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56 TDC NO 1116 | RÉSEAUX
géographie
SOMMAIRE
EN 2017, près de 50 % de la population mondiale a accès
à internet. Cependant, la « fracture numérique » demeure
abyssale entre les pays du « Nord » et ceux du « Sud », même
si le nombre d’internautes croît désormais rapidement dans
ces derniers. Or, la diffusion d’internet dans les pays du
« Sud » revêt deux enjeux majeurs : le développement et la
démocratie, qui sont étroitement articulés à la probléma-
tique de l’accès et des usages. Il reste nécessaire de prendre
en considération les freins et les problèmes spécifiques aux
pays du Sud auxquels se heurte la diffusion d’internet.
UNE « FRACTURE NUMÉRIQUE » QUI PERSISTE
Parmi les vingt premiers pays en nombre d’utilisateurs d’in-
ternet, douze sont des pays du « Sud » (Chine, Inde, Brésil,
Indonésie, Nigeria, Mexique, Bangladesh, Iran, Philippines,
Vietnam, Turquie, Thaïlande) – notion de plus en plus
contestée et contestable dès lors qu’elle englobe des pays
émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. En 2017, ces
trois pays se situaient respectivement aux 1er, 2e et 4e rangs
mondiaux, les États-Unis se trouvant à la 3e place (source :
internetworldstats.com). Une fois dépassé l’effet de poids
démographique, et même si la vitesse de pénétration est
désormais bien plus rapide qu’au Nord, le taux de péné-
tration d’internet dans la population de ces pays les situe
néanmoins largement derrière les pays développés : le
mieux placé est l’Iran (70 %), tandis que l’Inde (34 %), est à la
traîne, la Chine arborant un taux de 52 %. Ces taux sont sans
commune mesure avec ceux des pays développés : 85 % en
moyenne, et supérieurs à 90 % au Japon et au Royaume-Uni.
De plus, l’Amérique du Nord et l’Europe concentrent 78 %
des noms de domaines, très loin devant l’Asie (13 %), l’Amé-
rique latine (4 %) et le Moyen-Orient et l’Afrique (2 %).
La fracture numérique se creuse encore lorsqu’on consi-
dère les pays du Sud faiblement développés, qui restent aux
marges de l’internet mondial. Le cas le plus emblématique
reste l’Afrique, continent qui présente le taux de pénétration
dans la population le plus faible (28,3 % début 2017). Les
situations nationales y restent très contrastées : dix pays
(Nigeria, Égypte, Afrique du Sud, Kenya, Maroc, Soudan,
Algérie, Ouganda, Ghana, Angola) concentrent 80 % des
internautes africains, tandis que d’autres, qui sont aussi
les plus pauvres, présentent les taux les plus faibles de la
planète, comme le Tchad (2,6 %) ou le Niger (2 %) ; l’Afrique
du Nord est bien plus connectée (46,6 %) que l’Afrique
sub-saharienne (21,9 %). À l’échelle locale, les disparités sont
énormes entre villes et campagnes, qui font figure de désert
numérique : d’après la Banque mondiale, en 2016, 10 % des
ruraux africains ont accès à internet, contre 23 % des cita-
dins. Si Hervé Fischer (voir Savoir +) a pu qualifier internet
de « forme moderne du tam-tam africain » en raison de la
simplicité du langage binaire sur lequel il repose, force est
de constater que les villages africains mais aussi cambod-
giens ou pakistanais ne font pas vraiment partie du « village
global », ce qui fait écho à la médiocre insertion dans la
mondialisation de ces pays du Sud.
D’aucuns rétorqueront que l’Afrique est de plus en
plus connectée si l’on en croit les chiffres exponentiels – et
imprévus – de la diffusion de la téléphonie mobile et de ses
LES ENJEUX D’INTERNET DANS LES PAYS DU SUD
Anne Vanacore
professeure de géographie
en classes préparatoires
littéraires, Lycée Chaptal, Paris.
Les pays du Sud accusent toujours, malgré des progrès, un net retard dans l’accès à internet, enjeu majeur pour leur développement et leur intégration à la mondialisation.
LES ENJEUX D’INTERNET DANS LES PAYS DU SUD 57SOMMAIRE
usages novateurs, avec l’exemple kenyan si souvent avancé
du développement de la plate-forme de services bancaires
M-Pesa. Mais il ne faut pas confondre téléphonie mobile et
internet. Tout téléphone mobile n’est pas un smartphone
connecté à internet, et envoyer des SMS n’est pas naviguer
sur la Toile. L’usage du mobile est individuel, celui d’internet
donne accès à des communautés virtuelles, au partage de
l’information ; il constitue, pour les particuliers, les institu-
tions et les entreprises, un moyen de développement, d’ou-
verture sur le monde et de participation à la mondialisation
bien plus important.
INTERNET, VECTEUR DE DÉVELOPPEMENT ET DE DÉMOCRATIE
Le développement apparaît comme un enjeu majeur de
la diffusion d’internet dans les pays du Sud. Dans ses
« Objectifs de développement durable 2015-2030 » (ODD,
objectif 9), l’ONU considère les infrastructures des techno-
logies de l’information et de la communication (TIC) comme
des infrastructures de base, indispensables au développe-
ment au même titre que les routes, les infrastructures d’as-
sainissement ou l’électricité. Dans le contexte de la mondia-
lisation, attirer des groupes industriels ou tertiaires ne peut
s’imaginer sans développement de la connectivité. Même
dans un pays en guerre depuis vingt-cinq ans comme la
Somalie, internet constitue un vecteur de développement,
grâce aux remises envoyées par la diaspora, mais aussi parce
qu’internet est à l’origine du développement et de la moder-
nisation du secteur tertiaire « développeurs web, graphistes,
médias, commerçants, mais aussi services gouvernemen-
taux et bancaires s’appuient très largement sur le courrier
électronique et les bases de données connectées » (Le Monde,
voir Savoir +).
Internet apparaît également comme un outil majeur
d’accès, de fonctionnement et de consolidation de la démo-
cratie, d’affirmation des sociétés civiles. Les printemps
arabes, à partir de 2011, ont montré l’importance de la Toile
et des réseaux sociaux pour organiser la contestation poli-
tique. Les gouvernements autoritaires et dictatoriaux ne s’y
trompent pas : Cuba, la Chine ou la Russie imposent une
censure forte sur internet. La Turquie ou le Pakistan bloquent
Twitter, Facebook ou Youtube. Les villes syriennes dispa-
raissent régulièrement de la Toile au moment des offen-
sives gouvernementales, comme Alep en avril 2013. On ne
s’étonnera pas que les taux de pénétration d’internet les
plus faibles du monde soient le fait de l’Érythrée (1,3 %) et de
CHINE JaponWashington DC
Pays-Bas
Californie
28 %
60 %
9 %
JAPON, CORÉES
AUSTRALIE,NLLE-ZÉLANDEET PACIFIQUE
AMÉRIQUECENTRALE
ET CARAÏBES
AMÉRIQUEDU SUD
EUROPE
CEI
MOYEN-ORIENT
AFRIQUE
CANADA,ÉTATS-UNIS
ASIE DU SUD-EST
OCÉAN PACIFIQUE
OCÉAN
INDIEN
OCÉAN
ATLANTIQUE
SOUS-CONTINENT
INDIEN
Suède
Internautes (en % de la population) Bande passante Serveurs(en milliers)
0 20 40Serveurracine
390200
97
60 80 100
Largeur de la bandepassante entre continents
(en % du total mondial, les autresflux représentent 3 %)Moyenne mondiale
54 %
100
25
1,4Sources : Atlas de la mondialisation, Le Monde-La Vie 2010 ; www.internetworldstats.com, 2018.
Taux de pénétration d’Internet par région et dans une sélection de pays en 2018.
58 TDC NO 1116 | RÉSEAUX
géographie
SOMMAIRE
la Corée du Nord (0,1 %). Il est beaucoup plus difficile pour un
gouvernement de bloquer ou censurer internet, dont le fonc-
tionnement repose sur un système décentralisé et assure un
plus grand anonymat, que de désactiver les services SMS,
fondés sur les réseaux centralisés des opérateurs. Si la Chine,
qui a construit à l’échelle du pays une sorte d’intranet en
limitant au maximum les ouvertures sur le monde, montre
que c’est possible, encore faut-il rappeler que c’est au prix
d’une surveillance qui mobilise près de deux millions de
personnes.
LA QUESTION DES INFRASTRUCTURES, DE L’ACCÈS ET DES USAGES
Cette question des enjeux d’internet dans les pays du Sud
est étroitement articulée à la problématique des infrastruc-
tures, de l’accès et des usages.
Les pays du Sud sont pour la plupart mal desservis
par les infrastructures d’internet, largement concentrées
dans les pays du Nord et reliant efficacement entre eux ces
derniers. Contrairement à ce que beaucoup pensent, internet
n’est pas un monde virtuel dépourvu de toute réalité
physique : la Toile nécessite des infrastructures lourdes,
notamment des réseaux de câbles de fibre optique ou des
satellites. Les pays disposant d’un littoral, et plus précisé-
ment les points d’arrivée des câbles sous-marins, à savoir la
capitale économique, ont été les premiers servis, bien avant
les régions intérieures et les pays enclavés comme le Tchad
ou les pays d’Asie centrale. Les pays du Sud sont nombreux
à ne dépendre que d’un seul et unique câble, ce qui les rend
très vulnérables en cas de rupture accidentelle : en 2017, la
Somalie a été privée d’internet pendant trois semaines –
sauf à passer par le satellite à raison de cinq dollars l’heure
– suite à la coupure, au large de Mogadiscio, par l’ancre
d’un porte-conteneurs, du câble qui dessert l’Est et le Sud
du continent. La couverture des pays du Sud, longtemps
embryonnaire et encore très incomplète, est en cours, car
les opérateurs sont à l’affût des marchés en expansion. Les
constellations de satellites s’étoffent, les réseaux de fibre
optique sont en cours de déploiement, même dans les pays
africains enclavés : Maroc Télécom et Orange ont construit
des réseaux permettant de connecter le Mali ou le Burkina
Faso. En Afrique de l’Est, plus de 18 000 km de fibre optique
ont été installés en cinq ans (Clémençot, voir Savoir +). Des
solutions appuyées notamment sur des combinaisons de
différentes technologies (fibre optique, technologies radio,
sans fil et liaisons spatiales) sont envisagées. 70 % du conti-
nent africain serait désormais couvert.
Cette question des infrastructures est liée à celle de
l’accès et des usages. L’accès à internet reste difficile en
raison de son coût, inabordable pour de nombreux habi-
tants des pays du Sud. Certes, les disparités sont fortes, mais
partout les coûts restent élevés pour une population pauvre.
Les pays situés sur le littoral, à proximité des câbles de fibre
optique, ont un accès plus rapide à une connexion de fait
moins chère, comme le Ghana (7 $ par mois), l’Afrique du
Sud (55 $) ou la Somalie (100 $) (Gras, voir Savoir +). À l’in-
verse, au Tchad, c’est 600 $ et, en République centrafricaine,
un mois d’accès internet représente plus de 1,5 fois le revenu
annuel par habitant…
Les infrastructures ont aussi un impact sur les usages
en les restreignant. Les fournisseurs de services cherchent
d’ailleurs à s’y adapter, comme le réseau social Twitter qui a
mis au point une version light, Twitter Lite, destinée à pallier
la lenteur des réseaux mobiles empêchant les internautes
d’utiliser normalement l’application : cette version mini-
mise l’utilisation des données, charge rapidement sur des
connexions lentes, se montre résistante sur des réseaux
mobiles peu fiables, bref, prend en compte le fait que 45 %
des connexions mobiles se font encore via un réseau 2G dans
le monde, notamment au Sud (Olivier, voir Savoir +). D’une
manière générale, les usages d’internet dans les pays du Sud
diffèrent de ceux des pays du Nord. Les smartphones sont
rares (20 % des mobiles en Afrique) ; les ordinateurs, rarement
personnels, sont utilisés dans les cybercafés ; une adresse
électronique est souvent partagée par plusieurs personnes.
Keith Zenda attend des utilisateurs d’internet à l’extérieur de son « cybercafé », Epworth, à l’est de la capitale Harare, Zimbabwe, 11 août 2016.
LES ENJEUX D’INTERNET DANS LES PAYS DU SUD 59SOMMAIRE
FREINS ET PROBLEMES
Enfin, traiter des enjeux de l’accès à internet dans les pays
du Sud nécessite de replacer ces derniers dans le contexte de
leurs relations commerciales, géopolitiques, technologiques
aux pays du Nord et des spécificités socio-culturelles des
populations des pays du Sud.
D’une part en effet, la diffusion d’internet ne remettra
pas en cause la dépendance technologique et économique
des pays du Sud à l’égard des pays du Nord : les opérateurs
de réseaux, les fournisseurs de services et de contenu, les
grandes entreprises mondialisées viennent des pays du Nord
et seront les premiers bénéficiaires de la diffusion d’internet
à de nouveaux marchés dans les pays du Sud.
D’autre part, la majeure partie des populations du Sud
ne sont pas demandeuses d’internet, dont elles ne voient
guère l’usage, car elles sont d’abord préoccupées de couvrir
leurs besoins vitaux et d’accéder à des services de base
comme l’eau potable, la santé et l’éducation. La fin de la frac-
ture numérique a pour préalable la fin de la fracture alpha-
bétique et éducative : l’alphabétisation et une scolarisation
de qualité comptent parmi les conditions de la diffusion
d’internet qui, dans le contexte actuel – par exemple, en
Afghanistan et au Niger, 7 adultes sur 10 sont illettrés –, se
fait d’abord au bénéfice des hommes, des diplômés de l’uni-
versité et des personnes fortunées. En l’état actuel, dans les
pays du Sud, la diffusion d’internet contribue davantage à
creuser les inégalités qu’à les combler.
Savoir +
Clémençot Julien, « Haut débit : les satellites revoient leurs positions », Jeune Afrique, 23 novembre 2016, en ligne.
Fischer Hervé, « L’internet dans les pays en développement : un défi à relever », site personnel. En ligne : www.hervefischer.net/text_fr.php?idt=8
Gras Romain, « Accès à internet : le continent africain entre progrès et inégalités », Jeune Afrique, 31 janvier 2017, en ligne
Le Monde.fr avec AFP et AP, « La Somalie a retrouvé sa précieuse liaison Internet après trois semaines de rupture », Le Monde.fr, 17 juillet 2017, en ligne.
Olivier Mathieu, « Réseaux sociaux : Twitter lance une version “light” à destination des pays émergents », Jeune Afrique, 6 avril 2017, en ligne.
Rapport « Mesurer la société de l’information », Union internationale des télécommunications, 2016. En ligne : www.itu.int/fr/ITU-D/Statistics/Pages/publications/mis2016.aspx
Narendra Modi, Premier ministre indien, serre la main du président-directeur général de Google, Sundar Pichai, sur le Google Campus, Mountain View, Californie, 27 septembre 2015.