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IGNORANCE GRAPHIQUE OU CARTOGRAPHIE DE L'IGNORANCE JEAN-CLAUDE MULLER The University ofAlberta / Edmonton RESUME Les manifestations d'ignorance graphique dans la production des cartes peuvent s'obser- ver à différents niveaux, depuis l'inadéquation des échelles statistiques et graphiques, l'incohérence symbolique jusqu'à l'usage d'une graphique déterministique pour représenter des variables aléatoires. On aboutit ainsi à une cartographie de l'ignorance où la carte est partiellement ou totalement dépourvue de signification. Les exemples abondent aussi bien dans la cartographie dite traditionnelle que sur les cartes produites par ordinateur. Dans ce dernier cas, on constate une contradiction grandissante entre les degrées de sophistication des outils de travail et des programmes et la négligence des principes les plus élémentaires de l'expression graphique. Depuis les années cinquante, les activités cartographiques sont dominées par un développement sans précédent des progrès technologiques et des recherches théoriques et expérimentales. Il suffit d'observer la multiplication des revues cartographiques, des congrès régionaux et internationaux pour mesurer le dyna- misme de notre discipline. L'influence croissante du monde des images au détri- ment du discours, des techniques de communication visuelle dans le travail et les loisirs favorise l'expression graphique et cartographique. On assiste cependant à une sorte de fuite en avant de la production cartographique par rapport à la réflexion, à une dichotomie grandissante entre ceux qui font les cartes et ceux qui enseignent, ou prétendent enseigner à les faire. Il semble que la pensée carto- graphique représentée dans les universités et les revues académiques subissent l'influence des événements marquant l'évolution de la production au niveau gouvernemental ou dans l'industrie privée sans pour autant prendre en main et guider cette évolution. Ce dialogue de sourd entre ceux qui 'pensent' et ceux qui 'font' les cartes n'est pas nouveau. Il n'est pas non plus total dans la mesure où de nombreux efforts individuels et organisationels, surtout aux Etats-Unis, ont permis d'établir un lien réel entre la théorie et la pratique. Mais il suffit d'observer les cartes reproduites dans les journaux, les magazines, les Atlas et les bulletins gouvernementaux pour se rendre compte que ce lien est bien fragile. On ne peut que constater une contradiction grandissante entre le niveau de sophistication atteint en carto- graphie théorique, mathématique et automatique et l'ignorance flagrante des principes élémentaires de la graphique. Les nombreux articles publiés récem- ment sur la communication cartographique, les modèles inventés pour simuler la combinatoire entre le monde réel, le cartographe et le publique apparaissent sous la forme d'un exercice gratuit sans effet tangible sur la Praxis. Les études psychophysiologiques sur les aspects divers de la perception cartographique s'ac- cumulent et semblent aller nulle part. Leurs résultats qui souvent démontrent des 'évidences' sont ignorés par la grande majorité des auteurs de cartes. Cette tendance à une pratique empirique sans référence à aucune règle s'est encore accentuée avec la multiplication des cartes éxécutées sur ordinateur. Comme Monsieur Jourdain pratiquait la prose, on peut maintenant s'appeler cartographe moyennant la connaissance d'un système d'entrée et de sortie, des formats requis et du fonctionnement des appareillages. Les longues pages de description des JEAN-CLAUDE MULLER est professeur au département de géographie, Université d'Alberta, Edmonton, Canada, MS déposé le 20 janvier 1983 CARTOGRAPHICA Vol 20 No 3 pp 17–30

Ignorance Graphique Ou Cartographie De L'ignorance

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IGNORANCE G R A P H I Q U E O U C A R T O G R A P H I E DE L ' IGNORANCE

JEAN-CLAUDE MULLER The University of Alberta / Edmonton

RESUME Les manifestations d'ignorance graphique dans la production des cartes peuvent s'obser­ver à différents niveaux, depuis l'inadéquation des échelles statistiques et graphiques, l'incohérence symbolique jusqu'à l'usage d'une graphique déterministique pour représenter des variables aléatoires. On aboutit ainsi à une cartographie de l'ignorance où la carte est partiellement ou totalement dépourvue de signification. Les exemples abondent aussi bien dans la cartographie dite traditionnelle que sur les cartes produites par ordinateur. Dans ce dernier cas, on constate une contradiction grandissante entre les degrées de sophistication des outils de travail et des programmes et la négligence des principes les plus élémentaires de l'expression graphique.

Depuis les années cinquante, les activités cartographiques sont dominées par un développement sans précédent des progrès technologiques et des recherches théoriques et expérimentales. Il suffit d'observer la multiplication des revues cartographiques, des congrès régionaux et internationaux pour mesurer le dyna­misme de notre discipline. L'influence croissante du monde des images au détri­ment du discours, des techniques de communication visuelle dans le travail et les loisirs favorise l'expression graphique et cartographique. On assiste cependant à une sorte de fuite en avant de la production cartographique par rapport à la réflexion, à une dichotomie grandissante entre ceux qui font les cartes et ceux qui enseignent, ou prétendent enseigner à les faire. Il semble que la pensée carto­graphique représentée dans les universités et les revues académiques subissent l'influence des événements marquant l'évolution de la production au niveau gouvernemental ou dans l'industrie privée sans pour autant prendre en main et guider cette évolution.

Ce dialogue de sourd entre ceux qui 'pensent' et ceux qui 'font' les cartes n'est pas nouveau. Il n'est pas non plus total dans la mesure où de nombreux efforts individuels et organisationels, surtout aux Etats-Unis, ont permis d'établir un lien réel entre la théorie et la pratique. Mais il suffit d'observer les cartes reproduites dans les journaux, les magazines, les Atlas et les bulletins gouvernementaux pour se rendre compte que ce lien est bien fragile. On ne peut que constater une contradiction grandissante entre le niveau de sophistication atteint en carto­graphie théorique, mathématique et automatique et l'ignorance flagrante des principes élémentaires de la graphique. Les nombreux articles publiés récem­ment sur la communication cartographique, les modèles inventés pour simuler la combinatoire entre le monde réel, le cartographe et le publique apparaissent sous la forme d'un exercice gratuit sans effet tangible sur la Praxis. Les études psychophysiologiques sur les aspects divers de la perception cartographique s'ac­cumulent et semblent aller nulle part. Leurs résultats qui souvent démontrent des 'évidences' sont ignorés par la grande majorité des auteurs de cartes. Cette tendance à une pratique empirique sans référence à aucune règle s'est encore accentuée avec la multiplication des cartes éxécutées sur ordinateur. Comme Monsieur Jourdain pratiquait la prose, on peut maintenant s'appeler cartographe moyennant la connaissance d'un système d'entrée et de sortie, des formats requis et du fonctionnement des appareillages. Les longues pages de description des

JEAN-CLAUDE MULLER est professeur au département de géographie, Université d'Alberta, Edmonton, Canada, MS déposé le 20 janvier 1983

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programmes d'application cartographique variés publiées récemment dans la longue série Mapping Collection par le Laboratoire Graphique de Harvard démon­trent l'attraction des systèmes au détriment de la substance.1 La situation est paradoxale: au moment où l'on s'efforce de libérer le cartographe des contraintes d'éxécution, de multiplier les options de représentation graphique, d'orienter le travail vers un produit non-fini, provisoire, éminemment flexible, il n'existe pratiquement aucun contrôle de qualité, aucune discussion critique des choix possibles ou de l'efficacité visuelle des cartes ainsi produites. Tout se passe comme si la bonne éxécution du programme devenait une fin en elle même sans référence à la qualité ou l'adéquacie de l'image graphique. On aboutit à des cartes difficile­ment visualisables ou même trompeuses, des cartes qui accompagnent le texte plutôt que de le supplanter.

Les manifestations d'ignorance graphique se situent à plusieurs niveaux, depuis la confusion pure et simple entre lire et voir jusqu'aux illogismes symboli­ques ou statistiques. Il est étrange qu'à l'heure des découvertes sans précédents au niveau des techniques tels que les transformations cartographiques, le traitement des images de télédétection, la digitalisation, l'organisation et l'emmagasinage des données cartographiques, il faille rappeler les règles élémentaires et parfois triviales de la communication graphique. L'inobservance de ces règles aboutit à des erreurs qui, à force de se répéter, deviennent pratique courante. On illustrera ici, à l'aide d'exemples, certaines des fautes cartographiques les plus courantes.

INADEQUATION ENTRE ECHELLES STATISTIQUE ET GRAPHIQUE

Les manuels cartographiques, pour la plupart, distinguent trois niveaux de me­sure pour hiérarchiser les variables visuelles:

Table 1 CORRESPONDANCE ENTRE ECHELLES ET VARIABLES VISUELLES

Variables Echelles de mesure

Taille Intervalle Valeur Ordinale Couleur Ordinale*/Nominale Grain Ordinale*/Nominale Forme Nominale Orientation Nominale

*Vraie seulement pour des cas particuliers.

Les données statistiques sont codées par des variables visuelles d'échelle correspondante. L'inobservance de la loi biunivoque entre échelle statistique et graphique aboutit à une représentation éronnée des données. Parmi les neuf combinaisons possibles, les six erreurs à éviter sont, dans l'ordre de gravité: 1 (données intervalles graphique nominale); 2 (données nominales graphique intervalle); 3 (données ordinales graphique nominale); 4 (données nominales

graphique ordinale); 5 (données ordinales graphique intervalle); 6 (données intervalles graphique ordinale) (Figure 1). Dans les cas 2 et 4 on introduit une hiérarchie visuelle pour représenter des données non hiérarchisées. Dans les cas 1

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RELATIONS ERRONEES ENTRE LES DONNEES DE LA CARTE ET LA LEGENDE

et 3 on détruit une partie de l'information en représentant des proportions et un ordre par des signes graphiques non-ordonnés.

On fait parfois la confusion entre texture et valeur. Il faut rappeller que dans une combinaison texture/valeur, la valeur prédomine. Dans la carte 47 du récent Atlas The State of the World Atlas, un mélange texture/valeur sans tenir compte de cette prépondérance aboutit à une légende absurde (Figure 2).2 Les erreurs du type 1 et 3 de la Figure 1 s'observent fréquemment dans l'utilisation de la couleur. On oublie qu'à saturation et intensité égales, la couleur n'est pas ordonnée. C'est le cas dans le Social Atlas of Central Lancashire (1976) où une série de teintes non-ordonnées, blanc, vert, bleu, rouge et noir symbolisent une progression quantita­tive < 32, 32–40, 40–48, 48–56 et > 56.3

ILLOGISMES SYMBOLIQUES

Il est surprenant de constater que les lois simples de la cohérence qu'on applique nécessairement dans les mathématiques ou le discours pour construire des équa­tions ou des phrases sont parfois méconnues en graphique. Comme si la graphi-

FIGURE 2. Solution 1 Iextraite de l'Atlas) est aussi absurde que solu­tion IL La combinaison valeur/ texture sans tenir compte de la prédominance valeur aboutit à une série désordonnée.

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FIGURE 3. Trois fautes couramment observées dans les Atlas effectués sur ordinateur: 1. la progression des valeurs est illogique par rapport à la progression des données; 2. les valeurs fabriquées à l'aide de charactères alphanumeriques apparaissent sensiblement égales en dépit de la progression des données; et 3. les valeurs les plus fortes apparaissent identiquement noires alors qu'elles représentent des nombres differents.

que permettait tout licence d'expression. Mais comme pour tout autre langage, une graphique décousue, désordonnée et illogique n'est pas communicable. La syntaxe graphique fait généralement appel au sens commun et ne s'appuie nulle­ment sur des conventions arbitraires. Il est naturel, par exemple, de représenter une progression monotonique des données par une progression également monotonique de la taille ou de la valeur. C'est pourtant une faute courante que de symboliser une distribution statistique monotonique par une série graphique multimodale! On trouvera de multiple échantillons dans la collection Harvard Library of Computer Graphics (1981), Volumes 5, 15 et 16, et dans l'Atlas Character of a Conurbation (1971) où les cartes sont toutes produites sur ordinateur (Figure 3).4

De même dans The State of the World Atlas, on observe la progression suivante des teintes Blanc-Jaune-Orange clair-Violet-Orange foncé-Jaune-Beige clair-Beige foncé pour représenter une progression arithmétique de données de 0% à plus de 100%!5 Selon les valeurs, la progression des couleurs est bimodale, avec des répétitions absurdes (le jaune apparait deux fois pour charactériser des nombres différents), tandis que la série numérique est monotonique.

Avec l'utilisation des traceurs automatiques pour créer des grisés de valeurs différents, ou constate souvent un manque de logique dans la progression de la game, alors qu'en principe le cartographe a maintenant toute liberté de créer les pourcentages de valeur requis. Ceci est particulièrement vrai lorsque des 'bavures' photographiques ou d'impression lors de la reproduction font disparaitre toute distinction entre les valeurs les plus foncées (Figure 3). Les cartes des pages 25 et 89 du Volume 7 de la collection Harvard Library of Computer Graphics illustrent bien le problème.6

CONFUSION ENTRE TEXTE ET GRAPHIQUE

Les fonctions particulières de la graphique se définissent à partir d'un processus visuel d'appréhension des signifiants différent de celui du processus de lecture.

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Une carte à lire est un texte, non une graphique. C'est le cas par exemple des cartes tableaux ou cartes numériques. Une carte-texte n'est pas nécessairement une mauvaise carte, mais il faut savoir qu'elle exige et suggère une réflexion linéaire et non-spatiale. Le contenu de l'Atlas d'Afghanistan (1973) est essentiellement tex­tuel, où des mots et parfois même des phrases sont juxtaposés à des lieux géographiques.7 L'erreur apparait lorsque l'on produit du texte en croyant faire de la graphique. C'est le cas de nombreux Atlas historiques et économiques, avec des légendes compliquées faites de symboles de formes variées auxquels corres­pond une longue nomenclature de charactères (Figure 4). Ce sont des Atlas à lire malgré le propos déclaré du cartographe de produire du matériel à voir. A un niveau plus élaboré, cette confusion se retrouve également dans les cartes statisti­ques où les signes graphiques sont des cercles aux sections multicolorées pour représenter des variables à plusieurs composantes (Figure 4). Ce genre de symbo-logie est particulièrement en vogue dans certains Atlas du Tiers-Monde, tels que les Atlas d'Iran (1971) et du Venezuela (1979).8 Les cartes ainsi produites sont des cartes d'inventaire qui s'apparentent plus à l'écriture qu'à l'image.9 Il faut savoir que plus une carte est compliquée, plus elle se rapproche du texte au dépens de la graphique. C'est le cas en particulier des cartes multi-variées dans l'Atlas de Californie (1979), où une combinaison trop ingénieuse de la taille, de la forme et de la couleur requiert un temps de déchiffrage qui oblitère la réflexion géographique.10

UN SOUCI D'EXACTITUDE MAL PLACE

En graphique comme dans toute autre langue, vouloir trop dire de manière trop détaillée est aussi hasardeux que de ne pas assez dire. Dans les deux cas l'informa­tion est mal comprise, soit parce que la communication est incomplète ou que l'essentiel du message est indicriminable. La généralisation cartographique est un instrument bien connu de réhaussement des données significatives par rapport aux détails secondaires ou superflus. D'autres méthodes sont également disponi­bles. On a par exemple observé que la perception est non-linéaire. Le rapport visuel entre deux cercles de taille différente n'est pas équivalent à leur rapport mathématique de dimensions. On tend à sous-estimer les tailles les plus grandes. La perception humaine des grisés ou des densités ponctuelles est également déformée et ne correspond pas aux valeurs réelles. Il faudra donc, dans une certaine mesure, mentir graphiquement pour communiquer la vérité statistique, tout comme le cinématographe, utilise des artifices pour créer l'illusion d'un paysage ou d'un portrait réels. En dépit de nombreuses recherches qui démon­trent qu'une symbologie graphique trop exacte est souvent mal comprise, on continue de produire des symboles, des grisés ou des couleurs dérivés de purs rapports mathématiques, sans souci des déformations perceptuelles et subsé-quemment de l'interprétation erronnée des données. De trop nombreux histo­grammes en trois dimensions sont simplement une transcription directe des données sans valeur explicative parce que l'on ignore les manipulations graphi­ques qui permetraient de rehausser les contrastes, de créer les antithèses néces­saires à l'interprétation. Les vues en trois dimensions, particulièrement en vogue depuis l'avènement de la cartographie sur ordinateur, sont trop souvent inutiles

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MORTALITE CAUSEE PAR LE CANCER (POPULATION FEMININE ET BLANCHE)

POUR LA PERIODE 1965 -1969

FIGURE 5. Une representation isométrique inutile. Visuellement, il est impossible de circonscrire les régions de mortalité élevée ou faible et l'interpretation spatiale est impossible. Extrait de la publication 'Harvard Library of Computer Graphics: Computer Mapping Applications in Urban, State and Federal Government, 1981 Mapping Collection', vol. 16, p. 137.

parce que l'on refuse de "mentir". Le relief de nombreuses représentations isométriques publiées dans la collection Harvard Library of Computer Graphics apparait trop uniforme ou excessivement changeant alors qu'une simple trans­formation non-linéaire de l'échelle verticale permettrait de reconnaitre les ten­dances ou les oppositions spatiales (Figure 5).11

La confusion entre précision et perception graphique est également à l'ori­gine des misconceptions concernant le rôle de la légende. Les légendes trop longues, trop détaillées ou trop compliquées reflètent un besoin de parer les faiblesses de constructions graphiques et sont l'objet d'une méprise entre cartes à lire et cartes à voir. La légende ne doit pas servir à déchiffrer, elle est seulement un

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FIGURE 6. Les auteurs de ces cartes n'ont pas jugé utile d'ajouter une légende à la graphique. Cette omission nenuit en rien à la comprehension spatiale du phénomène. Une légende inviterait le lecteur à 'lire' la carte, alorsqu'elle est faite pour 'voir'. Extraits de la publication 'Harvard Library of Computer Graphics: Urban, Regionaland State Government Applications of Computer Mapping, 1980 Mapping Collection', vol. 11, 1980, p. 65, et'The American Cartographer', vol. 9, 1982, p. 128.

point de repère. Dans une graphique bien ordonnée, la légende est par définitionredondante et même superflue. Le rôle de la légende est à la source du malenten-du qui anime le débat entre les partisans des cartes choroplethes avec ou sansclasses.12 L'objet de telles cartes n'est pas l'identification de valeurs individuelles,mais la représentation d'un ordre basé sur des contrastes, des tendances et desoppositions. Une carte qui ne peut absolument pas se passer de légende est lamanifestation d'un échec graphique (Figure 6).

ILLOGISMES STATISTICO-GRAPHIQUES

Les illogismes s'observent tout particulièrement dans les cartes choroplethes. Lareprésentation par plage de couleurs ou de grisés accolés à des aires géographi-ques est une technique visuellement efficace et très répandue dans la cartographieautomatique. C'est une technique également dangereuse dans la mesure où elleimplique un degré de généralisation plus élevé que pour tout autre type de cartestatistique, telles que les cartes en point, à symboles proportionnels ou les cartesisolignes. On mentionera ici les deux erreurs les plus fréquentes.

L'absence de relation entre statistique et imposition graphiqueOn représente couramment des nombres absolus par des plages de valeurs crois-santes, ce qui est incorrecte (inadéquation entre les données et la variable visuelle).Ce qui est plus grave, c'est d'imposer les plages sur des unités géographiques

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(départements, provinces) de dimensions variables indépendentes des données. C'est faire une carte à symboles proportionnels (la dimension des symboles varie en fonction de la grandeur des unités administratives) où les proportions n'ont rien à voir avec l'information. Dans The State of the World Atlas, le nombre absolu d'étudiants est représenté par des couleurs de valeur croissante implentées sur les superficies des pays correspondants. 13 Des symboles tels que des cercles de dimen­sions proportionnelles aux quantités donneraient une toute autre impression des rapports spaciaux entre le nombre d'étudiants au Japon et en Union Soviétique (Figure 7)! On trouvera dans l'Atlas d'Alabama (1973) et dans les publications du Laboratoire graphique de Harvard de nombreuses cartes choroplèthes représen­tant des quantités de dollars ou des nombres absolus de personnes ou d'établissements.14 Les valeurs représentent des quantités mais ce sont les varia­tions de taille - la surface des unités administratives - sans lien avec la statistique, qui prédominent. On peut même observer des cartes en trois dimensions ou les données sont représentées en z sans tenir compte des variations de surface en x et Y. Le produit des trois dimensions XYZ donne des symboles volumiques dont les rapports de taille ne reflètent aucunement les données (Figure 8).15

Représenter des rapports plutôt que des quantités absolues ne résoud pas le problème, à moins que la superficie des aires géographiques qui servent d'imposi­tion aux plages de valeurs en soit le dénominateur. Dans ce dernier cas on représentera des densités de personnes ou d'objets par unité de surface. Mais l'utilisation des cartes choroplèthes pour représenter des rapports tels que le nombre de docteurs, de postes de télévision pour mille personnes, le taux de mortalité ou le revenu par tête d'habitant est fondamentalement illogique. Sur de telles cartes les aires géographiques font partie du symbole sans faire partie de la statistique. Il existe bien des solutions de rechange. Certains ont proposé de transformer les aires géographiques et de produire des cartogrames où le dé­nominateur du rapport A/B cartographié détermine la superficie des aires admi­nistratives. Par exemple, un pourcentage A par nombre d'habitants B serait repré­senté par des valeurs imposées sur des unités géographiques d'aires proportion­nelles au nombre total d'habitants. D'autres ont suggéré l'utilisation de la valeur implentée sur des symboles de dimensions proportionnelles au dénominateur.16

Vouloir réconcilier la statistique et l'imposition graphique des cartes sur plages soulève des problèmes complexes qui méritent plus d'attention.

Une information floue représentée par une graphique déterministique Toute carte est le produit des données échantillonnées d'une population statisti­que qu'il est impossible de représenter dans sa totalité. Cette population est partiellement méconnue, même dans le cas des cartes topographiques construites à partir des techniques analogiques de la photogrammétrie. L'information à cartographier est donc au départ une information floue, imprécise qu'il s'agit de représenter suivant une graphique selectionnant les éléments les plus significatifs au dépens des éléments secondaires. Cette graphique n'est qu'un des modèles probables parmi un nombre infini de représentations possibles. Les points d'ob­servation de valeurs z, la découpure spatiale, les dimensions et formes des unités spatiales sont en général artificielles et ne permettent qu'une connaissance limitée

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FIGURE 7. La carte 1 donne l'impression que les étudiants sont plus nombreux en URSS que partout ailleurs. C'estque la superficie des pays fait partie du symbole sans faire partie de la statistique, et donne par consequent une vuedéformée des quantités réelles. Une carte à symboles proportionnels (2) fournit au lecteur les vrais rapportsvisuels: le Japon a autant d'étudiants que l'URSS.

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LES VENTES TOTALES DE PRODUITS ALIMENTAIRES (Acme Food Company, 78)

FIGURE 8. Les ventes de produits alimentaires sont représentées par la valeur z, c'est-à-dire par la hauteur des prismes. Mais le lecteur perçoit le produit xvz, des volumes dont la taille n'a aucun rapport avec les ventes. On a oublié d'incorporer XY dans le calcul des volumes. Extrait de la publication 'Harvard Library of Computer Graphics, 1980 Mapping Collection', vol. y, p. 88.

et déformée des distributions statistiques. Le cartographe devrait donc adapter des techniques de représentation qui reflètent le caractère aléatoire et imprécis des données. En dépit de cette incertitude, la plupart des cartes produites par les agences gouvernementales donnent une image faussement déterministique de la réalité. Les choix du modèle d'interpolation, du nombre de classes et des systèmes de classification sont généralement arbitraires sans considération des alternatives possibles et de la multiplicité des solutions. Pour des raisons d'économie évidentes, on se limite souvent à une seule carte pour décrire un phénomène, sans prévenir le lecteur du caractère hasardeux de la représentation. Le phénomène a en réalité de multiples facettes qu'il conviendrait de représenter par des images multiples. On s'étonnera donc du style lapidaire de la plupart des légendes cartographiques. Elles établissent des règles de correspondance entre statistique et graphique sans indiquer les possibilités d'erreurs, le degré de fiabilité de l'expression graphique. S'il n'est pas possible de reconstruire l'information originale à partir des donnèes publiées par les services gouvernementaux tels que Statistiques Canada, on peut toujours estimer les erreurs introduites par le processus de généralisation. Dans le cas des cartes choroplèthes, des méthodes de mesure et de réduction des erreurs sont déjà disponibles.17 On continue pourtant à produire des classifications arbi­traires, le plus souvent des systèmes d'intervalles égaux à coupures simplistes, sans

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COURBES DE

NIVEAU

STRUCTURAL

ERREURS

PROBABLES

FIGURE 9. Un exemple de cartographie non-déterministique. La carte des residuels (dessous) décrit l'incertitude des valeurs des courbes de niveau sur la carte des hauteurs (dessus). Extrait de la carte produite par Ricardo Olea, 1972, et publiée par le Kansas Geological Survey.

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considération de la distribution statistique originale des données et sans indiquer la déperdition d'information. Dire que la carte ne représente que 60% de la variance des données brutes disponibles serait plus honnête. Cela obligerait le cartographe à adopter une attitude plus critique vis-à-vis des méthodes de géné­ralisation et lissage employées (Figure 9).

CONCLUSION

La cartographie, qu'elle soit un moyen d'illustration ou de traitement des données spatiales, exige une formulation graphique à la fois rigoureuse et effective. Des cartes plaisantes à voir ne sont pas forcément des cartes utiles. Le fait d'ajouter des couleurs peut rendre la carte plus attrayante, mais un choix des couleurs qui ignore les règles syntactiques produira une image probablement fausse et trom­peuse. On ne peut réduire, comme on le croit trop souvent, le problème de la communication cartographique à un problème d'esthétique, de mise en page ou de dessin. Seules une transcription graphique conforme, une adéquation entre les données et la symbolique, une construction visuelle qui se différencie fon­damentalement du texte au profit de la perception spatiale, garantissent la com­munication cartographique. Ces principes n'ont rien à voir avec le choix du style textuel, de l'épaisseur du trait, de la dimension du titre, du placement de la légende qui, tout en améliorant l'aspect de la carte, ne peuvent en eux-même assurer son succès. Le style, toujours arbitraire, est affaire de convention. La syntaxe graphique, au contraire, n'offre aucune liberté et doit obéir aux lois universelles de la perception visuelle.18

Les manifestations d'ignorance cartographique semblent plus particulière­ment se développer avec les progrès de la cartographie automatique. Ces progrès récents devraient pourtant améliorer l'efficacité de l'expression graphique en libérant le cartographe des tâches d'éxécution au profit de la réflexion. Cette hypothèse est apparemment fausse. Bien des cartes produites sur ordinateur sont un échec parce que l'on se soucie plus de la technique que de la substance. Il faut espérer que la contradiction entre le niveau sophistiqué des techniques et la négligence des principes élémentaires de la transcription graphique n'est que temporaire et se résorbera avec l'expérience d'une discipline qui, après tout, n'a pas encore atteint sa maturité.

NOTES

1 Harvard Library of Computer Graphics/1981 Mapping Collection. Cambridge: Laboratory for Computer Graphics and Spatial Analysis, Harvard Graduate School of Design, 1981. 2 Kidron Michael et Ronald Segal, The state of the world atlas. London: Pan Books, 1981, carte 47, The Longer Reach. 3 A social atlas of Central Lancashire. Preston: The Corporation, 1976. 4 Rosing K.E. et P.A. Wood, Character of a connurbation. London: University of London Press, 1971, et Harvard Library, op. cit. reference 1, vol. 17, page 56, vol. 15, page 168, vol. 16, pages 80 et 81. 5 Michael et Segal, op. cit. reference 2, carte 57, Funny Money. 6 Harvard Library, op. cit. reference 1, vol. 7, pages 25 et 89. 7 Atlas of Afghanistan. Teheran: Sahab Geographic Institute, 1973. 8 Atlas d'Iran. Teheran: Sahab Geographic Institute, 1971. 9 Voir les théories de Jacques Bertin et Serge Bonin en ce qui concerne les niveaux de lecture d'une carte, la distinction entre cartes d'inventaire, cartes de traitement visuel et message cartographique, les

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fonctions monosémiques de la graphique par rapport aux fonctions polysémiques du verbe. Jacques Bertin, La graphique et le traitement graphique de l'information. Paris: Flammarion, 1977, et Serge Bonin, Initiation à la Graphique. Paris: Epi editeurs, 1975. 10 Atlas of California. Culver City: Pacific Book Center, 1979. 11 Harvard Library, op. cit. reference 1, vol. 16, page 137. 12 Dobson M. Perception of Continuously Shaded Maps: Commentary, and J.C. Muller, Comment in Reply, Annals of AAG vol. 70, 1980, pp 106–108. 13 Michael et Segal, op. cit. reference 2, carte 64, The Students Sixties. 14 Atlas of Alabama. Alabama: The University of Alabama Press, 1973; Harvard Library, op. cit. reference 1, vol. 4 page 81, vol. 7 page 89, vol. 15 page 168 et vol. 16 page 20. 15 Harvard Library, op. cit. reference 1, vol. 7, page 88, vol. 16, page 137. 16 Voir R.L. Williams, The misuse of area in mapping census-type numbers, Historical. Methods Newsletter, vol. 9, 1976, pages 213–216; Roberto Bachi, Graphic Rational Patterns. Jerusalem: Israel Universities Press, 1956. 17 G. Jenks and F. Caspall, Error on Choroplethic Maps: Definition, Measurement, Reduction, Annals, Association of American Geographers, vol. 61, 1971, pages 217–244. 18 Ces lois sont exposées par Jacques Bertin, Semiologie graphique. Paris: Mouton, 1967.

ABSTRACT Examples of ignorance in the area of graphic expression in map production can be observed at various levels, from the inequality of bar and numeric scales, incomprehensible and non­significant symbols, to the use of rigid graphics to represent random variables. The end result is a cartography displaying ignorance and maps that are partially or totally devoid of significance. Examples abound equally in traditional cartography and in computer-assisted cartography. In the latter, there is a growing contradiction in the degree of sophistication in the equipment and programs used and the lack of attention paid to elementary principles of graphic expression.

ZUSAMMENFASSUNG Beispiele von Unwissenheit in graphischer Aussage beim Kartenentwurf kann man verschiedentlich beobachten, von der Ungleichheit von Masstabsleiste und Zahlenmasstab, unverständlichen und unbedeutsamen Kartenzeichen bis zur Verwendung formaler Schaubilder zur Darstellung von wahllos ermittelten Variablen. Das Endergebnis ist eine Kartographie, die Unwis­senheit anzeigt, und Karten, die teilweise oder vollständig ohne Bedeutung sind. Beispiele häufen sich sowohl in der traditionellen als auch in der computergestützten Kartographie. Bei der letzteren besteht ein wachsender Widerspruch zwischen den hochentwickelten Geräten und Programmen und dem geringen Bemühen, die elementaren Grundlagen graphischer Aussage zu berücksichtigen.

RESUMEN Se pueden observar ejemplos de falta de conocimientos en el áarea de expresión gráfica en la producción de mapas a varios niveles, desde la desigualdad de escalas numéricas o de barra, simbolos incomprensibles y sin sentido, hasta el uso de gráficas rígidas para representar variables al azar. El resultado final es una cartografía mostrando ignorancia y mapas que son parcial o totalmente sin sentido. Hay muchos ejemplos también en la cartografía tradicional y en la cartografía automatiza-da. En este ultimo, hay una creciente contradicción en el grado de sofisticación del equipo y programas utilizados y la falta de atención prestada a los principios elementales de la expresión gráfica.