Gauchet Marcel- Penser la société des médias

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  • 8/14/2019 Gauchet Marcel- Penser la socit des mdias

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    Marcel GauchetPenser la socit des mdias

    Confrence donne auxRencontres du nouveau sicle,Lille, 22 juin 2006

    Marcel Gauchet, partir du travail ralis dans le cadre de la publication de deux

    numros de la revue Le Dbat (numros 138 et 139), se propose de reprendre le problme la base, modestement et mthodiquement , en identifiant dans un premier temps les

    principales questions permettant de faire avancer lintelligibilit de la notion de socit desmdias . Il sattachera ensuite approfondir deux ou trois questionnements cruciaux commecelui de cerner limpact des mdias sur la politique. Si une chose a t bouleverse, cest bienla dmocratie et lexercice du pouvoir. Est-il vrai que le quatrime pouvoir a pris le passur les autres pouvoirs ? Quelle est la nature exacte de ce pouvoir ? Comment le personnel

    politique sest-il adapt ce nouvel environnement dans lequel il est condamn voluer ?Ne serait-ce pas en fait par le divertissement que les mdias exercent leurs effets politiques

    les plus profonds ? Nest-il pas temps dvaluer sa juste porte la parole publique vhiculepar le spectre mdiatique ?

    Je suis ici dans une position quelque peu inhabituelle puisque je vais mexprimer nonseulement en tant quauteur, mais aussi en tant quditeur de la revue Le Dbatqui se trouveavoir consacr deux numros aux mdias sous ce titre, Penser la socit des mdias, que nousavons choisi de reprendre pour la prsente confrence.

    Cest ce programme que je voudrais expliciter et illustrer. Je ne parlerai pas enspcialiste, je ne traiterai pas de tout, je ne dirai rien des questions pour lesquelles je ne suis

    pas comptent mais je mefforcerai de dgager les enjeux gnraux dune problmatique donttout le monde connat limportance.

    Je partirai dune observation prliminaire relative la notion mme de socit desmdias. Nous lavons choisie dessein quand je dis nous, je parle du petit collectif quereprsente la rdaction du Dbat pour sa neutralit descriptive, de prfrence plusieursautres notions possibles, notions qui ont toutes linconvnient de vhiculer des

    prsuppositions fortes, comme socit de linformation , notion aujourdhui la plusrpandue, socit de communication ou bien encore socit des rseaux , titre dunlivre important de Manuel Castells sur le sujet. Il nest pas inutile den faire brivement letour1.

    Vocabulaire

    La notion d information , de manire gnrale, joue de lquivoque entre le thmeordinaire de linformation, linformation au sens ordinaire, journalistique, et la thorie delinformation, au sens de Claude Shannon. Lquivoque se retrouve dans socit delinformation , qui met laccent sur le caractre structurant de la vitesse et de la multiplicitdes sources dans la connaissance que nous prenons de lunivers environnant. Elle voque lenouveau monde de la simultanit o tout se sait tout de suite, en temps rel, comme on dit, cequi vaut non seulement pour linformation au sens journalistique, mais pour la connaissanceau sens savant ; par o cette notion de socit dinformation communique avec toute la

    1 Manuel Castells,La Socit en rseaux (tome 1 deLre de linformation), Fayard, 1998 et 2001.

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    gamme de ces notions connexes qui connaissent aujourdhui un grand succs : lconomie dusavoir, lconomie de la connaissance, lconomie cognitive. Dans cette optique, les mdiassont pris dans lensemble de ce quil est convenu dappeler les nouvelles technologies delinformation et de la communication, la question tant de savoir si la spcificit des mdiasne se dilue pas dans cette nbuleuse technique.

    Socit de communication , une autre des notions fortes qui nous sont proposes,met laccent sur les capacits relationnelles en tout genre ouvertes aux acteurs par cesnouvelles techniques de linformation et de la communication ; socit de communi cation estune notion implicitement optimiste sur le caractre ouvert et dmocratique des effets destechniques en question, tant du point de vue des individus privs et des citoyens que desacteurs publics. Lauteur chez lequel cet optimisme sexprime le mieux dans le contextefranais est Dominique Wolton, trs connu comme lun des principaux spcialistes dudomaine. La notion de socit de communication met laccent, en mme temps, sur lexigenceimpose dsormais lensemble des acteurs sociaux et spcialement aux acteurs publics decommuniquer, cest--dire de rflchir la mise en forme de ce quils ont dire ou sa miseen image autant quau fond des messages quils ont faire passer.

    La notion de communication implique ainsi lide dune nouvelle dimension stratgique etrflexive de la vie sociale. On faisait de la communication sans y penser, maintenant il faut ypenser. Cela change videmment la manire de la produire et de la mettre en oeuvre. Personnene sexprime plus impunment. Mais du coup, l aussi, dans la socit de communicationainsi comprise, la spcificit du fait mdiatique tend se dissoudre dans une activitcommunicationnelle gnralise.

    Socit des rseaux met laccent sur la forme nouvelle des rapports sociaux dicteou impose par les nouvelles techniques de linformation et de la communication. Elle insistetacitement sur lhorizontalit des rapports sociaux qui est attache ces techniques, leurdmultiplication interindividuelle les rseaux sont par dfinition ouverts, sans frontires,que ces frontires soient gographiques, sociales ou hirarchiques, quand on raisonne lintrieur des organisations.

    On pourrait bien sr approfondir cet examen. Je veux juste faire sentir quel point lesmots comptent dans ce domaine et combien il importe de matriser les significationsimplicites quils vhiculent si on veut y voir clair, tant entendu quil y a beaucoup de chosesintressantes et vraies dans ces conceptions tacites, mais des choses quil sagit justement dequestionner et de dominer.

    Lmission de messages

    Socit des mdias pour en revenir la notion choisie a lavantage de garder

    lesprit libre de ces diffrentes conceptions tout en soulignant ce qui, au total, parat le plusimportant : la spcificit du fait mdiatique lintrieur de cette nbuleuse des nouvellestechniques de linformation et de la communication, la spcificit de lactivit consistant mettre des messages porte publique. Quand vous tlphonez sur votre mobile, vousmettez un message porte prive.On entre dans le domaine des mdias quand on met un message porte publique, cest --dire qui sadresse virtuellement tout le monde, mme sil na quune audience trs limite ;dans le principe, il peut tre entendu par nimporte qui. Que ces messages soient mis par la

    puissance publique, ou bien quils aient pour source des entreprises prives, qui entendent entirer profitun profit matriel, marchand ou un intrt moral, propagandiste, le phnomnereste le mme. Dernire prcision importante : ces messages porte publique peuvent tre ou

    bien dinformation ou bien de divertissement.

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    Cette notion de mdia est rcente dans son usage courant : elle merge avec latlvision. Le premier auteur qui la vritablement consacre, bien oubli aujourdhui, tort,car on gagne toujours le relire, est McLuhan. Ce mot savant sest rpandu dans lusagecourant en fonction dun phnomne prcis qui correspond une tape de la vie des mdias.Les mdias se sont mis faire systme, constituer une sphre unique sous la houlette du

    mdia le plus puissant qui est la tlvision, bien entendu.Pendant longtemps, journaux, radio, tlvision ont poursuivi des carrires relativementindpendantes puis, un moment donn, il sest produit une intgration, un renvoi de lun lautre des grands mdias. Les mdias aujourdhui fonctionnent en systme selon un circuit ole journal crit du matin ou de laprs-midi est rpercut par le journal tlvis du soir, qui faitlagenda des radiosdu lendemain matin, et ainsi de suite. Cest un phnomne trs frappantdamplification mutuelle o les diffrents vecteurs rebondissent les uns sur les autres. Cest enfonction de ce systme des mdias que le mot mme de mdias sest impos dans la viesociale. Cette intgration des diffrents mdias entre eux possde aujourdhui son instrument technique, avec linternet, qui fait entrer la totalit de lcrit, de limage et du son dans lamme bote et le mme vecteur, avec des effets quil va falloir interroger.

    En quoi y a-t-il penser spcifiquement la socit des mdias ? lvidence, sur cettequestion, on ne peut que rejoindre lintuition que traduisent les diffrentes notions que jaivoques : les mdias faonnent leur socit, psent sur son fonctionnement, dterminent sesmodalits dexistence ou, en tout cas, une partie croissante dentre elles. Mais en quoi ?comment ? jusqu quel point ? Cest tout le problme.

    La question nest pas nouvelle. Vous en avez dj entendu abondamment parler. Cestla faon dont elle se pose qui est nouvelle. Cest pour cette raison quil nous a paru utile dereprendre le problme nouveaux frais, la base, modestement, mthodiquement, en tchantdinventorier ces termes nouveaux dans lesquels elle se prsente.

    Pour situer cette nouveaut de la faon la plus gnrale, on pourrait dire quil y a eudeux grandes priodes de ltude et de la rflexion sur les mdias et que nous entrons dansune troisime.

    Linvention des mdias de masse

    La premire priode correspond ce quon pourrait appeler lge des totalitarismes ;elle est conditionne principalement par lirruption de la politique de masse et linvention desmdias de masse, tous ces phnomnes tant corrls.Du point de vue de la communication, elle est domine par un modle, qui se rsume en unmot, le modle de la propagande. Sil ne fallait citer quun titre qui rsume merveille lespritde cette priode, ce serait le livre clbre, datant des annes 1930, de Tchakotine, Le Viol des

    foules par la propagande politique. Lnonc contient lui seul un programme de travail. Lemodle se prolongera par la suite, les tensions extrmes tant retombes, lors des annes1950-1960, dans le paradigme de linfluence. Toute la question demeure, en effet, ce s tade,celle de la manipulation des esprits que les mdias sont susceptibles doprer. Je ne fais lquvoquer un domaine extrmement riche il y a des bibliothques entires sur le sujet. Silon dresse le bilan des innombrables tudes qui ont t conduites alors, force est de constaterquelles ont abouti une conclusion ngative. Les mdias nont pas ce pouvoir magique quonleur prtait de semparer des esprits et de les modeler. Le matriau est beaucoup plusrfractaire quon ne croyait.

    En revanche, la vritable fonction que lon peut reconnatre aux mdias dans ledomaine public, cest la dtermination de lagenda collectif il existe sur ce point un trs

    large consensus des spcialistes. Ils ne disent pas aux citoyens et aux personnes ce quilsdoivent penser, mais ils construisent la hirarchie des problmes. Ils discriminent ce qui est

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    reprsents Leurs zlateurs ne convainquent pas grand monde lorsquils les prsententcomme le sommet de ce quon peut imaginer en matire dchange gnralis entre les tres.

    Dans cette situation, sil fallait proposer une notion fdratrice, je choisirais celle deculture mdiatique. Cest la leon que jai retire du travail que nous avons effectu pour btirles deux numros duDbatet des contacts de tous ordres avec la fois des professionnels du

    domaine et des spcialistes de la question que cela ma ouverts. Cest cette hypothse que je voudrais explorer. Les mdias sont des crateurs de cultures (au pluriel), des cultures qui interfrent avec dautres (il ne sagit pas de leur attribuerlexclusivit ou un monopole quelconque dans ce domaine). Aux cultures dj existantes, lesmdias ajoutent des grilles de lecture, des cultures, donc, au sens ancien et classiquedhabitudes mentales bases sur des valeurs et des systmes de normes et dapprciation. Ilsmettent en circulation des modes de dchiffrement de la ralit trs prsents : ils encouragentdes attitudes, ils introduisent des attentes, ils suggrent des modles de comportements dont lafrquence et la place grandissent au sein de nos socits.

    Pour illustrer ce propos, je passerai rapidement en revue, dans un premier temps,quelques-unes de ces cultures spcifiquement cres par les mdias. Aprs quoi, je reviendrai

    plus longuement dans cette lumire sur limpact des mdias dans la vie politique.

    Des cultures induites par les mdias

    Je privilgierai trois de ces cultures ou sous-cultures (la notion ayant linconvnientdtre un peu pjorative) qui sont directement en rapport avec le domaine politique. Jelaisserai de ct ce qui constitue dune certaine manire le plus gros morceau du point de vuede cette analyse des retombes culturelles des mdias : lanalyse de la nouvelle culture delimage qui sest impose dans le sillage de lunivers tlvisuel et qui concerne aujourd huilensemble des registres de lexprience de tout un chacun, quil sagisse du rapport de chacunavec sa propre imagephnomne devenu extrmement important, quil sagisse de ce quifait foi dans la vie collective, ou quil sagisse du statut de lcrit dans notre monde. Lcritest, en effet, une image dun genre particulier qui entretient avec limage dans son senscourant des rapports ambigus qui ont considrablement volu dans la priode rcente.

    Lun des livres les plus suggestifs quon puisse lire dans ce domaine est certainementlessai de Rgis Debray, Vie et Mort de limage. Lide principale du livre est que le triompheapparent de limage cache en fait une disqualification ou un dclassement de limage induit

    par son abondance mme. Lexemple implicite sur lequel sappuie Rgis Debray est lamarginalisation de limage cinmatographique par limage tlvisuelle. cet gard, ilsinscrit dans la ligne des rflexions dun critique de cinma qui a jou un grand rle dans lavie intellectuelle de ces vingt dernires annes, Serge Daney. Je crois que cette thse est

    inexacte ; je ne crois pas que nous assistions la mort de limage ou son dclassement mais, coup sr, nous assistons un remodelage radical de sa place et de son rle. Je souligneraideux caractristiques pour marquer la nouveaut de cette place et de ce rle.

    Limage ancienne, classique, tait mmoire. Limage tait destine se graver dans lesesprits plus srement que tout message langagier. On peut ne pas retenir ce quon a entendu,mais on se souvient de ce quon a vu. Dans le nouveau rgime de limage, loppos, uneimage est faite pour en chasser une autre. On a affaire un flux dimages o aucune image nese dtache proprement parler. Le rgne de limage est celui dun prsent sans cesserenouvel qui implique loubli, si ce nest lamnsie.

    Limage ancienne, deuxime caractristique, se dployait sous le signe de la stabilitdu code, de la permanence des symboles. Elle faisait appel idalement au consensus de

    linterprtation, lexemple canonique tant celui de la cathdrale o les images fdrent lesillettrs et les lettrs. Dans le nouveau rgime de limage, rgne linverse une polysmie

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    immatrisable : personne ne peut anticiper sur ce qui sera lu dans les images. Je souligne lepoint parce quil marque exactement la limite de toute stratgie de communication comme detoute tentative de manipulation. Limage est ce qui chappe qui la produit. Elle impose devivre avec cette incertitude. On peut la rigueur corriger une image par une autre quon pensemieux matriser mais le processus est indfini.

    Au-del de ces indications sommaires, je laisserai cette question de ct parce quelleest trop vaste et quelle appellerait elle seule un dveloppement pour lequel je ne me sens pas de comptence particulire. coup sr, cest un des chantiers de recherche desprochaines dcennies, avec un autre problme connexe : que devient limaginaire dans cettenouvelle culture de limage ? Y a-t-il encore un imaginaire en dehors de cette absorption danslimage ? On peut se poser la question.

    Je tcherai en revanche dtre plus prcis sur trois cultures ou sous-cultures quiinterviennent directement dans le domaine civique et politique. Je les distingueanalytiquement, il va de soi que tout est en rapport avec tout dans ce domaine, mais pour laclart du propos, il est prfrable de les distinguer.

    La culture du spectateur

    La premire culture que jvoquerai peut tre appele la culture du spectateur. Jusquune date trs rcente, sinformer ou se divertir impliquait une activit : il fallait le vouloir etcette activit tait publique. Si lon restait chez soi, on ntait au courant de rien et on nesamusait pas beaucoup. Pour savoir ou pour se distraire, il fallait sarracher sa sphre priveet partager avec dautres par une entreprise dlibre. Nous avons t tmoins dune inversiontotale en ce domaine. Linformation vient nous et la distraction de mme, sans bouger dechez soi. Et laccessibilit de linformation comme du divertissement ne cesse de saccrotre.Un cinphile daujourdhui peut regarder trois films chez lui dans la mme soire alors quilfallait jadis se dplacer pour les voir. Cest devenu une activit de masse tout fait banale.

    Nul besoin dengagement et nul besoin de partage avec dautres pour cela. partir de cette offre, il sest dvelopp une attitude caractristique de lindividu

    contemporain : le dsengagement, la dsimplication. Point nest besoin de participer pour treau courant de ce qui se passe, pour tre prsent son monde. Je parle dune culture duspectateur parce que sexprime dans cette attitude une prfrence pour le point de vue dutmoin par rapport au point de vue de lacteur. Lintrt pour la politique peut sexprimer, parexemple, dans le fait de suivre attentivement une campagne lectorale sans aller voter. Ce futune surprise, pour les gens qui ont tudi labstention dans la priode rcente, de dcouvrirque, contrairement toutes les grilles danalyse dans lesquelles ils avaient t forms, bonnombre de gens qui sabstiennent ne sont pas du tout sans information sur la politique ; au

    contraire, ils sont surinforms et tellement au courant quils nont pas envie de participer ; ilsprfrent regarder ce qui se passe et analyser. Le retrait et la distance du spectateur dsengagrestant sur son quant- -soi sont devenus des comportements de masse dont le rayonnement necesse de stendre. Cest partir de l que lon peut comprendre la place de la culture dudivertissement qui constitue une forme extrme de ce phnomne de la culture du spectateur.Parce que, du point de vue du spectateur, tout peut devenir un divertissement. On peut trouverune campagne lectorale la tlvision plus distrayante en fin de compte que ce qui vous estoffert comme spectacle au-dehors, sans avoir sortir de chez soi.

    De manire gnrale, les tudes sur la sphre des mdias privilgient linformation etse concentrent sur son segment public. Or lessentiel de la consommation mdiatique nest

    plus l, aujourdhui, elle se situe du ct du divertissement. Cest dans cette consommation

    que se forment les modles les plus fondamentaux de prsence au monde, tel point que cenest plus sur la base des missions dinformation que beaucoup dindividus sinforment,

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    comme une tude rcente la montr. Ils construisent une information quils jugent fiable partir de diffrentes missions de divertissement. Cest de l quils tirent les informationsquils estiment les plus fiables pour leur usage dans la vie de tous les jours.

    La culture de la gratuit

    Deuxime culture qui mrite lexamen, la culture de la gratuit : linformation et ledivertissement taient, jusqu une date rcente, des biens rares et chers. La sphrecontemporaine des mdias les a rendus abondants et gratuits, du point de vue du rcepteur.Or, dans les faits, linformation reste un bien rare et coteux produire, comme ledivertissement. Il nempche que du point de vue du spectateur, laccs gratuit est devenuparadigmatique en particulier aux yeux des jeunes gnrations. Il reprsente une attentesociale extrmement rpandue, avec toutes sortes de problmes la cl on a commenc sen rendre compte avec les discussions autour du tlchargement sur internet ou lesproblmes de la licence dite globale, mais aussi avec le dveloppement de la presse gratuite,grand phnomne de ces dernires annes.

    Sil y a un problme cest parce que la gratuit est videmment un leurre,conomiquement parlant. Ce qui est offert gratuitement et qui cote en fait trs cher est pay

    par dautres moyens. Cest la publicit qui fait le joint en crant une illusion chez les acteurssociaux dont il faut bien voir quelle est paradigmatique. Les mmes qui protestent contre lapublicit demandent nanmoins un largissement de la sphre des biens gratuits.

    La publicit nintroduit pas seulement ses exigences, mais aussi son esprit. Le rle le plus important de la publicit dans les mdias aujourdhui rside probablement dans lesmodles daudience quelle propose et quelle pousse rechercher. Elle est conue pourtoucher le plus grand nombre. Or les mdias visent eux aussi laudience la plus large possible,prcisment pour bnficier plein des recettes publicitaires. Ils ont naturellement tendancepour ce faire aligner leurs messages propres sur la philosophie des messages publicitaires.Le contenu dlivr gratuitement nest pas nimporte lequel.

    Il ny a pas de sujet plus crucial pour lavenir de la chose publique. Ce ne sera pas unmince problme de faire comprendre au citoyen usager que ce qui est gratuit a nanmoins uncot collectif considrable. Il sagit l dun ferment de dpolitisation et de dpendance

    protestataire qui na pas fini de faire sentir ses effets. Nous pouvons placer lincomprhensionentre les responsables qui payent et les usagers qui demandent la gratuit parmi les sujetsdavenir.

    La culture de la proximit

    La troisime culture que je considrerai, la culture de la proximit, engage encore plusdirectement lavenir de la politique.La force incomparable de limage tlvisuelle est dinstaurer une mdiation qui na

    pas lair dtre une mdiation, une mdiation qui ne se voit pas, tel point quon alimpression quelle est transparente. Cest un leurre, il nest pas besoin dy insister : limagetlvisuelle fait lobjet dune mise en scne, dune production, dune slection. Il faut untravail considrable sur limage pour donner limpression du naturel et de limmdiat.

    Toujours est-il que cette mdiation invisible a cr un systme de croyances etdattentes chez les individus-citoyens envers les personnages publics quels quils soient,quils soient politiques ou non. La demande dun lien personnel et direct, lexigence dunrapport immdiat ont fini par constituer des modles en fonction desquels le message

    politique sest profondment redfini. On ne parle plus, dailleurs, de propagande politique :

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    le mot est devenu presque obscne. Il nest plus question que de communication politique,dont le modle idal serait une communication interpersonnelle.

    On a beaucoup insist sur la personnalisation de la vie publique qui en a rsult, avectous ses effets pervers. Je voudrais faire valoir une dimension moins aperue qui en est lecontrecoup direct. Nous sommes ici la source du grand malentendu qui se dveloppe entre

    politiques et citoyens, entre reprsentants et reprsents, entre dirigeants et dirigs. Cemalentendu se formule sous laspect dun paradoxe. Plus les politiques paraissent limageproches, accessibles, comme tout le monde , plus ils sont tenus par les citoyens pourloigns de leurs proccupations, plus les citoyens se plaignent de ne pas tre couts etentendus. Cest que la proximit est trompeuse parce que lobjet de la politique estintrinsquement tranger au lien direct de personne personne. La politique traite de ce quiest commun tous. Un objet par dfinition loign, voire trs loign, des proccupations dechacun. Plus les responsables politiques ont lair de se rapprocher de chacun et pl us ladistance de la politique dont ils ont la charge ressort par contraste. Cest la politique quil fautrendre proche si lon veut remdier au sentiment de dpossession, pas les personnes qui laportent.

    Limpact des mdias sur la politique

    Jen arrive au second point que jannonais : limpact des mdias sur la politique. Je leconsidrerai sous deux aspects, lun qui regarde plutt le prsent, lautre lavenir.Jenvisagerai, pour commencer, la mtamorphose du contre-pouvoir que reprsentent lesmdias, et jexaminerai ensuite la fragmentation de lespace public quils paraissentdsormais induire, tendance embryonnaire, mais qui peut devenir, partir de linternet, lundes principaux problmes du fonctionnement des dmocraties.

    Ce nest pas par hasard que ce mot de pouvoir arrive aujourdhui sur le tapis dsque lon prononce le mot de mdias . Dites mdias et la premire association qui vient lesprit, cest pouvoir mdiatique . Une valeur sre la bourse de la dnonciation. Si vousvoulez vous tailler une petite audience, dnoncez le pouvoir mdiatique.

    En fait, quand on y regarde de prs, ce pouvoir se rvle insaisissable. Je rsumerai leproblme en deux propositions : 1) les mdias ont du pouvoir ou, pour tre tout fait prcis,ils exercent des effets de pouvoir ; 2) les mdias ne sont pas un pouvoir. Il est facile demesurer en quoi sur la base de quatre critres simples :

    ils ne relvent pas de linstitution ; leur pouvoir sexerce de manire informelle ; ils sont multiples et disperss, alors que les pouvoirs, par dfinition, sont concentrs

    et identifiables ;

    pour la plus grande partie dentre eux, les mdias sont maintenant privs et ilsobissent une logique dentreprise, de profit, mme si ce nest pas le but exclusifdes acteurs qui les dtiennent ;

    enfin, ils nont pas de capacit de coercition, alors que ce qui dfinit les pouvoirs au sens politique, cest le monopole de la violence lgitime, la puissance de disposerde la personne de leurs assujettis, en les mettant en prison, par exemple Lesmdias nont pas cette ressource leur disposition. Ils peuvent dtruire unerputation, ce qui va dj trs loin, mais nest pas du mme ordre.

    Les mdias ont du pouvoir,ils ne sont pas un pouvoir

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    Cest ce problme que tchait de rsoudre, classiquement, la notion de contre-pouvoir.Elle rpond bien, en effet, aux deux versants de la question. Les mdias exercent du pouvoir

    puisquils peuvent empcher les pouvoirs. Mais ils ne sont pas un pouvoir, parce quils ne sedfinissent que ngativement par rapport aux pouvoirs positivement tablis. Les mdias sontun contre-pouvoir conu pour arrter les pouvoirs, tout simplement par la publicit donne

    leurs actes et leur dvoiement ventuel, publicit qui permet aux citoyens dtre en positionde les sanctionner lectoralement. Autrement dit, les mdias sont un contre-pouvoir par lacapacit de contrle dont ils donnent les moyens au citoyen.

    On sent bien que cette formule classique ne suffit plus ce qui ne veut pas dire quelleest invalide : elle ne permet pas de saisir tous les aspects de la question. Il y a autre chose, etplus que ce simple contre- pouvoir, dans les mdias contemporains. Do lobsession de cepouvoir mdiatique insaisissable qui hante les consciences aujourdhui.

    Il faut parler, mon sens, dun largissement et dune transformation du contre-pouvoir qui en font ce que je propose dappeler, faute dune meilleure expression, un mta-pouvoir , un pouvoir dau-dessus, dau-del des pouvoirs politiques, mais dune autre nature.Ce mta-pouvoir ne se substitue pas eux, il ne leur dit pas, dailleurs, ce quils ont faire, il

    ne leur commande pas. Il les laisse intacts, en quelque sorte, mais il conditionne leur exerciceet il les place sous le coup dun jugement permanent.

    Ce mta- pouvoir est plus quun contre- pouvoir puisquil permet au pouvoir defonctionner. Voil la grande nouveaut. Jusqu une date rcente, le personnel politique avaitses propres canaux de liaison avec les forces sociales dont le parti politique, dans sa formemoderne, depuis un sicle, tait la forme canonique. Les responsables politiques pouvaientsadresser directement leurs lecteurs, lopinion, au pays, par des canaux quilsmatrisaient. Tout passe dsormais par les mdias. Tous les rapports vitaux des lus avec leurslecteurs, en tout cas lchelle nationale (cela peut se discuter lchelon local), passent parla sphre mdiatique, non, naturellement, sans que celle-ci impose ses contraintes, videntesnous en sommes tous tmoins , par exemple, dans le processus de slection des candidats,dans la dsignation des gens jugs dignes de concourir dans une grande comptition commellection prsidentielle en France. Mais cest vrai partout, ce nest pas propre la France.

    Non seulement on peut dire ainsi que les mdias constituent dsormais linfrastructuredu processus politique, en lui apportant ses canaux vitaux de circulation entre lesreprsentants et les reprsents, mais ils forment simultanment sa superstructure et joseraispresque dire son surmoi . Les mdias ont institutionnalis une mise sous contrle

    permanent des pouvoirs publics dont les effets ont boulevers les conditions dexercice dupouvoir. On peut sen fliciter en termes dmocratiques, premire vue. Aprs tout, qui ditdmocratie reprsentative dit contrle des reprsentants. Sauf quil faut bien mesurer les effets dempchement, de paralysie, dimpuissance, qui en dcoulent et qui, eux, ne vont pas

    forcment dans le sens de la dmocratie. Si la dmocratie est le pouvoir du peuple, quest-cequune dmocratie sans pouvoir ?Lillustration la plus spectaculaire de cet effet peut se rsumer dune expression sans

    doute un peu trop forte, mais qui dit bien ce quelle veut dire , linvalidation du mandatreprsentatif. Le contrle permanent vide de sens lide que le pouvoir est confi des lus

    pour un temps dtermin. Ds le lendemain de llection, le mandat reprsentatif est mis enjeu chaque instant et chaque dcision importante ou simplement significative. Il est remisen question par sa confrontation constante la mesure de lopinion, sans aller plus loin (cela

    peut prendre dautres aspects). Le dploiement dune politique dans la dure en est rendu problmatique, surtout si lon associe cet effet la fonction dsormais bien rpertoriedagenda des mdias. Non contents de dterminer lordre des priorits, ils infusent dans le

    corps lectoral lide que la lgitimit de chaque dcision est tablir chaque instant.

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    Il convient de se demander si le contrle ne tend pas tourner une sortedinvalidation de principe des pouvoirs en dmocratie. Il scrte une illgitimation rampantequi rend leur exercice de plus en plus difficile, en prsence des mises en accusation dont ilsfont lobjet. Cest la raison pour laquelle jai pos la question de savoir si ce mta -pouvoir quesont devenus les mdias ne cache pas en dfinitive un anti-pouvoir au sens o lon parle

    dantimatire, un anti-pouvoir qui a vocation, non pas se substituer aux pouvoirs politiques,mais les dissoudre.

    La fragmentation de lespace public

    Par ailleurs, nous commenons tre confronts un problme dun autre ordre, qui pourrait faire paratre le problme prcdent, qui nest pas mince, pour secondaire dans unavenir pas si lointain. Il sagit de la fragmentation de lespace public.

    Le XXe sicle aura t le sicle des mdias de masse : radio, naturellement destine toucher simultanment lensemble des membres dune communaut, tlvision, qui largitencore cette emprise collective en y ajoutant la puissance de limage. Les mdias ont

    contribu, dans leur dveloppement historique, instaurer un espace public unifi, unecommunaut de rfrence entre tous les citoyens par rapport lhtrognit des anciennessocits, leurs compartimentages sociaux, gographiques, linguistiques, coutumiers.Lhistorien amricain Eugen Weber a pu dcrire ainsi la transformation des paysans enFranais , comme il dit2, grce lcole et la presse. Cela nallait pas de soi : la France de1880 nest pas encore un pays o il existe un espace public de masse unifi. Il existe unespace public cultiv restreint, urbain, rserv une lite qui coiffe une masse norme decommunauts locales trangre cet espace public. Ce qui sest opr au XXesicle et quonappelle gnralement massification , cest prcisment lhomognisation des rfrences

    par louverture des milieux sociaux les uns sur les autres, aux lieu et place de la fermeture des communauts sur elles-mmes. cet gard, le mouvement sur un sicle a t vers toujours

    plus dhomognit, notamment, en dernier lieu, avec la vaste fdration des publicsaudiovisuels.

    Il nest pas exclu que nous nous trouvions un point dinflexion de cette courbe. Il sepourrait que nous soyons en train dassister un renversement de tendance : la multiplicationde loffre et lindividualisation de la demande sont peut-tre en train de dissoudre cette unitrelative et dinstaller une dispersion des publics, un clatement de la sphre mdiatique, unerecommunautarisation des publics, dun genre compltement diffrent du pass, mais quinous ramne nanmoins vers lhtrognit de la socit politique.

    Le dernier-n des mdias, linternet, le rseau des rseaux, le rseau qui relie lesrseaux, mme si lon peut discuter du bien-fond de sa dnomination comme mdia, pourrait

    bien jouer le rle dun amplificateur dcisif de cette tendance lclatement. Tout ne dpendpas de lui, il ne sagit pas den faire la source unique. Il y a, tout fait indpendamment delui, une multiplication de loffre mdiatique qui pousse dans ce sens, en tout cas du ct desradios et des tlvisions cest beaucoup moins vrai du ct de la presse crite. Il y a unesegmentation des publics, une spcialisation thmatique qui vont dj dans le sens de ladispersion des publics. Mais linternet ajoute quelques proprits supplmentaires quichangent la nature et lchelle du phnomne.

    L aussi, il sagit de quelque chose de tout fait inattendu et paradoxal dans cettetendance, car linternet est en un sens le grand unificateur, lintgrateur qui boucle le systmedes mdias sur lui-mme en liant limage, lcrit, le son dans un support unique. Il rend tout

    2Peasants Into Frenchmen : the Modernization of Rural France, 1880-1914, traduit en franais en 1983 sous letitreLa Fin des terroirs.

  • 8/14/2019 Gauchet Marcel- Penser la socit des mdias

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    compatible et permet de passer dune sphre lautre sans la moindre difficult. Mais ilintroduit en mme temps un renversement du rapport de forces entre lmetteur et lercepteur. Il ouvre lespace de lautoprogrammation, dans deux sens diffrents : il brise ladpendance de la source des messages en mettant lutilisateur en position de composer saguise le menu conforme ses intrts singuliers. Et pas seulement : il le met en position de

    sriger en crateur de contenu cot trs faible.Pour largir le problme la dynamique des socits contemporaines, il faudraitajouter que linternet est le mdia du parachvement du processus dindividualisation, maisaussi le mdia des identits, le mdia du choix de ceux avec lesquels on fait communaut. Latendance historique avait t, jusqu une date rcente, des mdias de plus en plusgnralistes, cest--dire allant dans le sens dun espace public o, par dfinition, on rencontrelautre, le diffrent, lopinion oppose, la contradiction, voire ladversaire politique ouidologique, ou le participant dune autre croyance religieuse. La tendance nouvelle, loppos, pourrait tre au repli sur la rencontre du mme, au repli sur la communaut decroyances, de convictions ou dintrts, dans lindiffrence au reste. En mme temps quilouvre potentiellement tous et tout, linternet donne ses utilisateurs la possibilit dviter

    tout ce qui nest pas eux et de se retrouver exclusivement avec leurs pareils. La grande question est de savoir si ce nest pas cette possibilit qui va lemporter

    prfrentiellement, avec de redoutables effets pour les dmocraties. Car lvidence, lune deleurs conditions lmentaires de fonctionnement est lexistence dune communaut derfrence entre les citoyens permettant la dlibration sur des bases claires partir dedonnes et de constats partags. Il nest pas sr que cette condition de la dlibrationdmocratique soit remplie de manire optimale ou satisfaisante dans un futur proche. Il sepourrait que la dmultiplication mme de nos moyens dinformation et de nos capacits desavoir mette cette condition mal et nous confronte une situation politique peu rvedoligarchies rgnant sur un ocan de particularits sans autre lien entre elles que les rseauxtechniques et la rgulation des marchs.

    Voil donc quelques bonnes raisons, parmi dautres jaurais pu en voquer plusieurssupplmentaires , qui me semblent justifier une interrogation renouvele sur la socit desmdias. Une socit avec laquelle nous allons devoir apprendre nous dptrer car les plusvifs de ces problmes nen sont qu leurs dbuts.