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Fonctions de la cruauté dans l'oeuvre de Tatsumi Hijikata

Efrati Memoire Hijikata

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Butoh mémoire de Efrati

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  • Fonctions de la cruaut dans l'oeuvre de

    Tatsumi Hijikata

  • Introduction...........................................................................................................p.6

    1-La cruaut par le corps......................................................................................p.12

    a: Mthode: hypothses, enqute................................................................p.13b: Pourquoi Hijikata?...................................................................................p.14c: La pantoufle d'Artaud: Hijikata fascin par Artaud

    2-La cruaut par le texte.......................................................................................p.20

    a: Bruce Baird et le projet du Notational Butoh............................................p.21b: Tatsumi Hijikata et les Japonais: l'insurrection de la chair.........................p.26c: Mishima et Shibusawa: Sade POUR Hijikata.............................................p.30

    3-La cruaut par l'esprit........................................................................................p.34

    a: 1959, Kinjiki, la premire pice de Hijikata..............................................p.35b: Kamaitachi, reprsentations mentales cruelles..........................................p.39c: La cruaut avec Lautramont...................................................................p.40

    Conclusion...........................................................................................................p.42

    Bibliographie.......................................................................................................p.45

  • Je tiens remercier profondment Franois-Ren Martin et Cllia Zernik qui m'ont apport d'excellents exemples d'une mthode d'investigation vers laquelle je veux tendre et m'ont aid diriger cette recherche, petit petit, vers son objet actuel, assez simple pour constituer une base.

    Il me faut aussi remercier ceux qui ont t mes matres en cruaut: Denis Forest, Claude Closky et Kazue Kobata.

    Je remercie de mme celle qui m'a la premire parl de Noureiev, bien qu'il ne soit pas mentionn dans ce mmoire. Louise Lefort, mais aussi Mario Amehou et mon frre Alexandre Efrati [ainsi que tout Miracle] furent chacun d'importantes influences dont j'ai pu m'inspirer dans le temps, pour gnrer des significations.

  • "Ne vous en faites pas. Quand je serai l-haut,

    je vous appellerai."

    Derniers mots de Tatsumi Hijikata Kazue Kobata et Min Tanaka

    (conversation tlphonique rapporte par Nao Nishihara)

  • Introduction

    Cette recherche, du moins l'laboration des outils thoriques qu'elle emploie, a commenc il y a dj quelques annes; mon approche de la langue et de la culture japonaise s'est fonde sur ce projet. Il part d'un mot trs commun: la cruaut. Dans le cadre de mes recherches sur Sade, Lautramont, Bataille et Artaud j'ai observ que nombre d'tudes leur avaient t consacres par des chercheurs japonais.

    Suivant ce constat, j'ai pens que la "cruaut" japonaise ressemblait la "cruaut" franaise. Un culte commun de la subtilit, de la dlicatesse, et une manire comparable d'organiser la transgression.

    Ma dcouverte rcente du personnage de Tatsumi Hijikata fut source d'une grande effervescence et j'ai choisi d'approfondir ce projet de recherche bibliographique et de rflexion par un ensemble d'entretiens avec des spcialistes de ces questions.

    Il m'a sembl pertinent de partir du terme de cruaut, qui est, outre son utilisation par le sens commun, la jonction de plusieurs types desthtique: d'une part un culte de la prcision, de la ncessit; d'autre part une manire de faire, d'organiser, de montrer de la violence, ou plus prcisment de la transgression.

    L'oeuvre de Tatsumi Hijikata, de part en part, manifeste un lan rvolutionnaire d'un caractre trange, qu'on pourrait profitablement faire rsonner au moyen de ce terme, tout aussi banal que problmatique, de "cruaut". Il est un important reprsentant de la scne japonaise d'avant-garde des annes 1960, et a collabor avec beaucoup d'artistes toutes disciplines confondues1, jou dans des films plus ou moins exprimentaux, tel que Histoire des crimes bizares commis par des femmes, ralis par Teruo Ishii en 1969. Hijikata fut une figure trs vite clbre par les mdia pour son je ne sais quoi, et il est manifestement un bon exemple pour tudier la cruaut.

    La cruaut serait pourtant un concept pour ainsi dire anti-conceptuel.

    1En photographie, Eikoh Hosoe.

  • Il s'agirait, comme pourraient le montrer l'analyse d'oeuvres d'origines extrmement varies, d'une manire de faire de l'art, dont le but est d'incorporer le spectateur aux processus esthtiques proposs, de lui faire ressentir leur ncessit. Comment cette incorporation aurait-t-elle lieu? Par le corps, par le langage, par l'esprit?Je vais donc parler de la cruaut, terme qui semble merger d'un scepticisme matrialiste dtergent, sous trois modes: celui de la sensibilit, celui de la syntaxe puis celui, conceptuel, des reprsentations.

    Je pars du principe qu'il est possible de dcomposer la cruaut en un ensemble de fonctions, dont je vais dcrire trois exemples, trois tats. Hijikata et ses partenaires se mettent en effet dans des tats physiques et mentaux dignes d'intrt, tant au niveau de la coordination des mouvements que des systmes mnmo-techniques et notationnels employs; en outre,les thmes abords dans les pices de Hijikata sont tout autant de bons prtextes parler de cruaut, tant ils semblent toujours puiser dans ce que Georges Bataille appellerait "la part maudite".

    Et c'est l l'objet de ce texte: ce lien, entre cette danse et cette littrature, est rel, et c'est un lien fort.

    Une danse et une littrature qui partagent des reprsentations mtaphysiques adaptatives, exprimentales. La pense s'exprime donc paralllement par le corps et par le texte. Pour dsigner un principe constant dans cette approche versatile du rel, je propose de parler de cruaut. Quoi qu'incomprhensible, le cours des choses est peru comme une ncessit.

    C'est le point de la pense o la signification est libre de toute explication, l'instant qui prcde la prennisation de dogmes religieux, un point n'ayant donc jamais exist. Il s'agit de la volont de penser hors de toute syntaxe donne.

    Revenons aux faits: Tatsumi Hijikata invente la fin des annes 1950 une danse, nomme "Ankoku Buyo" puis "Ankoku But", ce qui signifie en japonais "danse de tnbres", ou plus littralement "mouvements compulsifs dans l'obscurit". Hijikata reprend non sans ironie le terme buyo qui qualifie les danses importes de l'occident, qui, ce que l'on dit, consistent une rptition indfinie des mmes gestes (danses pop, jazz, rock importes des USA au Japon).

    Quels tats de conscience, quels tats du corps peuvent tre associs la pense de la cruaut? Hijikata pense-t-il ce mot lorsqu'il propose une chorgraphie? Comment implique-t-il le spectateur jusque dans son corps?

    En effet, si non seulement l'esprit mais aussi le corps taient accapars par une reprsentation, on pourrait parler d'une dimension empathique en jeu dans la cruaut. Le terme quie signifie habituellement l'insensibilit face la souffrance d'autrui pourrait en effet interroger la les normes de la sympathie, ainsi que celles de l'empathie.

  • Le capital symbolique et les ressources culturelles de l'individu se verraient assimils aux forces en jeu dans la pice. Ils seraient , par la littrature et la danse, la fois les enjeux d'un discours non-verbal et les lments d'une mise en scne.Ce jeu intgrerait ncessairement des langages, mais il ne s'agrait de cruaut que s'il se jouait au del du plan syntaxique et qu'il s'en prenait aux langages, c'est dire aux dterminismes. Tout dterminisme est un sujet ligible pour produire du "cruel", c'est d'ailleurs une des ressources les plus communes de la fiction populaire. Nous ne nous dbarrasseront pas facilement du sens commun de la cruaut2.

    Force est de constater que la cohabitation entre cruaut et animalit, observable trs facilement dans le sens commun, pose problme. Quelque chose d'ancestral est touch, qui pourrait faire penser ce que Georges Bataille nous disait3 des causes subjectives des fresques de Lascaux. D'aprs lui, les hommes ne pouvant rprimer le sentiment d'identification aux animaux qu'ils chassaient, inventrent le besoin d'expier ce qui leur apportait un tourment fortement ritualis.

    Si on suit Bataille, la viande tait ncessaire et le meurtre de l'animal semblait inacceptable. Leur ter l'existence n'allait pas de soi. D'o d'obscures sances de spiritisme prhistorique avec graffitis rupestres en offrande aux esprits la cl.

    Les dterminismes, entendus dans ce sens de conditions d'existence des individus, sont des sujets que tout le monde comprend. La sexualit, la mort; la maladie, l'accident, le prsage, la surprise, la relativit des dures et des distances, l'oscillation vertigineuse des tats motionnels et la significato-gense, etc., sont autant de composants usuels de nos vies d'tres humains.

    En aucun cas ce ne sont des sujets extra-ordinaires, ils n'existent que soumis des systmes de valorisation ou de rpression dans le contexte d'une culture.

    2Menons un instant l'enqute, sur Google en France: en cherchant "cruel", la premire page de

    rsultats ne prsente que des occurrences diffrentes d'une chanson de pop actuelle et du film Cruel Intentions.

    Il semble aussi que le mot cruel ait t galvaud raison par les dfenseurs des droits des animaux; beaucoup de sites vgtariens l'utilisent. Evene.fr, un trs accueillant portail de citations, jette ple-mle:

    La cruaut envers les animaux peut devenir violence envers les hommes. Ali McGrawOn compare parfois la cruaut de lhomme celle des fauves, cest faireinjure ces derniers. Fiodor DostoevskiEn cruaut impitoyable, l'homme ne le cde aucun tigre, aucune hyne. Arthur Schopenhauer

    3 Par exemple dans son essai Lascaux ou la naissance de l'art, de par sa qualit d'Archiviste Palographe.

  • Ce qui est en jeu, c'est une forme de dmarche exprimentale. En distillant ces sujets uniquement dans des aspects strotyps, les industries culturelles parviennent leur faire engendrer des effets superflus, calqus sur un modle capitaliste d'utilisation des dterminismes neuro-physiologiques des fins "publicitaires". Utiliser les strotypes sans les renouveller, c'est l'objet de l'analyse marchande des dterminismes culturels.

    Il est donc ncessaire de trouver une manire de dfinition de la cruaut, ne serait-ce que pour dlimiter l'objet d'tude.

    La dfinition classique du terme, son tymologie, semblent dsigner une violence consciente ainsi quun rapport de contrle, voire dautorit. Le terme est li au mot dsignant la viande crue. Le mot peut tre utilis pour dcrire des ralits historiques trs violentes, et des situations dramatiques abominables.

    Cependant la thorie dAntonin Artaud, le thtre de la cruaut, a beaucoup marqu l'utilisation de ce terme. Repensant lactivit de mise en scne selon les notions de ncessit et de prcision, cette thorie plaide pour un mode de reprsentation affectant le spectateur au niveau physiologique. Il s'agit d'un modle thtral juxtaposant d'une part la sensation physiologique produite par la mise en scne sur les spectateurs, et d'autre part la prsence d'une ncessit extrme, qui pourrait somme toute tre assimile une Fatalit, un Destin, et donc potentiellement des Parques, voire des Esprits Arbitraires. Artaud, s'il n'invente pas cette dfinition ex nihilo, la formalise d'une manire trs personnelle, se l'approprie et la confronte avec son poque. Et chez Artaud comme dans la littrature du XVIIIe sicle, la cruaut est mise sur le mme plan allgorique que la fatalit, que la nature, etc..

    Cette ide de dterminisme "surnaturaliste" est par ailleurs trs familire des codes traditionnels japonais. De fait, le shintosme est un ensemble de croyances proches de l'animisme, en ce qu'il multiplie les lgendes d'esprits malins apparaissant aux hommes sous des formes qu'ils choisissent, se jouant d'eux leurs dpens.

    Le concept de fatalit qu'on trouve dans le shintosme se complexifie naturellement si l'on prend en compte l'influence bouddhique qu'il a subie.

    Pour situer le dbat qui va avoir lieu, il faut faire appel, sans prendre le temps de l'analyser de prs, l'histoire des changes intellectuels entre le Japon et le reste du monde, rendus possibles et contrls ds 1868 avec la rvolution de l're Meiji. Cette histoire des changes intellectuels est elle-mme structure par toute une histoire de la traduction, impliquant la langue sur les plans oral et crit, permettant beaucoup de dcouvertes en un temps trs court.

    Et la cruaut, terme si occidental, comment peut-il s'agir d'elle, dans l'histoire de l'art japonais? Comment la cruaut se traduit-elle en japonais?

  • L'ide est d'utiliser ce terme non pour ce qu'il signifie, mais pour ce dont il est capable de donner l'intuition. Le terme zankoku, qu'on emploie pour traduire cruaut, est compos de deux caractres: rester et svre. En japonais, ce qui est est cruel, c'est ce qui reste svre.Ce thtre idal imagin par Artaud ne s'interdit aucun thme pour peu qu'il puisse directement tre reconnu par ceux qui le voient. Il s'agit de trouver un langage universel de gestes. Cette contrainte pose d'emble la question esthtique et thique, de la lgitimit de reprsenter de la violence, ou des consquences qu'il y a montrer de la transgression.

    Cette question aussi, l'oeuvre de Tatsumi Hijikata la pose de manire clatante.

    Mais pourrait-on dmontrer que dans la danse invente par Hijikata, le Butoh, il y a de la cruaut? Pour parler de la cruaut chez Hijikata, il faut parvenir identifier diffrentes fonctions de la cruaut qui aient trait des considrations d'ordre proprement esthtique.

    Le but de cette recherche est donc danalyser, dans un corpus de documents nigmatiques et lacunaires, les fonctions de la cruaut chez Tatsumi Hijikata.

    Les documents analyss sont de natures varie: extraits vidos, photographies, textes. En complment, jutiliserai aussi les travaux dautres chercheurs, ainsi que mes propres entretiens avec des chercheurs et spcialistes, ainsi que d'autres textes traitant de cruaut, que je traiterai comme des sources de seconde main.

    En ce qui concerne les documents "originaux", extraits doeuvres et textes (traduits) dHijikata, je montrerai ce qui peut tre dsign par le terme de cruaut.

    De quelle cruaut sagit-il dans chaque cas? Il est important de ne pas aplatir le concept de cruaut une seule dfinition, car la richesse de ce terme provient de sa polysmie, de son caractre non-conceptuel.

    Pour les documents de seconde main, je vais les analyser en fonction de mon hypothse de travail, qui consiste dire quon peut trouver dans loeuvre dHijikata de bons exemples de mise profit de diffrents types de cruaut. Il sagit donc de dmontrer que chacune de ces cruauts a une fonction importante dans l'oeuvre de Hijikata.

    C'est ainsi que j'ai rduit trois fonctions de la cruaut mon tude, nombre qui ne me plait gure; cette modlisation ne saurait tre tenue pour autre que purement pratique.

    Aprs chaque partie de cette brve rflexion, il sera propos au lecteur de se rfrer aux annexes pour accder aux rfrences philosophiques convoques et aux entretiens que j'ai ralis au Japon4.

    4 Les textes de Hijikata, les photographies et autres croquis ainsi que les entretiens spcialiss (philosophie, littrature, danse, histoire de l'art japonais) sont rassembls dans les Annexes.

  • En premier lieu j'explore la fonction corporelle ou sensible de la cruaut, par l'examen des liens entre Hijikata et Artaud. Puis j'analyse la fonction syntaxique, textuelle de la cruaut, par l'tude des rapports entre l'criture et la ralisation du programme artistique d'avant-garde qu'a t le but, qui est n sous l'influence de Sade. Enfin, par la fonction "mtaphysique" de la cruaut j'essaye d'imaginer ce que serait la cruaut propre l'esprit, en termes de reprsentation d'ides; pour cette dernire partie je mettrai le but en rsonance avec un de ses auteurs ftiches, Lautramont.

    Il va sans dire que je prends le parti de la partialit, de par l'analyse de traces d'oeuvres qui pourraient plus d'un titre paratre insuffisantes voire anodines. Je tiens le dire, leur caractre lacunaire ncessite des mises en lien d'lments qui sont pourtant trs dissemblables formellement.

    Ceci dit, ce travail de recherche fortement intuitif permettra peut-tre de justifier lusage dun mot, pour son caractre polysmique, tout en rendant compte d'une manire de faire de l'art, caractristique de Tatsumi Hijikata, une manire d'articuler prcisment structure et contenu.

  • 1- La cruaut par le corps

  • Pourquoi solliciter Tatsumi Hijikata? En effet, si le cadre est le Japon, un auteur comme Yukio Mishima, un artiste comme Shji Terayama, pourraient convenir. Masami Akita (Merzbow) ou Keiji Haino pour ce qui est de la musique noise des 20 dernires annes, Takashi Miike pour ce qui est du cinma contemporain, tous pourraient rpondre aux critres de ce qui, en termes esthtiques, pourrait tre dsign comme "cruel".

    Il semble pourtant que l'oeuvre de Hijikata, qui se rfre de manire constante et vivante la une certaine ligne d'auteurs franais, pose particulirement bien le problme de la cruaut tel que je l'entends.Hijikata s'est beaucoup intress aux rfrences que j'avais en tte en commenant ma recherche, essentiellement, le groupe rfrentiel "Sade-Lautramont-Bataille-Artaud".

    L'identit de ce groupe, son unit, n'est possible que par une mise en perspective des travaux de ces auteurs. Ce regroupement est commun non seulement en France, o probablement ces auteurs sont gnralement mis en lien avec les oeuvres de Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire; le surralisme est, videmment, un champ smantique o le sens commun place volontiers ces auteurs et leurs thses, leurs procds, leurs tentatives et leurs rsultats.

  • Or, ce regroupement est trangement trs perceptible au Japon, o foisonnent les tudes universitaires en littrature franaise, et o ces auteurs l sont trs priss. Les recherches de Kuniichi Uno, mais aussi de Yojiro Ishii ont effectivement acquis le statut autorits critique ds les annes 1980, et aujourd'hui encore des chercheurs comme Atsushi Kumaki creusent des problmes extrmement spcifiques que posent ces auteurs.Fait notoire, Yukio Mishima et Sji Terayama, mentionns plus haut, reconnaissent aussi cette mme ligne d'auteurs franais; plus que des contemporains, ils furent les amis de Tatsumi Hijikata et participrent du mme culte mtaphysique de la cruaut. Pourquoi Hijikata?

    Il me semble que c'est l'exemple le plus complet, du moins l'artiste qui synthtise le mieux les problmes que je souhaite poser. Aussi, la nature des matriaux de l'analyse, des fragments lacunaires et des rcits rapports, conviennent particulirement la nature significatogne de ma recherche.

    L'picentre de la question, travers l'analyse de l'exemple de Hijikata, sera ds lors: comment rendre compte de la cruaut qui caractrise les productions de Hijikata, dans un cadre d'analyse gnalogique de l'histoire de la littrature franaise?

    La grande majorit des exemples que je vais mobiliser proviennent de la danse. Ils posent donc ncessairement des questions de prsence de l'oeuvre, de corporalit; sans parler de leur irreproductibilit (par des procds technique...s) il s'agit de se frayer un chemin jusqu'aux oeuvres, travers ce qu'elles ont pu reprsenter lors de leur rception.

    Je m'intresse d'autant plus ces oeuvre du fait que je n'y ai pas accs. Bien sr j'aurais aim pouvoir voir ces performances, rencontrer ces danseurs, et peut-tre que cette envie est intimement li avec l'impossibilit de le faire. Au moyen de l'histoire de l'art, on peut situer les oeuvres, les contextualiser mais aussi les reconstituer thoriquement. Apparaissent alors des aspects de l'oeuvre qui n'avaient pas ncessairement la mme fonction mais qui, d'une autre manire, l'habitaient.

    Plutt que de commencer de but en blanc par les exemples de performances chorgraphies par Tatsumi Hijikata, jetons un oeil un de ses textes les plus clbres: La pantoufle d'Artaud.

    Ce texte, reproduit en Annexe 1, explique mtaphoriquement comment le langage peut librer le corps du joug de la pense. Cette ide est l'objet de ce qu'Artaud appelle "thtre de la cruaut", bien qu'il pose le problme en d'autres termes5.

    L'imaginaire d'Hijikata est plein de forces contradictoires, ce qui rend son discours interprtable de plusieurs manires. Mon parti-pris tant de l'interroger sur la question de la cruaut, je constate encore une pluralit d'interprtations possibles.

    5 Le physiologique contre le psychologique, comme il le formule dans Le thtre et son double.

  • Tout d'abord parce que le texte charrie des croyances tout fait contemporaines, l o l'on aurait pu s'attendre un discours traditionaliste6. En effet, Hijikata est connu pour avoir thoris le corps japonais, expliqu ses dterminismes physiques par les tches agricoles traditionnelles, dans une dmarche quasi-marxiste. Le plus frquemment on rapporte qu'il attribuait la nature des corps japonais d'avoir des jambes arques, qui le handicaperaient pour s'approprier les danses et les langages gestuels occidentaux, droits parce qu'exprimant la rationnalit.

    Mais dans ce texte, au lieu d'un retour direct aux mythes nippons, Hijikata prend pour point de rfrence une version toute personnelle et mtaphorique de la thorie darwinienne de l'volution.

    Il commence par se rfrer une union mythologique entre la matire et la mtaphysique; ce serait l l'origine de la vie sur Terre. Il voque aussi l'adaptation de diffrentes formes de vie. Ce qui est trange, d'emble, c'est le syncrtisme entre thorie cosmogonique et thorie de l'volution.

    Dans ce cadre conceptuel fort en symboles, gravite la figure du ftus. Plus prcisment, le ftus semble flotter entre les particules. Dans la cosmogonie d'Hijikata, voici une deuxime apparition de la science: ce qu'il appelle particules semble indiquer la nature molculaire de la matire, et l' omniprsence du vide qui lui est complmentaire.

    Et Hijikata dtourne plus franchement encore la physique que la biologie, quand il intercale sa vision aux vues de la science. Car ces particules ne sont en fait pas celles de la matire: ce sont les particules de l'effondrement absolu de la pense. Cet effondrement est ncessaire, il est absolu; il pourrat bien tre cruel.

    Et sous couvert d'entrer dans une conception toute syntaxique de la pense, molculaire, agenable, Hijikata imagine les composants de la dcomposition, de la dlition de la pense. La condition de possibilit de cette dcomposition de la pense, c'est qu'elle soit elle-mme compose? Ou alors c'est plutt la dcomposition elle-mme, en tant que processus gntiquement dtermin, qui est compose la manire d'une partition musicale ou d'un programme informatique?

    Puisque le texte, dans son ensemble, fait rfrence la pense en tant qu'elle se dlite, je maintiens une interprtation ouverte de la thorie d'Hijikata, ouverte prcisment une pense de l'absence de pense.

    Cette ouverture nous permet encore de construire la lecture de ce texte selon le mot de cruaut: montrer le dterminisme, ce qui n'est pas au premier plan mais qui dirrige la conscience par voie de ncessit, s'avre avoir une valeur significative tout fait nulle. Ou plutt, en passant par la thorie de l'volution, on peut sapper les fondements d'une mtaphysique qui rejette le corps. Les dterminismes ne signifient rien; rien d'autre que ce dont ils sont une manire d'adaptation.

    6 L'oeuvre d'Hijikata a souvent t, tort, interprte comme nationaliste.

  • Ce que Hijikata installe par ces rfrences une science adapte, c'est une histoire de la dualit entre le corps et la pense, pour reprendre ses termes entre chair et pense. Il s'agit du corps en tant que contenu, la chair, par opposition une ide du corps comme enveloppe. Ces deux paradigmes pourtant se compltent.

    Le christianisme, par exemple, a condamn l'individu vivre dans son corps dans l'attente du salut de son me. Dans le monde bouddhique, l'esprit ne fait que sjourner dans le corps, ce qui instaure aussi un rapport axiologique entre les deux termes. Bien videmment, cette dynamique d'opposition du corps l'esprit est fondamentalement diffrente de celle qui caractrise le monde chrtien.

    La thorie d'Hijikata inverse le rapport axiologique qui met le corps sous la pense; elle vise "couronner la chair", pour reconsidrer l'importance de la pense, ses liens avec le langage. Il met la prsence corporelle au centre de ses spectacles et il fournit de bons exemples de diffrentes manires de partir du corps pour mettre en jeu des questions d'ordre mtaphysique.

    Tatsumi Hijikata fait par ailleurs montre d'une trs bonne comprhension de la pense, rpute impensable, d'Antonin Artaud. J'aimerais par consquent continuer l'explication de ce texte en analysant la fascination de Hijikata pour Artaud, qui passe aussi par une forme de mystification. Hijikata mystifia aussi ses dtails biographiques, et il n'est par ailleurs pas impossible que Hijikata se soit identifi Artaud, tant son interprtation du message global d'Artaud semble tmoigner d'une envie constante de trouver des moyens nouveaux pour reformuler sa manire certaines ides.

    Au dbut des annes 1980 Hijikata fait la connaissance d'un jeune philosophe japonais, lve de Gilles Deleuze: Kuniichi Uno. Ce dernier lui fait couter pour la premire fois Pour en finir avec le jugement de Dieu7, et chaque ouvrage prsentant Hijikata y consacre une section, tant sa surprise fut grande.

    Notre texte, La pantoufle d'Artaud, est crit partir d'un dtail biographique rel. Antonin Artaud est mort tenant sa pantoufle la main selon Kuniichi Uno8 . Le pas de la fiction est vite franchi, par le dplacement un dtail biographique, prtexte une srie de rflexions complexes.

    Les possibilits offertes par ce dplacement (ready-made) de la pantoufle de la main la bouche d'Artaud produisent indniablement divers types de signification.Ce caractre significatogne de la dmarche de Hijikata, que beaucoup assimilent une attitude pseudo-surraliste, est trs visible ici. Je considre ce geste de dplacement mental d'un dtail biographique rapport sur le mme plan qu'un geste (physique/snique) trs signifiant.

    719468 C.F. Annexes 1: Lors d'un entretien, Kuniichi Uno m'a prsent le texte en me disant qu'il ne savait pas

    o Hijikata tait all chercher cela, mais qu'il s'tait bas sur ce qu'ils avaient pu savoir de la mort d'Artaud.

  • Encore une fois ce geste ne consiste qu' dplacer dans un espace imaginaire un ftiche symbolique afin de modifier les relations qu'il entretient avec un individu mystifi.Avant de parler de la cruaut de ce geste en particulier, mettons en contact la thorie d'Artaud et ce que lui fait dire Hijikata. Selon les modalits de traduction de ce texte, des ides apparaissent ou disparaissent9. Mais Hijikata parle clairement de l'intention qu'avait Artaud de renommer le thtre, de lui donner une nouvelle fonction.

    Hijikata insiste: "le thtre, autrement dit le corps". Il serait difficile, dans le contexte de cette quivalence faite par Hijikata, de ne pas penser au thtre de la cruaut. Il s'agit d'un thtre engag dans des dynamiques physiologiques, par opposition la tradition du thtre occidental, qu'Artaud qualifie de "thtre psychologique".Cette thorie, Artaud l'a faite voluer au long de sa vie.

    Hijikata n'a rencontr Artaud qu'auditivement, dans les annes 1980, aprs avoir longtemps lu et fait traduire des fragments de textes, il avait accs la voix d'ArtaudDans sa fameuse pice radiophonique, Artaud exprime un certain dgot du corps, idalisant un corps sans organes. La mise en quation clbre, dans La recherche de la fcalit: "L o a sent la merde, a sent l'tre" appuye cette lecture.

    La version Deleuzienne du concept de corps sans organes ayant t tudie en dtail et applique Hijikata par Kuniichi Uno10, je proposerai pour ma part une analyse gnalogique de la pense d'Artaud. Le corps sans organes est li sa thorie de la cruaut, comme il le dit lui-mme.11La cruaut est lie aux souffrances dont Artaud parle, souffrances du corps et souffrance de l'esprit; envie de ne pas tre un corps, envie de ne pas tre (qu'un) esprit.

    En effet la cruaut rend compte de la complexit du texte d'Hijikata; l'tre a partie lie avec les processus vitaux, et toutes les axiologies possibles partir de l sont relatives. Artaud, pourtant, semble vouloir tendre vers une certaine manire d'tre en vie, il semble vouloir penser le corps en dehors de l'instinct de survie, comme pour rvler la prsence de la pense dans le corps. De mme, les processsus externes qui forment la pense sans en faire partie sont en jeu.

    Il nous reste analyser la dernire partie du texte. HIjikata nous invite nous reprsenter la bouche comme une bance de la pense, comme un combat allgorique entre la pense et le langage, prenant place dans le corps. Et la bouche, qui semblait faite pour ingrer la nourriture et pour respirer, cette bouche se montre capable de "trouer" la pense.

    9 Je ne suis pas en mesure de reproduire de manire satisfaisante les remarques trs prcises de Patrick De Vos au sujet de la traduction de ce texte. Quelque subtilit de la langue pratique par Hijikata laissent en effet dans l'incomprhension maint traducteur..

    10UNO Kuniichi, The genesis of an unknown body, n-1 publications, So Paolo 2012

    11 Ibid.,

  • Elle c'est en produisant du langage qu'elle peut trouver la pense.La bouche, donc le corps, pratique une ouverture de la pense qui, ds lors, se dlite dans le monde rel sous la forme du langage. Le langage ne serait qu'une consquence des rapports conflictuels entre corps et pense.Et la pantoufle?

    La pantoufle donne la rplique une dernire fois dans la bouche mme d'Artaud, le seul endroit o elle pourrait tre entendue. Mais cette question ouverte, pose par Hijikata, de savoir ce que dit la pantoufle, prend la forme d'un appel la mditation. En effet, cette pantoufle semble ouvrir des portes, elle semble dsigner le processus de mystification lui-mme, travers une manire de scnographier sa mort.

    Mais il serait dplac de formuler la rplique de la pantoufle, et il est temps de rflchir ce que la pantoufle signifie si elle a pour fonction de boucher la bouche.

    L'ide est simple, mais mrite que l'on s'y attarde: la pantoufle semble remplir un vide, la bouche, qui permet la pense de se dsintgrer sous la forme du langage.Hijikata demande si la pense trouva sa compltude dans ce geste: peut-tre que la pense fut un instant enfin seule avec elle-mme, o simplement la formulation par la pantoufle d'une perfection pense.

    Artaud se plaint de son corps, de ses souffrances, et Hijikata est danseur. C'est dans leurs rapports inverss la proprioception que Hijikata et Artaud se sparent irrmdiablement, l o Artaud a pass sa vie souffrir physiologiquement.

    A cet endroit l, Hijikata, par une discipline de fer, a fait de son corps son instrument d'expression. Cela signifie-t-il qu'Hijikata tait un professionnel du corps, alors qu'Artaud, pendant un temps homme de thtre, n'a jamais eu le loisir, ou la force, de matriser son corps de manire satisfaisante?

    Plutt que de se concentrer sur le contenu de la rplique de la pantoufle fiche dans la bouche d'Artaud par Hijikata, je propose simplement de l'interprter comme une allgorie de la cruaut.

    En effet, nous avons remarqu l'importance du geste de dtournement qui nous a fait passer du rel au fictif par le dplacement de la pantoufle de la main, la bouche.

    Ce geste, puisqu'il engage autant d'une part la suffocation volontaire de qui obstrue ses voies respiratoires lui-mme, et d'autre part l'impossibilit de parler, de dsintgrer la pense par le langage; puisque ce geste est comprhensible par tous comme posant des questions d'ordre mtaphysique, il est cruel. Il exprime une usure de la vie, un point de rupture de la conscience.Je ne pense pas abuser le texte en faisant de cette pantoufle une allgorie de la cruaut, mais je garde l'esprit que la pense d'Hijikata n'est pas proprement parler allgorique.

  • La cruaut par le corps tait propose comme articulation entre le sens commun de la cruaut comme indiffrence la souffrance physique d'autrui, la cruaut incarne par Tatsumi Hijikata le danseur (artiste du corps) et la cruaut pense par Artaud.

    Cela dit, Hijikata se rfre d'abord un Artaud penseur du thtre, mais aussiil se rfre Artaud comme corps ternellement souffrant, comme pense complte aboutissant la mort du corps. Et par l, on retrouve une ide de la cruaut comme caractre ncessaire des dterminismes; la cruaut, dans ce sens, consiste signifier les dterminismes, ce faisant de les mettre en suspens pour les interroger.

    Les pices proposes en annexes complteront ce travail de liaison des intentions de Hijikata et du programme propos par Artaud dans son manifeste du thtre de la cruaut. Parmi ces pices, une reconstitution d'un entretien avec Kuniichi Uno, quelques lments provenant d'un autre entretien avec Patrick De Vos; et les extraits du Thtre et son double qui permettent d'imaginer une forme de rciprocit rfrentielle, malgr qu'Artaud soit mort bien avant la naissance du But.

    A partir de cette analyse prparatoire, je tcherai d'employer le mot cruaut dans un sens diffrent, qui met au centre la prcision d'excution. Il s'agit de la cruaut comme rapport au texte, la notation: la cruaut dans sa dimension programmatique.

  • 2- La cruaut par le texte

  • Je vais prsent analyser les relations entre le But et l'utilisation de langages symboliques. Pour commencer ce deuxime temps de rflexion, j'aimerais prciser quellle approche de la notation je compte adopter. En effet, je parlerai peu aprs de la manire dont Hijikata construisait ses chorgraphies: non pas dans une perspective propositionnelle, mais plutt par un art de l'agencement intriguant, par le moyen d'une syntaxe inventive.

    Pour parler du type de syntaxe en jeu dans le travail d'Hijikata, je vais prendre pour rfrence Nelson Goodman12. Goodman consacre une section de son ouvrage la notation de la danse, o il problmatise merveille les enjeux de l'existence d'un langage de notation chorgraphique.

    Voici comment il rsume le problme:

    Parce que la danse est visuelle comme la peinture qui n'a pas de notation, et cependant phmre et temporelle comme la musique qui possde une notation standard hautement dveloppe, la rponse ne va pas compltement de soi; on a avanc avec une frquence a peu prs gale des ngations mal fondes et des affirmations toutes faites.13

    Ce qui m'intresse principalement chez Goodman est l'analyse des enjeux de la notation dans la danse. Il rpte que la fonction d'une partition est de spcifier les proprits esentielles qu'une excution doit avoir pour appartenir l'oeuvre.14

    Je garde l'ide que rien ne va de soi quand il s'agit d'crire la danse.

    Avant de rsumer son propos, il me faut prciser comment je compte en tirer parti: c'est dans la description de la fonction de la cruaut en tant qu'elle s'exprime par une forme de notation, une manire de programmer des venements que je vais me lancer par la suite.

    La fonction des langages de notation, puisqu'il s'agit de manires standardises d'ordonner un ensemble de contenus signifiants, peut autant tre de consigner des squences que de les partager, ou encore de les illustrer. Goodman est formel sur l'intervalle qui spare la partition et le travail de prparation d'une pice. La notation est donc fonctionnellement distincte du travail humain en jeu dans la

    12 Langages de l'art13 Langages de l'art, La danse, p 25014 Ibid, p 251

  • prparation d'une pice, et il peut aussi bien tenir de l'exgse dans le cas d'une interprtation, aussi bien qu'il peut tre la mise en mouvement de reprsentations figes, la personnification d'images fixes.

    Dans ce dernier cas, qui nous intressera pour rendre compte de la manire dont Hijikata se sert de la notation, le plus intressant est le passage de l'crit la performance. Cela dit, la manire de construire l'criture nous aidera trouver sa cause finale, ce en vue de quoi elle existe. La cruaut, entre dterminismes et ncessit, fatalit et perfection est lie au sentiment significatogne. L'mergence du sentiment mtaphysique, qui est rapidement annex des cadres de pense sociaux, thologiques, est cruelle car elle consiste principalement percevoir un agencement intentionnel, intelligent, l o il n'y a effectivement que le rel tel qu'il est peru subjectivement. Ce point o la pense semble tre organise de l'extrieur est un point de bute de l'esprit, qui ne peut s'empcher d'imaginer une syntaxe naturelle, de personnifier les objets . La cruaut est la dsignation de ce qui est par del l'individu comme tant non-syntaxique, non-intentionnel. La cruaut, c'est la perfection de cette non-intentionnalit.

    Goodman fait rfrence15 la possibilit, en cas de viol d'une ou plus des rquisits syntaxiques, d'aboutir un langage non-notationnel ou un systme qui n'est pas un langage du tout. Il nous faut donc rcapituler les rquisits syntaxiques-smantiques qu'il spcifie dans cet ouvrage16.

    Le premier critre dont Goodman a besoin, c'est la transitivit de la notation. Copier la notation aboutit copier la chose, puisque la notation est syntaxique. Elaborer une syntaxe notationnelle c'est donc dfinir un nombre fini de caractres combinables entre eux. Les caractres tant standardiss, toute notation (ou copie de notation) signifiera la mme chose, et cette transitivit (appelle indiffrence-de-caractre) est la premire condition que Goodman donne pour dfinir un langage notationnel.

    Et de fait, les caractres doivent tre agenables l'envi pour composer des ensembles plus complexes: ils doivent tre disjoints. Je ne rentrerai pas dans le dtail de la hirarchie entre caractre, marque, inscription et mission tablie par Goodman, car on verra vite que les rquisits qu'il formule ne sont pas respects par le systme de notation de Hijikata. Ce qui ne l'empchera pas d'aboutir un ensemble impressionant de postures trs prcisment caractrises.

    Ainsi lorsqu'il spcifie les rquisits smantiques, Goodman commence par dire qu'un systme notationnel doit tre non-ambigu. Ce n'est pas le cas pour les procds employs par Hijikata, qui mlent collage, citation, dformation, abstraction, ide ou perception...

    15 Langages de l'art, La danse, p 25116 Langages de l'art, Rquisits Syntaxiques, p 168 177

  • Il existe un courant d'interprtation de Hijikata dont le parti-pris est l'analyse gntique. L'universit de Keio a en effet lanc un grand projet de recherche, Genetic Archives Engine,qui a pour caractristique de passer par une numrisation systmatique des donnes existantes, en vue de faciliter la recherche gntique, qui consiste formuler un discours sur les manires dont les oeuvres ont t formes.

    Ce programme exprimental est men sur trois sujets tout fait diffrents: le danseur et chorgraphe Tatsumi Hijikata, l'histoire naturelle et l'artiste surraliste Japonais Shz Takiguchi.

    Dans le cadre du Tatsumi Hijikata Archive, toutes sortes de documents et d'analyses sont collectes, concernant Hijikata et ses collaborateurs. Un chercheur amricain, Bruce Baird, spcialiste des Carnets d'Hijikata, a collabor avec cette institution dans le cadre de son tude sur ce qu'il appelle Notational Butoh.

    Je me rfrerai indiffremment aux deux documents multimdia o il prsente sa dmarche et ses rsultats.17

    Bruce Baird a pass beaucoup de temps analyser les productions de la deuxime partie de l'oeuvre d'Hijikata. D'aprs lui, le langage notationnel de Hijikata s'est construit ds 1972, partir de ses exprimentations des annes 1960.

    Force est de constater, grce aux dmonstrations de Baird, qu'un processus de systmatisation est entr en jeu ds les annes 1970 dans le travail chorgraphique de Hijikata, avec le dveloppement du Kabuki du Thku. Puisque je ne vais pas analyser cet aspect de son travail par la suite, il est important de le dcrire immdiatement.

    Dans ses Carnets18, Hijikata dfinit un ensemble de mots-cls qui se rfrrent des postures du corps trs prcises, ainsi qu' des tats mentaux pr-dtermins. L'intrt de cette mthode est double: elle utilise des images, dcoupes et soigneusement colles dans les Carnets; ces images sont commentes, la mthode d'appropriation est gnralement spcifie (amplification, paraphrase), et les images sont articules entre elles par une srie d'images potiques isoles par Hijikata.

    On le voit tout de suite, il y a l l'oeuvre une dmarche quasi-encyclopdique. Elle consiste extraire un ensemble de signes provenant d'oeuvres d'artistes, peintres, dessinateurs, photographes, cinastes, potes; de les rassembler et, sinon de les classifer, en tous cas de les organiser dans des phrases du corps, des chorgraphies ayant une signification toute immanente dans la cration d'une temporalit unique.

    Naturellement, il y a, dans cette recherche de systmatisation du But, une volont de ncessit et de prcision qui se rapproche de l'esthtique de la cruaut.

    17 Bruce Baird, Dancing in a pool of gray grits, et Hijikata Tatsumi: Notational Butoh18 Scrapbooks

  • Les exemples de Baird19, recueillis auprs d'anciens danseurs d'Hijikata, sont clairants. L'influence de Francis Bacon tout d'abord, pour un chorgraphe qui cherche exprimer des changements tels que fondre, s'crouler, s'tendre et se contracter, dans les substances et dans les corps20. Beaucoup d'images de Bacon sont utilises par Hijikata. Hans Bellmer aussi, qui introduit une dimension kintique dans ses dessins, a beaucoup servi la cration de mouvements nouveaux21.

    Le dictionnaire prsent, ralis par Bruce Baird, est un rpertoire de mouvements nomms et classs dont se souvient Yukio Waguri, un des danseurs de la troupe d'Hijikata pendant les annes 1970. Ce dernier est film, dansant chacun de ces 1300 mouvements, enregistrs dans une base de donne numrise.

    D'aprs les Carnets d'Hijikata, beaucoup de mouvements, ainsi que de squences de mouvements, ont aussi t crs partir de dessins d'Henri Michaux. L'intrt avec Michaux est qu'il offre des exemples d'images potiques reprsentespar le langage crit mais aussi par le dessin. En outre, la cration de signes (significatogense) est une part importante de sa recherche graphique.

    Baird restitue une de ces squences inventes d'aprs Michaux, apprise par Tatsumi Hijikata Yukio Warui:Il y a un pot d'encre sur le ct droit de ton front. Il se casse et l'encre gicle.Trace les lignes suivies par l'encre en l'air.Puis de l'encre coule le long de la tempe, puis le long des commissures de tes lvres, jusqu' ton cou.Saisis rapidement le sentiment neural qui va du bas du dos aux vertbres du cou.Les nerfs dlicats de la poitrine se dchirent.Portas.La personne sans nerfs marche.22

    Bruce Baird conclut, assez trangement, que le conditionnement que Hijikata faisait subir ses danseurs, leur interdisant toute aspiration l'expression personnelle, est lie la position de Michaux concernant la conscience rflexive.

    Hijikata aurait dit ce propos: Je suis la danse. Yoko23 est le dictionnaire.Ce qui nous ramne poser la question de la linguistique: pour l'auteur de La pantoufle d'Artaud, qui affirmait que le langage tait la fuite de la pense par le corps, quels sont les avantages d'inventer un langage?

    19Hijikata Tatsumi: Notational Butoh (DVD)20Ibid.21Ces rfrences sont d'autant plus signifiantes que cette part du travail de Hijikata, le Kabuki du Thku, donne une grande importance au travail sur les codes culturels typiquement japonais et enchevtre dans les mmes projets les normes vestimentaires impriales des lgendes rgionales, racontes dans les campagnes du Nord du Japon.22Hijikata Tatsumi: Notational Butoh (DVD)23Yoko Ashikawa, la danseuse favorite de Hijikata aprs 1975.

  • Par ailleurs, les rquisits formuls par Goodman sont-ils respects? Distinguer le But notationel du But primitif revient les distinguer par nature. Or est-il dire que la dmarche change qualitativement en tendant vers une systmatisation?

    Si l'on acceptait de dire que ces posture/tats mentaux taient des caractres d'un langage notationel propre au But d'Hijikata, ils ne seraient non-ambigus que par la pratique exgtique (ou dans le cas de Bruce Baird, l'analyse gntique). Passer de la partition la pice n'est jamais vident en danse, disait Goodman, mais il serait par exemple vain de penser copier les carnets d'Hijikata pour les rejouer, puisqu'ils n'indiquent qu'une partie mnmotechnique du contenu de la pice.

    C'est par une immersion totale dans la dmarche de la troupe qu'un danseur pouvait comprendre le langage notationel de Hijikata qui tait trs exigent, et mme si ceux qui sont rests trs longtemps dans son studio en ont des souvenirs clairs, il semblerait que ce langage n'ait d'autre application possible que son utilisation par son crateur. Le langage de Hijikata, pour utiliser les mots de Goodman, est non-transitif.Peut-tre que ce type de langage ad hoc est nanmoins une voie sre pour une mise en scne d'une haute prcision.

    Pour quelles raisons ce langage ne serait-il pas utilisable? Avant tout, comme on l'a dit, ses caractres sont distincts mais ne sont pas non-ambigus tant qu'ils ne sont pas contextualiss dans les processus de conditionnement et de rptition intense mis en place par Hijikata (en personne).

    Puisque je n'analyserai pas les exemples dee Baird, mais plutt les premires pices de Hijikata, je vais terminer ainsi mon rsum de son projet. Il me semble en dfinitive que la dsignation des Carnets d'Hijikata sous l'tiquette de langage notationel est abusive de par le caractre minemment singulier de ces crits.

    Si le projet d'Hijikata tait bien de parvenir un rpertoire de postures du corps, en revanche il parat exagr de dire que ce rpertoire rpondait aux critres de ce qui fait un langage.

    Cette opinion est soutenue par une analyse rapide du paysage artistique du But: ce que quantit de danseurs de Butont retenu de l'invention de Hijikata n'est pas du tout un langage utilisable, mais plutt un ensemble de recettes (nudit, poudre blanche, lenteur, grimaces, souffrance, transgression, etc...). L'analyse que Baird effectue du rpertoire de mouvements d'Hijikata est riche et inspirante, mais elle ne parviendra jamais instituer ce rpertoire comme rfrence ncessaire ou suffisante pour dfinir une pice de But, ft-ce mme un But orthodoxe et ftichiste, rsolument fidle aux intentions de Hijikata.

    Cependant, dans les propos de Bruce Baird, le terme de langage n'est pas utilis ou presque. Il ne parle que de notational Butoh et il montre par l un rel plaisir

  • de l'analyse dans le dtail plutt que la reconstitution d'une syntaxe propre Hijikata, qui aurait pu tre la base d'un langage notationnel du But.Pour Baird, nanmoins, l'important est qu'en commenant la dmarche notationnelle, Hijikata a voulu crer un nouveau But, diffrent de ce qu'il avait t entre 1959 et 1968 principalement, entre Kinjiki et Nikutai no Hanran.

    Il est temps d'aborder notre premier exemple, la pice Tatsumi Hijikata et les Japonais: La Rvolution de la Chair, datant de 1968. Bruce Baird la rsume dans son introduction comme un festival dionysiaque inspir de Hliogabale, [d'un ton trs] lautramontien24. L'analyse rapide de la pice montre que, par le soin port la fabrication des affiches, des invitations, par le titre mme de la pice, Hijikata faisait preuve d'une approche rvolutionnaire25 du public, cherchant l'intgrer de force au spectacle. Il projetait pour ainsi dire d'tendre l'espace thtral jusque dans la vie des spectateurs.

    Pour commencer, je vais contextualiser et dcrire cette pice.Prsente au Nihon Seinen-kan en octobre 1968, elle est considre comme un tournant dans la production d'Hijikata. Aprs cette pice, il laissera de ct son utilisation de rfrences scniques au monde occidental, et entrera dans une pratique d'utilisation transgressive des codes culturels japonais.

    Une autre raison pour laquelle cette pice est importante, c'est qu'Hijikata y est seul de bout en bout. C'est une pice introspective, ce qu'indique la rfrence, dans le titre, aux rapports entre danseur au peuple japonais. Il s'agit d'un questionnement introspectif, qui aboutit la monstration d'un nombre dtermin d'images fugitives.

    La scnographie a jou un grand rle dans cette pice, runissant palanquins, un coq, un cochon, un piano, un moteur de motocycle, la suspension26 d'Hijikata l'aide de cordes et six normes plaques de cuivre suspendues chacune par un cable. Les plaques se meuvent en permanence, tournent lentement sur elles-mmes. Hijikata les presse, les caresse, les agresse successivement. La pice prsente aussi, comme ca a pu tre le cas dans Kinjiki en 1959 dj, l'utilisation sacrificielle d'animaux, qui est un type d'action paradigmatique de cette gnration d'artistes.

    Et de fait, dans cette analyse d'oeuvre du point de vue de la cruaut, je me focaliserai bien moins sur ce qu'implique pour Hijikata de mutiler des animaux dans ses pices, que la manire dont il transforme en langage sa pense.La pice s'appelle en effet, rvolution de la chair, aussi traduit par rvolte du corps ou encore insurrection de la chair.27

    24 Bruce Baird, Dancing in a pool of gray grits, 25 Au sens de caractristique des rvolutions culturelles des annes 1960.26 On peut voir dans le document vido original retracant l'vnement qu'il fut suspendu et promen au

    dessus du public par des cordes tires des deux cts de la salle.27 Patrick De Vos, entretien le 24/09/2012

  • Qu'est ce que Hijikata nous dit de son projet, par ce titre? Le propos semble tre li avec celui de la Pantoufle d'Artaud directement, qui faisait rfrence une chair non couronne.

    Patrick De Vos et Bruce Baird sont par ailleurs d'accord28 pour certifier que la pice tait, par sa structure, une forme d'adaptation libre de Hliogabale ou l'anarchiste couronn29.

    Pour ce qui est de la structure gnrale de la pice, voici les noms qu'Hijikata avait donn aux diffrentes scnes se succdant30:

    1-Procession du roi idiot2-Marie3-Pnis

    4-Robe rouge5-Espagnole6-Une pice

    7-Marin8-Fille

    9-Ascension10-Finale

    Certes ces noms ne peuvent suffire asseoir l'analyse par eux-mmes, mais ils semblent bien symptmatiques de quelques tendances internes l'oeuvre en question.

    D'un ct, une majorit de termes faisant appel des codes vestimentaires, eux-mmes lis des cultures , des langues, voire des danses. Ces catgories mortes, marie, marin, fille seront concrtises par une gestuelle associe des apparts; en l'occurrence pour la scne de petite fille, Hijikata dance de manire malicieuse, avec des bas de collgienne et une jupe; pour la scne une pice il porte une robe une pice, etc..

    Les termes notationels nots par le scnographe de la bouche d'Hijikata sont trs explicites, par contraste avec ceux, ultrieurs, dcrits et analyss par Bruce Baird. Cependant, ces termes nous indiquent la nature du propos tenu par la pice.

    Bien que la rfrence Hliogabale ne soit pas explicite, le thme du travestissement qui le traverse est manifestement li aux descriptions des moeurs sexuelles clbre de l'empereur Hliogabale, et des femmes gravitant autour de lui: Julia Soaemia, Julia Mammaea, Julia Moesa.

    28 Ibid., et Hijikata Tatsumi: Notational Butoh, Bruce Baird29 crit en 1934, par Antonin Artaud.30 Selon les notes de scnographie de Natsuyuki Nakanishi, c.f. But(s), p 58, note 18, et le dossier

    publi par les Hijikata Archives.

  • De mme la scne o Hijikata balance son bassin, orn d'un gigantesque phallus dor, dans une danse particulirement rotique. 31

    Ce phallus dor nous rappellera encore une fois l'ide de chair non couronne: il a en effet tout l'air d'une couronne porte par un corps souverain, appuy des gestes s'gosillant clamer la suprmatie du corps.

    Mais revenons une analyse plus gnrale de la pice, par l'examen ses conditions de possibilit.

    Elena Polzer contextualise l'oeuvre:

    La prparation long terme impliquait un entrainement physique, un jene mais aussi d'tre seul et d'viter toute association avec d'autres individus. Ce n'est qu' la fin de sa prparation qu'il s'est souci de la mise en scne32 de la performance.33

    L'importance de cette pice, en somme, tient beaucoup la responsabilit qu'Hijikata a prise de ne prsenter que lui-mme dansant. Il s'agit en somme un condensat de toutes ses ides de l'poque.

    Qu'en est-il alors de la cruaut? Si l'on persiste faire rsonner le terme de cruaut avec les conceptions propres au thtre artaldien, il faut parler de la liaison troite entre les venements scniques et le texte, un texte ayant pour fonction de rgler le droulement par une verticalit typique. Atsushi Kumaki, se rfrant explicitement Kuniichi Uno, le formule trs bien:

    Cest donc lcart entre le texte et la scne qui constitue lespace thtral. Comme le dit Uno, la scne et la salle ne suffisent pas pour crer le thtre artaldien. Mme sil affirme quil faut en finir avec les chefs-duvre, le texte, loin dtre inutile et supprimer, est llment indispensable sans lequel la cruaut ne pourrait se raliser sur la scne. Artaud, lui-mme, a dj prcis cela dans un dossier concernant Le Thtre et la Peste .

    Je garde donc l'ide qu'en laborant une manire de textualit adapte la danse qu'il veut crer, Hijikata va dans le sens du thtre de la cruaut.Il faut dsormais voir comment ce terme de cruaut, en dehors de la thorie d'Artaud, peut tre lie la textualit, la programmatique et la prcision.

    Ce recours un culte de la prcision est un des caractristiques saillants de l'oeuvre de Sade. En effet, ce dernier fait constamment rfrence des manires de fixer le droulement des orgies qu'il dcrit; d'autre part il a bien videmment, du fait de son interminable incarcration, un rapport trs direct au texte en tant que ralit.

    31 Les images que j'ai pu recueillir sont prsentes en Annexe 2.32 Staging (le montage matriel de la pice par opposition sa conceptualisation prliminaire).33 Elena Polzer citant Ashikawa Yoko cited in Hoffmann & Holborn, 16.

  • Le moment o le texte n'est plus que l'outil pour invoquer un monde imaginaire peut tre dsign comme cruel. Tout d'abord parce qu'il semble se situer tout la limite de ce que la pense rationnelle permet. Mais aussi parce qu'il implique une dimension programmatique du fantasme.

    Sade dcrit les turpitudes d'individus qui considrent leur sensibilit comme souveraine, autrement dit qui affirment que leurs corps rgnent sur leur raison. Par consquent, ces personnages ne respectent en autrui que l'appetit sexuel et en aucun cas les motifs vertueux, la morale du sens commun, etc... Ainsi ces personnages se font bourreaux mais s'offrent en victimes qui les rclame.Cette double inversion des rles est constante chez Sade.

    La sensibilit, sous la forme de structures comportementales rationnalises, travaille annuler la pense travers l'extase du corps. Ce processus est permis par le langage, dont Sade abuse en permanence pour dcrire ses personnages.

    Or chez Noirceuil, chez Curval, et Blangis34, de l'extase la fureur, il n'y a qu'un cycle, qui produit des rituels excuts spontanment in situ. Ce cycle, cette boucle, est l'occasion de rencontrer de l'inattendu chaque rptition du processus d'excitation mticuleuse auquelle se disciplinent les libertins de Sade.Cette puissance d'action peut faire penser la maxime de Machiavel, quand il dit que la fortune est femme, de qui ne l'on saurait venir bout qu'en la battant et en la tourmentant.35S.C'est par un renouvellement permanent de leurs choix qu'ils parviennent leurs fins.

    Sade est un auteur relativement bien connu au Japon, popularis notamment par Yukio Mishima, dans sa pice Madame de Sade.

    Au dpart de cette recherche il semblait vident que Mishima aurait, tout aussi bien que Hijikata, pu faire l'objet d'une recherche sur la cruaut. L'crivain est donc convoqu dans ce dbat en qualit de rfrence culturelle majeure.

    Mishima, quand il s'exprime propos de la premire reprsentation d'Hijikata (qui est une adaptation d'un roman de Mishima), le reconnat comme une sorte de fils spirituel.

    Il met par la suite Hijikata en relation avec Tatsuhiko Shibusawa, un fin connaisseur et traducteur de littrature franaise; s'ensuit une grande amiti, et de mystrieux "voyages la maison de Shibusawa", qui donneront une partie du titre de la pice que nous allons ici tudier, Bara Hiro no Dansu, A la maison de Ciweawa, datant de 1965.

    Hijikata a mystif ces rencontres oralement ou par crit. Il y va discuter philosophie, poser des questions de traduction. Une constante chez Hijikata est son enthousiasme rechercher la stimulation intellectuelle auprs de spcialistes, philosophes, artistes, etc.

    34 Personnages des 120 journes de Sodome et de Juliette ou les prosprits du vice35 Dans Le Prince, XXV

  • Et Shibusawa est un francophile notoire au Japon, l'poque.

    En effet, Tatsuhiko Shibusawa encourt un procs en 1959 suite la publication de Akutoku no sakae, sa traduction de L'histoire de Juliette, ou les prosprits du vice crit par D.A.F. de Sade. En ce qui concerne Sade, au moment o le mme ouvrage est publi en France, en 1801, il est transfr de l'Hopital d'Alins de Charenton d'autres prisons, pour y revenir peu aprs().

    Que se passait-il chez Shibusawa? Le traducteur censur Shibusawa, l'crivain sulfureux Mishima, le danseur scandaleux Hijikata taient runis. Et c'est clairement dans ce contexte prcis d'obsession de Shibusawa et Mishima pour les textes de Sade, Bataille, Blanchot, Artaud, Lautramont, que Hijikata a pris ses marques dans un monde de rfrences philosophique trs spcifique qui semble n'exister, sous cette forme d'vidence cristalline et presque objective, que pendant les annes 1960, dans la communuaut d'une poigne d'intellectuels japonais.

    Le travail effectu par cette quipe incroyable, il est bien sur impossible d'y avoir accs. On sait d'autre part que Mishima organisait depuis les annes 50 des sessions d'improvisation sur Sade, Les Montres molles de Dali et autres peintures surralistes

    De fait on a toute une srie de performances de Hijikata dont les titres ne laissent pas de doute sur l'hypothse qu'il puisse des annes durant approfondir cette lecture, dont le bon exemple est: Saint-Marquis (Sei Koshaku) en 1960. Dans cette pice, selon Odette Aslan36, deux bourreaux (Hijikata et Ohno Kazuo), ainsi que leurs victimes, semblent s'tre inspirs de mouvements d'pileptiques lorsqu'ils salurent l'arrive d'une "verge gante". On a ce moment une lecture au premier degr de la symbolique sadienne, qui a pour effet principal d'tre choquante dans son contexte.

    Mishima s'exprime sur le travail de Hijikata dans un texte intgr au programme du rcital Hijikata Tatsumi Dance Experience no kai du mois de septembre 1961.37

    Patrick De Vos cite Mishima qui cite Hijikata:

    "J'ai eu, dernirement, l'occasion de voir un petit polio qui essayait de s'emparer d'un objet: sa main n'allait pas droit vers l'objet, mais procdait par toutes sortes de ttonnements, partant d'abord dans la direction oppose, pour faire ensuite un large dtour, avant de s'en emparer enfin.

    Et voil que je me suis senti confirm dans mes ides, car c'tait prcisment l ce mouvement bien particulier de la main que j'enseigne depuis longtemps."38

    36But(s), CNRS, 2002, p. 5737Les citations de Mishima sont signales par Patrick De Vos, Hijikata et les mots de la danse, in Japon

    pluriel 6: Actes du sixime colloque de la Socit franaise des tudes japonaises 17-21 dcembre 2004,

    38Ibid., p 91

  • Dans quelle mesure notre question obtient-elle une rponse dans cette citation?

    Nous voulions savoir quelle fonction la cruaut aurait si elle tait applique sur la dimension syntaxique du travail d'Hijikata. La manire de dnoter ici est on ne peut plus prcise: il ne s'agit pas de reprsenter l'action de s'emparer d'un objet, mais de faire de cette action une pope, rflhir sur ce qui parat usuel.

    La reprsentation laquelle il fait appel semble ouvrir l'activit du corps une intentionnalit externe, qui rside dans une manire de fixer, de noter ou d'crire le mouvement. Le mouvement n'est possible que s'il est produit par l'accord du danseur un protocole trs particulier, dans le contexte de l'cole Hijikata.

    Mishima commente cette citation dans le programme du rcital d'Hijikata:

    Voil qui dnonce trs justement le mensonge de nos gestes quotidiens, de ces gestes dits "naturels" qui sont en vrit domestiqus par les habitudes sociales.

    On comprend dans ce texte que les performances d'Hijikata produisaient un effet indescriptible. Cependant il semble abonder dans le sens de notre thse, qui tait de voir dans la cruaut une manire de destabiliser les habitudes, de dsigner les dterminismes et les limites de l'tre par l'utilisation du poids de la ncessit.

    Une certaine prcision d'excution qui ne tient pas de l'acadmisme mais plutt une forme d'empathie scnographie, o la danse consiste pour les danseurs se mettre dans des tats de corps et d'esprits particuliers.On pourrait ici commencer parler d'tats de conscience, mais ce dbat sera ouvert dans le troisime temps de la rflexion.

    Revenons A la maison de Civeawa:Bara iro no dansu, ou "la danse de couleur (de) rose", pice de 1965. Odette Aslan rsume la pice ainsi: "Dans Danse couleur rose, Hijikata et Ono Kazuo excutent des arabesques, des portements de bras et des gnuflexions; leurs longues robes et maquillages blancs, la musique douce connotent la fminit."

    Bien que cette description prliminaire ne semble comporter aucune erreur, elle lude entirement les problmes poss par la pice, qui est un labyrinthe incomprhensible de symboles et d'attitudes adjointes pour gnrer de la signification.

    Bruce Baird39 dcrit Rose colored dance comme un rcital de danse prsent en 1965 par Hijikata, featuring Kazuo Ohno et son fils Yoshito Ohno.

    Baird observe l'effet de gigantesque collage propre la production de Hijikata dans les annes 1960, qui a pour effet de laisser une impression gnrale d'arbitraire.

    39 dans sa confrence Dancing in a pool of gray grit

  • Les analyses de Baird nous avaient pour l'instant servi de contrepoint dans l'analyse de l'oeuvre d'Hijikata; propos de Rose Colored Dance sa pense trs syntaxique, voire grammatisante de la performance nous servira l'analyser du point de vue de la cruaut.

    Pour commencer, Koichi Tamano, un figurant, a un gigantesque vagin peint sur le dos.La pice semble d'emble tre un manifeste pan-rotique, et c'est sur la dimension cruelle de cet rotisme je vais essayer de me focaliser.

    Entre l'analyse de l'affiche et le rcapitulatif des scnes de la performance, des informations importantes se prsentent. En effet, au centre de l'affiche, au centre d'un drapeau du Japon style Taisho, figure au lieu d'un soleil rouge une rose, que Baird identifie un symbole homosexuel. Il oublie de prciser que la rose est ralise sur le modle des emblmes Rose-Croix, que Shibusawa aimait beaucoup.

    Deux personnages fminins, dcoups d'une peinture d'un anonyme de l'Ecole de Fontainebleau, Gabrielle d'Estre et ses soeurs, colors respectivement de rose ple et de vert ple, interagissent. Un lger dtournement, effectu par Natsuyuki Nakanishi pour l'affiche d'Hijikata, partir du sein droit de Gabrielle d'Estre, qui est dans le tableau original pinc par sa soeur en signe de fcondit active.Le liquide qui gicle, du lait probablement, rajout par Nakanishi, est en effet projet sur l'autre personnage comme dans un rapport orgiaque. Ce dtournement rend vidente la dimension rotique qui n'est pas intentionnelle dans l'oeuvre originale.

    Par la suite, Bruce Baird identifie la bote de conserve de thon en bas de l'image comme un symbole sexuel lesbien40; il met l'accent sur le doigt qui semble y tre gliss, appartenant Gabrielle d'Estre. Il est pourtant important de voir avant tout dans ce dtail tant une rfrence au pop art de Warhol qu'une rfrence sexuelle, car la dmarche des auteurs de cette affiche, Natsuyuki Nakanishi, Tadanori Yokoo et dans une moindre mesure Ikko Tanaka est positionne par rapport l'avant-garde artistique internationale.

    Toute cette dmarche de collage et d'emprunt d'images, de manipulation arbitraire de contenus tait en effet massivement en jeu en occident au moins depuis Dada.Et cette danse de 1965 s'inscrit tout naturellement dans le contexte historique des exprimentations typiques des annes 1960, telles que l'Actionnisme viennois ou Fluxus.41

    Cependant, Baird a tendance simplifier l'explication, rduire leur fonction d'allusion l'homosexualit les intentions des artistes.

    40 Bruce Baird, Dancing in a pool of gray grits (ibid.)41 Respectivement Joseph Beuys, I love America and America loves me, et chez Herman Nitsch,

    particulirement la pice

  • L'homosexualit, ainsi que le travestissement, sont des thmes abords frquemment par Hijikata; ils obissent une volont de montrer de l'rotisme sur scne, ou du moins des versions chorgraphiques d'actes sexuels transgressifs imaginaires.

    Il s'agit d'actes sexuels fictionnaliss: comme chez Sade, l'rotisme est l'objet d'une criture en amont qui permet de concentrer une infinit de signes communs dans une composition graphique ambigu, explicitement licencieuse, volontairement scandaleuse.

    Cet rotisme, impliquant dans la performance une forme d'inceste symbolique entre Kazuo et Yoshito no, et la suractivit rotique d'un Hijikata sous emprise sadienne, prsente une forme de cruaut qu'on peut dire textuelle: la dimension rotique n'est absolument pas raliste, elle est comme chez Sade une reprsentation symbolique de la sexualit destine ouvrir de nouvelles possibilits de vie par la luxure42 plutt qu' proposer de faire un spectacle de la sexualit culturellement accepte.

    Et la cruaut chez Sade, ce serait peut-tre cette manire toute particulire de dsigner les comportements rotiques les plus tortueux comme absolument naturels, et conversement de dfinir la nature comme l'ensemble de processus de cration d'tres individus, de versions, qui sont tout autant de monstres adaptatifs.

    L'analyse de Baird ne dcouvre pas de narration ouverte dans Rose colored dance, mais plutt une succession de scnes fragmentaires, qui nous rappellera la composition de L'insurrection de la chair, trois ans plus tard: "tubes", "adagio", etc.. Tout ceci nous mne nouveau dans une textualit prosaque, un ensemble de mots-cls qui permettent aux participants d'improviser selon un rite qui leur est propre.

    Autre irruption d'art conceptuel dans la pice: l'entre de la salle les spectateurs recevaient un coffret contenant trois grandes suettes, forme de main, de bouche et de pnis. La majorit des spectateurs mangrent ces friandises pendant la reprsentation.43

    En somme, Baird y voit une rplique en grand de l'homo-rotisme de Kinjiki qui est la premire pice de Hijikata, dans laquelle le fils de Kazuo no figurait aussi.

    Mais il faut d'aprs moi pousser l'analyse de la dmarche plus loin, et pour commencer, noter le soin particulier que les participants mirent la fabrication d'objets distribus aux spectateurs, qui rappelle l'ide, prsente encore trois ans plus tard dans L'insurrection de la chair de considrer l'exprience thtrale comme un tout, dont chaque lment, jusqu'au billet d'entre, devait rflchir le propos de l'oeuvre.

    Je vais maintenant inaugurer le troisime temps de la rflexion en passant l'analyse de Kinjiki, le coup d'clat de Hijikata, dat de 1959.

    42 Selon Valentine de St-Point: La luxure est la recherche charnelle de l'inconnu.43 Il n'en reste qu'une, conserve dans un rfrigrateur par les Hijikata Archives.

  • 3- La cruaut par l'esprit

  • On a vu en quelle mesure le corps tait convoqu, par voie de "cruaut", dans le but invent par Tatsumi Hijikata. La cruaut, concept vague, n'a pas de limites claires. Il serait par exemple difficile de dterminer quand il ne s'agit plus de cruaut. Quelque part, le mot sonne creux.

    Cependant, par le choix des thmes lis aux dterminismes, on est parvenu un consensus quant aux dispositifs pouvant faire appel la cruaut: tous le peuvent, mais la limite de la draison, et pour autant que les dterminismes soient mis en question.

    Puis, on a vu quel type de syntaxe, employe pour structurer les oeuvres, pour les rendre vivantes, pouvait tre subsume sous le terme de "cruaut".Il s'agit dsormais de formuler la cause finale de ce processus.

    En effet, le but d'Hijikata n'est pas de travailler le corps dans l'absolu, comme une sorte de gymnastique de comptition, ni de rechercher travers un quilibre physique une vie plus longue; le corps est l'outil utilis pour la reprsentation. Le corps, qui doit y tre entran, sert aux fins de la reprsentation.

    De mme, la dmarche du chorgraphe n'est pas de donner voir des codes syntaxiques complexes au spectateur, mais plutt par l'utilisation de diffrents types de syntaxe reconnaissables ou non, de produire chez le spectateur une raction qui l'incorpore dans la reprsentation, dans ce qu'il faut appeller la performance, car Hijikata pense faire de la non-danse, qu'il choque volontairement les usages.

    Certes, les pices d'Hijikata furent en grande partie silencieuses, ou plutt muettes. Le langage avait sa place autour de la pice, qui tait l'occasion de laisser le corps se charger de la reprsentation. La musique, si ce n'est dans Kinjiki44, n'a jamais eu une fonction majeure dans ses pices.

    Mais l'enjeu principal de la danse invente par Hijikata est de montrer le corps dsaisi de ses dterminismes superflus, processus qui a pour effet de les interroger. Qu'ils soient culturels ou non, nos dterminismes sont avant tout des limites.

    Nous sommes dans l'impossibilit de sentir de ce qui se situe au del des limites de notre sensibilit, de comprendre ce qui chape notre entendement et de penser ce qui est au del notre raison. Pourtant, en interrogeant ces limites, ces dterminismes, il est possible de rflchir sur l'intuition de ce qui en est la cause.

    44 J'explique plus bas la fonction de la musique dan Kinjiki.

  • Et "l'absolu"45 que voit Blanchot dans l'oeuvre de Sade se constitue principalement par la critique de ces dterminismes. C'est aussi l'objet de l'oeuvre d'Hijikata.

    Etudions prsent l'exemple de la premire pice mmorable46 de Hijikata, datant de 1959: Kinjiki, ou Couleurs interdites.

    Cette pice est une adaptation du roman ponyme de Yukio Mishima.47

    Yoshito Ohno et Tatsumi Hijikata sont gs respectivement 21 et 31 ans. La pice dure une dizaine de minutes.

    Bruce Baird rsume la pice ainsi: il s'agit d'un sacrifice animal qui reprsente mtaphoriquement des rapports sexuels non-consensuels.48

    Plus prosaquement: un homme plus ag court aprs un homme plus jeune, et l'oblige craser le cou d'un poulet entre ses jambes. Le poulet se dbat, le jeune homme saigne. Les lumires s'teignent, puis ils produisent des bruits, sauvages, rotiques, se roulent bruyamment par terre sur scne, Hijikata lance quelques "je t'aime"49.

    La thse de Baird est que Hijikata reprend la critique du dterminisme sexuel attribue Genet, et veut par l faire la critique de la bourgeoisie htrosexuelle normale.Odette Aslan prcise50 que la pice est prcde et suivie d'un air de blues jou l'accordon par Sg Yasuda. Quels sont les symboles utiliss dans cette pice et qui dnotent la cruaut?

    Le crne ras de Hijikata, son banal pantalon gris et son torse nu, son teint artificiellement bruni installent tout au moins une certaine mfiance l'gard du personnage. La quasi-nudit de Yoshito no, sa cravate noire et son air abruti donnent au personnage jou par Hijikata, par contraste, une fonction cruelle: une forte tension sexuelle va peser sur les deux personnages, par le biais de la ncessit.

    En effet l'homme plus g semble tre l pour dniaiser l'enfant, qui est incapable de fuir. Et ici, j'aimerais amorcer le prochain mouvement thorique: la cruaut dont il s'agit ici n'est pas corporelle, tout du moins ce n'est pas par identification visuelle au corps victimis du jeune homme que la cruaut est l'oeuvre.

    Il y a une prcision drrangeante l'oeuvre dans cette pice, mais le propos syntaxique est si pur qu'il convoque une nouvelle fonction de la cruaut: la cruaut par l'esprit.

    Par le terme d'esprit, je cherche rendre intelligible l'ide d'une cruaut mentale, et ce

    45Lautramont et Sade, p 1746C'est dire documente, ou non-oublie.47dont le titre diffre en traduction: Amours interdites, Gallimard, 1989, trad. R. Nakamura et R. de Cecatty48Notons la rfrence, frquente dans le dbut de l'oeuvre d' Hijikata, Jean Genet.49En franais dans la performance originale.50But(s), p 54

  • sans faire appel la distinction entre ce qui est conscience et ce qui est inconscient. Quels que soient les motifs de l'auteur d'une action cruelle de par son esprit, sa teneur, ce qui m'intresse est avant tout le vertige qu'elle peut donner. En effet, par la conjonction d'une privation de lumire et d'un rotisme violent, la responsabilit d'imaginer ce qui se droule sur scne revient au spectateur.

    Tous les symboles sont subsums par cet effet de scne. Le poulet, qui est aussi trs symbolique, change de fonction lorsque la lumire est teinte: les bruits qu'il fait sont perceptibles d'une manire plus crue, en ce qu'elle provoque du ct des spectateurs une reprsentation imaginaire subjective.

    Ces symboles, il semble qu'ils se dlitent eux-mmes, tels les cerveaux dont parle Hijikata qui, sans une pantoufle pour empcher leur fuite par la bouche, se vident.

    A terme, la cruaut n'est pas tant une esthtique qui implique l'utilisation d'un ensemble de symboles plutt qu'un autre, mais plutt une manire de procder l'agencement des contenus.

    C'est par une dcision conceptuelle efficace, par un acte de l'esprit qu'un geste ou qu'une squence de gestes peuvent tre dits cruels.

    La subversion des codes (culturels, sexuels, etc.) semble tre un fil directeur de l'oeuvre d'Hijikata, au del des styles vestimentaire qu'il employe. Les sujets choisis sont toujours traits de manire mettre en avant l'esthtique qu'il appellait But, qui voluait en permanence et qui a fait cole depuis, au Japon et ailleurs.

    Bruce Baird, dans ses analyses des pices ultrieures 197251 privilgie l'analyse des Cahiers d'Hijikata pour rendre compte de ses intentions l'poque de la ralisation. En effet Hijikata a produit de plus en plus rigoureusement ses notes de chorgraphie. Un langage a t cr, entre ses danseurs et lui, compos d'images, d'entranements intenses et tranges, ayant donn lieu de nombreux spectacles. Ce langage prsente des images fortes, dont le caractre cruel est vident.

    Les danseurs devaient par exemple s'entraner imaginer qu'ils taient dvors par un insecte; puis qu'ils taient dvors par mille insectes; qu'une goutte d'eau leur tombait sans cesse sur le front, qu'ils subissaient des secousses lectriques, qu'ils passaient en cadence leurs membres travers du bton.Patrick De Vos nous donne informe aussi sur ces consignes:

    "Exemples, choisis de faon trs arbitraire, de ces consignes verbales: "vous tres un squelette contemplant une ville", "un poil de sourcil vous pousse sur des kilomtres avant qu'un troisime oeil ne vienne s'ouvrir au milieu de votre front", "vous marchez sur des lames de rasoir", "une trs forte odeur vous prend au nez, votre cou s'allonge

    51 Sur Hosotan et les pices qui la sucdrent.

  • indfiniment", "des insectes courent entre les doigts de votre main", etc."52

    Il semble qu'en effet chacun des tats de conscience qu'Hijikata demande ses collaborateurs ait pour objet une impossibilit logique, ou une quilibre symbolique instable; faisant rfrence aux dterminismes propres au corps, aux failles de l'esprit, ils impliquent aussi une prcision de ralisation millimtrique qui n'ait rien voir avec la copie des actions dcrites. En effet, l'objectif n'tait pas de faire comprendre au spectateur pourquoi tel mouvement, qui avait tel nom, suivait tel autre. Le processus de composition a en effet pour objet des considrations plus larges, dpendantes du contexte.

    Ces caractristiques suffiraient dire qu'il s'agit d'une forme de "thtre de la cruaut".Pour la troupe qui entourait Hijikata, ce thtre ne semble pas avoir t limit l'action scnique mais au contraire tendu une manire de vivre et de penser en groupe. Le langage invent par Hijikata tait comprhensible de ses collaborateurs uniquement, car il tait prcis l'excs et en grande partie implicite, de par son caractre oral.

    Il est flagrant que le systme de notation traditionnel ne convenait pas pour Hijikata , mais il opte pour une autre tendance de la notation, une autre tradition de la pense typique du XXe sicle.La manire dont il adjoint images et des mots-clefs rappellent beaucoup, techniquement mais aussi dans l'esprit de la recherche, les Mnmosynes d'Aby Warburg. Et que sont ces mnmosynes, sinon des uvres de l'esprit, des manires de dsigner un processus l'uvre et de rendre videntes les forces qui le travaillent? Le caractre analytique en jeu dans cette reprsentation graphique de la pense indique aussi une prcision, une ncessit de la dmonstration qui s'apparente la cruaut.

    Ces cahiers, vritables arbres gnalogiques de l'imaginaire qu'Hijikata voulait transmettre ses danseurs, servaient de point de rfrence et de source d'images trs prcises. Mais, aussi intressant que soient ces systmes de rflexion, d'entranement et de reprsentation mis au point par Hijikata, ils nous demeurent inaccessibles; en effet Hijikata en est la condition de possibilit, seul rel exgte de son dictionnaire.

    Ces systmes ne sont presque rien sans lui, qui a volontairement mystifi ses dtails biographiques, commencer par son nom53, et volontiers surjou son propre rle. Ce qui nous en reste, ce qui en a t dit, et surtout ce qui est tenu pour certitude est trs difficile vrifier, outre les faits historiques avrs.Dans ce texte, je n'ecommenterai pas toute l'oeuvre de Tatsumi Hijikata. L'ambition n'est pas celle-ci, d'une part parce qu'il serait drisoire de vouloir saisir tous les aspects d'une oeuvre si trange; d'autre part, je tenais me concentrer sur ces trois pices, qui m'intressent par dessus tout pour leur violence symbolique norme.

    52 Patrick De Vos, in Japon pluriel 6: Actes du sixime colloque de la Socit franaise des tudes japonaises 17-21 dcembre 2004, dition tablie par Estelle Leggeri-Bauer, Saka Murakami-Giroux et Elisabeth Weinberg de Touchet. Editions Philippe Picquier, 2006

    53 Le vrai nom de Tatsumi Hijikata est Kunio Yoneyama.

  • Je tiens cependant voquer une dernire fois un projet que Hijikata a dclin le long des annes 1970 et qui a eu des consquences jusqu' sa mort, qui est le Thoku Kabuki. Il s'agit d'une dmarche de recherche et d'une srie de spectacles.

    La ville natale d'Hijikata, Akita, est situe au nord de Honshu, dans la rgion du Thoku, province rpute pour ses rudes hivers et pour ses champs. Hijikata a install beaucoup de merveilles fantasmatiques dans cette rgion, et s'y est fait photographier par Eikoh Hosoe pour le livre Kamaitachi. Les deux artistes taient originaires du Thku.

    Dans la postface Kamaitachi, rdige en 2009, le photographe Eikoh Hosoe54 crit:

    "Les champs semblent tre remplis de fantmes et de dmons - certains sont romantiques, d'autres atroces. Le Kamaitachi faisait partie des plus terrifiants:une invisible et petite crature ressemblant une belette qui balafrait les travailleurs dans les champs. (kama veut dire "faucille" et itachi veut dire "belette").

    Entre 1965 et 1968, Hijikata et moi avons visit plusieurs villages aux alentours du Thku, improvisant des sortes de performances dans les contextes des villages traditionnels, dans un effort pour entreprendre un documentaire subjectif de notre enfance."

    Hosoe explique que le projet est de ractiver les croyances locales shintostes sous la forme d'un projet multimdia. Il s'agit d'un esprit, le Kamaitachi et ce sera cette rfrence un fantme qui nous mnera encore une fois la cruaut par l'esprit.

    Les formes spectrales qui hantent l'imaginaire agissent comme des dterminismes, en ce qu'elles sont attendues et craintes bien que n'ayant pour rfrent aucune exprience relle, aucun ensemble de donnes perues autrement que de manire purement endogne.

    Mais c'est ce qu'elles reprsentent qui fait la cruaut de ces formes, soit l'existence d'intentionnalits autonomes et immortelles qui menacent les hommes sans que ces derniers ne puissent en comprendre les motifs.

    Et ici on voit bien que le but et le thtre de la cruaut se rejoignent sans aucun effort: la production d'images fantmatiques par la danse in situ, dans les rizires du Nord du Japon, correspond bien au rquisit de sortir du thtre institutionnel, tout comme les manires d'utiliser le fameux lieu-dit Asubetos, dont la lgende nous parvient encore par bribes: c'tait un hangar gravier, aux alentours du quartier de Meguro. Il appartenait aux parents de la femme de Hijikata, qui le transforma en studio de danse et en thtre...

    54 Kamaitachi, Eikoh Hosoe: Photographie; Tatsumi Hijikata: Performance.

  • En ce qui concerne le Kamaitachi, la belette-faucille, le choix du sujet n'est pas anodin, une simple lgende rurale, un monstre pour enfants, reprsent sous les traits de Hijikata qui semble enlever une femme dans la rue, l'amener contre son gr dans un studio de danse (le nom d'un spectacle de Hijikata est en effet affich sur le ct gauche de la porte).

    Mais l'ensemble de ces photographies, reproduites seulement en partie ici55, exhale ce quelque chose qui va bien au del des images, qui sort trs vite du livre pour faire appel des forces de l'obscurit qui traversent sans peine les frontires et se passent de mots.

    Le dernier point aborder, qui n'est pas le moindre, c'est la relation de Hijikata avec Lautramont. J'ai rencontr Yojiro Ishii, spcialiste et traducteur en japonais des Chants de Maldoror, pour tcher d'interroger la cruaut telle qu'elle est dfinie dans cet ouvrage.

    Quelques extraits du livre avaient t publis ds les annes 1940 mais le livre ne sera traduit intgralement que dans les annes 1960. Lautramont existe donc comme une figure symbolique au Japon depuis plus d'un demi-sicle.56

    Hijikata a donc eu accs cette littrature singulire, et son enthousiasme l'amena raliser Shoriba,ou Zone de dpeage, en 1979. Bruce Baird avait aussi signal l'influence de Lautramont sur l'imaginaire de Hijikata.Ce qui n'est pas tonnant, mais pour interroger une dernire fois Hijikata nous allons passer par l'analyse de Maurice Blanchot dans L'exprience de Lautramont.

    Je ne nglige pas l'analyse que Blanchot commence effectuer du livre, selon une cl de lecture qu'il appelle de mme cruaut.Comment dfinit-il la cruaut qu'il trouve dans Maldoror?

    "Qu'on se le rappelle: nous avions entrepris d'analyser le thme de la cruaut en classant les images cruelles par catgorie: cruaut contre les autres, cruaut contre soi, cruaut de nature rotique."57

    Une autre tripartition de la cruaut apparassait chez Blanchot, soi-autrui-rotisme, structure comme la partition que j'ai choisie, savoir corps-texte-esprit.Dans les deux cas, le troisime terme est en ralit co-extensif des deux premiers.Le spectre couvert par l'orientation de l'analyse propose par Blanchot est beaucoup plus vaste, puisqu'il isole l'rotisme de l'agressivit, tout en les reliant.Cependant je pense qu'il est ais d'appliquer Maldoror une interprtation l'aide des attributs de la cruaut : ncessit, prcision; ce qui reste dur.

    55 En Annexe 356 Une marque de vtements japonaise s'appelle au demeurant Lautramont. (signal par Kazue Kobata)57 Lautramont et Sade, p.83

  • Bien videmment Maldoror sait rester dur quand il affronte les anges divins, mais je m'inspire de Blanchot pour une chose: Lautramont est un bon exemple pour aborder par la gnralit l'aspect humain plus problmatique de la cruaut, le problme tel qu'il est pos par Montaigne58.

    Car le personnage de Maldoror est parfois gouvern par son corps de manire automatique, et soudain semble s'accuser bruyamment et regretter son forfait, demander ses victimes de lui rendre la pareille, etc...

    Certes ces logiques n'entrent pas directement en lien avec Hijikata, mais pour les faire entrer en rsonnance il fallait les prparer ainsi. Ce qu'Hijikata garde de Lautramont, c'est encore une fois la qute d'une auto-destruction du langage, le point de fusion entre geste et mot, qui se situe au del de la pense, mais aussi au del du langage et du corps. Le corps et la pense peuvent tre employs pour reprsenter cette cruaut, qui consiste donner une intuition de ce qui dlimite notre pense, tout en remplissant nos corps de sensations relles.

    A cet instant, on dfinira donc la cruaut comme ce que Lautramont appelle Le Grand Objet Extrieur.

    58 Montaigne, dans les Essais, consacre plusieurs rflexions la cruaut, qu'il dfinit comme un abus de pouvoir sur un tre plus faible, associ une mentalit lche, un ressentiment permanent.

  • Conclusion

    Au cours de la rdaction de ce mmoire, rdaction aussi tardive que le processus recherche fut long, je n'ai cess d'imaginer des formes que pourraient prendre ces contenus. En effet, j'ai procd comme un moissonneur qui collecte tous les fruits qui sont sur son passage, et les intentions qui me guidaient dans cette tche n'avaient rien en commun avec la forme acadmique du mmoire de recherche.J'ai particulirement pens crer une forme web de cette recherche, qui permette de fragmenter le texte, les textes, le plus possible, afin de faciliter l'orientation et la lecture.

    Car en termes d'organisation, touts les entretiens que j'ai men (dont seulement une partie est consigne dans ce mmoire) n'ont pas ncessairement de rapport avec Hijikata, et Hijikata n'a pas seulement d'affinit avec le concept de cruaut. En somme j'aimerais mettre en ligne les faits que j'ai jug bon de retenir avec les documents qui m'ont servi de bases.

    Cela dit, je suis heureux d'avoir pu condenser sous cette forme ma rflexion, qui de fait a un objet simple, bien que complexe: dterminer les diverses fonctions de la cruaut dans l'oeuvre de Hijikata. Quels ont t les rsultats de cette recherche-ci?

    Dans la premire partie, je prsente le travail d'analyse extrmement abouti de Kuniichi Uno, qui tait trs proche de Hijikata et qui, outre sa connaissance des textes de Gilles Deleuze qu'il a beaucoup traduit, est aussi un trs fin connaisseur d'Antonin Artaud.

    Les rapports entre Uno et Artaud, entre Uno et Uno et Hijikata, pourraient tre un sujet d'tude en soi, mais j'ai choisi de les prsenter de faon gnrale. C'est dans ce cadre l qu'il me semblait juste d'analyser le trs clbre texte de Hijikata, La pantoufle d'Artaud. En effet, c'est un texte qui met bien en vidence la thse de Kuniichi Uno, savoir que Hijikata est un penseur du corps.Cette pense du corps est non seulement compatible avec la vision artaldienne de la cruaut, mais elle en est influence trs vicralement. La dmarche de Hijikata, ayant volu entre le dbut des annes 1960 et a fin des annes 1980, a t influenc plusieurs reprises par plusieurs aspects de la pense d'Artaud, du fait entre autres des dlais de traduction, de problmes matriels de diffusion de l'oeuvre d'Artaud au Japon rsolus par la rencontre de Kuniichi Uno. Cette cruaut par le corps est lie des

  • reprsentations irreprsentables, aux limites de l'esprit qui s'avrent tre les limites du corps. En effet, dans l'idologie dominante, la raison est couronne et le corps est laiss de ct. En montrant que la pense s'exprime par le corps et que le langage peut dtruire la pense, Hijikata nous amne imaginer une modlisation trs curieuse des relations entre corps, pense et langage.

    Puis, dans la deuxime partie, j'examine une autre fonction de la cruaut, qui ne soit pas directement lie au corps. Il s'agit d'un asujettissement la ncessit qui se manifeste dans la manire de composer un spectacle, par la codification et par la mise au point de systmes notationnels, tous employs afin de parvenir une plus grande matrise de la temporalit scnique.

    En effet, le spectacle vivant se droule dans le temps et c'est prcisment dans le contrle de la manire dont les images, ou plus exactement la manire dont les reprsentations se succdent dans le temps que Hijikata a pu travailler son style de danse, le But. C'tait donc l'occasion de parler d'exemples prcis de pices prsentes par Hijikata pendant les annes 1960, et d'analyser le dispositif qu'elles engageaient: intentions de mise en scne, mode de composition global des oeuvres, agencement de symboles, etc.

    De fait, cette partie tait important pour introduire la figure de Tatsuhiko Shibusawa, travers qui le marquis de Sade a fait