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HISTOIRE DU CHRISTIANISME…On saisit le paradoxe. La vie de Jésus appartient de plein droit à l'histoire juive, mais constitue en même temps la genèse incontournable de l'histoire

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HISTOIRE DU CHRISTIANISME

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HISTOIRE DU CHRISTIANISME (Des origines à 250)

sous la direction de JEAN-MARIE MAYEUR, CHARLES (f) et LUCE PIETRI,

ANDRÉ VAUCHEZ, MARC VENARD

Tome I

LE NOUVEAU PEUPLE (DES ORIGINES À 250)

sous la responsabilité de LUCE PlETRI

avec la collaboration de ALAIN LE BOULLUEC, LUIGI CIRILLO, JACQUES FLAMANT,

SIMON LÉGASSE, CLAUDE LEPELLEY, PIERRE MARAVAL,

DANIEL MARGUERAT, ANDRÉ PAUL, MICHEL-YVES PERRIN, LUCE PIETRI,

BERNARD POUDERON, VICTOR SAXER, MADELEINE SCOPELLO,

BERNARD SESBOUÉ, ETIENNE TROCMÉ

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre

DESCLÉE

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Collaborateurs du tome I

Alain LE BOULLUEC, directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études.

Luigi CIRILLO, professeur à l'Institut universitaire oriental de Naples.

Jacques FLAMANT, professeur à l'université Paul-Valéry de Montpellier.

Simon LEGASSE, professeur emèrite de l'Institut catholique de Toulouse.

Claude LEPELLEY, professeur à l'université de Paris X-Nanterre.

Pierre MARAVAL, professeur à l'université de Paris IV-Sorbonne.

Daniel MARGUERAT, professeur à l'université de Lausanne.

André PAUL, bibliste et historien, Paris.

Michel-Yves PERRIN, maître de conférences à l'université de Paris X-Nanterre.

Luce PIETRI, professeur à l'université de Paris IV-Sorbonne.

Bernard POUDERON, professeur à l'université François-Rabelais de Tours.

Victor SAXER, recteur honoraire à l'Institut pontifical d'archéologie chrétienne.

Madeleine SCOPELLO, chercheur au CNRS.

Bernard SESBOÜÉ, professeur au Centre-Sèvres, Paris.

Etienne TROCMÉ, professeur emèrite à l'université Marc-Bloch de Strasbourg.

Pour les éditions Desclée

Pierre-Marie Dumont , directeur général. André Paul, directeur littéraire. Annie-Laurie Clément , fabrication. Anne-France S e y d o u x , suivi d'édit ion. Chantai de La Hautemaison, secrétariat d'édit ion et index.

Cartographie : Gi l les Alkan.

© 2 0 0 0 , D e s c l é e D é p ô t l éga l : n o v e m b r e 2 0 0 0

I S B N : 2 - 7 1 8 9 - 0 6 3 1 - 6

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Avant-propos par Luce PIETRI

Rompant avec les divers modes de datation durablement en usage dans l'Anti­quité, un moine d'origine scythe, Denys le Petit, établit, à la demande de son évêque, en 525, mais sans succès dans l'immédiat, un comput général nouveau partant de l'année de l'Incarnation, qui correspond, d'après ses calculs, à l'an 754 suivant la fondation de Rome. Cette nouvelle ère, appelée à s'imposer au Moyen Âge à tout l'Occident, sanctionne une conception déjà présente chez les premiers chrétiens, celle du temps comme déroulement du plan de Dieu sur le monde, dans lequel la Passion de son Fils fait homme constitue l'événement central d'une histoire du salut.

Il s'en faut cependant de beaucoup que ce dernier événement ait, au regard des contemporains de Jésus, défrayé la chronique. La mort ignominieuse sur la croix d'un obscur agitateur qui avait semé le trouble au sein du peuple juif, dans une petite province de l'Empire romain, la Palestine, et qui avait obligé le gouverneur à intervenir pour rétablir l'ordre, était largement passée inaperçue de l'opinion païenne. Il s'en faut aussi de beaucoup que les deux premiers siècles ensuite écoulés - ceux auxquels est consacré cet ouvrage - aient alors paru porteurs de cette immense révolution que fut, à la fin du ive siècle, à la suite de la conversion de Constantin, l'adoption du christianisme comme religion officielle de l'Empire. Certes, prêchée par les apôtres auprès des juifs et, notamment à l'initiative de Paul, auprès des gentils, la foi nouvelle faisait lentement, dans des milieux de plus en plus divers et dans différentes provinces, des adeptes. Mais les communautés fidèles, peu nombreuses et isolées, furent bientôt en butte à la suspicion et à l'hostilité des foules païennes, de loin majoritaires, ainsi qu'au mépris des élites, raillant l'inculture de simples d'esprit, à leur sens victimes d'une imposture. Aussi, les fidèles d'une religion qui n'avait pas reçu des autorité romaines le label de religio licita se trouvaient-ils périodiquement et localement - sans qu'il parût nécessaire d'exercer contre cette infime minorité des poursuites systématiques -sujets à des accusations portées devant les tribunaux, et condamnés, s'ils s'entêtaient dans leur « folie », au châtiment capital que méritaient de supposés délits de droit commun ou, plus sûrement, le crime d'apostasie à l'égard des divinités protectrices de Rome. D'autre part, au sein même de l'Église naissante qui affirmait sa vocation à l'universalité, le message évangélique était l'objet d'interprétations divergentes

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qui, tels la gnose, le marcionisme ou le montanisme, mettaient en péril l'unité de la foi.

Cependant, face à ces menaces se dessine, à partir du IF siècle, une puissante réaction. Progressivement, les communautés ecclésiales, dont les membres, intégrés par le baptême, participent au rite de l'eucharistie, se dotent d'une organisation plus solidement structurée pour un meilleur encadrement des fidèles, tout en resserrant entre elles les liens d'une communion charitable dans la même foi et la même espérance. Parallèlement, une lignée d'apologètes s'efforce de démontrer, à l'adresse des autorités et de l'opinion, que les chrétiens, respectueux des lois d'ici-bas, sont, du fait même de leurs exigences morales, les meilleurs des citoyens. Ce faisant, ils usent, pour mieux convaincre, des ressources de la rhétorique classique, tandis que se lève une génération de penseurs chrétiens - ainsi Irénée de Lyon, Hippolyte de Rome, Clément d'Alexandrie, puis Origène - qui, empruntant à la philosophie hellénistique ses concepts, élaborent une véritable réflexion théolo^ique. Alors se fixe le canon du Nouveau Testament et se constitue, fondée sur l'Ecriture et sur la Tradition garantie par la succession apostolique, la doctrine chrétienne. Au milieu du nr siècle, le christianisme, qui a touché, quoique inégalement, toutes les régions du monde romain, constitue une force sociologique et idéologique assez puissante pour susciter, en réaction, une première tentative d'éradication systématique, sous la forme de l'édit publié par Dèce, mais aussi pour démontrer sa capacité à résister à une persécution généralisée.

De cette évolution, les auteurs du présent ouvrage, unis par un même objectif scientifique, ont souhaité rendre compte, en dehors de tout parti pris confessionnel et de tout dessein apologétique. Venus de divers horizons, ils ont voulu œuvrer, non en exégètes ou en théologiens, mais en historiens du christianisme, avec l'objectivité et le respect dus au sujet étudié que requiert leur métier. Tous pourraient donc souscrire à la noble déclaration que leur illustre devancier du xvir siècle, Lenain de Tillemont, fit figurer en épigraphe à ses Mémoires pour servir à l'histoire ecclésias­tique : « L'auteur se contente de chercher la vérité des faits et, pourvu qu'il la trouve, il ne craint pas qu'on en abuse, étant certain que la vérité ne peut être contraire à la vérité, ni par conséquent à la piété, qui doit être fondée sur la vérité. »

Note de l'Éditeur: La démarche et le contenu de ce tome I e r restent dans le cadre du christianisme

proprement dit. L'éclairage en amont de la mission et du message de Jésus de Nazareth, le fondateur, par « l'histoire politique et sociale, religieuse et culturelle du judaïsme ancien », fera l'objet de l'une des trois grandes parties du tome XIV, le dernier de la publication. Celui-ci sera consacré de quelque façon à 1'« Alpha et l'Oméga» du christianisme dans l'histoire. Il comprendra aussi un Index thématique commenté des treize tomes précédents, ainsi qu'un corpus raisonné d'interventions transversales ou de synthèse.

Les références des Livres bibliques sont ici celles de la Bible de Jérusalem.

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Introduction Jésus de Nazareth

Daniel MARGUERAT

Quand une « Histoire du christianisme » doit-elle débuter ? La chrétienté commence-t-elle avec la naissance de Jésus ou avec l'activité de

ses premiers propagandistes ? La question n'est pas oiseuse. Elle touche le statut de Jésus dans l'histoire du mouvement chrétien : le Nazaréen doit-il être considéré comme le fondateur du christianisme, un prototype de chrétien en quelque sorte, ou comme un juif dont le souvenir a constitué le lieu identitaire d'une nouvelle religion ?

Il est évident que le mouvement chrétien n'est pas né d'un coup. Ni d'un geste de Jésus. Le parcours qui l'a conduit du judaïsme sectaire à une forme institutionnelle autonome fut long, et ce n'est pas le lieu ici d'entrer dans la complexité du processus historique de séparation entre chrétiens et juifs 1. Mais deux faits, contradictoires, doivent être pris en considération. D'un côté, on ne peut parler de « christianisme » avant que se déploie une prédication articulée explicitement sur la personne de Jésus ; or, ces conditions ne sont réunies qu'après l'annonce de la résurrection du Christ. Pâques marque le changement de statut du Nazaréen, qui, de propagateur d'un message, devient objet de prédication; c'est à cette date que l'on peut faire remonter la naissance du christianisme. Mais par ailleurs, la foi chrétienne vit d'une référence obligée à l'homme de Nazareth ; il serait donc peu sensé d'occulter cette histoire originaire, dont le mouvement chrétien - dans sa précoce et prodigieuse diversité - a aussitôt tiré sa légitimité. D'ailleurs, de son vivant, Jésus a rassemblé autour de lui un groupe d'adhérents qui constituera le noyau de la communauté après Pâques.

On saisit le paradoxe. La vie de Jésus appartient de plein droit à l'histoire juive, mais constitue en même temps la genèse incontournable de l'histoire du christianisme. Figure emblématique de la chrétienté, Jésus de Nazareth échappe aussi bien à une reconstruction historique qui le déroberait au judaïsme qu'à une position théologique qui l'occulterait au fondement du christianisme. L'enjeu de l'enquête historique se profile avec plus de netteté : comment à la fois rendre compte de la judaïté de Jésus et expliquer la singularité dont s'inspirera le mouvement qu'il a lancé ?

1. Voir le chapitre rv de la première partie : «Juifs et chrétiens : la séparation».

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I. RECONSTRUIRE LA BIOGRAPHIE DE JÉSUS : UNE TÂCHE POSSIBLE ?

On appelle « quête du Jésus de l'histoire » l'effort historien de reconstruire la vie de Jésus sur des bases documentaires vérifiées. La dénomination « Jésus de l'histoire » (ou Jésus historique) s'applique à la reconstruction de la vie de Jésus sur la base de données historiques « neutres » ; la neutralité désigne ici l'absence d'infléchissements dus à la subjectivité des témoins (leur foi ou leur hostilité) dans la reconstitution des faits. Cette quête, dont on reconnaît l'initiateur en la personne de Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), se donne pour tâche de rassembler la documentation ancienne à disposition sur Jésus et de procéder à son examen critique2.

Il importe en effet de vérifier, au départ, la faisabilité de la tâche : reconstruire la biographie de Jésus, est-ce une entreprise possible ? La réponse, on le verra, n'est pas immédiatement, ni inconditionnellement, positive. Deux préalables métho­dologiques sont à clarifier. Premièrement : la documentation dont nous disposons est-elle suffisamment large et fiable pour nous permettre de reconstruire la bio­graphie de Jésus ? Deuxièmement : disposons-nous des éléments critiques néces­saires pour juger de la crédibilité des sources ? Nous aborderons successivement ces deux questions.

1. LES SOURCES DOCUMENTAIRES

Nous ne disposons pas d'accès immédiat à la pensée de Jésus ; aucun document ne nous est parvenu de sa main, ni qui lui serait attribué. Le relais des témoignages historiques offre donc un accès indirect formé de quatre types de sources docu­mentaires, selon qu'elles proviennent de l'historiographie romaine, de la littérature juive, du Nouveau Testament ou de la littérature chrétienne extra-canonique.

Les sources romaines

Disons d'emblée que le résultat de la recherche documentaire est ici décevant. «Du point de vue d'un historien romain, Jésus de Nazareth et ses disciples n'avaient aucune espèce d'intérêt3. » La foi des premiers chrétiens est en revanche signalée, ici ou là, pour les troubles qu'elle provoque.

Au début du IIE siècle, vers 116/117, Tacite évoque dans ses Annales (15, 44)

2. H. S. REMARUS, Von dem Zwecke Jesu und seiner Jünger, 1778 (ouvrage posthume édité par G. E. LESSING).

3 . G. STANTON, Parole d'Évangile ?, Cerf/Novalis, Paris/Montréal, 1997, p. 155.

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l'incendie de Rome. À l'égard des chrétiens, Tacite est ambivalent. D'un côté, il partage la haine que voue le peuple à ceux qu'anime « la haine de la race humaine » {odium generis humanï) (15, 44, 4). D'un autre côté, il condamne la façon dont Néron chercha à se disculper du soupçon d'avoir lui-même commandité l'incendie en désignant à la vindicte populaire « ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, que sous le principat de Tibère le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice » (15, 44, 5). Intéres­sante est ici la mention du supplicium infligé par Pilate4 à Christus.

Vers 111, Pline le Jeune parle de la vénération des chrétiens de Bythinie pour Christus {Lettre 96 à l'empereur Trajan5). Ce nom apparaît dix ans plus tard sous la plume de Suétone, qui justifie l'expulsion des juifs de Rome sous le règne de Claude : « Comme les juifs se soulevaient continuellement, à l'instigation d'un certain Chrestos, il les chassa de Rome » {Vie de Claude 25, 4). Chrestos doit être ici une variante orthographique pour Christus, que Suétone prend visiblement pour un agitateur juif ; l'indication est précieuse pour éclairer le conflit entre juifs et judéo-chrétiens à Rome avant l'an 49, mais n'apporte aucune information sur Jésus de Nazareth.

Plus explicite est le témoignage du rhéteur Lucien de Samosate qui dans son pamphlet De morte Peregrini (vers 169-170) parle de «ce grand homme qui a été empalé6 en Palestine pour avoir introduit dans le monde une célébration religieuse nouvelle» (11). Il parle aussi de Jésus comme d'un «sophiste» dont les chrétiens de son temps suivent encore « les lois » (13).

Maigre bilan, donc. Néanmoins, pour fragmentaires qu'elles soient, ces indi­cations situent le personnage dans l'histoire en le reliant à Tibère et Pilate, en évoquant son supplice, et en faisant de sa mort une affaire relevant de la juridiction romaine. On retiendra aussi que, à aucun moment, l'historiographie romaine n'émet de doute sur l'existence de Jésus.

Les sources juives

La Michna, qui est la compilation de l'enseignement des sages d'Israël pour les deux premiers siècles de l'ère chrétienne, ne contient aucune mention de Jésus. Les productions plus tardives (Talmud de Jérusalem et Talmud de Babylone) présentent quelques notations polémiques à rencontre du Nazaréen, essentiellement

4. Tacite commet une erreur en attribuant à Pilate le titre de procurator (qui correspond à sa fonction), alors que le procurateur de la province de Judée portait sous Auguste et Tibère le titre de praefectus. Voir plus bas, p. 18.

5. «... quod essent soliti stato die ante lucem convenire carmenque Christo quasi deo dicere » (Lettres 10, 96). 6. Le verbe grec utilisé par Lucien, anaskolopizein, signifie empaler et non crucifier ; ce choix de langage est

explicable dans la mesure où la crucifixion dérive du supplice du pal, à moins qu'il ne s'agisse d'un emploi dicté par l'ironie. Quoi qu'il en soit, « la crucifixion et l'empalement - les deux sont étroitement liés - ont été pratiqués en relation avec les crimes de lèse-majesté et de haute trahison, ou bien dans le contexte des actes de guerre ; à l'époque romaine, par contre, cette forme d'exécution apparaît plus fréquemment comme châtiment des esclaves et des voleurs à main armée issus de la population des provinces » (M. HENGEL, La Crucifixion, [Lectio divina 105], Cerf, Paris, 1981, p. 98).

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consacrées à mettre en doute l'affirmation de la naissance virginale7. Un passage du traité Sanhédrin dans le Talmud de Babylone mérite une mention spéciale. Il parle de Yéchou qui « fut pendu au soir la veille de la Pâque. Quarante jours plus tôt, un héraut avait proclamé : "Il sera mené à la lapidation, car il a pratiqué la magie, il a séduit et repoussé Israël. Quiconque veut déposer en sa faveur, qu'il vienne et produise son témoignage !" Comme rien ne fut allégué à sa décharge, il fut pendu au soir la veille de la Pâque » (bSanh 43a 8). On retiendra d'une part l'accusation de magie, qui attribue à Jésus (même si elle en conteste l'origine) une activité miracu­leuse ; on relèvera aussi que la décision de le faire mourir est attribuée à Israël.

Dans l'ensemble, le mutisme des rabbins sur Jésus s'explique par le conflit, très tôt envenimé, entre juifs et chrétiens ; le judaïsme ne tenait pas à s'exprimer sur le héros d'une religion concurrente et, par ailleurs, la pression chrétienne n'a fait que renforcer la censure juive.

On est d'autant plus intrigué de découvrir sous la plume de l'historien juif Flavius Josèphe deux mentions du Nazaréen qui n'ont rien de polémique. Elles sont issues de son œuvre Antiquités juives, publiée en 93-94. La première est succincte : elle présente Jacques comme « frère de Jésus appelé le Christ » (20, 200). Il n'y a pas lieu de conclure ici à l'interpolation d'un copiste chrétien, car la distance qu'implique la tournure « appelé le Christ » ne lui siérait pas, ou alors, le faux est très habile !

L'autre mention, appelée Testimonium Flavianum, a été à coup sûr glosée. Eusèbe de Césarée au IV e siècle la connaît déjà9, mais l'authenticité de ce portrait de Jésus est fortement débattue depuis le xvr siècle ; l'hypothèse de la surcharge chrétienne d'un texte original de Josèphe est toutefois plus probante que celle d'un faux1 0. Ce morceau témoigne de l'intérêt éveillé par la personne de Jésus chez l'historien juif.

Vers le même temps vint Jésus, homme sage, si toutefois il faut l'appeler un homme. Car il était un faiseur de miracles et le maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup de Grecs. C'était le Christ. Et lorsque sur la dénonciation de nos premiers citoyens, Pilate l'eut condamné à la crucifixion, ceux qui l'avaient d'abord chéri ne cessèrent pas de le faire, car il leur apparut trois jours après ressuscité, alors que les prophètes divins avaient annoncé cela et mille merveilles à son sujet. Et le groupe appelé après lui chrétiens n'a pas encore disparu (Antiquités juives 18, 63-64 n ) .

Nous avons reproduit en italique les formulations pour lesquelles une inter­polation due à des copistes chrétiens de l'Antiquité est vraisemblable ; dépouillé

7. La polémique du Talmud contre la virginité de Mirjam, la mère de Jésus (bSchab 104b) s'est trouvée amplifiée dans l'œuvre médiévale des Toledot Yéchou, qui insiste sur l'impureté de la naissance de Jésus (étude chez C. THOMA, « Jésus dans la polémique juive de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge », dans D . MARGUERAT, E. NORELLI, J.-M. POFFET (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme (Monde de la Bible 38), Labor et Fides, Genève, 1998, p. 477-487).

8. Trad. de C. THOMA : « Jésus dans la polémique juive de l'Antiquité tardive et du Moyen Âge », p. 481. Ce texte se présente comme une baraïtha, c'est-à-dire un texte contemporain de la Michna (avant 220 de notre ère).

9. Histoire ecclésiastique I, 11, 7-8; Démonstration évangélique III, 3, 105-106. 10. Les arguments en faveur d'une version originelle de la main de Josèphe sont : a) le langage utilisé, conforme

au vocabulaire et aux procédés littéraires de l'auteur ; b) l'insertion dans le contexte littéraire ; c) le parallèle que constitue le portrait de Jean le Baptiseur chez Josèphe. Dossier rassemblé par J. P. MEIER, A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus, I, Doubleday, New York, 1991, p. 56-88, et G. THEISSEN, A. MERZ, Der historische Jesus, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1996, p. 75-82.

11. Trad. Th. REINACH.

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de ces ajouts, le texte correspond à peu près exactement à la version du Testimonium Flavianum telle qu'elle nous est transmise par l'évêque arabe Agapius de Hiérapolis dans son Histoire chrétienne universelle (xe siècle12). L'intérêt de ce texte est considérable, puisqu'il confirme, avec plus de précision que les historiens romains, plusieurs données biographiques essentielles : le lien avec Pilate, la nature du supplice, l'activité thaumaturgique, l'enseignement, le rassemblement d'adeptes autour de Jésus ainsi que le rôle joué dans sa condamnation par les notables juifs.

Le Nouveau Testament

Pour le Nouveau Testament, l'attestation première dans l'ordre chronologique émane de Vapôtre Paul Mais on sait que la correspondance rédigée par l'apôtre entre 50 et 58 contient fort peu de références à la vie de Jésus, hormis sa mort en croix et sa résurrection. Seules bribes que l'on peut glaner : la judaïté de Jésus (Galates 4, 4 ; Romains 9, 5), son appartenance à la lignée de David (Romains 1, 3), le fait qu'il fut livré de nuit (1 Corinthiens 11, 23) et que les juifs ont une responsabilité dans cette mort (1 Thessaloniciens 2, 15). Paul mentionne tout de même à quatre reprises une « parole du Seigneur », mais le libellé ne coïncide exactement avec aucune parole connue des évangiles (1 Corinthiens 7, 10 ; 9, 14 ; 1 Thessaloniciens 4, 16-17 ; Romains 14, 14) 1 3. Par ailleurs, Paul de Tarse semble connaître quelques premières collections de sentences de Jésus, qu'il utilise (parfois sans les citer) dans son argumentation. C'est ainsi que l'on identifie chez lui la structure fondamentale de l'éthique de Jésus, qui est une éthique de l'amour (Galates 5, 14 est équivalent à Marc 12, 29-31) ; on retrouve aussi l'idée d'une cohérence essentielle entre la vie et la mort de Jésus (2 Corinthiens 8, 9 ; Galates 1, 3 ; Romains 2, 24 s). Au total, l'apport documentaire est mince. L'évidence avec laquelle l'apôtre parle de Jésus implique que les communautés qu'il a créées avaient accès à une tradition à son propos ; vingt ans après la mort de Jésus, cette tradition (orale ?) rapportait les événements ; mais Paul n'estime pas utile d'en faire état.

La deuxième source est un recueil de sentences de Jésus, la Source des logia (dite aussi Source Q). Ce document, aujourd'hui perdu, est postulé par une majorité d'exégètes à l'arrière-fond des évangiles de Matthieu et de Luc. Il a rassemblé, dès les années 50-60 en Palestine, une série de dits que Jésus énonce en Maître de sagesse sous l'horizon du Royaume de Dieu. La majeure partie du Sermon sur la montagne (Matthieu 5- 7 ; Luc 6, 20-49) provient de cette collection de paroles1 4.

12. Cette version a été mise à jour par S. PINES, An Arabie Version of the Testimonium Flavianum and its Implications, Jérusalem, 1971.

13. La parole sur le divorce (1 Corinthiens 7, 10) fait penser à Marc 10, 9. La parole sur le salaire du prédicateur de l'Évangile (1 Corinthiens 9, 14) n'a pas la même teneur que Luc 10, 7. La description de la parousie (1 Thessaloniciens 4, 16-17) fait penser à Marc 13, 26-27. Le dit sur l'impureté (Romains 14, 14) rappelle Marc 7, 15.

14. À titre d'hypothèse, on attribue à la Source Q les passages suivants, retenus suivant leur apparition chez

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Un troisième groupe est constitué par les trois plus anciens évangiles, appelés synoptiques. L'évangile de Marc (rédigé vers 65) intègre pour la première fois l'enseignement de Jésus au récit de sa vie. Marc hérite lui aussi de données plus anciennes : il a collecté les récits de miracles, les paraboles ou les sentences qui avaient été rassemblés avant lui, parfois déjà mis par écrit ; il a notamment hérité d'un cycle narratif de la Passion, fixé dès les années 40 au sein de l'Église de Jérusalem en vue de commémorer la mort de Jésus, et qui constitue la trame des chapitres 14 et 15 de son évangile15. Selon la tradition, il aurait recueilli le témoignage direct de Pierre. Prennent place ensuite les évangiles de Matthieu et Luc, qui ont connu l'évangile de Marc et intégré la source des logia ; leur fixation littéraire s'est située entre 70 et 85.

Quatrième source : l'évangile de Jean, une œuvre plus tardive dont on hésite à fixer la rédaction avant l'année 90. La comparaison avec les trois plus anciens évangiles a fait conclure que cette impressionnante réinterprétation de la tradition de Jésus recelait peu d'informations historiques fiables ; on constate aujourd'hui que, sur plusieurs points, il nous livre des données précieuses (exemple : la durée du ministère de Jésus et la date de sa mort).

La littérature chrétienne extra-canonique

On range sous cette appellation une masse d'écrits échelonnés entre le IF et le VIE siècle, dont le point commun est de ne pas avoir été retenus par l'Eglise au moment où celle-ci arrêtait le canon de ses écritures normatives. Ces documents, appelés aussi « apocryphes », nous sont parvenus sous forme de fragments ou d'écrits entiers : évan­giles, actes d'apôtres, apocalypses ou livres d'enseignement16. Parmi les fragments : le Papyrus d'Oxyrhynque 840 (relatant une visite de Jésus et ses disciples au Temple), le Papyrus d'Oxyrhynque 1224 (une controverse et quelques paroles), le Papyrus Eger-ton 2 (quelques controverses et une guérison de lépreux) et quelques citations pré­servées par les Pères de l'Eglise d'un Évangile des nazaréens, d'un Évangile des ébionites et d'un Évangile des hébreux. Tous ces textes sont très marqués par le dur­cissement du conflit entre Église et Synagogue après la seconde guerre juive de 135.

UÉvangile de Pierre (rédigé entre 100 et 150) et VÉvangile de Thomas (vers 170) sont nettement plus conséquents. Du premier, nous possédons un long fragment racontant la crucifixion et la résurrection de Jésus. Le second, d'origine copte, a collecté une série de sentences de Jésus qu'il commente dans un sens spiritualisant. Mentionnons aussi le Protévangile de Jacques (150-200), qui relate l'enfance de Marie et la naissance de Jésus en recourant largement à la fiction théologique. De

Luc : 3, 7-9, 16-17 ; 4, 2-13 ; 6, 20-49 ; 7, 1-10. 18-35 ; 9, 57-60 ; 10, 1-15. 21-22 ; 11, 2-4. 9-26, 29-35, 39-52 ; 12, 1-12. 22-59 ; 13, 18-30, 34-35 ; 14, 5, 16-27, 34-35 ; 15, 4-7 ; 16, 13. 16-18 ; 17, 1-6. 22-37 ; 19, 12-27 ; 22, 28-30. Présentation de ces textes chez J. S. fKLOPPENBORG, Q Parallels, Polebridge Press, Sonoma (CA), 1988.

15. On consultera à ce sujet l'étude de É. TROCMÉ, Passion as Liturgy. A Study in the Origin of the Passion Narratives in the Four Gospels, SCM Press, Londres, 1983.

16. L'ensemble de ces textes est disponible en français dans l'anthologie éditée par F. BOVON et P. GEOLTRAIN, Écrits apocryphes chrétiens, I, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1997.

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ces trois écrits, Y Évangile de Thomas est assurément le plus fructueux pour la quête du Jésus de l'histoire. Bien qu'un grand nombre de ses sentences porte l'empreinte d'une reformulation spiritualisante tardive, certaines ont une facture proche des paroles véhiculées par les évangiles synoptiques. Exemple : « Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin de moi est loin du Royaume » (logion 82 ; cf. Luc 12, 49) ou « Jésus a dit : "Un prophète n'est pas reçu dans son village. Un médecin ne soigne pas ceux qui le connaissent." » (logion 31 ; cf. Luc 4, 24). Il n'est pas interdit de penser que des paroles de Jésus ont été préservées par Y Évangile de Thomas alors que les évangiles synoptiques les ont reformulées ou ignorées. La question de savoir si Y Évangile de Thomas constitue une filière traditionnelle auto­nome face aux évangiles synoptiques et à Jean, ou si, au contraire, il dépend lit­térairement de l'un d'entre eux, est un point très débattu ; je pense pour ma part que la décision doit se faire de cas en cas, mais que dans l'ensemble, ce texte offre plutôt la physionomie d'une réinterprétation, au IIe siècle, de la tradition dont sont issus plus tôt les évangiles synoptiques11.

Possibilités et limites de la reconstruction historique

Le bilan de cet inventaire des sources documentaires peut être ramassé en quelques constats.

Le premier constat qui s'impose est que nous disposons, pour ce qui concerne le Jésus de l'histoire, d'une abondance sans pareille d'informations. Cette richesse se signale aussi bien par la diversité d'origine (lettres de Paul, évangiles, écrits juifs) que par la précocité de l'information (une vingtaine d'années sépare la mort de Jésus de la plus ancienne lettre de Paul). Aucun personnage de l'Antiquité ne bénéficie d'une attestation documentaire quantitativement et qualitativement aussi riche. Mais ce constat demande aussitôt à être nuancé : hormis le Testimonium Flavianum et les références forfaitaires des historiens de l'Empire, la part écrasante des sources relève de la littérature chrétienne. Or, celle-ci est immédiatement exposée au soupçon de subjectivité et de penchant hagiographique, d'autant qu'elle ne constitue pas une documentation de première main : aucun écrit à notre disposition, du moins dans les versions qui nous sont parvenues, n'est attribuable à un témoin oculaire.

L'examen des sources chrétiennes confirme l'embarras de l'historien. Elles n'ont pas le statut d'un compte rendu neutre, puisque leur compréhension de l'histoire est gouvernée par une confession de foi. Elles n'ambitionnent nullement de reconstituer l'exactitude documentaire réclamée par l'historien moderne. En cela, disons-le, elles ne diffèrent pas des biographies et des monographies historiques de l'Antiquité ; les historiens anciens s'astreignent certes à une éthique de précision et de vérification des faits, mais ils écrivent aussi pour défendre une position,

17. Cette thèse est soutenue et argumentée par J.-D. KAESTLI dans sa contribution : « L'utilisation de YÉvangile de Thomas dans la recherche actuelle sur les paroles de Jésus », dans D . MARGUERAT, E. NORELLI, J.-M. POFFET (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme (Monde de la Bible 38), Labor et Fides, Genève, 1998, p. 373-395.

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pour illustrer un point de vue, ce qui les conduit à sélectionner, à interpréter, à biaiser les données qu'ils collectent18. La neutralité n'est pas un souci de l'his­toriographie ancienne, qu'elle soit grecque, juive ou romaine.

Dans le cas des évangiles s'ajoute la difficulté supplémentaire que leur intérêt pour l'histoire de Jésus n'a rien d'archéologique ; ils retiennent les gestes et les paroles qui font sens dans le présent de la communauté. Ainsi, les miracles de guérison sont rapportés dans la mesure où ils attestent la puissance de Dieu agissante en Jésus, mais aussi parce que cette puissance resurgit dans le cadre de l'Église. Les paroles de Jésus sont préservées parce qu'il leur est reconnu autorité, mais elles évoluent dans un processus d'adaptation à la situation de leurs récipiendaires. En résumé, les sources chrétiennes font mémoire de l'his­toire passée de Jésus et de ses disciples en vertu de la potentialité qu'a cette histoire de régir la vie des croyants. Dans sa quête du Jésus de l'histoire, l'historien moderne soumet donc les évangiles à un questionnement de type documentaire qui ne coïncide pas avec la perspective d'édification théologique qui les anime.

Insistons. Il serait faux de déduire que l'Église ancienne se remémorait avec désinvolture des faits et gestes du Nazaréen. Elle était convaincue au contraire que le Seigneur de l'Église ne pouvait être connu en dehors de la vie de l'homme de Nazareth. Mais précisément, parce que seule la dimension fonda­trice de l'histoire intéresse et non son aspect factuel, le rapport que les premiers chrétiens nouent avec le passé est dialectique : un souci de fidélité à l'histoire cohabite avec une liberté interprétative lorsqu'il s'agit de déployer sa significa­tion dans le présent.

Ce dernier constat conduit à soupçonner le cadre narratif attribué par les évangiles aux faits et gestes de Jésus, dont l'École de la forme littéraire (sans toujours convaincre) a montré qu'il relevait le plus souvent de l'activité créatrice des évangélistes. Les circonstances des rencontres de Jésus ont moins sollicité la mémoire que la parole délivrée par le Maître à cette occasion. Il s'agit de consulter d'autres sources contemporaines si l'on veut suppléer aux lacunes informatives des évangiles quant au contexte social, culturel, économique et religieux du pays de Jésus. Cette incertitude sur la localisation des épisodes narratifs dans l'Évangile a une conséquence redoutable : elle nous retire toute possibilité de reconstruire aujourd'hui le scénario biographique de Jésus de Nazareth. Nul ne peut, avec une garantie suffisante, situer dans l'espace et dans le temps la plus grande part des paroles et des gestes attribués à Jésus. Quelques repères sûrs demeurent : le baptême de Jésus au seuil de son ministère public ; son activité essentiellement déployée en Galilée1 9 ; une pratique forte de la guérison ; un conflit montant avec les autorités religieuses d'Israël ; une

18. Il suffît pour s'en convaincre de lire le manuel de LUCIEN DE SAMOSATE (vers 160) : Comment il faut écrire l'histoire, ou de consulter l'ouvrage fondamental de H.-I. MARROU, De la connaissance historique (1954) , Seuil, Paris, 1975.

19. Si l'on n'est plus en mesure de fixer une localisation précise, ni de reconstituer l'itinéraire suivi par Jésus

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dernière période à Jérusalem marquée par l'éclatement de la crise ; son exécu­tion décidée par les Romains sur dénonciation juive. Hors de ces repères, localiser chronologiquement et géographiquement les matériaux de la tradition de Jésus relève de l'hypothèse hasardeuse.

Pareille situation rend d'autant plus aiguë la nécessité de vérifier la fiabilité des documents. De quels critères disposons-nous à cet effet?

2. LES CRITÈRES D'AUTHENTICITÉ

La quête du Jésus de l'histoire a établi, et progressivement affiné, une batterie de critères dits « d'authenticité ». L'expression réclame aussitôt d'éclaircir notre rapport épistémologique à 1'« authentique ». En l'absence de documents auto­graphes, à quel degré de certitude pouvons-nous prétendre ? Pour un homme, Jésus, dont la langue de communication était l'araméen, comment statuer sur l'authenticité d'une tradition qui nous est transmise en grec ? En l'occurrence, l'authenticité ne doit pas être comprise sur un registre verbal, mais sémantique. La voix de Jésus n'est plus perceptible, mais une voix médiatisée par des témoins et objet d'une recomposition littéraire. Par recherche d'authenticité, nous ne comprenons donc pas la restitution du libellé des propos de Jésus, mais la quête d'une coïncidence la plus proche avec la substance et l'intentionnalité des mots ou des gestes du Nazaréen20.

Dans leur effort pour remonter aux strates les plus anciennes de la tradition de Jésus, les chercheurs usent de quatre critères principaux et deux secondaires. Aucun ne doit être appliqué exclusivement ; la présomption d'authenticité requiert l'usage conjugué de plusieurs21.

1. Critère d'attestation multiple : sont réputés authentiques les faits et gestes de Jésus attestés par au moins deux sources littérairement indépendantes l'une de l'autre. On retiendra dès lors un motif dont témoignent à la fois Paul et Marc, ou Matthieu et Jean, ou encore Luc et YÉvangile de Thomas.

2. Critère de l'embarras ecclésiastique : sont retenus les paroles ou actes de Jésus qui ont créé difficulté dans leur application au sein des premières communautés chrétiennes. Exemple de motif embarrassant : le baptême de Jésus par Jean (Mat­thieu 3, 13-17), qui place le Nazaréen en situation de subordination face au Baptiseur et met l'Église en difficulté dans son conflit avec les cercles baptistes. Ou encore l'annonce de la venue imminente du Règne de Dieu, parce qu'elle ne

et son groupe, les lieux mentionnés par la tradition évangélique renvoient clairement à une aire de rayonnement galiléenne, plus précisément la rive nord-ouest du lac de Gennésareth (Capharnaum, Bethsaïda, Chorazaïn).

20. Ce qui est dit ici n'empêche pas l'identification de quelques traits spécifiques du langage de Jésus, telles par exemple la formule « en vérité je vous dis » (amen legô hymin) ou l'application à Dieu du vocable abba (papa). Mais la recherche renonce aujourd'hui à reconstruire Yipsissima vox Jesu qui était encore la visée fondamentale des travaux de J. JEREMIAS (Théologie du Nouveau Testament, I [Lectio divina 76], Paris, Cerf, 1973, p. 40-50).

21. La définition des critères d'authenticité est exposée en détail chez J. P. MEIER, A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus, I, Doubleday, New York, 1991, p. 167-195.

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s'est pas produite du vivant des disciples : « En vérité je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu venu avec puissance» (Marc 9, 1).

3 . Critère d'originalité (dit aussi critère de dissemblance) : une tradition peut être considérée comme authentique à condition de n'être pas la pure reprise d'un motif présent dans le judaïsme de l'époque, ou l'effet d'une relecture chrétienne d'après Pâques. Sont ainsi écartées l'insistance sur l'autorité de la Torah comme telle (c'est un dogme pharisien) ou la réflexion sur l'organisation de l'Église (typique de l'intérêt des premiers chrétiens). Par contre, le cinglant « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Luc 9, 60) n'a pas son pareil dans l'Antiquité, sinon auprès de quelques philosophes cyniques.

4. Le critère de plausibilité historique doit s'articuler au précédent pour en corriger les effets pervers2 2. Il fait retenir ce qui est plausible dans le cadre du judaïsme palestinien au temps de Jésus (plausibilité en amont), mais aussi ce qui explique l'évolution de la tradition de Jésus après Pâques (plausibilité en aval). Par exemple, le fait que deux courants anciens du christianisme aient pu défendre, l'un l'attachement à la Torah (Matthieu), l'autre le détachement à l'égard de la Loi (Paul et Marc), fera attribuer à l'homme de Nazareth une position qui génère ces deux développements. En l'occurrence, on lui reconnaîtra une volonté de refonder la Torah, qui recompose la Loi autour de l'impératif d'aimer autrui, mais ne l'abroge pas ; la transgression du sabbat pouvait dès lors être comprise aussi bien comme l'indice d'une critique de la Loi (Marc 2, 28) que comme le signal d'une reconfiguration de la Loi autour de préceptes majeurs (Matthieu 12, 7-8).

À ces quatre critères majeurs s'ajoutent deux critères adjacents. 5. Le critère de cohérence postule que Jésus ne fut pas un être absurde ou

contradictoire ; une logique doit donc être recherchée entre ses paroles et ses gestes, ainsi qu'à l'intérieur de son discours.

6. Une logique de crise postule que toute reconstruction de la vie du Nazaréen doit faire apparaître pourquoi, et sur quels points, a pu se déclencher le conflit mortel qui a opposé Jésus aux leaders religieux d'Israël.

Par ces critères, l'historien dispose d'une échelle lui permettant de mesurer la plausibilité des paroles et des gestes attribués à Jésus. Rappelons toutefois qu'en bonne démarche historienne, une faible plausibilité n'équivaut pas encore à un verdict d'authenticité.

22. E. Kàsemann a fait du critère de dissemblance le prince des critères : « Nous n'avons de sol sûr sous nos pas que dans un unique cas : lorsqu'une tradition, pour des motifs quelconques, ne peut être ni déduite du judaïsme, ni attribuée à la chrétienté primitive, et spécialement lorsque le judéo-christianisme a tempéré comme trop audacieuse ou a remanié la tradition qu'il avait reçue. » (Essais exégétiques [Monde de la Bible], Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1972, p. 164). Son application exclusive court le risque d'arracher Jésus aussi bien à son milieu qu'à la tradition subséquente ; c'est pourquoi il doit être manipulé en tension avec le critère de plausibilité, qui est son exacte antithèse, et qui constitue ainsi l'antidote à l'unilatéralité du critère précédent.

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II. LE CADRE HISTORIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DE LA VIE DE JÉSUS

Trois questions conduiront notre réflexion dans ce chapitre. Que sait-on de la situation politique de la Palestine23 au I e r siècle? Avec quel degré de précision peut-on dater la biographie de Jésus ? Connaît-on l'histoire sociale des lieux fréquentés par Jésus ?

1. SITUATION POLITIQUE DE LA PALESTINE AU r r SIÈCLE

L'évangéliste Luc, qui s'attache à marquer les synchronies entre l'histoire qu'il rapporte et celle de l'empire romain, fournit une datation précise à la vocation prophétique de Jean dit le Baptiseur : « L'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanius tétrarque d'Abylène, sous le grand prêtre Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert » (Luc 3, 1-2). La précision de l'information chronologique, notons-le, ne déparerait pas le texte d'un chroniqueur de l'Empire. Ainsi, en l'an 28 (éventuellement 29) qui correspond à la quinzième année du règne de Tibère, la Palestine est divisée en plusieurs territoires de statut inégal. Cette inégalité n'en traduit pas moins, de fait, une présence massive de Rome.

La mainmise des Romains sur la région date de l'intervention des légions de Pompée en 63 avant J.-C. 2 4. Depuis lors, l'histoire de la Palestine est entièrement dominée, que ce soit directement ou indirectement, par l'autorité romaine. Pompée mettait fin au pouvoir de la dynastie juive des Asmonéens, dont la rébellion conduite par Judas Maccabée (166-160) avait chassé le roi séleucide Antiochus IV Épiphane ; l'insurrection avait pour cause la politique d'hellénisation forcée du pays, pour laquelle le roi séleucide s'était attiré la haine du peuple. Les Asmonéens ont conduit une stratégie d'expansion et de conquête, dont les succès les plus marquants furent la reconquête de la Samarie et de l'Idumée par Jean Hyrcan (134-104) et de la Galilée par Aristobule I e r (105-104). Les querelles dynastiques qui s'ensuivirent conduisirent les Romains à stabiliser la région au travers de l'expédition militaire de Pompée.

23.L'emploi du terme «Palestine» pour désigner la région située entre la Méditerranée et le désert, et sur l'axe nord-sud entre la Syrie et l'Idumée peut paraître anachronique. En réalité, il est attesté par un document assyrien du vnr siècle avant J.-C, puis chez Hérodote et Flavius Josèphe.

24. Sur cette période, on consultera A. PAUL, Le Monde des Juifs à l'heure de Jésus (Petite Bibliothèque des sciences bibliques NT 1), Desclée, Paris, 1981, p. 159-226.

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Pour asseoir son contrôle sur un territoire, Rome disposait de trois formules institutionnelles. Les provinces pacifiées étaient sénatoriales, placées sous l'autorité d'un proconsul redevable de sa gestion devant le Sénat. Plus directe était la dépendance des provinces impériales, gouvernées par un légat de l'empereur entouré de chefs militaires et de procurateurs ; c'était le cas de la province de Syrie (siège : Damas). Les plus éloignées ou les plus remuantes des provinces impériales recevaient le rang de provinces procuratoriennes, administrées non par un sénateur, mais par un membre de l'ordre équestre. Quand la Judée reçut ce dernier statut, son procurateur revêtit le titre de préfet25, ainsi qu'en témoigne une inscription découverte à Césarée Maritime26. Le gouverneur de Syrie comman­dait les légions stationnées sur son territoire, tandis que le préfet de Judée ne disposait que de troupes auxiliaires ; il devait donc faire appel à son voisin lorsque l'ordre romain se trouvait menacé.

La troisième formule consistait à confier la gestion politique à une royauté alliée. Ces souverains, héritiers de la tradition des monarchies hellénistiques, étaient vassaux de Rome et levaient les impôts pour l'Empire. L'administration du territoire était laissée à leur initiative, mais l'autonomie interne de cette royauté de clientèle était limitée à ce que tolérait une allégeance sans faille à Rome.

Rome commença par confier l'ensemble de la Palestine à Hérode le Grand, qui avait su contracter à temps les bonnes alliances à la cour romaine lors du conflit entre Marc Antoine et Octave. Il reçut en 40 avant J.-C. le titre de « roi de Judée » sous réserve de conquérir militairement son royaume, ce qu'il réussit en 37 par la prise de Jérusalem et la déposition d'Antigone. Son règne dura jusqu'en 4 avant J.-C. Il fut long, faste, riche en constructions grandioses (port de Césarée, Temple de Jérusalem, forteresses de Machéronte et Massada), mais il fut aussi parsemé des caprices politiques d'un roi maladivement inquiet des possibles rivalités à son pou­voir, ce qui explique la trace négative qu'il laissa dans la mémoire juive 2 7.

Sa succession ne se fit pas sans problèmes. Auguste ratifia son testament, qui partageait le royaume entre trois de ses fils, mais en refusant à Archelaus le titre de roi. Celui-ci reçut avec le titre d'ethnarque l'autorité sur la Judée, la Samarie et l'Idumée. Hérode Antipas devint tétrarque de Galilée et Pérée. Philippe administra

25. Le titre de praefectus lui fut attribué sous Auguste et sous Tibère, et à partir de 44 (règne de Claude) celui de procurator. Contrairement à ce que laisse entendre FLAVIUS JOSÈPHE dans les Antiquités juives 18, 1-2, la province de Judée ne fut pas annexée à la province impériale de Syrie en 6 après J.-C, mais constituée en province autonome. Voir H. COUSIN (éd.), Le Monde où vivait Jésus, Cerf, Paris, 1998, p. 110-112.

26. L'inscription, très mutilée, a été exhumée en 1961 dans les ruines du théâtre de Césarée Maritime ; elle confirme la titulature de Pilate et sa présence en Judée sous le règne de Tibère (14-37 après J.-C). Son libellé :

Tiberieum <Po>ntius Pilatus <praef>ectus Iudae

(Tiberieum désigne un édifice construit en l'honneur de Tibère). Sur l'inscription, voir l'étude de J.-P. LÉMONON, Pilate et le gouvernement de la Judée. Textes et monuments (Études bibliques), Gabalda, Paris, 1981, p. 23-32.

27. Le récit du massacre des enfants lors de la naissance de Jésus (Mt 2, 16), même s'il est de facture légendaire, correspond à la réputation de ce roi qui extermina une part importante de sa famille dans la hantise d'être la cible d'une conspiration (voir le récit de l'exécution de sa femme Mariammè que brosse FLAVIUS JOSÈPHE, Guerre des Juifs, 1, 441-444).