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15 Introduction Cité grecque et privilège impérial d’Auguste à Dioclétien Soutenue en janvier 1997, une thèse de doctorat, augmentée et rema- niée 1 , nous avait permis d’étudier le dénombrement et le statut des cités libres dans les provinces hellénophones de l’Empire romain (Égypte exclue). Cette étude était partielle et il nous a semblé nécessaire d’élargir la recherche à l’ensemble des privilèges accordés aux cités dans un cadre géographique identique, afin de mieux cerner l’ensemble des statuts, des privilèges et des titres, ainsi que les diverses facettes des rapports entre les cités et le pouvoir romain, en particulier l’empereur puisque lui seul est en position d’attribuer des gratifications (dôréai/beneficia), et observer les cités grecques à travers deux prismes spécifiques : d’une part, la recherche de la primauté, puisque l’obtention des privilèges et des titres entretient et canalise à la fois un esprit agonistique pluri-séculaire entre les cités, et d’autre part, plus paradoxal en apparence, l’intégration des cités grecques dans l’Empire romain selon des rythmes différents et des modalités distinctes en fonction des lieux. Définition du sujet Nous souhaitons définir ici le lien existant entre l’empereur et les cités de la partie hellénophone de l’Empire romain sur la longue durée, dans un cadre géographique étendu, mais selon un angle d’analyse restreint, celui des privilèges accordés (ou éventuellement retirés) par l’empereur. Une brève comparaison entre les privilèges décernés en Occident avec les gratifications qui furent accordées en Orient peut servir de premier fil conducteur. L’amor patriae des décurions d’Afrique proconsulaire sous le Haut-Empire 2 était sans doute comparable à la philopatris des notables 1. Guerber É., Recherches sur les cités libres de la partie hellénophone de l’Empire romain, d’Octave Auguste au dernier tiers du III e siècle, thèse soutenue le 10 janvier 1997 à l’université de Paris X-Nanterre, 466 p. La thèse, revue et augmentée a donné lieu à l’ouvrage intitulé Liberté grecque et intégration dans l’Empire romain, accepté pour publication dans la CEFR. 2. Le Roux P., « L’amor patriae dans les cités sous l’Empire romain », 2002, p. 143-161. Pour la Gaule, Goudineau C., « La notion de patrie gauloise durant le Haut-Empire », 1983, p. 149-160. [« Les cités grecques dans l’Empire romain », Éric Guerber] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

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Introduction

Cité grecque et privilège impériald’Auguste à Dioclétien

Soutenue en janvier 1997, une thèse de doctorat, augmentée et rema-niée 1, nous avait permis d’étudier le dénombrement et le statut des cités libres dans les provinces hellénophones de l’Empire romain (Égypte exclue). Cette étude était partielle et il nous a semblé nécessaire d’élargir la recherche à l’ensemble des privilèges accordés aux cités dans un cadre géographique identique, afi n de mieux cerner l’ensemble des statuts, des privilèges et des titres, ainsi que les diverses facettes des rapports entre les cités et le pouvoir romain, en particulier l’empereur puisque lui seul est en position d’attribuer des gratifi cations (dôréai/benefi cia), et observer les cités grecques à travers deux prismes spécifi ques : d’une part, la recherche de la primauté, puisque l’obtention des privilèges et des titres entretient et canalise à la fois un esprit agonistique pluri-séculaire entre les cités, et d’autre part, plus paradoxal en apparence, l’intégration des cités grecques dans l’Empire romain selon des rythmes diff érents et des modalités distinctes en fonction des lieux.

Défi nition du sujet

Nous souhaitons défi nir ici le lien existant entre l’empereur et les cités de la partie hellénophone de l’Empire romain sur la longue durée, dans un cadre géographique étendu, mais selon un angle d’analyse restreint, celui des privilèges accordés (ou éventuellement retirés) par l’empereur.Une brève comparaison entre les privilèges décernés en Occident avec les gratifi cations qui furent accordées en Orient peut servir de premier fi l conducteur. L’amor patriae des décurions d’Afrique proconsulaire sous le Haut-Empire 2 était sans doute comparable à la philopatris des notables

1. Guerber É., Recherches sur les cités libres de la partie hellénophone de l’Empire romain, d’Octave Auguste au dernier tiers du IIIe siècle, thèse soutenue le 10 janvier 1997 à l’université de Paris X-Nanterre, 466 p. La thèse, revue et augmentée a donné lieu à l’ouvrage intitulé Liberté grecque et intégration dans l’Empire romain, accepté pour publication dans la CEFR.

2. Le Roux P., « L’amor patriae dans les cités sous l’Empire romain », 2002, p. 143-161. Pour la Gaule, Goudineau C., « La notion de patrie gauloise durant le Haut-Empire », 1983, p. 149-160.

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grecs, tandis que la liberalitas impériale s’exerçait en Occident latinophone tout comme en Orient grec. Pourtant, en Occident une cité pérégrine ne pouvait augmenter sa dignitas que selon deux modalités : en s’élevant au rang de municipe de droit latin ou de droit romain, ou bien encore en étant promue au rang de colonie de droit latin ou de droit romain 3.Ces promotions modifi aient à la fois la position de la cité vis-à-vis du gouverneur (ainsi Nîmes, pourvue du droit latin n’était pas soumise aux édits du proconsul selon Strabon 4), et le statut juridique des citoyens de l’ancienne cité pérégrine, même si cette dernière pouvait posséder encore certaines prérogatives liées à son ancien statut 5. En Orient hellénophone, la palette des gratifi cations impériales fut plus large. Des statuts identi-ques à ceux qui avaient cours dans les provinces occidentales ne furent pas attestés au même moment, tandis qu’aucune politique d’envergure de promotion de cités de droit pérégrin au rang de municipe de droit latin ne se réalisa : il n’y eut pas de mesure d’ensemble équivalente à celles 6 prises par Néron (octroi du droit latin aux peuples des Alpes maritimes qui ne le possèdaient pas encore depuis Claude), ou Vespasien (octroi du droit latin à toute l’Espagne), pas plus qu’il n’y eut de tranformations ponc-tuelles de poleis grecques en municipes, sauf exceptions 7. Concernant les cités libres, on ne possède pas pour l’Occident de dossier épigraphique équivalent à celui d’Aphrodisias de Carie qui prouve de façon indiscuta-ble que les cités libres de l’Orient grec étaient eff ectivement exclues de la province de l’époque de 39 a. C. jusqu’au règne de Valérien et de Gallien, exemple qui est loin de constituer une exception (chap. i). L’élévation de cités pérégrines au rang de colonies romaines fut plus tardif en Orient

3. Jacques F., Scheid J., 1990, p. 230-238 ; p. 231, 235, 237, 238-245, 272-281.4. Strabon, Géog., 4, 1, 12.5. Jacques F., Scheid J., 1990, p. 238, à propos des municipes libres de Singilia (Bétique) ou de

Th ysdrus en Afrique proconsulaire.6. L’octroi du droit latin aux peuples de Transalpine n’est pas précisément daté, mais il est antérieur

à la mise en forme de la formula provinciae de la Gaule Narbonnaise utilisée par Pline l’Ancien, dont le terminus post quem est fi xé à 27 a. C. par M. Christol, « La municipalisation de la Gaule Narbonnaise », 1999, p. 1-27. Il date sans doute de l’époque césarienne.

7. Selon Ramsey MacMullen (2003, p. 24, 26-27), l’Orient compte cinq municipes créés par Auguste : Aenona, Corinium, Risinium, Arba et Tarsatica situés le long de la côte dalmate. Il est très contestable de placer géographiquement ces petites villes qui devinrent des municipes dans « l’Orient romain », puisque cette région n’était ni hellénophone, ni placée à l’Est de l’extrémité Sud de la péninsule italique. En fait, les attestations de municipes « orientaux » sont au nombre de trois ou de quatre : Stobi en Macédoine, Koila de Chersonnèse de Th race, Nicopolis ad Istrum (Th race), et Doclée (municipe fl avien) au Sud de la Dalmatie. Stobi fut d’abord un oppidum civium Romanorum, une cité locale donnée à des citoyens romains pour punir les indigènes ; au plus tard, sous Vespasien, elle fut transformée en municipe, faisant accéder l’ensemble de la population à la citoyenneté romaine (Papazoglou F., « Oppidum Stobi civium Romanorum et municipium Stobiensium », Chiron, 16, 1986, p. 213-237) ; Koila (Aelium Municipium Coila) fut créé sous Hadrien en raison du nombre important de citoyens romains qui y habitaient (Sartre M., 1991, p. 247, n. 4). Nicopolis ad Istrum fut créée en 102 par Trajan sous la forme d’une cité grecque hellénistique ; l’hétérogénéité de sa population attestée par la grande variété des dédicaces religieuses laisse penser que la cité dut inclure des populations indigènes (Wilkes J., 1998, p. 276-277) ; cependant son statut « municipal » au sens technique du terme est incertain.

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(essentiellement à l’époque sévérienne) qu’en Occident 8 et ne toucha, Th essalonique exceptée, que des cités du sud-est de l’Anatolie et plus encore des cités du Levant (chap. vii). En eff et, en Occident, les élites furent tentées par une imitation culturelle et institutionnelle de Rome, alors que le modèle civique avait des racines bien moins profondes 9, voire inexistantes dans certaines parties des provinces de l’Occident romain, tandis que les populations grecques ou hellénisées étaient profondément attachées au modèle poliade pluri-séculaire qui existait dans la plupart des provinces hellénophones (avec des contrastes régionaux), et à ses valeurs. Si l’amour pour la patrie qui se manifeste en Occident par l’ex-pression de formules telles que « amator patriae », « amans patriae », ou encore « amator civium », manifeste un attachement des habitants des provinces à leur « petite patrie », et si l’on peut admettre que les parures monumentales des cités off ertes par les évergètes constituent des gages concrets de cet attachement 10, nous ne trouvons pas de traces dans ces régions de l’esprit agonistique poussé à l’extrême qui règne en Orient grec. De plus, l’accès à la citoyenneté romaine des hommes libres était largement diff usé dans les provinces occidentales avant la Constitutio Antoniniana, alors qu’elle était le fait d’une minorité en Orient. De la sorte, l’appartenance à la « grande patrie » dans laquelle « la petite patrie était contenue », pour reprendre les termes de Cicéron 11, s’est imposée beaucoup plus tôt dans les provinces occidentales et a perduré jusque sous le Bas-Empire, puisque Ausone bien qu’aimant sa « petite patrie », Burdigala (Bordeaux), écrivait à la fi n du ive siècle que Rome l’emportait sur toutes les patries 12. En résumé, les élites des provinces occidenta-les, assez tôt après la conquête, ont pris Rome pour modèle et accepté sa supériorité dans les domaines politique, institutionnel et culturel. L’aemulatio qui motivait les notables dans leur ambition de voir leur

8. Sur l’accession aux rangs de municipe et de colonie en Occident, la région la plus systématiquement étudiée est l’Afrique (Gascou J., 1972 [1982], p. 136-320). Les premières cités pérégrines africaines élevées au rang de colonie romaine datent peut-être du règne de Claude : Caesarea (Cherchel) fut promue colonie sans déduction de colons selon F. Jacques (1990, p. 276) ; le fait est attesté pour Hippo Regius entre 78 et 96 (Gascou J., 1972, p. 27, 34).

9. Il est toutefois nécessaire d’éviter dans ce domaine toute forme de généralisation, puisqu’antérieu-rement à la conquête romaine, des villes phéniciennes étaient implantées en Afrique notamment, telles que Utique, Th eudalis, Uzalis, Hadrumète, Leptis Minor, Th apsus et Acholla (Picard G.-C., 1990, p. 27), tandis qu’à Lepcis Magna, l’usage offi ciel du punique ou de textes bilingues ne cesse que lorsque Lepcis devint colonie romaine en 109 p. C. (Birley A. R., 1999, p. 35). La Gaule, à la veille de sa conquête par César, possède, selon M.-T. Raepsaet-Charlier (« Les Gaules et les Germanies », dans Lepelley C., 1998, p. 149) des habitats « proches de l’urbanisation », tandis que son organisation politique est « apparentée à la cité-État » tandis que les Nerviens, les Éburons, les Condruses, « connaissent encore une organisation proche du système tribal, sans grand oppidum d’occupation permanente ». Selon M. Dondin-Payre (« Magistratures et administration municipale dans les Trois Gaules », 1999, p. 225) : « L’archéologie montre que l’urbanisation […] est le plus souvent, sauf en Aquitaine, une innovation consécutive à la conquête. »

10. Jacques F., 1984, p. 687-765 ; pour l’Afrique, Jouffroy H., 1986, p. 177-283.11. Cic., Lois II, 2.12. Ausonne, Villes Célèbres, 14, v. 38-39, « patrias sed Roma supervenit omnes ».

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patrie accroître leur dignitas passait par la volonté de l’intégrer le plus tôt et le plus complètement possible au système romain. En Orient grec, les notables qui étaient durablement attachés à leur langue, au modèle ancien de la polis, à ses institutions et à ses lois ne cherchèrent pas à imi-ter le modèle romain par l’acquisition du statut colonial 13, à l’exception des cités du Levant 14 et des villes des régions récemment annexées de Mésopotamie et d’Osrhoène, à une époque tardive, c’est-à-dire pour le plus grand nombre d’entre elles, à partir du règne de Septime Sévère. Enfi n, l’esprit agonistique extrêmement puissant dépassait très largement en violence l’aemulatio des notables du monde latinophone. Les cités grecques étaient en perpétuelle compétition pour la préséance, ce qui suscitait des jalousies féroces (« la gloire et la haine » écrivait L. Robert 15 à propos de Nicée et de Nicomédie) elles-mêmes génératrices de ten-sions entre les plus grandes cités de la partie hellénophone de l’Empire.Les autorités romaines ont cherché sinon à contrôler, du moins à canali-ser cette dynamique en créant des titres importants et convoités centrés autour du culte impérial (la néocorie, le « rang » de métropole provin-ciale), c’est-à-dire en liant ces honneurs à l’expression de la loyauté envers les empereurs. Cependant, d’autres titres furent l’objet d’une compétition entre les cités : celui de « première », en Bithynie-Pont, en Asie, en Cilicie et en Pamphylie ; la place de siège de diocèse fut également convoitée (en Bithynie-Pont et en Asie où il est vrai les sources sont plus abondantes qu’ailleurs), tandis que partout en Orient, la fondation d’un concours sacré, que seul l’empereur pouvait octroyer, fut l’objet de doléances de la part de cités avides d’organiser sur leur territoire des concours renom-més et des panégyries qui attiraient les foules. Quant au titre de cité navarque il correspond selon nous à « une gratifi cation, un titre et une fonction », dans la mesure où les cités portuaires qui servaient la fl otte romaine en Syrie, puis en Cilicie et en Pamphylie retiraient de ce ser-vice un certain honneur. Enfi n, le privilège de l’éleuthéria accordé à plu-sieurs dizaines de cités libres fut maintenu en Orient avec un grand soin.En eff et, ces poleis, qui détenaient ce privilège depuis l’époque républi-caine (peu obtinrent ce privilège après Actium) 16, furent peu enclines à l’abandonner, quitte à ne pas participer pleinement à la lutte pour la primauté au sein de la province étant par leur statut retranchées de la formula provinciae. Passés au crible de l’étude, il nous a semblé que ces

13. Dmitriev S. (2005, p. 140-188, p. 217-246) a étudié l’évolution sur la longue durée des institutions des cités grecques et a observé notamment la transformation de la Boulè en curie. Les élites grecques ont sans doute été infl uencées par le modèle « municipal » romain, porteur d’un élitisme qui ne devait pas leur déplaire. Pourtant, dans leur immense majorité, elles cherchèrent à acquérir des titres et des privilèges spécifi ques, bien distincts de l’élévation de leur cité aux rangs de municipe ou de colonie, du moins en Achaïe et en Asie Mineure.

14. Ce phénomène toucha également, dans une bien moindre mesure les cités de l’Anatolie orientale.15. Robert L., 1977, p. 1.16. Guerber É., 2002, p. 124.

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titres et ces privilèges recherchés avec tant d’âpreté par les Grecs n’étaient pas des hochets de vanité, sans contenu réel, source d’ironie de la part des Romains dénonçant la frivolité des Graeculi ou « petits Grecs », et source d’humiliation pour les plus lucides des rhéteurs ou des philosophes grecs qui tels Dion de Pruse 17 puis Aelius Aristide n’auront de cesse de les dénoncer. L’attitude d’apparente duplicité de ces mêmes orateurs, qui tentent d’obtenir des gratifi cations impériales pour leurs cités ou qui dans leurs discours encomiastiques valorisent telle cité aux dépens des autres montre plutôt la valeur intrinsèque des privilèges.

Parallèlement à leur défi nition, nous avons cherché à clarifi er l’hy-pothèse d’une hiérarchie des titres et des privilèges, de par leur valeur propre ou élaborée par les Romains. La liberté étant le privilège suprême depuis l’époque de la conquête se pose ensuite la question d’une mise en perspective diachronique d’une telle hiérarchie. D’autres honneurs plus importants avaient-ils supplanté le privilège de liberté ? Devions nous relativiser la notion de hiérarchie, voire douter de sa pertinence puis-que d’autres facteurs liés à la compétition pour l’obtention des titres menaient à la recherche de leur accumulation (et donc une hiérarchie par eff et cumulatif ) ? Dans ce cas, pour contrer la cité rivale on se serait prévalu non pas nécessairement d’un titre supérieur, mais d’un privilège qu’elle ne possédait pas encore. Existaient-ils des contrastes dus à l’appar-tenance à des aires culturellement distinctes au sein de la partie orientale de l’Empire, et si oui quels furent leurs eff ets ?

Des réponses apportées à ces questions dépendait la résolution de pro-blèmes politiques. Face aux demandes incessantes des cités et face aux menaces de staseis, le pouvoir impérial dont l’objectif fondamental était l’équilibre interne des cités 18 et l’homonoia 19 entre les poleis, a-t-il tenté

17. Le discours 38, 38 de Dion de Pruse, qui a pour objet de mettre fi n à un confl it opposant Nicée et Nicomédie pour le titre de première cité de Bithynie-Pont est le plus incisif : « Ces sortes de choses dont vous vous glorifi ez sont considérées avec le plus grand mépris par les esprits sains et elles excitent particulièrement le rire des Romains et, ce qui est encore plus vexant, on les appelle les “bêtises grecques” (eJllhnika ; aJmarthvmata). » Le rhéteur continue en ajoutant qu’autrefois les Athéniens ont lutté pour la gloire, mais non pas pour une gloire creuse, mais pour une vérita-ble domination. Aelius Aristide, dans son Discours sur la Concorde, tente d’exhorter les grandes cités d’Asie, en premier lieu Éphèse, Smyrne et Pergame à cesser de lutter pour la primauté et que toutes sont égales. Mais il existe un certain « opportunisme encomiastique » bien perçu par L. Pernot (1993, t. I, p. 529) puisque quand Aristide loue Smyrne, il la place au-dessus de toutes les villes d’Asie. Ce type de contradiction est encore davantage perceptible chez Dion de Pruse qui œuvre (en vain) afi n que sa cité devienne une cité libre, mais qui obtient que Pruse soit siège de conventus iuridicus. J’ai employé à ce propos l’expression « d’apparente duplicité » (Guerber É., 2002, p. 138-139). Dion souhaite tout à la fois que la cité demeure « vraiment grecque » au moment même où il sollicite personnellement le pouvoir impérial d’accorder des benefi cia à Pruse. La position de Dion a été analysée par A. Heller (2006).

18. Pour l’Occident, F. Jacques, 1984. Cependant, ni en Italie, ni en Occident les confl its entre les cités, quel que soit leur statut (cités pérégrines, municipes de droit latin ou de droit romain, colonies) ne sont susceptibles d’inquiéter les autorités romaines. Concernant l’Orient, cette question fi gure en de multiples occurences dans l’œuvre monumentale de L. Robert. De façon plus synthétique, Sartre M., 1991, chap. iv.

19. Thériault G., Le culte d’Homonoia dans les cités grecques, Lyon-Québec, 1996.

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de multiplier les privilèges, afi n que leur nombre et leur variété annulent l’insolente suprématie de quelques grandes cités et la jalousie d’autres poleis moins bien pourvues ? La distribution (la plus équilibrée possible) des privilèges aurait-elle visé principalement la recherche d’une stabilité permettant de brider la volonté des cités d’accéder à la primauté ou prôtéia ? La perspective aurait été diff érente s’il y avait eu de la part des autorités romaines, de façon consciente, une volonté de hiérarchiser les privilèges accordés aux cités, preuve que la politique impériale aurait de plus cherché à ordonner le monde hellénophone afi n de conserver l’initiative par l’octroi parcimonieux de tel ou tel privilège et de son contrôle par la chancellerie impériale, mais aussi en instaurant une sorte de pyramide des privilèges et des titres. Parvenue à son sommet, la cité aurait abandonné son statut de cité pérégrine par l’adoption du statut de colonie romaine, ou main-tenu des titres assurant une fi délité à Rome dans le cadre d’un hellénisme revendiqué. Enfi n, l’octroi de privilèges fut-il, en défi nitive, consciemment ou non, un vecteur, non de la romanisation, mais de la fi délité vis-à-vis de l’empereur régnant ?

Il existait enfin des écueils liés à l’interprétation des documents.La conjoncture politique et la compétition à propos des titres entre des cités de taille comparable infl uaient évidemment sur les hiérarchies. Comment ne pas faire montre de sa supériorité en vantant les titres que ne possédait pas la cité concurrente à un moment donné ? Ainsi, telle titulature poliade pouvait exprimer une primauté sans que les titres avancés en premier soient ceux tenus pour les plus précieux lors de périodes plus calmes. Ajoutons que la mention des titres sur les monnaies ou sur les inscriptions ne signifi e pas que ceux-ci n’aient pas existé bien plus tôt 20. Aux lacunes des sour-ces s’ajoute la volonté marquée par des cités de ne pas mentionner tous leurs titres ; la place sur les monnaies peut manquer, le confl it entre cités voisines s’estomper. Les écrits des rhéteurs, en particulier les discours de Dion et Aelius Aristide sont ponctuellement des sources très précieuses. Par contre, l’enkômion poleôs ne constitue pas une source très riche puisque les discours encomiastiques consistent le plus fréquemment à évoquer les fondations successives de la cité 21, son cadre monumental et la géographie

20. Ceci semble être le cas lorsqu’aucune cité ne peut rivaliser en terme de primauté avec une autre : ainsi Ancyre, lieu de résidence du gouverneur, capitale du koinon des Galates, métropole, néocore, ne mentionne ce dernier titre que tardivement puisqu’il faut attendre le règne de Valérien pour trouver la mention de sa deuxième néocorie, alors que la cité obtint sa première néocorie sous Auguste (Burrell B., 2004 p. 166-174). En outre, nous retiendrons à propos du titre de métropole, la remarque de B. Puech selon laquelle « jusqu’à une certaine époque au moins, le titre peut appa-raître dans les inscriptions bien après sa reconnaissance offi cielle » (Puech B., Hellénisme, p. 370). Un exemple plus concret : Pergé est néocore depuis le règne de Vespasien (voir note suivante). Or, le titre n’apparaît sur le monnayage de la cité qu’à partir du règne de Valérien (SNG France 3 Pamphylie, n° 622, 1994 ; SNG Pfalz, 457 ; Imhoof-Blumer, Kleinasiatische Münzen, Vienne, 1901-1902, p. 333, 335).

21. Pernot L., La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, t. 1. Histoire et technique, Paris, 1993, p. 187.

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de sa chôra. De plus, dans la mesure où « l’alignement de l’éloge sur la personne signifi e avant tout que la cité est identifi ée à ses habitants 22 », l’éloge d’une cité joue davantage sur le registre psychologique des qualités de ses citoyens, que sur le registre administratif et juridique des titres et des privilèges. Il faut par ailleurs examiner avec une certaine circonspection les déclarations parfois moqueuses des rhéteurs à l’égard de la compétition entre les cités, ou de l’éclat et du rang d’un privilège ou d’un titre, qui, par défi nition, leur semblent vains, éloignés des véritables valeurs de l’hellé-nisme. Contempteur intransigeant de la lâcheté des Rhodiens, qui, bien qu’habitant une ciuitas libera, se comportent de façon servile vis-à-vis de Rome 23, prêchant l’homonoia entre Nicée et Apamée 24 de Bithynie, Dion se fl atte d’avoir obtenu que par ses soins, Pruse soit devenue siège d’un conuentus iuridicus 25 du gouverneur, à défaut d’avoir obtenu 26 le privi-lège hautement envié de l’éleuthéria, déjà demandé par son grand-père 27. La condamnation de la vanité des titres et des privilèges n’est ici qu’un artifi ce rhétorique, à moins d’imaginer Dion incarner dans sa personne une contradiction fondamentale : conserver la cité vraiment grecque 28 au moment où les cités de l’Orient hellénophone font appel de façon crois-sante et inéluctable à l’arbitrage de Rome et de l’empereur.

Le cadre chronologique que nous avons évoqué est large : d’Octave Auguste à Tacite (plus précisément fi n 275-début 276 date de l’inscrip-tion de Pergé 29). En amont, « l’horizon augustéen » est fondamental pour comprendre à la fois la position d’Octave Auguste, tributaire des privilèges octroyés à l’époque tardo-républicaine, et le modèle qu’a constitué ce der-nier jusqu’à la fi n du Principat, malgré d’inévitables infl exions. En aval, l’époque de Tacite est de peu antérieure aux changements qui s’opérèrent à l’époque de Dioclétien 30.

22. Pernot L., op. cit., p. 189.23. Dio., Or., 31, aux Rhodiens, 157-160.24. Dio., Or., 38 ; Dio, Or., 40 et 41 : Dion de Pruse dans deux discours, l’un tenu à Pruse, l’autre à

Apamée se félicite de la réconciliation des deux cités.25. Dio., Or., 40., 33 ; 44, 11 ; 45, 4-6 ; 45, 10.26. Dio., Or., 44, 11.27. Dio., Or., 44, 5.28. Dio., Or, 44, 10.29. AE, 1989, 724 (Kygusutz A., « Perge unter Kaiser Tacitus Mittelpunkt der Welt », EA, 4, 1984,

p. 1-14 ; SEG, 34, 1306). Lepelley C., 2002, p. 839-856.30. Citons toutefois une inscription (SEG, 2,1924, 735) datant de la première Tétrarchie entre

293 et 305 (Dioclétien et Maximien sont Augustes et Contance Chlore et Galère sont Césars), dans laquelle la cité de Salagassos de Pisidie est nommée « hJ iJera; ke; lampra; ke; e[ndoxoı b jnewkovrªoºı Sagalassevwn povliı prwv(th) thı Pisidivaı fivlh ke ; suvmmacoı ª JRwºmevwn », c’est-à-dire, « sacrée, très glorieuse, illustre, deux fois néocore, première de Pisidie, amie et alliée des Romains ».

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Terminologie

Il est nécessaire de préciser ce qu’est un privilège (privilegium) accordé à une cité 31, de le distinguer du bienfait (benefi cium) – que le premier procède du second sous l’Empire n’est pas le seul élément à prendre en compte comme nous le verrons – et de distinguer ces deux termes du mot polysémique onoma, qui dans certaines correspondances impériales ou dans le texte de Dion de Pruse ou d’Aelius Aristide signifi ait « nom » ou encore « titre ». En fait, un privilège est le droit particulier (le statut, le règlement), accordé à une personne ou à une communauté 32. Mis à part ce qui relève des foedera de l’époque tardo-républi-

31. Il n’existe pas, semble-t-il de terme grec qui soit le synonyme du mot latin privilegium. En fait to ; filavntrwpon convient le mieux, mais il est ambigu dans le sens où il renvoie à la philanthropia impériale (le terme renvoie lui-même à la philanthropia des souverains hellénistiques) et donc à la notion de bienfait, même si cavriı est la traduction littérale du benefi cium impérial (Mason J. H., Greek Terms for Roman Institutions. A Lexicon and Analysis, Toronto, 1974, p. 177).

32. À titre d’exemple, Jacques F., 1984, p. xxiv, n. 61, mentionne les privilegia militum. Bien que tardive, car datée du règne de Constantin, l’inscription d’Orcistus (Orkistos de Phrygie), com-mentée par A. Chastagnol (« L’inscription constantinienne d’Orcistus », MEFRA 93, 1981, 1, p. 381-416), partiellement révisée par D. Feissel (« L’adnotatio de Constantin sur le droit de cité d’Orcistus en Phrygie », AnTard, 7, 1999, p. 255-267) dont l’intérêt majeur dans le cadre de ce travail a été signalé à notre attention par M. Christol, peut aider à clarifi er la terminologie. Orcistus, jadis ciuitas autonome était devenue un uicus de Nacolia ; le bourg, par le moyen d’une requête pré-sentée auprès de l’empereur Constantin demanda et obtint de recouvrer son statut de ciuitas indé-pendante. L’inscription permet de saisir les diff érences mais aussi les relations qui existent entre des termes qui doivent être distingués tels que le nom, l’honneur, la faveur, le droit et enfi n le privilège.Sur le texte principal (Panneau I. Face antérieure du pilier, l. 1-7), A. Chastagnol a lu et traduit (nous avons par commodité souligné les termes qui nous intéressent ; le soulignage n’a aucune signi-fi cation épigraphique) : « Macti [es]te. Hae(c) quae in precem con [tu]listis [et nominis]/et dignitatis reparationem iure qua [esivistis obtine-]/re. Proinde uicari intercessione qua [e fuerant mu-]/[t]ilata ad integrum prisgi honoris r [educta uidetis ? eo] : 5 citius ut et uos oppidumque dilig [entia vestra tui-]/tum expetito legum adque appellationis s [plendore iam nu(n)c] perfruamini infra scribti [s]. » C’est-à-dire : « Soyez contents. Ce que vous avez proposé dans votre requête, le rétablissement de votre nom et de votre dignité, c’est à bon droit que vous avez cherché à l’obtenir. Aussi, par l’intercession du vicaire, [vous voyez ?] que ce qui vous avait été enlevé vous avait été rendu dans l’intégralité de votre hon-neur antérieur, si rapidement que vous-mêmes et votre oppidum, que vous avez sauvegardé par votre diligence, jouissez pleinement désormais de l’éclat des lois et du nom que vous avez réclamé, comme il est écrit ci-dessous. » D. Feissel a restitué de façon convaincante certains passages du texte en le comprenant non plus comme une adresse du préfet du prétoire Flavius Ablabius aux habitants de la cité, mais comme une adnotatio souscrite de la main même de l’empereur Constantin. Il tra-duit après restitutions le même passage : « Lettre impériale ( ?) – Les éléments que vous avez réunis dans votre requête exigent à bon droit que vous obteniez le rétablissement de vos nom et dignité. Aussi avons-nous résolu que, par l’entremise du vicaire, ce qui avait été supprimé soit rétabli dans l’intégralité de l’honneur ancien, de sorte que vous et votre ville, protégée avec diligence, jouissiez comme vous l’avez demandé de l’éclat des lois et de l’appellation (de cité) – plus bas : j’ai écrit (?). » Il nous semble plus probable que la « protection diligente » provienne de l’empereur plutôt que des citoyens d’Orcistos, comme le pensait A. Chastagnol (ceci suppose de restituer l. 5-6. dilig [entia tui]-tum à la place de dilig [entia vestra tui]tum). Nous comprenons donc (les deux traductions ne s’opposent pas sur ce point) que le nom (nomen) et la dignité (dignitas) sont les deux composantes d’un honneur (honor) qui avait été perdu et que Constantin restitue dans son intégralité. L’honneur restitué, la cité d’Orkistos peut retrouver son rang. Nous sommes ici dans une position d’accumu-lation et de comparaison. Si l’on rapproche ce passage des l. 43-44 qui évoquent le « ius antiquum nomenque ciuitatis », le « droit ancien et le nom de cité » que les habitants d’Orcistus souhaitaient se voir concéder, nous voyons que posséder le nom de cité relève du droit. Le nom, tout autant qu’une composante d’un honneur lié à la dignitas, est une dénomination fondée en droit (ici le ius civitatis). Sur le panneau III (Coté gauche du pilier, aux l. 9-14), les termes d’honneur et de droit

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caine, il représente aussi un bienfait (philanthrôpon, dôréa, charis, benefi cium) de l’empereur régnant qui manifeste sous des formes variées sa générosité. Enfi n, un titre est un élément du nom porté par une cité qui exprime un bienfait.Il s’inscrit dans la titulature (plus ou moins fl eurie) de la ville, dont le reste n’a pour l’essentiel, valeur que d’ornement, bien que certains termes de la nomen-clature poliade qui évoquent l’origine ou le lien avec telle divinité topique constituent des éléments de son identité. L’inscription d’Orcistos (voire supra), nous enseigne qu’un nom (nomen) est un honneur (honor), qui lorsqu’il s’agit d’un privilège doit être fondé en droit (ici le ius civitatis), qui est enfi n le fruit d’une gratifi cation impériale.

Une distinction entre « titre » et « bienfait » était opérée par les autorités romaines. Sous la République, les benefi cia accordés à des cités ou à des ethnè (voire même à des particuliers) étaient gravés sur des tablettes de bronze 33.À l’époque impériale, dans la mesure où nous connaissons des aff ranchis a commentariis benefi ciorum 34 dès le règne de Trajan, nous savons qu’il exis-tait au plus tard sous ce règne des libri benefi ciorum 35. Il est toutefois pos-sible que l’organisation de ces archives remonte à la réforme administrative d’Auguste en 7 a. C. 36. En outre, les preuves de l’existence de benefi cia accor-dés par le pouvoir impérial à la suite de libelli devaient pouvoir être fournies également par les communautés titulaires de gratifi cations (filavnqrwpa/

apparaissent de nouveau pour caractériser le rétablissement de la cité d’Orcistus, tandis qu’apparaît un terme nouveau, qui n’est certes pas la libertas (éleuthéria) au sens plein du terme, mais l’auto-nomie recouvrée par rapport à Nacolia qui est présentée dans le rescrit de Constantin comme un privilège : « Actum est indulgentiae nos-/trae munere ius uobis ciuita-/tis tributum non honore modo/verum libertatis etiam privi-/legium custodire. » C’est-à-dire : « Il a été décidé par la faveur de Notre Indulgence que vous conserviez non seulement le droit d’être une cité qui ne vous a pas été attribué seulement à titre d’honneur, mais également le privilège de liberté. » Le texte ajoute une nuance de protection (qui renforce à notre avis la restitution de D. Feissel aux l. 5-6) de sorte que sans en changer le sens on pourrait lire (« Il a été décidé par l’eff et de Notre Indulgence d’assurer la garde du droit d’être une cité qui ne vous a pas été accordé seulement comme un honneur, et de plus, de protéger le privilège de liberté dont vous jouissez »). Le nom (premier sens) et la dignité sont un honneur qui défi nit un rang qui permet à une cité de se comparer à une autre, tandis que seul le nom permet d’exister en droit (deuxième sens) ; l’obtention du nom de cité est enfi n un privilège (dénomination qui introduit le rôle de l’empereur). Enfi n, nous dirions volontiers que le privilège de liberté est une gratifi cation, fruit de l’Indulgence ou de la Bienfaisance impériale (la charis ou la philanthrôpia). Il existe des exemples de privilèges autres que les privilegia militum évoqués par F. Jacques, ainsi le ius ciuitatis romanae mentionné sur la table de Banasa (Maurétanie Tingitane) accordé par Marc Aurèle et Lucius Vérus au chef de la tribu des Zegrenses, Aurelius Julianus ainsi qu’à sa famille, étant sauvegardé le droit de leur tribu (IAM, 2, 94).

33. Le terme de « devltoı calkh` » apparait notamment à la l. 91 du s. c. de Aphrodisiensibus, de 39 a. C. (Reynolds J., A&R, doc. 8, p. 61). Usuellement, l’inscription sur des tables de bronze était pratiquée pour les traités comme pour les lois.

34. CIL, VI, 1884 ; 8623 ; 8634 ; 8625 ; 8626 ; 33770.35. Un document bien connu n’a curieusement pas été exploité jusqu’ici. Il s’agit d’un passage célè-

bre du discours 38, 37 de Dion de Pruse dans lequel le philosophe évoque l’ironie avec laquelle les Romains accordent le titre de « première de la province » : « Ils vous tendent des mots, ils appellent votre cité première de la province, ils l’écrivent, après quoi ils peuvent impunément vous traiter comme les derniers des hommes. » Il n’est pas impossible que cette « écriture » renvoie aux libri benefi ciorum.

36. Moatti C., Archives et partage de la terre dans le monde romain (Ier siècle avant-Ier siècle après J.-C.), Rome, CEFR, 1993, p. 58.

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dwreav) et disponibles pour les empereurs suivants, susceptibles de deman-der des preuves. Certes, l’empereur Nerva, sans doute par commodité (mais le caractère emphatique du texte évoque plutôt la magnanimité impériale), reconnut dans un édit général l’ensemble des benefi cia de ses prédécesseurs 37.Par ailleurs, la chancellerie impériale utilisait la notion de titre, lorsque ce dernier fut accordé aux cités. La lettre bien connue d’Antonin le Pieux aux Éphésiens constitue un bon exemple puisque la question de la nomencla-ture d’Éphèse fut précisément au centre du litige opposant les Éphésiens aux Smyrniotes 38. Le terme utilisé est « onoma ». Aussi pouvons-nous conclure, que les « noms », qui renvoient ici à des « titres » sont l’expression d’un bien-fait (dôréa, philanthrôpon, benefi cium) octroyé ou confi rmé par l’empereur, fi gurant dans la nomenclature d’une cité ou d’un peuple, quels que fussent les supports matériels (bronze, pierre, parchemin, papyrus, etc.) et la nature du document (textes honorifi ques, correspondances impériales, correspon-dances entre poleis et organismes provinciaux, épitaphes, archives locales et impériales, etc.). Les onomata sont ainsi des « noms » qui traduisent des privilèges ou des titres qui expriment des bienfaits. Si l’établissement des distinctions à opérer entre les diff érents termes est essentielle, en pratique, l’existence de métonymies (ainsi l’emploi dans la lettre d’Antonin à Éphèse du mot o[noma pour le mot filavqrwpon/dwreav) n’est pas étonnante : les fonctionnaires de la chancellerie impériale peuvent faire l’amalgame entre le mot qui exprime un statut précis ou son origine et un terme plus général.

37. Pline le Jeune, Ep., X, 58, 7 ; 9 : « Quaedam sine dubio, Quirites, ipsa felicitas temporum edicit, nec spectandus est in iis bonus princeps quibus illum intellegi satis est, cum hoc sibi ciuium meorum spondere possit vel non admonita persuasio, me securitatem omnium quieti meae praetulisse, ut et nova benefi cia conferrem et ante me concessa servarem. 9 […] Sint rata et certa, nec gratulatio illius instauratis eget precibus, quem fortuna imperii vultu meliore respexit. Me novis benefi ciis vacare patiantur et ea demum sciant roganda esse quae non habent » : « Quirites, la félicité même du moment prescrit sans aucun doute certains actes, et il n’y a pas à admirer la bonté d’un prince dans ces actes qui ne servent qu’à le faire connaître ; car la conviction toute spontanée de mes sujets peut se porter garante que j’ai préféré à mon repos le salut commun, afi n de répandre de nouvelles faveurs et de maintenir celles qui ont été accordées avant moi. […] Que ces faveurs soient tenues pour défi nitivement acquises et que personne ne se croie obligé de renouveler ses instances auprès de celui sur qui la fortune de l’empire a jeté un regard plus indulgent. Qu’ils veuillent bien me laisser le temps de me consacrer à de nouvelles faveurs et qu’ils sachent qu’ils n’ont à demander que ce qu’ils n’ont pas encore » (trad. Durry M.). Dans ce texte, le terme de benefi cium semble revêtir un sens large.

38. Oliver J. H., 1989, 135 a., l. 8-10 : « Pergamhnoªu;ı ajºp_e_ªdeºxavmhn ejn toi`ı pr ≥ªo;ı uJma`ı gºravmmasin ⁄ crhsamevnoªuı toºi`ı ojnovmªaºsin ejn oi|ı ejgw; crh`stai th; n povlin ⁄ th ;n uJmetevran≥ ªajºpefªhºnavmhn: oi|mai de kai; Smurnaivouı kata ;⁄ tuvch paralªelºoipevnai tauta ejn tw`/peri; th`ı sunqusivaı yhfivsmati, tou` loipou` de; eJkovntaı eujgnwmonhvsein eja ;n ⁄ kai; uJmei`ı ejn toi`ı pro;ı auJtou;ı grammasin o}n ªpºroshvkei ⁄ t ≥rovpon kai; kevkritai th`ı povlewı aujtwn ªfaivnhsqºe memnh⁄ªmºevnoi: […] ». C’est-à-dire : « J’ai approuvé la façon dont les Pergaméniens ont usé dans leur correspondance avec vous des titres dont j’ai décidé qu’userait votre cité ; je pense que les Smyrniotes ont omis par mégarde de les mentionner dans le décret concernant le sacrifi ce commun, et qu’à l’avenir ils le feront volontiers, si, de votre part, vous mentionnez dans vos correspondances leur titulature de la manière qu’il convient et qui a été décidée. » Il est ici limpide que, dans une province relevant pourtant du Sénat, l’empereur est le seul à décider de l’octroi des titres accordés aux cités.

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La distinction entre ces termes s’imposait, malgré le discours de Dion de Pruse 39 selon lequel les Grecs se disputaient pour de simples onomata.On pourrait rapprocher le mot onoma évoqué par Dion de Pruse, de celui lié au confl it portant précisément sur les titres qui opposèrent Éphèse à Smyrne sous le règne d’Antonin le Pieux entre 140 et 144 40. Mais un terme uni-que peut exprimer deux réalités distinctes. L’usage du mot « onoma » chez Dion est sans aucun doute plus polémique qu’il ne l’est pour l’empereur. Du reste, on traduit le plus fréquemment onoma par « nom » chez Dion mais également dans le discours d’Aelius Aristide 41, tandis que ce terme se traduirait plutôt dans l’inscription d’Éphèse par « titre » ou « gratifi cation » qui renvoie à la notion de dignité, et ceci bien que le mot to; ajxivwma (le rang, la dignité) n’ait pas été utilisé, car il paraît peu probable qu’Antonin le Pieux ait souhaité donner une consonnance péjorative aux benefi cia octroyés à la cité. Il demeure qu’onoma a été utilisé tant par les rhéteurs que par la chancellerie impériale, ce qui constitue une preuve de la « plasticité » de ce terme et un témoignage de l’aspect fréquent de son usage. Plus tard, Dion Cassius dénoncera, la vanité 42 voire l’aspect dangereux de certains titres (le terme employé ici est ejpwnumiva) qui divisent les peuples qui veulent s’en parer. En fait les titres prennent tout leur sens dans le contexte hellénique : le droit particulier est ce qui distingue, sépare, isole, voire qui avantage. Il s’inscrit de la sorte aisément dans la tradition agonistique grecque, et constitue un enjeu pour les cités dans leur lutte pour la prôtéia.

Par conséquent, les cités tout comme les politiques, les autorités romai-nes – et les rhéteurs – attachaient une grande importance à ces onomata bien qu’ils soient dits « vides de sens » par ces derniers. Dans le cadre de notre problématique, les titres poliades n’étaient pas de simples noms.Ils témoignaient de la sollicitude et de l’amitié des empereurs, et, (sauf dans les cas au demeurant rares des grandes cités où la bonté des empereurs ne s’était jamais manifestée), incarnaient d’une façon ostensible les philantrôpa impériaux. Ces derniers traduisaient la volonté affi chée par les empereurs de favoriser telle cité plutôt qu’une autre.

Enfi n, si l’initiative de solliciter un privilège ou un bienfait impérial venait, dans une proportion écrasante, de la cité ou du koinon, essentiel-lement selon le modèle « libelle/rescrit » défi ni par F. Millar 43, la décision

39. Dio., Or., 38, 24.40. Oliver J. H., 1989, n° 135 A, l. 9: « toºi`ı ojnovmªaºsin ».41. Aelius Aristide, t. I, Dindorf (éd.), p. 790-791 : « Les appellations, les éloges que comportent

les noms. » Le sophiste les condamne, mais les utilise par ailleurs.42. D. C., 52, 37, 10 : « kavlliston de; to; ta;ı tw`n dhvmwn oJrma;ı kolouvein […] kai; mhvte

ejpwnumivaı tina;ı kena;ı, mhvt j a[llo ti ejx dienecqhvsontaiv tisin, efievnai sfivsi poieisqai ». C’est-à-dire : « Il est très beau aussi de contenir l’ardeur des peuples […] de ne pas accepter qu’ils s’ar-rogent des surnoms vides de sens, ou n’ importe quel titre qui puisse être l’objet de dissensions. »

43. Millar F., « L’Empereur romain comme décideur », Cahiers du Centre Glotz, I, 1977 [1990].Ce système de « pétition/réponse » est qualifi é par F. Millar « d’idéal-type ». Il ne sous-estime évidemment pas le rôle joué par les familiers, les sénateurs, les rhéteurs et les philosophes proches

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d’accorder ou non le privilège appartenait à l’empereur (même si le rôle du Sénat ne devait pas être négligé dans le cadre des provinces proconsulaires, voire même au sein des provinces impériales). Le fait que l’empereur soit devenu très tôt, au moins dès la seconde moitié du iie siècle p. C., une source principale du droit et au troisième siècle le « maître du droit 44 », ne pouvait que renforcer la possibilité de multiplier les faveurs impériales accordées aux cités, y compris dans les provinces publiques.

Une histoire en renouvellement

La question des titres et des privilèges accordés par Rome aux cités grecques est centrale pour comprendre comment, sous l’Empire, les cités du monde hellénophone ont continué à être et à se représenter comme des « entités politiques subjectives » et à se penser encore, en continuité avec les époques classique et hellénistique, comme des sujets en matière de droit international 45. L’obtention des privilèges et des titres était en eff et le fruit

de la chancellerie impériale ou de l’empereur, non plus que le rôle joué par les voyages impériaux (op. cit., chap. ii, iii, iv, vii, viii) ; Coriat J.-P., « La technique du rescrit à la fi n du Principat », SDHI 5, 1985, p. 319-348 ; Hauken T., 1998, p. 258- 326.

44. Coriat J.-P., 1997, p. 9.45. D. Nörr (1966, p. 66) avait formulé en eff et l’hypothèse intéressante de l’existence « face aux

conceptions admises », d’une « subjectivité de la cité grecque en matière de droit international » (« Gegenüber den herrschenden Auff assungen ist zu betonen, daß eine ganze Reihe von Indizien es selbst auf diesem im Verhältnis zum innerstädtischen Gebiet eher kritischen Felde nahelegten, wenigs-tens die äußere Form einer äußenpolitischen Rechtssubjektivität der Polis noch zu bejahen »). L’auteur mentionnait parmi « un faisceau d’indices », les relations entre les cités grecques caractérisées par une lutte pour de vains titres, mais aussi les éléments résiduels des anciennes hégémonies sur des villes sujettes. Dans la mesure où selon l’auteur, Rome avait d’une part tendance à ne considérer les cités que comme de simples unités administratives (à l’exception des cités libres), et que d’autre part, les cités étaient attachées à leur statut politique, cette subjectivité juridique – qui masquait en vérité des relations objectivement dépolitisées – aurait été de ce fait nécessairement « boîteuse » (hinkenden). Enfi n, cette subjectivité de la cité en matière de droit international, en décadence sous l’Empire, aurait disparu sous les Sévères (op. cit., p. 67). L’apport de l’hypothèse de D. Nörr est de nous faire comprendre que les cités grecques se pensaient encore comme des sujets de droit international en dépit de la domination romaine. La conception de D. Nörr reste cependant prisonnière de l’idée, fausse selon nous, de la « vanité des titres honorifi ques », et demeure tributaire d’une coupure chronologique qui n’est pas opératoire : le règne des Sévères et l’édit de Caracalla (qui s’applique à des individus et non à des communautés) n’ont pas fait disparaître la subjectivité juridique des cités dans le domaine du droit international. Le véri-table nivellement juridique des statuts des cités ayant eu lieu, comme l’a montré C. Lepelley (1996), au début du Bas-Empire. Surtout, il nous semble que D. Nörr amoindrit la notion de politisation. Sous l’Empire, les cités grecques ont continué à entretenir des relations politiques objectives tant dans leurs relations avec leurs rivales que dans leurs relations avec le pouvoir romain. Celles-ci atteignirent un degré de violence inédit lors des guerres civiles. Il est essentiel de constater que des cités telles que Byzance et Antioche de Syrie qui soutinrent Pescennius Niger contre Septime Sévère (Byzance ne se rendit qu’en 195 à la suite d’un long siège) perdirent leur statut de cité et devinrent respectivement un bourg (kômè) de Périnthe pour la première et de Laodicée pour la seconde. Or, cette suspension du rang de cité, corrélatif à l’abaissement au rang de kômè, revint à perdre un statut juridique « objectif » ; l’écho de cette perte fut grand : pendant quelques temps, deux villes d’importance majeure n’existèrent plus en tant que cité de l’Empire. Par ailleurs, on sait que le jurisconsulte Modestin, au début du iiie siècle, établit une hiérarchie entre « très grandes », « grandes » et « petites » cités selon que celles-ci détenaient des

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de manœuvres politiques à l’intérieur des koina 46, le résultat d’ambassades coûteuses menées auprès de l’empereur et du Sénat 47, ou le gain obtenu à l’occasion des voyages impériaux, lorsque le princeps avait l’occasion de demeurer dans la cité ou à proximité 48. Il n’était pas dans notre propos d’en-visager la rédaction, dans une perspective d’histoire comparative, d’une étude centrée sur la notion de privilège dans la partie latinophone de l’empire.Une telle recherche qui aurait dépassé le cadre de nos compétences, a déjà été en partie écrite par des savants spécialisés dans des domaines géographiques précis. Eux seuls ont la possibilité d’en rédiger la synthèse. A. Chastagnol 49 a selon nous été le chercheur qui a joué dans ce domaine un rôle décisif. Les travaux de M. Christol 50 nous ont éclairé sur le phéno-mène de municipalisation dont l’agent privilégié a été l’octroi du droit latin. Un mécanisme analogue fut mis en œuvre en Espagne romaine sous les Flaviens 51. F. Jacques (1984) a davantage examiné le déroulement de la vie municipale et les divers mécanismes (politiques, idéologiques, économiques et religieux) qui l’expliquent. Sa réfl exion sur l’autonomie municipale, qui n’est pas équivalente à l’autonomia grecque (cette dernière était un privilège lié à l’éleuthéria qui impliquait le droit de vivre selon ses lois propres et d’en créer de nouvelles) nous a permis de saisir certains contrastes irréductibles entre la vie des cités des provinces occidentale et orientale (on ne retrouve pas en Occident des confl its pour la préséance de même nature et de même intensité qu’en Orient). F. Vittinghoff pour sa part, a analysé la question de

titres précis : rang de métropole pour les premières, sièges de conventus pour les secondes, les dernières étant simplement qualifi ées par l’expression « ta;ı loipavı » c’est-à-dire « les autres » ou encore « le restant » (Dig., 27.1.6.2). Qu’est-ce à dire sinon que les Romains eux-mêmes ont admis que certains privilèges ou gratifi cations traduisaient véritablement une puissance « objec-tive » des cités ? Toutefois, la perte du statut poliade de Byzance et d’Antioche de Syrie ne peut pas être assimilé à une action relevant du droit international puisqu’aucune des deux cités ne forme un État tandis que les deux poleis sont inscrites dans des formulae provinciarum. En ce sens D. Nörr a raison d’évoquer la seule « subjectivité » juridique des cités dans le domaine du droit international, mais il sous-estime sans doute la densité politique « objective » des relations des cités à l’échelle de la province ou du koinon.

46. Aelius Aristide, De la concorde entre les cités 12 ; 34 ; 65 ; 66.47. Certaines cités étaient grandement aidées par des rhéteurs qui plaidaient leur cause auprès de

l’empereur ou du Sénat. Sur le rôle éminent joué par les sophistes dans l’obtention des gratifi -cations impériales, voir Bowersock G. W., Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford, 1969 ; Brunt P. A., « Th e Bubble of the Second Sophistic », BICS 39, 1994, p. 25-52 ; Puech B., Orateurs et sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, Paris, 2002.

48. Halfmann H., Itinera Principum. Geschichte und Typologie der kaiserreisen im römischen Reich, Stuttgart, 1986.

49. Chastagnol A., La Gaule romaine et le droit latin. Recherches sur l’histoire administrative et sur la romanisation des habitants, Scripta varia 3, coll. « CERGER 14 », Lyon 1995. Il faudrait y ajouter son article « L’empereur Hadrien et la destinée du droit latin provincial au second siècle après Jésus-Christ », R.H., 241 (592), 1995, p. 217-227.

50. Christol M., « Le droit latin en Narbonnaise : l’apport de l’épigraphie (en particulier dans la cité de Nîmes) », Les inscriptions de Gaule romaine, Actes de la Table ronde de Nîmes, 1987, Nîmes, 1989, p. 87-100 ; « Pline l’Ancien et la formula prouinciae de Narbonnaise », La mémoire perdue, Paris, 1994, p. 45-63 ; « la municipalisation de la Gaule Narbonnaise », Cités, municipes, colonies, Paris, 1999, p. 1-27.

51. Le Roux P., « Municipe et droit latin en Hispanie sous l’Empire », RHDFE, 1986, 3, p. 325-350.

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l’intégration des cités dans l’Empire 52. Son ouvrage, est cependant loin de présenter une vision globale de la municipalisation et des diff érents statuts municipaux de l’Occident du monde romain, ambition qui semble diffi cile à réaliser pour le moment 53. Pour l’Afrique, les études de J. Gascou 54 ont mis en évidence l’élévation de bourgs au rang de cités et celles de cités au rang de colonie, phénomène qui culmina à l’époque sévérienne. « Rome est la même partout » : la belle formule de J. Gascou et de D. Feissel 55 donne à réfl échir car nul doute qu’un certain nombre de points communs notamment dans le domaine de la création de colonies romaines et de l’élévation de kômai au rang de cité ont existé dans les parties latinophone et hellénophone de l’Empire.

Les études sur les titres des cités grecques ont donné lieu récemment à la publication de plusieurs ouvrages ou articles majeurs. Je n’en citerai que trois. B. Burrell 56 a publié en 2004 un ouvrage extrêmement complet sur l’octroi par les empereurs du titre de néocore du culte impérial. La néocorie est un titre précieux puisque la construction d’un temple du culte impérial à l’échelle de la province (plus précisément du koinon) était à la fois osten-tatoire et constituait de plus une gratifi cation itérable (une cité pouvait être plusieurs fois néocore). Loin de s’attacher uniquement aux attestations des néocories, l’auteur a rédigé plusieurs brefs chapitres qui replacent la néocorie dans un contexte politique (rôle des élites poliades, des koina, des empereurs et des dignitaires romains). Nous ne divergeons avec l’auteur que sur des points mineurs (délimitation géographique de certains koina, choix d’amoindrir l’intérêt de la fonction de siège de conventus iuridicus à cause de la tournure ironique du discours 35, 15, 17 de Dion de Pruse). L’article de B. Puech 57 sur les métropoles constitue une référence. Nous partageons son point de vue global sur les métropoles (contra G. W. Bowersock 58 qui ima-ginait une distribution normée des métropoles : une par province jusqu’au règne d’ Hadrien, ou par la suite une par regio c’est-à-dire par subdivision

52. Vittinghoff F., Ciuitas romana. Stadt und politisch-soziale Integration im Imperium Romanorum der Kaiserzeit, Stuttgart, 1994.

53. Malgré d’importants articles de synthèse sur les Gaules et les Germanies dans Dondin-Payre M., Raepsaet-Charlier M.-T., 1999. Des travaux sont en cours puisque la XVe rencontre franco-ita-lienne d’épigraphie du monde romain qui s’est tenue à Paris les 3 et 4 octobre 2008 consacre une séance au thème « Colons et colonies dans l’Empire romain ».

54. Gascou J., 1972 [1982].55. Gascou J., Feissel D., « Documents d’archives romains inédits du Moyen-Euphrate (iiie siècle p. C.),

I, Les pétitions », JS, 1995, p. 65-119. Par contre, la réception des valeurs romaines varie comme nous le verrons dans cet ouvrage, même si, comme l’a écrit C. Lepelley (1998, p. vi), on perçoit dans l’Empire romain une communauté de destin « liée à l’adoption de la culture dominante hellénistico-romaine, et à la référence à la communis patria romaine, transcendant les particularismes ».

56. Burrell B., Neokoroi. Greek cities and Roman Emperors, Leyden-Boston, 2004. L’auteur avait rédigé une thèse non publiée sur ce même thème en 1980, intitulée Neokoroi : Greek cities of the Roman East, Harvard.

57. Puech B., Hellénisme. Je tiens à remercier l’auteur de m’avoir communiqué ses travaux avant publication.

58. Bowersock G. W., 1985 [1995].

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provinciale). La thèse d’A. Heller 59 est centrée pour l’essentiel sur les confl its qui opposent les principales cités bithyniennes et asiates pour l’obtention de gains territoriaux puis pour la reconnaissance de la primauté, depuis l’épo-que républicaine jusqu’à la fi n du Haut-Empire. L’auteur utilise un plan thématique et examine le statut de conventus, les cultes et les concours, le statut de néocore, l’usage des titres de métropole et de première, et observe un glissement, qui au fi l du temps substitue aux disputes pour les territoi-res, la lutte pour l’obtention des titres. Nous ne reviendrons pas dans la présente étude sur ce que A. Heller a fort bien étudié, sauf pour proposer des arguments complémentaires ou examiner des questions identiques sous un angle diff érent. Notre étude diff ère en eff et sur plusieurs points : en premier lieu, la question des confl its – que nous ne pouvions évidemment pas ignorer – n’est pas au centre de nos préoccupations. Nous avons plu-tôt tenté d’examiner la dialectique entre les tensions inter-poliades et le phénomène d’intégration des cités grecques dans l’Empire. Ensuite, notre étude prend pour point de départ le règne d’Octave Auguste (sauf exception lorsque nous avons étudié le statut les cités libres). Nous avons tenté par ailleurs d’être le plus exhaustif possible et d’off rir une étude complète non pas des nomenclatures poliades, mais des titulatures honorifi ques, sur un territoire allant d’ouest en est de l’Achaïe jusqu’aux provinces récemment annexées par Septime Sévère que sont l’Osrhoène et la Mésopotamie. J’ai évoqué la perspective d’un renouvellement ; il me faut maintenant préciser sa nature. En eff et, L. Robert au cours d’une œuvre qui frappe par son gigantisme avait dès 1977 examiné les tensions opposant les cités entre elles. De même, M. Sartre 60 avait examiné de façon ponctuelle la question de la lutte pour la prôtéia. Ce qui me paraît nouveau est la volonté de publier des synthèses concernant des titres, et des problématiques (ainsi celle de la lutte pour la préséance) qui tentent d’être plus exhaustives. D’anciens dossiers complexes, composés d’éléments épars, sont repris dans le cadre d’ouvrages thématiques plus volumineux.

Plan de l’ouvrage

Le plan de l’ouvrage est mixte. Il est chronologique dans la mesure où le premier chapitre est consacré au privilège le plus ancien, l’éleuthéria, et le dernier (vii) au plus récent, l’obtention du privilège colonial.Nous examinons de ce fait en début et en fi n de l’ouvrage les deux seuls véritables privilèges au sens plein du terme. Toutes les autres gratifi cations modifi ent l’image et le prestige des cités, mais ne changent en rien le sta-tut des communautés. Les autres chapitres sont ordonnés selon un plan thématique. Le chapitre le plus volumineux (ii) rassemble une analyse des

59. Heller A., 2006.60. Sartre M., 1991, chap. iv.

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titres de métropole, de néocore et tente d’identifi er les sièges de koina.Être siège de koinon ne constitue pas un titre en lui-même, mais il nous a semblé utile, au vu de l’importance jouée par les koina dans la partie hellénophone de l’Empire (le contrôle du koinon était assurément stratégi-que pour fi gurer en bonne position dans la province et demander par son intermédiaire des gratifi cations impériales) de situer ces sièges dont certains bénéfi ciaient d’une fonction de direction, que nous ne soupçonnions pas au départ. Nous avons ensuite consacré un chapitre (iii) à l’octroi de concours sacrés ou à l’élévation de concours thématites à ce rang, benefi cium de plus en plus précieux aux yeux des citoyens des cités grecques. Des chapitres plus brefs analysent parfois des gratifi cations plus connues, ainsi l’obtention de la fonction avantageuse de siège de conventus iuridicus (iv), qui était un honneur recherché comme le prouve une inscription de Cyrène datant du règne d’Antonin le Pieux, de même que le titre de « première » qui par excellence exprimait de façon la plus limpide la recherche des cités grecques pour la préséance dans leur province (v). Nous avons néanmoins étudié dans un court chapitre le titre moins glorieux mais aussi plus méconnu, celui de cité navarque (vi).

Peut-être est-il utile de préciser ce qui ne fi gure pas dans cette étude et d’en donner les raisons. Nous n’avons pas consacré de chapitre au titre de cité inviolable, même si ce titre parfois possédé depuis des temps immé-moriaux ou octroyé essentiellement à l’époque hellénistique fi gure sur de nombreuses monnaies et sur certaines inscriptions d’époque impériale, dans la mesure où K. J. Rigsby 61 a montré qu’il concernait en premier lieu les sanctuaires poliades.

On ne trouvera pas plus, dans le présent ouvrage, l’analyse du statut de capitale provinciale, qui pourtant apportait beaucoup aux populations de ces cités (la proximité avec le gouverneur constituait la promesse d’une justice promptement rendue, le rôle social favorable aux cités des membres de son bureau [offi cium], c’est-à-dire des offi ciales et des benefi ciarii qui intégrèrent parfois le sénat local 62 et devinrent pour certains d’entre eux évergètes, fut indéniable) pour deux raisons. Tout d’abord, il n’y eut pas de terme grec spécifi que pour qualifi er la résidence pérenne du gouverneur et de son offi cium, ni d’équivalent dans cette langue à l’expression latine de Caput provinciae 63. Ce terme ne fi gura pas non plus dans les titulatures des cités de l’Occident romain, ce qui montre que le problème de nommer

61. Rigsby K. J., Asylia, Berkeley, 1996.62. Nelis-Clement J., Les « benefi ciarii » : militaires et administrateurs au service de l’Empire (Ier siè-

cle a. C.-VIe s. p. C.), Bordeaux, 2000, p. 310-325.63. D’où la tentative de R. Haensch (Capita provinciarum, 1997) de répertorier, au terme d’un long

passage méthodologique (p. 37-74), 28 catégories de textes permettant au mieux, le plus souvent par recoupement, de suggérer la présence attestée d’une capitale, et plus fréquemment l’installa-tion probable ou possible du gouverneur romain (p. 65-360). Les pages 393-704 rassemblent la documentation disponible rangée selon les 28 catégories précédemment défi nies, tandis que les conclusions de l’auteur sont regroupées dans les pages 361-389.

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les capitales des provinces ne fut pas spécifi que à l’Orient grec. Pour des raisons que nous comprenons mal (Pour éviter les querelles de préséance ? Par pragmatisme car plusieurs cités au sein de la même province pouvaient accueillir à titre pérenne non le proconsul ou le légat d’Auguste propréteur mais des membres de son offi cium ?) 64, les Romains répugnèrent à utiliser le terme de caput provinciae, préférant utiliser des circonlocutions telles que « la Maurétanie qui est autour de Tingis et celle qui est autour de Césarée », ce qui implique que les deux cités étaient respectivement capitales de la Maurétanie Tingitane et de la Maurétanie Césarienne. Plus ambiguë est la formule qualifi ant Antioche de « métropole de Syrie ». Or, sous le Haut-Empire, même si Antioche était la plus ancienne des métropoles, elle l’était depuis les Séleucides puis sous Pompée, d’autres villes syriennes telles que Damas, après 129, puis Laodicée en 194, Émèse sous Caracalla furent éga-lement gratifi ées de ce rang 65.

Une deuxième raison doit être évoquée, Modestin, juriste qui écrit dans le premier tiers du iiie siècle et expose les lois d’Antonin le Pieux 66 concer-nant l’exemption de charges civiques ou de liturgies pour ceux qui exercent des fonctions privilégiées (médecins, sophistes, professeurs de grammaire ou de rhétorique) défi nissaient un numerus clausus : la loi distingue les petites, les grandes et les très grandes cités et accorde à chaque catégorie de cités un nombre d’exemptés, groupe composé de citoyens exerçant ces métiers. C’est sa glose qui en introduisant une hiérarchie des cités plus concrète place en premier lieu les métropoles (qui reçoivent le plus grand nombre d’exemptions), puis les sièges de conventus, et enfi n le reste des cités 67.Nous reviendrons sur ce texte fondamental : l’essentiel est de voir que les cités les plus importantes aux yeux du juriste Modestin, qui projette sans nul doute le point de vue de Rome sur la question, sont les métropoles qui à cette date ne peuvent être strictement identifi ées aux capita provinciarum. En eff et, il existe, à l’époque de Modestin, dans la plupart des provinces plusieurs métropoles et une seule capitale par province. Ainsi, le choix de la capitale, c’est-à-dire la fi xation de lieux de résidences pérennes de fonc-

64. Nous rejetons à l’instar de R. Haensch, l’hypothèse de l’absence de capitale dans les provinces, même si des gouverneurs purent séjourner fréquemment dans d’autres cités. ainsi en Arabie, Bostra fut assurément la capitale puisque l’ère provinciale fut indexée sur « l’ère de Bostra ». Pourtant les premiers gouverneurs (s’agit-il d’une période de tâtonnement ?) séjournèrent souvent à Pétra.

65. Puech B., Hellénisme, p. 404.66. Modestin, Dig., 27,1, 6, 2 : « […] o{per dhloutai ejx ejpistolhı jAntwnivnou tou Eujsebouı

grafeivshı me;n tw/ koinw/thı jAsivaı, panti ; de ; tw/kovsmw/diaferouvshı, h ejsti ;n to; touto uJpotetagmevnon: », c’est-à-dire, « [cette exemption a des conditions fi xées par des lois], comme on le voit par une lettre d’Antonin le Pieux qui semble écrite au koinon d’Asie, mais qui convient à tout l’Empire ; voici un des articles de cette lettre » ; suit le passage sur le nombre d’exemptés selon la grandeur de la ville, les petites cités, les grandes cités et les très grandes cités.

67. Modestin, Dig., 27, 1, 6, 2 : « eijko;ı de; tw/me;n megivstw ajriqmw/ crhvsasqai ta;ı mhtropovleiı tw`n ejqnw`n, tw`/de; deutevrw/ta;ı ejcouvvsaı ajgora;ı dikw`n, tw`/de ; tritw/ta;ı loipavı ». C’est-à-dire, « vraisemblablement, le plus grand nombre (d’exemptions) est accordé aux métropoles provinciales, le deuxième à celui qui reçoit les assises judiciaires, le troisième au reste (des cités) ».

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tionnaires ou de promagistrats romains relevait de motivations politiques élaborées à Rome, et il est peu probable que des pérégrins aient eu le moin-dre rôle dans cette désignation. Endosser la fonction de capitale de province ne constitua semble-t-il ni un privilège, ni un titre.

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