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Histoire de la Philosophie moderne

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Histoire de la Philosophie moderne pa r PHILIPPE D E V A U X

Professeur à l'Université de Liège

Le problème des conditions spécifiques de travail qui s'imposent à l'historien de la philosophie n'a pas manqué de retenir l'attention de deux historiens : celle de M. GOUHIER {La Philosophie et son histoire, Paris, Vrin, 1948, 137 p.) dont les travaux sur l'histoire de la pensée reli­gieuse en France sont bien connus et celle de M. H. G. TOWNSEND {On the history of Philosophy, Univ. Calif. Pr. vol. 16, fasc. 8, 1946). On retrouvera dans le prenaier l'écho d'une controverse célèbre dont M . E. BRéHIER a provoqué l'examen, en contestant jusqu'à l'idée d'un rapprochement tel que celui de « philosophie chrétienne » et qui s'est continuée dans le petit volume si dense et si incisif de M. E. BRéHIER {La Philosophie et son passé, Paris, P.U.F. 1940). Les pièces du procès ne peuvent laisser indifférent l'historien de la philosophie.

La plupart des ouvrages qui s'assignent de décrire les grands cou­rants de la philosophie moderne au cours de cette période, ou bien intègrent celle­ci dans l'ensemble de l'histoire de la philosophie ou bien la décomposent, en s'en tenant à la période qu'ils envisagent comme un serteur ayant sa problématique et sa dialectique propre (*).

Les rééditions remaniées entreront dans notre revue générale comme les éditions nouvelles.

La Storia délia Pilosofia de M. Guido de RuGGiERO est du pre­mier type et à la suite d'amplifications successives elle s'étend sur toute la carrière de son auteur. Après avoir retracé l'antiquité et le moyen âge, les volumes sur la Renaissance (III) et sur les temps modernes (IV) ont été réédités. Le siècle cartésien, le siècle des lumières, la pé­

(*) Il est d'usage que le chroniqueur se borne à mentionner ses propres travaux sans commentaire. Nous nous permettons donc de signaler à cette place notre introduction historique : De Thalès à Bergson, Liège, Sciences et Lettres, (Paris-Vrin) 1948 (432 p.).

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riode de Vico à Kant {2' éd. 1943) et enfin le siècle du Romantisme (2' éd. 1946 augmentée) (Bari, Laterza) achèvent cette vaste enquête servie par une grande érudition et un esprit de synthèse vigoureux. On pourrait isoler les monographies sur Kant (233 p.) et les postkantiens parmi les quelque cinq cent trente pages qui ne négligent pas le moin­dre détail de cette période entre toutes abondante de la pensée euro­péenne. Mais, semble-t-il, la prolixité des arabesques secondaires envahit parfois la ligne principale de l'édifice et dissimule les grands plans, empêchant ainsi le lecteur de trouver ou de retrouver les lignes direc­trices fondamentales.

La traduction néerlandaise de l'Histoire de la Philosophie du Pète F. THONNARD (Paris, Desclée, 1947) rappelle l'intérêt que ce vaste ou­vrage a suscité dans les milieux philosophiques catholiques.

A la même intention mais dans un esprit plus sommaire se rattache le Compendio di Storia délia filosofia (Turin, vol. III et IV) de M. N. ABBAGNANO. Deux ouvrages en langue néerlandaise limitent leur inves­tigation à la pensée moderne classique : Mgr F. SASSEN (Geschiedenis van de Nieuwere Wysbegeerte tôt Kant, Antwerpen, Standard, rééd. augm. 1946, 306 p.) la conduit avec fermeté jusqu'au criticisme sans dissimuler ses préoccupations religieuses et M. A. DE WAELHENS (MO derne Wysbegeerte, XVI' en XVW eeuw, Leuven, Inst. v. Wysbegeerte, 1946, 194 p.), s'il la borne à deux siècles, enferme cursivement en quelques traits saillants les grandes doctrines, sans toutefois négliger ni les Padouans, ni le Cusain, ni Jacob Boehme, ni Galilée, lesquels font parfois les frais de la concision recherchée en ces occasions.

L'Encyclopédie Ensie (Deel I, pp. 6 6 - 1 0 5 ) esquisse un tableau de la philosophie moderne, également en langue néerlandaise.

Le versant comprenant la période du XIX' siècle ou une partie de ce dernier a retenu également Mgr F. SASSEN {Geschiedenis van de Wysbegeerte der 19' eeuw, Antwerpen, Standard, 1''" édit. 1934, rééd. augm.) et, en Italie, M. G. de RuGGiERO (Filosofia del Novecento (Bari, Laterza) comme M. F. SCIACCA (Manuale di Storia délia filoso­fia), qui s'occupe de retracer les grands épisodes qui jalonnent depuis l'idéalisme germanique jusqu'à nos jours, son développement laborieux ; et ailleurs, ce dernier s'est enquis de la philosophie italienne sur une période limitée, en exaltant les éléments rosminiens dans sa formation (La filosofia italiana nell' eta del Risorgimento ( 1 8 5 0 - 1 8 7 4 ) , Milano, Vallardi, 1948).

Déterminé par la préoccupation de rechercher les fondements de la philosophie politique, l'ouvrage de M. H. MILLER (An historicd

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Introduction to modem philosophy, New York, MacmiUan, 1947, X-615 p.) entend administrer historiquement la preuve qu'il existerait entre l'absolutisme politique et la science moderne une incompatibilité foncière, dont le débat entre l'empirisme et le rationalisme ne serait qu'un épisode.

Les préconceptions de l'ordre de la propagande ne peuvent guère servir les enseignements que chacun est prêt à tirer de l'histoire que si les conclusions s'imposent d'elles-mêmes. C'est un des écueils, semble-t-il, de notre discipline.

Dans sa Geschichte der Moderne Philosophie, le Père L BOCHEN-SKi a voulu embrasser tous les aspects fondamentaux de cette période mais en se faisant parfois un juge sévère de certains courants, ce qui ramène son propos d'historique qu'il était en principe à un examen critique et dogmatique.

On regardera les Variazioni sulla storia délia filosofia moderna (Brescia, La Scuola, 1946) qui embrassent naturellement Descartes, Spinoza, Leibniz et Kant comme empreintes d'un esprit critique qui ne se borne pas aux seules exigences historiques.

Impossible également d'accorder au projet ambitieux de M. G. AMBROISE (Dix siècles de Philosophie — le rôle historique des idées générales (Paris, Ed. de Flore, 1946, 143 p.) la portée qu'il veut lui conférer en partant et demeurant exclusivement à l'intérieur de consi­dérations doctrinales destinées à ruiner le crédit accordé à toute forme de nominalisme et à présumer d'un renouveau réaliste sur les ruines des doctrines contemporaines.

La contribution que M. M. Foss veut nous apporter par l'examen de The Idea of Perfection in the Modem World (Princeton Un. Pr. 1946, 102 p.), bien qu'elle ne soit pas dépourvue de sens critique, ne paraît pas s'appuyer suffisamment sur le passé de la philosophie pour •en tirer les conclusions qu'il estime favorables à une conception chré­tienne de la perfection.

Enfin, plus circonscrit, confiné au seul problème de l'histoire des doctrines pédagogiques, M. R. ULICH retrace dans ses grands traits, au cours de deux importants ouvrages, le développement des idées sur l'éducation depuis l'Antiquité (History of Educational Thought, Amer. Book Cy 1945 ; Three Thousand years of Educational Wisdom, select. from great documents, Harvard Un. Pr. 1947, ouvrage de vulgarisation par les textes). On eut aimé de voir davantage les pédagogies liées aux doctrines philosophiques.

Le chroniqueur se borne à enregistrer les succès de la Historia de la Filosofia (4* ed. Madrid, 1947, 498 p.) de M. Julien MARIAS, n'ayant

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pu se procurer jusqu'ici cet ouvrage. De même, mais sans précision de date ni d'édition, notons VHistoria de la Pilosofia espanola, Epoca del renacimento, Siglo XVI (Madrid, 3 vol.) de M. Marcial SOLONA, nous réservant de l'apprécier ultérieurement.

Nous ne sommes pas toujours bien renseignés sur les philosophies nationales de rayonnement plus modeste. Feu P. FRUTIGER nous donne une idée de la philosophie suisse dans le recueil Philosophie in der Schweiz (Zurich, Rentsch, Erlenbach, 1 9 4 6 ) . Mgr F. SASSEN nous in­forme sur l'état de la philosophie néerlandaise contemporaine {Wys-geng leven in Nederland in de XX' eeuw, Amsterdam, N. Holl. Uitg. 1 9 4 7 , 155 p.). Le répertoire de J. PORTMAN ouvrira ses trésors d'infor­mation à ceux qui désirent mieux connaître ce secteur de la philosophie (Repertorium, Amsterdam - Antwerpen, Wereld bibliothek, 1948, 4 0 8 p.).

De courts écrits peuvent contenir de profondes méditations. C'est ce que nous pensons de l'opuscule de M. E. BRéHIER, Science et Huma­nisme (Paris, Albin Michel, 1947, 60 p.). Ces réflexions embrassent toute la philosophie moderne dans la mesure où il est exact de recon­naître dans la science et dans l'humanisme deux valeurs fondamentales de la civilisation occidentale — puisqu'aussi bien la valeur objective, la valeur pratique et la valeur spirituelle de la première posent imman­quablement le problème de la cohérence de toutes les valeurs spiri­tuelles, dont l'humanisme nous offre traditionnellement, en un idéal dont la finalité nous paraît digne de l'homme comme tel, le viatique salutaire.

Mais science et humanisme sont deux valeurs originellement indé­pendantes. L'histoire de la philosophie le montre à qui en douterait. Et d'autre part le problème de la sagesse a toujours consisté dans leur intégration. Sur ce drame, M. Bréhier a des vues qu'une longue expé­rience lui inspire. Et il considère que l'humanisme a rencontré dans sa carrière trois adversaires redoutables : le naturalisme, la démocratie, la religion. En des vues extrêmement nuancées, M. Bréhier les carac­térise et nous pose la question de savoir si une renaissance de l'huma­nisme est possible et dans quelles conditions. On ne peut refuser le conseil d'un sage qui tire des enseignements de l'histoire de la philo­sophie ses raisons d'espérer dans la sagesse.

L'idée de retracer, en puisant aux meilleures sources, l'histoire des théories politiques dans l'acception oii celles-ci se trouvent exposées chez les théoriciens de l'Etat depuis l'Antiquité est une entreprise devant laquelle M. G . H . SABINE de Cornell University n'a pas reculé.

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A History of Political Theory (New-York, Hoir, 1945) nous montre pourquoi les théories de Platon et d'Aristote n'ont pas eu de rayonne­ment immédiat, devant l'épreuve macédonienne et la désaffection épi­curienne qui s'ensuivit ; le rôle de la théorie de la communauté univer­selle des Stoïciens, à travers le Droit Romain ; les tendances patris-tiques aboutissant au dualisme des pouvoirs qui persiste jusqu'à la naissance des Etats modernes. La partie de l'ouvrage consacrée aux théories modernes prend son départ dans l'absolutisme si peu monar­chique de Hobbes, philosophe confiant dans l'instinct de conservation humain, et attendant de la force politique qu'elle police les administrés et ne s'occupe que de faire respecter les contrats qu'ils ont passés. Chez lui, le religieux se subordonne au civil, comme chez Marsile de Padoue ; il pose l'absence de privilège corporatif. C'est bien l'expression de l'in­dividualisme moderne. Machiavel et le « machiavélisme » auraient pu ne pas se trouver si négligés. L'auteur évoque les tribulations et les manifestes des Levellers de John Lilburn, communistes égalitaires, mais individualistes politiques et celles des Diggers, phalenstériens du XVII'; et le courant républicain des Harrington, des Milton, Filmer et Sidney. George Sàville et John Locke, les fondateurs de la démocratie libérale, sont étudiés avec soin. Le XVIII' siècle est traité avec un « sens euro­péen » louable puisqu'il met en contact les courants français et anglais, notamment lorsqu'il s'agit d'expliquer la naissance de l'utilitarisme, que l'auteur fait redescendre jusqu'à John Gray (1731). Le rôle des Phy-siocrates et du progressisme de Turgot et de Condorcet prolongé dans Godwin, celui du Rousseauisme, celui, antagoniste, de Hume et de Burke, enfin l'opposition de l'hégélianisme et des Benthamistes libé­raux jusqu'aux grands conflits contemporains, rien n'est oublié. L'ou­vrage témoigne d'une large et solide information, d'une grande objec­tivité et d'une grande maturité politique.

Dans la masse des écrits italiens consacrés récemment à l'étude de Campanella, on ne peut se défendre d'être frappé du souci si insis­tant de certains commentateurs du Frère Thomas de ramener celui-ci, depuis sa jeunesse, à l'orthodoxie catholique. Le plus récent d'entre eux, M. G. NAPOLI, échappe-t-il à cette préoccupation artificielle en dépit de son excellente information (T. Campanella, filosofo delta res-taurazione catolica, Padova, Cedan, 1947) ? Nous posons la question parce qu'il est difficile de s'y dérober en l'écoutant.

Plus prudent que M. Garin et M. Napoli, l'auteur du dernier ouvrage sur Campanella (Brescia, La Scuola, 1947, amplifié depuis 1936) M. R. AMERIO, recherche moins à se rassurer sur l'orthodoxie du Frère Thomas, qu'il connaît dans les moindres recoins, qu'à ana-

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lyser avec soin cette pensée originale en exploitant l'inédit, notamment les découvertes exhumées par M. L. FiRPO (Ricerche Campaneliane, Firenze, Sansoni, 1947) . Si la cohérence générale de sa pensée ne s'en dégage pas absolument, la cohérence continue de la pensée politique du dominicain s'en dégage en s'appuyant cette fois sur les Aforismi politici. Tel est l'objet de l'article sur la Filosofia politica del Campa-nella de M. G. SOLARI (Riv. Filos. 1, 1946) .

En choisissant et introduisant des textes de cette même époque, des textes dispersés et accessibles aux seuls érudits, MM. E. CASSIRER, P. O. KRISTELLER et J. H. RANDALL (The Renaissance PhUosophy of Man, Univ. Chicago Pr. 1948) renouvellent par leurs savants commen­taires au profit d'un public cultivé plus étendu les ressources de la littérature humaniste, notamment celles sur la conception de l'homme, de la liberté et de l'immortalité telles qu'elles se rencontrent chez un Pétrarque, un Valla, un Ficin, un Pic, un Pompanace, un Vivès. On connaît l'érudition de Cassirer et Kristeller. Le Pomponace de Randall est particulièrement réussi. Dans le même ordre d'idées, la tentative de M. G. MiCHAUT pour nous rendre accessible le vieux texte de Guil­laume du Vair : De la Sainte Philosophie, Philosophie morale des Stoïques (Paris, • Vrin, 1946) ne peut recevoir que la même approbation.

L'érudition de M. E. GARIN, éditeur de deux textes critiques, avec leur traduaion italienne {De Nobilitate legum et medicinae, de COLUC-cio SALUTATI et du De Verecundia, du même (Firenze, Vellechi, 1947) a pu donner toute sa mesure dans l'exploration, la revision et la syn­thèse auxquelles il s'est livré au cours de son enquête sur la Renaissance et les temps modernes : La filosofia (Storia dei Généri Lit. Ital., Milano, Vallardi, 1947 , 2 vol.). L'Umanesimo (Vol. I, 2' partie, pp. 1 6 9 - 3 8 5 ) se termine à Pic de la Mirandole et le second tome, plus volumineux, embrasse la Renaissance et les temps modernes, en allant jusqu'au positivisme italien (650 p.). En même temps paraissait une édition en langue allemande (Der Italienische Humanismus, Bern, A. Francke, 1947) . La maîtrise de M. Garin, qu'il s'agisse des avatars de l'aristo-télisme de Pomponace à Cremonini, de l'amalgame platonicien et péri-patéticien ultérieur, de Léonard, Cardan ou Césalpin, de Télésio, de Bruno, de Machiavel ou Guichardin, de la contre Réforme et du Ba­roque, de Campanella, de Galilée, des cartésiens italiens, de Vico, des Lumières, de Galuppi, de Gioberti, des nombreuses écoles du XIX', ne se trouve jamais en défaut, bien qu'il soit évident que l'humanisme et la Renaissance soient les périodes privilégiées où se déploient toutes les qualités d'érudition de M. Garin.

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Depuis longtemps on souhaitait connaître la pensée intime de Thomas More. Madame E. F. ROGERS vient nous y aider en publiant un recueil de quelque 218 lettres, dont près des deux tiers sont de More ; elle se contente de se référer aux lettres correspondantes d'Erasme dans l'édition Allen, sans les reproduire. The Correspondance of Sir Thomas More (Princeton Univ. Pr. 1947, 584 p.) restitue un More plus cohérent, plus compréhensible que celui de M. de Lee ; un humaniste catholique, dont V Utopie rationaliste apparaît comme la réplique ironique et ambiguë à VEloge de la Folie, réplique humaniste, soustraite délibérément à l'influence de la foi chrétienne de son auteur et empreinte davantage de l'éclat recherché d'une certaine rhétorique platonisante.

Le sage de Rotterdam est revendiqué comme un citoyen d'hon­neur par les Pays-Bas. Les nombreux écrits qui ont vu le jour au cours de ces trois dernières années le prouveraient à défaut d'autre témoi­gnage. (Cf. W. ANTHEUNISSEN : Erasmus, Een historische schets van Renaissance en humanisme, den Haag, Van Stockum, 1946, 55 p. ; Th. DECKERS : Erasmus, de veelomstreden, Amsterdam, Van Veen, 1946, 91 p. ; O. HENDRIKS : Erasmus en Leuven, Brussum, Brand, 1946, 160 p. ; G. de VOOGD : Erasmus en Grotlus, Leiden, N.M.U., 1946, 197 p. ; G. LINDEBOOM, Erasmus, Amsterdam, Ten hove, 1948. Des traductions de Laus Stultitiae, etc.).

Mais Grotius ne cesse d'être étudié à plus d'un titre international. M. W. van EYSINGA y est revenu dans un essai et une introduction dont l'intention est de nous servir de guide à la connaissance de ce grand juiiste-philosophe {Hugo de Groot, Haarlem, Tjeen WiUink, 1945, 141 p. ; Gids voor de Groot's De Jure belli ac pacis, Leiden, Brill, 1945, VIII-48 p.). Notons enfin des traductions du De fide et perfidia et également de J. GRIBLING un ouvrage sur la pensée de Grotius (Ams­terdam, Nelisen, 1947, 144 p.).

Si nous nous demandons de quelle manière les courants souter­rains issus de la gnose et de l'hermétisme se sont prolongés à travers la Cabbale jusque dans les parties les plus obscures et difficiles des ouvrages d'un LuUe, d'un Spinoza, d'un Leibniz, voire d'un Gœthe, M. H. SEROUYA nous en donne la réponse, une réponse élaborée à cette question obscure {La Kabbale, Paris, Grasset, 1947, 513 p.) en nous ouvrant des perspectives sur les relations Orient-Occident.

Pour faire parler les textes, M. F. H. ANDERSON s'y entend. Il ne s'en est pas fait faute dans sa Philosophy of Francis Bacon (Chicago Univ. Pr. 1948, VIII-312 p.). Sa critique de l'ordre de classement des

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œuvres de Bacon mérite réflexion. Mais, au delà de leur ordonnance, il reste le problème de leur mode d'expression. La très ancienne contro­verse sur les affinités, voire sur les identités de Bacon et de Shakespeare se ranimera-t-elle à la suite de l'incisive étude d'anatomie parallèle des textes que nous propose un ouvrage posthume de William Stanley MELSOME {The Bacon-Shakespeare Anatomy, New-York, Russell F. More, 1947, XVI-248 p.). Mêmes pensées, mots identiques. D'oii viennent-ils ? De qui proviennent ces échos ? Source littéraire com­mune ? Source commune provenant d'un même climat d'époque ? La question est ouverte.

La personnalité d'un Herbert de Cherbury constitue, on le com­prend, un sujet de curiosité bien vif depuis que l'on a amplifié le nom­bre des écrits qui peuvent lui être attribués. M. Rossi, tenant compte des inédits, s'entourant avec une conscience scrupuleuse de toutes les ressources érudites dont nous disposons aujourd'hui, a voulu restituer la vie, l'œuvre et l'époque de cet illustre correspondant de Descartes. Il y a consacré trois volumes d'une grande densité qui contribueront certainement à nous éclairer sur cet épisode de la culture européenne au XVII* siècle. {La vita, le opère, i tempi di Herbert di Cherbury, Firenze, Sansoni, 1947.)

Les études cartésiennes conservent leur attrait et de nombreux travaux de cette période l'attestent abondamment.

Qu'elles se placent du point de vue critique de la néo-scolastique avec M. G. BONTADINI {Studi cartesiani, Brescia, La Scuola, 1947 ; Studi sulla filosofia deW eto cartesiana, ibid. 1948) ou du point de vue d'un ontologisme critique avec M. P. CARABELLESE {Da Cartesio a Rosmini, Firenze, Sansoni, 1946) plus spécialement dans Le obbiezoni al cartesianismo (Messina, D'Anna, 3 vol. 1946) ou dans la perspective d'un spiritualisme critique avec M. A. CARLINI {Le interprenoni di Car­tesio (Bari, Laterza, 1948) ; ou enfin, restitué dans le climat de l'époquCv avec Mme Elizabeth GOGUEL {Descartes y su tiempo, Buenos-Aires, Yerbabuena, 1946) — tous ces ouvrages montrent que l'intérêt ne faiblit pas. Aucun ne nous apporte cependant sur une question si rebat­tue de grande et décisive nouveauté.

La publication du Journal de Beckman a retenu déjà l'attention de la critique (cf. B. ROCHOT, J. de B. 1606-1634, Rev. Philos. Fr. Etr., 1947, p. 233). Comme ce document n'a pas été signalé dans notre chronique précédente, nous réparons à présent cette lacune. Inutile d'en souligner tout l'intérêt. Signalons par la même occasion la poursuite de l'édition de la Correspondance de Descartes (vol. IV, Presses Uni-

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versitaires de France, 1947) accompagnée des introductions et notes de Adam et Milhaud. Elle concerne les années 1640 et 41.

La personnalité du Gassendi reconstituée par M. Rochot et évo­quée parmi tant d'autres par M. Pintard suscite des explications et en suscitera sans doute encore fort longtemps (cf. Le Cas Gassendi, Rev. Hist. littér., 1947, p. 289-313).

Descartes est-il rationaliste .'' Il suffit de rappeler et confronter les travaux antérieurs, ceux d'Hamelin, d'Espinas, de Brunschvicg, de Gilson, de Gouhier, de Maxime Leroy, d'Olgiati, du P. Laberthonière, de Cassirer pour retrouver la complexité du cas Descartes.

Si la pensée cartésienne présente de l'unité, ce n'est pas au seul rationalisme qu'elle le doit, d'après feu Jean LAPORTE, car le rationa­lisme est à la fois indéfinissable, si l'on considère son élaboration dia­lectique progressive, et définissable au prix d'une interprétation restric­tive. Si on le borne aux deux constantes qui se retrouvent chez tous ses défenseurs : à savoir que la Raison est l'instrument qui doit per­mettre de tout comprendre, ou à tout le moins ce qui constitue le prin­cipal pour l'homme ; et d'autre part, que la feaison, en tant que raison statique témoigne de la réalité spécifique d'un ordre nécessaire s'ex-primant par des idées convenant à l'intelligibilité des choses, et qu'en tant que raison dynamique, elle se manifeste dans l'activité spirituelle autonome considérée comme constitutive de l'expérience. Si le rationa­lisme est cela, on n'omet rien d'essentiel, mais il reste le caractère que lui imprime la personnalité vivante de chaque penseur — et de Des-cattes en l'occurence.

Le problème cartésien porte à la fois sur celui de la nature et sur celui de la valeur de la Raison. Qu'il s'articule concrètement à l'aide des limitations qui proviennent chez Descartes des exigences de la religion, tel est, réduit schématiquement, l'objet de la démonstration de l'ouvrage de feu Laporte : Le Rationalisme de Descartes (Paris, P. U.F. 1945). Il nous semble que la conciliation tentée par Descartes entre un rationalisme qualitatif qu'il hérite des Anciens par l'intermé­diaire des scolastiques et un rationalisme quantitatif qui correspond aux aspirations de la science nouvelle des modernes, en les alignant tous deux sur une méthode unique, doit moins en définitive aux exigences religieuses qu'aux exigences rationnelles.

A cet égard, la tentative de M. H. LEFEBVRE pour nous introduire à un Descartes (Paris, Ed. 1947) qui s'accommode de la perspective marxiste, en se préoccupant des conditions historiques de son succès et des motifs de ses contradictions principalement entre ce

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que Descartes considère comme des exigences scientifiques et ce que Descartes érige en exigences métaphysiques — cette tentative demeure des plus instructives sans toutefois comporter une explication plus déci­sive que toute autre du Descartes historique.

Les mêmes rigueurs que M. Lefebvre exerce de l'extérieur sur le fond de la pensée cartésienne, M. P. EHRMANN, au rebours, l'exerce dog­matiquement sur la démonstration de L'indépendance de l'Esprit et de la matière (Paris, Vrin, 1946) dans le Discours et les 2' et 6' Médita­tions, où il aperçoit une pérennité rassurante, sans s'inquiéter du sort de cette démonstration au cours de l'histoire ultérieure de la philoso­phie occidentale.

La traduction française annotée des Regulae par M. SIRVEN vient compléter la réédition antérieure du texte latin (Paris, Vrin, 1946).

On connaît l'intérêt philosophique de la controverse centrée au­tour de l'iatrochimiste Jean-Baptiste Van Helmont. La parution de la correspondance de Mersenne le renouvelle. M. N È V E nous montre que la thérapeutique helmontienne comportait d'étranges recommandations au père oratorien, dont on ignore les sentiments après la réception de ces conseils en vue de guérir la dartre dont il souffrait. {Sur les lettres de J. B. Van Helmont au P. Marin Mersenne, Rev. Belge de Philol. et d'Histoire XXVI, 1-2, 1948, pp. 61-83.)

Il serait souhaitable que dans la ligne si fertile des travaux entre­pris par M. E. Gilson sur les interférences entre pensée médiévale et pensée moderne, une suite de recherches tende à décrire les attitudes respectives des gens cultivés vis-à-vis du moyen âge dans les différents pays d'Europe au cours de l'âge classique. C'est ce que pour la France s'efforce de faire M. N . EDELMAN {Attitudes of XVII th France toward Middle Ages, New-York, King's Crown Pr. 1946, 460 p.). Toute la gamme des réactions des classiques à l'égard du moyen âge est évoquée ici et, si ce travail ne présente que de lointains rapports avec l'histoire de la philosophie proprement dite, il n'en contribue pas moins à nous renseigner sur des phénomènes culturels auxquels les philosophes du temps ne sont pas demeurés insensibles. On rangera les suggestions de M. F. DAINVILLE {De l'ébranlement des sphères de l'esprit et de l'action par la géographie aux XVI' et XVII' s. Trav. Doc. 3/4) dans le même ordre de préoccupations qui n'avaient pas échappé à Plattard et Atkin-son, et on se rendra compte de l'étendue de ces incidences dans le do­maine religieux grâce au travail de synthèse esquissé par M. R. LE-BèGUE {La pensée religieuse des écrivains français des XVI' et XVII' s. d'après les travaux récents, Ibid. 6, 1946) ; et, plus spécialement, par

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M. A. BRIEN {La liberté chrétienne et la Grâce à travers les controverses des XVI' et XVII' s., ibid. 3/4). C'est à ce propos que se rattache éga­lement l'essai d'histoire du dogme et de la théologie dogmatique (Gratia Christi) du Père RoNDET S. J. (Paris, Beauchesne, 1 9 4 8 ) , plus dogma­tique qu'historique, sans aucun doute, mais qui dégage nettement les tenants et les aboutissants des deux courants religieux modernes, celui de la transcendance et celui de la conception « coopérative » de la grâce.

Les études pascaliennes prennent un singulier relief grâce à plu­sieurs travaux récents. M. E. BAUDIN a condensé vingt années de re­cherche dans La Philosophie de Pascal (I. Pascal et Descartes ; II. Pas­cal, les libertins et les jansénites ; III. Pascal et la casuistique, Neu-chatel, La Baconnière, 1946, 4 vol., 1.300 pp.). C'est le point de vue d'un thomisme strict qui commande cette analyse. La réintégration de Pascal dans le milieu auquel son génie est comme demeuré tangent, le parallèle Descartes-Pascal, la pénétrante enquête de M. Baudin sur la pensée philosophique de cet homme dont les intuitions le situent sur toutes les avenues de la pensée moderne, font de cette entreprise his-torico-critique assurément une contribution de premier plan. Mais il faut faire parler et interpréter tous les textes. Il reste que si l'on va jusqu'à faire de Pascal un philosophe, voire un philosophe pré-critique, une sorte de rationaliste de l'empirie, détourné de son projet par le siècle, que devient le « spirituel » que Pascal ne cessa de sauvegarder dans son for intérieur ? Si l'on tient sa philosophie comme inachevée, est-on suffisamment armé pour la compléter, par exemple, sur le pro­blème de la nature des idées, en ramenant ces dernières à des produits en quelque sorte instinctifs de la conscience ? Des critiques ont mis en doute l'existence chez Pascal de ce « dogmatisme critique » dont M. Baudin le gratifie. Aucun ne met en cause l'ampleur et la pénétration de cette étude digne des grands pascalisants du passé récent.

La géométrie, la physique expérimentale, les probabilités forment les principaux objets de la curiosité scientifique de Pascal. Comment faut-il entendre l'intérêt qu'il y a porté ? M. P. HUMBERT montre dans L'œuvre scientifique de Biaise Pascal (Paris, A. Michel, 1947) que Pas­cal partage son génie inventif comme tous les « amateurs » de son temps entre beaucoup de sollicitations et qu'en filigrane se joue un destin obscur. La nuit du 23 novembre 1654 n'est pas la catastrophe dont Voltaire s'est gaussé, mais le terme d'une carrière non-profession­nelle, celle d'un mondain, capricieux à ses heures, d'un mathématicien intermittent, d'un « honnête homme » dans toute la force du terme.

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à égale distance de toute spécialisation outrancière, et qui accepte l'idée d'un ordre surnaturel, en mystique acculé par la vie, par sa vie, au mj'Sticisme.

L'Antologia con introduzione (Brescia, La Scuola, 1946) de M. F. SciACCA, consacrée à Pascal, met la problématique pascalienne en relief et souligne les éléments non-jansénistes de sa pensée.

Le milieu janséniste est évoqué par ses côtés les plus amènes en la personne du pacifique et indulgent Pierre Nicole par M. LE BRETON GRANDMAISON (Paris, A. Michel, 1945) . Ce biographe voit dans Nicole un modèle de civilité chrétienne et il dégage finement les analyses délicates de l'amour-propre que l'on doit à ce janséniste un peu malgré lui, et aux amitiés inconstantes. Comme la connaissance de soi y est peu pascalienne ! Comme la tristesse (à la vue de soi) et l'ennui (à vivre avec soi) sont quand « on s'aime tendrement » impropres et impossibles avec soi et de cette saveur inimitable dont a parlé Valéry. Nicole optimiste. Pascal pessimiste.

Autre chose est de revenir au jansénisme et aux jansénistes intran­sigeants.

L'édition volumineuse de la Correspondance de Jansernus (Paris, Vrin, 1947 , 6 8 8 p.) vient d'être assurée par les soins de M. J. ORCIBAL, dont les travaux d'historien religieux sont déjà bien connus. M. Orcibal les a poursuivis dans Louis XIV contre Innocent XI (Paris, Vrin, 1949) . Irès informé sur les tenants et aboutissants du jansénisme, sur le sort du gallicanisme, sur les mouvements protestants et quiétistes et sur leurs ramifications politiques, il ouvre un chapitre mal connu de l'his­toire religieuse. En 1717 la France hésite entre le jansénisme et le galli­canisme ; des secteurs importants de l'opinion inclinent vers l'idée d'un retour à l'Eglise primitive et leur conviaion désaccorde le modus vivendi réalisé entre les dignitaires de l'Eglise et le bas-clergé, — de quoi pré­parer à longue échéance la future constitution civile du clergé.

Un opuscule du même historien sur l'Etat présent des recherches relatives à la répartition géographique des « nouveaux catholiques » à la fin du XVIP s. (Paris, Vrin, 1948) se rattache à ces questions.

Mais si l'histoire de la philosophie religieuse peut tirer parti de la correspondance subsistante de Jansenius, si souvent adressée à Saint-Cyran (dont la correspondance a disparu lors de son arrestation et connu entre les mains des jésuites des tribulations pénibles), elle pourra tirer le plus grand parti des documents et informations réunis par M. J. ORCIBAL dans son étude sur Saint-Cyran : ]ean Duvergier de Hau-

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ranne, abhé de Saint-Cyran et son temps (Paris, Vrin, 1948, 284 p.) puisqu'aussi bien on peut se demander ce que le jansénisme eut été en l'absence du directeur de Port-Royal.

M. H. BussON s'était déjà attaché à caractériser la pensée religieuse de Charron à Pascal, mais il a étendu son érudite investigation au milieu du siècle, cette fois, en faisant une large place à l'essor de la pensée scientifique et en narrant les jeux subtils auxquels alliés et enne­mis des deux « révélations », la scientifique et la religieuse, se livrèrent.

Le « copernicianisme » ne suffit pas à caractériser un libertin au XVir. Trois libertins authentiques se trouvaient incarnés en la per­sonne d'un Lamy, d'un Auzout, d'un Huygens. Un Gassendi fait montre de courage mais demeure prudent, semble-t-il, en dépit de certaines imprudences, il est vrai. Ainsi M. Busson ne veut pas sonder les cons­ciences et par là même observe une discrétion scientifique qui laisse en souffrance quelques énigmes irritantes, soulevées déjà par MM. Ro-CHOT et PiNTARD. {La Religion des Classiques, Paris, P.U.F., 1948, 474 p.).

Le mouvement janséniste ultramontain exige un dépouillement d'archives considérable et présente un travail de synthèse difficile. On éprouve devant le labeur de M. Enrico DAMMIG M. L une sincère admiration, car il éclaire le sort de l'activité janséniste romaine au XVIir, en décrivant ses intrigues politiques, le rôle de Choiseul, le travail souterrain ou au grand jour entrepris contre les jésuites, contre les probabilistes et les molinistes, il dépeint le cercle des Foggini plus augustinien que d'autres, manœuvrant de concert, avec les partisans d'une réforme ecclésiastique (// movimento Giansenista a Roma nella seconda meta del secolo XVIII (Studi e Testi 119, Citta del Vaticano, 1945). Complément historique précieux aux travaux de M. Orcibal. Recherches historiques indispensables sur la pensée religieuse euro­péenne.

L'étude de Malebranche se trouve ranimée à la suite de la réédi­tion du texte de Feuillet de Conches (1841), de la Correspondance avec J. J. Dortous de Mairan (Paris, Vrin, 1947, 173 p.), les lettres manus­crites de cet imprimé n'ayant toujours pas été retrouvées. M. J. J. Mo-REAU assume cette tâche de les rééditer (4 lettres, 4 réponses) et va bien au delà en ajoutant à cette occasion un nouveau et substantiel parallèle entre Spinoza et Malebranche. Que le chevalier, troublé par une lecture de Spinoza, ait requis les lumières de l'oratorien pour se défendre des séductions panthéistes, quelles belles lettres à écrire pour un pluraliste, pour un ardent créationniste et pour un théoricien de la

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représentation et de l'étendue intelligible ! Mais que le requérant n'y trouve jamais son compte, ne serait-ce pas une singulière aventure, destinée à confondre le requis ? Dommage que le manuscrit ait disparu. Nous ne pouvons nous empêcher de nous poser la question : Et si c'était un apocryphe ?

Dans l'entretemps, la Recherche de la Vérité (G. LEWIS, Paris, Vrin, 1946, 2 vol.) et les Entretiens (CuviLLiER, P. Vrin, 1948) ter­minent l'édition de 1945.

Les débats provoqués par l'exposition de la psychologie et de la morale de Malebranche parmi les esprits cultivés de son temps (P. de MoNTCHEUlL, Malebranche et le quiétisme, Paris, Aubier, 337 p.) méritaient une étude approfondie ; et il faut espérer que ceux provo­qués par l'examen du problème de la liberté connaîtront des prolon­gements semblables [G. DREYFUS, Les différents aspects de la liberté chez Malebranche, Revue de Méta. Mor., 1946, p. 239-58}.

Signalons une monographie de M. E. CARCASSONNE sur Pcnelon (Paris, Boivin, 1946).

La publication de deux copieux volumes d'inédits aux environs du tricentenaire de la naissance de Leibniz sont le plus bel hommage que l'on pouvait rendre à cet infatigable écrivain et philosophe. M. G. GRUA a collationné d'après les mss. de la Bibliothèque de Hanovre le présent ouvrage (G. W. LEIBNIZ, Textes inédits, Paris, P.U.F. 1948, 2 vol.). Complétant, en 1945, un travail entrepris dès 1937, et centré sur des textes relatifs à la justice, le rangement chronologique opéré par M. Grua nous aide à mieux comprendre la préparation de la Théodicée. Les notes privées confirment d'après M. Grua la sincérité de Leibniz. Rien d'ésotérique chez lui. Une seule énigme : les rapports Leibniz-Toland (I. p. 46-61). Les rubriques et l'Index permettront à chacun de tirer le plus grand parti de ce travail.

Les revues et les éditeurs italiens ont abondamment célébré ce tricentenaire (1).

En France, M. JALABERT a soutenu une thèse vigoureuse et pro­fonde sur les rapports de la notion de temps et de substance chez Leibniz {La Théorie leibnizienne de la substance et ses rapports avec la

(1) C:f. G. GALLI : Sludi leibnixiani, (Padova, Cedani, 1947) ; A. GALIM-B E R T i : Leibniz, (Milano, Garzanti, 1946) donne un choix de textes avec iii-trod. historico-critique. Le Giorn. Meta. (6, 46) contient divers articles : F. AMERIO, Leibniz e Vico : et Riduzione del Sisterna lebiniziano alla sua idea cosmologica fondamentale, de lî . CARLINI ; la Riv. di Filon. (1-2, 47) : trad. it. orig. Precetti per il progressa délia scienze et des articles de G. GALIMBEKTI, G . SOLARI, B . LEONI ; la Riv. di f i l . neoscol. ( 4 , 1947 ) : F . OLGIATI, MANDELLI, L. PELLOUX, M. CAMPO ; note b ibl io . de C. FERRO.

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notion de temps, Paris, P.U.F. 1947) qui ne laisse pas de revigorer les vues généralement reçues sur Leibniz. Il en fait le centre de la doctrine. Sa physique l'aurait conduit au panpsychisme, mais sa métaphysique, vers le panlogisme. Cette double direction permettrait de redistribuer les thèmes secondaires. A l'inverse, M . R. WAVRE s'est posé la ques­tion du rôle de L'espace pour Leibniz (Studia Philos., Ann. Soc. Ph., VII, Bâle, Verl. f. Recht u. gesellschaft, 1947). Le philosophe-mathé­maticien suisse complète ainsi ses études historico-critiques antérieures sur l'espace cartésien.

Un exposé cursif sur Leibniz dû à M. A. Cresson, auteur déjà d'un grand nombre de monographies du même ordre (Paris, P.U.F. 1947, 160 p.) aidera, en dépit des difficultés que nous venons de rappeler lorsqu'on approfondit la pensée de Leibniz, l'approche de ce vaste esprit qui défie la sagacité des historiens depuis si longtemps.

Le Leibniz sincère de M. Grua et le Leibniz foncièrement tempo-raliste de M. Jalabert n'est pas absolument celui de M. G. FRIEDMANN (Leibniz et Spinoza, Paris, Gallimard, 1946, 320 p.). L'étude du pro­blème, si brûlant, des rapports Leibniz-Spinoza, déformé par Foucher de Careil et corsé à souhait depuis Erdmann, et ensuite compliqué par tous les spécialistes de ces deux grands philosophes, l'a amené à ces conclusions. L'étude des textes, l'examen des circonstances est le seul guide. Amené à prolonger la « jeunesse » de Leibniz, M. Friedm.ann l'étudié minutieusement, avant son contact spinoziste, jusqu'à son accès à l'Arche Sainte de l'Ethique en 1678, accès postérieur à la ren­contre personnelle de Leibniz et de Spinoza en 1676 à Amsterdam. C'est en déterminant l'indice de réfraction de Spinoza à travers Leib­niz et les contemporains de Spinoza que M. Friedmann s'autorise à parler d'un masque social de Leibniz.

A son avis, depuis 1664, Leibniz n'a guère changé de doctrine : un préjugé théologique et une passion religieuse l'inspirent dorénavant. On découvrirait en lui un homme prudent, astucieux, double parfois, selon les interlocuteurs. Si l'on centre la doctrine sur l'harmonie prééta­blie et si l'on y voit le germe de la monadologie et de l'optimisme, les oppositions entre Leibniz et Spinoza, entre l'humaniste et le naturaliste, entre deux types d'esprits, montreraient qu'ils n'ont été dans le flux historique que le jouet d'une fatalité dialectique. La part réelle d'in­fluence spinoziste reste donc enveloppée, Leibniz ayant exploité une sorte de spectre de spinozisme pour pousser son propre système. Sur ce double rameau de l'arbre doctrinal moderne, fleurissent deux concep­tions de l'homme, l'une sans eschatologie individuelle ou sociale, sans

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piperie, œuvre de l'homme solitaire, absorbé dans l'univers infini ; l'autre, celle de l'homme qui pense pour l'homme, lui assigne dans sa misère le secours et le réconfort chrétien, l'enveloppe jusques dans son prolongement social, et l'enferme dans une sorte d'ubiquité, dans un climat optimum où le pire concourt encore au meilleur. Et au cours de ce pari sur l'homme, Leibniz serait le perdant. De toute manière, l'ouvrage de M. Friedmann fera réfléchir leibniziens et spinozistes et obligera de repenser sérieusement, à la lumière de ces conclusions, tout le problème Leibniz-Spinoza.

Dans la ligne d'inspiration ontologiste de M. Carabellese, M. T. MoRETTi COSTANZI réunit les arguments favorables à une interpré­tation théiste de Spinoza {Spinoza, Roma, Universita, 1946).

On voudra bien volontiers compter l'œuvre de Christian Huygens comme une contribution au développement des idées philosophiques, quand on aura lu le Christian Huygens and the Development of Science in the XV lit h century, de M. A. E. BELL (London, Arnold, 1947, 220 p.). Ce physicien-mathématicien de l'intervalle cartésien-newton-nien, attiré en France par Colbert, et qui se tient à égale distance des querelles religieuses et politiques, a soutenu l'idée d'une science, non pas animée d'un optimum progressiste de puissance (Power) mais étran­gère à la foi et incapable d'exalter l'œuvre divine. D'où son égale défiance pour Descartes et Spinoza. Mécaniste, mécanicien, armé du principe inductif de corrélation, il clarifia les notions de masse, de poids, de force et de mouvement, expliqua l'anomalie de Saturne, monta des télescopes plus perfectionnés, ouvrit à l'optique physique une voie nouvelle. Si sa méthode géométrique le priva de la découverte du 1/2 mv^, il découvrit la force centrifuge, laissant à Halley et à Newton, le soin de rapprocher celle-ci de l'attraction. Ainsi paya-t-il sa dette d'allégeance cartésienne, malgré qu'il en eût. Avant Newton il distingue le poids de la masse, sans qu'on puisse décider si pour lui la gravité était inhérente à la matière. Son Cosmotheoros évoque irré­sistiblement les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle.

Rattachons à ces grands artisans des progrès de la métrique, l'étude récente de leurs efforts par M. L. DEFOSSEZ {Les savants du XVW siècle et la mesure du Temps, Paris, Zeluck, 1946).

Nous avons déjà mentionné dans notre chronique précédente (p. 61) la savante entreprise de M. A. A. LucE dont l'érudite édition diplomatique du Commonplace Book de Berkeley le préparait spécia­lement, en collaboration avec M. T. E. JESSOP, à la réédition complète des œuvres, en remplacement et complément de l'ancienne édition de

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Fraser. L'édition suit son cours chez Nelson à Edimbourg. Trois volu­mes sur huit ont paru : The Works of George Berkeley, Bishop of Cloyne [I. Philosophical Commentaires ; Essay towards a New Theory of Vision ; Theory of Vision Vindicated (LUCE). — II. The Principles of Herman Knowledge ; First Draft of the Introduction to the Prin­ciples ; Three Dialogues, Philos. Correspondence with Johnson (JES-SUP). D'autre part The life of G. B. by LUCE, 1 vol. 260 p.]. Les édi­teurs ont modernisé la langue et la typographie. Faut-il le regretter ? La plupart des commentateurs rejettent l'idée d'une évolution de la pensée berkeleyenne. C'était l'opinion de M. N. BALADI {La pensée reli^euse de B,, Paris, Vrin, 1946), c'était celle de M. A. A. LucE {B's Immaterialism, Edimburg, Nelson, 1946). Il s'y est tenu, et c'est également celle de M. F. BENDER {George Berkeley's philosophy re-examined, Amsterdam, H. J. Paris, 1945). Cette thèse doctorale que nous avons signalée, nous ramène au C. P. B., en dégage l'arrière-fond réaliste disposé provisionnellement d'après lui derrière l'existentiel spirituel, purement actif et, s'appuyant sur la théorie de la vision, elle en tire argument pour situer l'abstraction d'intention nominaliste un peu avant le coup de barre idéaliste et spiritualiste dont les derniers écrits feraient plus spécialement la démonstration. Ce qui n'empêche pas le commentateur de maintenir qu'un certain rationalisme latent va s'accentuant au détriment des autres éléments et les notions de la Siris mettraient ce point en évidence. Peut-être qu'un examen purement interne de l'œuvre aboutit à confirmer ce schéma mais un examen externe des « circonstances » de chaque oeuvre aiderait à comprendre la physionomie et le relief de chacune dans sa complexité philoso­phique, voire apologétique ?

L'évolution du goût littéraire d'une époque, manifestation de la sensibilité, pourrait éclairer l'étude de la pensée philosophique de la même époque, manifestation de la réflexion critique. A cet égard, M. W. J. BATE a fait œuvre utile et pénétrante en ce qui concerne l'An­gleterre {Prom classic to romantic : premises of taste in the XVIII th. C. England, Lowell Lectures, Boston, Cambr. Univ. Pr. 1946, VIII-197 p.). De même, le rassemblement des doctrines économiques, socia­les et politiques éparses, formées à la même époque, au cours de 'a brillante renaissance écossaise, peut contribuer à nous faire mieux saisir la richesse de ce dix-huitième siècle. C'est ce que Mme Gladys BRYSON a réussi de faire dans Man and Society : The Scottish Inquiry of the XVIII th C, Princeton Univ. Pr., 1945, IX-287 p.). Il est clair que des personnalités comme Smith, Hume, Ferguson, Horne, J. Burnet,

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D. Stewart et Th. Reid s'entendent beaucoup mieux ainsi. C'est un peu ce que pense plus spécialement de l'un d'entre eux M. G. BAGO-LINI quand il invoque l'expérience politique et juridique de David Hume (Esperienza giuridice et politica del pensiero di D. Hume, Siena, 1947) .

Les études humiennes concernant la théorie de la connaissance ou la morale proprement dite sont encore nombreuses. (Cf. MOSSNER, The continental réception of Hume's Treatise 1739-1741, Mind, 61, 1947, pp. 31-43). Nous n'en retiendrons que trois.

Dans La credenza corne fundamento deW atHvita pratica in hocke-Hume (Catania, 1948, 231 p.) M. G. BIANCA aborde un examen cir­constancié du rôle que la croyance (belief) joue chez Locke et chez Hume. A l'inverse, M. A. Pop se place sur le versant critique de la doc­trine et s'enquiert de la place de \'apriorisme chez Hume, et depuis Hume, mais en poursuivant cet examen au delà du criticisme ÇThe A priori in the Physical World, New York, King's Cross P., 1946). Il requiert au cours de cette interprétation un conventionalisme fonaion-nel qu'il prétend découvrir en s'appuyant partiellement sur l'autorité de ces examens critiques depuis Hume. Enfin, la dissertation de Miss R. M. KYDD qui se borne à scruter la portée de deux sections du Treatise aboutit {Reason and Conduct in Hume's Treatise, Oxford Un. P. 1946, XI-196 p.) à des conclusions qui méritent d'être méditées. La conduite morale dépend de la raison pratique. La réflexion et le jugement inter­viennent comme des causes médiates d'action et le sens de l'obligation morale ne peut tenir qu'à la puissance pratique de la raison.

Les presses de Blackwell (Oxford) avaient déjà contribué à la réédition de certains traités de HOBBES {Leviathan, 1946), de LOCKE {Civil Government, Letters C. Toleration, 1946), de LOCKE, HUME et ROUSSEAU {Social Contract, 1947), de HAMILTON et MADISON (The Pederalist, 1948) et de J. S. MILL {On Liberty, Repres. Gov., 1946), rendant ainsi tout leur éclat à des classiques anglais et américains des sciences morales et politiques ; chaque réédition se trouve accompagnée d'une introduction historique et critique de la meilleure qualité : OAKESHOTT, GOUGH, BARKER, BELOFF, Mc CALLUM. Le dernier en date de ces ouvrages est l'édition de deux écrits quasi-introuvables de J. BENTHAM {Fragment on Government, Introduction to the Principles of Morals and Législation). En une cinquantaine de pages, M. W. HAR-RISON restitue le promoteur de l'utilitarisme à sa juste place, qui est grande parmi les théoriciens de la démocratie libérale. Indirectement la preuve en est encore fournie par la place prééminente que Bentham

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occupe dans le cours de la controverse entre juristes, moralistes et philosophes, controverse qui vient de se dérouler en Angleterre sur le thème de l'interprétation, à travers Priestley et Bentham, du principe utilitaire et du principe majoritaire. (Cf. G. W . KEETON et G . SCHAR-ZENBERGER, Jeremy Bentham and the Law, London, Stevens, 1948 , 2 5 9 p.).

Dans le prolongement du même courant de pensée, la publicaton de textes politico-sociaux d'Amérique ( 1 8 2 5 - 5 0 ) réunis par les soins de M. J. L. BLAIR {Social Théories of Jacksonian Democracy, New-York, Hafner, 1 9 4 7 ) et celle, rétrospective aussi, de textes de H. SPEN­CER sous le titre The Man versus State (Intr. A. J. NOCH, Caldwell, Caxton, 1946) attestent le pressentiment des leaders américains et la prémonition platonique de Spencer quant à la substitution progressive de couches sociales de plus en plus larges dans l'administration poli­tique contemporaine et celle de l'invasion progressive de l'Etat dans des activités réputées libérales jusqu'au milieu du XIX' siècle.

Le Corpus Général des Philosophes français s'assigne la lourde tâche de nous rendre les éditions épuisées ou périmées des grands phi­losophes français. M. Georges LE ROY a réuni dans une fort belle édi­tion critique l'œuvre de Condillac (Paris, P.U.F. 1948, 2 vol. Un 3' volume nous apportera l'édition du Dictionnaire des Synonymes, resté inédit jusqu'ici). D'autres suivront et répondront aux mêmes exigences de précision et de rigueur critique dans l'édition.

Le XVIII' siècle a fait l'objet de nombreux travaux.

Nous rappellerons d'abord l'ouvrage de P. HAZARD : La pensée Européenne au XVIW siècle (Paris, Boivin, 1946, 2 vol., 1 vol. notes). Cet ouvrage, digne continuateur de La Crise de la Conscience Euro­péenne conserve toutes les qualités d'érudition et de synthèse du pré­cédent et il achève le tableau de littérature et de philosophie comparée si heureusement amorcé par le premier. Le philosophe y puisera des renseignements et des enseignements de choix.

C'est à ce même tableau que se rattachent certaines monographies récentes. L'une, qui nous avait échappé précédemment : celle sur P. Thiry d'Holbach, dont M. P. NAVILLE (Paris, Gallimard, 1943 . 472 p.) retrace la carrière parmi les savants et les philosophes du temps, d'Angleterre et du Continent, en précisant maintes questions demeurées obscures jusqu'ici, notamment celle des relations de Hume, Diderot, Helvetius et d'Holbach, celle de ce dernier avec les écrivains clandestins, avec la Mettrie et Boulanger et du même avec les déistes, avec Aken-

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side et Toland. Le Système de la Nature et i'Ethocratie sont minutieuse­ment étudiés. Par une sorte de coïncidence fort heureuse, une autre monographie vient éclairer celle-ci. M. I. O. WADE {Studies on Vol­taire, with some unpublished papers of Mme du Chatelet, Princeton U. P., 1947) offre l'intérêt de publier trois manuscrits provenant de la bibliothèque de Voltaire à Leningrad (trad. de la Fable des Abeilles de Mandeville ; du ch. IV de l'Optique de Newton ; et trois chap. de grammaire) prouvant ainsi l'influence de ces écrits sur Voltaire et clari­fiant le rapport entre Mandeville et Le Mondain et l'Ingénu, et enfin le Traité de Métaphysique ; pour ne rien dire du rôle du Newton des Eléments de Philosophie Naturelle. Le même critique a dépouillé toute la littérature clandestine de l'époque, ou peu s'en faut, et il contribue ainsi à reconstituer un de ses aspects le plus mal connu. (The Clandes­tine organisation and diffusion of Philosophie ideas in France 1700-1750, Princeton U. P., 1948) : le rôle de Jean Meslier, de Boulain-villers, de Freret et de tant d'autres, l'incidence déiste des Toland et Woolston dont l'importance a été surestimée ; bref, de quoi reviser un grand nombre de positions et promouvoir de nouvelles recherches.

On y rattachera deux études : celle de M. L. BECKER (The heavenly city of the XVIIIth century philosophers (trad. ital. Naples, Ricciardi ; tr. ail. Wurzbourg, Schônigh, 1946) ; et celle de M. Ch. VELLAY, plus limitée, qui s'appuie plutôt sur un examen chronolo­gique des textes du conventionnel Saint-Just {Saint-Just Théoricien de la Révolution, introduaion et notes, Monaco, L. Jaspard, 1946, 276 p.) pour nous faire mieux saisir la philosophie politique qui le déterminait. M. A. TANNER nous expose ses vues, appuyées sur la réunion de textes formant ce qu'il nomme Les Gnostiques de la Révolution : Claude de Saint-Martin et Antoine Fabre d'Olivet (Fribourg, Egloff, 2 vol. 1946); tandis que M. ORREI se propose de reprendre tout le problème des rapports de l'Encyclopédie et de la Révolution dans VEnciclopédia e la Rivoluzione francese (Rome, Edit. Travail, 252 p.). Deux critiques catholiques italiens sont retournés vers ce qu'ils continuent de consi­dérer comme la principale source doctrinale de la révolution politique de cette époque, à savoir Jean-Jacques Rousseau. (D. MoRA>fDO, Brescia, La Scuola, 1946 ; N. PETRUZZELIS, // pensiero politico di G. G. R., Milano, Marzorati, 1946).

D'après M. F. AMERIO, G. B. Vico serait une sorte de réaliste chrétien, une sorte d'augustinien platonisant, aucunement enclin à céder à un idéalisme subjectif ou à im idéalisme pré-crocien, comme on l'a dit, un penseiu- très complexe en tout état de cause. La patiente érudi-

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tion dépensée par l'auteur fait de son récent ouvrage un des plus subs­tantiel parus jusqu'ici sur Vico {Introduzione alla studio di G. B. V., Torino, 1946, 558 p. ; Introduzione alla filosofia di Vico, Torino, Soc. Ed. Intern., 1947). Dans le même temps, un autre érudit, M. F. Nicco-LINI parachevait la bibliographie entreprise par B. Croce en 1904 et la refondait en un ensemble homogène : Bibliografia Vichiana (Napoli, R. Ricciardi, 2 vol., 1947-48, 1.050 p.). L'ouvrage contient l'histoire externe des écrits, les critiques et commentaires reproduits ou résumés et une iconographie de Vico. Le tout avec un index. Bilan de trente ans de travail, de la part de l'éditeur du Vico complet (1911-41) et spécialement de Scienza Nuova (1942). Une monographie couronne cet immense labeur. Enfin, M. NICOLINI a publié VAutobiagrafia di G.B.V. (Milano, Bompiani, 1947, 358 p.).

M. A. SORRENTINO tache de reconstituer la première esthétique de Vico {La retorica y la poetica de Vico o sea la primera conception estetica del lengaje, Buenos-Aires, Ed. Claridard, 1946).

Rappelons par la même occasion deux tentatives en vue de cla­rifier des problèmes culturels connexes relatifs l'un à la pensée ita­lienne et l'autre à la pensée suédoise. L'une, celle de M. CODIGNOLA (Illuministi, Giansenisti e Giacobini neW Italia del' 700, Firenze, La Nuova Italia, X-384 p.) nous ouvre des perspectives sur des courants de pensée encore bien obscurs dont MM. Orcibal et Dammig se sont déjà occupés et l'autre, celle de M. L. JOHANESSON, étude plus courte (Raison et Révélation, Etude systématique sur l'évolution de l'histoire des idées en Suède au XVII? s., Festkrift A. Karitz) nous montre que la Suède n'est pas demeurée insensible non plus aux remous de la crise européenne.

« » «

C'est autour de Kant ou autour du problème kantien que gra­vitent la plupart des études parues au cours de cette période sur la fin du XVII? siècle en Allemagne.

La plus importante est certes celle de E. CASSIRER. Deux essais traduits en anglais en forment la substance. Rousseau, Kant and Gœthe (Princeton Univ. P., 1945) expose l'introduction à une monographie Die Philosophie der Aufklàrung parue dans The Journal of Ideas.

Cassirer reconstitue de divers points de vue le climat d'opinion du XVII? et il s'autorise de la confrontation Rousseau-Kant pour affir-

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mer qu'au contaa de Jean-Jacques l'intellectualisme de Kant s'est humanisé, en dépit de la disparité de leur caractère. Kant aurait com­pris ce qu'aucun des amis de Jean-Jacques n'aurait compris. Il aurait fait le départ entre les mœurs et la moralité et, loin de trouver chez Rousseau le panégyriste d'une misanthropie solitaire compensée par un retour à la nature, il n'aurait trouvé chez lui que le sentiment, admi­rablement exprimé, du chemin parcouru depuis l'état de nature. D'où une distinction de la valeur sociale de la civilisation et de la valeur en dignité dans l'ordre des fins, assignable à des natures raisonnables. En centrant la source de cette authenticité tous deux sur la liberté, avec une certaine mélancolie chez Rousseau, sans le romantisme dont on l'a gratifié ultérieurement, ils ont donc travaillé de concert. Avant d'être J'apôtre de la sentimentalité pour la génération de '90 Rousseau fut pour la génération de '60 le « restaurateur des droits de l'huma­nité >;. Lessing et Kant ne pensent rien d'autre : c'est la « belle âme » que tous cherchent, pensent trouver et révèrent. Entre l'homme de nature et l'homme de l'homme, entre nature et convention, Kant d'ac­cord avec Rousseau, voit la différence entre l'homme faux et l'homme vrai, entre l'homme du savoir et de l'histoire et l'honmie moral téléo-logique, entre l'homme et l'idéal humain de la finalité suprême. A part que la religion de la liberté rousseauiste fut d'essence plus instinc­tive, l'exigence de la liberté n'était pas moins impérieuse chez Kant en vue d'assurer le règne des fins dans une sorte de communauté spi­rituelle des êtres raisonnables qui pensent leur conduite au lieu de la subir.

L'opposition Gœthe-Kant est plus profonde ; néanmoins, l'uni­fication envisagée par Kant entre l'art et la téléologie dans la Critique du Jugement appelle des remarques judicieuses qui aident à rappro­cher ces deux esprits, l'un si ouvert à la physique mathématique de son temps, l'autre si fermé à celle-ci, mais tous deux aussi attentifs l'un que l'autre à ne pas se fermer aux exigences qualitatives concrètes (1).

La publication du cahier IV de l'ensemble d'un vaste ouvrage intitulé Le Point de départ de la Métaphysique par les soins de disciples ayant collationné des manuscrits sauvés des déprédations guerrières et ayant complété les lacunes de ces manuscrits par des notes de cours, permet de disposer de la dernière partie de l'œuvre du Père MARéCHAL

(1) Nous nous permettons de signaler le numéro de la Revue des Langues Vivantes, Bruxelles, Didier, (3-4, 1949) consacré à Goethe et plus spécialement notre Gœtke Savant, où sont examinées les relations spirituelles Kant Goethe.

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S. J. : Kant et les postkantiens (Bruxelles, Paris, Desclées et De Brou-wer, 1947). Dès 1926, le P. Maréchal avait interrogé en historien et placé le thomisme devant la philosophie critique, mais le système idéa­liste kantien devait être traité pour soi. Le manque d'unité dont Kant paraît affligé à la suite de cette enquête serait imputable au double dessein poursuivi par la Critique de la Raison Pure, à la fois propédeu-tique et systématique, de sorte que celle-ci s'encombrerait au cours de ses démarches analytiques et dialeaiques d'intentions synthétiques. Cette observation est incontestable et généralement admise. L'examen du rôle a priori de la spontanéité constructive de l'intelligence le mon­trerait spécialement. Ainsi, le P. Maréchal lisait dans la spontanéité objectivante comme un acheminement vers les positions fichtéennes. Il n'y aurait rien à objecter à cela, puisqu'une critique textuelle tend à établir ce passage de la Critique de la Raison Pure à l'Opus postu-mum des Nachlass. Sinon que l'absence et le refus délibéré d'intuition intellectuelle chez Kant oblige ce dernier et nous oblige avec lui, à refuser historiquement le droit d'assimiler en son nom aucune forme d'unité transcendante à une synthèse originaire : il est certain que la synthèse kantienne est, dans son origine unitaire rationnelle, virtuelle à ses fonctions concrètes. C'est peut-être dogmatiquement désolant mais c'est un fait historique. Les hésitations séniles de Kant peuvent l'avoir rendu moins tranchant sur ce point. Autre chose est la manière dont les postkantiens ont estimé devoir se libérer des restrictions que Kant s'est imposé. Sur ce point, le cahier IV est également fort intéressant.

Il reste que toute bonne introduction à Kant conserve sa valeur. L'Introduzione a Kant (Brescia, La Scuola, 1946) de M. S. VANNI RO-VIGHI y apporte ses clartés ; et celle, plus restreinte, de M. A. MAS-SOLO, se préoccupe davantage d'une évolution de la pensée kantienne {Introduzione ail' Analitica Kantiana, Firenze, Sansoni, 1946). Mais on peut encore remonter aux sources historiques et s'efforcer de souligner ce que la critique théorique doit à Baumgarten, comme source leibni-zienne et, à Meier, pour sa terminologie. L'analytique comporte-t-elle une assimilation du sens intime aux « actes mentaux » pris comme objets et, sous l'influence de Tetens, rien que les actes du passé mental puisqu'aucune simultanéité n'est possible dans l'introspection kan­tienne ? Si c'est exact, c'est difficile à intégrer, mais c'est neuf. C'est ce que se propose de montrer M. T. D. WELDON dans son Introduction to Kanfs Critique of Pure Reason (Oxford Univ. Pr. 1945).

L'ambition de Mme AEBI dans Kant's Begrundung der deutschen Philosophie (Basel, Verl. F. R. Gessellsch. 1947) est plus vaste et dé-

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passe les limites d'une recherche historique. L'auteur nous paraît, indé­pendamment de tout autre mérite d'interprétation, accentuer à l'excès le subjectivisme de la pensée kantienne et lui imputer indûment un « activisme » dont l'influence, délétère à son gré, se serait exercée sur toute la pensée allemande ultérieure. C'est pourquoi les critiques arti­culées par l'auteur de ce livre s'exercent sur les faiblesses de la Déduc­tion Transcendantale, sur la fragilité des fondements a priori des caté­gories et sur celle de leur adéquation universelle et nécessaire à l'ordre naturel ensuite.

Une question plus limitée peut parfois se trouver être plus cen­trale. C'est ce que M. J. HAVET n'a pas manqué de supposer en circons­crivant l'étude de Kant au problème du temps dans sa doarine. D'im­portants aspects de celle-ci s'y trouvent engagés. {Kant et le Problème du Temps, Paris, Gallimard, 1947).

• •

Le trentième volume de la Storia délia filosofia est consacré tout entier à une monographie de M. Guido de RUGGIERO sur HEGEL (Bari, Laterza, 1948). L'essor des études hégéliennes en France et en Italie est attesté par le nombre croissant de traductions et de travaux relatifs à ce philosophe. C'est aux sources des diverses confluences de l'hégélia-nisme que l'on a voulu se reporter. Les travaux de M. F. GRéGOIRE {Rev. Philos, de Louvain, 45, Tydschschrift v. Phil. Actes IIP Congrès Bruxelles, Actes Congrès d'Amsterdam, etc.) ont été condensés dans un ouvrage important : Aux sources de la pensée de Marx : Hegel et Feuerbach (Louvain, 1947). C'est dans le même sens qu'il faut entendre les travaux remarquables de M. Hyppolite qui ont contribué d'une ma­nière si heureuse à la connaissance de Hegel.

Traducteur français de la Phénoménologie, en même temps un des connaisseurs le plus avisé en France actuellement de la philosophie hégélienne, M. Jean HYPPOLITE, a répandu les lumières de ses ré­flexions sur la Genèse et Structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (Paris, Aubier, 1947). Cette étude historique et critique sur un des points vitaux de la doctrine hégélienne et sur un des points réputés fort justement comme le plus difficile de cette doarine reçoit enfin grâce à M. Hippolyte une explication satisfaisante parce qu'elle est inspirée par une méthode sûre et une intelligence peu commune de l'ensemble de la pensée hégélienne.

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L'introduction à la Philosophie de l'histoire de Hegel (Paris, Ri­vière, 1948, 98 p.) traite avec la même clarté et la même sûreté de la philosophie de l'histoire dont la traduction française parue anté­rieurement exigeait un commentaire et une introduaion susceptible d'en exprimer la signification et la portée.

La personnalité romantique du Hegel théologien, qui va d'un christianisme à un panthéisme, avec son Dieu de privation, de peine et de besoin, que viendrait combler un Dieu immanent, tel apparaît entre autre le Dieu hégélien à travers l'ouvrage copieux de M. Iwan ILJIN : Die Philosophie Hegels als kontemplative Gotteslehre (Bern, A. Franck, 1946, 432 p.).

Dans un ouvrage qui suppose un long commerce avec la pensée hégélienne, M. A. NiEL conclut à l'échec technique de la médiation chez Hegel {De la médiation dans la philosophie de Hegel, Paris, Au­bier, 1946 , 3 7 9 p.) Moins technique, plus général, M. P. SANDOR englobe le cas d'espèce, le cas hégélien, dans son examen d'ensemble de la pensée dialectique {Histoire de la Dialectique, Paris, Nagel, 1947 ) . L'un et l'autre nous montrent quelkpart d'artifice l'hégélianisme com­porte lorsqu'il universalise une méthode qu'il n'avait entrevue dans son application spontanée que sporadiquement.

La littérature italienne sur Marx tantôt exalte et tantôt abaisse l'auteur du Capital et du Manifeste. De toute manière, elle est plus préoccupée de Marx que d'autres. M. C. ANTONI {Considerazioni su Marx ed Hegel, Napoli, Ricciandi, 1946) en fait une critique libérale ; M. A. BARANTO {Le due face di Marx, Genova, Di Stefano, 1 9 4 6 ) pro­cède à un examen socialiste. De quoi Marx ne sort pas grandi par la critique philosophique. On le réédite. On polémique. On fait peu de science. M. G. DELLA VOLPE {La theoria Marxista dell' emancipazione umana, Messina, Ferraro, 1 9 4 5 ) l'exalte lyriquement. M. G. PISCHEL décrit plus sobrement la jeunesse de Marx. M. PENNATI l'entreprend du point de vue moral et le R. P. OLGIATI le mesure en théologien.

La liaison de l'homme et de l'œuvre qui est toujours grande chez le philosophe paraît dévorer Nietzsche, pour H. A. REYBURN, H. E. HINDERKS et J. G. TAYLOR qui veulent laisser de leur héros un por­trait sympathique {Nietzsche : The Story of a human Philosopher, Lon-don, Macmillan, 1948) après les images peu flatteuses qu'en avaient donnés quelques critiques anglo-saxons récents. La critique historique et la critique philosophique souhaiteraient peut-être davantage.

Les études biraniennes venaient à peine de connaître l'éclat que nous rappelions précédemment que M. Henri GOUHIER livrait à la

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publication une analyse solidement documentée et toute empreinte de sa finesse coutumière sur le mouvement interne de la pensée biranienne. Les conversions de Maine de Biran (Paris, Vrin, 1947, 440 p.) ne recherchent ni la synthèse systématique ni de faire revivre l'histoire d'un esprit. Frappé par la disproportion entre les opuscules publiés et les milliers de pages confiées par Biran à l'intimité du journal ou du secrétaire, M. Gouhier se demande quel était ce livre et comment a évolué celui qui rêvait d'écrire un livre qu'il n'écrivit jamais. C'est le philosophe d'une philosophie inachevée et un solitaire dialoguant avec les philosophes du passé. Cet itinéraire ne serait pas continu, mais plutôt une « succession de découvertes », un voyage métaphysique par étapes et jamais terminé. Trois personnages cohabitaient en Biran, un Asclépiade platonisant, un paroissien platonisant du Vicaire Savoyard, un amateur de mathématique et de biologie, préoccupé d'une nouvelle science de l'homme. Rêvant de faire la théorie de la conscience morale, dont Rousseau a fait la poésie, il y pense en pré-positiviste — et s'oriente vers une psychologie métaphysique, là où Comte aboutit à une sociologie découronnée de toute métaphysique. Le fait de l'intério­rité, fondement intime de la « physique expérimentale de l'âme » prépare le paradoxal « positivisme spiritualiste » ravaissonien. L'esprit de la grâce prolonge la philosophie — il aboutit à une religion oii la psychologie fonde le pur amour de Dieu, là oiî Comte aboutit à une religion où la sociologie fonde le pur amour de l'humanité. Cette science humaine irait contre la religiosité romantique et le scientisme positiviste, selon M. Gouhier. Le drame biranien se jouerait sur l'aspi­ration à demeurer homme du XVIII', sur le désir de ne pas renoncer aux lumières et sur la volonté de « s'enfoncer dans les souterrains de l'âme ». Ce long périple constitue autant de « conversions » pour M. Gouhier. Une triple conversion : la première le détourne d'abord des Idéologues — sans cesser pour autant d'être une sorte d'idéologue de province — et, après son laborieux débat avec Descartes, Leibniz et Kant, il se convertit à un certain platonisme ; et enfin, il se serait converti au christianisme. Cette psychographie biranienne suscitera un vif intérêt parmi les biranisants, toujours nombreux.

L'étude du milieu philosophique et politique de l'ancien régime, la restitution des divers épisodes de la pensée biranienne occupe le volu­mineux ouvrage de M. G. FuNKE {Maine de Biran, Bonn, Bouvier Verl., 1947, VII-432 p.). C'est assurément une des plus importantes études écrites en langue allemande.

Les travaux de M . T. ANTONELLI {Maine de Biran, Brescia, La

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Scuola, 1947) et de M. G H é O sont moins ambitieux. Une brève intro­duction et un choix de textes très éclectique retient le premier. Le bira-nisme préoccupe le second. (Birano e II biranismo, Turin, Inst. Fac. lettres, 1947, 165 p.).

Les classiques italiens font l'objet d'une revision, comme nous l'avons déjà signalé précédemment. Reste à savoir dans quelle mesure elle est historique.

La filosofia di P. Gallupi (Padova, Cedam, 1946) dont le cente­naire fut l'occasion (cf. A. Guzzo, Giorn. Met. 1946) permet à M. G. di NAPOLI de retracer la carrière de ce théoricien napolitain de la con­naissance. Le réalisme anti-kantien de Gallupi présenterait une grande originalité, bien qu'assez proche de la néo-scolastique italienne.

Le Brève Schizzo de A. ROSMINI a été précédé d'une introduction et de notes par M. E. CENTINO (Palerma, Palomba, 6 9 p.) et restitue l'esquisse des systèmes de philosophie moderne tels que Rosmini les comprenait. Curieuses pages d'historiographie chrétienne, quand on se rappelle sa position controversée dans le monde thomiste et jésuite.

Un ouvrage important réexamine l'œuvre de V. GIOBERTI. Il est dû à M. L. STEFANINI (Milano, Bocca, 1947) . L'exilé italien de Paris

. et de Bruxelles à l'époque des Mazzini et le ministre d'après 48 en Italie jusqu'à sa fin misérable à Paris en 51, marque d'une empreinte profonde la pensée politique italienne. L'auteur s'efforce de l'intégrer dans l'orthodoxie catholique — s'il est exact qu'il ait dit qu'un vrai philosophe doit être un parfait catholique — mais sa catholicité était très métaphysique, alors que ses déclarations d'indépendance philoso­phique tant du point de vue politique à l'égard des théocraties, que du point de vue religieux à l'égard des théologiens paraissent faire obstacle à ce rapprochement tardif.

La place occupée dans l'idéalisme italien de la première moitié du XIX' s. par Benedetto Croce, en dépit des disgrâces de l'époque pré­sente, méritait d'être soulignée. M. L. A . LoMBARDi l'a tenté {La filo­sofia di Benedetto Croce, Roma, Bardi, 176 p.).

L'œuvre de Charles Bonnet de Genève méritait la contention et la sollicitude érudite dont M. R. SAVIOZ l'a entourée. La publication des Mémoires Autobiographiques (Paris, Vrin, 1948) jusqu'ici demeurés en manuscrits à la Bibliothèque de Genève accompagne celle d'une étude considérable sur La Philosophie de Charles Bonnet (Ibid. 1948 ) .

Inspirée largement par la Théodicée de Leibniz, la pensée de ce naturaliste ouvert à tous les problèmes, en correspondance avec tous

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les savants et les esprits cultivés de son temps, et qui se disait sur le tard un « palingénésiste » se sentait en plein accord avec le providen-tialisme absolu de son illustre prédécesseur allemand. Ce trait rappro­chait Bonnet, l'inventeur de L'Echelle des Etres, du monadologiste, comme il le rapprochait anticipativement de l'auteur de l'Origine des Espèces. Engagé dans le courant des idées du XVIII', Bonnet, qui ne les acceptait point toutes (et spécialement lorsqu'il dénonçait, en gene­vois d'ancien régime, la philosophie de Rousseau) a contribué à donner à celles qu'il faisait siennes un relief extraordinaire. On s'étonnera d'apprendre qu'il était un des écrivains les plus lus de cette époque (D. Mornet). Il préparait le lamarckisme, il préparait le biranisme. Par l'intermédiaire de Ballanche et d'Ampère, ses Preuves du Christia­nisme suscitaient une réplique, la Palingénésie sociale. En Allemagne, il n'était pas sans séduire Jacobi, et les promoteurs de la psychophy­siologie. En Italie, le naturaliste de l'Echelle des Etres n'était pas moins influent. En Suisse, Dumont, Bodmer et, à retardement, l'école psy­chologique romande s'en prévalaient.

L'œuvre philosophique de Bonnet fait plus spécialement l'objet d'une étude de M. Savioz parue dans les Studia Philosophica (Ann. Soc. Suisse de Phil. VIII, Bâle, Verl. f. Recht u. Gesellsch., 1948) où il ana­lyse de plus près Liberté et causalité selon Charles Bonnet et Maine de Biran.

Dans le domaine de la philosophie religieuse, le centenaire de la mort d'Alexandre Vinet a été l'occasion de poursuivre l'édition de ses œuvres (Soc. d'Ed. Vinet) et de publier un cours inédit de feu Ph. BRI-DEL, La pensée de Vinet (Lausanne, Payot, 1944,522 p.). On doit déjà à Bridel un ouvrage sur la philosophie morale, sociale et politique de Vinet (1787-1847).

L'évolution psychologique et intelleauelle de Vinet vers un pro­testantisme libéral, vers un moralisme chrétien tient assez bien dans sa maxime « qu'il ne faut pas noyer la justice dans la charité ». Res­pectueux de la personne, il s'efforça de montrer que l'Etat, l'Eglise, la Société ne seraient rien à défaut de liberté de conscience dont le pro­testantisme garantirait davantage par son esprit de libre-examen l'épa-nouisfement harmonieux.

La philosophie sociale est, comme on l'a vu, l'objet de préoccu­pations continuelles.

Est-ce le vrai visage, sont-ce les multiples visages du typographe révolutionnaire que M. Henri de LuBAC nous donne dans Visages de Proudhon, lequel n'est point une monographie, mais un essai d'expli-

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cation de l'athéisme pratique, de l'irréligion délibérée de cet écrivain prolétaire dans lequel l'auteur voit comme une sorte de théoricien du pari de Pascal à rebours.

C'est une vision du monde social contemporain et de ses conflits que le réformateur moral, Georges Sorel, voulait tenter d'esquisser en se plaçant au delà du marxisme et en cherchant le mythe social qui pourrait inspirer cette réforme. La grève générale devait jouer ce rôle de valeur prolétarienne comme outil collectif capable d'exercer une action morale sur les individus. C'est ce que s'efforce de dégager M. J. DEROO dans le Renversement du matérialisme historique — L'expé­rience de Georges Sorel (Paris, Rivière, 1947).

Signalons, en passant, aux fervents renaniens que les articles épars, les allocutions et discours, les courts essais antérieurs aux dialogues phi­losophiques, tout ce qui se rapporte à la Réforme Intellectuelle se trou­vent réunis en un volume qui constituera le premier tome de l'édition des œuvres complètes de Renan entreprise par son éditeur Calman-Lévy (1947).

M. J. TiELROOY a retracé la vie et l'œuvre de ce grand humaniste (E Renan, Amsterdam, Querido, 1948, 138 p.) en lui contestant peut-être un peu trop ses mérites d'historien et d'animateur de l'exégèse scientifique en France.

La méthode réflexive telle que l'a décrite Jules Lagneau n'avait plus retenu l'attention des historiens de la philosophie. M. F. M. SciACCA y est revenu (// metodo reflexivo di Lagneau, Giorn. Meta. 3, 1948).

Une étude serrée des textes en vue de déterminer la part respec­tive de l'intuition et de l'intelligence et les rapports que celles-ci entre­tiennent dans la pensée bergsonienne, tel est le propos que M. L. Hus-SON s'est chargé de mener à bien. C'est toute l'introduction au bergso-nisme qu'assume l'auteur de L'intellectualisme de Bergson, Genèse et développement de la notion bergsonienne d'intuition (Paris, P.U.F., 1947). Cette critique interne révèle comme il est malaisé de maintenir un équilibre conforme aux intentions de ce penseur, entre ces deux pôles de la doctrine bergsonienne.

Toute la dortrine dans ses successives étapes fait également l'objet de l'enquête menée par Mme Lydie ADOLPHE sur La Philosophie reli­gieuse de Bergson (Paris, P.U.F., \9A6). C'est autour de l'expérience intérieure et intime, renouant avec le courant vitaliste et s'épanouis-sant en de multiples expériences — durée, perception, tension — au­tour de la durée muée en activité créatrice, que s'articule l'idée d'une

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philosophie religieuse, partout présente dans l'œuvre de Bergson. L'éner­gie créatrice, génératrice de pensée, rejoint ainsi l'amour, qui serait profondément joie et sympathie, avant de se disperser dans l'action et la représentation. Inutile de dire que la religion bergsonienne d'après Mme Adolphe est une religion de philosophe et qu'elle ne s'intègre à proprement parler dans aucune religion positive.

Un volume dédié à la mémoire de Bergson a réimi la collaboration de MM. Hyppolite, F. Grégoire, W. Stark, H. Gouhier, H. Sundén (Rev. Int. Philos. n° 10, 1949).

On ne peut s'empêcher d'associer à ces analyses et à ces rapproche­ments subtils sur la pensée bergsonienne les efforts de M. Ph. MULLER pour retrouver dans l'œuvre de Max Scheler les délicates nuances de la conscience morale {De la Psychologie à l'Anthropologie, Neuchâtel, la Baconnière, 1946).

Le P. NOTA S. J. s'efforce en dépit des contradictions qu'il y ren­contre de reconstituer la cohérence de l'anthropologie de Scheler, anthro­pologie qu'il intègre dans l'ensemble de la phénoménologie depuis Husserl {Max Scheler, Utrecht, Spectrum, 1947, 192 p.). La critique néerlandaise, depuis l'enrichissement des Archives Husserl de l'apport du fonds Edith Stein s'est trouvée stimulée dans une voie qu'elle sui­vait déjà allègrement depuis un temps. M. S. STRASSER se pose en défenseur et en légitimiste de la phénoménologie (Tyds. Ph. VIII; et le Père Van BRéDA montre l'intérêt des Archives Husserl (Tydschrift V. Ph. VII, 1945).

L'éthique hartmanienne et son indifférence religieuse voire son irreligion ont jusqu'ici moins retenu l'attention que les thèses épistémo-logiques de Hartmann. M. A. KiEWiTS s'est attaché à reconstituer cet aspect important dans Etiek en religie in de philosophie van N. H. (Nymegen, Dekker v.d. Vegt 1947, 255 p.).

La description du darwinisme dans les milieux scientifiques, litté­raires et politiques de la seconde moitié du 19' siècle aux Etats-Unis fait l'objet d'un ouvrage très documenté de M. R. HOFSTADTER {Social Darwinism in American Thought 1860-1916, Philadelphia, Univ. of Pennsylv. Pr. 1945 ; l " ed. 1944). Tirant parti de dépôts d'archives, cet historien de l'Université de Maryland explique comment la vogue de Spencer prépare conjointement le rôle de William Graham Sum-mer, darwiniste social, malthusien et spencérien ; et celui de Lester Frank Ward, sociologue à Brown University dont la critique s'orienta vers un dualisme reposant sur l'opposition du biologique et du social.

L'échec de cette tendance explique qu'un courant mutuelliste, soli-

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HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE n dariste à la manière de Kropotkine, vienne lui disputer une influence parmi les dissidents marxistes, tandis que les pragmatistes exploitent à leur manière le darwinisme originel et préparent le retournement opéré par l'instrumentalisme d'un John Dewey. Quelques pages nous informent sur le rameau impérialiste et réaliste d'avant 1914. Assez pour que nous comprenions que le darwinisme individualiste se soit survécu comme folklore politique.

C'est une vue d'ensemble de la philosophie américaine que M. Herbert W. SCHNEIDER a voulu nous donner dans A History of Ame­rican Philosophy (New-York, Columbia University Press, 1946, XII-646 p.). La technicité n'est pas le trait fondamental de la pensée amé­ricaine. Plus indemne que l'Europe des traditions universitaires sécu­laires, la philosophie d'Amérique est d'autant plus intégrée aux exi­gences morales, sociales, politiques et religieuses de ses concitoyens. Ce qui ne signifie pas qu'elle ait été à l'abri de toute influence étrangère. Au contraire, on y retrouve toutes les nations d'Europe comme les vagues successives qui ont formé la physionomie de son peuple. Loin d'y trouver une faiblesse, M. Schneider y reconnaît à juste titre une fécondité. Vernon Parrington l'avait déjà montré {Main Currents in American Thought). Il y a un puritanisme platonisant robuste et très persistant depuis Hooker, comme en Angleterre et les admonestations d'un Jonathan Edwards, plus lockien et plus sensualiste, et hutche-sonien à ses heures, n'empêchent point de conserver et cultiver le goût de l'universel au cours du XVIIP s. La physionomie cosmopolite du bonhomme Franklin, de ce puritain sécularisé, ramène à des propor­tions humaines l'empirisme qui prend décidément racine dans le patri­moine américain. Après les grandes crises de croissance et d'installation sur le continent, le civisme en sort fortifié et il s'installe dans la doc­trine monroïste et dans le fédéralisme triomphant comme pour faci­liter la mise en place du cadre des grandes institutions qui vont per­mettre de faire effort pour penser par soi-même. Les universités vont s: développer, mais en marge, quelques fortes personnalités, les Sages de Concord, vont encore jeter un éclat, avant l'assimilation des théo­ries évolutionnistes et l'apparition des Peirce, des James, des Royce, des Hocking, des Santayana.

M. Schneider groupe pour les commodités de l'exposition les as­pects de la pensée idéaliste américaine en quatre tendances : il porte B. P. Browne, un lotzien de Boston, à la tête du personalisme ; il attache le nom de J. E. Creighton à l'idéalisme spéculatif, fortement teinté d'empirisme, qui s'est développé dans l'Université Cornell d'Ithaca ;

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il voit dans G. S. Morris un représentant d'un idéalisme dynamique, à la recherche d'une science de l'esprit, dans le sein de l'Université de Michigan ; et naturellement, Josuah Royce, au centre de l'idéalisme absolu qui s'est développé à Harvard, en face du pragmatisme jamesien, duquel sont issus les formes récentes d'empirisme radical.

Ce vaste périple à travers toute la philosophie américaine, sous tous ses aspects, depuis ses origines jusqu'à John Dewey, périple docu­menté et pittoresque à souhait, s'arrête au seuil de la philosophie récente, celle du néo-réalisme et des courants phénoménologiques et néo-positivistes. Cet ouvrage est appelé à devenir un instrument pré­cieux. Une immense bibliographie invite aux excursions les voyageurs qui se sont laissés guider par M. Schneider.

Le complément illustratif de l'ouvrage de M. Schneider doit com­porter les témoignages les plus significatifs de cette littérature philo­sophique. C'est à quoi M. J. L. BLAU a poiurvu en publiant les Ame­rican Philosophie Aidresses ( 1 7 0 0 - 1 9 0 0 ) (Columbia University Press, 1946) .

Depuis quelque temps la personnalité de Charles Sanders Peirce apparaît dans im relief toujours plus saisissant. L'édition complète de ses œuvres par l'Université John Harvard y a contribué (6 vol. 1 9 3 1 - 1 9 3 5 ) . M. James FEIBLEMAN se propose dans une Introduction to Peirce's Philosophy (New-York, Harper, 1946 , X X - 4 9 9 ) de nous initier à cette œuvre. Ce n'est pas peu de chose après le travail substan­tiel de BUCHLER. Peirce s'était assigné de remplacer la logique aristo­télicienne en recherchant les conditions nécessaires de la vérité. Son réalisme ouvert, dans lequel l'infinitisme moderne intervient et ce qui le différencie de beaucoup d'autres formes de réalisme, étend les caté­gories de réalité, de possibilité, de chance, de loi et d'habitude. Sur le plan moral, son christianisme libéral lui a inspiré des perspectives sur ime communauté universaliste illimitée. Eloigné de tout nominalisme, il fait penser au panlogisme leibnizien d'un Whitehead. Dans le même ordre d'idées, le même critique s'est efforcé de circonscrire les condi­tions d'un renouveau du réalisme (TAe Ravivai of Realism, Univ. Caro-lina P. 1946, 333 p.) et il s'est efforcé de démontrer historiquement que depuis l'Inquiry ( 1 7 6 4 ) de Reid, le réalisme a connu malgré des éclipses des regains d'actualité. Si l'on procède à un examen critique de la philosophie contemporaine, cet examen amène à souligner le rôle de Peirce, en deçà du réaUsme d'un Whitehead (Process and Reality) ou d'un Lovejoy (Essays in the history of ideas) même si l'on se résigne à rejeter les déclarations réalistes du Russell de la première période ;

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mais on doit reconnaître le préjudice que cause, d'après l'auteur, à la pensée du temps présent principalement aux Etats-Unis le prestige dont jouit le pragmatisme fonctionnel d'un Dewey si foncièrement sceptique. L'auteur évoque pour ces motifs historiques et doctrinaux, des perspectives favorables à un réalisme .renouvelé.

Le nombre dérisoire d'études consacrées à Santayana donne tout son prix à la thèse doctorale de M. J. DURON sur G. Santayana : la pemée américaine et la philosophie de la raison. (Cf. dans la collection de P. A. Schilpp, l'ouvrage dédié à G. S., Northwestern Univ. Library of Living Philosophers, Evanston, Illinois, 1940).

Dans le même ordre d'idées, plusieurs études importantes ont vu le jour.

La doctrine d'Alexander est exposée cursivement, mais en souli­gnant peut-être un peu trop ce qu'elle comporte de plus caduque, par M. J. W. MAC CARTHY (The Naturalism of S. Alexander, New-York, Kings Crown Pr. 1948). On connaît les thèses réalistes d'Alexander exposées par celui-ci dans Beauty and other forms of Value. M. R. KONWITZ les reprend et les expose avec soin {On the Nature of Value : the philosophy of Samuel Alexander, New-York, id. 1946).

Plus critique d'inspiration à l'égard de l'école de Cambridge se revèle l'ouvrage important de M. MARC-WOGAU, un des représentants les plus marquants du néo-positivisme en Suède. The Theory of sense-data, Problems of New theory of Knowledge in England (Uppsala U. Pr. 1945) fait subir aux thèses épistémologiques de Moore, Russell, Broad, Whitehead un examen approfondi sur un des points centraux de leur doctrine.

Il ne semble pas que l'ouvrage du Révérend L. H . FOLEY ait élevé des critiques fondées, de nature à clarifier l'intelligence de la philosophie de Whitehead (A critique of the Philosophy of Being of A. N. Whitehead in the light of thomistic philosophy, Ph. Dissert. Washington D. C, Un. Cath. XII-169). Par contre, en dépit de sa brièveté, l'opuscule de M. Marc-André BéRA {A. N. Whitehead, Un philosophe de l'expérience, Paris, Hermann, 1948, 54 p.) rendra de grands services en contribuant à le situer parmi les courants rationa­listes et empiristes et le mysticisme contemporain. Dans une suite d'articles qui n'ont pu se trouver réunis en volume, M. Sidney HOOPER avait résumé la signification de cette métaphysique particulièrement enchevêtré )Philosophy, G. B., 1941-42-46).

L'aspect spatio-temporel de la théorie du devenir qui est au centre de la doarine whiteheadienne exigeait une vaste confrontation des

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textes et leur reconstitution dans un ordre logique. Sans dépasser la cohésion du philosophe lui-même, M. W . HAMMERSCHMIDT relie le thème du Temps aux autres — ceux de l'espace et du devenir. (White-head's Philosophy of Time, King's Crown Pr. 1947).

C'est peut-être le moment de rappeler l'édition italienne de l'ou­vrage de E. CASSIRER, La Rinascenza platonica in Ingliterra e la Scuols di Cambridge (Firenze, La Monatturia, 1947, 262 p.) puisqu'il s'occupe, comme l'ouvrage de M. Marc Wogau, d'un mouvement de pensée qui joue un rôle important dans la formation de la pensée contemporaine.

La grandeur du XIX' siècle ne paraît pas un vain mot à M. R. KASSNER {Der XIX Jahrhundert, Ausdruck und Grosse, Ziirich, Rentsch. 1947, 368 p.).

* * •

Les antécédents historiques de l'existentialisme demeurent un sujet de vif intérêt.

Puisque l'anti-hégélianisme et le personalisme chrétien de Kier­kegaard ont déjà fait l'objet de plusieurs travaux dans le monde anglo-saxon récemment, nous rappelons aux historiens la part que prend la critique philosophique française dans ce débat. M. P. MESNARD entend remettre les choses en place et ramener à ses justes proportions le cas de ."écrivain suédois, dans son étude : Le vrai visage de Kierkegaard (Pans, Beauchesne, 1948, 496 p.). Cette analyse textuelle d'une grande pénétration et d'une grande lucidité aidera sûrement à clarifier une psychologie singulière. De cela témoigne A Kierkegaard Anthologj, anthologie constituée judicieusement par M. R. BRETALL (Princeton Un. Pr. 1946, 487 p.). L'opuscule Origines et Climat de l'existentialisme de M. J. GéRARD (Bruxelles, Marcel Didier, Rev. L. Vivantes, n° 20, 60 p.) condense les sources nietzschéennes, kierkegaardiennes, husser-liennes, schélériennes sous un éclairage saisissant, de nature à faire mieux comprendre les existentialistes contemporains. Dans une inten­tion polémique évidente, M. J. BENDA s'est efforcé de réunir la rétro­spective vitaliste qu'il considère comme la composante fondamentale de ce courant de pensée (Tradition de l'existentialisme, Paris, Grasset). Enfin la réédition du Martin Heidegger (Louvain, Nauwelaerts, 1946) de M. de WAELHENS atteste l'intérêt que l'on porte à l'une des mono­graphies les plus approfondies de ce penseur dont la part est grande dans l'élaboration de cette doctrine. Et la traduction française de l'opus­cule De l'Essence de la Vérité par MM. de WAELHENS et W . BIEMEL

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accompagnée d'une introduction (64 p.) (Louvain, Paris, Vrin, 1948) est fon opportune. Plus dogmatique et plus polémique nous paraît l'ouvrage de Mlle G. VAN MOLLE, La Connaissance dialectique et l'ex­périence existentielle (Liège, Thone, 1946) dont la chronique de méta­physique rendrait plus adéquatement compte.

Il convient de retenir également l'étude d'ensemble de M. B. DELFGAAUW sur Louis Lavelle (Het spirituahstisch existentialisme van Louis Lavelle, N. HoU. Uitg., Amsterdam, 1947, 138 pp.).

La Revue Internationale de Philosophie a réuni les opinions de MM. Castelli, De Waelhens, Gérard, Paumen, Pos, Heinemann, Segond, Me Gill sur divers aspects de l'existentialisme contemporain (Bruxelles, n° 9).

Bien qu'il reprenne le problème historique de loin, depuis le romantisme, M. F. SciACCA entend nous livrer un diagnostic de la phénoménologie et de l'existentialisme {La filosofia oggi, Milano, Mon-dadori, 1945, 511 p.). Mais attentif à préciser à travers les avatars de l'historicisme ce qui lui paraît le plus important, M. Sciacca a ré­duit peut-être à l'excès le courant positiviste et rationaliste dans ce tableau, de sorte qu'il éclaire une des faces seulement du visage de notre temps. Les préoccupations religieuses de l'auteur sont apparentes dans la réédition de son ouvrage II problemo di Dec e délia religione neUa filosofia attuale (1946).

C'est encore de philosophie récente que M. Juan Daiw Garcia BACCA nous entretient puisqu'il groupe une dizaine de monographies sur Bergson, Husserl, Unamuno, Heidegger, Scheler, Hartmann, W. James, Ortega y Gasset et Whitehead dans son ouvrage bien documenté Nueve Grandes filosofos contemporanéos y sus Temas (Caracas, Publ. Min. Educ. Nac. de Venezuela, 1947, 2 vol. 316, 360 p.). L'intérêt constant que l'Amérique du Sud porte aux développements de la phi­losophie européenne, nous le retrouvons également chez M. F. ROMERO (Filosofia de ayer y de hoy, Buenos-Aires, Argo, 1947, 245 p.) et la traduction espagnole de La filosofia contemporanéa (allemande, fran­çaise, anglaise, américaine et italienne) (Buenos-Aires, 1946, 431 p.) d'après l'ouvrage italien de M. G. de RUGGIERO suffirait à le montrer.

Poux M. N. ABBAGNANO, l'existentialisme contemporain (Intro-duzlone alV Existenzialismo, Torino, Taylor, 1947) n'est ni un radical irrationalisme, ni un romantisme, ni un solipsisme. Ce n'est point une doctrine à vrai dire. C'est plutôt une attitude, liée à la puissance valo­risante de l'existence humaine dans l'ensemble de l'expérience. Sa dia-

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lectique consisterait à faire sans cesse se déprendre l'existence de ses deux perpétuelles séduaions, l'être et le néant. Heidegger aurait singu­lièrement décomposé les puissances de néantisation de l'existence ; Jaspers l'aurait mise en face de la transcendance sans accepter les sujé­tions de celle-ci. Pour sauver la liberté, l'existence existentialiste serait conçue comme le centre de toute possibilité, la source absolue de toute valeur.

L'introduction française à la doctrine de K. Jaspers, MM. Du-FRI:NNE et P. RICœUR, s'en sont chargés. L'originalité de la pensée du psychiatre allemand, à la suite de la comparaison entreprise avec les doctrines de Heidegger et les ouvrages de Sartre, paraît s'imposer (Karl Jaspers et la Philosophie de l'Existence, Paris, Ed. Seuil, 1947).

Dans une étude comparative, M. RICœUR {G. Marcel et K. Jas­pers) (Paris, Ed. Temps Présent, 1947) oppose Marcel et Jaspers comme une philosophie du mystère à une philosophie du paradoxe. Deux rythmes d'existentialisme s'opposeraient de la sorte par leurs vues sur la condition humaine, sur l'existence et la recherche de l'être. Critique du savoir et méthode s'opposeraient également. A l'impossibilité empi­rique d'existence d'un Jaspers répond le mystère de la communication, l'incarnation comme épreuve et existence approchée de l'être.

La liberté qui est donc choix, réponse, avec Marcel s'achemine vers la transcendance qui demeure dans sa conjugaison, en l'espèce dans le paradoxe du combat amoureux, une sorte de perpétuelle gageure avec Jaspers.

On sait le rôle que M. J. WAHL assume dans la connaissance et l'elucidation de l'existentialisme contemporain. Le Tableau de la Phi­losophie française (Paris, Fontaine, 1946) avait quelque chose d'expé-ditif pour avoir voulu embrasser tant de temps en si peu d'espace, mais l'intérêt de son Esquisse pour une histoire de l'existentialisme (Paris, L'Arche, 1949) et les diverses contributions des collaborateurs de l'opuscule Le choix, le Monde et l'Existence (Paris, Grenoble, Arthaud, 1947) nous instruisent sur les sources et les aspects de ce courant d'idées, où. se mêlent trop souvent à la fois une technicité confuse, des aspira­tions morales et religiaeuses, et des soucis de gens-de-lettres.

Cependant, si l'intentionalité de Husserl est au point de départ de la plupart de ces doctrines, la forme française de la phénoménologie introduit une dimension réflexive dans la solution du problème de l'existence, en réaction contre Heidegger et Jaspers ; elle aboutit avec Sartre dans la solution du problème de l'être à un échec ; cet échec constitue, aux yeux de M. G. VARET, le grand mérite de M. J. P.

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Sartre. Dans un ouvrage d'analyse interne dont le caractère historico-critique seul peut être retenu ici, M. Varet désarticule L'Ontologie de Sartre (Paris, P.U.F., 1948) en une Analytique et une Dialectique qui ouvrent des perspectives sur un empirisme dialectique, lequel paraît bien être la ligne de repli forcée de tous ces efforts spéculatifs.

Ainsi s'achève l'examen cursif des travaux sur l'histoire de la phi­losophie moderne lato sensu au cours de la période 1945-1948 à laquelle cette chronique se trouvait consacrée. ,

POST-SCRIPTUM

Une erreur s'étant glissée dans notre chronique antérieure (p. 65 et 79), relative à l'ouvrage de M. F. L. MUELLER .• La pensée contem­poraine en Italie et l'Influence de Hegel (Kundig, Genève, 1941, XVII-345 p.), nous reproduisons la note de M. D. Christoff à ce pro­pos

8 Après une histoire, alerte et bien informée, de l'école de Naples avant et après le Risorgimento, l'auteur retrace la formation de Bene-detto Croce, expose les diverses parties de son système, en marque l'originalité et, sommairement, certaines difficultés. La troisième partie de l'ouvrage est consacrée à G. Gentile ; la quatrième, plus rapide, à l'influence exercée par ces deux penseurs.

« L'information de l'auteur est riche et variée ; dans la première partie surtout — notamment à propos de Spaventa et De Sanctis, puis dans la biographie intellectuelle de Croce — on trouvera nombre de renseignements utiles. Au point de vue proprement philosophique, l'exposé est complet, mais revêt parfois une forme un peu générale. Les œuvres sont exposées et discutées plutôt que repensées.

Cela était, au reste, conforme au plan de l'ouvrage qui, comme tel, vaut par son ampleur ; il nous offre une tranche de l'histoire des idées liées à la formation, et aux luttes, d'une nation moderne. L'au­teur, qui connaît personnellement Croce et nombre d'autres penseurs italiens, a donné au public un ouvrage utile. »

Les compléments suivants de notre présente chronique s'imposent également :

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L'édition des trois volumes constituant la Geschichte der Abend-làndischen Welterfahrung de HANS MEYER (1947-48) et celle du deuxième tome de la Geschichte der Philosophie de KURT SCHILLING (Die Neue Zeit) (1943-44) ont fait l'objet d'une recension de M. HARTMANN dans le Mind (oa. 49). Le même attire notre attention sur un ouvrage récent qui décrit le double courant de la scolastique et des lumières au XVIIP s. en Allemagne. Une première génération com­prend des hommes comme Christian Thomas, Fr. Budde et Andréas Rudiger ; une deuxième, où brille Christian Wolff ; et une troisième, oïl disciples et adversaires de ce dernier se disputent la prépondérance (cf. Bl. f. D. Philos. 39-43). M. MAX WUNDT a exposé ces vues nou­velles dans Die Deutsche Schuhlphilosophie in Zeitalter der Aufkldh-rung (1947). Enfin, poursuivant des travaux sur l'introduction du mé­canisme dans la période classique {Die Mechaniscirung der Weltbildes XVII J. (1938), Mme AMELIESE MAIER a étendu ses investigations à la scolastique du XVI' et des siècles antérieurs (Das Problem der inten-siven Grosse in Scholastik (1939) et Dèimpetus.

On doit encore signaler les deux volumes de Kant de 1938, dus à Lehmann et Adickes, et complétant l'édition de l'Académie de Berlin. Ils concernent notamment l'Opus PostUnum de Kant — et on forme le vœu que cette édition puisse un jour être achevée, ainsi que celfe des collections de Hanovre de Leibniz.