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De quoi rit-on ailleurs ? Blagues salaces en Inde, politiciens comiques au Royaume-Uni, autodérision en Russie et en Chine… L’humour dans tous ses états raconté par la presse étrangère Libye La déferlante djihadiste GRÈCE YANIS VAROUFAKIS, UNE ROCK STAR CONTRE L’AUSTÉRITÉ PORTFOLIO — UNE JEUNESSE AFRICAINE (!4BD64F-eabacj!:k;T N° 1269 du 26 février au 4 mars 2015 courrierinternational.com Belgique : 3,90 €

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Courrier International du 26 février 2015

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De quoi rit-on ailleurs ? Blagues salaces en Inde, politiciens comiques au Royaume-Uni, autodérision en Russie et en Chine… L’humour dans tous ses états raconté par la presse étrangère

Libye La déferlante djihadiste

GRÈCE — YANIS VAROUFAKIS,UNE ROCK STAR CONTRE L’AUSTÉRITÉPORTFOLIO — UNE JEUNESSE AFRICAINE

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N° 1269 du 26 février au 4 mars 2015courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

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2. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

ÉDITORIALJEAN-HÉBERTARMENGAUD

Peut-on rirede tout ?Le rire est universel, mais

pas l’humour. On ne rit pas des mêmes sujets ni de la même

façon en Argentine, en Australie, au Nigeria ou en Inde… Y aurait-il autant d’humours que de pays ? Voire d’individus ? En France, par exemple, on supposera que les lecteurs de l’Almanach Vermot ne sont pas les mêmes que ceux de Charlie Hebdo. Humour potache, humour noir, humour anglais – ce sont eux qui ont inventé le terme, adapté et déformé du français “humeur” –, humour juif, humour pince-sans-rire, humour graveleux…, le terme se prête à toutes les épithètes. Mais pas à toutes les interprétations : c’est ainsi que Sky News, pourtant chez nos proches voisins britanniques, a interrompu l’interview de la journaliste Caroline Fourest quand celle-ci a voulu montrer à l’antenne la une de Charlie. Les empereurs de l’humour absurde et du non-sens n’ont pas trouvé ça drôle. Il existe pourtant bien à Londres des journaux satiriques, comme Private Eye, mais ils n’osent toucher aux religions – et surtout pas à l’islam – comme le fait Charlie. Lequel ne fait pas rire tout le monde, même en France et même si personne n’est obligé de l’acheter ! Alors peut-on rire de tout ? De moins en moins, semblent penser nombre d’humoristes français. Imagine-t-on aujourd’hui l’imitateur Michel Leeb remonter sur scène grimé en Noir pour se moquer des Africains ? Du mauvais goût, certes, mais qui en faisait rire certains. Or l’humour – même stupide ou vulgaire – ne tue pas…, sauf les humoristes, comme l’a malheureusement démontré l’attentat contre Charlie Hebdo.

En couverture :Photo John Lund /Blend Images LLC/Gallery Stock

A nos lecteursContrairement à ce que nous avions annoncé dans notre n° 1268, du 19 février, le lancement de notre nouveau site Internet est reporté à une date ultérieure pour des raisons techniques. Le numéro spécial de l’hebdomadaire “venu du web”, réalisé exclusivement à partir de sites d’information et de blogs, qui devait accompagner le nouveau site est également reporté.

p.28 à la une

SUR NOTRE SITE

En vidéo Tour du monde de l’humour. Ce que les médias étrangers nous racontent sur la manière de rire ailleurs.

Ukraine Pourquoi l’Occident est complètement dépassé par la Russie de Poutine.

Grèce Le suivi de l’actualité des relations avec l’UE et de la situation à Athènes.

Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter, Google+ et Pinterest

Sommaire

DE QUOI RIT-ONAILLEURS ?Les attentats récents à Paris et Copenhague, dans lesquels des dessinateurs ont été pris pour cibles (parmi d’autres), ont relancé le débat sur la caricature et la liberté d’expression. De quoi rit-on en Asie, en Amérique latine, en Russie, au Moyen-Orient… ? Tour du monde de la presse.

Le monde musulman face à l’urgence des réformes. Retrouvez notre hors-série chez votre marchand de journaux.

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Après un travail sur ses origines familiales haïtiennes, la photographe canadienne Emilie Régnier s’est lancée dans un projet qui l’a ramenée en Afrique, où elle a passé une grande partie de son enfance.

LIBYE p.10

GRÈCE p.18

Yanis Varoufakis, la rock star anti-austéritéLe nouveau ministre grec des Finances va-t-il l’emporter dans son offensive contre la rigueur imposée par Berlin ? Portrait du mensuel britannique Prospect.

Portfolio 360° p.40

Focus : la déferlante djihadiste

Une jeunesse africaine

L’Egypte se mobilise contre l’implantation dans le pays voisin du groupe Etat islamique. Analyses et reportages d’Al-Monitor, Foreign Policy et The Atlantic.

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6. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Le meilleur de la presse mondiale chaque jeudi chez vous !

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adresse mail : [email protected] ou par courrier à Courrier International - Service Abonnements - Rue des Francs 79 -1040 Bruxelles ou par fax au 02/744.45.55. Je ne paie rien maintenant et j’attends votre bulletin de virement.Nom .................................................................................................................. Prénom ..............................................................................................................................................

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Les données fournies sont reprises dans la base de donnéees du Courrier International dans le but de vous informer sur les produits et services. Elles peuvent être transmises à nos partenaires à des fins de prospection.

Sommaire Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Février 2015. Commission paritaire n° 0717c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrier international.com Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (Edition, 16 58), Rédacteur en chef adjoint Raymond Clarinard Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación

7 jours dans le monde Caroline Marcelin (chef des infos, 17 30), Iwona Ostapkowicz (portrait) Europe Gerry Feehily (chef de service, 1970), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-manique, 16�22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Judith Sinnige (Royaume-Uni, Irlande, Pays-Bas, 19 74), Carole Lyon (Italie, 17 36), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34), Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, Pologne, 16 74), Emmanuelle Morau (chef de rubrique, France, 19 72), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Sabine Grandadam (Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Phi-lippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Virginie Lepetit (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Caroline Marcelin (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Corentin Pennarguear (Tendances, 16 93), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Clara Tellier Savary (chef d’édition), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Lucie Geff roy (rédactrice multimédia, 16 86), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35), Laura Geisswiller (rédactrice multimédia), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 16 87), Patricia Fernández Perez (marketing) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Mélanie Liff schitz (anglais, espagnol), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Hélène Rousselot (russe) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Luc Briand (chef de service, 16 41) Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84), Rollo Gleeson (développeur) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro : Torunn Amiel, Alice Andersen, Edwige Benoit, Gilles Berton, Aurélie Boissière, Jean-Baptiste Bor, Paul-Boris Bouzin, Marianne David, Camille Drouet, Iulia Furtuna, Nicolas Gallet, Rollo Gleeson, Thomas Gragnic, Marion Gronier, Chloé Groussard, Mélanie Guéret, Jadine Labbe Pacheco, Jean-Baptiste Luciani, Valentine Morizot, Marc-Antoine Paquin, Polina Petrouchina, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Sophie Vandermolen

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

Aeon (aeon.co) Londres, en ligne. Argoumenty i Fakty Moscou, hebdomadaire. The Atlantic Washington, mensuel. Foreign Policy Washington, bimestriel. Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort, quotidien. La Gaceta Tucumán, quotidien. Gazeta.ru (gazeta.ru) Moscou, en ligne.The Guardian Londres, quotidien. Hard News New Delhi, mensuel. Historia Bucarest, mensuel. Al-Monitor (al-monitor.com) Washington, en ligne.

El Mundo Madrid, quotidien. The New Republic Washington, bimensuel. New Scientist Londres, hebdomadaire. Postoup Lviv, hebdomadaire. Prospect Londres, mensuel. Sampsonian Way (sampsoniaway.org) Pittsburgh, en ligne. The Spectator Londres, hebdomadaire. This is Africa Londres, bimestriel. The Times Londres, quotidien. Yediot Aharonot Tel-Aviv, quotidien.

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde6. Ukraine. Face aux prorusses, Kiev a les mains liées.

9. Controverse. Le cannabis multiplie-t-il les risques de psychose ?

D’un continent à l’autre — AFRIQUE10. Libye. La déferlante djihadiste.

— ASIE13. Pakistan. Zone de “non-droit”… pour les femmes.

— MOYEN-ORIENT14. Israël-Palestine. Rawabi, la ville qui meurt de soif.

15. Turquie. Poussée de violence contre les femmes.

— AMÉRIQUES16. Etats-Unis. Les mal-aimés de la grande famille américaine.

— EUROPE18. Grèce. Varoufakis, la rock star anti-austérité.

20. Allemagne. Berlin : plus riche, moins sexy.

— FRANCE22. Politique. Socialisme, on brade.

23. Portrait. Roger Auque ou les coulisses de la République.

Transversales36. Sciences. La guerre de la rétractation.

39. Médias. Les pressions de HSBC.

360° 40. Portfolio. Une jeunesse africaine.

44. Tendances. Les applis de la prière.

46. Plein écran. Filles à papa.

47. Histoire. Le yaourt, du lait qui a vu du pays.

A la une28. De quoi rit-on ailleurs ?

ErratumDans notre dernier numéro, p. 9, nous avons qualifi é Maariv de journal israélien de droite. Il s’agit en réalité d’un quotidien populaire du centre. Toutes nos excuses au journaliste interviewé et à nos lecteurs.

— BELGIQUE24. Société. Ces toits où l’on parle de soi.

GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

4.

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

↓ Cessez-le-feu en Ukraine. Dessin de Petar Pismetrovic

paru dans Kleine Zeitung, Vienne.

UKRAINE

Face aux prorusses, Kiev a les mains liéesLa tension monte autour du port de Marioupol, convoité par les séparatistes. Mais une suspension des hostilités reste possible. Pour permettre à chaque camp de mieux se renforcer…

SOURCE

POSTOUPLviv, UkraineHebdomadaire, 200 000 ex.postup.brama.comLe “Progrès”, fondé en 1991, est un des grands titres de l’ouest de l’Ukraine. Après des diffi cultés à la fi n des années 1990, il est relancé sous sa forme actuelle en 2006. Il traite avant tout de sujets de société et de politique.

—Postoup Lviv

Les troupes ukrainiennes ont un gros problème : leur état-major. C’est ce qu’affi rme l’expert militaire Dmytro

Timtchouk, revenant sur la fi n du siège de Debaltseve [après des semaines de combats acharnés, Kiev a cédé la ville aux sépara-tistes prorusses le 18 février]. “Nous sommes face à une situation unique. Nos forces armées peuvent aligner jusqu’à 240 000 hommes. En face, l’ennemi dispose au maximum de 40 000 combattants. Comment notre armée peut-elle reculer alors qu’en certains points du front elle a l’avantage du nombre ? Voilà un secret qui, en tant qu’ancien militaire, me paraît impénétrable”, s’étonne-t-il.

D’autant plus que, selon lui, qui a servi vingt ans au sein des forces armées ukrai-niennes, la défaite ne saurait être imputée à nos soldats. “La vérité, c’est que ce ne sont pas nos soldats qui sont mauvais, ce sont nos généraux. […] En termes tactiques, les défen-seurs peuvent théoriquement être trois fois moins nombreux que les assaillants. Sur le plan stratégique, le ratio est de un pour deux. Même peu nombreuses, nos unités pourraient suffi re à stopper des forces nettement supé-rieures. Au lieu de cela, l’état-major a organisé les défenses de la poche de Debaltseve de telle façon que, même lors de la retraite, nous avons subi de lourdes pertes”, poursuit Timtchouk.

Dans ses critiques, il n’épargne pas non plus les activités des observateurs dans la zone de confl it. “Tout est fait pour que, en s’appuyant sur des organisations douteuses comme l’OSCE, les accords de Minsk [cessez-le-feu conclu le 12 février] puissent être grossiè-rement violés par l’ennemi. Et Kiev se retrouve pieds et poings liés. Je suis surpris que l’on en soit enfi n venu à déployer l’artillerie lourde. Depuis le début, nous ne ripostons qu’à coups d’armes légères, comme au mois de septembre [après la signature des premiers accords de Minsk, qui n’avaient pas été respectés]. On nous tirait dessus au mortier, et nous ripostions avec des armes légères. Quant à une contre-off en-sive, elle était hors de question.”

Timtchouk se dit également atterré par l’attitude des bataillons de volontaires, des journalistes et de l’état-major quand le repli a commencé à Debaltseve. “L’état-major de l’opération antiterroriste avait exigé le silence complet sur le fait qu’il avait ordonné le retrait des troupes de Debaltseve à partir de 6 heures du matin. Et là l’ennemi s’est mis à tirer sur tous les axes qui permettaient de sortir de la ville. Il est clair que l’adversaire a eu vent du

départ de nos troupes – et des troupes en dépla-cement sont toujours plus vulnérables.” Or au même moment des membres de bataillons de volontaires “annonçaient qu’ils avaient com-mencé à se replier de Debaltseve”. La nouvelle a été reprise “par les journalistes et les réseaux sociaux. L’ennemi n’a pas besoin de mener des opérations de renseignement : il lui suffi t de se connecter sur nos réseaux sociaux ou de regar-der la télévision ukrainienne.”

Les décisions se prennent à Moscou. Au lendemain de la débâcle, Dmytro Timtchouk estime de toute façon qu’il est vain d’espé-rer l’application des accords de Minsk. “A l’issue de négociations du même type en sep-tembre, il est devenu évident que ces pourpar-lers n’avaient aucun sens, du moins tant que la Russie ne reconnaîtra pas sa responsabilité dans les événements. Les républiques popu-laires autoproclamées de Donetsk [DNR] et de Louhansk [LNR] ne sont pas des acteurs à part entière. Elles peuvent signer tout ce que l’on veut, les décisions ne se prennent pas à Donetsk ou à Louhansk, mais à Moscou.”

Après Debaltseve, beaucoup craignent que Kharkiv, la deuxième ville du pays, soit le prochain objectif des prorusses. A ce sujet, Timtchouk se montre prudent. “Je ne pense pas que l’ennemi ait la capacité de lancer une attaque sur Kharkiv, contrairement à ce que [le Premier ministre de la DNR, Alexandre Zakhartchenko] a déclaré.” “Certes, reconnaît-il, la Russie est un réservoir presque inépuisable

de renforts, mais il faut quand même prendre en compte certains facteurs encourageants. On constate en particulier que les formations de mercenaires qui arrivent régulièrement de Russie se composent de plus en plus d’hommes qui n’ont aucune expérience du combat. Durant l’été, lors de la dernière grande off ensive pro-russe, toutes les formations sur place avaient une expérience militaire acquise dans divers ‘points chauds’ du globe. Maintenant, ils envoient n’im-porte qui. Les Russes commencent à s’aperce-voir que les pertes leur coûtent cher.”

“C’est un bon signe pour nous”, souligne- t-il, avant d’ajouter qu’il est possible qu’une véri-table trêve soit établie dans les prochains mois. Uniquement dans le but, pour les deux camps, de se renforcer en armes et en personnel.—

Publié le 21 février

7 jours dansle monde.

Athènes satisfaite du compromisGRÈCE— Mardi 24 février, l’Euro-groupe a donné son accord pour la poursuite du programme d’assistance fi nancière à la Grèce pour les quatre prochains mois. La veille, Athènes avait pré-senté une liste de propositions de réforme à ses créanciers de la troïka. Ce document validé contient des projets de réformes structurelles visant notamment à imposer davantage les plus hauts revenus, à endiguer la fraude fi s-cale, la corruption, le trafi c des produits pétroliers et le blanchi-ment d’argent, à ne pas revenir sur les privatisations engagées, à s’attaquer à la bureaucratie et à réformer la justice, précise Die Zeit. “Alexis Tsipras ne va pas résoudre sur-le-champ la crise de son pays, commente Die Zeit. Mais Athènes est déjà satisfaite : voilà enfin un gouvernement qui s’est rebellé face à Bruxelles.” Certes, le chef du gouvernement grec doit encore convaincre son opi-nion publique des bienfaits du compromis avec l’Eurogroupe, mais il devrait réussir à intro-duire certaines de ses promesses électorales, souligne le quotidien. La poursuite du programme doit être validé individuellement par les 19 gouvernements de la zone euro, dont certains, comme l’Alle-magne, doivent soumettre cette semaine cette décision au vote de leur Parlement.

Pas de mères porteuses pour les étrangers THAÏLANDE— Une loi interdi-sant aux étrangers et aux couples homosexuels d’avoir recours à une mère porteuse a été adop-tée le 20 février par l’Assemblée nationale législative. Le but est de “mettre fi n à une industrie de ‘location d’utérus’ qui a fait de la Thaïlande une des destinations les plus prisées pour ce qu’on appelle le ‘tourisme de fertilité’”, écrit The Bangkok Post. La loi stipule que les mères porteuses doivent être thaïlandaises et âgées de plus de 25 ans. “Le but est d’empêcher que l’utérus des femmes thaïlandaises devienne l’utérus du monde”,

6.

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7 JOURS.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

LA PHOTO DE LA SEMAINE

Un tombeau historique et ses gardiens évacués

TURQUIE— Le 22 février, l’armée turque est intervenue en Syrie, à quelques kilomètres de sa frontière, pour récupérer les reliques de Suleiman Chah (grand-père du fondateur de la dynastie ottomane) ainsi que les 38 militaires qui les gardaient, écrit Hürriyet. Considéré comme territoire turc depuis 1921, le mausolée se trouvait dans une zone à risques, proche des lieux d’aff rontement entre l’Etat islamique et les Kurdes. L’opération a pu se faire notamment après l’accord du parti kurde syrien (proche du Parti des travailleurs du Kurdistan, interdit en Turquie). Sur la photo, les Turcs réinstallent le tombeau non loin de Kobané, sur un territoire contrôlé par les Kurdes.

9DOLLARS L’HEURE à partir du mois d’avril (7,95 euros), puis 10 dollars (8,80) en février 2016 : c’est le nouveau salaire minimum décidé par le géant américain de la distribution Walmart (contre 7,27 dollars actuellement), rapporte The Washington Post. En cinq ans, le taux de chômage américain est passé de 9,8 % à 5,7 %, et il devient plus diffi cile pour les entreprises de trouver du personnel qualifi é. Nombre d’entre elles ont par conséquent augmenté le salaire minimum horaire pour attirer la main-d’œuvre. “Le salaire moyen d’un employé à plein temps de Walmart sera désormais de 13 dollars l’heure, soit moins que la moyenne du secteur de la distribution, qui est de 14,65 dollars”, relativise The Wall Street Journal. En France, le smic horaire est fi xé à 9,61 euros.

ILS PARLENTDE NOUS

DAN BILEFSKY, correspondant à Paris du New York Times

La France alliée clé des AméricainsLe porte-avions Charles-de-Gaulle est mobilisé contre l’EI en Irak. Comment les Américains perçoivent-ils l’engagement français ?Au moment où les Etats-Unis et leurs alliés sont en train de se battre contre l’Etat islamique, cet engagement est évidemment bienvenu à Washington. Car il est important que la lutte contre l’EI soit un combat multinational. On se souvient de la réticence et de la révolte française contre la guerre menée par George W. Bush en Irak en 2003. Mais la France est depuis redevenue l’alliée clé. Au-delà de l’esprit gaulliste de sa politique étrangère et des stratégies d’un président faible sur le plan intérieur, l’Hexagone doit faire face à une menace très réelle sur son territoire. Son engagement est devenu impératif. Il y a donc une parfaite conjonction d’intérêts avec les Etats-Unis.

Le chef du Pentagone, Ashton Carter, a promis à l’EI “une défaite irréversible”. Quelle est la stratégie employée ?La lutte contre l’EI s’eff ectue au niveau social, politique et militaire. Ashton Carter vient d’arriver. Il met en place une défense sur les réseaux sociaux et une approche politique au sein d’une coalition multinationale. Sur le plan militaire, le Pentagone s’est exprimé très clairement sur la préparation d’une grande off ensive sur Mossoul, vers le mois de juin, menée par les forces irakiennes et kurdes sur le terrain. Les frappes aériennes préparent et accompagnent cette off ensive.

Une intervention au sol de troupes de la coalition est-elle envisagée ?Les généraux américains ont demandé la permission d’avoir davantage de conseillers sur le terrain pour accompagner et coordonner les 20 000 à 25 000 soldats irakiens et kurdes qui auront la mission de reprendre Mossoul, cette ville stratégique de plus de 1 million d’habitants tenue par l’EI. Mais gageons que Barack Obama, en fi n de mandat, s’en tiendra à sa prudence habituelle et ne franchira pas la ligne rouge en envoyant des troupes américaines dans une guerre qui risque d’être sanglante. Après les guerres d’Afghanistan et d’Irak, les Américains sont fatigués de l’interventionnisme.

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explique un député. Les oppo-sants à cette loi soulignent que l’illégalité risque de pousser le commerce des mères porteuses vers la clandestinité, rendant alors plus diffi cile pour les patients l’ac-cès à des soins médicaux.

Abbott durcit les lois sur la nationalitéAUSTRALIE— Le pays va “punir les individus en lien avec des organisations terroristes” en durcissant ses lois sur la natio-nalité, a déclaré le 23 février le Premier ministre, rapporte The Australian. “Les binationaux participant à des activités terro-ristes pourraient être déchus ou suspendus [de leur nationalité aus-tralienne], selon des amendements émis par le gouvernement”, a-t-il

précisé. Le gouvernement devrait également examiner le cas des Australiens de souche : ils pour-raient avoir un accès restreint aux “services consulaires” ou même “se voir refuser le droit de quitter l’Australie ou d’y revenir”.

7

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7 JOURS Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

↙ Dessin de Schrank paru dans The Independent, Londres.

ZIMBABWE

“Robert Mugabe, tu n’as aucune raison de faire la fête”Musique, danses, 20 000 invités, éléphants et lion rôtis… Pour les 91 ans du président zimbabwéen, rien n’est trop beau. Au vu de son triste bilan, il ferait pourtant mieux de faire profi l bas.

—The Times Londres

Compte tenu de ses années san-glantes à la tête du Zimbabwe, on pouvait se douter que le président

Robert Mugabe ne se contente-rait pas d’un livre pour son anni-versaire. De fait, pour fêter ce samedi [28 février] les 91 ans du plus vieux dirigeant du monde, deux éléphants, deux buffl es, deux zibelines, cinq impalas et un lion seront abattus et rôtis sur le par-cours de golf d’un club haut de gamme.

Ce festin n’est pas le seul événement de sa carrière diffi cile à digérer. M. Mugabe est arrivé au pouvoir en 1980 en tant que chef de la rébellion contre les dirigeants blancs de la Rhodésie. Malgré la violence de son régime, la disparition dans des fosses com-munes de milliers de membres de tribus ayant refusé de lui faire allégeance et la cruauté de sa police secrète, M. Mugabe reste un héros pour beaucoup d’Africains.

Il vient d’ailleurs d’être nommé à la tête de l’Union africaine.

La survie n’est pas une raison suffi sante pour justifi er un tel festin. M. Mugabe a un jour déclaré qu’il souhaitait rendre le cricket obligatoire pour faire du Zimbabwe un pays de “gentlemen”. Cette déclara-tion cynique arrivait juste après le net-toyage ethnique des années 1980, qui avait fait quelque 20 000 victimes civiles. Contre vents et marées, il est vrai que les Zimbabwéens sont un peuple “gentle” [aimable], mais qui vit sous le joug de la corruption et d’un régime autoritaire. Ils sont victimes de politiques désastreuses qui ont transformé l’ancien grenier à blé de l’Afrique en un pays totalement tribu-taire de l’aide internationale.

On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’un grand nombre de citoyens ordinaires du

Zimbabwe vont devoir payer 10 dollars chacun pour fi nan-cer la somptueuse fête d’an-niversaire du président. Selon les prévisions, les festivités devraient coûter 1 million de dollars [883 000 euros], alors

que le PIB par habitant du pays était de 600 dollars [530 euros] en 2012.

La meilleure façon de fêter certains anni-versaires est de le faire chez soi, à huis clos. Celui de M. Mugabe devrait être de ce genre. Le plus beau des cadeaux que le président pourrait off rir au pays serait de démission-ner avec la dignité qui lui reste. De toute évi-dence, M. Mugabe s’estime indispensable au Zimbabwe et à l’Afrique. Pour dire les choses avec modération, il ne l’est pas.—

Publié le 23 février

Podemos embarrasséESPAGNE— Après trois semaines de silence, Juan Carlos Monedero, le cofondateur du mouvement anti-austér ité Podemos, a comparu devant les médias le 20 février pour s’expliquer sur les 425 000 euros reçus en 2013 au nom des gouvernements du Venezuela, de l’Equateur, de la Bolivie et du Nicaragua via la banque de l’alliance régionale Alba. Ce professeur de sciences politiques a nié à plusieurs reprises avoir utilisé cet argent pour financer son parti, créé début 2014. “Il n’y a pas de chasse aux sorcières, personne n’est la cible d’une campagne organisée par le pouvoir. Podemos et ses leaders font désormais partie intégrante du système politique espagnol. Ils doivent rendre des comptes et être transparents et le Pr Monedero n’a pas réussi son premier examen”, fustige El Mundo.

Arrestation du maire de CaracasVENEZUELA— Antonio Ledezma a été arrêté par les unités de police du renseignement vénézuélien le 19 février. Selon le quotidien de Caracas El Nacional, plus de 80  membres des forces de sécurité ont investi le bureau du maire avant de l’embarquer. “Il ne savait pas de quoi on l’accusait”, a témoigné son épouse. Le pré-sident Nicolás Maduro l’accuse d’avoir pris part à un projet de coup d’Etat. Membre du parti d’opposition Alianza Bravo Pueblo, Antonio Ledezma avait soutenu les manifestations du 12 février qui commémoraient les troubles de février 2014 (43 morts et 3 500 personnes arrêtées). Il risque vingt-huit ans de prison. Pour María Corina Machado, emblème de l’opposition, “cette arrestation est un acte désespéré de la dictature de Nicolás Maduro contre un démocrate loyal”.

Al-Chabab menace l’OccidentTERRORISME— Dans une vidéo diff usée le 21 février, le mouve-ment islamiste somalien appelle ses sympathisants à perpétrer des attentats contre des centres commerciaux, notamment au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, au Canada, en France et au Kenya, rapporte le Times. Une menace qui rappelle l’attentat commis en septembre 2013 quand l’or-ganisation terroriste avait tué 60  personnes dans le centre commercial Westgate à Nairobi.

ÉDITO

“Tout le monde se concentre sur la Syrie et sur l’EI, mais Al-Chabab nous rappelle qu’elle est toujours active et qu’elle continue de repré-senter une menace”, souligne le quotidien londonien.

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7 JOURS.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Les informés de France InfoUne émission de Jean-Mathieu Pernin, du lundi au vendredi, de 20h à 21h

Chaque vendredi avec

OUI

La “skunk” particulièrement nocive—The Guardian Londres

U ne récente étude scientifi que menée par le King’s College de Londres montre que fumer une certaine

variété de cannabis (la “skunk”), aux eff ets extrêmement puissants, fait tripler le risque de survenue d’épisodes psychotiques graves. Les auteurs ont étudié un groupe de per-sonnes résidant dans le sud de Londres, où la consommation de cannabis est très répandue, et découvert que la skunk était associée à 25 % des nouveaux cas de troubles psychotiques. Leurs conclusions rejoignent toute une série de données établissant de façon irréfutable que les personnes qui fument du cannabis fort sont plus suscep-tibles de développer une psychose, celle-ci se traduisant par une schizophrénie dans la moitié des cas.

Parmi les personnes étudiées, celles qui consommaient de la skunk tous les jours étaient cinq fois plus nombreuses que les autres à souff rir de crises de longue durée dans lesquelles elles entendaient des voix, avaient des hallucinations ou montraient un comportement désorganisé.

Selon Robin Murray, professeur de psy-chiatrie au King’s College de Londres, le lien de cause à eff et entre la consommation de cannabis fort et le risque de développer des troubles mentaux est maintenant clai-rement prouvé. “L’argument initial était que les gens qui fument du cannabis sont de toute façon déjà un peu bizarres, explique-t-il. Dans le sud de Londres, 75 % des gens ont consommé du cannabis dans leur vie et il semble peu pro-bable que 75 % des gens soient anormaux.”

Entre 2005 et 2011, les chercheurs ont travaillé avec 410 personnes âgées de 18 à 65 ans qui avaient été admises dans les

hôpitaux du sud de Londres parce qu’elles étaient victimes d’une première crise psy-chotique et qu’elles entendaient des voix ou avaient d’autres hallucinations depuis au moins un mois. Ont été inclus comme témoins 370 sujets sains résidant dans la même zone. Dans leur étude, publiée par la revue The Lancet Psychiatry, la puissance du cannabis et la fréquence de consommation étaient fortement liées au risque de déve-lopper des troubles mentaux, facteurs qui selon les auteurs sont souvent ignorés par les médecins.

Les personnes qui fumaient des formes de cannabis moins puissantes, comme le haschisch, présentaient cependant moins de risques. Mais selon Robin Murray, depuis la fi n de cette étude, en 2011, le cannabis est globalement devenu plus puissant et des pro-duits synthétiques comme le “spice” [can-nabis de synthèse] ont été liés à des crises psychotiques aiguës.

—Hannah DevlinPublié le 16 février

NON

Il peut aussi prévenir les maladies mentales—New Scientist Londres

Les détracteurs du cannabis se sont félicités des résultats d’une nouvelle étude publiée cette semaine qui met

en évidence les dangers de la “skunk”, un cannabis ultrapuissant.

Les chercheurs ont établi que le risque de psychose était trois fois plus élevé chez les fumeurs réguliers de skunk que chez les non-fumeurs. “Chez les consommateurs quotidiens, ce risque était multiplié par cinq”, précise Robin Murray, du King’s College de Londres, qui a codirigé l’équipe. Les

personnes qui fumaient en revanche du haschisch, une drogue de moindre puis-sance, n’avaient pas plus de risques de développer une psychose que ceux qui n’en consomment pas, ce qui laisse supposer que la skunk en était la cause.

La skunk est aussi nocive du fait qu’elle est beaucoup plus riche que la résine de cannabis en delta-9-tétrahydrocannabi-nol, ou THC, l’ingrédient qui permet de planer mais qui déclenche aussi la psy-chose, mais aussi et surtout parce qu’elle ne contient quasiment pas de cannabidiol, ou CBD, molécule dont il a été démontré qu’elle neutralise les eff ets psychotiques du THC. “Dans le haschisch traditionnel, les proportions de THC et de CBD sont à peu près égales, soit environ 4 % pour chaque”, explique Amir Englund, du King’s College de Londres, qui n’a pas participé à l’étude. “Dans la skunk, le taux de THC atteint 14 ou 15 %, tandis que celui de CBD est quasi nul”, poursuit-il.

Les deux substances apparaissent dans le plant de marijuana à partir du même com-posé, le cannabigérol. Autrement dit, si la teneur de l’une augmente, celle de l’autre baisse. Dans le haschisch, issu de plants généralement cultivés en milieu naturel en Afrique du Nord, le THC est présent en même quantité que le CBD.

Or les producteurs du Royaume-Uni ont croisé des variétés dans lesquelles les enzymes nécessaires à la fabrication du THC sont dominantes, ce qui donne un cannabis beaucoup plus riche en THC et donc beaucoup plus pauvre en CBD.

Parce qu’il est plus fort, et donc suscep-tible d’être davantage prisé par les consom-mateurs réguliers, qui ont besoin de varié-tés plus puissantes pour planer, ce type de cannabis s’est taillé la part du lion sur le marché noir britan-nique ces vingt der-nières années. D’où l’augmentation du

nombre de cas de psychoses, en particu-lier chez les jeunes et les nouveaux consom-mateurs réguliers, qui n’ont pas eu le temps, comme leurs aînés, de s’habituer aux varié-tés plus puissantes. “C’est comme si vous preniez deux scotchs par jour au lieu d’une pinte de bière”, synthétise Amir Englund.

Les preuves de la capacité du CBD à réduire les risques de psychose se pré-cisent au point que le cannabidiol puri-fi é est en cours de test sur des personnes souff rant de schizophrénie afi n de voir s’il permet de traiter leur maladie. Une société britannique implantée à Cambridge, GW Pharmaceuticals, le teste actuellement sur 80 sujets schizophrènes vivant au Royaume-Uni, en Pologne et en Roumanie, pour déterminer s’il réduit le risque de psychose.Amir Englund et ses confrères ont publié leurs résultats voilà deux ans dans le Journal of Psychopharmacology. Sur 48 sujets sains, 42 % souff raient de crises psychotiques à la suite d’une injection de THC, contre 14 % seulement s’ils avaient pris auparavant un comprimé de CBD.

Par ailleurs, les personnes qui avaient reçu du CBD avaient moins de risques d’avoir des accès de paranoïa et, contrai-rement à celles qui n’en avaient pas pris, ne présentaient aucune perte de mémoire lors du test des mots à se rappeler [le sujet se voit présenter une liste de mots dont il doit se souvenir à court terme].

Il semblerait même que le CBD soit aussi effi cace que les neuroleptiques existants.

Une étude allemande publiée il y a deux ans a montré que,

chez 33 patients souff rant de schizophrénie, le CBD atténuait les symp-

tômes psychotiques aussi effi cacement que le traitement, l’ami-sulpride, mais sans les eff ets secondaires habituels, notam-ment les troubles moteurs, la prise de poids et les dys-fonctions sexuelles. —Andy Coghlan

Publié le 16 février

CONTROVERSE

Le cannabis multiplie-t-il les risques de psychose ?Une étude souligne les importants méfaits d’une variété de marijuana sur la santé mentale. Pour le New Scientist, il ne faut toutefois pas oublier les propriétés antipsychotiques de cette drogue.

↓ Dessin de Falco, Cuba.

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Sakr Al-Jarouchi, fidèle du général Khalifa Hafter, a déclaré que ses hommes avaient également pris part aux frappes aériennes qui avaient vu la mort “de 40 à 50 terroristes” et a promis de nouvelles frappes.

Pendant ce temps, son concur-rent à Tripoli, le Congrès national général [CNG, Parlement sortant, élu le 7 juillet 2012 et dont le mandat a expiré], a condamné dans un communiqué l’opération militaire égyptienne, qualifiée d’“agression contre la souveraineté libyenne”. Syrte est supposée être sous l’au-torité du gouvernement d’Omar Al-Hassi, soutenu par le CNG, mais celui-ci ne semble pas beau-coup mieux maîtriser la situation que le gouvernement de Tobrouk. Frapper Derna semble logique dans la mesure où la ville est un bas-tion de l’EI en Libye depuis qu’un petit nombre de milices locales ont annoncé leur allégeance au groupe terroriste. De fait, Derna

est un vivier tradition-nel d’extrémistes et de djihadistes depuis les années 1990 et a été une source inépuisable de combattants étrangers en Irak après l’invasion américaine de 2003.

Le 28 janvier, l’EI a attaqué l’hô-tel Corinthia de Tripoli, situé sur le front de mer, tuant une dizaine d’étrangers, dont des ressortissants américains, français et philippins. Dans son adresse à la nation du 16 février, le président égyptien, Abdelfattah Al-Sissi, s’est dit prêt à faire partie, voire à prendre la tête d’une coalition régionale ou internationale contre l’EI en Libye, à l’image de celle qui est actuel-lement opérationnelle en Syrie et en Irak.

L’idée d’une intervention mili-taire de l’Egypte en Libye n’est pas neuve et n’a rien de surprenant.

—Al-Monitor (extraits) Washington

F idèle à sa barbarie coutu-mière, le groupe terroriste Etat islamique [EI ou acro-

nyme en arabe, Daech] a commis un nouveau crime odieux le 15 février en assassinant 21 Egyptiens coptes à Syrte, où le groupe assoit tran-quillement sa présence depuis son arrivée, voilà un peu plus d’un an. La vidéo diffusée, emblématique de l’EI, avait manifestement fait l’ob-jet de nombreuses répétitions et d’une production professionnelle pour envoyer un message de ter-reur univoque visant à épouvan-ter et à intimider les opposants quels qu’ils soient.

Milices. A maintes reprises, les habitants de cette ville côtière ravagée par le conflit ont informé les observateurs extérieurs de la multiplication des exactions de l’EI sur place. Mais le gouvernement libyen [issu des législatives de juin 2014 et ins-tallé à Tobrouk] est faible et n’a aucun pou-voir sur une grande partie du territoire, dont Syrte, censée se trouver sous la coupe du gouvernement concurrent de Tripoli, mis en place par les milices [islamistes] de la coalition Fajr Libya (Aube de la Libye) après la prise de la capitale et d’une bonne partie de l’ouest du pays, en août 2014. Le gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté inter-nationale, s’est empressé d’adres-ser ses condoléances à l’Egypte, de condamner l’assassinat des ouvriers [égyptiens] et de donner son feu vert aux frappes aériennes lancées par l’armée de l’air égyp-tienne contre des positions de l’EI dans la ville de Derna, dans l’est du pays, où l’EI est apparu pour la première fois sur le sol libyen il y a moins d’un an [en octobre 2014].

Porte-parole de la toute jeune armée de l’air libyenne, le colonel

Asie ............. 13Moyen-Orient ..... 14Amériques ........ 16Europe ........... 20France ........... 22

d’uncontinentà l’autre.afrique

Libye. La déferlante djihadiste

L’Egypte se mobilise en faveur d’une intervention militaire, au risque de s’enliser dans le bourbier libyen. D’autres choix sont possibles, souligne Al-Monitor. L’Etat islamique n’est

pas nécessairement en passe de contrôler le pays, estime Foreign Policy. Et encore moins de mettre la main sur sa production pétrolière.

FOCUS

L’option militaire mal engagéePour faire barrage au terrorisme, notamment à Daech, l’intervention promue par l’Egypte serait un remède pire que le mal.

Les Libyens voient d’un mauvais œil une intervention militaire de l’étranger

OPINION

Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 201510.

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550 combattants libyens dans ses rangs et qu’aujourd’hui ce nombre a sans doute augmenté. Selon lui, il y aurait actuellement en Lybie de 1 000 à 3 000 combattants de l’EI, dont beaucoup sont revenus de Syrie et d’Irak avec une grande expérience de la guerre.

Recrues. Thomas Joscelyn, un des responsables éditoriaux du Long War Journal, un site qui s’intéresse aux eff orts américains en matière de contre-terrorisme, souligne que l’Etat islamique “s’est essentiellement constitué en Libye à partir de jeunes recrues qui ont combattu en Syrie et en Irak et qui reviennent chez eux totalement imprégnés de l’idéologie de l’EI”. Bien que le groupe se soit incontestablement renforcé en Libye, Thomas Joscelyn pense que l’on surestime parfois sa puissance. Il indique par exemple que l’EI ne contrôle pas l’intégralité de Derna, où des groupes rivaux tels que la Brigade des martyrs d’Abou Salim [du nom de la tristement célèbre prison de l’ère du dictateur déchu, Muammar Kadhafi ] continuent de jouer un rôle important. “Les zones prétendument sous contrôle de l’EI relèvent plus des désirs du groupe que de la réalité, observe Joscelyn. L’EI veut donner au monde l’impression que le califat s’étend.”

de raffi neries de petite taille qui a permis à l’EI, en Irak et en Syrie, de vendre par exemple du gazole de contrebande sur les marchés locaux, la Libye est équipée de grandes raffi neries qui, pour l’instant, sont aux mains d’autres milices. Tout cela fait qu’il est diffi cile pour l’EI de transformer les gisements pétroliers en revenus pétroliers.

“Le problème en Afrique du Nord, et en particulier en Libye, c’est qu’il ne suffi t pas de s’emparer de gisements pour s’enrichir grâce au pétrole”, explique Geoff Porter, fondateur de North Africa Risk Consulting. “Pour cela il vous faudrait vous emparer de la totalité du secteur, des puits jusqu’aux terminaux.” Matthew  Reed, qui travaille comme spécialiste de l’énergie pour le cabinet de consultants Foreign Reports, rappelle que, en Syrie, l’EI “possède son propre réseau de raffi nage”, une situation qui n’existe pas

en Libye. “Il n’y a pour ainsi dire aucune raffi nerie familiale, et les grandes raffi neries sont toutes aux mains d’une faction ou d’une autre”, explique-t-il.

Exporter du pétrole est la seule façon de capitaliser sur le brut libyen. Mais, comme on l’a vu l’année dernière, lorsque le chef rebelle [autonomiste] Ibrahim  Jadran s’est emparé d’un terminal pétrolier dans l’est du pays, trouver des clients susceptibles d’acheter du brut dans ces conditions est extrêmement diffi cile. Au printemps, ses partisans ont fi ni par charger un tanker avec ce que les gouvernements libyen et américain ont considéré comme du pétrole volé, mais le bateau avait été intercepté [le 17 mars 2014] par une vingtaine de Navy Seals américains pendant sa traversée de la Méditerranée. Cela a mis un terme aux tentatives des milices d’exporter directement de grosses quantités de brut libyen, et l’EI se heurtera aux mêmes diffi cultés s’il tente de faire la même chose. “Vous aurez beau avoir mis la main sur tout le pétrole du monde, observe Porter, si vous ne pouvez pas le proposer sur le marché, il ne vaut rien du tout.”

—Kate Brannen et Keith JohnsonPublié le 17 février

En fait, elle est attendue depuis l’élection d’Al-Sissi à la prési-dence, en mai 2014, et la répres-sion tous azimuts qu’il mène contre les islamistes sur le sol égyptien. Beaucoup de djihadistes égyp-tiens ont trouvé refuge en Libye, et les mouvements d’armes à des-tination de l’Egypte n’ont jamais cessé en raison de la frontière com-mune à ces deux pays, longue et diffi cile à surveiller. Une interven-tion militaire égyptienne en Libye serait risquée et pourrait se retour-ner contre l’Egypte, qui doit déjà combattre son propre Etat isla-mique dans la péninsule du Sinaï et subit des attaques quasi quoti-diennes au Caire.

Diplomatie. Plutôt que de se laisser happer par une guerre des milices en Libye, il serait plus pro-ductif à long terme pour l’Egypte de prendre la tête des actions interna-tionales visant à former et à équi-per l’armée libyenne sous l’autorité du gouvernement élu, qui ne pos-sède ni le matériel ni le savoir-faire nécessaires pour lutter contre le terrorisme sur le sol libyen.

Au lieu d’appeler à la création d’une coalition internationale pour combattre l’EI en Libye, la diplomatie égyptienne aurait dû commencer par convaincre les grandes puissances mondiales, au premier rang desquelles les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, de renforcer les résolutions de ce dernier sur la Libye, en particu-lier la résolution 2174, qui prévoit un certain nombre de sanctions contre les pays, groupes ou indi-vidus contribuant à l’instabilité de la situation et aux destruc-tions en Libye.

Si les Libyens sont favorables à un renforcement de l’aide interna-tionale pour stabiliser leur pays, la majorité d’entre eux voient d’un mauvais œil une interven-tion militaire de l’étranger, qu’elle soit régionale ou autre. Il convient de toujours garder cela à l’esprit à l’heure de prendre des décisions sur le dossier libyen.

—Mustafa Fetouri*Publié le 17 février

* Universitaire, écrivain et journaliste indépendant, Mustafa Fetouri est consultant depuis novembre 2011 au IHS Global Insight, une société d’analyses basée au Royaume-Uni. II est lauréat du prix Samir Kassir pour la liberté de la presse 2010, créé en 2006 par l’Union européenne et portant le nom du journaliste libanais assassiné à Beyrouth le 2 juin 2005.

Daech n’a pas encore gagnéLe groupe terroriste renforce ses positions dans certaines villes, mais il n’est pas près de contrôler le pays.

“Il ne suffi t pas de s’emparer de gisements pour s’enrichir”

—Foreign Policy (extraits) Washington

Selon un haut responsable américain de la défense, les eff orts de l’Etat islamique

(EI ou acronyme en arabe, Daech) pour élargir son théâtre d’opé-rations au-delà de la Syrie et de l’Irak ont commencé l’année der-nière lorsque le groupe terroriste a dépêché en Libye, de son quar-tier général syrien, un de ses prin-cipaux recruteurs. Simultanément, l’EI incite ses membres libyens à rentrer dans leur pays pour y pour-suivre le combat.

Cela fait longtemps que la Libye fournit de la chair à canon pour mener le djihad en dehors de ses frontières. Un calcul par tête montre que ce pays de 6 millions d’habitants a proportionnellement envoyé plus de combattants en Irak et en Syrie que toute autre nation. Mais désormais il est lui-même devenu l’un des champs de bataille.

L’ancien offi cier de la CIA Patrick Skinner, actuellement membre du centre de recherche stratégique domicilié à New York The Soufan Group (TSG), spécialisé dans la sécurité et les renseignements internationaux, estime qu’à la fi n de l’été dernier l’EI comptait environ

Un des obstacles auxquels se heurte l’EI dans sa volonté d’étendre son implantation en Libye est que le pays ne présente pas la division entre chiites et sunnites que l’on observe en Irak et en Syrie. C’est cette fracture qui a permis au prédécesseur de l’EI, Al-Qaida en Irak, de déclencher une guerre confessionnelle dans ce pays. Or la grande majorité des musulmans libyens sont sunnites, ce qui élimine cette source potentielle de conflit. “Ils ne pourront pas provoquer une guerre confessionnelle, estime Skinner. La seule façon pour eux de gagner en infl uence est de coopter d’autres groupes.”

Raffi nerie. Mais le plus grand défi sera celui du pétrole. En Irak et en Syrie, l’EI a profité de la manne pétrolière pour devenir l’un des groupes terroristes les plus riches de l’Histoire, même si la capacité du groupe à transformer l’or noir en millions de dollars par jour a été entravée par les frappes aériennes occidentales et la chute des cours. L’EI a bien tenté de s’emparer du pétrole libyen, mais cela s’est avéré beaucoup plus diffi cile qu’en Irak. Fin janvier, ses combattants ont attaqué les forces de sécurité déployées sur deux gisements dans le but d’en prendre le contrôle. L’un de ces gisements, celui de Mabrouk, a été attaqué une deuxième fois début février, de même qu’un pipeline.

Mais le combat que le groupe terroriste livre pour s’emparer du pétrole s’inscrit dans une lutte générale des deux gouvernements rivaux et des diverses milices du pays pour le contrôle des ressources naturelles [lire page suivante]. Plusieurs responsables libyens ont déclaré début février que l’accroissement de la violence risquait d’aboutir à l’interruption de la production pétrolière du pays. Celle-ci est déjà tombée d’environ 1,6 million de barils par jour avant le “printemps arabe” à moins de 300 000 barils par jour à l’heure actuelle. Les attaques de pipelines privent le gouvernement de recettes qui pourraient lui permettre de remédier à l’éclatement du pays.

Convertir l’or noir en or tout court est par ailleurs beaucoup plus diffi cile en Libye qu’en Irak et en Syrie. Les installations pétrolières libyennes sont situées loin à l’intérieur des terres et éloignées des centres urbains. En outre, au lieu de la multitude

AFRIQUE.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

↙ Sur le drapeau : Etat islamique, ouverture prochaine. “Pour vous c’est un Etat en faillite, pour moi c’est une opportunité commerciale.” Dessin de Chappatte paru dans l’International New York Times, Paris.

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Le croissant pétrolier d’Al-Sidra, Ras Lanouf

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Ghadamès

Koufra

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TobroukMisrata

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La coalition islamiste Aube de la Libye et ses alliés Combatset leurs alliés

Présence de l’organisation Etat islamique Exploitation d’hydrocarbures

Le gouvernement de Tobrouk et le général Hafter

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Aux portesde l’Europe

REPORTAGE

AFRIQUE FOCUS LIBYE. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—The Atlantic (extraits) Washington

Une voix précipitée se fait entendre dans le talkie-walkie : “Saadun, Saadun,

l’oiseau est là, l’oiseau est là !” Saadun est le nom de code d’un chef cor-pulent des milices Fajr Libya (Aube de la Libye), qui m’a escorté sur le front lors de mon séjour en Libye, en janvier. L’oiseau est un MiG-21 ou un MiG-23 des forces adverses de l’opéra-tion Dignité [menée par le général Khalifa Hafter]. Le MiG largue sa bombe à un peu plus d’un kilomètre de là. C’est la seconde et la der-nière frappe aérienne de la jour-née. Comme la première, elle ne causera pas de dommages.

La bataille de Benghazi vise à prendre le contrôle des deux plus grands ports pétroliers du pays, Al-Sidra et Ras Lanouf. Ce n’est qu’un des fronts d’une guerre civile complexe et pratiquement oubliée qui ravage le pays depuis mai 2013. Les profondes fractures ouvertes par les combats sont exploitées par des puissances régionales et des organisations djihadistes

transnationales comme Al-Qaida et l’Etat islamique (EI). Et la péren-nisation de la guerre aff ecte non seulement les Libyens, mais aussi la sécurité des pays africains envi-ronnants et, de plus en plus, celle de l’Europe.

Le 13 décembre dernier, Aube de la Libye, formée essentielle-ment de milices de Misrata, a lancé l’opération Sunrise pour reprendre les terminaux aux forces alliées à

l’opération Dignité. Le 25 décembre, une roquette a touché un réservoir, provoquant un énorme incendie qui a obscurci le ciel d’une épaisse fumée

noire et causé la perte de 1,8 mil-lion de barils de pétrole. Il a fallu neuf jours d’eff orts considérables pour venir à bout des fl ammes. Ces terminaux constituent en fait le patrimoine libyen et les deux camps sont en train de le dilapider.

Les forces du général Hafter uti-lisent de vieux bombardiers le jour et des hélicoptères Hind la nuit, vestiges de l’arsenal de fabrication soviétique des forces aériennes de Kadhafi . Elles envoient parfois des navires pour bombarder les bases logistiques des milices de Misrata

De multiples milices se disputent l’or noirLes sites pétroliers sont convoités par des groupes qui s’entre-déchirent dans des batailles fratricides.

●●● “Les djihadistes de l’Etat islamique [EI ou Daech, acronyme arabe] voudraient faire de la Libye une passerelle vers l’Europe du Sud”, rapporte The Telegraph en citant la Quilliam Foundation. Selon ce centre de réfl exion installé à Londres et spécialisé dans la lutte contre l’extrémisme religieux et la radicalisation, un document diff usé par un propagandiste de l’EI connu sous le nom d’Abou Arhim Al-Libim décrit la Libye comme “possédant un immense potentiel” pour l’EI. D’une part, ce pays regorge d’armes de tout genre, “un arsenal laissé par l’ancien régime de Kadhafi ”. D’autre part, toujours selon Al-Libim,

ce pays est géographiquement situé à proximité des “Etats des croisés”, avec un long littoral “permettant d’atteindre ces Etats même à bord d’une embarcation rudimentaire”. Les djihadistes espèrent ainsi inonder l’Afrique du Nord de “miliciens venant de Syrie et d’Irak pour ensuite leur faire traverser la Méditerranée sur des bateaux transportant des migrants”. Une option qui alarme en premier lieu l’Italie, qui estime qu’“au moins 200 000 réfugiés et migrants clandestins sont en passe de faire la traversée de la Libye vers la Sicile ou vers l’île de Lampedusa”, souligne le quotidien britannique. Ces craintes sont partagées par l’Egypte, qui appelle à une intervention militaire sous l’égide d’une coalition internationale. Mais, pour

Business News, ce sont “les pays du voisinage libyen”, à savoir l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, le Niger et le Tchad, qui devraient se concerter “pour juguler le danger terroriste venant de Libye” en privilégiant “un projet d’intervention diplomatique”. Selon le site tunisien, “il y a trois fl ux qui doivent être asséchés si l’on veut mettre un terme au terrorisme et à Daech par la même occasion”. Le fl ux fi nancier, le fl ux humain – avec pour objectif de “contrecarrer les recrutements et l’embrigadement des jeunes. Cet axe comprend le contrôle des mosquées ainsi que la lutte contre la pauvreté et la précarité” – et le fl ux logistique, qui comprend “les armes, les explosifs et les munitions”.

dans la ville désertée de Ben Jawad. A Ben Jawad, des miliciens m’ont montré une banque, une école et un atelier mécanique qui avaient été bombardés par les avions du général Hafter. Dans la banque, j’ai vu des bombes à fragmenta-tion intactes, une arme interdite dans beaucoup de pays, mais pas en Libye. Dans les alentours de la ville, nous avons visité les ruines d’un cimetière où une bombe avait déterré huit ou neuf cadavres. Cette profanation avait profondément off ensé mes guides ; ils m’en ont parlé plus souvent que des attaques contre les vivants. “Hafter ne peut même pas laisser les morts reposer en paix”, s’est indigné un combattant.

Alliés tribaux. Quand je suis arrivé sur le front, un cessez-le-feu venait d’être décrété dans le cadre des négociations de paix menées [depuis la mi-janvier] par l’ONU. Mais il a été rompu au bout de quelques heures, chaque camp en imputant la responsabilité à l’autre. Des miliciens de Misrata m’ont raconté qu’un obus avait tué un de leurs combattants, âgé de 19 ans. Saadun a demandé par radio à son supérieur l’autorisation de ripos-ter et l’a reçue immédiatement. Sur une zone de rassemblement des troupes proche de Ben Jawad, des combattants ont rechargé un lance-roquettes multiple en psal-modiant d’une voix grave “Allah est grand”. Deux heures plus tard, le tir de barrage a commencé, suivi

de détonations dans le lointain et d’éclairs sur l’horizon de plus en plus sombre.

Dans les deux camps, la notion d’armée libyenne reste pour l’es-sentiel une fi ction, car la réalité est une constellation peu structu-rée de groupes armés. La plupart des brigades de Misrata qui luttent pour le contrôle du pétrole sont les mêmes que celles qui défendaient la ville durant son terrible siège de 2011. Aujourd’hui, ces brigades sont déployées dans la moitié ouest du pays et se battent contre les alliés tribaux du général Hafter à Zintane et à Warshafana pour s’emparer d’une base aérienne stratégique. Les miliciens de Misrata affi rment maintenir la paix et vouloir empê-cher le retour de ce qu’ils appellent l’“Etat profond”, dirigé par Hafter et soutenu par les régimes contre-révolutionnaires d’Egypte et des Emirats arabes unis.

De leur côté, les chefs des forces Dignité voient leur combat comme une lutte pour préserver les res-sources pétrolières libyennes d’un Etat voyou dominé par des isla-mistes radicaux et des terroristes.

S’il y a un espoir de sortir le pays de l’impasse, c’est par un dialogue instauré par les Nations unies. La question clé est de savoir si

les représentants de Misrata – et des autres factions libyennes – ont assez d’infl uence pour conclure un accord de paix pérenne, compte tenu de l’éclatement du pouvoir au sein des milices. Mais la menace grandissante de l’EI pourrait bien faire pencher la balance en faveur des modérés.

Lors d’un vol nocturne en héli-coptère que j’ai eff ectué pour tra-verser le désert de Sebha à Misrata, un jeune, cagoulé, était assis tête baissée, sanglotant doucement. Il se rendait à l’enterrement de son frère, qui avait été tué la veille par des assaillants se revendiquant de l’EI. Les détails n’étaient pas clairs. Selon les combattants qui ont été libérés, les ravisseurs se réclamaient de l’EI.

Si ce récit est confi rmé, ce ne serait pas le premier aff rontement avec le groupe djihadiste. Ces dernières semaines, les combat-tants de Misrata ont eu des accro-chages avec des hommes armés se réclamant de l’EI dans la région de Jufrah et sur le champ pétro-lier de Mabrouk, au sud de Syrte. “Nos prochaines cibles seront Ansar Al-Charia et l’EI”, m’a confi é Jabu, de la coalition Aube de la Libye. Ces aveux sont essentiels, car les milices d’Aube de la Libye sont accusées depuis longtemps de faire preuve d’ambivalence, voire de duplicité, à l’égard de la menace djihadiste en Libye.

—Frederic WehreyPublié le 9 février

Une guerre civile complexe qui ravage le pays depuis mai 2013

↓ Dessin de Bertrams paru dans De Groene, Amsterdam.

12.

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Les fondamentalistes religieux pratiquent un “apartheid de genre” en empêchant les femmes d’accéder à certains lieux. Cela est valable partout, souligne une journaliste et romancière pakistanaise.

—Sampsonia Way Pittsburgh

De Karachi

Au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, Fox News a expliqué qu’il existait à Paris des zones où

seuls les musulmans étaient admis. Selon les commentaires de la chaîne américaine, les non-musulmans et la police ne peuvent pas pénétrer dans ces “zones de non-droit” [no-go zones], un mensonge flagrant que les médias français, furieux, se sont empres-sés de démentir. Cela n’a pas empêché Fox News d’aller encore plus loin en laissant le “spécialiste” Steven Emerson déclarer à l’an-tenne que toute la ville de Birmingham, au Royaume-Uni, était une no-go zone. David Cameron en personne a réfuté cette fausse déclaration en traitant Emerson de crétin.

En dépit de ces dénégations, il existe bel et bien des zones de non-droit et elles sont religieuses. Ces zones ne sont pas interdites aux non-musulmans, mais aux femmes au sein des communautés musulmanes. Elles sont beaucoup plus anciennes et mieux acceptées que les zones de non-droit fic-tives de Paris ou de Birmingham, car elles sont fermées à un groupe opprimé que de nombreuses communautés musulmanes réduisent au silence et à l’invisibilité.

L’exemple le plus manifeste de ces zones est celui de la mosquée. Il est fréquent qu’il n’y ait pas d’espace prévu pour la prière des

femmes au sein de l’assemblée des fidèles et qu’elles soient reléguées dans une petite pièce annexe ou au balcon. Dans l’islam, la seule règle concernant la prière des femmes avec les hommes est qu’elles doivent se tenir derrière les hommes pour qu’ils ne puissent pas les voir accomplir la sajdah (prosternation). Il s’agit simplement de pré-server l’intégrité physique et le respect des femmes. Mais des musulmans particulière-ment dévots l’ont interprétée comme un feu vert pour séparer les femmes des hommes, allant jusqu’à construire des entrées dis-tinctes. Dans de nombreuses mosquées du Pakistan, on considère que les femmes ne doivent pas se rendre à la mosquée, mais prier chez elles. La tradition pakistanaise, largement influencée par l’islam sunnite, accorde peu de place aux femmes, à la dif-férence des lieux de culte chiites, qui leur sont plus ouverts.

Mixité. Amina Wadud, une célèbre uni-versitaire américaine de confession musul-mane, a dirigé des prières mixtes afin de donner une place aux femmes dans l’es-pace sacré de la mosquée. Asra Nomani, auteure du livre Standing Alone in Mecca [“Debout seule à La Mecque”, inédit en français], s’est emparée elle aussi du sujet. Dans leur sillage, un groupe de musul-manes de Los Angeles a créé une mosquée réservée aux femmes. Les coprésidentes

de la mosquée, Sana Muttalib et Hasna Masnavi, la conçoivent comme un lieu où les femmes peuvent se sentir en sécu-rité et acceptées, où leur corps n’est pas contrôlé et où leur espace ne se limite pas aux balcons et aux pièces annexes. Mais ce mouvement est sujet à contro-verse et ne demeure accessible qu’à un faible pourcentage de musulmanes pro-gressistes des Etats-Unis.

Ces dernières années, l’expression “apar-theid de genre” est fréquemment employée pour décrire la ségrégation sexiste pratiquée par les religions fondamentalistes (y compris le judaïsme ultraorthodoxe et le christia-nisme intégriste). Mais la stricte sépara-tion entre les hommes et les femmes ne se limite pas aux lieux de culte, à la mosquée pour les musulmans. L’inégalité de traite-ment et le manque de visibilité au sein des communautés musulmanes sont pratique-ment institutionnalisés à tous les niveaux de la société.

Ce phénomène est particulièrement bien illustré dans le dernier roman de Rafia Zakaria, The Upstairs Wife: An Intimate History of Pakistan [“La femme de l’étage : une histoire intime du Pakistan”]. Ce livre raconte l’histoire du Pakistan à travers les yeux de ses femmes, une perspective trop souvent négligée dans les livres d’his-toire écrits par des hommes. Rafia Zakaria montre l’“histoire sociale des femmes” à

travers l’expérience de sa propre famille, qui a émigré d’Inde au Pakistan à l’époque de la Partition [en 1947]. Selon elle, les cam-pagnes d’islamisation menées dans les années 1980 par le général Zia, alors à la tête du pays, ont nettement affaibli le rôle des femmes au Pakistan.

Islamisation. Sur un ton historique, l’écri-vaine raconte l’expérience de son oncle, qui a décidé de prendre une deuxième femme alors qu’il était toujours marié à la première, Amina, sa tante [comme le droit pakis-tanais de la famille, inspiré de la charia, l’autorise]. Ce mariage, contracté sans l’ac-cord de celle-ci, a divisé la famille en deux camps, l’oncle étant pris en sandwich entre les deux. Pendant tout le temps qu’a duré la deuxième union, la première épouse n’est jamais entrée dans les pièces réservées à la seconde, et vice versa.

Le second mariage de l’oncle et la création de zones de non-droit pour les femmes au sein de leur propre maison n’auraient jamais eu lieu sans les lois rétrogrades mises en place par le général Zia, qui, avec ses mol-lahs, a modifié la législation sur la famille promulguée par le dictateur Ayub Khan [à la tête de l’Etat de 1958 à 1969]. Zia a abrogé les restrictions légales que le général Ayub avait imposées à la polygamie, ce qui permit aux [hommes] musulmans de se remarier beaucoup plus facilement qu’avant, sans avoir besoin de motif ni de l’autorisation de leur première femme, et de divorcer du jour au lendemain.

Je n’ai pas la place ici de me pencher sur le fondement religieux de ces lois injustes et misogynes écrites par des hommes. (Pour faire court, il n’y en a pas.) Mais le lien entre les choix personnels d’hommes musulmans et la disparition de la place des musulmanes et des infrastructures qui leur sont dédiées n’est que trop mani-feste. Sans le courage de femmes comme Amina Wadud, Asra Nomani, Rafia Zakaria et bien d’autres musulmanes qui luttent pour retrouver la place qui leur revient de droit dans la sphère publique et privée, les zones de non-droit continueraient de se multiplier pour les musulmanes.

—Bina ShahPublié le 16 février

Pakistan. “Zones de non-droit”… pour les femmes

asie↙ Dessin de Mix & Remix paru dans Le Matin Dimanche, Lausanne.

SOURCESAMPSONIA WAY Pittsburgh, Etats-Uniswww.sampsoniaway.orgCe magazine en ligne, financé par les pouvoirs publics de Pittsburgh, s’est fixé pour mission de publier des auteurs persécutés pour leurs opinions partout dans le monde et d’informer sur les menaces planant sur la liberté d’expression.

D'UN CONTINENT À L'AUTRECourrier international – n° 1269 du 26 février au 4 mars 2015 13

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Israël-Palestine.Rawabi, la ville qui meurt de soifLa construction d’une nouvelle ville palestinienne, qui se veut un espoir de paix, est arrêtée à cause du refus israélien d’alimenter la cité en eau.

—Yediot Aharonot (extraits) Tel-Aviv

Au nord de Ramallah, non loin de la colonie [juive] d’Ateret, une ville [palesti-

nienne] se construit. Elle s’appelle Rawabi [“collines” en arabe]. Le lecteur attentif se souvient sans doute des informations concernant l’état d’avancement des travaux, rapportés dans de longs articles de presse de deux pages et des repor-tages télévisés et radiophoniques détaillés [CI n° 1196, du 3 octobre 2013]. J’ai pour ma part beaucoup écrit sur le sujet. Je pensais que le

efforts intenses pour régler le pro-blème. Il a fait jouer ses contacts au sein de l’Autorité palestinienne pour ouvrir la voie à un compro-mis. Quand il a compris que la solution ne viendrait pas de ce côté-là, il a persuadé le ministre de la Défense, Moshe Ya’alon, de donner son accord à un raccorde-ment unilatéral de la ville. C’est ainsi que par le passé bon nombre de colonies ont pu être raccordées au réseau.

Bombe à retardement. Ya’alon a beaucoup cogité sur la question. Il est possible qu’il ait pensé aux prochaines élections [prévues le 17 mars] et à la façon dont vote-raient les sympathisants du Likoud vivant dans les colonies les plus intransigeantes. Il en est arrivé à la conclusion que l’alimentation en eau de Rawabi devait être assu-rée. Selon la rumeur, le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, serait également favorable au raccordement. Il comprend que Rawabi est une bombe à retar-dement, tant du point de vue de l’image d’Israël que du point de vue juridique.

Mais tout cela, c’était avant que le dossier n’atterrisse sur le bureau de Silvan Shalom. Shalom est le ministre de l’Eau et de l’Energie. Et dès lors qu’une affaire concerne la Cisjordanie, elle est du ressort du chef du commandement cen-tral de la région, et donc de fait du ministre de la Défense. Le ministre de la Défense est responsable des canalisations, mais c’est le minis-tère de l’Eau qui a la responsabi-lité de l’approvisionnement en eau. Mekorot, la compagnie publique israélienne de l’eau, ne peut four-nir de l’eau sans l’approbation de l’Autorité de l’eau, laquelle ne don-nera pas son feu vert si le ministre de l’Eau s’y oppose.

Nous avons donc un Premier ministre qui est en mesure de déclencher une guerre contre l’Iran ou de refuser la candidature de membres du jury du prix Israël de littérature [deux membres du jury pour le prix Israël dans la mention littérature, accusés d’avoir des posi-tions antisionistes, ont été disqua-lifiés le 9 février par le Bureau du Premier ministre israélien], mais qui ne sait pas comment amener l’eau aux robinets de Rawabi. Ou peut-être le sait-il mais ne veut-il pas le faire tant qu’il se bat avec ses rivaux pour s’attirer les voix des électeurs de droite.

—Nahum BarneaPublié le 17 février

refusé de raccorder les installations au réseau. Dans ce conflit, chaque camp a ses principes : l’Autorité palestinienne se refuse à apposer sa signature au bas de tout docu-ment autorisant l’approvisionne-ment en eau des colonies [juives dans les Territoires palestiniens] ; et notre gouvernement ne donnera pas son feu vert à l’alimentation en eau des Palestiniens tant que leur Autorité ne signera pas. Pendant ce temps, les travaux de construc-tion de la ville sont suspendus. La commercialisation est également interrompue. Le projet, financé en partie par des fonds qataris et en partie par les acquéreurs, est à l’arrêt. L’affaire sera portée sous peu devant les tribunaux.

Les dommages subis par les investisseurs sont certes malheu-reux, mais ce qui devrait surtout nous interpeller, ce sont les dom-mages que cette situation risque de causer à l’Etat d’Israël. Il y a plusieurs façons d’expliquer au monde pourquoi des personnes [palestiniennes] non concernées ont été tuées pendant l’opéra-tion Bordure protectrice à Gaza [été 2014]. Il y a même des façons d’expliquer pourquoi Israël per-siste à laisser des Juifs s’installer dans les Territoires occupés. Il n’y

a en revanche aucune façon d’ex-pliquer pourquoi Israël empêche une ville palestinienne d’être ali-mentée en eau. D’autant plus que Rawabi est le contraire absolu d’une Gaza façon Hamas : c’est un îlot bourgeois, bien entretenu et démilitarisé où la politique n’a pas de place. C’est un modèle de paix selon la conception occidentale.

L’Autorité palestinienne, tou-jours en quête d’arguments à bran-dir dans l’“Intifada diplomatique” qu’elle mène contre Israël, s’est empressée de s’emparer du dos-sier Rawabi : dans les Territoires, la question de l’eau pèse plus que le sang. Et déjà, dans plusieurs universités américaines et euro-péennes, les militants anti-Israël font grand battage autour de cette ville que l’on veut isoler, de la soif des Palestiniens. Les tuyauteries à sec font un excellent outil de propagande.

Le général Yoav Mordechai, coordinateur des activités du gou-vernement dans les Territoires, a déployé ces derniers mois des

projet marquait un virage chez les Palestiniens, qui passaient ainsi de la sanctification du terrorisme à la normalisation. J’estimais que l’im-portance énorme de ce changement pour l’Etat d’Israël ne nécessitait aucune explication.

Je me suis rendu sur place. J’ai été impressionné par les hauts immeubles que l’on édifie en zone A, par la qualité de l’urba-nisme, qui rappelle celui de la ville israélienne de Modiin [construite en 1993], par les prix tout à fait abordables, qui commencent à 80 000 dollars pour un appar-tement de quatre pièces, par la

qualité de la construction, par la méthode de commercialisation. J’ai interviewé l’entrepreneur, [le riche homme d’affaires palestinien] Bachar Al-Masri, qui a tenu, enten-dez-bien, à acheter tous les maté-riaux à Israël malgré les appels au boycott de l’Autorité palestinienne.

Principes. La première tranche du projet a été achevée en mai dernier. Les acheteurs auraient alors dû se voir remettre leurs clés. Il n’en fut rien. L’entreprise de construction n’a pu livrer les appartements parce qu’ils n’étaient pas alimentés en eau. L’eau ne coulait pas parce qu’Israël a

moyen-orient

J’ai été impressionné par la qualité de l’urbanisme

↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

14.

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MOYEN-ORIENT.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—Al-Monitor (extraits)Washington

La BBC a n nonça it le 17 février que son nom avait été tweeté 4,6 mil-

lions de fois. L’étudiante Ozgecan Aslan n’avait pas même 20 ans quand elle a été victime d’un meurtre brutal. Alors qu’elle rentrait chez elle à Mersin [sud de la Turquie], le chauff eur du minibus dans lequel elle était montée a tenté de la violer. Aslan a hurlé, s’est débattue et a aspergé son agresseur de gaz poivré. Son assassin porte des griff ures au visage. Rendu furieux par la

résistance de la jeune fi lle, il l’a poignardée. Mais il ne s’est pas arrêté là. Après avoir tué Aslan, il a tenté d’eff acer les traces de son acte en coupant les mains de sa victime et en mettant le feu à son cadavre.

“Taisez-vous.” Les chiff res officiels n’ont pas encore été publiés, mais les chercheurs esti-ment que les meurtres de femmes ont augmenté de 31 % entre 2013 et 2014, et, durant le seul mois de janvier 2015, 26 femmes ont été assassinées dans le pays. Les experts affi rment que la compo-sition masculine de la plupart des

tribunaux ainsi que le laxisme des lois encouragent les agres-sions de femmes.

Deux éléments inhabituels sont à relever dans l’aff aire Aslan. Tout d’abord, devant l’indignation suscitée par cet assassinat, cer-tains partisans traditionnels du Parti de la justice et du dévelop-pement (AKP, islamiste au pou-voir) ont tenté de faire taire les critiques. Le 14 février, Cemile Bayraktar, une blogueuse voilée travaillant pour le quotidien pro-AKP Yeni Safak, tweetait : “Pays musulman, viol… ne jouez pas trop les opportunistes : aux Etats-Unis une femme est violée toutes les deux minutes. Alors taisez-vous.” Son tweet a suscité des centaines de réactions indignées. Parmi elles : “Vous nous dites donc que si vous vous faisiez violer, vous ne trouve-riez rien à y redire et poursuivriez

votre vie comme si de rien n’était ?” Le populaire animateur de télé-vision Nihat Dogan a également publié un tweet provocateur : “Les femmes qui portent une mini-jupe et se promènent à moitié nues n’ont aucun droit de se plaindre si elles sont harcelées.”

Campagne spontanée. Mais, pour la première fois, d’autres partisans de l’AKP n’ont pas défendu les scandaleuses décla-rations de ces personnalités publiques. Cela est dû au fait qu’ils ne s’attendaient pas à la réaction du président Erdogan. Ses fi lles ont rendu visite aux proches d’Aslan. Erdogan et sa femme ont également transmis leurs condoléances à sa famille. “Cela aurait pu arriver à n’importe laquelle de nos fi lles”, a déclaré le président.

Le deuxième élément est la campagne spontanée qui s’est déroulée sur les réseaux sociaux avec le mot clé #sendanlat (racon-tez votre histoire). Sous ce hash-tag, des femmes de toutes les

TURQUIE

Poussée de violence contre les femmesEn janvier, 26 femmes ont été assassinées. Tollé sur les réseaux sociaux.

couches sociales turques ont raconté leurs propres expériences de harcèlement sexuel et phy-sique. Plus d’un million de tweets ont été postés. Dévastateurs, ces récits de première main ont montré qu’en Turquie aucune femme n’était à l’abri du harcè-lement sexuel ; il touche aussi bien les mineures que les femmes voilées, les femmes âgées que les handicapées, les riches que les pauvres.

La politique de l’AKP est loin de contribuer à faire des rues, et même des commissariats, des endroits sûrs pour les femmes. Les chercheurs ont découvert plusieurs raisons en vertu des-quelles un homme pouvait écoper d’une peine réduite en cas de viol ou de meurtre d’une femme. Cette indulgence peut s’appli-quer lorsque l’agresseur déclare que la victime “portait un jean, qu’elle rentrait chez elle tard le soir, ou encore qu’elle avait des pilules contraceptives dans son sac à main”.

—Pinar TremblayPublié le 21 février

Les meurtres de femmes ont augmenté de 31 % entre 2013 et 2014

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Le meurtre de trois étudiants musulmans en Caroline du Nord, au mobile indéterminé, attise les craintes de cette communauté dans les Etats du Sud.

—The Guardian (extraits) Londres

Jeudi 12 février, près de 5 000 per-sonnes venues des quatre coins des Etats-Unis se sont rassemblées sur

un terrain de sport de l’université d’Etat de Caroline du Nord pour assister aux funé-railles de Deah Barakat, 23 ans, de son épouse, Yusor Abu-Salha, 21 ans, et de sa sœur, Razan, 19 ans. Ces trois étudiants musulmans sont tombés le 10 février sous les balles de Craig Stephen Hicks, un athée passionné d’armes à feu que sa femme décrit comme un homme incapable de ressentir “la moindre compassion”.

Les dépouilles ont été enterrées dans un cimetière musulman de Raleigh. Conformément à la tradition musulmane, les hommes se sont relayés pour porter les cercueils sur leurs épaules. Ils ont ensuite jeté trois poignées de terre dans la tombe en récitant quelques lignes du Coran.

A la suite de la tragédie, le président Obama a déclaré : “Comme l’a montré la pré-sence de tant de jeunes Américains à ces funé-railles, nous faisons tous partie d’une même famille américaine.” Mais, si nous sommes une même famille, bon nombre de musul-mans du Sud se sentent traités comme ses parents pauvres : craints, mal compris, à

peine tolérés et rarement conviés au bar-becue du quartier.

“Mon sixième sens est en alerte [depuis la fusillade]”, reconnaît l’imam Adeel Zeb, nouvel aumônier musulman et directeur de l’association Muslim Life à l’université Duke, également située en Caroline du Nord. “Je suis plus attentif à la façon dont les gens marchent, j’observe comment ils me regardent, s’ils ont l’air agressifs ou sympa-thiques, si je sens de la désapprobation.”

Ses craintes se nourrissent d’une récente polémique : l’université Duke est revenue sur sa décision d’autoriser l’appel à la prière du vendredi depuis la tour de la chapelle du campus. Ce revirement fait suite à un mes-sage du leader chrétien Franklin Graham sur Facebook. Fils du célèbre prédicateur évangélique Billy Graham, Franklin estime que l’islam est une “religion mauvaise et pro-fondément malfaisante”.

Franklin Graham fait partie de ce que certains qualifient de “réseau islamophobe”, dont les représentants ne cessent d’insi-nuer depuis les attentats du 11 septembre 2001 que la charia pourrait un jour rem-placer la Constitution américaine. Plus de 32 Etats ont adopté des lois “anticharia”. (La Caroline du Nord a voté la sienne il y a deux ans.)

Les déclarations du gouverneur de Louisiane, Bobby Jindal [d’origine indienne], selon lequel l’immigration musulmane constituerait une forme d’“invasion” pou-vant déboucher sur l’apparition de “zones interdites” aux non-musulmans, n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu.

Actes antimusulmans. Les derniers inci-dents “semblent avoir poussé les gens à bout”, note Hyder Khan, un habitant de Houston qui se présente comme “un Texan de nais-sance [ayant] grandi comme n’importe quel autre Américain : avec les scouts, en jouant à Donjons et Dragons et en faisant du rodéo, tout en gardant [son] identité musulmane”.

Peut-être a-t-il raison. Le 13 février, un bâtiment de l’institut islamique Quba de Houston a peut-être été volontairement incendié [un sans-abri a été accusé le 16 février d’avoir mis le feu, mais affirme que c’était un accident]. Sans surprise, les actes antimusulmans ont été multipliés par cinq depuis les attentats du 11 sep-tembre 2001.

Les décapitations perpétrées par l’Etat islamique et les violences des extrémistes imprègnent largement le discours ambiant sur l’islam. Près de 25 % des Américains et 50 % des pasteurs protestants sont convaincus que l’Etat islamique offre une représentation fidèle de l’islam, selon de récents sondages de l’institut Lifeway Research [qui fait partie de l’organisation chrétienne Lifeway].

L’islam peut-il survivre et se développer dans le sud des Etats-Unis ? Pour Tariq Nelson, militant de la communauté musul-mane et écrivain originaire de Virginie, le Sud pourrait bien offrir un environnement

idéal aux musulmans. “Ce qui est drôle, c’est que bon nombre de musulmans professent déjà des valeurs dites ‘du Sud’ : la famille, le code moral, l’hospitalité envers les étran-gers, la charité.”

Le fait est que tous les musulmans que j’ai interrogés se présentaient comme de fiers habitants du Sud et rejetaient l’idée que ces deux notions puissent être exclusives. “Je me suis toujours sentie du Tennessee. Le y’all [contraction de you all typique du sud des Etats-Unis] fait partie de mon vocabulaire de tous les jours”, assure Sabina Mohyuddin.

Ignorance et hystérie. La mort de ces trois étudiants musulmans oblige le pays à examiner les fractures et les préjugés nés de la peur, de l’ignorance et de l’hystérie. L’Amérique parviendra-t-elle à repousser ses limites et à changer sa vision de l’islam pour y inclure tous les visages des musul-mans qui vivent en paix à l’intérieur de ses frontières ? En est-elle capable ?

Yusor Abu-Salha en était convaincue. Voilà ce qu’elle disait de son éducation de jeune musulmane aux Etats-Unis : “C’est ce qui est formidable ici : peu importe d’où vous venez. Il y a tellement de gens différents, qui viennent de pays, de milieux et de religions différents – et pourtant nous ne faisons qu’un, nous sommes une culture. C’est beau de voir des gens de différentes régions échanger entre eux et se comporter comme une famille. Vous savez, comme une même communauté.”

—Wajahat AliPublié le 17 février

Etats-Unis. Les mal-aimés de la grande famille américaine

amériques

Contexte●●● On ignore encore les motifs du meurtre de trois étudiants musulmans à Chapel Hill le 10 février. La police a indiqué qu’il semblait avoir été motivé par une dispute pour une place de parking, mais n’a pas exclu un “crime haineux”. L’accusé, Craig Stephen Hicks, avait publié sur sa page Facebook plusieurs messages critiquant la religion et souhaitant qu’elle “disparaisse”. Dans l’incertitude, les médias américains ont réagi avec prudence, et leur couverture a été très critiquée sur les réseaux sociaux et par des commentateurs qui la jugeaient tardive et insuffisante. Le quotidien britannique The Guardian (qui a une édition américaine en ligne) a par - ticulièrement bien suivi cette affaire.

L’auteurJournaliste, Wajahat Ali anime un talk-show sur la chaîne Al Jazeera America. Il est coauteur d’un rapport consacré aux “racines du réseau islamophobe aux Etats-Unis”.

↙ Dessin de Hajo paru dans As-Safir, Beyrouth.

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Grèce.Varoufakis,  la rock star anti-austéritéEconomiste et théoricien du jeu, le nouveau ministre grec des Finances va-t-il l’emporter dans son offensive contre la rigueur imposée par Berlin ?

—Prospect (extraits) Londres

En 2011, lorsque Yanis Varoufakis a présenté son nouveau livre à l’uni-versité Columbia, à New York, le

chanteur des Talking Heads, David Byrne, était assis au premier rang. La présence d’une véritable rock star à un débat tech-nique sur le système financier internatio-nal issu de la Seconde Guerre mondiale a confirmé que cet économiste grec était en voie de devenir une célébrité – et il a lui-même été sincèrement impressionné. “Ce soir, David Byrne était au lancement de mon livre à Columbia. Et il m’a demandé une dédi-cace, a-t-il écrit sur Twitter. Je peux main-tenant mourir heureux !”

Naturellement, nous savons désormais que cette rencontre avec David Byrne ne restera pas l’apogée de la carrière de Yanis Varoufakis. Professeur à l’université du Texas ayant fait ses classes en Grande-Bretagne, ce blogueur prolifique au crâne rasé et au physique musclé a remporté le plus grand nombre de votes dans la plus grande circonscription grecque lors des élections du 25 janvier. En prenant ses fonctions au sein du nouveau gouvernement anti-austérité, il est devenu le ministre des Finances le plus atypique de toute l’Europe. Des adolescentes armées d’appareils photo l’attendaient en espérant l’entrevoir pour son premier jour au ministère, où il est arrivé sur sa moto Yamaha de 1 300 cm3. Par la suite, il a interloqué ses collègues européens en faisant la tournée des capitales habillé d’une chemise bleu électrique à col ouvert et d’une veste en cuir.

John Howard) m’a conduit à rentrer en Grèce”, peut-on lire sur son blog.

Jusqu’au début de la crise, en 2010, Yanis Varoufakis n’avait pas publié un seul mot sur l’économie grecque. Quand il est rentré au pays, il n’était pas vraiment heureux. Il a dû effectuer trois mois de service militaire. Sa partenaire australienne l’a quitté et est reparti avec leur fille, Xenia, en Australie. Il a toutefois été “sauvé d’un oubli quasi total” par sa compagne actuelle, l’artiste grecque Danae Stratou, avec qui il s’est rendu sur sept frontières disputées, de Belfast à Chypre en passant par la Palestine et le Cachemire, pour un projet vidéo appelé The Globalising Wall. La crise économique lui a redonné de l’énergie et il a créé un blog pour expliquer à qui voulait l’entendre que la Grèce était effectivement en faillite et que le plan de sauvetage ne fonctionnerait pas. Yanis Varoufakis a ouvert le feu contre la politique d’austérité de la zone euro en novembre 2010, au moyen de l’essai Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro, coécrit avec Stuart Holland, économiste et ancien député travailliste. Les auteurs y ont appelé la Banque européenne d’investissement à utiliser des obligations émises par la Banque centrale européenne pour investir dans les régions déficitaires.

L’ironie veut que la crise de l’euro a une nouvelle fois contraint le futur ministre grec des Finances à quitter la Grèce. Le programme doctoral auquel il participait à Athènes s’est effondré, son salaire a été réduit et il avait besoin de plus d’argent pour la pension alimentaire de sa fille en Australie, où le dollar était en forte hausse. Sa famille a commencé à recevoir des menaces de

europe

La victoire de Syriza en Grèce représente plus qu’un soulèvement populiste en opposition à cinq ans de cruelle austérité. Elle constitue également un défi intellectuel à l’ensemble de l’édifice grinçant de la zone euro. Elle pose une question : entre l’économie grecque et la réaction de la zone euro, laquelle des deux traverse la plus grave faillite ? A de nombreux égards, la composition du nouveau gouvernement révèle une “révolte des universitaires” dont les incidences dépassent largement le contexte grec. Yanis Varoufakis est le champion intellectuel d’un gouvernement qui compte un nombre remarquable d’universitaires, soit non moins de six économistes, un professeur de droit, un professeur de relations internationales, un mathématicien et un professeur émérite de philosophie dont le dernier ouvrage était consacré à Baruch Spinoza et Ludwig Wittgenstein. Pour le meilleur et pour le pire, c’est sans doute le gouvernement le plus diplômé d’Europe. Ainsi, la Grèce gouvernée par Syriza permettra de tester la maxime conservatrice de William Buckley Jr. : “Je préfère être gouverné par les 2 000 premières personnes du Bottin de Boston que par les 2 000 enseignants de Harvard.”

Yanis Varoufakis, détracteur de l’école néoclassique qui reste la plus influente dans les facultés d’économie, est le premier économiste universitaire hétérodoxe à parvenir au pouvoir. Son ascension est un avertissement pour tous les penseurs conventionnels et un coup de fouet pour le mouvement de “l’économie d’après-crise”, qui reproche aux économistes traditionnels de ne pas avoir anticipé l’effondrement de

2008. “C’est un tournant décisif”, affirme Steve Keen, professeur australien qui a connu Yanis Varoufakis à l’université de Sydney, où ce dernier a enseigné pendant douze ans. “Je suis ravi que Yanis soit la première personne à y arriver. [La Grèce] est le cas le plus en vue et Yanis est le choix idéal, car il est personnellement concerné.”

Mal du pays. Le nouveau ministre grec des Finances a 53 ans. Il a une licence et un doctorat de l’université d’Essex et un master en statistiques mathématiques de l’université de Birmingham. Son côté non conformiste est apparu dès cette période, lorsqu’il a pris la tête du syndicat des étudiants noirs après avoir convaincu ses membres que “noir” était un terme politique qui comprenait les Grecs. Après avoir enseigné un certain temps dans les universités d’Essex, d’East Anglia et de Cambridge, Yanis Varoufakis a décidé d’abandonner la Grande-Bretagne en 1987, le soir de la seconde réélection de Margaret Thatcher. “C’en était trop”, se souvient-il. Il a obtenu un poste à l’université de Sydney et il a pris la nationalité australienne. Toutefois, douze ans plus tard, son antipathie pour un autre dirigeant conservateur l’a une nouvelle fois poussé à déménager : “En 2000, le mal du pays combiné à mon dégoût pour le tournant conservateur pris par l’Australie (sous la direction de cet affreux petit homme,

Pour le meilleur et pour le pire, c’est sans doute le gouvernement le plus diplômé d’Europe

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 201518.

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CHRISTINE OCKRENT

ET LES MEILLEURS EXPERTS NOUS RACONTENT LE MONDE

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mort en raison de sa tendance à dénoncer de puissants intérêts personnels en Grèce.

Yanis Varoufakis a été recruté pour enseigner aux Etats-Unis par James K. Galbraith, professeur et responsable d’une chaire d’économie à l’université du Texas. Il est bien placé pour juger la position de son confrère grec au sein de la profession, car il est le fils de John K. Galbraith, qui avait été qualifié de “l’économiste le plus connu au monde” par The Economist. James Galbraith a rencontré Yanis Varoufakis lors d’une tournée de conférences en Grèce en 2011 et il l’a invité à venir s’exprimer au Texas. “A Austin, je préparais une conférence sur la crise de l’euro, raconte James Galbraith. Je me suis dit : si j’arrive à convaincre Yanis de faire le discours d’ouverture, le public sera au rendez-vous, car tout le monde voudra le rencontrer. Tout le monde a dit oui pour cette raison.” L’invitation s’est ensuite transformée en offre d’emploi.

“Quitter le monastère”. James Galbraith, qui est devenu le troisième coauteur de la Modeste proposition, qualifie Yanis Varoufakis d’économiste unique en son genre. Cet Américain fait tout son possible pour abattre la “muraille de Chine” qui sépare sa profession des réalités. “La situation était différente à l’époque de mon père, quand l’économie était une profession bien plus humble. Les économistes étaient bien plus intéressants et accomplis que ceux qui ont émergé depuis vingt ans. Le problème vient de la rupture avec les véritables préoccupations du monde. La génération précédente a été confrontée à la crise de 1929 et à la Seconde Guerre mondiale. La

génération actuelle a grandi dans ce cloître et a même été punie pour avoir ‘quitté le monastère’”, affirme James Galbraith.

Yanis Varoufakis a résumé sa carrière de la même manière lors d’un discours prononcé en 2013 : “Dans chacune des facultés d’économie où j’ai travaillé – en Angleterre, en Ecosse, en Australie, puis à Athènes et maintenant aux Etats-Unis –, je me suis plu à démonter ce que mes collègues considéraient comme des ‘faits scientifiques’ légitimes, et ce au prix d’une vie qui ne peut qu’être comparée à celle d’un théologien athée vivant dans un monastère du Moyen Age.”

Dilemme du prisonnier. A l’origine, Yanis Varoufakis est allé à l’université d’Essex pour étudier l’économie, mais il s’est replié sur les mathématiques en raison des “maths de seconde zone” proposées dans sa discipline d’origine. Jusqu’au début de la crise grecque, il s’est consacré à la théorie du jeu – ou plutôt à la discréditation de la théorie du jeu. Steve Keen, qui travaille à l’université de Kingston, est l’auteur d’un ouvrage intitulé Debunking Economics: The Naked Emperor of the Social Sciences [publié en 2001 ; une version révisée est parue en français sous le titre L’Imposture économique]. Pour lui, le raisonnement économique de Yanis Varoufakis est “évolutionniste ou dynamique”, ce qu’il explique en référence au célèbre dilemme du prisonnier. Imaginez deux criminels complices. Si aucun ne dénonce l’autre, tous deux reçoivent une peine légère (car la police a peu de preuves solides à leur encontre). Si les deux se dénoncent mutuellement, ils subissent une peine

moyenne. Si l’un des deux dénonce l’autre, il est acquitté et le second écope d’une peine lourde. Traditionnellement, on suppose que les deux criminels choisiront de se dénoncer mutuellement, faute de savoir ce que l’autre fera. Steve Keen fait néanmoins valoir que cette possibilité n’est valable qu’une seule fois. Et si le même scénario se répète plusieurs fois ? Les prisonniers comprendront avec le temps que coopérer, au lieu de se dénoncer mutuellement, est en réalité la stratégie optimale. “Appliqué à la théorie de la concurrence, affirme-t-il, cela signifie que la collusion et non la concurrence sera la normale, contrairement à ce que soutient la majorité des économistes.”

Naïveté ? Pour ceux qui aiment les jeux de société, Yanis Varoufakis a écrit un article scientifique au titre accrocheur de “Rational Rules of Thumb in Finite Dynamic Games” [règles empiriques rationnelles appliquées aux jeux dynamiques finis]. Deux joueurs choisissent chacun leur tour des pièces sur une table où sont disposés 1 000 souverains d’or. Si le premier prend une pièce, alors le second peut en faire autant. Mais si le premier en prend deux (le maximum), c’est la fin de la partie. La théorie traditionnelle conclut que la première personne prendra immédiatement deux pièces, terminant ainsi la partie avec seulement deux souverains en poche. Toutefois, l’article de Yanis Varoufakis avance que les deux joueurs coopéreront en prenant une pièce chacun jusqu’à en avoir 500 chacun.

Alexis Tsipras a contacté Yanis Varoufakis en 2014, quand il est devenu le visage le plus connu de la campagne contre l’austérité. Les deux hommes se seraient rencontrés grâce à un ami commun lors de vacances sur l’île d’Egine, au large des côtes athéniennes. Certains accusent Syriza de naïveté dans sa façon de négocier avec le reste de la zone euro. “Ils sont vraiment dans leur bulle. Les membres de Syriza croient naïvement qu’ils ont été élus sur cette promesse [antiaustérité] et que personne n’a le droit de la contester, point”, critique Nikos Konstandaras, chroniqueur et directeur de la

rédaction d’I Kathimerini, principal quotidien conservateur en Grèce. Néanmoins, Yanis Varoufakis a tenté d’élaborer des solutions qui encouragent la coopération plutôt que la confrontation. Sa “modeste proposition” prend soin d’avancer un dispositif qui n’exige pas de modifier les traités ni de créer de nouvelles institutions. L’échange de créances, au lieu d’un simple effacement de la dette, vise à répondre aux contribuables allemands et d’autres pays de la zone euro, qui veulent absolument, du moins sur le papier, recouvrer tout leur argent.

Dans la théorie du jeu que sont les négociations grecques avec le reste de la zone euro, la question est de savoir si l’Allemagne empochera les deux premières pièces d’or, mettant ainsi fin à la partie pour la Grèce, ou si Berlin coopérera afin de partager l’argent disposé sur la table. Il est difficile de savoir si Yanis Varoufakis remportera la partie ou même si Syriza s’attend à une victoire.

—James BonePublié le 19 février

← Dessin d’Ellie Foreman-Peck, paru dans The Guardian, Londres.

Verbatim

Vers un New Deal●●● Dans un entretien accordé à Stern le 12 février, Yanis Varoufakis surprend par son jugement positif sur l’Allemagne, sur Angela Merkel – “la femme politique la plus perspicace, et de loin, en Europe” – et Wolfgang Schäuble – “un Européen qui a de l’étoffe intellectuellement, un fédéraliste convaincu” –, ainsi que sur tous les Allemands pour qui l’UE est “une issue à l’Etat-nation”. “Il faut dépasser la pensée nationale et penser européen”, affirme-t-il, avant de souligner : “Depuis cinq ans, je critique cette politique prétendument sans solution de rechange. (…) En fait de sauvetage, ce que les Européens nous ont donné est allé dans les banques. C’est cela que nous voulons changer [avec] un New Deal comme aux Etats-Unis dans les années 1930.”

Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 EUROPE. 19

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EUROPE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

la capitale : Berlin ne construit plus de logements sociaux depuis 2011 parce que son système de fi nancement, mal conçu, a aggravé son endettement. Dans le même temps, les loyers augmentent, les espaces libres se construisent de plus en plus, les créatifs sont repoussés à la périphérie. De plus il n’y a pas assez d’hébergements d’urgence pour les sans-abri et les réfugiés économiques affl uant du sud et de l’est de l’Europe.

Zéro subvention. Berlin est-elle toujours pauvre, contrairement à ce que Klaus Wowereit a déclaré lorsqu’il a quitté son poste de maire [le 11 décembre dernier], mais moins sexy à cause de la disparition des créatifs ? Dans la Falcksteinstraße, parallèle à la Cuvrystraße, en plein cœur du Kreuzberg touristique, Stephan Assman a ouvert un magasin de meubles de designers. Auparavant, il entreposait ses canapés et ses lampes dans un hangar près de la friche de Cuvry, mais il a dû lui aussi vider les lieux en début d’année. A l’ouverture de son magasin, en 2003, il était le premier locataire à ne plus être subventionné, toutes les activités précédentes avaient vu le jour grâce aux aides du Quartiermanagement, raconte-t-il. Puis le local a été racheté par un investisseur étranger et le loyer est passé de 18 à 45 euros le mètre carré – hors charges. “La municipalité brade ses meilleurs terrains à des spéculateurs”, déclare Assman, qui s’est donc retrouvé Falcksteinstraße. La rue est bordée de restaurants Basilic, Thym ou autres qui vantent leur “home made ice cream” [glace maison] et sont remplis de jeunes parlant anglais et espagnol, tous touristes Easy Jet à la recherche du Berlin authentique. Au moment même où la société qui a fait dégager les artistes et posé des barbelés autour de la friche de Cuvry fait sa publicité (“Be part of creative Berlin”) en invitant à acquérir des bureaux “au cœur du Berlin créatif”.

—Leonie FeuerbachPublié le 16 décembre 2014

– tel est le projet immobilier de l’investisseur de Munich Artur Süsskind qui doit démarrer au printemps 2015, sur un terrain avec accès à la Spree et vue sur les briques rouges du pont emblé-matique de l’arrondissement, l’Oberbaumbrücke. La destruction de ces peintures met provisoirement fi n à la lutte pour la friche de Cuvry, l’un des derniers espaces de liberté de Berlin selon tous les adversaires de la course au profi t à Kreuzberg et dans d’autres quartiers berlinois.

La friche est entourée d’une clôture métallique depuis que plusieurs des cabanes en bois qui s’y trouvaient ont brûlé, l’automne dernier. Ces implantations sauvages étaient pour certains un signe de la pauvreté de la ville, pour d’autres une forme de protestation contre l’augmentation des loyers, la diminution des espaces libres, la liquidation de l’art dans la sphère publique. Vivaient là d’un côté des sans-abri et des marginaux dont les baraques et les tentes se

—Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort

Un homme sans tête, menotté par une chaîne en or reliant ses deux poignets munis de

montres, elles aussi en or, et à côté deux hommes aux prises l’un avec l’autre pour jeter bas le masque – ces graffi tis qui recouvraient deux murs de Kreuzberg ont représenté pendant des années le Berlin de la création ; on les trouvait en cartes postales et dans tous les guides tou-ristiques. En une nuit, en décembre, ils ont disparu sous une couche de peinture noire.

Ce serait le fait de personnes de l’entourage de l’artiste. Celles-ci ne voulaient sans doute pas que ces célèbres peintures murales de 2008 contribuent à valoriser les constructions imminentes sur la friche qui s’étend à leur pied, peut-on lire sur un blog d’initiés. Deux cent soixante-dix logements, une crèche et un supermarché

ALLEMAGNE

Berlin : plus riche, moins sexyL’heure de la gentrifi cation a sonné pour le quartier mythique de Kreuzberg, chassant les créatifs qui en avaient fait le haut lieu de la contre-culture.

dissimulaient entre broussailles, bâches en plastique, résidus de chantier et ordures, de l’autre des familles roms installées dans des cabanes en bois, à droite et à gauche d’un semblant de rue, qu’elles balayaient régulièrement, et au milieu de tout cela des réfugiés au statut indéfi ni et des alcooliques venus d’Europe de l’Est. Tout ce petit monde vivant sans eau, ni électricité, ni toilettes.

Les ordures s’entassaient, l’odeur s’en ressentait, les rats pullulaient. Les riverains sentaient la colère monter, les querelles entre les occupants de cet espace anarchique et surpeuplé dégénéraient – jusqu’à ce que, cet automne, le feu soit mis à une baraque à la suite d’une dispute. Tout le monde dut quitter les lieux et les gens ne purent revenir que pour récupérer leurs aff aires. Puis vinrent les pelleteuses, qui rasèrent tout. C’était le visage hideux de la friche de Cuvry, la “première favela d’Allemagne”.

Manne immobilière. Mais la friche de Cuvry avait aussi un visage sympathique : un artiste argentin avait fait don d’une bibliothèque à cette cité sauvage, un bar avait été ouvert sur la rive. En été, les occupants organisaient des fêtes qui réunissaient sympathisants de gauche, touristes et riverains. Lutz Henke, artiste berlinois et citoyen du monde, regrette la fi n brutale de cette expérience. Il avait supervisé la construction de la première et la plus célèbre des baraques du site, une cabane en bois recyclé conçue par un artiste japonais avec jardin et foyer dans le sol – et les peintures aujourd’hui recouvertes. “On s’est dit qu’il était temps, au bout de sept ans, que les fresques disparaissent”, déclare-t-il sans plus de détails. De son atelier de Cuvrystraße, il a eu pendant des années vue sur la friche – jusqu’à ce qu’il se retrouve à la porte avec les autres occupants des lieux au printemps [2014] pour laisser la place à des logements, à des bureaux et à un parking souterrain. Lutz Henke, chemise de lin rayée, barbe blonde, raconte tout cela avec un

sourire incrédule. La propriété est désormais ceinte de fi l de fer barbelé. Voilà pourquoi Henke a installé son exposition consacrée à la transformation de Berlin sur le terre-plein situé devant le théâtre Hebbel am Ufer. “Je veux montrer tout ce qui disparaît : la friche, mon atelier, de beaux logements à prix abordables.” Il expose également une partie de la cabane d’artiste. Henke a voulu montrer un Berlin qui n’existe plus, celui du “milieu de la création” qui vivait des espaces libres – dont Berlin a fait abondamment la publicité pour attirer, jusqu’ici avec succès, touristes et artistes. “Mais tout ça, c’est fi ni, depuis 2000.”

Pour Henke, la friche de Cuvry est le symbole de ce que Berlin est en train de perdre. Dans les années 1990, le site accueillait le centre de jeunes du Yaam, dont les Verts du conseil d’arrondissement ont empêché la disparition au profi t d’une galerie commerciale. Mais la Ville a vite repris la main sur cette manne immobilière et leur a enlevé toute compétence en matière d’occupation des sols. Pendant longtemps, il ne s’est rien passé. Les gens escaladaient la clôture, allaient s’asseoir au bord de la Spree et profi taient du paysage. Puis il a été question que le laboratoire Guggenheim, sponsorisé par BMW,

s’installe sur le site. Une poignée de Berlinois ont alors occupé le terrain pour couper court au risque de gentrifi cation. Quelques sans-abri les ont rejoints. En 2011, la Ville de Berlin a une fois de plus revendu la friche de Cuvry. Le nouveau propriétaire n’a rien fait pendant deux ans, et en juin, il a déposé une demande d’expulsion. Le dossier était en cours d’examen par la police quand l’incendie a éclaté.

Pour le sociologue Andrej Holm, ce site illustre parfaitement un certain nombre de problèmes de

↙ Un des graffi tis de Kreuzberg désormais disparus sous une couche de peinture noire. Photo Rasande Tyskar

“La municipalité brade ses meilleurs terrains à des spéculateurs”

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—El Mundo Madrid

M anuel Valls est moins le matador que le puntillero [dans une corrida, celui qui est chargé d’achever le

taureau si le torero n’y est pas parvenu lors de son estocade]. Il a pour tâche d’achever le vieux mammouth socialiste, mais sans les honneurs de l’estocade. Il se borne à achever un animal épuisé et agonisant.

Valls a proclamé la mort du socialisme français et assume la responsabilité du travail de liquidation, quitte à utiliser un deus ex machina : un “superdécret”, un coup d’autorité. Et un signe obscur qui le connecte au fantôme du chiraquisme, Dominique de Villepin, le dernier Premier ministre à avoir utilisé le 49-3. Qui s’en sou-vient ? C’était il y a neuf ans et cela avait provoqué la furie de François Hollande. Le chef de file socialiste était même allé jusqu’à dire que cette mesure exceptionnelle était “une brutalité”, “un déni de démocratie”,

“une manière de freiner ou d’empêcher le débat parlementaire”.

On comprend mieux le silence et l’amné-sie dans lesquels est tombé le chef de l’Etat. Et l’on comprend aussi que Nicolas Sarkozy ait profité du brusque coup de volant de Manuel Valls pour se revendiquer leader de l’opposition, assenant sur Twitter que la France n’a plus ni gouvernement ni majorité parlementaire. En revanche, elle a un messie qui a la gueule de bois – situa-tion douteuse.

Il était donc urgent de renverser le PS avec une motion de censure malgré le fait, et c’est le paradoxe de ce psychodrame franco-français, que le parti conserva-teur (UMP) avait de bonnes raisons de

france

faire l’éloge de la loi Macron, puisqu’elle démolit le tabou culturel du dimanche et établit un calendrier de réformes visant à rendre le marché de l’emploi et l’écono-mie plus flexibles.

A l’inverse, les socialistes réfractaires à cette loi la considèrent comme un blas-phème néolibéral et, l’un après l’autre, laissent leur leader sans protection, comme la dernière poupée russe – même si l’on ne parvient pas à savoir si cette version rapetissée, enragée et isolée de Valls est affaiblie ou plus forte.

La stratégie autoritaire du Premier ministre lui a permis à la fois de faire approuver la loi et de s’exposer à une motion de censure qui met les socialistes dans l’obligation de le soutenir. Elle a éga-lement fait de Valls l’incarnation d’une alternative pour l’Elysée pendant que Hollande sombre dans les hémérothèques.

—Rubén AmónPublié le 18 février

Les socialistes réfractaires laissent leur leader sans protection

→ François Hollande et Manuel Valls. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.

—Die Tageszeitung (extraits) Berlin

A première vue, on pourrait croire que tout s’est bien passé pour le Premier ministre français. La

motion de censure proposée par l’oppo-sition conservatrice a été largement reje-tée jeudi dernier. Sauf que les impressions peuvent être trompeuses. Privé de majo-rité dans son propre camp, Manuel Valls a dû recourir à l’arme secrète et antipar-lementaire de la Ve République pour faire adopter son programme de réforme libé-ral. La manœuvre lui a permis d’imposer son texte de manière autoritaire à l’oppo-sition de droite et aux critiques de gauche.

Le Premier ministre paiera cher cette décision. Il doit maintenant compter avec une aile gauche tellement distante qu’elle en arrive à rejoindre les bancs de l’opposi-tion. Les socialistes français sont profon-dément divisés. Les “dissidents”, qui sont une bonne quarantaine (sur 288 députés socialistes), ne sont plus seuls : bon nombre d’anciens électeurs de François Hollande n’acceptent pas que Valls s’éloigne de plus en plus des promesses électorales du pré-sident et qu’il adopte un cours procapi-taliste “pragmatique” que ne renierait pas la droite.

En même temps, il est particulièrement grotesque de voir l’opposition faire de l’obs-truction au Parlement pour bloquer des décisions qui vont exactement dans le sens de ses propres positions. La droite joue elle aussi une politique à court terme, au risque certain de se mettre en contradic-tion avec son programme et sa propagande électorale. Les conservateurs qui font tout aujourd’hui pour empêcher la libéralisation de l’économie française sont les mêmes qui, sous les présidences de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, n’ont jamais eu le cou-rage de proposer ces réformes.

Ce spectacle étrange où tous les rôles sont inversés, et dans lequel personne ne comprend plus où est la droite et où est la gauche, apparaît forcément aux yeux des citoyens français comme un détour-nement de la démocratie parlementaire. Comment s’étonner dès lors que de plus en plus de citoyens déçus se tournent vers le Front national ? Dans ce contexte, l’ex-trême droite est le troisième larron qui, pratiquement sans rien faire, tire profit du discrédit des grands partis tradition-nels de gauche et de droite.

—Rudolf BalmerPublié le 20 février

Valls le paiera cherLa motion de censure avortée ridiculise la politique politicienne pratiquée dans l’Hexagone. Grand vainqueur : le FN.Politique. Socialisme,

on brade !L’utilisation du 49-3 illustre les difficultés qu’éprouve Manuel Valls à changer le PS.

22.

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FRANCE.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

écoute, réécoute, podcast sur franceculture.fr

↙ Dessin de Falco, Cuba.

diplomate israélien, Uri Lubrani. L’interview avec le cheikh Obeid n’aura jamais lieu mais le jour-naliste ne perdra pas au change. De retour à Paris, Roger Auque remplit sa part du marché et pré-sente Uri Lubrani à l’homme d’af-faires d’origine libanaise Sandy. “Dès cette époque, j’ai noué des rapports très étroits avec Israël. Je m’y rends très souvent car j’y ai un double intérêt”, peut-on lire dans son autobiographie. “Je n’ai pas été que journaliste, j’ai été rémunéré par les services secrets israéliens pour eff ectuer certaines missions, par exemple des opéra-tions secrètes en Syrie, sous cou-vert de reportage. Ces missions pouvaient être très dangereuses, je risquais le pire, et même la mort, en cas d’échec. Je me suis rendu à Damas à plusieurs reprises pour établir des contacts avec les élites locales, des médecins, des cher-cheurs, tous ceux qui voulaient émigrer aux Etats-Unis. Chaque fois, je recevais l’équivalent d’un mois de salaire.”

Roger Auque fut un journa-liste réputé. Signant de son

—Yediot Aharonot Tel-Aviv

A u cours de l’été 1989, sur un superbe yacht rempli de jolies fi lles et ancré au

large de la Côte d’Azur, un Israélien poli mais direct s’approche du journaliste Roger Auque. “Je m’ap-pelle Amos, je suis israélien. Nous avons un pilote, Ron Arad, détenu depuis 1986. Nous pensons que ceux qui vous ont libéré du Liban peuvent nous aider”, dit-il sans perdre de temps en formules d’usage. Dans son autobiographie posthume [Au service secret de la République, Fayard, février 2015] Roger Auque révèle que les Israéliens lui ont alors proposé un marché : s’il leur présentait Iskandar Safa, un homme d’aff aires français d’origine libanaise surnommé Sandy, il pourrait interviewer le cheikh Abdel Karim Obeid, le chef spirituel d’Amal, un groupe armé basé au Liban.

Roger Auque accepte l’off re et se rend en Israël, où Amos l’attend en compagnie d’un agent du Mossad, Tony, et d’un

MÉDIAS

Roger Auque ou les coul isses de la RépubliqueDans son autobiographie, publiée cinq mois après sa mort, l’ex-otage français révèle les secrets de sa vie rocambolesque. Il fut aussi collaborateur de ce quotidien israélien, qui lui rend hommage.

pseudonyme, Pierre Boudry, il écrit de Bagdad une série d’ar-ticles pour le Yediot Aharonot pen-dant la seconde guerre du Golfe. Pendant des années, Roger Auque travaille comme correspondant en zone de guerre pour des médias internationaux. Il est enlevé au Liban, en 1987, par des hommes du Hezbollah. Sa captivité dure un an. “Une partie de ma vie m’a été volée par des hommes violents”, écrit-il dans son autobiographie. Son seul réconfort vient de la lec-ture. “Ai-je vraiment vécu l’enfer de la captivité au Liban ? Ma prison était devenue intérieure. On ne se remet jamais totalement de ce genre d’expérience.”

Mercenaire. Le journaliste écrit que sa libération fut un geste politique destiné à assurer la vic-toire du parti conservateur aux élections de 1988. La libération de Roger Auque est négociée par Jean-Charles Marchiani, bras droit du ministre français de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, et l’homme d’affaires libanais, le fameux Sandy, que Roger  Auque décrit comme l’homme clé des discussions. “Je le confi rme, de l’argent, beaucoup d’ar-gent, a été remis en échange de notre libération. Ce n’est pas la France qui a payé, mais Kadhafi ”, écrit Auque. Le journaliste évoque un confl it fi nancier entre la France et l’Iran comme motif de son enlèvement. Paris aurait fi ni par transférer des millions d’euros à l’Iran, via le dictateur libyen, pour obtenir la libération des otages.

A peine libéré, Roger Auque retourne au Moyen-Orient. “Je n’avais pas, je n’ai jamais eu un train de vie compatible avec des revenus de journaliste, fût-il pari-sien. C’est pourquoi j’ai choisi une deuxième vie, celle de ‘mercenaire’ pour les services secrets.” Le journa-liste dit s’être trouvé au cœur de

plusieurs tentatives de libération d’otages. Dans son autobiogra-phie, il est notamment question d’un dîner qui s’est tenu non loin des Champs-Elysées en 1989. “Il y avait là des membres du Hezbollah, des Israéliens, Sandy et moi”, écrit-il. Au début, tout le monde dis-cute, en mangeant. “Après deux heures, on est passé aux choses sérieuses. Il était question du sort des otages américain et britannique, Terry Anderson et Terry Waite. Cette nuit-là, les Israéliens ont pro-posé de libérer deux terroristes libanais capturés dans le sud du Liban. Nous avons aussi parlé de Ron Arad. Aujourd’hui, je peux dire que, grâce à mes eff orts, plusieurs otages ont été libérés. Nous avons échoué avec d’autres, certains sont morts. Je le regrette profondément. De même que je regrette de n’avoir pas pu aider Ron Arad, qui est cer-tainement mort en Iran”.

Un an après l’assassinat d’Imad Moughniyeh, haut dirigeant du Hezbollah mort en 2008, Roger Auque déclare au cours d’un entretien avec la chaîne israé-lienne i24news avoir été contacté au début des années 2000 par des agents du Mossad qui recher-chaient le numéro de téléphone de Moughniyeh. Le Français affi rme le leur avoir fait parvenir par l’in-termédiaire d’un ami libanais. Imad Moughniyeh a également off ert à Roger Auque un des plus gros scoops de sa carrière puisque celui-ci a été le seul journaliste à pouvoir l’interviewer.

Il n’est pas seulement question de secrets d’Etat dans ce livre. Auque, qui se présente lui-même comme un séducteur invétéré, a eu trois enfants de femmes diff é-rentes. L’une d’elles est la mère de Marion Maréchal-Le Pen, petite-fi lle du fondateur du Front natio-nal. A 22 ans, Marion Maréchal-Le Pen est devenue la plus jeune députée de l’histoire de France.

Si la relation entre sa mère et Roger Auque n’a duré que quelques jours, celle-ci a toute-fois pris soin d’informer le jour-naliste de la naissance de sa fi lle.

Le dernier chapitre de sa vie, Roger Auque l’écrit en Erythrée, où Nicolas Sarkozy le nomme ambassadeur [en 2009]. Le jour-naliste et l’ancien président se connaissent bien depuis le pas-sage de Nicolas Sarkozy à la mairie de Neuilly, où ils se croisaient régulièrement lors de leur jog-ging matinal. Troquant sa veste de reporter et son gilet pare-balles pour un costume taillé sur mesure, Roger Auque s’ins-talle à Asmara. Il affi rme avoir été nommé à ce poste en partie pour négocier la libération d’un agent français du renseignement enlevé en Somalie et retenu par des militants d’Al-Shebab. La mission échouera, mais Auque assure avoir obtenu la libération de plusieurs prisonniers, dont deux Israéliens.

C’est en Erythrée que Roger Auque tombe malade. On lui découvre une tumeur au cerveau. Il se battra pendant deux ans contre la maladie avant de comprendre que la fi n est proche et de com-mencer à rédiger ses Mémoires. Il écrit : “J’ai toujours entretenu un rapport particulier avec la mort. J’ai vécu comme si j’allais mourir demain. Le danger, la peur de dis-paraître à jamais sont des choses qui m’attirent car elles me permettent de mieux me comprendre.”

—Lior ZilbersteinPublié le 17 février

“Je me suis rendu à Damas à plusieurs reprises. Chaque fois, je recevais l’équivalent d’un mois de salaire”

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Belgique.Les rois des toitsLeur hobby : braver le vertige et se promener surles toits de la ville de Gand.

—De Standaard Bruxelles(extraits)

Le soir est tombé, la nuitqui s’annonce verra lespremières gelées. Il ne

fait pas vraiment un temps àgrimper sur les toits; c’est plutôtune activité d’été. Mais parfois,on y monte aussi à la Saint Syl-vestre, pour voir les feux d’arti-fice. Ou maintenant, pour le be-soin de cet article dans le jour-nal. Daan a dans son sac à dosun pack de six bières pour boireen haut. Il regarde le sombre bâ-timent qui se dresse à côté denous puis jette un regard versLena, Hannes et Stef.

“On le fait ?”“On le fait”, répond Stef.Pour Stef, c’est la première

fois, sur ce bâtiment-ci. Mais il adéjà “fait” le silo Inter-Betonprès du port de Gand, un exer-cice pour les grimpeurs aguerris.Pour les néophytes, du genred’un journaliste sujet au vertige,ils ont opté pour un bâtimentplus facile mais avec une vueimprenable. Le nom de celui-cine sera pas mentionné et on neprendra aucune photo. Parceque si la police venait à l’identi-fier et à en bloquer l’accès, nosgrimpeurs devraient faire unecroix sur cet endroit de rêve. Ilsont entre 19 et 22 ans.

Deux d’entre eux terminentl’université, il y en a un qui estsportif professionnel et deuxqui sont actifs dans des mouve-ments de jeunesse.

J’ai dû un peu chercher pourtrouver des touristes de toitsprêts à m’emmener. Alors qu’il ya des centaines de jeunes Gan-tois qui font ceci de temps àautre. “Ça se passe dans toutes lesgrandes villes. Ce n’est même pas unphénomène nouveau ni un truc dejeunes branchés en mal de sensa-tions. Cela fait des années que celaexiste, mais maintenant ons’échange de plus en plus les bonstuyaux. Rien qu’à Gand, il y a unedizaine de spots qui sont connus. En

haut de certains, il y a même des siè-ges. On trouve des canettes ou desmégots des visiteurs précédents.”C’est Fatih qui nous expliquetout ça, un connaisseur, rappeurgantois et sociologue spécialisédans la culture des jeunes.

“L’année dernière, il y a eu deuxaccidents mortels sur un toit. Celaa choqué beaucoup de monde et jetéun éclairage négatif sur ce typed’activité. Alors que les jeunes negrimpent évidemment pas sur untoit pour en tomber. Je n’ai pas debelle théorie pour expliquer le pou-voir d’attraction des toits. Je parlede ma propre expérience et j’en-tends aussi ce que me disent lesautres. Quand j’ai commencé à lefaire étant jeune, c’était juste pouren griller une, hors de tout con-trôle. Ou pour l’adrénaline, seul ouavec quelques amis. Le but étaittoujours de découvrir la vue. Lepanorama est toujours sensation-nel. Vous êtes pour un moment lepatron de la ville. Gand est à moi,je me disais souvent ça.

J’étais un enfant du quartier so-cial, à côté du Rabot. En bas, la vieétait souvent étouffante; une fois enhaut, ce sentiment disparaissait.Emmener une fille là-haut, c’étaitaussi une puissante motivation.Alors que d’autres plus fortunésemmenaient leur petite amie à laTour Eiffel pour lui déclarer leurflamme, nous on le faisait ici, sansque cela ne nous coûte rien et avecbien plus d’effet. Parce qu’il n’yavait pas seulement la vue, il fallaitoser aussi. En même temps, legrimpeur connaît bien ses limites”,précise Fatih.

“Ces toits sont très accessibles.Personne ne vous empêche d’y aller.Sur une des barres inoccupées duRabot, là-bas, on voit qu’il y a aussides gens. Ça commence à êtreconnu. Mais il y a aussi certainstoits qui sont tenus secrets. Certainsjeunes découvrent un endroit et pré-fèrent le garder rien que pour eux.”

C’est le cas du toit sur lequelnous allons grimper ce soir.Quelques amis de Daan l’ont dé-couvert l’été dernier. Ils ont em-mené Daan puis Lena. Ils sesont donnés le mot de ne pas enparler. “Jusqu’à ce qu’en y grim-pant, on croise deux autres jeunesqu’on ne connaissait pas en trainde redescendre. C’était pendant lesFêtes de Gand. Merde alors, ons’est dit, c’est dommage,”

Lena est l’une des rares fillesà oser grimper. “Je ne le fais passouvent. J’ai aussi un peu le ver-tige. Pour moi, ce n’est pas tant laquestion du défi que de jouir de labelle vue et de profiter de l’am-biance qui règne quand on est là-haut entre amis.”

Un des garçons enjambe un

muret et ouvre une porte. “Ve-nez, maintenant”, dit-il. Et onmonte par un large escalier enbéton. Daan éclaire avec son té-léphone portable. “Tu vois, il n’ya aucun danger. Quand j’étaisgosse, j’avais souvent un peu latrouille. Pourtant, je grimpais auxarbres, parce que je voulais ne plusavoir peur. Je calculais les risqueset c’est ce que je continue à faire.”Stef, étudiant en éducation physi-que, soupire. “Bordel, c’est haut !Heureusement qu’il n’y pas de fe-nêtres, qu’on ne puisse pas voir oùon est. Oui, moi aussi, j’ai fameu-sement le vertige.”

Dernières marches, une plate-forme et puis un étroit escalierd’incendie en acier, vertical. Au-dessus de celui-ci, une grilleavec des barreaux qu’il fautouvrir. Un souffle de vent froidpénètre à l’intérieur. Les quatrepoursuivent leur progressionjusqu’en haut. Je ferme la mar-che, saisie par la peur. “Attention,juste après la grille, il y a encore unmètre cinquante et puis, c’est levide. Il faut directement aller sur lecôté, c’est là qu’on s’assied.”

Je passe ma tête par la grille etje vois les quatre autres qui sontdéjà assis.

“Wow, lâche Stef. C’est vraimentgrandiose.” Je tremble, je m’ac-croche à l’escalier de secours,presque paralysée. A cause de lahauteur mais aussi de la vue, àcouper le souffle. Les trois toursles plus connues de Gand, ali-gnées; la Lys qui serpente; lavieille ville et, dans le lointain,une lueur bleue. “Le stade Arte-velde”, précise Hannes.

Les choses qui me frappent leplus, ce sont le silence qui règneparmi nous, la sensation de videentre le toit et le ciel, la brumeet la vague odeur de bitume. Onreste encore un peu puis il fautredescendre par l’escalier de se-cours avant le soulagement deremettre les pieds sur la terreferme. Daan me suit. “Ça faitpeur, hein, la première fois ? Maisune telle vue, c’est indescriptible !”Je murmure quelque choseavant d’aller m’asseoir sur unmuret. J’en ai encore les jambesqui tremblent.

“Vu d’en bas, ça n’a pas l’air siimpressionnant, je trouve”, ditLena. Les bières qu’on devaitboire sur le toit, on les ouvre enbas finalement. Est-ce que ça nerendrait pas imprudent de boirelà-haut ? Ils font non de la tête

↙ Dessin de Gaëlle Grisard,pour Courrier international.

“On le fait ?”“On le fait”,répond Stef.

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—De Morgen Bruxelles

Arrêtons de nous plain-dre de leur aspect et fai-sons une place aux

tours”, écrivait dernièrementle journal néerlandaisNRC.next. A Amsterdam, lesprix de l’immobilier sont entrain de battre tous les re-cords. Si l’on veut pouvoir lo-ger tout le monde, il fautcontinuellement construirede nouveaux logements. Unesituation intenable, sauf sil’on accepte de bâtir en hau-teur. Bref, pour certains, ilest temps d’amorcer le re-tour des tours d’habitation.

En Belgique, nous sommeségalement confrontés à cettemême problématique en ma-tière de logement. Des prixtrop chers, une pénurie de lo-gements abordables, de plusen plus de gens dans les villeset de plus en plus de person-nes vivant seules. Il faut bienadmettre que nous n’avons

pas de réponse toute faite àces problèmes.

Faut-il aussi se mettre àconstruire des tours et desgratte-ciels à Bruxelles, Gandou Anvers ? “C’est une ques-tion qui revient de manière ré-currente”, estime le sociolo-gue et urbaniste Pascal DeDecker, de la KULeuven. “Jene suis pas contre a priori. Sicela se fait intelligemment d’unpoint de vue urbanistique. Si onpeut habiter en hauteur à NewYork ou à Hong Kong, pourquoipas ici ? Mais chez nous, c’est laculture de la maison indivi-duelle qui domine. Les cons-tructions en hauteur sont plu-tôt un marché de niche.”

Les Flamands et les tours,c’est en effet une combinai-son difficile. Même s’il existepas mal d’exemples réussispour prouver le contraire, lestours ont mauvaise réputa-tion. Les Flamands sont trèsattachés à leur fermette avecjardin et entrée de garage.

“La mauvaise réputation desbuildings remonte au moder-nisme et à l’architecture d’unLe Corbusier, par exemple, quivoulait rapidement procureraux gens des logements aborda-bles dans des immeubles à ap-partements, explique PascalDe Decker. Pour tous ceux quise retrouvaient dans ce genred’immeubles, c’était un progrèsen matière de qualité et de con-fort parce que ces gens venaientde taudis. Mais entretemps, no-tre société est devenue bien plusriche. La population d’origine aquitté ces quartiers et ce sontdes gens de plus en plus pauvresqui sont venus prendre leurplace. Beaucoup de ces cons-tructions étaient de piètre qua-lité ou ont fini avec les annéespar pâtir de défauts de concep-tion, comme le pourrissementdu béton. Ou alors ils sont de-venus vétustes. Les barres d’ha-bitations sociales, surtout, ontmauvaise réputation. Et cetteimage n’est pas facile à changer.Il y a pourtant aussi de nom-breux cas où il n’y a pas de pro-blèmes. C’est donc possible maisce n’est pas pour autant la for-mule magique pour résoudretous nos problèmes de logement.Différencier : ça, c’est la solu-tion.”

Bref, construire en hauteurpeut constituer une solutionmais seulement en parallèleavec d’autres. “Nous avonsune fichue tradition d’aligner

toutes les hauteurs de bâti-ments, la même chose pour toutle monde”, estime Leo VanBroeck, architecte au bureauBogdan & Van Broeck et pré-sident de la Fédération royaledes sociétés d’architectes deBelgique. “En comblant tousles espaces et en alignant toutesles hauteurs de bâtiments, onobtient l’effet d’une digue demer. Le résultat est meilleurquand on ose combiner des hau-teurs différentes. Un bon exem-ple, c’est Buenos Aires, qui pré-sente un riche mélange de typesde construction, de tours et demaisons individuelles.” Deplus, cela ne restreint en rienles aspects pratiques, selonlui. On peut parfaitementaménager une terrasse oumême un jardin en hauteur.

Reste cette question es-sentielle : les gens accepte-ront-ils d’aller vivre en hau-teur ? “On pourrait aller endouceur vers une plus grandedensité d’habitat, juge Leo VanBroeck. De nos jours, plus de60 % des gens habitent en villeet cette proportion ne feraqu’augmenter à l’avenir. Il nefaut dès lors pas avoir peur duchangement. Nous sommes sou-vent traditionalistes et nostalgi-ques. Nous voyons les tourscomme une menace mais l’ave-nir est à l’acceptation de la di-versité et des incertitudes.”

—Johanna LaurentPublié le 12 janvier

↗ Dessin de duBus,paru dans La LibreBelgique.

Habiter en hauteurLa surpopulation des villes va peut-êtreréhabiliter les tours d’habitation, un moded’habitat très peu populaire en Belgique.

tous les quatre. “Je ne monterais jamaisen étant saoul. Exclu. Trop dangereux.Mais ça me paraît logique de boire quelquechose quand on est tous là-haut à profiterde la vue.”

Stef est encore sous l’emprise de cequ’il a vu là-haut. “L’idée de monter esttoujours excitante. On a des attentes. Maisla beauté de ce que je viens de voir, c’estplus important que l’adrénaline.” Han-nes : “Tu vois des choses que tu ne remar-ques pas d’en bas. Des autres relations, uncontexte.”

Je leur demande alors s’ils sont cons-cients des risques inhérents à ce genred’ascension. Ils opinent. “Ce n’est pas lebut d’emmener des types inexpérimentésou des gamins de quatorze ans, dit Stef. Ilfaut pouvoir évaluer les risques. Je n’airien d’un héros et donc je n’ai donc pastendance à faire l’imbécile.”

C’est plutôt une histoire de garçons.Lena est une exception. Daan : “C’est unpeu comme une continuation de l’époqueoù on grimpait aux arbres. C’est différentet en même temps c’est pareil. Tu dois tedépasser pour arriver en haut.”

Qu’est-ce que ça leur a fait alors,cette histoire de deux étudiants quisont morts au cours d’une telle excur-sion ? “C’est affreux. Je ne connais évi-demment pas les circonstances, dit Stef. Tupeux avoir un coup de malchance. Tupeux avoir un accident partout. Je fais at-tention à la sécurité. Monter sur un toit enayant bu, ça ne me paraît pas une bonneidée. Les gens saouls font parfois des trucsbizarres. Un type m’a un jour racontéqu’en revenant mort bourré d’une guin-daille, il était rentré chez lui par les toits enescaladant une gouttière. C’est seulementaprès qu’il avait réalisé que ce n’était pro-bablement pas le truc le plus intelligentqu’il avait fait de sa vie.”

On regarde une dernière fois la hautefaçade de béton. “Ce n’est pas pour fairele malin, estime Stef. On ne monte pas là-haut pour se défier les uns les autres. Heu-reusement. On ne se file pas les adressesnon plus. On n’a pas envie qu’il y ait pleinde monde. Si tout le monde se met à lefaire, ça n’aura plus rien de spécial et, enmoins de temps qu’il n’en faut pour le dire,il y aura un cadenas et tu devras prendreun ticket pour pouvoir y aller. Je n’aime-rais pas que ça devienne un genre d’attrac-tion touristique.”

“Se retrouver ensemble sur un toit, çanous conduit parfois à une conversationphilosophique, ajoute Daan. Il y a un an etdemi, j’ai eu une grande période de doute.Je n’en ai pas parlé à mes amis. Jusqu’à ceque je grimpe sur un toit avec Joram, unami que je n’avais plus vu depuis long-temps. Ce soir-là, on a parlé pendant desheures et j’ai vidé tout mon sac. J’ai rare-ment eu une conversation aussi riche. Celan’aurait pas été aussi évident avec desamis, dans un café, dans des lieux plusnormaux. Là, d’un coup, dans cet espacevide et ouvert, hors du temps, ça m’avaitparu possible.”

—Marijke LibertPublié le 6 décembre

BELGIQUE.Courrier international – n° 1269 du 26 février au 4 mars 2015 25

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

unioneuropéenne

↑ Les chefs du FMI, de la Banque centrale européenneet de la Commission européenne. Dessin de Hachfeld paru dans Neues Deutschland, Berlin.

Institutions. La troïka, surpuissante et invisibleDepuis le virage à gauche de la Grèce, cette organisation insaisissable réunissant des représentants de la Commission, de la BCE et du FMI se retrouve une nouvelle fois sous le feu des critiques.

—Falter Vienne

Imaginons qu’il existe en Europe une organisation qui aurait plus de pouvoir

que la plupart des pays, qui déci-derait de leur avenir mais qui n’aurait ni adresse, ni numéro de téléphone, ni site Internet, ni chef, ni employés.

Cela sent la théorie du com-plot, direz-vous. C’est pourtant

la réalité en Europe depuis la crise de l’euro de 2010. La troïka est une organisation provisoire façonnée à la hâte, née du besoin des créanciers d’établir et d’imposer des condi-tions en échange des crédits d’ur-gence accordés aux pays en crise. Pour ce faire, des représentants de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire interna-tional (FMI) se réunissent, sous

le mandat de tous les gouverne-ments de la zone euro. La troïka est intervenue à ce jour au Portugal, en Irlande, à Chypre et en Grèce.

Or en Grèce, comme dans le reste de l’Europe d’ailleurs, voilà qu’elle est à nouveau sous le feu des cri-tiques. Près de 270 milliards d’euros d’aides et de garanties internatio-nales empêchent depuis 2010 l’Etat grec de faire faillite. Alors que les trois quarts au moins de ces aides atterrissent in fi ne dans les caisses des banques européennes, la Grèce est tenue de composer avec les prescriptions draconiennes de la troïka. Or Athènes ne veut plus leur donner suite. Mais où ces mesures sont-elles décrétées ? Et qu’est-ce que la troïka, au juste ?

Les protocoles d’accord (memo-randums of understanding), ces contrats dans lesquels la troïka fi xe les conditions [de l’aide] avec le consentement de l’Etat concerné, donnent quelques points de repère. Les plus exhaustifs et détaillés sont les protocoles grecs, car c’est la Grèce qui, de tous les pays en crise, est le plus lourdement endetté.

Dans les 195 pages du protocole de l’année 2012, par exemple, on

découvre une foule de prescrip-tions discutables, dont la privati-sation des compagnies des eaux d’Athènes et de Thessalonique, la diminution de 32 % du salaire minimum pour les moins de 25 ans ou encore le relèvement de 25 % du prix des tickets de métro à Athènes. Qui est à l’origine de telles mesures ?

On ne sait pas grand-chose à ce sujet, sinon que la troïka se com-pose de fonctionnaires détachés de la Commission européenne, de la BCE et du FMI. Interrogée, la Commission nous apprendra sim-plement que ses représentants sont “en contact régulier, par des réu-nions, par téléphone ou par mail”.

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : quand la troïka a décidé quelque chose, on ne peut plus en vérifi er ou en juger la validité nulle part – hormis dans les pays en crise eux-mêmes, au Parlement par exemple. Et encore, ce n’est alors qu’une simple formalité, le gou-vernement ayant déjà avalisé les mesures en question auparavant. D’où les accusations d’opacité. En

janvier dernier, le magazine grec Hot Doc a reçu des mails dans les-quels on peut suivre des échanges électroniques entre les fonction-naires de la troïka et les représen-tants de l’Etat sur des projets de loi. Non contents de rejeter cer-taines propositions en des termes parfois peu amènes, les représen-tants de la troïka prodiguent éga-lement des conseils sur la manière de faire passer les projets de loi au Parlement par la bande afi n de moins éveiller l’attention.

Ce type de révélations scan-dalise à Athènes, mais aussi à Bruxelles, y compris chez les par-tisans de la cure d’austérité de l’UE. Le député [chrétien-démo-crate] européen Othmar Karas (ÖVP) déplore ainsi l’absence de “contrôle parlementaire [sur la troïka] et [de] légitimité démo-cratique [de celle-ci]”. En 2013, il jugeait anormal que ce soient des fonctionnaires, et non des représentants élus, qui prennent les décisions. Dans ces circons-tances, le Parlement européen devrait avoir un droit de contrôle sur la troïka, concluait-il.

Dans le cas de la Grèce, il est peut-être déjà trop tard. Yanis Varoufakis, le ministre des Finances du nouveau gouverne-ment de gauche, n’a-t-il pas fait savoir que la Grèce “[n’avait] pas l’intention de poursuivre sa colla-boration avec la troïka” ?

—Joseph GeppPublié le 11 février

Du pouvoir, mais ni téléphone, ni site Internet, ni chef, ni employés

Les trois quarts des aides vont in fi ne dans les caisses des banques européennes

SOURCE

FALTERVienne, AutricheHebdomadaire, 35 000 ex.www.falter.atFier de son indépendance, le “Papillon de nuit” est le grand magazine culturel de la capitale autrichienne. Positionné à gauche, faisant la part belle au débat et à l’investigation, il ouvre ses pages aux plus grandes plumes et à tous les penseurs.

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 UNION EUROPÉENNE.

européen pour y demander l’asile. Que pense le directeur de Frontex de ces immenses clôtures aux portes de la Grèce et de l’Espagne sur les-quelles des centaines de réfugiés se font repousser et brutaliser ? C’est l’aff aire des Etats membres de l’Union, répond-il. Que se passe-t-il lorsque des réfugiés toujours plus nombreux fuient des zones de guerre et trouvent porte close l’entrée de l’Europe ? La décision appartient aux responsables poli-tiques européens.

Bureaucrate. Fabrice Leggeri n’est pas un homme politique, c’est un bureaucrate. Il a déjà consacré la moitié de sa vie au service de l’Etat. Né en Alsace, il a fait des études d’histoire à Paris, puis l’ENA – une école dont on dit qu’elle ne produit pas des personnalités mais des serviteurs. De fi dèles servi-teurs de l’Etat. Voilà près de vingt ans que Fabrice Leggeri travaille dans l’administration, pour les communes, au sein du ministère de l’Intérieur, avec la Commission européenne. Une carrière de fonc-tionnaire sans embûches, sans scan-dales, sans éclats. En 2005, alors qu’il travaille pour une commune du nord de la France, un journa-liste local l’interroge sur son plan de carrière. Leggeri répond qu’il n’a qu’une ambition : servir l’Etat le mieux possible.

Même à la tête du contrôle des frontières européennes, l’homme semble s’eff acer derrière la fonc-tion. Lorsqu’on lui demande son

IMMIGRATION

Pour plus de droits de l’hommeFabrice Leggerin est le nouveau directeur de l’agence Frontex, chargée de veiller sur la forteresse Europe. Mais il laisse entendre qu’il veillera aussi au respect des immigrés.

de surveillance, d’hélicoptères et d’avions de reconnaissance. Fabrice Leggeri est le plus haut responsable chargé de la protection des fron-tières européennes, il tient entre ses mains tous les dispositifs euro-péens de régulation de l’immigra-tion. Dans les cinq ans à venir, c’est lui qui dirigera les interventions des gardes-frontières européens, qui barrera la route aux passeurs et bloquera l’entrée de réfugiés. Bref, c’est lui qui veillera sur la forteresse Europe. Les militants des droits de l’homme, pour qui Frontex fait “la chasse aux immigrés”, considèrent les dirigeants européens comme cores-ponsables de la mort de nombreux migrants. Fabrice Leggeri est donc en première ligne. Quel eff et cela lui fait-il de se retrouver à la tête de l’une des agences européennes les plus controversées ? “Trop de gens meurent en essayant d’entrer en Europe, déclare-t-il. Mais, en tant que directeur de Frontex, je n’ai aucune mission politique en la matière. Je ne fais qu’appliquer les décisions poli-tiques.” Pour lui, l’agence Frontex ne sert pas à isoler l’Europe mais à la protéger des réseaux de contre-bande et des trafi cs d’êtres humains. “Nous protégeons l’espace Schengen contre les criminels”, affi rme-t-il. Cela fait quelques années que les clôtures sont toujours plus hautes, les caméras de surveillance toujours plus puissantes et les bateaux tou-jours plus rapides pour patrouiller au large des côtes européennes. Il est de plus en plus diffi cile aux réfugiés de mettre le pied sur le sol

avis, il répond par des formules rhétoriques. Quand on l’interroge sur sa responsabilité personnelle, il renvoie à ses supérieurs. “La sécurité des frontières relève de la responsabilité des Etats, explique-t-il. Nous ne faisons que coordon-ner les interventions.” Le discours du directeur de Frontex est aussi aseptisé que le bureau qu’il occupe. Le seul objet personnel qu’on y trouve est une bouteille d’eau en plastique. Le bureaucrate ne se dévoile pas. L’homme aurait pour-tant beaucoup à dire sur la catas-trophe humanitaire qui se déroule désormais quotidiennement aux portes de l’Europe. Leggeri s’est souvent occupé des questions d’im-migration au cours de sa carrière. Employé au ministère de l’Intérieur dans les années 1990, il a vu les Français s’empoigner sur les lois anti-immigration de la droite. En tant que conseiller à la Commission européenne, il a participé à la créa-tion de l’agence Frontex, qu’il dirige à présent et dont il a inventé le nom (à partir des termes “frontières” et “extérieures”).

Son prédécesseur, Ilkka Laitinen, était commandant des gardes-frontières fi nlandais. Durant son mandat, Frontex est devenue le symbole de la forteresse Europe. L’agence était jugée aussi opaque que la tour de bureaux qui l’abrite à Varsovie. Avec Leggeri aux com-mandes, les opposants à l’actuelle politique européenne espèrent que Frontex sera plus sensible à l’idée de ne pas seulement proté-ger les frontières mais également les droits des réfugiés. “Mieux vaut un bureaucrate qu’un chien de garde”, explique Ska Keller, députée verte au Parlement européen. “Mais les bureaucrates peuvent aussi s’aveu-gler sur leurs responsabilités. Il ne suffi t pas d’être un bon serviteur des lois pour éviter les entorses aux droits de l’homme.” L’association huma-nitaire Pro Asyl nourrit les mêmes espoirs à l’égard du nouveau direc-teur de Frontex. “Leggeri semble plus attentif aux préoccupations des organisations des droits de l’homme”,

—Die Zeit (extraits) Hambourg

Pas besoin d’aller très loin pour voir la mort aux fron-tières de l’Europe. Pour

Fabrice Leggeri, il suffi t de sortir de son bureau et de descendre de deux étages pour se retrouver dans une pièce nue au sol recou-vert de moquette brune. Nous sommes dans le centre de Varsovie, au onzième étage d’une tour de bureaux, et des cartes de l’Europe scintillent sur tous les écrans plats des ordinateurs. On y voit une multitude de points verts. Chaque point marque un endroit – à la fron-tière roumaine ou bulgare, au large des côtes grecques, italiennes et espagnoles – où des réfugiés ont été interceptés au cours des der-niers mois. Cachés dans des poids lourds, entassés dans des bateaux pneumatiques ou dissimulés dans des canots en bois, bon nombre d’entre eux n’atteignent pas la côte vivants. L’année dernière, plus de 3 400 personnes ont trouvé la mort en mer Méditerranée en tentant de gagner l’Europe.

Agé de 46 ans, Fabrice Leggeri est un homme aff able, petit, à la voix douce, qui marche légère-ment voûté. Depuis janvier, il est le directeur exécutif de Frontex, l’agence européenne chargée de la surveillance des frontières exté-rieures de l’UE. Il exerce son auto-rité sur 12 000 kilomètres sur terre et 45 000 kilomètres en mer à l’aide de clôtures de barbelés, de caméras

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reconnaît Karl Kopp, représentant de l’association au niveau euro-péen. “Reste à voir s’il passera des paroles aux actes.”

Ces dernières années, la contro-verse est notamment montée autour des opérations dites “push back” : des actions illégales au cours desquelles des gardes-frontières refoulent les migrants derrière les clôtures des frontières ou même en mer. Chaque migrant a le droit de déposer une demande d’asile en Europe. Pour cela, il faut néanmoins entrer sur le territoire européen, chose pratiquement impossible par des moyens légaux. Tous ceux qui parviennent à entrer sur le terri-toire peuvent déposer une demande d’asile. Tous ceux qui sont perdus en mer doivent être secourus. Les autorités ne peuvent renvoyer les migrants qu’après rejet de leur demande d’asile.

“Push-back”. En réalité, les gardes-frontières foulent réguliè-rement au pied les droits des réfu-giés. Par exemple, durant la nuit du 20 janvier 2014, au cours de laquelle trois femmes et huit enfants venus d’Afghanistan se sont noyés alors qu’ils étaient remorqués [à trop grande vitesse, en direction de la Turquie] par un bateau de gardes-côtes grecs au large de l’île de Farmakonisi. Frontex dément toute participation à ces opérations “push back”, mais les organisations d’aide aux réfugiés comme Pro Asyl restent convaincues du contraire.

Interrogé sur ce drame, sur les garde-côtes qui n’ont pas porté secours aux réfugiés et sur les vic-times qui ont péri ce jour-là, Leggeri répond, le ton soudain animé : “Je le dis clairement : les opérations ‘push-back’ constituent des infractions au droit européen, au droit internatio-nal et aux droits de l’homme. De telles actions ne peuvent plus et n’auront plus lieu à l’avenir.” Reste à savoir comment il compte faire concrè-tement pour tenir cet engagement.

—Philip Faigle et Caterina Lobenstein

Publié le 12 février

← Dessin de Schot, Pays-Bas.

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28. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

à la une

DE QUOI RIT-ON AILLEURS ?

Les attentats récents à Paris et Copenhague, dans lesquels des dessinateurs ont été pris pour cibles (parmi d’autres), ont relancé le débat sur la satire, la caricature et la liberté d’expression. Le seul tort des victimes : avoir abordé des sujets d’actualité avec humour. Si l’humour peut offenser, il peut aussi être thérapeutique, comme l’explique le professeur de psychologie Peter McGraw (p. 34). Mais ce qui fait rire en Europe ne paraît pas forcément drôle en Russie, en Asie ou en Amérique latine. Le rire peut être une arme puissante contre la censure en Chine (p. 32) et contre la violence en Irak (p. 31). Il peut aussi être un tremplin pour une carrière politique (p. 32).

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 29

—Hard News New Delhi

L ’enregistrement du roast [concours de vannes entre célébrités, style de spectacle originaire des Etats-Unis] de la troupe des All India Bakchod (AIB, enfoirés nationaux) qui avait été posté fin janvier sur YouTube commen-çait par un avertissement : “La vidéo qui suit

est ordurière, grossière et offensante.” Elle était tout cela, mais pas seulement pour la droite, susceptible et facile à choquer (les autorités locales ont illico annoncé qu’elles allaient porter plainte pour propos injurieux, ce qui a poussé les auteurs de la vidéo à la supprimer de YouTube). Après avoir élevé la barre de l’humour indien de plusieurs crans, l’AIB est cette fois-ci resté lar-gement en dessous. Le spectacle a consisté en une enfilade de vannes triviales et rebattues, le genre de comique qui infeste la télévision indienne et Bollywood et qui est précisément

celui dans lequel l’AIB ne voulait pas tomber. Le spectacle d’humour en tant que forme d’art a connu un essor considérable en Inde ces der-nières années et l’AIB y est pour beaucoup. La télévision n’accorde une place qu’à des comiques du genre de Kapil Sharma, dont l’humour colle au schéma hétérosexuel masculin. Un personnage récurrent de ses shows est un homme habillé en femme qu’il ridiculise constamment, et son costume de travesti lui-même est calculé pour faire rire. Il utilise aussi très souvent le ressort consistant à attribuer des caractéristiques fémi-nines à un homme pour mettre en doute sa viri-lité. Internet a donné aux humoristes un espace dans lequel repousser les limites de la morale indienne et de la politique, ou simplement prati-quer l’humour comme un art. Les médias sociaux ont jeté un pont entre la liberté d’expression et l’accès à un public immédiatement disponible, et cela a donné naissance à une culture comique

jusqu’alors inconnue en Inde. L’engouement pour ce genre n’aurait jamais été possible avec des one-man- ou one-woman-shows tournant dans les bars. Les parodies politiques, satires et sketchs de troupes comme l’AIB, The Viral Fever et East Indian Comedy se sont attaqués à des sujets tels que l’éducation sexuelle et à des politiciens dont on ne faisait que se moquer jusqu’alors sans grande violence dans les éditoriaux des journaux. Dans le roast d’AIB, les gens à la peau sombre, les gays et les gros ont été les thèmes de la soirée par défaut. C’était là voler bien bas parce que ces sujets sont faciles (comme le sexe ou lâcher les mots “salope” et “niquer” dans un pays où les agressions verbales en public sont monnaie cou-rante). C’était un humour fainéant qui reflétait une obsession malsaine pour l’apparence phy-sique, les peaux claires et l’hétérosexualité.

Homophobie. Pourtant, les comiques de l’AIB étaient d’habitude justement ceux qui pourfen-daient le mythe de la couleur de peau idéale et ne faisaient pas de blagues racistes. “Je tiens à vous remercier tous d’être sortis de chez vous ce soir, et Karan [Johar, réalisateur réputé homosexuel] d’être resté dans son placard. Karan, tournons-nous vers l’éléphant dans la pièce. Quoi de neuf, Tanmay [Bhat, comique obèse] ?” visait à la fois les gros et les gays. Certes, les messieurs qui étaient les cibles de ces flèches ont joué le jeu du roast, mais en tant que fan je m’attendais à mieux. D’autant plus que l’AIB avait déjà utilisé l’humour pour s’attaquer à l’homophobie. Le sketch joué par Kalki Koechlin, “C’est ta faute”, qui s’en prend à la culture du viol et au rejet de la faute sur la victime, a fait un tabac et a même figuré dans la liste des meilleurs moments féministes de 2013 du site web Policy Mic, aux côtés de Malala Yousufzai, Tina Fey et des féministes qui se sont opposées au projet de loi contre l’avortement au Texas. Cela a rendu encore plus lamentable l’une des blagues qui ont fait hurler de rire le public : “[La starlette] Parineeti Chopra n’est pas venue parce que nous lui avons dit qu’elle allait se faire baiser par 10 mecs devant 4 000 personnes. Karan est venu parce que nous lui avons dit qu’il allait se faire baiser par 10 mecs devant 4 000 per-sonnes.” La répétition de ces vannes a fait baisser le niveau de l’humour d’un cran supplémentaire. Regarder une bande d’hommes adultes se lancer des insultes n’a rien de comique. Oui, dire “salope” ou “niquer” en public peut être un motif de plainte pour obscénité (cela s’est malheureusement déjà vu) et est considéré comme contraire à la mora-lité indienne, et il y a donc eu une transgression des limites. Et ce n’était certainement pas drôle. Il y a cependant eu plusieurs moments cocasses et pleins d’esprit. En se prêtant à un roast en public et même en tant que cible de moque-ries, Bollywood [milieu dont sont issus la plu-part des comiques présents] a parcouru un long chemin. Il était rafraîchissant de voir des acteurs qui habituellement ne plaisantent pas avec des sujets comme le sexe ou l’homosexua-lité [qui est un crime en Inde] et ne se laissent pas ridiculiser montrer qu’ils étaient capables de rire d’eux-mêmes et de Bollywood. Même le népotisme dans cette industrie, un sujet tabou jusqu’à présent, a été égratigné. La troupe de l’AIB a été le fer de lance de la subversion

Inde. Un festival d’insultes pas du goût de tousLa troupe des All India Bakchod a défrayé la chronique avec un spectacle de vannes très crues. Déçue, une journaliste rappelle que ses membres ont été des pionniers de la satire sociale et avant-gardiste.

→ 30

↙ INDE Mahabalipuram, 2006.← CAMBODGE Battambang, 2014.↓ PAYS DE GALLES Cardiff, 2011.

Les photosLes images illustrant ce dossier sont extraites de la série Street Photography Around the World, de Maciej Dakowicz, un photographe polonais vivant à Bombay, en Inde. Il relève, de pays en pays, des indices et des coïncidences qui se télescopent joyeusement.

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30. À LA UNE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—Argoumenty i Fakty Moscou

C haque dimanche soir à 21 heures, sur la chaîne TNT, une équipe d’anciens du Cercle de l’humour et de l’esprit [Kroug Vessiolykx i Nakhodtchivykh (KVN)] propose aux téléspectateurs de rire ensemble des mal-heurs russes. “La Russie est un pays extrê-mement riche, avec beaucoup de pétrole,

beaucoup de gaz et beaucoup de problèmes. Notre show Un beau jour en Russie [Odnajdy v Rossii] n’en résout aucun, il se contente d’en rire”, explique le présentateur du programme, Vadim Galyguine.

Chaque série hebdomadaire est composée de sketchs théâtralisés sur la vie quotidienne. Corruption, santé, éducation, travail de la police et de l’administration constituent les principales cibles de ces “rafales” d’humour. Dans une des séries, le maire d’une ville de province s’occupe davantage de la construction d’un nouveau sex-shop que de la campagne électorale – celle-ci étant de toute façon cousue de fil blanc. Dans un autre épisode, des profs essaient de convaincre le directeur du lycée de leur donner les corrigés du bac pour arrondir leur fin de mois en les ven-dant. Or, à leur grande stupéfaction, le directeur veut absolument rester dans la légalité.

“Notre émission s’appelle Un beau jour en Russie, mais comme la vie chez nous n’est pas

particulièrement facile, ce programme ne peut pas vraiment être qualifié de ‘léger’. Il y a beaucoup de problèmes dans notre pays et nous estimons qu’il faut en parler. Nous ne montons pas sur les bar-ricades, nous ne faisons que nous amuser, nous crevons les abcès sociaux à coup de scalpel humoris-tique. Nous attirons l’attention des gens sur ce qui nous entoure. Certes, ils savent bien tout cela. Mais nous caricaturons la réalité, et c’est ce qui la rend drôle !” explique Viatcheslav Dousmoukhametov, l’un des créateurs du programme.

“Sortir des stéréotypes.” Selon Vadim Gualyguine, Un beau jour en Russie s’inscrit dans la tradition de l’humoriste soviétique Arkadi Raïkine, chez qui le sérieux du problème exploré et les réflexions qu’il suscite allaient toujours de pair avec un traitement comique du sujet. Olga Kartounkova, star du Cercle de l’humour au sein de l’équipe de la ville de Piatigorsk, et participant au pro-gramme Un beau jour…, estime qu’il faut fournir aux gens l’opportunité de se regarder de l’exté-rieur. “Si, par ce procédé, ils peuvent évoluer dans le bon sens, alors nous aurons atteint notre but. Et si tout le monde se met à évoluer dans le bon sens, la vie sera plus facile et plus agréable.” “Tourner en dérision les problèmes, les situations, ou soi-même, aide l’individu à ne plus avoir peur, à sortir des sté-réotypes, à mieux appréhender les autres”, renchérit

Tourner en dérision les malheurs russesDans Un beau jour en Russie, série humoristique télévisée, une équipe de comiques très populaires propose aux téléspectateurs un rendez-vous cathartique pour mieux appréhender les problèmes du pays.

humoristique qui a secoué l’Inde ces der-nières années. Ses membres ont parodié l’ho-mophobie ordinaire et le rejet systématique de la faute sur la victime dans les cas de harcèle-ment sexuel, et ont osé aller là où les artistes de scène indiens ne s’étaient jamais aventurés, pas seulement en choisissant certains sujets, mais aussi en se moquant de ceux qui consti-tuent probablement leur public. S’ils ont mis la barre très haut en matière de satire sociale, ils se sont également essayés avec succès à la comé-die musicale et à la satire politique. Leur Super Mario indien, Mukesh, tourne en dérision les superstitions nationales (comme faire avaler de force du lait caillé à quelqu’un pour qu’il attire la chance), les bagarres quotidiennes des gens avec les rickshaws, le flic corrompu et le système des castes, invoqué par le roi brahman pour refuser la main de sa fille à Mario, obligeant le couple à s’enfuir. La vidéo d’animation se termine sur une note joyeuse avec une fin à la DDLJ [Dilwale Dulhania Le Jayenge, film culte de Bollywood].

Irrévérence. La satire politique, un temps limi-tée à des marionnettes caricaturant les person-nalités politiques sur des plateaux de journaux télévisés sans dépasser certaines limites, est aussi livrée maintenant au public dans des for-mats musicaux. Elle puise dans les références de la culture populaire et transgresse l’impunité dangereuse, résultat du respect mêlé de crainte dont jouissent des politiciens tels que le Premier ministre Narendra Modi ou Sonia Gandhi, la présidente du parti du Congrès. L’AIB a accru la capacité des Indiens à rire d’eux-mêmes et l’a fait de façon intelligente, non seulement en choisis-sant de travailler sur des sujets sociopolitiques, mais en s’écartant des stéréotypes de genre et de classe, de l’obsession d’un certain type de corps, de la couleur de la peau et de l’homopho-bie. Au lieu de rire des gays, ses membres ont relevé le défi d’inverser la charge comique. Dans leurs sketchs, c’est l’homophobie qui est ridicule, pas les homosexuels. Nous nous sommes rendu compte de la puissance culturelle de l’humoriste qui se moque de l’absurde qui nous entoure, et donc nous le montre. En faisant cela, l’AIB a créé un espace sûr pour réfléchir à des sujets graves et sérieux et les comprendre. Et c’est précisément pourquoi leur roast a été un four, ou quasiment.

—Shazia NigarPublié le 4 février

29 ←

SOURCE

HARD NEWSNew Delhi, IndeMensuel, 400 000 ex.www.hardnewsmedia.comCréé en décembre 2003, à quelques mois des législatives, Hard News a été la seule publication indienne à envisager la défaite des nationalistes hindous aux élections de mai 2004 et a su gagner le respect de beaucoup d’Indiens par la pertinence de ses analyses. Très attaché à son indépendance, le mensuel se veut avant tout un magazine politique et social d’investigation et de réflexion.

Internet a donné aux humoristes un espace dans lequel repousser les limites de la morale indienne et de la politique, ou simplement dans lequel pratiquer l’humour comme un art.

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Vu duMonde arabe

Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 DE QUOI RIT-ON AILLEURS ? 31

Timour Tania, lui aussi issu du Cercle de l’hu-mour, où il était membre de l’équipe de Narta [en Abkhazie].

La principale singularité de ce programme réside dans son format, qui mêle théâtre et télévision. Les scènes de théâtre sont fi lmées et un stand-up de Galyguine est placé entre chaque épisode. Les scènes sont fi lmées sur le vif, en un seul clap, pendant que se déroule le stand-up.

Les créateurs de ce programme sont tous devenus célèbres après leur participation au Cercle de l’hu-mour et de l’esprit, et ils sont aujourd’hui très actifs à la télévision. Viatcheslav Dousmoukhametov a écrit le scénario des premières saisons des séries télévisées Filles à papa et 6 cadres. Avec Semion Slepakov, ancien capitaine de l’équipe de Piatigorsk au sein du même Cercle, ils ont tra-vaillé sur d’autres programmes télévisés, notam-ment Nacha Russia [notre Russie].

“Un beau jour en Russie, c’est de l’humour pur jus de gens pathologiquement drôles, adorés du public. C’est aussi du grand spectacle, auquel contribuent des acteurs, les spectateurs, le personnel technique”, s’enthousiasme Vadim Galyguine.

—Vera PavlovaPublié le 15 décembre 2014

Repères

A lire

UNE INSTITUTION DU RIRELe Cercle de l’humour et de l’esprit, KVN en russe, est une véritable institution de l’humour en Russie. Il prend la forme d’un show télévisé au cours duquel s’aff rontent en tournois des équipes de jeunes gens drôles et inventifs. Les équipes sont issues de villes de tout le pays, et même d’ex-URSS, car le KVN existait déjà à l’époque soviétique. Créé en 1961, il fut suspendu en 1972 par le Kremlin, qui jugeait certains traits d’esprit antisoviétiques, et retrouva sa place sur les écrans à la faveur de la perestroïka, en 1986.

SOURCE

ARGOUMENTY I FAKTYMoscou, RussieHebdomadaire, 3 000 000 ex.Un tirage extraordinaire pour une publication populaire qui présente, avec des articles brefs et beaucoup d’illustrations (photos, photomontages, graphiques et chiff res), des informations plutôt fi ables.

← JORDANIE Petra, 2011.↑ BIRMANIE Rangoon, 2012.

IRAKUNE SÉRIE TÉLÉ QUI SE MOQUE DES DJIHADISTES“Une série télévisée tourne en dérision les djihadistes de Daech [acronyme arabe pour l’organisation Etat islamique, EI] pour souligner l’absurdité de l’établissement du califat de l’Etat islamique”, relève TelQuel. Le scénario, rédigé l’été dernier après la conquête de Mossoul par l’EI en juin 2014, relate l’histoire d’une petite ville fi ctive perturbée par l’irruption des djihadistes. Produite par la chaîne publique Iraqyia, la série Dawlat Al-Khorafa (l’Etat de la superstition) est diff usée depuis octobre 2014 sur l’ensemble du territoire et ridiculise les combattants de Daech.“L’objectif des réalisateurs est clair : casser la propagande extrémiste et aider la population à dépasser ses angoisses. Souligner les invraisemblances de la façon la plus cocasse possible pour dédramatiser. On peut ainsi voir le calife autoproclamé Abou Bakr Al-Baghdadi éclore d’un œuf en plein désert, comme par magie. Les concepteurs de la série espèrent remporter la bataille médiatique par l’humour. ‘Chaque enfant, chaque téléspectateur pourra rire de l’Etat islamique’, confi e le réalisateur de la série, Ali Kassem”, note l’hebdomadaire marocain.“Notre objectif est d’éduquer le public, notamment celui qui soutient Daech. Nous voulons montrer que les membres de cette organisation ne sont que des criminels, qu’ils ne sont pas musulmans et qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes”, explique Ali Kassem. “En banalisant et en désacralisant les djihadistes de Daech, les auteurs cherchent à détruire un idéal fondé sur l’hypocrisie et l’absurdité”, commente TelQuel.Le tournage a été réalisé à Bagdad sous la houlette du ministère de la Jeunesse et des Sports avec un budget de l’ordre de 600 000 dollars. Craignant des représailles, certains acteurs ont refusé de participer à cette série. Et, parmi ceux qui ont accepté, plusieurs ont insisté pour que leur nom n’apparaisse pas au générique.

ARABIE SAOUDITELE “MOUHASCHICH” QUI FAIT RIRE“Certains font des blagues à connotation confessionnelle, ou en raison de la couleur de peau de quelqu’un, ou sur telle ou telle tribu, écrit le journal saoudien Al-Youm. Mais, à côté de cela, il y a surtout les blagues sur le mouhaschich.” Ce mot, qui signifi e “fumeur de haschich”, est l’équivalent du Belge dans les blagues françaises. “Le mouhaschich y apparaît comme un personnage drôle, amusant, voire malin, ce qui donne une idée totalement fausse de cette drogue”, juge le journal. Ce qui ne saurait laisser indiff érente la police saoudienne. La brigade des stupéfi ants a en eff et demandé, sur son compte Twitter (@Mokafh a_SA), “de ne pas faire circuler sur les réseaux sociaux les blagues sur les mouhaschich, puisque cela risque d’inciter les enfants à la consommation”. Et d’ajouter, dans un autre message : “Si vous retweetez ces blagues, c’est comme si vous faisiez la promotion de drogues. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu !”La presse, pince-sans-rire, nous apprend que certains comptes Twitter spécialisés dans ce genre de blagues ont obtempéré et ont banni le mot mouhaschich de leur intitulé. On ne sait pas en revanche si la consommation de haschich a baissé depuis.

L’HUMOUR EN ISLAM“Mon message central est de démontrer que l’humour en tant que véhicule de la religion, mais aussi style de vie, a toujours été présent dans l’islam, que ce soit dans la parole divine ou dans le caractère

du Prophète. Une image que certains ne connaissent pas”, confi e au site Leaders Leila Labidi, l’auteure tunisienne de L’Humour en islam, première recherche documentée sur le sujet. Rédigé en arabe et édité en 2010 par Dar Al-Saqi à Beyrouth, son livre (non traduit en français) a obtenu en 2012 le prix de la Fondation Sheikh Zayed du livre.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

A lire également : Charlie Hebdo. “Vu du Royaume-Uni : une satire typiquement française”.

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Vu deChine

32. À LA UNE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—The Spectator (extraits) Londres

Q uelque chose de drôle est en train de se produire dans ce pays. Nos comiques sont en train de se transformer en poli-tiques et nos politiques en comiques. La vie publique devient une suite sans fi n de blagues. En janvier, l’humoriste Al

Murray a annoncé qu’il serait candidat à la pro-chaine élection générale dans la circonscription de South Thanet, face à Nigel Farage, le chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (Ukip). Al Murray aime incarner le personnage de The Pub Landlord [Le patron de pub] : un réac nationaliste et sexiste, toujours une bière à la main. Nigel Farage, un réac nationaliste et sexiste, toujours une bière à la main, constam-ment en train de proposer des solutions de “bon sens” aux problèmes de la Grande-Bretagne, a salué l’arrivée de ce nouveau rival. De même, le comique Eddie Izzard laisse entendre qu’il

pourrait se présenter en 2020 aux municipales londoniennes. Tout cela est le signe d’une nou-velle tendance.

Les dirigeants politiques, eux, font le chemin inverse. Et il est facile de comprendre pourquoi. Les deux hommes politiques les plus populaires de Grande-Bretagne, Nigel Farage et le maire de Londres, Boris Johnson, sont des clowns avant toute chose. Ils comptent plus sur leurs blagues que sur leurs états de service pour marquer des points. Ils arrivent même ainsi à minimiser des bévues qui feraient couler des concurrents plus “sérieux”. Pendant ce temps, le Premier ministre, David Cameron, et le chef des travaillistes, Ed Miliband, font tout pour montrer leurs côtés plus légers. Et les questions au Premier ministre sont aujourd’hui moins l’occasion d’avoir le der-nier mot que le meilleur trait d’esprit.

Ce n’est pas la première fois que des hommes politiques s’essaient à l’humour – Tony Blair est parfois monté sur les planches pour amuser ses congénères quand il était à Oxford. Mais c’est bel et bien la première fois que le fait d’être humoriste qualifi e quelqu’un pour prétendre à une fonction offi cielle. En cela, la Grande-Bretagne n’est pas une exception : en Islande, Jón Gnarr a achevé l’année dernière son mandat de maire de Reykjavík ; en Italie, Beppe Grillo est le chef du plus grand parti d’opposition à la Chambre des députés.

Mots d’esprit. La Grande-Bretagne n’a pas pour tradition d’interdire aux boute-en-train d’occuper une fonction officielle. Benjamin Disraeli [Premier ministre en 1868, puis de 1874 à 1880] est l’auteur de certaines des meil-leures plaisanteries de la vie politique britan-nique. (Lorsqu’un membre du Parlement lui dit qu’il mourra soit au bout d’une corde, soit d’une atroce maladie, il répond : “Cela dépend, mon-sieur, si j’embrasse votre politique ou votre maî-tresse.”) Cela dit, autrefois, les mots d’esprit

Royaume-Uni. Faites entrer les clowns !La vie politique britannique ressemble de plus en plus à un concours de blagues. Où le plus drôle gagne.

↑ TURQUIE Istanbul, 2013.→ THAÏLANDE Bangkok, 2014.

Le triomphe de l’autodérision

● “C’est un symptôme de notre époque, qui connaît de grands changements et bouleversements : nous ne pouvons pas maîtriser notre destin. L’autodérision

est une bonne solution pour y faire face”, fait remarquer Zhang Hong, chroniqueur culturel à l’université Tongji (Shanghai), dans l’hebdomadaire cantonais Nandu Zhoukan, qui titre en une : “L’autodérision – Le malaise d’une époque exprimé par des saynètes comiques”. Alors que la série Impensable a été vue 1,6 milliard de fois depuis la diff usion de son premier épisode, en 2013, sur Youku (réseau social de partage de vidéos, équivalent de YouTube), et une autre série, Monsieur Diao si, plus de 2 milliards de fois depuis 2012, ce type de vidéos en ligne à caractère humoristique devient un véritable carnaval pour les jeunes internautes chinois.Dans un pays où l’autorité contrôle d’une main de fer le contenu de la production, il faut avoir du talent pour faire rire les spectateurs. Outre leur succès, le point commun de ces deux séries est l’autodérision dont font preuve les personnages. Ce qui attire les internautes ? Des ingrédients adaptés à la société de consommation : rythme rapide, durée courte (chaque épisode dure entre 4 et 10 minutes), renouvellement incessant des mésaventures des protagonistes et omniprésence des blagues.Les moins de 30 ans constituent la majeure partie (80 %) du public d’Impensable, et la plupart d’entre eux sont des étudiants et de jeunes cols blancs, concentrés dans de grandes villes comme Pékin et Shanghai. Comme dans Monsieur Diao si, tous les protagonistes sont des perdants de la vie. “L’autodérision est une thérapie, – une façon pour le public de lâcher prise face à la pression quotidienne”, analyse Zhang Hong dans Nandu Zhoukan.

Vu du JaponAUTOCENSUREChaque 31 décembre, les Japonais regardent le grand concert de fi n d’année, appelé Kohaku Utagassen, diff usé en direct par la chaîne publique NHK. En 2014, le chanteur du célèbre groupe de rock Sazan All Stars a surpris le public en modifi ant les paroles de sa chanson Peace to Hight Light pour tourner en dérision la politique belliciste de Shinzo Abe. “Les réactions ont été nombreuses et le chanteur a fi ni par présenter ses excuses”, relate l’Asahi Shimbun. “C’est affl igeant de voir que nous ne pouvons plus rire des politiques”, commente Hideki Takahashi, écrivain et critique, sur le site Blogos. Par ailleurs, Bakusho Mondai, un duo d’humoristes culte, a récemment été censuré par la NHK. “C’est comme si nous ne pouvions rire sans être accusés de blesser le sentiment national”, déplore M. Takahashi.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

En vidéo : Un tour du monde de l’humour. Découvrez à travers des extraits d’émissions et de spectacles comment le rire fait réfl échir ailleurs.

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Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 DE QUOI RIT-ON AILLEURS ? 33

—La Gaceta Tucumán

L a salle est comble : les derniers arrivés ont dû s’asseoir dans les allées. Adultes, bébés en poussette, militants politiques, fonction-naires, acteurs et actrices reconnus de la scène comique de la province de Tucumán [dans le nord du pays] : tel est le public bigarré venu

rire avec les humoristes de tout le pays pour les Journées argentines de l’humour à San Miguel de Tucumán [la capitale provinciale].

Silence. “Qu’est-ce que ça va mal, qu’est-ce que ça va mal, qu’est-ce que ça va mal…” répète inlassablement le duo de Córdoba Thelma et Nancy. Rires. Ces deux retraitées se sont assises sur un banc, dans un parc, pour dire tout le mal qu’elles pensent de ce pays kirchnériste où “les chauffeurs de taxis ne sont plus avocats ni sociologues, comme dans les années 1990”. A la fin de leur sketch de vingt minutes, les deux comédiens (hommes) qui incarnent Thelma et Nancy concluent : “La faute à qui, tout ce qui se passe dans ce pays ? A la Jument [surnom donné à la présidente Cristina Kirchner].” Applaudissements.

Sur la scène se succèdent ensuite le spécialiste du stand-up Martín Rocco, qui aborde les liens qui unissent sa femme aux régimes, puis Alejandra Fidalme, dont les deux personnages, une prof de géographie et une sexologue, sont en constante interaction avec le public, Dalia Gutman et ses anecdotes aussi réalistes qu’hilarantes sur le monde féminin, et enfin Miguel Martín et son personnage de Polesía Gordillo [un officier de police très relayé dans les réseaux sociaux]. Tous mettent en scène des situations qui peuvent nous arriver à tous, tous les jours. Une fois la complicité établie avec le public, tout est dans la façon de raconter.

Ces Journées argentines de l’humour sillonnent tout le pays à l’initiative du ministère de la Culture, conscient de “la prolifique production d’humour en Argentine, caractéristique essentielle de notre identité culturelle.” Mais peut-on définir l’humour argentin ?

Argentine. L’humour est une affaire sérieuseDans ce pays où le rire fait partie de la richesse culturelle, une journée nationale de l’humoriste a été instituée. Une tradition partagée par tout un peuple, surtout en période de crise.

n’étaient qu’une arme. Quand William Hague, leader du Parti conservateur, a lancé une bou-tade contre Tony Blair, dépourvu de réplique toute prête, ce dernier a tourné le point fort de Hague en faiblesse, clamant qu’il avait “de bonnes blagues et un mauvais jugement”. Et jamais le sens de l’humour de William Hague n’a mis en danger la position de Blair dans les sondages.

Or, petit à petit, nous valorisons le sens de l’hu-mour. Cette attention tient en partie à l’amenuise-ment des différences politiques : quand Margaret Thatcher était Première ministre, les blagues de l’opposition n’importaient guère, car il y avait bien d’autres choses en jeu. Quand la politique cesse d’être une bataille d’idées, elle ne tarde pas à se transformer en concours de blagues.

140 caractères. Cette tendance à réduire la politique à une joute d’esprit est exacerbée par les médias sociaux. Le patron de Twitter a expliqué que la longueur maximale d’un tweet avait été fixée à 140 caractères parce que c’est la longueur de la blague parfaite. Même si cette règle est sans fondement, il est vrai que 140 caractères suffisent pour une blague – mais pas pour une discussion politique de fond. Il n’est pas besoin de composer un trait d’esprit génial pour qu’il devienne viral, mais une blague qui claque aura bien plus d’impact qu’un raisonnement qui ne rentre pas dans un tweet. Rappelons une des meilleures plaisante-ries des débats présidentiels américains. Quand Mitt Romney s’en est pris à Obama en 2012 pour ne pas avoir fait de la défense nationale une priorité, le président répliqua : “A propos de la Navy, vous dites que nous avons moins de navires qu’en 1916. Eh bien, nous avons égale-ment moins de chevaux et de baïonnettes.” (Soit 141 caractères en anglais.) Une plaisanterie géniale et efficace – John Kerry pense qu’elle a coulé le cuirassé Romney. Et une plaisante-rie qui a été allègrement répétée.

ContexteSEXE ET POLITIQUESelon un sondage publié par le quotidien Clarín, le sexe et la politique sont les deux sujets qui font le plus rire les Argentins. C’est une manière de rendre la réalité plus agréable. Et, parmi les humoristes, on retrouve “des hommes de trajectoire différente, avec un sens de l’humour sophistiqué, qui abordent de manière subtile les sujets sexe et politique”. Le journal rapporte des exemples de blagues : “Nous sommes en campagne électorale. Excusez-nous pour les promesses occasionnées.” Ou encore : “Comment savez-vous qu’un homme politique ment ? Parce qu’il bouge ses lèvres.” D’après Clarín, l’humour “intelligent” arrive en première place chez les Argentins, suivi par l’humour simple et traditionnel, puis par le second degré.

Si les boutades occupent de nos jours une si grande place dans la vie politique, c’est que la comédie occupe une grande place dans la vie politique. Les hommes politiques d’aujourd’hui qui s’en sortent le mieux sont ceux qui l’ont com-pris et qui l’appliquent. Le maire de Londres Boris Johnson se présente comme un person-nage – empoté, débraillé et échevelé – que la culture britannique a immédiatement intégré. Cette autocaricature, séduisante, affecte la façon dont sont perçus ses détracteurs. S’il est ce pitre maladroit qu’il prétend – et chaque fois qu’il bégaie et qu’il dit des fadaises, il renforce tout à fait consciemment cette image –, alors tous ceux qui critiquent son côté brouillon se retrouvent aussitôt dans la position du rabat-joie.

Idem avec Nigel Farage : plus il joue au petit magouilleur, plus ses détracteurs donnent l’im-pression d’être des gendarmes assommants. Ce sont des archétypes comiques. Ces carica-tures étaient autrefois utilisées pour critiquer les grandes figures politiques ; aujourd’hui, ce sont elles les grandes figures politiques. Peut-être est-ce le propos d’Al Murray quand il se présente contre Nigel Farage à South Thanet : un personnage burlesque ne peut être battu que par un autre personnage burlesque, meil-leur, plus drôle.

—Andrew WattsPublié le 24 janvier

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Le patron de Twitter a expliqué que la longueur maximale d’un tweet avait été fixée à 140 caractères parce que c’est la longueur de la blague parfaite.

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34. À LA UNE Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—The New Republic Washington

THE NEW REPUBLIC Qu’est-ce qui fait qu’une chose est drôle ?PETER MCGRAW Nous rions quand quelqu’un a fait quelque chose de mal. Quand il existe une menace, mais qu’il n’y a pas de réel danger. C’est ce que j’appelle la théorie de la violation bénigne. Prenons un exemple. Dans une comédie, quelqu’un est blessé, on lui a tapé sur la tête avec un marteau. Or vous savez que la personne n’est pas réellement blessée parce que c’est un acteur, ou parce qu’elle continue de se comporter comme avant. Par contre, dans la réalité, taper sur la tête de quelqu’un avec un marteau, ce n’est pas drôle : il y a vraiment quelque chose de mal. Idem pour les chatouilles. C’est une sorte d’attaque sans conséquence – qui déclenche le rire chez la “victime”. Se chatouiller soi-même est sans intérêt, parce qu’il n’y a pas de menace, et c’est une situation purement bénigne. Mais si un type bizarre, que vous ne connaissez pas, essaie de vous chatouiller quand vous rentrez chez vous ce soir, alors la situation est purement menaçante, elle n’est pas drôle.

Et vous trouvez ça drôle ?Dans une interview accordée l’an dernier, le professeur de psychologie Peter McGraw, auteur d’une étude sur l’humour dans le monde*, expliquait pourquoi les gens rient et pourquoi le rire peut être thérapeutique.

Pourquoi est-ce que je viens de rire alors ?Les gens rient souvent quand je donne cet exemple. Je pense que c’est parce que vous imaginez à quel point ce serait terrifiant, mais comme c’est imaginaire, c’est bénin.Cette théorie s’applique aussi à des choses comme les jeux de mots et les histoires drôles. Elle aide à comprendre pourquoi une plaisanterie qui fait rire une personne en énervera une autre et en laissera une troisième totalement indifférente. La réaction dépend de l’interprétation de ce qui est mal et de ce qui ne l’est pas. Elle dépend aussi de la cible de la plaisanterie. Vous moquez-vous des faibles ou des puissants ? De personnes sympathiques ou impopulaires ? Du reste, le temps qui passe peut réduire la menace. Avec le temps, une blague sur une tragédie peut devenir drôle. Ensuite, quand le tragique a disparu, que la situation est devenue bénigne, la blague finit par être moins drôle.

Le rire n’est pas toujours l’expression d’un amusement. Vous citez Robert Provine, un psychologue qui a catalogué les situations dans lesquelles on rit dans le monde réel et conclu que moins de 20 % des cas étaient drôles.

↑ CHINE Shanghai, 2007.

SOURCE

LA GACETATucumán, ArgentineQuotidien, 52 000 ex.lagaceta.com.ar Fondé en 1912, “La Gazette” est le premier régional du pays en terme de ventes et le principal journal du nord de l’Argentine. Il appartient toujours à la famille García Hamilton, de tradition conservatrice, mais essaie de se renouveler.

Pour Enrique Federman, directeur du musée d’Art comique, l’humour, d’où qu’il vienne, repose sur un point essentiel : “L’identification possible entre l’humoriste et son public. Ce dernier se reconnaît dans le récit, qu’il lui soit personnel ou non.” L’humour argentin, ajoute-t-il, doit sans doute beaucoup à la richesse culturelle du pays : “Il y a une fusion intime entre le local et l’apport de l’immigration, qui élargit le spectre comique avec sa propre culture. Et comme notre pays est grand, chacune des régions vient aussi élargir les perspectives.” Enrique Federman souligne par ailleurs une autre tendance du comique argentin : “Ces derniers temps, la ligne de la grossièreté est repoussée plus loin et dans un sens très littéral qui n’offre pas au public d’échappée au second degré. C’est très primaire.”

L’humour est pris très au sérieux ces temps-ci, si bien qu’une Journée nationale de l’humoriste, fixée au 26 novembre en hommage à Roberto Fontanarrosa [né ce jour-là, en 1944], est en débat [elle a été approuvée par le Congrès et mise en place fin janvier]. Les parlementaires ont rappelé que ce dessinateur, surnommé El Negro [disparu en 2007], “utilisait l’humour non seulement pour faire rire, mais aussi comme vecteur de ses opinions. Sous la dictature par exemple, il avait instauré une véritable empathie avec ses lecteurs, auxquels il apportait entre les lignes son regard critique sur l’époque noire que vivait le pays, tout en les faisant rire.”

“L’Argentine possède aussi une riche tradition d’humour ‘blanc’ [qui fait rire sans attaquer personne], un humour qui ne se mêle pas de politique, rappelle l’humoriste Emanuel Rodríguez. De mon côté, ce qui m’intéresse le plus, c’est cette autre ligne qui raconte ce qui se passe, de manière critique et dans un contexte social et politique. C’est un exercice qui a été réprimé à plusieurs époques de notre histoire, notamment sous la dictature et pendant les années 1990, où il a été réduit à néant.” Pour ce comique originaire de Córdoba, dissidence, rébellion et résistance définissent bien la tradition humoristique locale, et les humoristes argentins ont de tout temps utilisé leurs codes pour opposer à la réalité un regard critique. “Ces codes partagés de l’humour leur ont permis de toucher différentes régions et de faire rire partout”, estime-t-il.

“En Argentine, comme nous appartenons au tiers-monde, on déborde d’inventivité, ajoute Dalia Gutman. Nous sommes tout le temps en crise, cela rend très créatif. Ce n’est peut-être pas le cas dans les pays riches. Nous nous moquons de notre côté hyperarnaqueur. C’est presque triste, mais c’est comme ça. C’est ça l’humour : transformer la souffrance en quelque chose de drôle.”—

Publié le 9 novembre 2014

33 ← Vu d’EspagneHUMOUR ÉTERNELLancée en 1957, la bande dessinée qui a pour héros les deux détectives maladroits Mortadelo et Filemón fait toujours rire les Espagnols. C’est la BD humoristique la plus ancienne et celle qui connaît le plus de succès, écrit le quotidien ABC. “Plusieurs générations ont ri des aventures et des mésaventures, des coups et des poursuites de ces deux détectives incapables de résoudre un cas par eux-mêmes. Le plus étonnant, c’est comment des petits, des jeunes et des adultes trouvent hilarantes des histoires qui répètent une série de schémas”, rapporte le journal. D’après ABC, ce n’est pas ce qu’ils racontent qui fait rire, mais plutôt comment ils le racontent : “Ni malice, ni cynisme, ni double sens, mais plutôt de nombreux coups. Parfois, même le lecteur a mal, mais la reprise est immédiate.”

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Vu des Etats-UnisUN ÂGE D’OR DE LA SATIRE

“Quand les bouffons façonnent la politique américaine” : tel est le titre, dans le Financial Times du 8 février, d’un billet du chroniqueur Edward Luce, pour qui l’extraordinaire succès des émissions d’information satiriques est le signe d’une perte de confiance dans les médias et les grandes institutions. Le symbole de cet “âge d’or” du comique est l’humoriste Jon Stewart, dont l’émission The Daily Show est devenue une source primordiale d’information aux Etats-Unis, notamment pour les jeunes. Stewart, “satiriste en chef” du pays selon The New York Times, a annoncé le 10 février qu’il comptait quitter l’émission qu’il dirige depuis 1999, s’attirant une pluie d’hommages.

Entre autres choses, Provine a montré que le rire peut être une forme de politesse – nous ponctuons nos phrases de rires et ils semblent faciliter nos interactions sociales.Aux Etats-Unis, la société est ouverte. Les gens vont plaisanter facilement dans la plupart des contextes – au travail, à l’école, en public, avec des inconnus. Au Japon, l’humour est effervescent, mais très compartimenté. Il s’exprime dans les cafés-théâtres et les bars à karaoké, mais peu au travail, à l’école, dans le métro.Le rire n’est pas toujours associé à des expériences positives. En 1962, on a parlé d’une épidémie de fou rire en Tanzanie. Elle a commencé chez quelques jeunes filles d’un pensionnat et se serait propagée comme un virus, d’une personne à la suivante, d’un village à l’autre. Pour finir, on a fermé l’école et renvoyé les pensionnaires chez elles. Nous nous sommes rendus en Tanzanie pour rencontrer les personnes “contaminées”. D’emblée, ce qui nous a paru clair, c’est que le pensionnat était très religieux et que la vie y était dure – les règles étaient très strictes, les filles avaient quitté leurs familles et leurs villages. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il s’agissait d’un cas d’hystérie collective, une sorte de pathologie psychosomatique déclenchée par le stress. Le rire n’en est qu’un des symptômes. Parfois les gens pleurent, parfois ils présentent un problème physique.

Dans le livre, vous parlez de cette tendance à utiliser le rire comme thérapie.On parle tout le temps des effets du rire sur le corps, et il ne fait aucun doute que le rire pos-sède des effets physiques bénéfiques. Mais son intérêt va bien au-delà. Il peut changer notre manière de percevoir le monde. Assister à un événement menaçant ou tragique et en rire, c’est rire de ses difficultés – cela permet de les voir différemment, de les dédramatiser.A New York, nous avons rencontré le rédacteur en chef du journal satirique The Onion, qui a supervisé l’un des numéros les plus célèbres, celui qui est sorti une dizaine de jours après le 11 septembre. C’était très tôt après les attentats. Le journal a trouvé un truc pour contourner le problème : il s’est moqué des terroristes. Il les a présentés comme des bouffons, des imbéciles, c’était drôle et je crois que cela montre comment le rire peut aider les gens à surmonter un évé-nement. Quand on parvient à transformer une violation pure en une violation bénigne, on fait rire les gens, mais on change aussi leur vision du monde. Les terroristes font moins peur.

Existe-t-il une recette pour être plus drôle ?Si vous voulez trouver quelque chose de drôle à dire, cherchez du côté de ce qui ne va pas dans une situation donnée. Cherchez les violations de règles. C’est un bon point de départ. Mais n’oubliez pas de présenter vos excuses. Si vous commencez à pointer les choses qui ne vont pas dans le monde, vous allez en offenser plus d’un.

—Propos recueillis par Alice RobbPublié le 30 mars 2014

* Peter McGraw et Joel Warner, The Humor Code. A Global Search for what Makes Things Funny, éd. Simon and Schuster, New York, 2014.

En 1962, on a parlé d’une épidémie de fou rire en Tanzanie. Elle a commencé chez quelques jeunes filles d’un pensionnat et se serait propagée comme un virus, d’une personne à la suivante, d’un village à l’autre.

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36. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

trans-versales.

sciences —Aeon (extraits) Londres

Le 5 août 2014, Yoshiki Sasai s’est pendu sur son lieu de travail, après avoir poliment posé ses chaussures

sur le palier. Ce spécialiste des cellules souches, âgé de 52 ans, considéré par tous comme un scientifi que exceptionnel, tra-vaillait au Centre de biologie du dévelop-pement du Riken [institut de recherche scientifi que] à Kobe. Sept mois plus tôt, il avait publié, avec des collègues japonais et américains, deux articles stupéfi ants dans Nature : selon eux, on pouvait transformer les cellules sanguines ordinaires de souris en cellules souches pluripotentes – le Saint-Graal de la médecine régénératrice – sim-plement en les trempant dans une solution modérément acide. Des résultats remis en question presque instantanément : dans la blogosphère scientifi que, on estimait que les images présentées avaient été dupliquées ou manipulées et huit scientifi ques au moins s’étaient déclarés incapables de reproduire l’expérience. En février 2014, le Riken lan-çait une enquête interne et concluait que Haruko Obokata, 30 ans, principale auteure des articles, était coupable de fraude scien-tifi que (ce qui inclut la falsifi cation, la fabri-cation et le plagiat). Elle était la protégée de Yoshiki Sasai.

En juin 2014, Science déclarait avoir refusé une version précédente de ces articles, de même que Cell et Nature, deux autres revues de poids. Science citait un rapport du Riken dans lequel des scientifi ques à qui avaient été soumis ces travaux soulevaient un grand nombre de points troublants. “C’est une découverte tellement extraordinaire qu’elle exige un niveau de preuve très élevé”, écrivait l’un. Ce n’est “tout simplement pas crédible”, déclarait un autre.

Dans la blogosphère, les chercheurs se sont alors demandé pourquoi Nature avait publié des travaux boiteux et si les revues scientifi ques faisaient désormais passer le battage médiatique avant la vérité.

Nature a retiré les deux articles en juillet – ce qui consiste en gros à les tamponner d’un “R” écarlate. Le scandale a alors pris des dimensions mondiales. Un soir, alors qu’Haruko Obokata quittait son laboratoire en taxi, un journaliste à moto l’a prise en chasse. Elle s’est arrêtée dans un hôtel, puis a été pourchassée dans l’escalator et dans les toilettes par cinq journalistes, dont un cameraman. Elle s’est fi nalement tordu le coude en tentant de leur échapper.

Le mois suivant, Yoshiki Sasai se suicidait. Il avait pourtant été blanchi de toute fraude, sa seule responsabilité étant de n’avoir pas supervisé correctement les travaux. Dans une lettre laissée à sa famille il se disait “usé par un lynchage médiatique injuste”.

On pourrait conclure de ces événements que la rétractation est une guillotine presque parfaite, un instrument d’autocorrection impitoyable, mais puissant.

Ce n’est pas le cas. Cette aff aire montre tout ce qui ne va pas dans le monde

scienti fi que d’aujourd’hui : des chercheurs qui se prennent pour des demi-dieux et s’approchent trop près du Soleil  ; des revues scientifiques tellement séduites par une découverte potentiellement vendeuse qu’elles en oublient d’examiner les questions embarrassantes avant de la publier ; l’augmentation du nombre de rétractations, qui fi nissent par être connues du grand public et dont les conséquences terrorisent toute la communauté scientifi que.

Système vicié. Censée corriger les erreurs et les fraudes occasionnelles, la rétractation peut présenter les caractéristiques d’un superhéros : comme Superman, elle est parfois trop puissante et balaye d’un seul coup des carrières entières, mais elle est aussi, comme Clark Kent [dissimulé sous le costume de Superman], si gentille qu’on peut l’ignorer et que les fraudeurs continuent à publier et à percevoir des subventions. Le procédé est tellement complexe que 5 % seulement des fraudes se terminent par une rétractation.

De fait, les chercheurs sont de plus en plus conscients de la quantité de mauvaises publications qui circulent. “Reproductibilité” est devenu une sorte de cri de ralliement pour ceux qui veulent réformer le monde scientifi que. Comment s’assurer que les travaux sont sains et peuvent être reproduits par d’autres chercheurs dans d’autres laboratoires ?

La science repose sur l’autocorrection et, en général, cela fonctionne : les chercheurs font des erreurs et la communauté scientifique les corrige. C’est ce qui se passe quand les résultats ne peuvent être reproduits et quand on découvre des erreurs dans l’étude originale. Si celles-ci sont relativement mineures et n’invalident pas

La guerre de la rétractationRecherche. De plus en plus d’articles scientifi ques erronés ou frauduleux sont retirés après publication. Une sanctionlourde, qui stoppe net des carrières, sans s’attaquer à la source du problème.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 37

les principes et les conclusions de base, on publie un erratum. Si l’étude ne tient plus, on publie une rétractation – qui retire, réfute ou inverse toutes les conclusions.

Nul ne sait exactement de quand date la première rétractation, mais on se souvient que Galilée fut contraint en 1633 d’abjurer sa théorie héliocentriste, pourtant confi rmée par l’observation, et placé en résidence surveillée à vie. A une époque plus récente, les rétractations ont commencé à faire une apparition timide dans les années 1970 mais ce n’est qu’à partir de la fi n des années 1990 qu’elles se sont multipliées.

A la fi n des années 2000, on comptait une trentaine de rétractations par an. En 2014, Web of Science, une base de données en ligne de publications scientifi ques, a répertorié plus de 400 articles ayant fait l’objet d’une rétractation. Tous ces “R” écarlates ont donné lieu à des essais introspectifs publiés dans de grandes revues. Par exemple, un article paru en octobre [2014] dans Nature suggère que cette augmentation révèle les faiblesses des pratiques scientifi ques elles-mêmes.

Si le système est vicié, c’est en partie parce qu’une rétractation fait très mal. En 2008, Joshua Klopper, endocrinologue à l’université du Colorado, a brièvement songé à quitter le monde de la recherche universitaire après avoir été menacé de rétractation. Il avait signalé à la revue Clinical Cancer Research avoir commis une erreur de bonne foi – l’utilisation d’une culture de cellules mal identifi ées (un mélanome

qualifi é à tort de cancer de la thyroïde par plusieurs laboratoires) – et proposé de publier un erratum. La revue le menaça de rétractation et il répondit qu’il pouvait lui aussi déposer une plainte offi cielle contre les chercheurs qui avaient publié sur la même cellule mal identifi ée. “Pousser mes collègues sous le bus ou être le seul à être frappé de rétractation ? Ce genre de réaction crée un précédent : il n’y aura plus une seule personne ayant commis une erreur qui voudra la signaler et la rectifi er”. La revue fi nit par céder et publia un erratum un an plus tard. “C’est l’une de mes plus grandes fi ertés. J’ai fait ce qu’il fallait”, m’a confi é Klopper.

Les chercheurs n’aiment pas les rétrac-tations, et les revues scientifi ques non plus. Pourtant, “l’honnêteté devrait être un titre de gloire pour les scientifi ques comme pour les revues”, rappelle Elizabeth Wager, journaliste médicale britannique qui a contribué à l’élaboration du Code de conduite du Comité d’éthique des publications. En 2011, elle a étudié avec son collègue Peter William 312 rétractations prononcées entre 1998 et 2008. Ils ont constaté que certaines revues omettaient d’en mentionner la raison et que d’autres utilisaient une formulation ambiguë ou des euphémismes. “Il est extrêmement important que les revues expliquent clairement pourquoi elles retirent un article”, souligne Elisabeth Wager.

Les revues scientifi ques ne sont plus ces gros machins barbants qui s’entassaient naguère dans les bibliothèques. Elles sont belles et choisissent des titres accrocheurs qui attirent l’attention des médias. Les plus prestigieuses se battent pour obtenir les contributions des meilleurs chercheurs. Le facteur d’impact, un indicateur qui mesure le nombre moyen de citations d’un article pour une année donnée, constitue une

carte de visite aussi efficace que la liste des meilleures ventes pour les livres et la musique. Les plus grands groupes d’édition scientifi que affi chent des marges bénéfi ciaires de 35 %. La perte de contributeurs célèbres peut ébranler un empire.

Des articles zombies. D’après Elizabeth Wager, les revues n’aiment pas les rétractations car elles redoutent les procès. A juste titre ! Les chercheurs réagissent de plus en plus souvent par des procédures judiciaires aux menaces de rétractation. En juillet 2014, Guangwen Tang, qui étudie le riz à l’université Tufts de Boston, a attaqué en diff amation son université et l’American Journal of Clinical Nutrition, qui avait annoncé son intention de retirer une de ses publications. Son article est toujours là.

Paul Brookes, chercheur en médecine à l’université de Rochester à New York, a tenu pendant six mois un blog intitulé Science Fraud [fraude scientifi que]. Celui-ci a cité 274 publications présentant des problèmes, ce qui a donné lieu à 16 rétractations et 47 corrections. Mais le scientifi que a dû fermer son blog en 2013 à la suite de menaces de poursuites judiciaires.

Il ne suffi t pourtant pas toujours de retirer un article pour le tuer. Certains peuvent

sortir de leur tombe comme des zombies et même faire l’objet de citations positives. Jetez donc un coup d’œil à ces chiffres déprimants : d’après une étude réalisée en 1999, 235 articles retirés entre 1966 et 1996 ont été cités plus de 2000 fois après leur retrait ; moins de 8 % des citations prenaient acte de la rétractation. Pour toutes les autres, l’article était toujours valide.

Plus surprenant encore, certains articles retirés connaissent une deuxième vie. Tout comme le malheur des uns fait le bonheur des autres, un article ayant donné lieu à rétractation par une revue peut devenir une publication prestigieuse pour une autre. En 2012, Food and Chemical Toxicology a publié un article démontrant que des rats exposés à du maïs génétiquement modifi é étaient plus susceptibles de développer des tumeurs et de mourir prématurément. Cette publication a provoqué un tollé et la revue s’est empressée de la retirer. Ce qui n’a pas empêché Environmental Sciences Europe de la republier en 2014, à partir des mêmes données, avec des reformulations mineures.

Mais la façon dont la science est trans-mise et perçue connaît aujourd’hui un bouleversement majeur : les nouvelles technologies et le web rendent fraudes et erreurs plus diffi ciles à dissimuler.

“L’honnêteté devrait être un titre de gloire pour les scientifi ques comme pour les revues”

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↓ Dessins de Cost parus dans Le Soir, Bruxelles.

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TRANSVERSALES38. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

“Il faut revenir sur le pouvoir sans pareil de l’article publié”

On trouve également des logiciels détecteurs de plagiat, qui scannent un article et font leur rapport en quelques minutes. La plupart des articles sont désormais disponibles en version numérique consultable depuis n’importe quel ordinateur, ce qui rend la réplication et la manipulation d’images plus faciles à détecter.

Si toutes les réformes possibles étaient largement adoptées, les corrections de routine seraient monnaie courante. Or c’est loin d’être le cas. “Il règne une inertie malfaisante. Le statu quo exerce un grand pouvoir sur nous et nous faisons en général ce que nous avons toujours fait”, confi e le généticien Roderick McLeod, de la banque allemande de micro-organismes DSMZ.

Les chercheurs ne sont toujours pas tenus de déposer leurs données brutes sur un site d’hébergement (Figshare par exemple), même si le stockage en ligne est désormais bon marché ou gratuit. Nombre de revues scientifiques demandent officiellement que les données soient accessibles en ligne

gratuitement, mais la plupart n’appliquent pas réellement cette politique. Or il est pratiquement impossible d’enquêter sur une suspicion de fraude sans avoir accès aux données brutes. Des revues déplorent que certains auteurs aient perdu fort opportunément leurs données “dans un incendie de laboratoire, une inondation, un plantage informatique catastrophique ou, plus étrange, une attaque de termites”, raconte Elizabeth Wager.

Kenneth Witwer, de l’université Johns Hopkins, à Baltimore, a constaté que, sur les 127 études réalisées sur le microARN, son domaine de spécialité, moins de 40 % étaient accompagnées de données brutes. Cette répugnance à partager ses données est-elle liée à une mauvaise qualité des études ? Nul ne le sait. La critique des pairs sur Internet après la publication contribue elle aussi à bouleverser le paysage scientifi que. PubMed, la plus grande base de données de critiques archivées, permet à tout scientifi que ayant eu un article publié et archivé sur ce site de poster des commentaires sur PubMed Commons. Selon Paul Brookes, qui a récemment publié une étude sur l’action correctrice du débat public sur Internet, les articles ayant fait l’objet d’une discussion publique ont un taux de correction ou de rétractation sept fois plus élevé que les autres.

Le service CrossMark pourrait également changer la donne. Quand une revue y est abonnée, les articles qu’elle publie sont marqués d’un logo numérique qui permet à tout chercheur, même des années après, de voir en cliquant dessus si l’article a été cité, corrigé, actualisé ou retiré. Cela pourrait apporter une aide considérable aux chercheurs qui téléchargent leurs propres articles importants – lesquels se comptent par milliers – sans toujours connaître les changements qui ont pu se produire dans le statut d’une publication. CrossMark est malheureusement un service relativement nouveau qui n’est pas très utilisé.

Dans la même veine, la Fondation MacArthur a fi nancé la première base de données gratuite de rétractations sous les auspices du Centre pour l’intégrité scientifi que, organisation créée par le blog Retraction Watch, spécialiste de la question.

Il ne fait aucun doute que de grands changements sont en cours. Néanmoins,

Repères

Publication mode d’emploi●●● Quand on est un chercheur, voir ses travaux publiés dans une revue scientifi que est un aboutissement. Une reconnaissance par ses pairs, mais aussi un levier pour faire carrière. Mais toutes les publications n’ont pas la même valeur. Nature, Cell et Science sont les plus prestigieuses et possèdent le facteur d’impact (qui mesure la visibilité d’une revue) le plus élevé.Pour qu’un article soit accepté par une revue, prestigieuse ou plus confi dentielle, le parcours est le même. Son auteur principal (tous les scientifi ques ayant participé aux recherches sont coauteurs) le propose à la revue, qui le soumet à un comité de lecture composé de scientifi ques. L’article est ensuite refusé ou publié, parfois avec des corrections. On mesure sa renommée – et celle de son auteur – au nombre de citations dont il fait l’objet. Mais les revues tablent aujourd’hui sur des articles plus accrocheurs, au détriment de la qualité scientifi que, ce qui conduit “les chercheurs à haïr leur journaux” titrait en décembre dernier le magazine Pacifi c Standard.

Poursuites à suivre●●● L’institut japonais Riken examine la possibilité de poursuites pénales à l’encontre de la chercheuse Haruko Obokata, qui a publié l’an dernier un article frauduleux sur les cellules souches pluripotentes, rapporte le quotidien japonais Asahi Shimbun. La jeune femme aurait dû être renvoyée, explique-t-on au Riken. Mais sa démission lui a évité les sanctions. Le Riken n’entend pas en rester là et va porter plainte d’ici un à deux mois. “Notre décision est fondée

pour que la rétractation perde son aspect infamant et que des réformes soient mises en œuvre, il faut que les mentalités elles-mêmes changent. Comme le déclare Ivan Oransky, l’un des fondateurs de Retraction Watch : “Il faut revenir sur le pouvoir sans pareil de l’article publié.”

Une seule publication dans Nature, Cell, Science ou toute autre revue d’élite peut assurer la carrière d’un scientifi que. Et un chercheur ayant à son actif plusieurs de ces perles, assorties de subventions prestigieuses, devient l’équivalent scientifi que d’une rock star. Cela alimente une concurrence féroce pour les bons emplacements et nuit à la collaboration entre chercheurs. Or, comme

l’explique Ferrie Fang, rédacteur en chef de Infection and Immunity : “Ce qui compte fi nalement, c’est la joie de la découverte et les innombrables contributions, petites et grandes, que nous apportons tous grâce au contact avec les autres scientifi ques.”

Il faut que le monde scientifi que revienne à ses débuts humbles mais glorieux, quand la découverte était à la fois la fin et les moyens. La rétractation pourra alors trouver sa place au milieu du partage de données, des commentaires publics, des citations correctes des articles, du désir de corriger les erreurs, pour le plus grand bien de tous.

—Jill NeimarkPublié le 23 décembre 2014

sur l’énorme impact qu’a eu ce scandale dans la société [nippone]”, explique Kiyofumi Tsutsumi, directeur des ressources humaines du Riken. L’institut va également réclamer à la scientifi que les fonds avancés pour ses recherches, auxquels s’ajoutent 15 millions de yens (110 000 euros) dépensés dans l’enquête interne sur cette aff aire.“Il est temps de criminaliser les fautes graves des scientifi ques”, qui dégradent la confi ance que le public a dans la science et causent de vrais dommages, avançait en septembre Richard Smith dans New Scientist. Pour ce médecin britannique, ancien rédacteur en chef du British Medical Journal, la fraude scientifi que doit devenir illégale.

Scandale à la FDA●●● La Food and Drug Administration, agence américaine chargée du contrôle des produits alimentaires et des médicaments, est au cœur d’un scandale. Entre 1998 et 2013, elle a délibérément caché des falsifi cations, des eff ets secondaires “oubliés” dans 57 études cliniques, rapporte The Verge. Plus grave, aucune correction, rétractation ou commentaire n’a été ajouté après publication. Ces faits, révélés le 9 février par un rapport du Jama Internal Medicine, publication américaine, font des vagues aux Etats-Unis. “Les fraudes en elles-mêmes ne sont pas surprenantes”, indique l’auteur de l’étude, le professeur de journalisme Charles Seife. “Ce qui l’est davantage, c’est le silence de la FDA.” L’agence n’a averti ni les patients, ni les établissements, et a caché des informations cruciales au public, détaille Slate. Un manquement d’autant plus grave que, dans un cas au moins, les données falsifi ées ont mené à la mort d’un patient, dans le cadre d’un essai comparant diff érents types de chimiothérapie.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 39

—The Guardian (extraits) Londres

Les journaux sont l’hypocri-sie institutionnalisée. Ils dénoncent le pouvoir et ils

rampent devant lui. Ils lui disent ses quatre vérités et ils dînent à sa table. Ils fourrent leur nez morali-sateur partout pendant qu’ils ont le derrière confortablement assis sur des monceaux purulents d’accords, de privilèges, de pots-de-vin et de

publicités sans lesquels ils n’existe-raient pas. Et le plus fabuleux dans tout cela, c’est que cet obscur écha-faudage dote la Grande-Bretagne d’une presse remarquablement robuste et libre.

Peter Oborne, éditorialiste au Daily Telegraph, a porté cette semaine des accusations viru-lentes contre son journal [et a démissionné] : ce quotidien aurait fait preuve de réticences mani-festes à couvrir les scandales

MÉDIAS

Les pressions de HSBCPresse écrite. Un scandale au Daily Telegraph vient pointer la diffi culté pour les journaux de rester viables fi nancièrement, via la publicité, un mal nécessaire.

d’évasion fi scale qui entachent la banque HSBC.

Les journaux ont tendance à minimiser les scoops de leurs concurrents. C’est ce que beau-coup ont fait avec les révélations du Guardian obtenues grâce à WikiLeaks et à Snowden en 2011 et 2013. Mais les informations importantes l’emportent toujours sur ces rivalités – le Telegraph en a fait lui-même l’expérience lorsqu’il a publié en 2009 des révélations sur les notes de frais des députés.

Oborne accuse le Telegraph – qui nie ces accusations – de s’être montré fort discret à propos de HSBC non pas par jalousie, ni même parce que ses propriétaires sont résidents d’un petit paradis fi scal de la Manche, mais par peur de perdre des revenus publicitaires.

En 2012, à l’occasion d’un scan-dale similaire révélé par The Guardian, une histoire d’évasion fi scale à Jersey, HSBC avait retiré ses publicités du Telegraph, met-tant la direction du journal dans tous ses états. Autrement dit, non seulement les pratiques de HSBC étaient illégales et immorales, mais la banque faisait également du chantage. Récemment, HSBC a aussi mis en “pause” ses annonces publicitaires dans The Guardian, mais ce dernier n’a pas cédé.

Dessous de table. On dit qu’un journal américain aurait eu pour devise : “Aussi indépendants que nos ressources le permettent”. N’importe quel journaliste sait ce que cela signifi e. Il convient de traiter avec douceur les intérêts de ses proprié-taires. Les pages mode n’existe-raient pas sans dessous-de-table ni les pages voyage sans séjours à l’hôtel. Je me souviens de fabri-cants de parfums menaçant de retirer leurs annonces après la publication d’articles sur la cruauté envers les animaux.

Les normes s’aff aiblissent. Je me hérisse chaque fois que je vois des suppléments au “contenu sponso-risé” truff és de “publireportages”. Rupert Murdoch a énergiquement soutenu les enquêtes du groupe Times Newspapers, en particulier

du Sunday Times. Mais son Times a restreint sa couverture de l’ac-tualité chinoise au moment où le milliardaire s’aff airait à décro-cher un contrat dans le secteur des médias avec Pékin.

Même The Guardian n’est pas à l’abri de telles pressions. En mars 2007, le projet [de rénova-tion urbaine] Pathfi nder des tra-vaillistes, qui lors de sa courte existence a entraîné la démoli-tion désastreuse de logements anciens dans le nord de l’Angle-terre, a été louangé dans un sup-plément du Guardian en échange de versements confi dentiels du gouvernement. Aujourd’hui, sa “zone de contenus de marque” est occupée par Unilever. Et le jour-nal de préciser : “Ces revenus nous permettent d’explorer plus profon-dément que nos budgets éditoriaux nous le permettraient des thèmes qui, nous l’espérons, sont d’intérêt.” D’où la frivole promotion de la semaine dernière, sous la man-chette du Guardian, d’un préser-vatif durable pour des relations sexuelles écologiques.

Jamais je n’ai vu d’accusations aussi graves que celles portées par Oborne contre le Telegraph. Mais un journal qui perd de l’argent est à la merci de ses fi nanceurs, qu’il s’agisse de l’Etat, d’entreprises, de philanthropes ou de particuliers.

Les pires journaux sont ceux dirigés par des gouvernements, que ce soient les organes de régimes autoritaires ou les feuilles de chou publiées par des conseils locaux après l’eff ondrement de la presse régionale. Reste que, si un titre détenu par un Etat est d’un point de vue journalistique sté-rile, un titre détenu par des inves-tisseurs privés, c’est la pagaille. C’est un marché moins dominé par l’argent que par le pouvoir, l’infl uence et le glamour.

Depuis un demi-siècle, les publi-cations les plus sérieuses dépendent

de subventions, lesquelles les laissent à la merci de leur direc-toire et de leurs bienfaiteurs. The Independent se débat contre la géné-rosité d’un oligarque [Lebedev]. Le Times dépend d’un milliardaire. Le Telegraph survit via des plans sociaux et des accords publicitaires. La sécurité du groupe du Guardian a été assurée au prix de plusieurs années de fermeture d’activités et de suppressions de postes.

Colère. Les journaux disposent encore des ressources et des com-pétences nécessaires pour digérer, traiter et transmettre quantité d’in-formations en conservant leur cré-dibilité aux yeux des lecteurs. C’est un élément vital pour la démocratie.

Oborne est un franc-tireur. Son travail couvre des thèmes comme la montée du mensonge politique et l’eff ondrement des standards publics. Dans ses veines coule le sang du scepticisme. Il est aux anti-podes de ceux qu’il décrit comme des “journalistes clients”. Ceux-là ne veulent pas prendre de risques, ils ferment les yeux sur les forfaits de l’establishment – sur la vente de titres de noblesse, sur la cor-ruption de dirigeants politiques par des lobbyistes, sur les évadés fi scaux qui vivent au Royaume-Uni mais n’y sont pas résidents. Oborne a élargi sa liste d’accusés aux publicitaires vénaux.

Une presse libre qui ne gagne pas d’argent est certes en péril quand elle est fi nancée par le sec-teur privé. Mais toutes les autres sources de fi nancement sont pires. Il existe aujourd’hui en Grande-Bretagne autant de quotidiens nationaux qu’il y a cinquante ans, à savoir neuf. Le maintien d’une telle diversité est sans équivalent dans les autres pays occidentaux.

Le vrai champion de la presse libre n’est pas un législateur ou une commission. C’est la presse libre elle-même. La pluralité, la rivalité, les informations, les révélations et parfois la colère sont ses meil-leurs défenseurs. C’est ce que nous venons de voir avec Peter Oborne.

—Simon JenkinsPublié le 18 février

↙ Dessin de Vlahovic, Serbie.

“Les journaux sont aussi indépendants que leurs ressources le permettent”

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40. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Après un travail sur ses origines fami-liales haïtiennes, la photographe cana-dienne Emilie Régnier s’est lancée dans Passeport West Africa. Un projet qui l’a ramenée en Afrique, région qu’elle connaît bien puisqu’elle y a

passé une grande partie de son enfance.

Comment vous est venue l’idée de cette série ?EMILIE RÉGNIER J’ai amorcé Passeport au retour d’un voyage dans le nord du Mali, où j’étais allée pour couvrir le début de l’opération Serval. Au terme de ce voyage, j’ai décidé de rester à Bamako et j’ai prolongé mon visa. Le photographe qui a pris mes photos d’identité travaillait avec un vieux Polaroïd Miniportrait. Cet appareil m’a inspirée et j’ai décidé de m’en procurer un au grand marché de Bamako. J’avais envie de photographier autre chose que des scènes de conflit ou de détresse. Depuis un moment déjà, je m’interrogeais sur l’identité malienne. Dans un pays où, dans le Nord, on imposait la charia depuis quelques mois, où les femmes étaient obligées de porter le voile intégral et où un homme accusé de vol devait être amputé. Dans un pays déchiré entre l’occupation djihadiste, la

montée du wahhabisme et un islam libéral, quelle pouvait être la place de la jeunesse ?

Pourquoi avoir choisi cette technique du portrait d’identité ?J’ai pensé que l’utilisation d’une technique pho-tographique similaire au Photomaton pouvait m’aider à aller à la rencontre des gens et ainsi mettre en relief les contrastes de la société malienne. J’ai depuis voyagé dans plusieurs pays de la région pour documenter le visage de la jeunesse africaine et mettre en lumière sa grande diversité.

Quels sont vos prochains projets ?J’ai débuté tout récemment un projet sur le symbolisme et la représentation de l’im-primé léopard. Je tente de démontrer com-ment l’homme africain est à l’origine de l’une des plus grandes modes universelles. Symbole du pouvoir tribal chez les Bantous, les Zoulous et les Xhosas, le léopard s’est fait une place unique dans la mode occidentale. De Christian Dior à Jean Paul Gaultier, depuis la moitié du XXe siècle, le motif léopard est devenu l’emblème d’une sensualité assumée. Je désire avec ce sujet aborder à travers un lieu commun les diverses variantes et les contrastes qui définissent les sociétés africaine et occi-dentale. Ce projet prendra place à la fois en Afrique centrale et australe et en Occident.

Propos recueillis par Courrier international

MAGAZINELes applis de la prière Tendances ........... 44 Filles à papa Plein écran ................... 46 Le yaourt, du lait qui a vu du pays Histoire 47

360Une jeunesseafricaine

XXXXXXXXPORTFOLIO

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360°.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 41

La photographe

Née en 1984 à Montréal d’une mère canadienne et d’un père haïtien, Emilie Régnier a vécu enfant en Afrique. Après des études de photographie au Canada, elle a repris la route du continent noir. Elle a travaillé également au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et dans la Caraïbe. Ses photographies sont parues notamment dans Der Spiegel, Jeune Afrique, Le Monde Magazine et ont été exposées à Dubaï, Amsterdam, Paris, Toronto ou encore Montréal.

↑ Sergent Safiatou Coulibaly, Bamako, Mali, 2013.← Inconnue, Dakar, Sénégal, 2013.

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↑ Sœur Catherine Dacko, Bamako, Mali, 2013. ↖ Jeune réfugiée touareg, Bamako, Mali, 2013. ↑ Inconnu, Abidjan, Côte d’Ivoire, 2014.

360°42. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

Page 43: Courrier 20150226 courrier full 20150306 094259

↑ Mina Maya, Abidjan, Côte d’Ivoire, 2014 . ↗ Inconnue, Dakar, 2013. ↗ Fatoumata Traoré, Bamako, Mali, 2013. ↑ Djibril Diallo, Bamako, Mali, 2013.

360°.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 43

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360°44. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

—This is Africa (extraits) Londres

Dans une région du monde où les gouvernements ont souvent peu de moyens, les Eglises ont tendance à se substituer aux Etats défaillants et à tenir lieu

de port d’attache à leur communauté, à qui elles four-nissent assistance sociale et services divers. Surfant sur le boom local des smartphones, des pasteurs se saisissent des nouvelles opportunités qu’ils off rent pour communi-quer avec les fi dèles.

Quelques développeurs africains ont commencé à éditer des applis dédiées aux églises. Phoster Solutions, par exemple, une société d’informatique et de télécoms du Nigeria – pays qui abrite la plus grande communauté chrétienne d’Afrique –, a récemment lancé Arppy. Cette application mobile, gratuite, permet aux églises d’envoyer toutes sortes de messages à leurs membres : prêches mensuels, prières quotidiennes ou même messages d’anniversaire, via de multiples canaux – textos, courriels, réseaux sociaux…

“Arppy a été conçue pour m’aider dans mon travail d’anima-teur au sein de mon église”, raconte le développeur de l’appli-cation, Tunde Owoeye-Phoster. “J’ai imaginé une application susceptible de rappeler les horaires des offi ces aux membres de ma communauté, de leur souhaiter leur anniversaire, etc. Autant de petits gestes qui permettent à un responsable de témoigner de l’attention aux personnes qu’il encadre.”

Selon Tunde Owoeye-Phoster, ces applications pour-raient être un excellent moyen de récolter davantage d’in-formations sur les communautés. Alors que les Eglises comptent souvent une dizaine de milliers de membres, les paroisses ne connaîtraient l’identité et le numéro de téléphone que de 30 % d’entre eux environ. Encourager les fi dèles à utiliser des applications comme Arppy peut permettre de centraliser des informations personnelles et professionnelles à leur sujet.

Récemment sorti sur le marché, Churchplus est un autre logiciel nigérian destiné aux Eglises. Ses fonctions ont été conçues pour aider les pasteurs et les administrateurs d’églises à gérer leurs activités, à mesurer les résultats grâce à des indicateurs clés et à améliorer leurs rela-tions avec leurs ouailles.

L’équipe de Peter Ihesie a développé Churchplus, selon lui, “pour faire face aux défi s auxquels nos Eglises sont confron-tées en matière de gestion de données”.

Dans le même temps, en février, le projet kényan @iLabAfrica a lancé lui aussi une application, en partena-riat avec Samsung. Christian Church permet aux fi dèles de télécharger des homélies, de se tenir informés de la vie de l’église et de suivre leur propre parti-cipation aux activités paroissiales.

Selon Peter Kirwan, l’un des développeurs de Christian Church, l’appli est tombée à point nommé : “Les Eglises se rendent compte que de plus en plus de gens prennent le virage numérique et que pour communiquer davantage, surtout avec les jeunes générations, la technologie s’impose.”

Dans le domaine du high-tech paroissial, d’autres applis s’intéressent à la collecte du denier de l’Eglise, c’est-à-dire des dons des fi dèles pour aider l’Eglise à fi nancer ses activités.

Ces évolutions [sur le continent africain] refl ètent la ten-dance actuelle aux Etats-Unis, où, à l’initiative des Eglises indépendantes et évangéliques, on assiste à un véritable boom des applications destinées aux Eglises. Christ Church, une église évangélique installée dans le New Jersey, a mis en place une application qui permet aux membres de télé-charger les sermons. La Central Christian Church [Eglise chrétienne centrale], une congrégation indépendante qui possède des centres de formation aux Etats-Unis ainsi qu’en Australie, a sorti une application qui permet aux gens de suivre des offi ces entiers à distance. On a même vu se créer une start-up, Bible & Journal App, entièrement consacrée au développement d’applications pour les Eglises.

La popularité croissante de ces applications et autres tech-nologies paroissiales a soulevé des questions sur la protec-tion des données personnelles des fi dèles.

Selon Peter Ihesie, la sécurité dépend de l’architecture de l’application utilisée. “Si votre application est fondée sur une solution de cloud, il est clair que cela pose un problème de sécurité et que vous devrez élaborer des stratégies – tech-niques, commerciales et autres – pour vous prémunir contre le détournement des données.”

Peter Kirwan fait également valoir que le plus sûr moyen de satisfaire aux exigences élémentaires de sécurité et de confi dentialité des données est, pour les développeurs, de créer des produits conformes à la réglementation des princi-paux marchés d’applications en ligne, tels que Google Play.

“Des problèmes de confi dentialité peuvent se poser, mais ils ne sont pas insolubles, dit-il. Et, l’un dans l’autre, les avantages de ces nouvelles applications font que, globalement, leur appari-tion est un phénomène très positif pour les Eglises.”

—Sherelle JacobsPublié le 23 janvier

Le chant des sirènesCANADA — Avec plus de 2 000 personnes qui l’ont contactée en trois jours, Marielle Chartier Hénault, à Montréal, a rapidement fait le plein pour les cours qu’elle propose. Et pour cause : la jeune Québécoise propose des leçons d’Aquasirène, un sport qui consiste à mettre le nageur dans la peau d’une sirène grâce à une monopalme recouverte de tissu. Si le concept a été récemment testé aux Philippines et aux Etats-Unis, l’école ouverte à Montréal fait face à un engouement sans précédent, rapporte La Presse. “Je pense qu’il y a quelque chose qui relève du domaine du rêve des petites fi lles de devenir une sirène, explique l’entrepreneuse au quotidien canadien. Tu t’entraînes, tu travailles la respiration, les abdos, c’est vraiment du sport.”

Littérature underground CHINE — La ligne 4 du métro de Pékin risque de connaître une affl uence massive de rats de bibliothèque dans les jours qui viennent. “Car, si les prix des transports ont augmenté récemment, au moins on nous off re de la lecture pour nos trajets”, souligne le magazine The Beijinger. En eff et, depuis début janvier, les voyageurs ont accès gratuitement à 12 livres numériques en scannant les codes QR disséminés un peu partout dans les wagons de la ligne. Les œuvres ainsi disponibles sont des classiques de la littérature chinoise. Le projet a été mis en œuvre en partenariat avec la bibliothèque nationale, dont le directeur espère “promouvoir la culture traditionnelle d’une manière plus attrayante et plus effi cace” grâce à ces e-books en accès libre.

tendances.

Les applis de la prièreEn Afrique, de plus en plus d’Eglises ont recours à des applications mobiles pour gérer leur communauté de paroissiens.

↓ Dessin d’Aguilar paru dans La Vanguardia, Barcelone.

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360°.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 45

Points de mémoire. Peu de traces subsistent du mur qui a divisé la capitale allemande de 1961 à 1989. C’est sur ces vestiges que s’est appuyée Diane Meyer pour réaliser cette série intitulée Berlin, indique Wired. L’artiste américaine a tout d’abord pris des photos le long

du tracé de l’ancienne frontière entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, photos dont elle a ensuite brodé certaines parties. Ces points de broderie, tels des pixels, donnent un aspect fl outé aux images, et mettent ainsi en lumière une présence irrésistible dans ces lieux aujourd’hui en partie vides, mais marqués par l’Histoire.

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Pas si blancs bonnetsROYAUME-UNI — Sur l’île de Lewis, en Ecosse, les 400 habitants du petit village de Tolsta Chaolais se sont mis au tricot et confectionnent depuis quelques semaines des bonnets pour bébés qui rappellent étrangement des tétons féminins. Leur but : que ces couvre-chefs soient portés par des nourrissons partout dans le pays pour que les femmes qui donnent le sein ne passent plus inaperçues, expose The Guardian. Ces bonnets vont de pair avec une campagne nationale en faveur de l’allaitement, qui donne lieu à des démonstrations publiques dans les villes et villages écossais pour montrer comment nourrir le bambin de la meilleure des manières, notamment grâce à des techniques spéciales de respiration.

La note, s’il vous plaîtÉTATS-UNIS — Une mauvaise musique d’ambiance peut gâcher un repas. Pour être certain de passer un moment de parfaite harmonie, il suffi t de faire confi ance à Rockbot. Cette entreprise a mis au point un juke-box virtuel qui ajoute automatiquement, par Bluetooth, vos chansons favorites à la playlist des bars et restaurants que vous fréquentez, à condition que ces derniers soient équipés des beacons (les capteurs Bluetooth) de Rockbot, indique le site TechCrunch. Financée notamment par Universal et Google Ventures, l’application vient d’être lancée au bar Basic à San Francisco, le QG de la rédaction du magazine en ligne. L’équipe de Rockbot travaille sur de nouvelles options, qui permettraient aux utilisateurs de voter pour leur chanson préférée et aux restaurants de fi ltrer le style de musique qu’ils laissent passer. Quatre cents beacons ont déjà été installés dans des établissements américains.

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SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Retrouvez l’horoscope de Rob Brezsny, l’astrologue le plus original de la planète.

A méditer cette semaine : Tu n’obtiendras d’autrui ce que tu désires que lorsque tu seras capable de te l’off rir à toi-même. Vrai ou faux ?

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cinéma. ↙ Marina Vassilieva dans le rôle d’Olia. Photo Antipode

360°46. Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015

En savoir plusPLACE AUX FEMMES ET À LEURS “FANTASMES”Au moment où le film de Niguina Saïfoullaeva sortait sur les écrans russes, en novembre, une autre jeune réalisatrice, Anna Melikian, présentait son nouveau long métrage, La Star [Zvezda]. L’histoire de la jeune provinciale Macha, qui veut conquérir Moscou et partage provisoirement un logement sordide avec Rita, femme malade et délaissée par son mari, qui se trouve, au contraire, sur le versant descendant de son existence. Le site russe Gazeta.ru a demandé à Anna Melikian d’où provenait cette “nouvelle vague féminine” qu’elle incarne aux côtés de Niguina Saïfoullaeva, d’Oxana Bytchkova [Encore une année] et de la scénariste Lioubov Moulmenko : “Comme le dit la productrice Sitora Alieva, les hommes désertent le cinéma pour les séries télévisées. Et c’est l’amère vérité : on ne gagne plus sa vie en faisant du cinéma. Les mecs normaux se rabattent sur le secteur qui rapporte. Alors dans le cinéma, il reste les filles avec leurs fantasmes…”

—Gazeta.ru Moscou

Comment je m’appelle [Kak Menia Zovout], brillant premier long-métrage de la jeune Niguina

Saïfoullaeva, confirme que la “nouvelle vague russe des années 2010” est bien en train de naître sous nos yeux.

Olia et Sacha, deux splendides jeunes filles moscovites de 17 ans, jambes nues et cœur en bandoulière, débarquent à Aloupka [en Crimée] pour les vacances. Formellement, elles sont là pour faire la connaissance de Sergueï, le père d’Olia, célibataire maussade interprété par Konstantin Lavronenko. Dix-sept ans auparavant, au même endroit, au bord de la mer Noire, il a couché avec Katia, la mère d’Olia, et ne l’a plus jamais revue.

Aujourd’hui, Olia, timide étudiante en première année d’une grande école de Moscou, veut retrouver un père, mais ce

père lui déplaît d’emblée. Sacha, attirante et délurée, déscolarisée après avoir raté le concours d’entrée dans une école de théâtre, trouve pour sa part Sergueï l’er-mite tout à fait à son goût. Les deux jeunes filles ne trouvent rien de mieux à faire qu’échanger leurs identités et leurs rôles.

Avant Comment je m’appelle, Niguina Saïfoullaeva avait réalisé la série TV Les Minettes [Difftchonki], contre toute attente plutôt réussie malgré son titre douteux. Le scénario de ce premier film a été travaillé par Lioubov Moulmenko, scénariste également du film de Natalia Mechaninova The Hope Factory [Kombinat “Nadejda”] et du dernier film d’Oxana Bytchkova, Encore une année [Echtcho Odine God]. Autant de fragments de ce que la critique de cinéma Maria Kouvchinova appelle le “cinéma russe des années 2010”, remarquable par la qualité de ses sujets et de sa langue, mais aussi par le rôle

important qu’y jouent les femmes. Dans le cas du film de Saïfoullaeva, on peut sans crainte parler de “genre”. Car Comment je m’appelle est bien une histoire de femmes sur une vision féminine du monde, inter-prétée par des femmes sous la direction d’une femme.

Nous observons donc un Konstantin Lavronenko passif, entouré de trois blondes aux prises avec leurs complexes, freudiens mais pas seulement : Olia et Sacha, les sans-père, et Sveta, une femme de la campagne qui se dit prête à “faire un bébé pour elle toute seule” si elle n’est pas mariée à 30 ans. Parmi les person-nages masculins, le jeune Kirill, don Juan d’Aloupka, que les filles se repassent tel un trophée. Tout l’opposé de Sergueï le père, qui, quand on lui demande pour-quoi il vit seul, assène : “Un homme doit vivre seul.”

Premières amours. Au départ, Olia la bonne élève est à la recherche d’un père. “Mes sentiments filiaux sont réprimés”, déclame la jeune fille. Mais au bout d’une heure de film elle en vient à conclure avec amertume : “La reproduction, Sergueï, ce n’est pas pour toi.” Au départ, Sveta la fertile, fière de sa santé parfaite, est à la recherche d’un homme. Au départ, Sacha la dévergondée ne cherche rien du tout. Puis elle se met activement en quête d’un père d’abord, puis, plus acti-vement encore, d’un homme.

A travers ces errances perverses, ces tromperies et ces échanges, Saïfoullaeva raconte en fait la simple histoire du pre-mier amour. Comment je m’appelle, par ce mélange de complexité et de simplicité, rappelle le film de François Ozon Jeune et Jolie [2013], où Isabelle, 17 ans, déçue par sa première fois (Ozon et Saïfoullaeva filment cette terrible déception avec une précision chirurgicale), s’essaie à la pros-titution auprès de messieurs d’un certain âge. Ici, Sacha, 17 ans, est elle aussi déçue par les garçons de son âge et jette son dévolu sur un homme de vingt-cinq ans son aîné, persuadé qu’elle est sa fille. D’ailleurs, on retrouve le même genre de construction dans La Vie d’Adèle, d’Ab-dellatif Kechiche [2013] : après une pre-mière nuit peu mémorable avec Thomas, la jeune Adèle tombe éperdument amou-reuse d’Emma, la jeune femme aux che-veux bleus.

Ces trois films, derrière des sujets controversés – que ce soit l’homosexualité, la gérontophilie ou l’inceste – abordent l’histoire universelle, dramatique et iné-vitablement optimiste du tout premier sentiment amoureux, dont les ravages contribuent, dans les trois cas, à la for-mation de la personnalité d’une jeune femme. Il s’agit de la naissance de cet amour sincère et sans lendemain qui s’éveille uniquement dans le bas-ventre pour s’élever très haut, dans la tête ou dans les cieux.

Filles à papaLe premier long-métrage de la jeune cinéaste Niguina Saïfoullaeva, Comment je m’appelle, incarne la nouvelle vague féminine du cinéma russe.

De toutes les turpitudes humaines, celle-là mieux que nulle autre nous apprend les sentiments. En premier lieu, bien sûr, la souffrance. Et Saïfoullaeva, à l’égal d’Ozon ou de Kechiche, parle cette langue magni-fiquement. Mais ce qui fonde les espoirs représentés par Saïfoullaeva pour le cinéma russe contemporain n’est peut-être pas tant ce talent envoûtant que l’aptitude de la réalisatrice à faire exister des per-sonnages ici et maintenant, et à les faire parler une langue, certes crue, mais vraie. Cette aptitude à faire résonner en harmo-nie le rap du groupe Krovostok et l’électro intello de sbp4, à restituer l’impudeur avec laquelle l’actrice Alexandra Bortitch passe sa langue sur ses lèvres ou la suggestivité de Marina Vassilieva quand elle danse en enlevant son tee-shirt trempé dans une boîte de nuit de Crimée, et, avant tout, les raisons qui les poussent à faire cela.

Dans l’introduction de son recueil de nouvelles La Fertilité, Victor Erofeev iro-nise : “Dans la littérature russe, le temps des femmes est arrivé. Le ciel est plein de bal-lons et de sourires. C’est le débarquement. Les femmes atterrissent en nombre. On n’a jamais vu ça.” On peut en dire autant pour le cinéma.

—Polina RyjovaPublié le 24 novembre 2014

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ARCHIVES courrierinternational.com

En partenariat avec le mensuel roumain Historia, retrouvez l’histoire d’autres plats célèbres ou méconnus.

360°.Courrier international — no 1269 du 26 février au 4 mars 2015 47

histoire.

Le yaourt, du lait qui a vu

du paysDe 5000 av. J.-C. à nos jours

Devenu un mets incontournable de nos menus, vanté pour ses vertus

curatives et diététiques, ce dérivé du lait aurait été créé par erreur,

peut-être même avant l’invention de la roue. ← Roumanie,

1910. Un jeune vendeur de yaourt. Photo Mary Evans/Rue des Archives

en Europe depuis l’Empire ottoman (donc d’Asie) en passant par la péninsule balkanique.

Les plaines s’étendant de la péninsule balkanique à l’espace danubo-carpathique servaient alors de pâturages à une population latine nomade d’éle-veurs de bœufs et de moutons, les Valaques. D’où le nom de Valachie donné à la région méridionale de la Roumanie. C’est grâce à ces troupeaux, mais aussi avec l’armée turque, que le yaourt a d’abord atteint les portes de Vienne, avant d’aller au-delà. En Angleterre, par exemple, Samuel Purchas (1577-1626), écrivain auteur de travaux géographiques, est le premier à mentionner le yaourt dans son Purchas, his Pilgrimage.

“Petit Daniel”. C’est Ilya Mechnikov, un scien-tifique russe qui a travaillé à l’Institut Pasteur et remporté le prix Nobel en 1908 pour ses recherches, qui a publié les premiers travaux relatifs aux avan-tages potentiels du yaourt. Il n’est pas étonnant que le yaourt soit célèbre pour ses effets pro-phylactiques dans les cas d’ulcères de l’estomac. Les bactéries qui déclenchent la fermentation, Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophi-lus, joueraient un rôle essentiel. Quoi qu’il en soit, le yaourt est considéré même aujourd’hui comme un ingrédient important dans la cuisine indienne et perse. La première fabrique de yaourt apparte-nait à Isaac Carasso, de Barcelone, qui l’a fondée en 1919 et l’a baptisée Danone, qui signifie “petit Daniel”, d’après le nom de son fils.

Bien sûr, aucun yaourt ne semble meilleur et plus sain que le yaourt naturel que l’on peut tous faire à partir d’ingrédients accessibles. La simple fermentation du lait n’est pas suffisante. Le pro-cessus alimentaire de production du yaourt est plus compliqué et le yaourt d’aujourd’hui est évi-demment bien différent du lait caillé préparé dans les outres en cuir des troupes de khans mongols.

Voici la meilleure recette : préparez plusieurs gobe-lets en plastique jetables (il vous en faudra 7 pour 1 litre de lait). Faites bouillir autant de lait que vous voulez à petit feu en tenant compte de l’espace dont vous disposez dans le réfrigérateur. Après l’avoir amené à ébullition, laissez-le refroidir à température ambiante, puis ajoutez-y un yaourt nature, de pré-férence authentique, pas une contrefaçon allégée et certainement pas avec des fruits ou d’autres addi-tifs : de la qualité et du type de yaourt dépendent les qualités ultérieures de votre yaourt (il serait préférable d’utiliser quelques cuillères à soupe de yaourt bulgare). Ensuite, il faut juste attendre vingt-quatre heures (certains recommandent même d’at-tendre trente-six heures) et le yaourt est prêt. Il est conseillé de touiller de temps en temps dans le récipient contenant le lait (dans l’idéal, il vaut mieux éviter les récipients métalliques). Il ne reste plus qu’à le verser dans les gobelets, à couvrir d’un film plastique et à mettre à refroidir. Vous pouvez consommer le yaourt tel quel, associé à diverses soupes ou bouillons, mélangé à des fruits passés au mixeur ou sous forme d’un miraculeux tzatziki, salade grecque à base de concombres, yaourt (ou crème fraîche) et ail pressé. Bon appétit !

—Daniela SerbPublié dans le numéro de décembre 2014

—Historia Bucarest

Avec fruits, graines ou céréales, crémeux ou à boire, les versions commerciales du yaourt semblent innombrables. Pour cer-

tains, c’est l’aliment de base d’une vie saine, pou-vant être associé à n’importe quel autre. Il est considéré également comme un bon hydratant et est devenu l’ingrédient principal de nombre de crèmes pour les mains ou le visage. En usage externe, c’est le remède le plus pratique pour les brûlures et le psoriasis.

Le yaourt est sans doute une innovation ali-mentaire que nous devons aux premières phases de la domestication des bovidés, des caprins et des ovidés, en particulier des chèvres et des moutons, ce qui nous renvoie très loin en arrière dans l’histoire de l’humanité, aux temps des chasseurs-cueilleurs, lorsque sont appa-rus les premiers éleveurs nomades et, de toute évidence, les premiers pots de lait fermenté. Les historiens sont certains que les premiers yaourts ont été consommés par la population néolithique en Asie centrale, peut-être en Mésopotamie, vers l’an 5000 av. J.-C., quand furent domestiqués les premiers animaux produisant du lait. Les plus anciennes preuves que l’homme avait commencé à traire ces animaux datent d’environ 8500 av. J.-C. Il est fort probable que le yaourt a été découvert par erreur, avec les premiers récipients de lait fer-menté. On estime qu’avant 2000 av. J.-C. la moitié de l’humanité consommait déjà des produits lai-tiers. Gengis Khan, nous rapportent les historiens, nourrissait son armée de koumys, du lait de jument fermenté, que l’on disait contribuer à la bravoure de ses soldats. “Yaourt” est un mot qui vient du turc yogurt. Comme le soutient Alan Davidson dans son livre The Oxford Companion to Food, c’est un indice tendant à prouver que ce produit est arrivé

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