près et étudie les bosses de l’animal.

Si le jeu se déroule au Qatar ou dans les environs, le camé-lidé devrait être un dromadaire. Malheureusement, le plus sou-vent, il s’agit d’un chameau. Ce n’est que l’un des nombreux exemples de la façon dont les étrangers représentent à tort le Qatar, déplore la jeune femme. Et la mauvaise qualité des jeux qui viennent du Moyen-Orient n’arrange rien.

Il y a un peu plus d’un an, trois Qataris, Fatima Al-Kuwari, Munira Al-Dosari et Faraj Abdulla, ont décidé de faire quelque chose pour améliorer la situation. Ils ont voulu changer la façon dont leur pays était perçu hors de ses frontières. Ils ont entre-pris de créer des jeux de grande qualité au Qatar, des jeux dont la région pourrait être fi ère, pour promouvoir la culture arabe. Ils ont donc fondé Girnaas.

Le studio n’existerait certainement pas aujourd’hui sans le gouvernement qatari. Quand Fatima Al-Kuwari s’associe avec ses deux partenaires, en 2012, leur société n’est qu’une idée sur le papier, ou plus exacte-ment un pitch à présenter à un concours de start-up lancé par ictQatar, le minis-tère des Technologies de l’information et de la communication de l’émirat. Le pre-mier prix à décrocher est une assurance de fi nancement, couplée à une place au Centre d’incubation numérique du Qatar.

Chaque membre de l’équipe fondatrice a sa spécifi cité : diplômée en informatique et en marketing, Al-Kuwari se concentre

sur l’aspect com-mercial de l’en-treprise, Al-Dosari établit la stratégie fi nan-cière du groupe et Abdulla gère le service après-vente et la communication. C’est à cette époque que le trio fait la connais-sance d’Ahmed Laiali, d’ictQatar, qui a pour mission d’entraîner les candidats au concours, de resserrer et d’affi ner leur business plan.

Le projet va faire mouche. L’équipe Girnaas gagne sa place au Centre d’in-cubation numérique et Laiali, qui en est

désormais le directeur, est le pre-mier à l’y accueillir. Mohammed Khatatbeh, un programmeur jorda-nien ayant plusieurs années d’ex-périence dans le développement de

jeux en Jordanie et en Arabie Saoudite, est recruté comme

codeur en chef. Il est rejoint par Hossein Haydar, un Qatari tout juste sorti d’une université malaisienne, chargé de l’anima-tion des personnages. Les deux hommes, qu’Al-Kuwari appelle aff ectueusement “les geeks”, vont former l’épine dorsale de l’équipe technique de Girnaas.

La société est encore incomplète, mais ses eff ectifs ne tardent pas à être pratique-ment multipliés par cinq. Si Girnaas compte

Le Qatar dans la courseGirnaas est le premier studio de développement 100 % qatari. Son but : faire des jeux vidéo intégrant une véritable culture moyen-orientale. Succès immédiat.

plein écran.

JEU VIDÉO

offi ciellement six salariés à plein temps, elle emploie en réalité vingt-neuf personnes. Car contrairement à ce qui se passe dans la plupart des équipes de développeurs, la plupart des membres de l’équipe sont bénévoles : ils viennent travailler quand ils veulent, pour esquisser des idées de nou-veaux personnages ou tester de nouveaux niveaux. Girnaas ne possède pas l’organi-sation d’un studio établi, mais travaille en étroite collaboration avec la population locale, ce qui était son but, assure Al-Kuwari. “Nous avons un gros réseau de personnes au Qatar, qui viennent ici nous soutenir. Nous avons des dessinateurs, des animateurs, des graphistes et nous travaillons aussi avec des développeurs indépendants…” Les membres de l’équipe, salariés à temps plein inclus, ne sont pas tenus à des horaires stricts. Ils viennent parfois au bureau le week-end pour regarder un fi lm avec leurs collègues ou jouer à la PlayStation 3. Le studio est devenu une communauté

en soi. Pour Khatatbeh, il s’agit même d’une famille, unie par une “valeur fondamentale” : chacun de ses membres doit avoir le sens de l’humour. Savoir faire un jeu ne suffi t pas pour faire partie de Girnaas, il faut aussi chercher à construire une communauté.

Il faut dire que le studio aura bien besoin de cette communauté pour développer son premier jeu.

“Devant”. Une fois l’équipe constituée, il lui faut en eff et une idée. Elle se tourne donc vers le public. “Nous avons lancé un groupe de discussion avec beaucoup de jeunes du pays – notre marché cible, en gros – et nous avons ainsi pu recueillir leurs réac-tions, raconte Al-Kuwari. Nous avons cher-

ché à comprendre les jeux auxquels ils jouaient, ce qu’ils auraient aimé voir sur le marché et ce que nous pouvions apporter de diff érent par rapport à cela.”

Girnaas opte fi nalement pour un jeu de course sur mobile, gratuit, avec des

↑ Les bureaux de Girnaas, à Doha. Photo dr

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fonctions en ligne et un forum permettant aux joueurs de tuer le temps entre deux épreuves.

Le jeu est baptisé Giddam, “devant” en arabe. Fidèle à l’objectif initial, Giddam inclut de nombreux éléments de la culture moyen-orientale dans son dispositif. Chaque avatar représente une caricature du monde arabe : Rashid relève sa thawb (robe) tradi-tionnelle pour pouvoir se déplacer et Big Mama court en abaya et niqab. Parmi les power-up, les objets qui donnent des pou-voirs, il y a le karak, du thé au lait [et à la cardamome, très sucré], qui est la boisson nationale, et l’agal, la corde avec laquelle les hommes fi xent leur coiff e.

Les deux premiers niveaux se déroulent dans des sites emblématiques de Doha : le quartier des aff aires de West Bay et le marché à ciel ouvert Souq Waqif. “Je vis ici et j’étais tout excité de repérer dans le jeu les choses que je vois depuis ma fenêtre, confi e Haydar. Le souk, par exemple, j’y vais pra-tiquement tous les week-ends et c’est vrai-ment sympa de le découvrir dans le jeu. J’en ai marre de tous ces jeux qui représentent en fait d’autres pays et d’autres cultures. La plupart d’entre eux n’intègrent aucun élément spéci-fi que des pays arabes. Ils vous collent le désert et un chameau, et voilà ! Alors qu’en fait c’est complètement diff érent.”

Girnaas a tiré une grande partie de son fi nancement initial du concours remporté pour entrer au Centre d’incubation numé-rique. C’était suffi sant pour couvrir le recru-tement d’une équipe et le développement de base. Mais construire un jeu vidéo de qualité coûte cher. Fatima Al-Kuwari et son équipe ont compris que les capitaux de départ ne suffi raient pas et se sont alors, une fois de plus, tournés vers la communauté. Le développement du jeu était presque terminé quand l’équipe a lancé une campagne de fi nan-cement participatif sur Indiegogo pour récolter 25 000 dollars [18 000 euros].

Les choses sont allées doucement au début. “Le fi nancement participatif est un concept nouveau au Qatar, explique Al-Kuwari. Les gens, surtout le grand public, ne savaient pas ce que c’était.” Tout le monde n’a pas accroché, mais Giddam a fi ni par atteindre

SOURCE

POLYGONWashington, Etats-Uniswww.polygon.comCe site américain, créé en 2012, aime s’attarder dans les coulisses du développement de jeux vidéo. Dans le jargon des ludiciels, un polygone est une unité graphique de base qui compose par exemple un personnage en trois dimensions. Le site fait partie de Vox Media, un groupe de médias en ligne américain qui comprend entre autres SB Nation et The Verge.

ARCHIVES courrierinternational.com

“Peuples arabes, à vous de jouer !” Du Maroc à l’Irak, des ludiciels créés par des concepteurs locaux montrent le Moyen-Orient sous un jour diff érent, constate le magazine britannique Prospect (CI n° 1169, du 28 mars 2013).

son objectif et a pu sortir en décembre 2013. Et tout s’est emballé.

Tout le monde chez Girnaas vous dira que l’une des plus grandes surprises de toute cette aventure, c’est la vitesse à laquelle ce jeu arabo-centré a conquis la région. Il a été téléchargé plus de 100 000 fois au cours des six premières semaines qui ont suivi son lancement, depuis le monde entier mais en majorité du Moyen-Orient. “Dans les jour-naux, c’était Giddam, Giddam, Giddam, s’exclame Haydar. Nous étions tout exci-tés.” Khatatbeh garde une capture d’écran de l’App Store d’Apple sur son téléphone : l’icône de Giddam y fi gure juste après celle de Pac-Man, ce qui signifi e que l’application qata-rie était la plus téléchargée en Arabie Saoudite, juste après le jeu japonais. “C’était génial, se souvient Khatatbeh. C’était très excitant. Et inattendu.”

Alchimie. Si l’entreprise refuse d’évoquer ses bénéfi ces, Girnaas est devenue une sorte

de porte-drapeau pour ictQatar. Ahmed Laiali, le directeur du Centre numé-rique qatari, cite le studio en référence. Avec son expérience du fi nancement

de jeunes entreprises, il sait parfaite-ment ce qu’il faut à une start-up pour trouver le succès. L’un des éléments les

plus importants est l’alchimie entre les fon-dateurs. D’ailleurs, le concours de jeunes entreprises d’ictQatar n’accepte plus les pro-jets présentés par un seul individu. “C’est une des choses essentielles que vous remarquerez chez Girnaas, souligne Laiali. Il s’agit d’une vraie équipe, et ses membres sont très complé-mentaires. L’un est passionné par les joueurs et leur expérience, l’autre par le développement du studio et de ses créations, et la dernière par le marketing. C’est exactement le genre de com-binaison que nous recherchons.” Girnaas a de grands projets pour l’avenir. La société pré-voit de sortir un jeu ou une appli tous les deux ou trois mois, et elle a déjà quelques jeux en cours de développement. L’équipe compte en outre actualiser tous les jeux de son catalogue au moins une fois par mois, pour éviter que les joueurs ne se lassent et ne passent à autre chose. Pour Giddam, cela passera par de nouvelles cartes et l’introduc-tion de nouveaux personnages originaires de tout le Moyen-Orient et, peut-être un jour, d’autres parties du monde.

En un an de travail avec six personnes à plein temps, Girnaas a sorti un jeu, construit une communauté et gagné suffi samment d’argent pour continuer. Dans ses locaux, un mur couvert d’es-quisses et de prototypes de nouveaux jeux montre que l’équipe est prête à remettre ça, encore et encore, pour les années à venir. “Girnaas, ça veut dire ‘le sommet de la montagne’, explique Fatima Al-Kuwari.

C’est notre vision. Et c’est là que nous voulons être.”

—Connor SearsPublié le 13 mai

→ Giddam, le premier jeu

réalisé par Girnaas.

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tendances.

Des saints et des bullesOubliées, madones à l’huile et autres images pieuses sur bois ! L’église San Martino in Riparotta di Viserba Monte, aux portes de Rimini, s’ouvre au neuvième art. Décorées par la dessinatrice de BD Mabel Morri,

ses huit colonnes relatent la vie du saint qui donne son nom à ce lieu de culte. “Une idée aussi insolite que courageuse”, estime le magazine italien spécialiste de bande dessinée Fumettologica. Ce n’est pas la première fois que l’église transalpine accueille l’art profane, sa voûte ayant déjà été décorée à la bombe de peinture par l’artiste de rue Eron en 2010.

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Papier tue-moustiquesSRI LANKA — Depuis quelques années, le Sri Lanka est ravagé par une épidémie de dengue. Rien qu’en 2013, 30 000 personnes ont été contaminées. Dans l’optique d’informer et d’enrayer ce fléau, Mawbima, l’un des grands quotidiens du pays, a imprimé une édition spéciale dont l’encre avait été mélangée à de la citronnelle, puissant répulsif antimoustiques. Et, comme le constate le site PSFK, “l’expérience de lecture sans insectes s’est révélée un succès retentissant auprès de la population locale”. Tous les exemplaires étaient écoulés dès 10 heures du matin et le journal a comptabilisé 300 000 lecteurs supplémentaires ce jour-là.

Joint de loterieCANADA — “L’absence d’accès libre à la marijuana a poussé une entreprise de Vancouver à organiser un concours permettant à un individu de gagner l’équivalent de 1 gramme de cannabis par jour pendant un an”, rapporte The National Post. Lift, la société qui organise cette loterie cannabique, promeut l’usage de la marijuana médicale et “déplore le fait que certains patients n’aient pas les moyens d’acheter de l’herbe pour apaiser leurs souffrances”, note le quotidien de Toronto. Le concours est réservé aux résidents canadiens munis d’une autorisation médicale et qui ont l’âge légal pour consommer, un âge qui varie selon les provinces.

La démocratie au bout des doigtsÉTATS-UNIS — “Donner une voix plus importante au citoyen dans la gouvernance nationale.” C’est l’objectif de Countable (“Comptable”), une application pour mobiles qui fournit quotidiennement à ses utilisateurs la liste des projets de loi débattus au Congrès américain et qui permet aux citoyens de donner à leur député un avis sur une réforme d’un simple clic, rapporte Wired. L’application résume et explique chaque loi, souligne ses avantages et ses inconvénients, puis propose deux boutons à ses utilisateurs (“oui” et “non”). La réponse est automatiquement envoyée par courriel à l’élu. Countable garde ensuite l’historique des votes du député et les compare à ceux du citoyen, pour dresser un récapitulatif complet en fin de mandat. L’application est disponible depuis mi-mai et pourrait à présent se développer pour les décisions au niveau local.

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—Scroll.in (extraits) New Delhi

Une fois de plus, l’Inde montre qu’elle sait se démarquer. Selon les opéra-teurs indiens de téléphonie mobile,

plus de la moitié de leurs 886,3 millions d’abonnés se servent de leur téléphone pour passer des “appels manqués”. Ils attendent une première sonnerie pour être sûrs que la connexion est établie, mais raccrochent avant que la personne ne réponde. Tous les mobiles étant dotés de la présentation du numéro, les usagers peuvent savoir qui les a appelés. Ni l’émetteur ni le destina-taire n’ont alors de communication à payer.

Pour qui a un budget serré, passer un appel manqué permet de rassurer gratui-tement la personne à l’autre bout du fi l. Mais, pour les jeunes Indiens, en particu-lier dans les régions conservatrices, ces échanges ouvrent aussi la porte aux idylles. Voir apparaître un numéro inconnu sur leur écran suscite chez eux des rêves faits de mystérieux soupirants et de relations tumultueuses.

Ces dernières années, les réalisateurs indiens se sont rendu compte à quel point les téléphones portables contribuaient de

façon essentielle à la naissance et à la pour-suite des relations amoureuses. Depuis, les appels manqués sont devenus un point de départ récurrent des fi lms tournés dans les langues régionales du sous-continent.

Des chansons et des scénarios entiers reposent sur la poésie secrète de l’appel manqué. “Ils sont source de suspense, affi rme Ratnakar Tripathy, chercheur sur le cinéma et les chansons en bhojpuri [langue parlée dans le nord de l’Inde]. Les appels manqués transmettent un message limpide : ‘Rappelle-moi.’ Si une fi lle ou un garçon donne suite, c’est qu’il ou elle est intéressé(e). Dans les villages, contrairement à ce qui a cours dans les villes, l’amour doit respecter une étiquette stricte. Toute entorse au protocole peut engendrer de terribles violences. Les appels manqués encou-ragent aussi les fantasmes.”

Au Cachemire, le fi lm Missed Call a été consacré à la question en 2009. “Envoie-moi un appel manqué ou un SMS, je répondrai oui tout de suite”, chantent des femmes en tenue traditionnelle qui dansent d’un air guindé dans de magnifi ques champs et rivières. Il ne fait aucun doute que, si leurs amants potentiels se dérobaient cette année-là, c’est uniquement parce que les autorités avaient

interdit l’ouverture de nouvelles lignes pré-payées pendant douze mois.

Si la possibilité de contacter de nou-velles personnes avec cette technique peut paraître séduisante, il ne faut pas oublier que les appels manqués peuvent aussi être interceptés. Le fi lm Kisan [“paysan”], sorti en 2012 au Pendjab, évoque ce risque. Un jeune homme audacieux, poussé par ses copains, appelle son amoureuse pour que tous puissent entendre la voix de la dulcinée. Mais c’est la mère de celle-ci qui répond : elle exige alors de savoir qui appelle, ce qui réjouit le groupe de jeunes garçons, pen-dant que la petite amie se cache derrière une porte, consternée.

Mais les appels manqués ont aussi acquis une connotation péjorative dans certains milieux privilégiés. En eff et, les personnes qui peuvent acheter régulièrement des cartes prépayées ou avoir un abonnement mensuel n’ont pas à se préoccuper du coût de chaque communication. Ils ont les moyens de faire la cour sans compter à leurs bien-aimés.

Sur un titre de l’album Naad Karaycha Nahi (“Ne sois pas envoûté”), une chan-teuse établit un lien direct entre les appels manqués et la situation fi nancière. “Je suis une fi lle ordinaire”, chante-t-elle avant de demander à un garçon s’il est assez riche pour l’appeler sans raccrocher.

Dans Missed Call, aucune chanson à l’eau de rose n’évoque à demi-mot des amours interdites ou des diffi cultés fi nancières. Le réalisateur S. J. Balu consacre tout son fi lm à une histoire aux mœurs légères sur l’infi -délité. Ses personnages passent néanmoins plus de temps à se parler directement qu’à regarder leurs mobiles. Et, soyons hon-nêtes, l’intrigue pourrait vite lasser si tout le monde se trouvait en permanence à fi xer son téléphone et à passer des appels manqués.

—Mridula ChariPublié le 4 juin

L’amour ne tient qu’à un driiiingPasser un coup de fi l et raccrocher avant même que l’autre n’ait pu saisir l’appel. Cette technique de drague, très prisée des jeunes Indiens, a envahi la scène culturelle du pays.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Retrouvez l’horoscope de Rob Brezsny, l’astrologue le plus original de la planète.

A méditer cette semaine : Quelles sont les cinq conditions que ton univers devrait remplir pour te donner l’impression de vivre en Utopie ?

Chiens communsAUSTRALIE — Soyez sympa, partagez votre animal domestique avec votre voisin ! Dans un pays où un Australien sur cinq possède un chien, l’idée fait son chemin et se développe sur des sites spécialisés, affi rme The Guardian Australia. “C’est la solution idéale pour ceux qui souhaitent passer du temps avec des chiens mais qui se soucient aussi de ne pas être trop égoïstes”, écrit le quotidien. Outre le partage des frais pour la nourriture, le vétérinaire ou les soins divers, le “pet-sharing” (ou partage des animaux de compagnie) présente des avantages inattendus. “Cela permet de réduire son empreinte carbone et d’augmenter le bonheur intérieur brut”, assure le quotidien. Et quand votre agenda ne vous laisse pas le temps de sortir le chien, plus de raisons de culpabiliser : ses copropriétaires s’en chargeront.

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—El-Watan Alger

L’année 1957 avait été pénible et dure pour le peuple algérien. Le déclenchement de la révolution, trois années plus tôt, avait

contraint la France à verser dans la barbarie pour faire taire la revendication légitime du peuple algérien, à savoir l’indépendance. Chaque mois qui passait était un calvaire. La France renfor-çait sa présence sur le sol algérien à travers l’ar-rivée massive d’appelés du contingent. C’était l’époque, aussi, où la cause algérienne com-mençait à faire basculer l’opinion française à propos de ce qui se passait en Algérie. Cette année-là, de jeunes Algériens étaient partis à Moscou, où ils avaient pris part aux Jeux mon-diaux de l’amitié.

L’Algérie était représentée à ces jeux par une équipe de football constituée de jeunes étudiants et joueurs encadrés par des politiques, à l’instar de Mohamed Khemisti. Les échos parvenus de la capitale soviétique étaient très bons. Ce rendez-vous juvénile et sportif joua un peu plus tard un grand rôle dans la mise sur pied de l’équipe de football du Front de libération nationale (FLN).

Au cours de la même année, Mohamed Boumezrag avait été chargé de réfléchir au projet de création d’une équipe composée exclu-sivement de joueurs professionnels évoluant en France et possédant une notoriété. Mohamed Boumezrag s’appuya sur Mokhtar Arribi, qui était sur le point de prendre sa retraite de joueur à Sète, et Abdelhamid Bentifour, joueur à l’OGC Nice. Les trois hommes se voyaient régulière-ment à Paris et dans d’autres villes françaises pour faire aboutir le projet.

Le secret était requis pour garantir la réus-site de l’opération. L’établissement de la liste des premiers joueurs algériens concernés a fait l’objet de plusieurs réunions. Sur cette ques-tion, Mohamed Maouche [qui jouait à Reims à l’époque] indique : “Le petit groupe formé autour de Boumezrag a confectionné une liste de joueurs qui a été remise à deux membres du FLN qui assis-taient aux réunions. Aux réunions suivantes, ces hommes ont donné le feu vert pour les joueurs à

contacter. C’est ainsi qu’a été arrêtée la première liste de onze joueurs qui devaient quitter la France à la date qu’indiquerait le FLN.”

Quand faut-il faire partir ces joueurs algé-riens pour ne pas éveiller le moindre soupçon de leurs clubs employeurs respectifs et de la police ? Vers la fin de l’année 1957, les responsables de cette action optent pour le début de la nouvelle année, 1958, qui coïncide avec la trêve hiver-nale. Un membre du trio proposa d’“opter pour une autre date que celle du début du mois de janvier parce qu’à cette période tous les footballeurs profes-sionnels sont en vacances. L’impact serait réduit.” C’est ainsi qu’est choisie la date du 13 avril 1958, qui coïncide avec une journée de championnat de première division professionnelle. Le 9 avril, quatre jours avant le départ des joueurs algé-riens, le sélectionneur français, Paul Nicolas, communique une liste de quarante joueurs pré-sélectionnés pour la Coupe du monde 1958 en Suède. Mustapha Zitouni et Rachid Mekhloufi y figurent. Mieux encore, Mustapha Zitouni est annoncé comme titulaire pour le match amical France-Suisse à Paris le 16 avril. A cette date, il sera aux abonnés absents au Parc des Princes. Trois jours plus tôt, il a bouclé ses valises et rejoint ses compagnons à Tunis.

Une fois les premiers joueurs rassemblés, le FLN publie un communiqué le 15 avril, où il annonce que “des sportifs professionnels algé-riens viennent de quitter la France pour répondre à l’appel de l’Algérie combattante […]. Au moment où la France fait à leur peuple et à leur patrie une guerre sans merci, ils se refusent à apporter au sport français leur concours, dont l’importance est universellement reconnue […]. En patriotes consé-quents, plaçant l’indépendance de leur patrie au-dessus de tout, nos footballeurs ont tenu à donner à la jeunesse d’Algérie une preuve de courage, de droiture et de désintéressement. Le FLN envisage de créer une Fédération nationale algérienne qui demandera son adhésion à la Fédération interna-tionale de football association (Fifa).”

Le 3 mai 1958, l’équipe du FLN dispute son pre-mier match contre une sélection tunisienne et prend facilement le dessus (5-1). Devant la réussite

de cette première sortie, décision est prise d’or-ganiser à Tunis un grand tournoi maghrébin, qui regroupe l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et la Libye. Deux jours avant le début du tournoi, c’est-à-dire le 7 mai 1958, la Fifa menace la Tunisie et les pays participants d’exclusion de ses rangs s’ils ren-contrent l’Algérie. C’est la Fédération française qui est intervenue auprès de la Fifa pour empê-cher les joueurs algériens ayant quitté la France de jouer au football. Le tournoi aura bien lieu. En demi-finale, l’Algérie dispose du Maroc (2-1) et la Tunisie étrille la Libye (4-1). En finale, l’Al-gérie bat la Tunisie (5-1). Ensuite, le FLN entre-prend une tournée en Libye, puis au Maroc, au moment où (juin 1958) la Fifa menace d’exclure le Maroc et la Tunisie. En décembre 1958, la Fifa met sa menace à exécution et suspend l’affilia-tion du Maroc.

La Confédération africaine de football (CAF), fondée en 1957, a tout fait pour ne pas mécon-tenter la Fifa. La CAF n’a pas élevé la voix une seule fois pour défendre la cause de l’équipe du FLN. Son président, le général égyptien Abdelaziz Mostafa, siégeait au comité exécu-tif de la Fifa et a voté toutes les résolutions condamnant les fédérations qui acceptaient de laisser l’équipe du FLN jouer sur leur sol. Ce qui explique pourquoi l’équipe du FLN ne s’est pas produite en Egypte et en Syrie à cette époque. Entre 1958 et 1961, l’équipe du FLN effectue des tournées en Europe de l’Est, au Vietnam et en Chine. Au total, elle a disputé 83 rencontres entre mai 1958 et décembre 1961, et a remporté 57 victoires, concédé 14 nuls et subi 12 défaites.

—Yazid OuahibPublié le 13 avril

histoire.

Envers et contre tout

1957 AlgériePresque soixante ans avant les exploits

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↗ L’équipe du FLN pose pour les photographes. Photo DR

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