242
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,...

Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Images du jour et de la nuit /Gustave Geffroy,...

Page 2: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Geffroy, Gustave (1855-1926). Auteur du texte. Images du jour etde la nuit / Gustave Geffroy,.... 1924.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupartdes reproductions numériques d'oeuvres tombées dans ledomaine public provenant des collections de la BnF. Leurréutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans lecadre d’une publication académique ou scientifique est libre etgratuite dans le respect de la législation en vigueur et notammentdu maintien de la mention de source des contenus telle queprécisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationalede France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ». - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et faitl'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale larevente de contenus sous forme de produits élaborés ou defourniture de service ou toute autre réutilisation des contenusgénérant directement des revenus : publication vendue (àl’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), uneexposition, une production audiovisuelle, un service ou un produitpayant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens del'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnespubliques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisationparticulier. Il s'agit :

 - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteurappartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalabledu titulaire des droits.  - des reproductions de documents conservés dans lesbibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sontsignalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité às'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions deréutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est leproducteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants ducode de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallicasont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dansun autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier laconformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditionsd'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment enmatière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de cesdispositions, il est notamment passible d'une amende prévue parla loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,[email protected].

Page 3: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Début d'in>e série de docurnentsen couleur

Page 4: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis
Page 5: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Tin d'une série de document!êrt couleut

Page 6: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

i ""ÎËS DI.1 J'OUR^Ilipfes DU JOUR~~)\>'ET DE LA NUIT

Page 7: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

DU MÊME AUTEUR

ROMANS ET NOUVELLES Le Cœur et l'Esprit. Paysd'Ouest, –r Nouveaux Contes du pays d'Ouest,La Comédie Bourgeoise. L'Apprentie. Her-mine Gilquin". – L'Idylle de Marie Bité. – CécilePommier.

HISTOIRE L'Enfermé. Notre Temps Scènes d'His-toire Souvenirs des années de la guerre. – Clemen-

ceau. –La France héroïque et ses alliés.

CRITIQUE DE littérature ET d'art Nofes d'un journa-liste. La Vie artistique, 8 vol. – Les Muséesd'Europe, 14 vol.- L'Œuvre de Carrière. – Rubans.

Constantin Guys. – Claude Monet,

VOYAGES La Bretagne,

Page 8: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

-GUSTAVE GEFFROYDE L'ACADÉMIE CONCOURT

IMl&ESDU JOURET DE LA NUIT

PARISBERNARD GRASSET, ÉDITEUR

61, RUE DES SAINTS-PÈRES,61

1924

Page 9: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE SIX EXEMPLAIRES

SUR PAPIER JAPON A LA FORME NUMÉROTÉS DE

1 A 6 CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER

HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE 7 A 56,

ET TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR

FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE 57 A 86.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptat'gnréservés pour tous pays.

Copyright by Bernard Grasset 1924,

Page 10: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

IMAGES DU JOURET DE LA NUIT

LE JOUR ET LA NUIT

C'est un recueil d'images, les unes suran-nées, les autres nouvelles des~aspects defoules des silhouettes d'individus, portraits

en pied ou expressions de visages des appa-ritions de femmes, au théâtre, dans le pro-menoir d'un music-hall, dans la rue, des réa-lités et des rêves; un défilé d'ecclésiastiquesd'hier et d'aujourd'hui des essais de divina-tion des mystères qui passent des dramesentrevus ou déchiffrés des comédies socialesqui se jouent sur le pas des portes et dans ledécor des boutiques des scènes où les ani-

maux ont leurs rôlesfde malice instinctive

et d'inconscience rusée des descriptions

Page 11: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

d'objets qui participentà nore vie comme despetits personnages insensibles,aveugles,muets,et pourtant si éloquents, si frémissants denotre sensibilité des fleurs, des fruits, quinous donnent leur parfum, leur couleur, leurpoésie.

Et comme fond à tant d'êtres et de choses,l'immense chaos des éléments auquel sont liésles destins de tous les êtres.

Tout cela m'est apparu à toutes les heures,de l'aube au crépuscule, et du soir au matin,dans le mirage du soleil et le clair-obscur del'ombre, dans l'éclat doré du jour et l'ombrebleuie et noire de la nuit.

Page 12: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PREMIER ASPECT DE LA RUE

Le premier spectacle offert aux yeux et àl'esprit par la rue de Paris, après quelqueabsence, est un spectacle de misère et de déso-lation.

On a encore dans la mémoire les images desroutes presque solitaires, des silhouettes espa-cées,de la vie animale en contact avec la nature,du travail suffisant à nourrir les pauvres. Onrevoit les chevaux des prairies, libres et fortsderrière les haies, la crinièreéparse, hennissantdans le vent. On évoque la bergère sous sacape, la ramasseuse d'épis oubliés, la pê-cheuse aux jambes nues, qui s'en va à tra-vers le flot montant, tous ceux qui viventdes résidus de la terre et de la mer. Les pay-

Page 13: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

sages parcourus se déploient dans l'espacelumineux.

C'est le décor de l'illusion, la fausse appa-rence de la paix. La rue de Paris, retrouvée, varedire la perpétuelle bataille.

A la sortie de la gare, au milieu de la nuit,,des chevaux-squelettes meurent de faim, tom-bent de sommeil, entre les brancards. Lefiacre parti en grinçant, le premier regard quiscrute la brume nocturne aperçoit le troupeaudispersé et errant des prostituées, la lente pro-menade des pierreuses, la tache livide d'unjupon blanc, un visage couleur de briqueapparu un instant dans la lumière, puis réen-seveli dans l'ombre.

Tel est le premier aspect de la rue, auxheures de nuit. La souffrance animale et lasouffrance humaine, c'est la révélation faitetout d'abord par la ville merveilleuse quiélabora tant d'idées, se donna de tant d'ardeurà l'action. Malgré cela, et contre cela, les

mêmes forces sont toujours en elle pour con-tinuer l'œuvre commencée, l'œuvre du temps.

Page 14: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LIES TOITS

A Paris, d'un sixième étage, un paysageétrange apparaît à travers le rideau de mous-seline et la vitre. En plein ciel, une plantationde cheminées, de tuyaux, dessine des alléescapricieuses et des massifs irréguliers, touteune dure forêt sans feuilles, en brique et enmétal.

C'est une seconde ville superposée à lapremière, le couvercle mis sur l'agitationhumaine. L'espace jusqu'à l'horizon est envahide matériaux aux formes irrégulières dansleur géométrie de lignes droites, de lignesbrisées, de cubes, de cônes tronqués, de figuresimprévues de plans et de combinaisons. Apeine une silhouette de couvreur, le jour, le

Page 15: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

bondissementd'un chat électrique, le soir, auclair de lune, animent-ils ce désert pétré,hérissé de découpures de zinc.

Au-dessous, c'est le grondementde la ville,et c'est aussi, parfois, le silence, le silence queJ'on sent peuplé de toutes les embuscades, detoutes les attentes, de tous les sentiments, detoutes les passions, de tous les amours, detoutes les haines. Et le bouillonnement, lafermentation de ce monde en travail, en dé-composition, en stupeur et en fureur, ne setraduit que par l'envolement des fuméeslégères.

Page 16: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

AU SOLEIL D'AUTOMNE

Au soleil d'automne, devant les feuillagerrougis, des vieux et des vieilles sont assis susla rangée de bancs du jardin public.

Ils ne regardent pas le dernier ciel bleud'octobre, où errent de beaux et massifsnuages, pareils à des blocs de marbre, blancset fauves. Leur contemplation non plus neva pas à l'étang où voguent les cygnes deneige et les canards de velours noir etd'émeraude, ni vers la pelouse brûlée oùde. grandes fleurs se convulsent pour mou-rir.

Tant que le soleil est haut, ils sont là, enespalier devant la muraille, non pour voir,mais pour se chauffer, immobiles, les yeux

Page 17: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

mi-clos, comme des chats devant l'âtre.Tls sont bien cinquante, serrés les uns contre

les autres. Les vieux, emmitouflés, vêtus degros drap, la tête enfouie dans une casquetteà oreillettes, des galoches aux pieds, les mainsdans les manches,ou appuyées,avec le menton,sur de grosses cannes. Les vieilles, empaque-tées dans des jupons, des châles entrecroisés,des fichus, des capelines, le visage encadréd'un serre-tête noir quelques-unestricotent,on voit aller et venir leur index gris hors deeurs mitaines noires.

Ce sont les petits rentiers du quartier. Ilsont un air « entre eux » qui ne trompe pas,ils marquent par leur attitude sérieuse qu'ilsont pris possession de la rangée de bancspour toutes les après-midi de soleil. Dansla vie, ils ont été des commerçants adroitsà'j gain, des petits patrons énergiquementéconomes. Quelques-uns sont des employésayant réussi à vivre jusqu'à l'âge de la re.traite.

C'est peu, pour tout un quartier, ces quel-ques existences économisées.D'autres vieux etvieilles sontà l'hôpital,à l'asile. D'autres se dis-solvent tristement dans d'abominables cham-bres. Il n'y a pas un seul ouvrier d'industrieassis sur ces bancs. On se récrie au récit desmœurs de certaines peuplades sauvages quituent et mangent leurs vieillards. Les civilisés

Page 18: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ne mangent pas leurs ancêtres, mais ils leslaissent mourir, ils les tuent par abandon, ilsn'ont pas trouvé le moyen, encore, de garantirà tous le repos final dans la lumière et la cha-leur du soleil d'automne.

Page 19: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LES BOUTIQUES

Au long des rues, une ou deux, quelque-fois trois par maison, les boutiques offrentleurs vitrines, leurs éventaires aux regards.L'habitude peut nous les faire trouver banales.Nous passons si souvent devant elles, préoccu-pés, distraits, ou bien nous n'en avons le soucique par la nécessité de la vie, et l'idée qu'elleséveillent en nous est le plus souvent l'idée dela rançon qui nous sera demandée par l'indus-triel inquiet, le commerçant rusé, embusquéderrière son comptoir.

Mais si nous y réfléchissons, les boutiques,toutes les boutiques, sont des merveilles.

Chacune d'elles présente par son résumé unmagnifiquespectaclede nature,uneprodigieuse

Page 20: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

histoire de travail. Chacune peut faire songerau long effort tramé par l'humanité depuis lestemps que nous apercevons à peine éclairés,sur l'horizon en arrière de nous. Chacune peutnous donner à vivre des sensations d'espace,d'étendue, le sol terrestre, la nuit des mines,la masse d'eau et le fond de l'océan, le paysagefluide de l'air,

Entrons dans n'importe laquelle, la plushumble, la plus pauvre ce sera toujours unchapitre touchant du récit sans fin du labeurde l'homme, un raccourci imprévu de l'im-mense univers,,

Page 21: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE PAIN

Le premier rôle de la rue est à la boutiquedu boulanger, à son étalage de pains dorés mis

en vitrine, en avant des rangées de pains de

quatre livres. Regardez la femme du peuple

rentrant chez elle avec son pain dans les bras,qu'elle emporte comme un enfant. C'estl'objet sacré entre tous. Les pommes de terre,les petits pois, les crêpes, les beignets, nepeuvent le suppléer. Le tabac même, que les

fumeurs proclament le bien suprême, ne pro-duit pas un mirage de fumée suffisant pourfaire oublier la miche, humble et expressifsymbole de l'existence. Nul n'est insensible

>

aux souvenirs évoqués par l'aspect et l'odeurdu pain. L'homme de la campagne venu à

Page 22: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Parisne saurait oublier le champ etla moisson,

le moulin et la farine, le four et la huche. Pourl'homme de Paris, né à Paris, travaillant àParis, s'il s'arrête et réfléchit devant la bou-tique du boulanger, l'histoire du grain deblé lui apparaît C'est pour obtenir ce pro-duit de nature, cette pousse du champ, cettemiette de substance faite de la terre, de

la sève, de la pluie, du soleil, qu'ila enfermésaliberté entre les quatre murs d'une chambre,d'un bureau, d'un atelier.

Pour avoir à lui, tous les jours, et pour par.tager aux siens ce morceau de pain, que d'en-nuis, que d'efforts, quel làbeurtoujoursrecom-mencé Quelle encre, toi, il te faut user, etcombien de journées sans air Et toi, quellefatigue de muscles, quels fardeaux, quellespierres à remuer, dans quelle atmosphère decharbon, de poussière de cuivre, de limaillede fer, il te faut vivre f

Malgré les rues et les maisons enfumées,malgré l'air noir chargé de misère, le pain est

.tout de même blanc, et la chanson du meunierlà-bas est toujours joyeuse. On le dit,du moins,'mais qui sait ? Il faudrait y aller voir, et peut--être trouverait-on l'hommeau grand chapeau,l'homme blême comme Pierrot, aussi triste queson frère, l'homme noir des usines, ou gai dela même façon résignée et moqueuse,acceptantle jour tel qu'il vient et le temps comme il est.

Page 23: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA BOUCHERIE

L'étal du boucher, avec ses bœufs rouges,ses veaux pâles, ses gigots présentés commedes bouquets, ne donne pas uniquementà son-ger à l'étendue des pâturages, aux champs

verts sillonnés de ruisseaux d'argent, aux bon-disserrients des bêtes, aux lentes promenades,

aux immobilités ruminantes. On n'évoque passeulement les landes tristes où bêlent les

troupeaux, où surveille le chien, où se dresse lasilhouette de songeux du berger en limousine.Dans la rue de grande ville, parmi les passantsréguliers, ce qui s'affirme encore par la bou-tique aux arrangements symétriques, auxornementationsfaites de quartiers de viandes,c'est la persistance de l'instinct carnassier del'homme.

Page 24: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les chasses de l'ancêtre, sa lutte farouche

pour la subsistance, l'inquiétude grondante de

sa faim à l'affût des cavernes, se perpétuentet aboutissent aux tablettes de marbre oùs'amoncellent les morceaux de cadavres. Lesménagères s'empressent, soupèsent, hésitent,préfèrent,comme autrefois les femelles décou-pant la pitance et faisant les parts.

La voracité apparaît moins. Aucune desacheteuses ne pense même que ce sont là desdébris d'animaux. Ces débris se sont trans-formés en objets nouveaux, en côtelettes, enbeefsteacks, auxquels nulle idée de vie et demort ne reste attachée. Dans ce charnier san-glant ouvert sur la rue, ne plane pas le souve-nir de l'animal encore en mouvement la veille,qui soufflait si fort dans l'herbe, regardait de

ses grands yeux incertains, avec dans sa grossetête dure la stupeur d'une pensée naissante.La pauvre brute est là, pourtant, dépecée, etl'humanité ancienne est là aussi le boucher

au tablier sanglant, le couteau à la main, lafemme qui choisit, qui marchande et qui ruseavec aussi rusé, et plus rusé, qu'elle 1

Page 25: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE TABAC

De loin, le bureau de tabac arbore sonsignal ou allume sa flamme pour ses affiliés.

Le jour, c'est la « carotte » qui signifie, nonseulement, le tabac, mais parfois aussi lepapier timbré et les cartes à jouer. Le soir,c'est la lanterne rouge qui troue toutes lesobscurités et dont le feu sombre s'aperçoitparmi toutes les lumières. Les adeptes vont

vers la carotteet la lanternecommeles croyants

vers le tabernacle. Voici l'autel, servi par uneprêtresse pénétrée de son sacerdoce, la damequi ouvre les boîtes à cigares, distribue les

paquets de cigarettes et le tabac pour la pipe,qui ramasse les miettes de tabac à priser avec

une patte de lièvre.

Page 26: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les fidèles sont nombreux. Toute ta journée,

toute la soirée, le défilé est presque ininter-rompu. Aucune boutique de friandises n'estplus achalandée. Les cigares sont choisis, parles amateurs, comme des bonbons. Le fumeurde pipe bourre sa bouffarde d'un air sérieux,même soucieux, comme s'il craignait de nepas la trouver si bonne que la dernière qu'il afumée. A la première bouffée, sa face anxieuse

se rassérène. Le priseur se sauve avec sa taba-tière comme un voleur. Que viennent-ils donc

tous demander au tabac, consciemment ouinconsciemment ? L'illusion fugitive et incon-sistante, le rêve qui a la forme de la fumée, lavraie image de la vie.

Page 27: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA BIJOUTERIE

Le soir surtout, elle brille de tous sesfeux, sous les réflecteurs, elle illumine lachaussée.

Les colliers, les boucles d'oreilles, les ba-

gues, l'or, l'argent, les rubis, les escarboucles,les topazes, les émeraudes, les diamants clairs,

à profusion, resplendissent comme les feux dusoleil, de la lune et des étoiles. C'est un fir-

marnent derrière la vitre, un amas de constel-lations en écrins. Toutes ces lueurs semblentvivre, frémir, appeler les passantes. Les col-liers s'offrent aux gorges, la bague espère ledoigt, les pierres précieuses dardent leurs

rayons rouges, bleus ou dorés, vers les oreilles

roses, les chevelures blondes ou brunes. Car

Page 28: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

voici les passantes,visagescontre la vitre, mainsqui s'agitent et qui désignent, paroles fié-

vreuses qui choisissent. Marguerite est éter-nelle, toujours fera le geste vers les bijoux

et le miroir.~~<Eternels aussi, l'homme qui séduit, le Me-

phisto qui conseille, le Faust qui attend.Regardez les fillettes traverser la rue, courir

vers la vitrine magique, derrière laquelle bril-lent tous les trésors de l'univers.

Avez-vous parfois fait virer, au milieu d'unchamp, le barbare et infaillible miroir auxalouettes ? Avez-vous vu les oiselets venir de

tous les horizons vers les facettes brillantes ets'acharner, malgré les coups de fusil, au-dessus du piège mortel ?

Page 29: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA FRUITERIE

La petite fruiterie, avec son étalage quidéborde, envahit le trottoir, est parfumée, lematin, au retour des Halles, des produitsdélicieux du verger et du potager. Depuis lafraise de mai jusqu'à la poire d'automne,tous les fruits s'y succèdent, en même tempsque' tous les légumes. Le jardin est souventprésent quand la fruitière ajoute quelquesbouquets à son étalage, mais c'est presqueun luxe inutile, Fruits et légumes ont desodeurs de fleurs en une variété stupéfianteà défier tous les produits des parfumeurs.C'est une harmonie où le goût des petits poiss'allie au goût des framboises, où la senteurde l'artichaut complète la senteur de la prune.

Page 30: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Le monde paisible des choses règne délicieuse-ment par les essences que distillent les arbreset les arbustes, les champs et les bords deruisseaux, la terre et le fumier.

Ajoutez à la fruiterie ce qui y est souvent,le lait et le fromage, et toute la poésie de lanature fait son entrée, donne à voir les flancsde montagnes couverts d'herbe épaisse, faitentendre les sonnailles des vaches et la chan.son des pâtres.

Tous les produits du sol ainsi rassemblés,quand la pomme d'Eve apparaît, la petitefruiterie est un résumé du paradis terrestre.

Page 31: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'HORLOGER

L'horloger, dans la boutique, fait table à

part. Il est protégé des poussières par unparavent, et il travaille, sous le jour de la rue,la loupe vissée à l'oeil, fouillant de ses doigtsagiles dans les montres et les mouvements dependules dont il est entouré. Autour de lui,il entend les petites chaînes qui grincent, lesaiguilles qui marchent, oh si doucement 1

qu'il est seul à percevoir leur mouvement. Ilentend aussi les pendules qui sonnent, maisqui sonnent, hélas l'une après l'autre. Il abeau faire, comme Charles-Quint au monas..tère de Saint-Just, pour les accorder et les for-

cer à tinter ensemble, il croi* avoir réussi, maissitôt qu'il a quitté le cadran et la clef, tout se

Page 32: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

dérange, les mécanismes se hâtent ou s'attar-dent, les petites voix ironiques lui disent

toutes, avec leurs timbres différents Tu n'yarriveras pas

Tel quel, l'horloger dans saboîte ne donne-t-il

pas à songer à un bon Dieu installé à son postecentral et qui s'applique à faire marcher lesmondes avec régularité. Il assigne les rendez-

vous aux planètes, trace leurs chemins auxcomètes, allume ou éteint les soleils. Toutsemble bien ordonné, tous les corps célestes

sont en place, tous les mouvements sont pré-

vus. Mais le retard peut se produire,un ressortpeut s'user et se détraquer. Alors, les aiguilless'affolent, le cadran se lézarde, le mécanisme

saute, et il y a de la poussière d'univers pleinl'espace. Le bon Dieu recommence alors,

comme l'horloger, à vouloir mettre les astresà l'heure.

Page 33: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA FEERIE DU CHARBON

Chez le charbonnier des villes, la vieancienne et puissante de la terre apparaît. Lapetite boutique, longue, étroite, obscure,ouverte sur la rue bruyante, est aussi mysté-rieuse et parlante à l'esprit, qu'une excava-tion souterraine où l'homme pénétrerait toutà coup, se trouverait en présence du lent etcontinu phénomène de la transformation.

Ces amas sombres de houille, ces quartiersde rochers noirs, ces éclats brillants, illuminésd'un feu sombre, ces étincellements dans lanuit de la pierre, tout parle de l'éternelleexistence des choses. Le végétal devenu miné-ral se manifeste par cette dureté et cette noir-

ceur de matière. Les forêts se sont effondrées

Page 34: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

aux marécages. Le végétal, privé d oxygène

et de lumière, noyé, enfoui, décomposé, s'estchangé en pierre. Les légères feuilles frisson-

nantes, les bourgeons près d'éclore, les bran-ches parcourues de sève, tout s'est contracté,concentré, durci, est tombé au sommeil

opaque des durs agrégats. Pourtant, la forêt

est là, avec ses fleurs, ses insectes, ses oiseaux,

ses parfums, ses chants, sa vie multicolore, salumière d'émeiraude, ses scintillements depierres précieuses, elle est là, dans ces frag-

ments noirs, à l'odeur de bitume et de soufreElle connaîtra encore la féerie du feu. Ce

qui a déjà été consumé brûlera de nouveau. Lahouille, née du feuillage aérien, enfouie ausol, revivra la vie subtile et rapidede la flamme,

la légère cendre retournera à la terre, aidera àrefaire la feuille et la fleur.

Page 35: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CHARBONNIER DES VILLES

Si le réduit qu'il habite semble un couloirdemine, une excavation pratiquéeau plus sombrede la terre, il est bien l'habitant de cet antre,un homme ancien conservé au creux de lahouille. La foule passe devant sa porte, habil-lée à la mode du temps et du jour, racontantpar ses dehors la manière d'être d'une civili-sation et d'une société. Le charbonnier estimmuable. Ses vêtements ont pris la teinte de

ce qui l'entoure, il est enveloppé de nuit. Parles courtes journées de décembre, on aurapeine à l'apercevoir au fond de sa boutique.

Il est là, pourtant, il travaille, scie du bois, triele charbon on entend les morceaux qui tom-bent, des chocs lourds, des sons clairs. Que

Page 36: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

l'homme lève la tête, qu'il rie de la neige

venue, du froid maître de la rue, assaillant les

logis, vous voyez apparaître des dents blan-

ches, des yeux blancs, entre le grand chapeau

et le collier de barbe. Et immédiatement la

joie se communique, une pareille illuminationéclôt dans l'ombre. La femme, les enfants,invisibles, se manifestent, ouvrant la bouche,

ouvrant les yeux. Cela dure une seconde.

Tout s'éteint, tout retombe à la nuit, au creuxde la terre, comme si la sombre houille s'étaitéclairée tout à coup de sourires et de regards.

Page 37: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CHARBONNIER DES FORETS

A la lisière des bois, dans les clairières,

sur les plateaux, fument les huttes des char-bonniers et des sabotiers. Je les ai vuesau profond des forêts druidiques, parmi lesarbres anciens enveloppés de mousses d'or.Mais les tranquilles chaumières peuvent êtreaperçues à la sortie de Paris, à la traverséed'un pays boisé. Partout, c'est le décor de lavie naturelle, le campement de nomades, lacuisine en plein air, les hommes qui travaillent,les femmes qui gouvernent la maison minus-cule, les enfants qui rient dans la fougère,parmi les copeaux et la sciure de bois, le chien,les chats, les poules.

A quelques pas, un monticule enveloppé de

Page 38: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

fumée, comme un volcan. Lentement, le bois

se consume, une odeur chaude monte, emplitle paysage, la sève s'évapore, le travail néces-saire s'accomplit lentement, tout au long dujour, du soir, de la nuit, et le lendemain

encore.Le civilisé inquiet songe à tant de perplexi-

tés, d'agitations, de poursuites d'ombres Il

y a une noblesse et un héroïsme à accepterl'action, la lutte de l'existence, mais aussiquelle usure de tout, quel sacrifice à la chi-mère L'homme des villes attend, cherche

sans cesse, remet toujours au lendemain le

repos, la réflexion, la joie possible, la vie. Il

peut donc rester pensif devant la hutte ducharbonnier.

Cet homme-ci peut être bon ou mauvais,triste ou joyeux, heureux ou malheureux,malade ou en bonne santé c'est la mêmefatalité de hasard pour tous. Mais il a résolu,probablement sans le savoir et le vouloir, unproblème essentiel, par l'au-jour le jour sanssouci, l'acceptation naturelle d'un sort mé-diocre, d'une existence, en marge, perdue aufond des bois.

Page 39: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PHARMACIES

Le calme pénétrant règne en ces officines,boutiques extraordinairementen ordre, où, lesflacons et les bocaux sont rangés dans lescasiers, comme des livres sur des étagères debibliothèque. On est saisi, enveloppé par lamême vague stupeur dès que l'on a tourné lebec-de-cane de la porte.

Un silence de chapelle et une atmos-phère de laboratoire. Les verres, les bouteilles,les cuillers, faiblement agités, tintent avecies vibrations prolongées de calices et deburettes. Des odeurs poissées, endormeuses,des odeurs fines et irritantes, des odeurs deliqueurs gluantes, de plantes aromatiques,évoquent le cortège des maladies et la série des

Page 40: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

opérations. Cela sent à la fois le salon de den-tiste, la-chambirée d'hôpital, la chambre tièdedu convalescent, la chambre phéniquée dumort.

La pensée évoque le vieux médecin en frac,froidement bienveillant, le chirurgien actif autablier de boucher, la garde-malade tatillonne,la sœur grise éventée par les ailes de sa cor-nette, les croque-morts en drap funéraire eten chapeau ciré, les parents et les amis toutnoirs, avec la tache blanche d'un mouchoirsur la bouche.

Par instants, l'odeur surannée et sucrée desimples emplit la boutique, suggère l'idéefantastique et terrifiante de clairières d'herbespulvérisées, de fleurs sans écîat, d'arbrisseauxet d'arbres aux feuilles sèches, toute la forêttisanière où herborisent les herboristes.

Page 41: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PHARMACIENS

Il y a encore à voir dans les pharmacies,après avoir vu le décor.

Il y a les gens qui entrent et qui sortent,qui apparaissent couleur de cadavre dans lesréverbérations vertes et bleues des tragiquesbocaux où des poissons d'agrément ne pour-raient pas vivre. La lueur d'un regard a faitentrevoir les symboles de la devanture, lessquelettes bien nettoyés, les électriques

peaux de chats prêtes à mordre et à griffer,les vases d'alcool où macèrent les vipères, oùréfléchissent les fœtus. Mais on surprendaussi les postures inertes et affligées de laclientèle qui semble chloroformée sur leschaises, devant la cheminée chauffée au gaz,

Page 42: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

on aperçoit les gestes lents et les impercep-tibles sourires ironiques du patronpharmacienet de ses aides.

Ceux-ci sont toujours là, à la même place,alignés derrière le comptoir. On dirait qu'ilsne bougent ni ne respirent, tant le travail deleurs mains est insaisissable, tant leur face estfixée en la même expression. Pourtant, ilsagissent, ils travaillent. Leurs doigts expertsmêlent les substances, comptent les granules,amènent les cristaux aux contacts dissolvants.Les observations préliminaires terminées,s'exerce le sacerdoce méticuleux de la miseen boîte, du pliage en paquet, du filtrage enbouteille, du bouchage de flacon. Le potards'éternise à coller des étiquettes, à ficeler dessacs, à couper et à sceller des bouchons, àécrire des numéros de formules.

Le bruit public est que ces lenteurs dissi-mulent un surcroît de précautions. Une er-reur préjudiciable à la santé déjà compromisedu malade peut être vite commise pendant lamanipulation des pilules et le dosage des.gouttes. Il est admis que les griffonnages desdocteurs ne sont pas toujours lisibles, etque l'imagination des vendeurs de droguesdoit se substituer aux hiéroglyphes des ordon-nances. Il faut donc une attention soutenuepour modeler des boulettes et mesurer desgouttes. Mais peut-être faut-il quitter même

Page 43: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

cette illusion, et comprendre que les potards,comme les demoiselles de magasin, doiventêtre constamment debout, afin de paraîtretoujours occupés. Et ce serait pour cette raisonqu'ils cachètent si lentement les bouteilles.

Page 44: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA LIBRAIRIE

La librairie de faubourg est la lumière dela rue. Elle ne scintille pas comme la vitrinedu bijoutier, elle projette ta clarté de sesfeuilles blanches, journaux, chansons, images,balancés aux ficelles, étalés sur l'éventaire.Si l'esprit n'a pas mis sa marquesur toutes cespages, sa présence néanmoins s'impose. Ilsuffit d'un titre, d'un mot, d'un trait, pour quele passant subisse le signe qui l'appelle, soitattiré par l'aimant de la pensée. C'est, commele disait Esope de la langue qui parle, ce qu'il

y a de pire et de meilleur au monde. Maisc'est parce qu'il y a le pire, que le meilleur apu se révéler. Ici, par n'importe quels moyens,par n'importe quels serviteurs, règne lapuissance de l'Imprimé^

Page 45: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Devant cette clarté du papier qui frémit àla brise, qui veut s'envoler dans le vent, jevois les gens s'arrêter. Ils lisent l'affiche.chantent la chanson, feuillettent le livre, ils

prennent leur journal.Aux jours de crises de la nation, les habitués

de'la librairie causent, discutent, prévoient,décident, par conciliabule devant la porte, oudans la petite boutique, où la marchandeaffairée plie hâtivement les feuilles qui lui arri-vent, combatives, menteuses, exactes, contra-dictoires, perfides, raisonneuses, éloquentes,toutes parfumées d'encre et bruissantes devoix.

Page 46: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE MAGASIN DE NOUVEAUTES

Dans les galeries splendidement éclairéesd'un grand magasin, j'ai connu, sous l'éclatdes lumières, une singulière hallucination.Le défilé des acheteuses et des promeneuses

se faisait, avec des arrêts obligés par le spec-tacle, devant des compartiments disposés ensalons où toutes les magnificencesdu mobilier,de la toilette, de la réclame, avaient étéréunies.

Sous les lustres, parmi les meubles de repos,ottomanes, chaises longues, bergères, fauteuilsà deux compartiments, pianos, coiffeuses,tables de thé, des divines femmes en cire selivraient à toutse les charmantes occupationsdu ne rien faire qui sont d'usage dans la société

Page 47: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

choisie poses alanguies, conversations, confi-dences, stations devant le miroir, dégustationde breuvages odorants, de gâteaux, de bon-bons, musique Ces créatures célestes auxteints diaphanes de crème et de rose, auxcheveux étincelants, aux yeux en œillades,aux doigts fuselés, étaient vêtues de tissusaériens de toutes couleurs, aussi légers queles vapeurs tendres de l'aurore,que les nuagesd'or du couchant. Les bagues brillaient à leursmains, les colliers sur leurs gorges, les penden-tifs à leurs oreilles, les aigrettes de diamantdans leurs chevelures.

Un silence religieux se fit, à un moment,dans la foule, l'immobilitéfixa toutes les spec-tatrices dans la même attitude recueillie, avecla même expression naïve et enfantine devantun tel spectacle. Ce silence et cette contempla-tion produisirent un phénomène instantané,à croire que les dames en cire étaient seulesvivantes dans cette foule, qu'elles passaientlégères sur les tapis épais avec des gestes gra-cieux, qu'on les voyait sourire, qu'on lesentendait murmurer et gazouiller le puéril deleur existence. Et par contre, les spectatricEsapparaissaient, frappées de stupeur, commedes figurantes, comme des mannequins char-gés d'exprimer l'admiration et l'extase.

Page 48: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE CAFE

C'est le salon de celui qui n'en a pas. IIquitte sa chambre pour le rendez-vous donnéà tous.

Assis sur la banquette, il est servi par desdomestiques empressés qui glissent sur leparquet en lui apportant le café, le thé, lechocolat, le sucre, les liqueurs, la bière. Il peutlire tous les journaux, les quotidiens et lesillustrés du dimanche. Il peut converser avecson voisin, si ce voisin lui plaît, rester taci-turne s'il veut s'absorber dans sa morosité.

Pour combler le néant de sa vie, ou apaiser

sa pensée, il a le droit de jouer des partiesinterminablesde dames, d'échecs, de jaquets,de manillés,

Page 49: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Il déguste à son aise sa pipe ou son cigare,en ayant l'air de digérer un excellent repassouvent problématique, et dans le lieu bien-heureux orné de dorures, agrandi par lesglaces, entouré de fumée, il peut se croiretransporté par les nuages au-dessus des ennuisde tous les jours, dont il retarde jusqu'audernier moment la reprise, car s'il feint de n'yplus penser, il sait tout de même qu'ils l'at-tendent en embuscade à la porte.

Page 50: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA ROULOTTE

Au matin, quand la place et les avenuesoccupées par la fête foraine sont calmes dansla première lumière, combien de passants,amoureux de départs subits, de courses par lesgrands chemins, d'arrivées n'importe où,restent rêveurs et envieux devant la roulotte,la solide voiture verte à roues basses qui s'en

va, traînée par un bon cheval, à travers les fêtesdes villes et les foires des villages, longe leschamps, suit les rivières, gravit les côtes.

Les yeux et l'esprit s'amusent des détails

aperçus l'intérieur divisé par des tentures oude minces cloisons, les étroites fenêtres auxfrai3 rideaux, un peu de la fumée du fricot quis'envole d'un bout de tuyau, le chat qui som-

Page 51: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

meille auprès du pot de fleurs. Là, mange,boit, dort, fume, dispute, s'ennuie, s'amuse,quelque photographe, saltimbanque, mar-chand ambulant. Le wagon qui passe vite,la diligence grinçante et mal fermée, l'encom-brement des valises et des colis, le clown et le

rétameur les ignorent. Ils voyagent par lesgrandes routes et les chemins de traverse,roulent dans les plaines, dans les vallons, dansles forêts, s'arrêtent à l'ombre,remisent sous laclarté des étoiles, vont de la mer à la mon-tagne.

Toutefois, le monde des forains n est pas lemonde d'Irrcguliers que l'on peut croire aujugé de sa vie errante et de ses campements dehasard. C'est une société organisée, au fonc-tionnement réglé, avec ses lois et ses habi-tudes particulières. Les cas d'exception nesont pas plus fréquentschez les saltimbanques,danseurs de cordes, dompteurs, hercules,souleveurs de poids, montreurs d'ours, etc.,

que dans les autres professions manuelles etlibérales. L'homme est l'homme partout, etil lui arrive les mêmes aventures, il est sujet1

aux mêmes fatalités, il est enclin aux mêmespassions, aux mêmes actes, dans toutes les

conditions sociales.La roulotte est une de nos maisons en mar-

che, d'une installation résumée où rien nemanque, aussi raisonnée et complète que

Page 52: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

celle de la cabine luxueuse à bord d'un yacht.On peut s'y reposer au pas tranquille ducheval, travailler, songer, aimer, vivre sa vie.C'est l'existence simplifiée, par la nécessitédu changement de place.

Page 53: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE CRI DE LA RUE

Au matin, à travers les volets, les rideaux,le cri de la rue monte vers ceux qui dorment.Toute la population qui vit des métiers ambu-lants occupe la chaussée, chacun se hâte, veutarriver le premier, annoncer sa marchandise.Depuis l'aube, depuis la nuit, l'homme, lafemme, soucieux et agiles, courent les Halles,

portent des fardeaux, poussent des voitures.A la pointe de jour, ils réveillent la rue tran-quille, et leur voix qui chante, ou qui hurle,leur voix douce ou colère, va trouver dansleur lit, à travers la nuit des chambres closes,

ceux qui oubliaient la vie dans la mort dusommeil.

Ce qu'elle dit, cette voix qui monte du

Page 54: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

pavé, qui vient du froid, de la brume, de lapluie, de la boue ? Elle appelle, elle déclame

« Réveillez-yous, les dormeurs. Chassezles rêves, voici le réel. Venez avec nous, des-cendez sur le champ de bataille, recommencezl'existence, comme hier, comme avant-hier,comme toujours. Ce que vous avez déjà fait,refaites-le, sans trêve, reprenez vos illusions,vos espoirs. Allons, hâtez-vous, remettez-vous en contact avec vos semblables, avec lafoule des hommes pareils à vous. Égoïstes,sortez de l'ombre où vous cherchez l'oublides autres et devous-même, sortezet frissonnezcomme nous dans le matin d'hiver, aidez-nous à gagner notre vie, et à la vivre. »

Page 55: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

MARCHANDS DES QUATRE-SAISONS

Ils sont dans la rue, qu'il fasse beau ouvilain temps, aux heures fixées par les règle-

ments de police, stationnant au long des

trottoirs ou poussant leur voiture sur la

chaussée.Ils ont été bien judicieusement nommés

par la langue populaire marchands desquatre-saisons. Ils promènent le printemps,l'été, l'automne, l'hiver, par les faubourgsde la ville, et le passant ignorant des calen-driers pourrait dire, avec la certitude de nepas se tromper, à quelle époque de l'année

on est arrivé, au premier aspect de l'étalage.Cerises rouges et noires, fraises et fram-

boises odorantes, radis roses, asperges en

Page 56: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

bottes, artichauts hérissés, pois verts au bois-

seau, prunes sucrées, pêches colorées commedes joues enfantines, raisins violets, coquil-lages englués dans le goëmon, écrevissespinçantes, anguilles glissantes, poissons nacréset mordorés, pommes rondes, poires longues,

cerneaux verts, châtaignes bouillies, chouxfrisés, tendres salades, produits de la terre,pousse des champs, mûrissements des ver-gers, apports de la marée, récoltes aux creuxdes roches, tout apparaît et disparaît, mar-quant les changements de température et lafuite des jours.

La fine odeur des fruits n'est pas seule àparfumer les rues noires. Certains jours, lapetite voiture se change en jardin ambulant.La flore des jardins et des bois, liée enbottes, débitée à deux sous, passe à traversles misères et les fatigues. C'est une fêtede couleurs fraîches et de senteurs douces,depuis l'apparition des premiers lilas, si vitepassés, jusqu'à la fin des dernières violettes,si persistantes.

Page 57: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

NOCTURNE PARISIEN

On ne songe guère au mystère des grandesvilles la nuit. On a l'habitude de son parcours.Chacun est rassuré par routine, ne s'arrête

pas un instant à l'idée qu'il- peut être attaqué

sur son chemin de tous les jours. Chaquemaison, chaque porte, sont familières. On sesait dans le repos de l'existence civilisée. Lesbecs de gaz, la lanterne d'un poste, d'un com-missariat, la rencontre d'un gardien de lapaix, parlent de voirie savamment réglée,de prévoyance administrative, de protectiongouvernementale. Le promeneur nocturneest dans le connu, et c'est ce connu qui luidonne sa sécurité.

Faites, un soir, modifier son itinéraire à ce

Page 58: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

tranquille passant qui accepte si facilement larentrée journalière dans le faubourg lointain,dans le quartier mal famé, au long de quelqueboulevard extérieur ou proche des fortifica-tions. Envoyez-le dans une direction opposée,par des rues qu'il ne connaît pas, ou qu'iln'aura encore vues que de Jour.

Immédiatement, les choses vont, pour lui,changer d'aspect, et si c'est un nerveux sen-sible aux influences extérieures, un affinéhabitué à ressasser et à développer ses impres-sions, il se sentira en proie à un malaise qu'ilcroyait ne devoir éprouver que sur les routesdes forêts, dans les défilés de roches, dansles chemins creux, d'où l'on entend de silointaines voix de chiens aboyer à l'entréed'un village endormi.

Page 59: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PETITE VILLE DANS LA GRANDE

Loin des boulevards et des avenues neuves,il est encore à Paris de vieux quartiers quiéquivalent à de petites villes, des restes deparoisses où fréquentent d'anciennes dévotes,

tout un ensemble de rues étroites, de noires

et hautes maisons, de cours profondes etobscures comme des puits.

Au milieu de ces constructions tombantde vétusté, l'église, ridée et sombre, estrestée pour une population spéciale un lieude réunion et un centre de conversation. Sonclocher est une enseigne de mystérieuse bou-tique à commérages. Les habituées se retrou-vent à des heures fixes, sous le porche, prèssdu bénitier, dans les bas-côtés, à leur banc

Page 60: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ou à leur chaise d'habitude. Elles se réu-nissent en groupes, ont leurs partenaires etleurs complices de ragots, de médisances etde calomnies. Dans l'échange d'un coup d'oeil

avec la loueuse de chaises ou la brûleuse decierges, dans le contact de leurs doigts couleurde cire offrant ou acceptant l'eau bénite,elles savent mettre les intentions, les malices,les méchancetés qui prennent la courte obser-vation et l'activité de leur cerveau comprimé.

Qui'ne les a rencontrées, ces trottinantescréatures revenant de quelque cérémonie dusoir, de quelque salut tout illuminé. Elles

quittent l'autel flamboyant, la nef joyeuse,

embaumée de fleurs et d'encens, d'odeursde jardin et d'odeurs de sérail. Tout ens'abandonnantinconsciemment au despotismede cette atmosphère d'église, elles n'ont pas,pour cela, oublié leurs menues enquêtes surles allures du prochain, et elles se communi-

quent, avec des bouches envieuses et des re-gards perfides, leurs récoltes de petits faits etde maigres inventions. Elles sont de la racedes cafardes diseuses de riens, toujours préoc-cupées des gestes et des paroles quelconques

passant à portée du regard et de l'ouïe, et surlesquels on peut exercer son imagination etéchafauder des histoires.Il y a pourtant, parmi ces fréquenteusesd'églises, des créatures d'exception, étran-

Page 61: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

gères à cette humanité habituée des confes-sionnaux et des bouches de chaleur, cer-taines mystiques perdues dans leur contem-plation et leur névrose, des femmes tellesque l'Ensorcelée de Barbey d'Aurevilly, la

Madame Gervaisaisdes Goncourt.

Page 62: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'OISEAU LIBRE

La foule se forme rapidement autour del'arbre où s'est réfugié l'oiseau échappé, serin

ou perroquet, que l'on n'a pas l'habitude devoir libre.

Il y a de la stupéfaction dans la curiosité.On ne regarde pas le moineau familier de nosrues. Mais l'oiseau jaune ou vert, ahuri parle grand air, par le mouvement, par le bruit,excite chez les passants un sentiment parti-culier.

Ces faces levées, ces regards fixes, cesbouches béantes, lui disent à peu près ceci

« Comment vas-tu faire, malheureuse bes-tiole ? Ton rôle parmi nous est de vivre encage, accrochée à la fenêtre lorsque passe

Page 63: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

quelque brise tiède, luit quelque rayon. Ah moindre apparence de souffle froid, debrouillard ou de pluie, on te remet à l'abri etdans la tiédeur. On prend soin de t'approvi-sionner d'eau fraîche chaque jour, de painblanc et de graines. On te fournit un nid

pour ta couvée. Quelle pauvre et courte idée

a traversé ta cervelle d'oiseau ? t'a donné lamalheureuse inspiration de t'enfuir le jouroù ta porte grillagée s'est trouvée ouverte

par mégarde ? Que vas-tu devenir ? Tu vasmourir de faim, de froid, houspillé par les

pierrots, achevé par les gamins. Rentre dans

ta cage, mon ami. La voici, engageante, pleinede sucreries, on la met à ta portée, on t'ap-pelle avec tendresse. Tu n'as besoin qued'un coup d'ailes pour retrouver la sécurité,

et avouer que tu n'es pas venu à la vie pourêtre libre. »

L'oiseau ne comprend pas le conseil. Il

est fou du vol essayé, éperdu de t'espaceconquis. Il ne reconnaît plus la cage où il

est né, où il a vécu, où il devait mourirdans la ouate, au bord de la mangeoire. Ilquitte son arbre, s'en va plus loin, loin de lafoule qui veut sa captivité. C'est fini. Il s'estvoué au vagabondage et au hasard. Les pas-sants résignés continuent leur route.

Page 64: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA VACHE LAITIÈRE

Dans un faubourg populeux, au coîn d'unerude montée envahie deux fois par jour par lafoule, au matin, la descente, au soir, larentrée. La chaussée, les trottoirs semblentbouger, la rue est en mouvement, tant la pul-lulation humaine devient compacte, avancetout d'un bloc, comme un fleuve qui coule,

comme la forêt qui marche de Macbeth. C'est

une populationrude et bonne enfant; harasséeet gouailleuse, qui trouve le temps de distraire

son esprit et d'affirmer sa bonne humeur touten gravissant la montagne. Car c'est le soir sur-tout, malgré les heures de travail accomplies,malgré le corps fatigué, que se manifeste lajoie, que les visages s'éclairent de sourires.

Page 65: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Le matin, de bonne heure, les physionomies

sont plus graves, la marche plus pressée.Tous les jours, sur un point du parcours, il

y a un arrêt.A la porte d'une crémerie, apparaît une

vache, une vraie vache, de grandeur naturelle,

avec sa robe noire et blanche, ses gros yeuxbrillants, ses cornes en lyre, ses mamellesgonflées. Cette vraie vache est en bois ou encarton, la peau seule et les cornes sont réelles.Il importe peu. C'est une vision champêtrequifait s'arrêter les gens, les réjouit et les atten-drit. Autour de la bête campée sur un socle,les filles de crémerie, vêtues en filles de ferme,coiffes blanches, tabliers blancs, vont et vien-

nent. Elles s'empressent comme autour d'unanimal choyé. Elles apportent le seau de ferblanc, ou prennent le bol, la boîte à lait duclient. Il y a un robinet aux fausses mamelles,le lait sort du pis, le goût de l'illusion s'affirme

une fois de plus, la touchantenaïveté triomphe

comme elle n'a jamais triomphé, ceux qui

sont venus s'en vont ravis, emportant le laitqu'ils ont vu traire

Page 66: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PRIMITIFS D'AUJOURD'HUI

Les Primitifs sincères, les véridiques, ceuxqui ne savent pas qu'ils sont des Primitifs, je

ne crois pas qu'il faille les chercher dans lesexpositions de peinture.Là, il y a trop de mé-tier appris, la nature est vue à travers les vieuxtableaux, travaillée dans la cuisine des ateliers.

Les vrais Primitifs on les trouve à la portede quelques épiciers, de quelques marchandsde couleurs. Ce sont les farouches fabricantsdes tableaux qui servent d'enseignes à la ventedes poudres insecticides.

Ils ne songent à aucun art, ne sont pervertis

par aucune manière, ne se préoccupent pasdes Byzantins, des Italiens du XIIIe siècle, desFlamands mystiques. Ce sont des observa-

teurs consciencieux de l'humble réalité, et en

Page 67: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

même temps, de terribles imaginatifs. Ilsreproduisent patiemment et gauchement lesmeubles, toute l'ordinaire camelote achetéedans les maisons de crédit, le lit, les chaises, latable de nuit, les matelas, le sommier élastique.Ils animent ce banal décor par de tragiquesfigures d'hommes à l'affût, armés de souffletsbraqués comme des canons et comme des mi-trailleuses, par des apparitions de femmeséplorées, en longues chemises, qui passentdans le fond de la scène, cheveux épars,silhouettant des allures et des gestes de fantô-

mes, – par des enfants aux grimaces de gno-mes et de gargouilles. Et partout ils sèment àprofusion des monstres rouges, les uns plats,couverts de cuirasses, d'autres bombés, hautssur pattes, des pattes terribles comme cellesdes homards, ils évoquent des monstres, des

puces, des punaises, grossies par les micros-

copes, effroyables comme des dragons etcomme des hydres.

Ils font s'étendre le drame de l'insomniejusqu'aux confins de l'horrible, retracentl'épouvante des cauchemars subis en famille.Ils mettent les civilisés aux prises avec toutesles horreurs du rêve et du fantastique, avec le3bêtes imprévues, couvertes d'écailles, coifféesde casques, suceuses de sang, qui habitent leslogis régulierset se logent bourgeoisement dansles bois sculptés au faubourg Saint-Antoine.

Page 68: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

EN ROUTE VERS L'ASILE

Il pleut, une longue et triste pluie d'au-tomne. Unepetite voiture de quartier,la «mon-

teuse », gravit lentement la côte. Les huitplaces du véhicule sont occupées, Tout lemonde, au départ, est silencieux dans lenoir.

Mais bientôt une voix se fait entendreà travers le bruit des cahots, une voix defemme qui demande l'indicatio. d'une rue,l'adresse d'un asile. Il lui est répondu, et alorselle n'arrête plus de parler. De l'entendre, celafait essayer de la voir. C'est une femme malin-

gre, ni jeune, ni vieille, l'âge de la misère.Elle a les cnoveux gris, un grand nez, des yeuxfureteurs. A côté d'elle, une petite fille, nu-

Page 69: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

tête aussi, qui apparaît blonde, vêtue d'unerobe rouge, lorsqu'un coup de lumière à laRembrandt lui arrive.

– Ce qui m'ennuie, dit la femme,c'est qu'on ne me donne pas à travailler.L'asile l'asile on ne fait rien, on reste là,pendant deux ou trois jours,et puis on s'enva.dans un autre. Moi, je voudrais du travail.

Sur une remarque de quelqu'un, ellereprend

Bien sûr, à l'asile, on a l'air de travailler.mais c'est faire semblant. Quoi on lave lelinge que l'on salit. Ce n'est pas ça. Je vou-drais un vrai travail. qui rapporte. quifasse vivre. J'étais femme de chambre, maisquand j'ai eu ma petite. Oh la pauvrechérie, regardez-la donc, elle se tient commeune dame, Quand j'ai eu ma petite, j'ai étéforcée de quitter. J'ai nourri, je me suis fauti-

guée. J'avais vingt francs par mois de l'As-sistance. Maintenant, je suis forcée d'aller

aux asiles. J'ai été à Montrouge, je viens desBatignolles.

Une voix demanda à la femme si elle savaitpiquer des chemises.

Faut une machine pour ça ? interro-gea-t-elle.

– Dame oui 1

Je n'en ai pas.On était arrivé. Les gens descendirent,par-

Page 70: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

tirent dans le mutisme. L'un d'eux, pourtant,fit quelques pas avec la femme, lui montra lechemin.

Elle avait pris l'enfant sur ses bras, et l'en-fant avait à ses menus doigts un petit paquet,un mouchoir noué sur presque rien. tout ledéménagement de la mère et de la fille. Elless'en allèrent vers l'asile, vers le hasard. Latriste pluie d'automne tombait sur leurs che-

veux.

Page 71: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE SYBARITE

A la porte d'une caserne de pompiers, sur larive gauche, un soldat distribue des soupes.

Ceux qui sont venus à la distribution sontles malheureux ordinaires, la troup e sordide

que l'on voit faire queue devant les grands

restaurants et les établissements de bienfai-

sance hommes en guenilles, chaussés, coiffés,vêtus de choses informes, couleur de pluie,couleur de boue.

Ils apportent, pour manger leur pâtée, lesrécipients les plus divers. Les plus cossus ontune assiette ou un bol. Combien d'autresn'ont qu'un tesson, et d'autres une boîte enfer blanc, boîte à conserves, boîte à sardines.Celui-là tend un pot de fleurs, le trou bouché

Page 72: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

par son doigt. Celui-ci emporte sa pitance dans

un morceau de journal, comme de la colle.Tous fouillent là-dedans avec quelque chosequi ressemble à une cuiller.

Le dernier qui défile révèle un caractère,accomplit un acte inattendu au milieu de cettemise en scène de misère déjà sxceptionnelle.Il reste après les autres, accoté au mur, man..geant sa soupe sur place. Il a fini, il essuie samoustache du revers de sa manche,et tranquil-lement, il enfouit son assiette et sa cuiller dans

un tas de sable, devant la porte de la caserne.Il ne s'embarrassepas de ses outils, il les cachelà depuis plusieurs jours, il les retrouverademain, ou il ne les retrouverapas. Il s'en

va lentement, les mains dans les poches.C'est l'ennemi de tout ce qui peut ressem-

bler à une apparence de mobilier et d'ustensilesde ménage. Il a la haine de tout poids et detout embarras philosophe de la mendicité,sybarite de la misère.

Page 73: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

REGALEZ-VOUS

II y a des haltes marquées pour les fiacres àcertains carrefours, aux commencements decertaines montées. La boutiqued'un marchandde vin devient le lieu de rendez-vous journa-lier, régulier, devant lequel stoppent les atte-lages. Le cheval s'arrête de lui-même. Lecocher saute à bas de son siège pour boire etfaire boire la bête. Même s'il y a un client dansla voiture, l'arrêt a lieu le cocher demande

une permission toujours accordée.Sur le comptoir de zinc, les verres sont

alignés, vingt verres, trente verres, serrés les

uns contre les autres, remplis d'avance, pleinsjusqu'au bord, prêts à être bus.

Sur le bord du trottoir, les seaux de bois,emplis d'eau, sont aussi mis en ligne.

Page 74: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'homme à chapeau ciré, noir ou blanc, àredingote beige, à gilet rouge, de l'Urbaine oude la Compagnie, n'a que quelques mouve-ments méthodiques, presque automatiques, àaccomplir. Le mors du cheval à défaire, le

seau à empoigner, à placer sous les naseauximpatients, et pendant que la bête boit, l'en-trée dans la boutique, le prix du verre jeté aucomptoir, le rouge-bords pris à pleine main,versé dans le gosier,vidé d'un trait. L'hommesuce ses moustaches, le cheval s'ébroue. Enroute 1

Le vin des verres est violâtre, fuchsiné,chimique, corrosif.

L'eau des seaux est trouble, marécageuse,charrieuse de poussière et de détritus.

C'est ainsi qu'aux bonnes haltes, la fatiguedes éreintés trouve comme réconfort

Du vin falsifié pour l'homme.De l'eau sale pour le cheval.

Page 75: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ALCOOL

De l'arrière-salle où nous déjeunions, cejour-là, nous vîmes entrer l'ouvrier gazier,

en casquette plate, en blouse bleue à collet

rouge un homme jeune, bien construit, àmoustaches blondes et tombantes de Gaulois.

Il n'écha,ngea pas un mot avec le patronmarchandde vin, gros et gras type bien installé,solidement calé derrière son comptoir. Ledébitant, par un geste qui se révéla immédia-

tement habituel, atteignit derrière lui, presquesans se retourner, une bouteille au liquidecouleur d'or sombre, emplit un verre massif.

Le gazier vida le verre d'un trait, paya,sortit silencieusement, comme il était entré,

en touchant de l'index la visière de sa cas-quette plate.

Page 76: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

– Il boit bien son coup, votre client, ditl'un de nous, un interne de la Charité, aupatron, lorsque celui-ci apporta l'omelette.

Vous n'avez rien vu, fut-il répondu. Ilest midi, n'est-ce pas ? C'est le dixième verre.D'ici ce soir, il en boira dix autres. Vingt parjour, c'est sa mesure. D'heure en heure, ilentre, boit et paye. Avec lui, pas besoin d'hor-loge. A la fin de la journée, il marche aussidroit qu'au matin. Il a les yeux mouillés, et legeste un peu sec, voilà tout.

Qu'est-ce qu'il boit ?Du rhum. Toujours du rhum.Depuis combien de temps, cela ?Ma foi, je n'en sais rien. H y a six mois

que je suis au quartier depuis six mois, jelui ai versé tous les jours la même ration.

– Il sera bientôt cuit, conclut l'interne.On l'apportera un de ces matins dans monservice. C'est pour moi, votre gazier.

Page 77: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE COUTEAU

La vitrine du coutelier emmagasinedesreflets froids, des lueurs dures. Sous le feu du

gaz et de l'électricité, l'acier étincelle, bleuit,resplendit méchamment.

Toutes les formes de lames sont échantil-lonnées ici, des rondss flexibles et inoffensifs

couteaux à dessert, jusqu'aux triangles soli"dément emmanchés de bois de cerf qui pré-tendent à découdre la grosse bête au fond deshalliers. L'ingéniosité apparaît par les outilsmultiformes qui réunissent tout un jeu detiges pointues et coupantes, de tire-bouchons,

serpes, instruments de toilette, de repas, dejardinage, nécessaire de voyage, intime pano-plie de poche enfermée en une légère boîte.

Page 78: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Un nerveux peut souffrir à trop regardercetétalage, se contracter à la vue de ce métalperforantet tranchant.Toutestpropre,luisant,net, et pourtant évoque, par une associationimmédiate d'idées, les blessures,les plaies, lescloaques de sang.

Un homme, qui tout à coup émerge del'ombre, sort de la foule, ne ressent pas cetteangoisse.

C'est un passant bestial, la forte mâchoire

en avant sous un soupçon de nez, les yeux detigre regardant de côté. Il traîne après lui unecompagne malingre, vouée aux coups.

L'instinct de l'homme va vers la vitrine.Son œil embusqué épie, sur une étagère, lescouteaux à lame courte emmanchée de boisbrut, couteaux de cuisine ou surins d'assas-sinat.

Le couple ne fait que passer, va se perdredans la foule. L'homme se retourne, sonmufle en profil ricane. La femme souffreteuse

passe une main fébrile sur sa gorge, sur sanuque, baisse la tête, et son dos frissonne.

Page 79: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

FLEURISSEZ-VOUS

Ce sont des images de travail monotone,de souci constant, de misère héritée et trans-mise, que reflète le plus souvent la page écrited'après le spectacle de la rue à Paris. Il y a,toutefois, quelle que soit la saison, printemps,été, automne, hiver, une joie impossible àproscrire, la couleur et le parfum, l'aubainetoujours bien venue de la fleur.

Elle est somptueuse et orgueilleuse auxmarchés des quartiers élégants, derrière lesvitrines des bouquetières réputées, dont la

marque se paie comme celle des grands coutu-riers et des célèbres marchands de comestibles.Mais elle prend une signification particulière,

une grâce de nature infiniment touchante dansles rues noires des quartiers pauvres.

Page 80: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

La fleur du bouquet de deux sous est leluxe de ces régions, la seule satisfaction del'existence de tous les jours. C'est une des

rares choses qui puissent être achetées sanscrainte de leurre, sans prévision de tare. Lafalsification s'arrête là. On met des fleursartificielles sur un chapeau. On n 'épingle pasà son corsage, on ne dispose pas en bouquet,dans un vase, des fleurs en papier, parfumées

au vaporisateur. Il a fallu la terre et l'eau pourproduire cette merveille mystérieuse de lafleur, ces pétales de chrysanthème, cet hum-ble et enivrant calice de la violette, ce veloursjaune et rouge de la giroflée.

Le souvenir des champs et des jardins vient`parler ainsi à l'homme et à la femme des villes.

Il y a un conseil de désintéressement et unepoésie nostalgique dans ce langage.

Comprenez bien la signification, le conseildu cri chantant des bouquetières

Fleurissez-vous 1

Page 81: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA LECTURE DU BILLET

Sur le soir, un jour d'automne, au momentoù les lumières commencent de luire dansles vitrines, je fus, par hasard, mis au courantd'un incident peut-être tragique de l'existencedes grandes villes.

Au parcours de la longue rue tumultueuse,sur un pont de chemin de fer qui retentit dubruit des voitures et oscille sous la marche despassants, un homme se détache de lafoule.Sonregard, sa main vont vers moi. Cet homme estun pauvre homme, le visage minable, les yeuxinquiets, un faible corps vêtu d'un paletotjaune déteint.

Il me tend un papier, me demande ce qu'ily a d'écrit

Page 82: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

« Je ne vois pas bien. je ne sais pas », dit-il.Je prends un papier bordé de noir, quelques

mots au crayon écrits sur un verso de lettred'enterrement. Je lis tout de suite à hautevoix

Je vous attendraià quatre heures, aujourd'huisamedi. Si vous n'étiez pas là à l'heure, fécri*rais immédiatement au procureur de la Répu-blique.

C'était signé, le tout d'une écriture ferme,implacable.

J'avais prononcé les mots, ne comprenantle sens du billet qu'à son achèvement. Surpris,je lève la tête, je regarde l'homme.Ses malheu-

reux yeux se sont efîarés davantage dans sonvisage maintenant décomposé. Il cherche àparler, il ne trouve rien, il approuve

« Très bien. très bien », bégaie-t-i!.Sa pâleur disparaît dans le torrent de la

foule avant que j'aie pu dire un seul mot. Je

me rappelai l'heure dite par le billet quatreheures. Je tirai ma montre. Il était cinq heureset demie.

Page 83: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA POURSUITE

L'autre soir, en janvier, devant une baraquedu boulevard, parmi les clartés et les coloriagesj'aperçusune femme arrêtée devant les jouets,les bibelots. Correctement accrochée au brasd'un monsieur, elle m'apparut, belle, placide,blanche et brune, une tranquille matrone enpromenade.

Vingt pas plus'loin, ne pensant déjà plus àl'apparition sans imprévu, un grimaçant visaged'homme se dessina, mi-partiedans la lumièreet dans les ténèbres, à l'angle d'une rue. Lesyeux de cet homme regardaient quelque choseou quelqu'un si fixement qu'ils étaient indiffé-rents à toute la vie environnante. Celui quivoyait, qui épiait ainsi, pouvait être vu et

Page 84: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

épié impunément par tous, sans qu'il s'ensouciât, tant il était le possédé de son obser.vation.

Machinalement, j'eus l'idée et le mouve-ment de savoir ce que ce passant embusquépouvait regarder en cette attitude et de cesyeux farouches. Je me retournai et cherchaidans la direction indiquée. Mon regard cu-rieux suivant le même chemin que le regardaffolé de l'homme rencontra net la bellefemme brune arrêtée devant l'étalage.

J'attendis, je ne sais pourquoi, pour êtresûr, pour voir, pour savoir.

Lentement, la femme et son compagnonreprirent leur marche, emportant un paquetnoué de quelque ruban bleu ou rose. Et aumême moment, brusquement, l'homme quittason angle. Aucun doute n'était plus possible.je me mis aussi en marche, l'homme devantmoi, et au loin, le dos de statue paraissant,disparaissant.

Ce fut vraiment, pendant les quelques ins-tants qui suivirent, une poursuite subtile etsauvage, comme il y en a au profond des bois.Le couple allait comme vont les animaux ensécurité, par les sentiers d'habitude, s'arrêtant,repartant, d'une allure bonasse. Le poursui-veur, courbé, haletant, fébrile, gardant sadistance, semblait une panthère circonspecteet avide, marchant avec précaution, traver-

Page 85: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

sant souplement les clairières et les fourrés.L'homme, à travers la foule, semblait secroire seul, passait entre les rangs humains

comme s'il1 écartait des branches, trouaitles buissons.

Le couple tourna la rue du Faubourg-Pois-sonnière, s'arrêta à une porte. La femme surgitpendant une seconde en pleine lumière, trèsbelle, très majestueuse, semblant regarderl'homme acharné à ses pas. Le voyait-elle ?Savait-elle ?

La porte s'ouvrit. La tranquilledame dispa-rut avec son compagnon. L'homme vint d'unemarche brisée s'adosser au mur, où il restapâle, les yeux clos.

Page 86: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE REVE QUI MARCHE

Très souvent, une manière d'être d'un pas-sant se dessine en vive silhouette sur le fondconfus de la foule. Subitement, on voit unhomme qui marchait d'un pas paisible, unpeu hésitant, s'arrêter comme s'il était frappéde la foudre. Il oscille, va tomber, puis s'arrête,fixe. Cela ne dure qu'une seconde. Il reprendsa marche incertaine et tranquille. Mais on aeu le temps, si l'on se trouvait assez près delui, de voir sur son visage et par le mouvementde sa personne tous les symptômesde l'horreur.

Ses sourcils remontent, ses yeux s'agran-dissent, sa bouche s'ouvre pour crier, sesdoigts s'écartent et se crispent sur l'invisible.Il reste un instant atterre.

Page 87: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Ce sont les premiers symptômes, peut-être,de quelque maladie agitante et paralysante.L'homme est un faible nerveux, facilementimpressionnable, enclin à se créer à lui-mêmedes spectacles affreux. Ce recul, ces mainsaffolées, cette bouche ouverte pour l'appel,c'est la révélation d'un vague songe tournéà l'horrible. Ce passant, éveillé, marchant,rêvassait comme à l'heure du sommeil, et sarêverie est devenue cauchemar. Il s'est vusupplicié, les yeux crevés, la langue arrachée,il s'est vu guillotiné, brûlé, écorché. il est bienfrappé de la foudre, mais d'une foudre ima.ginaire qui gronde en lui, le sillonne et le cal-cine, et il se réveille, tout pantelant, épuisé,

au milieu de la foule, pour retomber bientôt àla somnolence, au rêve et au cauchemar.

Page 88: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

JE NE CEDERAI PAS

Dans ces grandes foules qui passent avec

un mouvement et un bruit de fleuves, il y ades agités singuliers. Ils ont perdu la notionde ce qui les entoure, ils marchent par mou-vement d'habitude, les yeux grands ouverts,mais le regard est en-dedans. Ils sont en proieà l'idée fixe, ou peut-être envahis par quelque

vague songerie qui dégage autour d'eux uneatmosphère de torpeur.

J'en vis un, l'autre soir, qui apparut d'uneallure énergique dans une zone de clarté.C'était un violent qui semblait vouloir défon-

çer le trottoir de son coup de talon, qui jetait'

en avant ses deux poings fermés, et relevantla tête, les yeux ardents, affirmait à haute voix

Page 89: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

à la foule bénévole et stupéfaite « Non, je necéderai pais »

Les rangs pressés de la population s'ou..vraient devant lui, instinctivement. Sans doutele prenait-on pour un fou, et craignait-on dele voir se précipiter sur n'importe qui, une

arme à la main, comme celui-là, qui un jour,massacra autour de lui, à coups de revolver,les gens qui attendaient les omnibus près lepassage de l'Opéra.

Mais celui-ci était un concentré, qui affir-mait seulement, parmi les hommes indiffé-rents, la résolution farouche de rester lui.même. Je le revis, au hasard de la promenade,revenant au mêmechemin, creusantde nouveauun sillage dans la foule, répétant à voix hautequ'il ne céderait pas, et faisant circuler ainsiau boulevard banal l'annonce de la volonté,la réclame de l'obstination.

Page 90: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA TOUSSAINT

Le 1er novembre, jour de la Toussaint, esten harmonie avec le décor d'automne unsoleil rouge noyé dans la brume, une at-mosphère rayée de pluie. Les dernières pro-menades de la saison ont lieu aux cimetières.'La foule s'en va, vers les cyprès et les tombes,

comme elle va, au printemps vers la rivièremoirée et le renouveau des feuilles.

Les tombes illustres sont entourées de grou-pes, la curiosité les assiège, de même que lesdéfilés officiels et les grands enterrements.Les tombes luxueuses sont ornées à profusion,elles reçoivent les visites, comme autrefoisceux qu'elles logent voyaient venir les congra-tulations, les bonbons et les fleurs des fêtes et

Page 91: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

les premiers janviers. De pauvres tombes sontdélaissées, connaissent le même sort d'oubliet de dédain, qui fut le sort, dans la vie, deceux qu'elles récèlent à jamais.

C'est la prolongation sociale, h le encoreaffirmée par la mort.

C'est aussi peut-être le charme et la beautéde la fête des Morts. Le sort de l'individu dis-paraît, l'idée nette de la destinée humainesurgit. La terre est un immense cimetière.Nous marchons sur un charnier, sur un solfait de l'amoncellement des générations. Tantmieux si nous avons la conscience que noussommes de l'humanité continuée, et que nousserons continués à notre tour. Nous qui vivonspendant un moment, nous représentons toutce qui nous a précédé et nous annonçons toutce qui nous suivra.

La fête des morts, c'est aussi la fête des vi-vants, d'aujourd'hui et de demain.

Page 92: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

JOUR DES MORTS

La vie, la mort, elles se confondent.Depuis l'instant de notre naissance, chacun de

nos mouvements nous rapproche de la tombe.Avant même d'être nés, nous étions condam-nés à la disparition par la loi de transforma-tion perpétuelle qui régit l'univers. La songe-rie, d'ailleurs, pour peu qu'elle s'arrête sur cesfatalités, ne distingue plus guère ce qui estvivant de ce qui est mort, dans le grandensemble des choses. Tous les morts vivent

en nous, et nous, nous sommes déjà morts, ettous ceux qui nous suivront.

L'usage existe de ne réfléchir à ce destinqu'une fois par an. A date fixe, au début dugris novembre, il y a un je ar, qui est un jour

Page 93: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

férié, où la foule part pour la promenade descimetières,où les plus oublieux ornent commeun autel la pierre tombale sur laquelle crois-sent pendant tout le reste de l'année les herbesfolles et les tristes scabieuses.

La veille, peut-être, on a prévu cette visiteannuelle, et le lendemain encore, on en aurale souvenir. beaucoup règlent ainsi, en unefois, au jour convenu, le compte de leursregrets et de leurs mélancolies,et c'est le calen-drier qui les rappelle aux convenances de leurdeuil. Pour ceux qui n'oublient pas, ils n'ontbesoin ni du glas des églises, ni de l'odeuramère des chrysanthèmes. Ils ont en eux leurstombes et leurs immortelles, et leur penséeencore vivante ressuscite sans cesse et sauve-garde la pensée des morts.

Page 94: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

VISAGES DU JOUR

Dans un petit théâtre du boulevard, pen-dant que retentissait la musique de fer blancd'une opérette, un phénomène particulierprit mon attention. La scène était occupée parun grand nombre de femmes, très visiblesdans la clarté de la lumière électrique. Dans lasalle également lumineuse, beaucoup defemmes aussi, à l'orchestre et dans les bai-gnoires, au balcon et dans les loges. A cela,rien d'inattendu. Ma surprise fut, tout à coup,de découvrir à ces femmes rassemblées, uneextraordinaire ressemblance de visage, unmême air de race, de famille.

Je me crus d'abord atteint d'une légère,'fugitive hallucination, où la réalité chavire, où

Page 95: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

l'esprit impose sa fantaisie au spectacle envi-ronnant. Je regardai mieux, pendant la repré-sentation et l'entr acte, et je pus me convaincre

que la première observation rapide avait étéjuste. Un même type de femme prédominait,

se multipliait partout, comme en un miroirà facettes, parmi les spectatrices commeparmi les chanteuses et les figurantes.

Toutes avaient le petit front dur, impéné-trable, les yeux gris et fins, le petit nez àl'évent, comique et spirituel, du XVIIIe siècle,la bouche en dehors, bien dessinée en accentcirconflexe. Ce céntre du visage, les yeux clairset incertains, le nez français, la bouche gour-mande comme chez les enfants, avait un réelcharme. Le front était plutôt irritant, et mal-heureusement, le bas de la figure tombait lour-dement, au gras menton, trop long,trop rond.

En somme, peu importait le type. L'éton-nant n'était-il pas cette similitude ? Ne faut-il

pas en conclure que la galanterie, l'amour,obéissent,comme le reste, aux lois changeantesde la mode ? et que tous les hommes quiétaient là, occupés de leurs protégées apparuessur la scène, ou accompagnés de leurs cama-rades, exécutaient par leur choix les décrets

anonymes de cette mode toute puissante ?Ces élégants irréprochables, de même qu'ilsapportent un goût spontanément semblableà choisir leurs chapeaux, leurs bottines,leurs

Page 96: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

cravates, rie révéleraient-ils pas la mêmeentente mystérieuse de dandysme à choisirleurs maîtresses ?

Et celles-ci, à leur tour, peut-être qu'ellessavent génialement prévenir les changementspériodiques, forcer leurs visages aux transfor-mations nécessaires, arborer des yeux nou-veaux, modeler leur nez, dessiner leur bouche,devenir d'autres femmes d'apparence, en res-tant secrètement et ironiquement les mêmes.

Page 97: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

JEUNE FILLE

Parmi les visages mornes et préoccupés despassants, un visage de jeune fille apparaîtparfois,dégageant une lumière indicible. Surlachair délicate, c'est un triomphe nouveau de lavie. Le monde infini des sensations s'éveilledans les yeux clairs et au fin dessin de la bou-che prête au sourire. Tout ce qui reste de l'en-fance inconsciemment heureuse s'épanouitpour la transformation. L'être de demains'affirme à travers l'être d'aujourd'hui. C'estune promesse qui passe.

On la voit à peine, tant son allure est vive.La petite fée parée de toutes les grâces, pour-vue de tous les dons, ne s'attarde pas en cettelourde foule, parmi le' monde pesant des

Page 98: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

intérêts en marche. C'est ainsi qu'elle exprimesi bien la nouveauté et la si prochaine disparution de la jeunesse. Elle vient, elle est là, etelle n'est déjà plus, entraînée par sa course,disparue dans le mystère.

Mais elle aura vécu cette minute fugi-tive, dont elle aura plus tard la pleine cons-cience. Elle surgit pendant un instant enpetite dominatrice, fringante et heureuse aumilieu de la ville comme une jolie bête libre etdouce au fond des bois. Sur son visage nacré,il y a le signe d'une victoire. Elle va vers ledestin la tête levée, elle semble proposer à lavie un défi, que la vie, hélas 1 accepte tou-jours.

Page 99: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

AUTREFOIS BELLE

La femme dont on commence à dire qu'ellefut autrefois belle peut garder la grâce mélan-colique et suprême, si son visage n'est pasgâté par l'injure des fards, le mensonge dumasque fabriqué.

Celle qui fut de chair saine et qui vécut logi-quement, ignorante des artifices inutiles et desmauvaises ivresses, peut manifester jusqu'à lafin le souvenir visible de sa beauté. Elle vivraun long et délicieux crépuscule où il resterade la pure lumière de l'aube attardée parmi lesfeux finissants du jour.

La nature, en elle, aura son fatal accomplis-sement, mais combien elle sera différente de

ces pauvres monstres de femmes, teints, car-

Page 100: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

minés, bléuis, graissés, émaillés,d'une défensesi ridicule contre le temps insensible etl'échéance inexorable. Celle-ci, qui accepte,garde une vigueur et une ardeur d'héroïne.Il peut y avoir sur ses joues les veinules rou-gies des pampres et les rousseurs de l'au-tomne, mais elle sourit d'un sourire couleurde rose, et sa jeunesse se réjouit pour tou-jours dans ses doux yeux étincelants. Commeelle a défié la vie, elle défie le temps, la vieil-lesse, la mort, et l'autrefois belle reste belle enrestant vraie.

Page 101: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

HOMME A FEMMES

La dénomination, tout d'abord, ne sembleexister que pour constater l'attrait naturel des

sexes. Il s'agit pourtant d'une catégorie trèsspéciale. L'homme à femmes est l'homme qui

a pour principale occupation, et souvent pourseule occupation, de faire la cour aux femmes,de les séduire, et de les quitter pour couriraprès d'autres passantes.

Car le Don Juan ordinairementépais qui est

en question n'y met pas grandes nuances. Il

ne choisit guère. Il aime toutes les femmes,

en bloc, et prend celles que le hasard lui

amène et lui livre. Il est fort, naturellement,dans l'exercice de sa profession, et il parvient

souvent, pas aussi souvent, toutefois, qu'il le

Page 102: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

dit, au but qu'il s'est proposé. A force deréfléchir sur la matière, quoique ses réflexionssoient grasses et peu intéressantes, il arriveà une certaine dextérité de manipulation.

Le gibier qu'il chasse n'est pas, non plus,difficile à prendre, puisque habituellement, cegibier est lui-même chasseur.

Les bonnes fortunes de l'homme à femmes,quoique précédées de simagrées, de discours,de combinaisons, de rendez-vous, de fauxdéparts, de refus pour rire, de marivaudagesdilués par les dialoguesque l'on peut supposer,– ces bonnes fortunes-là équivalent presquetoujours aux rencontres tolérées avec la Vénusdes carrefours, aux passes amoureuses dontla durée et le prix ont été convenus d'avance.L'homme à femmes n'en croit rien, mais lafemme à hommes, qui est plus fine ek-nûçuxrenseignée, le sait bien, elle, et ne s^&W'q^vpour aider à l'illusion nécessaire. V*%N

Page 103: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA FEMME ACTRICE

Telle femme qui évolue dans le milieu à lamode est une actrice, tout comme celle quimonte sur les planches. Elle peut rarementgarder intacte sa vraie nature, on ne la connaîtguère, et elle arrive fort bien à ne plus seconnaître elle-même.

Toujours elle est en scène, le visage et lemaintien composés, prononçant indifférem-ment les paroles de la conversation comme elleprononcerait les phrases d'un rôle.

C'est le souci de la robe et de la parure quia commencé la transformationde l'être natu-rel en personnage factice. Le vêtement estbien ici le costume qui déguise. Changer detoilette, réapparaître d'une manière inatten-

Page 104: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

due, se refaire une individualité d'apparencecomme si elle débutait chaque fois dans unenouvelle pièce, c'est la préoccupation devenueconstante, de la comédienne volontaire. Amoins qu'elle ne s'immobilise dans un grandpremier rôle pour lequel elle se croit desaptitudes spéciales, qu'elle ne s'imagine conti-nuer quelque figure historique avec laquelleon lui a découvert une lointaine ressemblance,de jour en jour plus précisée, par son enfan-tine exaltation.

Mais toutes, avec des nuances, songent àparaître au rebours de la vie, et il est permisde supposer, que même aux instants de soli-tude devant son miroir, la femme actrice,oubliant le réel, ne songe qu'à la chimériqueimportance de ses entrées, de ses sorties, deses réparties, de ses silences.

Page 105: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LES ACTEURS

Du fond d'une baignoire, je regardais les

acteurs et les actrices sur la scène. L'espaceoccupé par les spectateurs disparaissait. Il n'yavait plus, par l'ouverture découpée en carré,qu'une fenêtreouverte sur un spectacle d'exis-tence. Je voyais des femmes, des hommes,aller et venir dans un salon, gesticuler, sefâcher, se calmer. Les hommes prenaient lesfemmes dans leurs bras, sanglotaient de pas-sion. Les femmes riaient, les hommes selamentaient. Il y avait aussi des provocations,des pantomimes violentes. La pièce finissaittristement, comme cela arrive dans la vie.

Les paroles prononcées étaient sans douteplus convenues. C'est la vérité du dialogue qui

Page 106: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

est surtout rare au théâtre. Pourtant, lesphrases arrivaient si lointaines, si à demi-entendues, à la place où je me trouvais, quel'illusion, par là encore, se manifestait.

La pensée qui me hanta pendant cettereprésentation concerna les acteurs ceshommes, ces femmes, pendant cinquante,pendant cent représentations allaient cesserd'être eux-mêmes, tous les jours, de huitheures à minuit, Je sais que le comédien doit

rester maître de son art, et qu'il peut simulerfroidement l'émotion qu'il exprime. Il y anéanmoins ici, en y réfléchissant, un casétrange de dédoublement de la personnalité.Selon les individus, il peut y avoir, il y acertainement, des minutes troubles, au cou-cher, au réveil, où l'acteur, l'actrice sontdominés par l'habitude d'une vie créée parle drame, d'une vie factice, sans prolongement,mais qui ne se confond pas moins avec la vieréelle.

Certains peuvent avoir des doutes sur leurpersonnalité, s'agiter et penser dans un bizarresomnambulisme, arriver peut-être à vivreseulement sur les planches, et à attendrepassivement tout le jour, sans vivre, cette viefalote du soir, pour vivre.

Page 107: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE TENOR

Il règne à Londres, à Paris, à Vienne, ou enAmérique. Les appointements, cela va sansdire, sont fabuleux. Parmi les musiciens que lechanteur honore de son interprétation, il y asûrement de grands artistes qui ont connu lesrebuffades des directeurs, les injures des cri-tiques, les ignorances de la foule, et qui vécu-rent des vies de misère et d'humiliation. C'estla marche ordinaire des choses. Ce n'étaientque des compositeurs. L'équilibre se rétablitquand les chanteurs viennent à leur tour etfont la récolte.

Le ténor en vedette accepte ou n'acceptepasles rôles, ajourne un musicien à un, deux,trois hivers. II est l'hommequi se trouve être rué

Page 108: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

avec un larynx spécial, et les puissances étran-gères se coalisent pour nous l'enlever lorsqu'ilen apparaît un parmi nous. Il correspond avecles reines et les impératrices qui lui demandentson jour, qui remettent des voyages et desréceptions pour ne pas gêner le faiseur deroulades à la mode. Celui,,ci détache une feuillede son block-notes, il assigne un rendez-vous,et il fait prendre la file à Sa Majesté.

Quelle revanche est celle du public, après'qu'il a été mis au courant de ces habitudesaristocratiques et de ces dédains vraimentmagnifiques, lorsque le ténor vient enfin tra-vailler sur la scène à cinq cents francs la syl-labe Quelle joie de le voir arrondir la bouche,

suer sang et eau, se congestionner, mettre surson cœur une main aux doigts écartés, sedémener en bottes et en pourpoint tout aulong de la rampe

Page 109: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

DANSEUSES

Pendant que le ballet s'annonce à l'orches-tre, les danseuses entrent à pas tranquilles, lesbras pendants, les mains appuyées sur ledevant de la jupe, relevée derrière. Apparuesainsi, dans une neige de tulle et de mousseline,elles s'avancentsur la scène,avec le mouvementsaccadé, les plumes bouffantes de poules quivont picorer.

Les ailes leur viennent rapidement, et latranquille, basse-cour devient une volièremagique. Les paisibles oiseaux de tout àl'heure sont devenus brusquement, emportéspar lé rythme, rapides et tournoyants, visiblesà la fois sur tous les points de la scène. Lespieds qui marchaient paresseusement se sont

Page 110: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

transformés comme au contact d'une forcemystérieuse, d'une électricité devenue la maî-tresse fluidique du sol.

Exaltée et sérieuse, folle et mathématique,la danseuse surgit en une représentationanimée d'une pensée d'artiste maîtresse de

son art. Elle bondit et s'envole, passe commeun caprice, palpite dans la lumière artificielle

comme un papillon frémissant dans l'atmos-phère du soleil. Mais son délire est un savantdélire, ses pieds frénétiques suivent sansjamais l'enfreindre la ligne invisible et exactequi est là, sur le parquet, tracée en zigzags eten circuits par la musique, ennemie du hasard,sûre comme le calcul, démonstrative commel'algèbre.

Page 111: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA LEÇON DU GYMNASTE

C'est une leçon de volonté.Le spectacle est beau par lui-même, déli-

cieusement reposant, par sa voltige muette,de tant de spectacles où l'on parle. Il y a unejoie des yeux et de l'esprit à suivre les ara-besques savantes et sûres des corps sveltes,lancés dans l'espace, et venant d'un mouve-ment si précis prendre leur place au pointassigné. Le pied vient se poser, sur une corde,

sur la barre d'un trapèze, de la même manièrelégère que l'oiseau arrive sur la branche.L'individu tourne sur lui-même, vire en toussens dans le vide, avec la souplesse-rapide dupoisson dans l'eau. La musique d'un violonqui semble respirer, suspendre sa respiration,

Page 112: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

rire, pleurer, très doucement, rythme les

courses aériennes et crée l'émotion du silence.Aux moments difficiles, tous les assistants,

immobiles, les yeux levés, liés au sort de l'au-dacieux, donnent l'impression d'une solidaritéréelle, comme s'il s'agissait d'un acte héroïqueaccompli pour le salut de tous. Il n'y -a passeulement curiosité du tour de force, attentede l'accidentpossible. Il y a désir de la réussite,enorgueillissement de la vaillante adresse del'homme, du semblable. Observez la détente,le soupir de joie, les applaudissements et lesacclamations lorsque la minute du péril estpassée.

Mais c'est surtout un enseignement virilqui est donné par le gymnaste. Il accomplit

ces prodiges d'équilibre,de légèreté, d'adresse,

parce qu'il le veut ainsi. Et si nous nous sen-tons impuissants à nous mouvoir comme luidans l'espace, nous pouvons bien essayer,chacun dans notre rôle, de faire décrire desarabesques gracieuses à nos songeries, etd'assigner une discipline et une arrivée préciseà nos idées.

Page 113: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE JONGLEUR

Imaginez un monsieur quelconque, avecchapeau haute forme, monocle à l'œil, cigare

au bec, parapluie à la main. Tout à coup, cesobjets le quittent, projetés en l'air, puis attirés

comme fluidiquement, et parcourant autourde l'homme un tracé elliptique, Le guéridon

et la lampe proches sont aussi conviés à

entrer dans le mouvement, et ils y entrent.Instantanément, ce mouvement cesse, le

chapeau revient sur la tête, le monocle se réin-cruste dans l'arcadesourcillère,le cigarerevientallumé se faire fumer, et le parapluie bientenu en main se déploie sous l'averse possible.Le monsieur tranquille est revenu, marched'un pas égal, indiÔérent en apparence après

Page 114: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

s'être amusé comme un dieu, donnant la sen.sation rassurante qu'il a jonglé supérieurementavec ses joies et ses peines, et qu'il reprend sapromenade.

Page 115: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LUTTEURS

La lutte, – aux cirques et dans les éta-blissements à promenoirs, – a toujours unpublic. Les filles qui circulent, les messieursqui les reluquent, les désœuvrés du monde, lespeintres curieux de lignes, les littérateurs à la,

recherche d'observations, ce monde se pas-sionne, ou fait semblant de se passionner,

pour les manifestations de la force physiqueet les mouvements du corps humain.

Tous se récrient devant l'athlète haut de

stature, épais d'encolure, au dos et au thoraxmamelonnés, aux jambes et aux bras noueuxcomme des câbles. C'est une joie des amateurslorsque l'hercule joue avec un adversaire,

comme le chat avec la souris, le prend, le

Page 116: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

quitte, le reprend, le fait sauter en l'air, lesaisit aux bras, à la taille, au col, de ses deuxmains énormes, capables de plier des reins demastodonte.

Parfois, c'est le petit, moins musclé, maisplus agile et plus savant, qui couche son ennemi

sur le tapis, force les deux formidables épaulesà toucher le sol. Les enthousiastes peuventalors déclarer que David, encore une fois, à euraison'de Goliath.

Après cela, des spectateurs, qui ne sont pasmoins enthousiastes que les enthousiastes,prétendent que ces attaques et ces ripostessont souvent réglées d avance, et que l'onn'assiste jamais qu'à des simulacres de luttes.Qu'importe Que les luttes soient sincères

ou non, qu'est-ce que cela peut bien faire

aux gens qui les regardent ? Il suffit queles lutteurs fassent éprouver la sensation dela vérité aux yeux qui les observent. Demême les acteurs qui jouent une comédie

ou un drame n'ont pas besoin de nous fournirles vrais rires et les vraies larmes qui sont dansla vie, les manifestations des plaisirs et des

peines.Le sculpteur et le peintre trouveraient,

comme l'ont fait les artistes du Japon, leséléments de chefs-d'oeuvre de force et de.sou-plesse dans les enlacements des deux corps,les bras qui ceinturent les tailles, les mains qui

Page 117: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

s'aplatissent sur les nuques, les jambes quis'étendent et qui rampent lentement. Ce sontparfois de brusques mouvements, d'agilesbondissements de panthères, et parfois, delentes approches pareilles à des glissementsde félins, à des déroulements d'anneaux deboas.

Il n'en faut pas davantage, et la lutte sansrage meurtrière est suffisamment sérieuse. Il

y a presque partout du simulacreetduconvenu,les spectateurs en ont eu, en ont ou en aurontdans leur existence, et c'est à chacun son tourde toucher le sol des deux épaules, et de pren-dre ensuite des airs triomphants. Il y a donc

tout le symbole nécessaire dans les exercicesd'adresse des lutteurs, et il ne devrait venir àl'esprit de personne de réclamer là un inat-tendu qui n'est nulle part.

Page 118: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE SPECTATEUR

Le littérateur traduit en justice pour délitde droit commun est une exception. La sta-tistique que l'on pourrait établir à ce sujetserait fort restreinte, et il est aisé de recher-cher et de dire les raisons de cet état de choses.

Elles tiennent à une spéciale éducationdu cerveau, à des habitudes d'esprit, à unarrangement de vie particulier. Par profes-sion, le littérateur est éloigné de la vulgaireaventure d'argent, et même de l'aventurepassionnelle et criminelle. Ni gibier de correc-tionnelle, ni héros de Cour d'assises.

Le littérateur est habituellementun hommequi n'agit guère. Il peut avoir vécu, il peutvivre, et il vit, d'une vie intérieure ardente,

Page 119: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

< t <tT* ––––

mais il organise rarement son existence pourles scènes en dehors, les péripéties mouve-mentées, les dénouements bruyants. Il est

spectateur attentif, et non acteur brûlant les

plarches.Il saitque ce ne sont pas les plus encombran-

tes manifestations qui donnent les sensations

les plus aiguës, les plus profondes, les plusdurables. Il a, forcément, quelque peu étendus

que soient ses entours, sa part démotionhumaine. Il s'en tient là. Il sait de plus que la

vie est courte, qu'il n'a pas trop d'heures à

donner au travail, et il ne va pas se distraire

dans les équipées qui prennent le temps, le

talent et la cervelle. Il est donc à l'abri, – parétat, on peut le dire, en mettant les choses aupis, en ne tenant nul compte de ses droits

instincts, de sa délicatesse naturelle, il est à

î'abii des imprudences dangereuses et des

faiblesses criminelles. Les hommes qu'il re-garde aller et venir sont bien. assez agissants,

assez intéressants, assez passionnés, assezmaladroits, pour qu'il se contente de repro-duire leurs manières d'être, sans compliquerla mêlée universelle par sa gesticulation nonmoins médiocre que celles de ses congénères.

Interrogez un homme de lettres sur la façon

dont il a vécu, il vous répondra que la recher-

che de ses phrases a été une grande et despo-

tique occupation de son existence, sans préju-

Page 120: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

dice du temps donné à l'observation et à laréflexion.

Fiction d'art vie artificielle!C'est possible.Qu'importe, si lia distraction intellectuelledonne toutes les amertumes du doute et de lanon-réussite, toutes les joies du désir et de laréalisation. C'est, si vous voulez, la parodie del'action. Mais qui oserait dire que la parodie

est inférieure à la courte et inexplicable agita..tion de la vie.

Page 121: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ACTION

Le littérateur que je crois définir commen'agissant guère pour son compte, spectateurde l'action des autres, se trouve donc désin-téressé, par profession, de quantité de beso-

gnes commandées par le pouvoir de l'ar-gent et par la vanité de paraître. Mais, par unsingulier phénomène en retour, il peut setrouver tout; de même que cette existence con-templative soit une existence agissante.

Exprimer l'ensemble des choses, donnerl'hospitalité de la page écrite aux formespassagères, résumer l'agitation en aspectssignificatifs révéler l'humanité à elle-même,c'est travailler à l'œuvre de continuelle évolu-tion, c'est créer de la vie, et créer de la vie,c'est agir.

Page 122: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les grands hommes de la pensée et de i artont merveilleusementaccomplice programme,et tout en paraissant assister, immobiles, audéfilé de tous, à la bataille universelle, il ontvécu intérieurement des vies multiples.

Le génie et le talent ne sont pas en partageége! à tous ceux qui partent aux jours de lajeunesse, avec l'ambition de faire œuvre d'uti-litéet debeauté. Il est déjà beau d'avoir eu cetteambition d'une pensée haute et d'un art per-sonnel. Toutefois, ce qui est commun à tous,

aux plus humbles comme aux plus grands,c'est l'influence exercée, sur plus ou moinsd'êtres, à plus ou moins longue portée, maisinfluence certaine, impossible à nier. Savoircela, c'est avoir le sentimentde sa responsabi-lité, c'est essayer de devenir conscient, c'estagir.

Page 123: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

NE RIEN POSSEDER

Jouir de tout, ne rien posséder, c'est uneformule que l'esprit admet fort bien. Pourquoifaut-il que l'homme ait cette faculté de conce-voir un tel programme de sagesse, et qu'il yait, en dehors de lui et en lui-même, tantd'obstacles à l'application ?

Certains, pourtant, ont vécu selon cetteconception désintéressée et extraordinaire-ment raisonnable. C'est que ceux-là avaientréfréné ea eux le sentiment de la propriété.Le désir de la possession, qui est productifd'efforts, de travaux, un excitant à vivre, àconquérir, est aussi une source de maux sansnombre, de vilenies, de vols, de crimes, et toutconsidéré, plus nuisible qu'utile à l'humanité.

Page 124: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

On peut rêver et prévoir pour cette humanité

un état supérieur où elle produira pour pro-duire, où elle travaillera pour la joie de créer.

Même, dans l'état présent, si la sociétégarantissait seulement à tout Sociétaire le reposde la vieillesse, une fin d'existence non livrée

au hasard, à l'abomination de l'abandon,n'imaginez-vous pas un homme jouissant detoutes les choses généralement enviées sansen posséder aucune ? N'a-t-il pas, ouverts à

ses promenades et à ses rêveries,tous les palais,

tous les parcs, tous les jardins ? Toutes les

œuvres d'art du Louvre, tous les livres de la'Bibliothèque, sont à lui. A lui seul, il possèdeles trésors légués à tous par l'humanité, et il

est le maître de la ville et de la campagne. Il

est le propriétaire de tout ce qui existe, desverdures, de l'eau, de l'air, des nuées, de lalumière des astres.

Il ne lui manque que de pouvoir se réjouir dela vie avec sécurité.

Page 125: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

A TABLE

A table, parfois, si l'on s'avise de regarder,de réellement voir, et de réfléchir, on connaît

un effroi particulier, le dégoût et aussi lanausée. C'est le spectacle des viandes quisurexcite ainsi la nervosité du convive.

Le beefteack, la côtelette, le gigot, le jambon,

passe encore, ce sont devenus objets spéciaux,

ayant pris une forme nouvelle, et qui ne fontplus guère penser au porc, au mouton, aubœuf. Mais de voir apparaître un animal en-tier, dressé sur un plat, il naît souvent en nousune répulsion et une protestation. Les oiseaux

avec leur tête, leur pattes, leurs plumes dis-posées en éventail, les têtes de petits veaux,telles qu'elles sont servies en province, tout

Page 126: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

entières, préparées, la cervelle visible et of-ferte par le crâne trépané, les lièvres, les lapins,

vraiment, ces aspects d'êtres qui ont vécu,

sont faits pour remplir de mélancolie lesdîneurs les plus affamés. A voir dépecer, décou-

per ces individus inférieurs, sacrifiés à notrebesoin de vivre, à voir se ruer les appétits surces viandes pâles, couleur de mort, ou quisaignent encore, on peut éprouver une gêne,connaître la hâte d'en avoir fini et de s'en aller.Parmi les hommes d'aujourd'hui, beaucoup

sont restés les mangeurs de viandes crues desjours lointains, d'autres ne sont ainsi que parintermittences. Les premiers apparaissentalors aux seconds des voraces grossiers etinsupportables, le dîner bien ordonné devient

un festin de carnivores où l'on se partage descadavres.

Car ce sont bien des cadavres qui sont là,parmi les fleurs et les lumières. Des lapereauxde garenne rôtis, vus ainsi, la tête expressive,les pattes en l'air, comme pour demandergrâce, semblent de pauvres enfants écor-chés et préparés pour une réunion d ogres.Et je vis, ou je crus voir, chez plusieurs con-vives, le malaise que j'éprouvais et le désirde quelques mets innocents, de petits pois, desalade, de fraises, d'un biscuit trempé dans unvin cordial.

Page 127: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

MONSIEUR LE CURE

Sous cette dénomination, qui signifie ici untype social, m'apparaît surtout l'ecclésiastiqueayant pris son parti du milieu où il doit vivre.Il accepte avec tranquillité les charges de saprofession. Il accomplit sans ardeur ses devoirsévangéliques. Les visites qu'il reçoit, les dis-tractions qu'il prend, se classent à leur place,

entre messe et vêpres. Les fêtes carillonnées,les exercices de dévotion supplémentairesadorations perpétuelles, offices du soir, saluts"

travaux de confrérie, etc., le mettent en valeurà ses propres yeux, il.se voit actif et surmené

comme un chef de bureau ou un commerçantqui double brillammentle cap d'un inventaire

ou d'une échéance. A ces moments, sa cour de

Page 128: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

dévotes l'admire, les doux murmures et leschuchotements lui sont des acclamations etdes apothéoses. On l'attend à la sacristie

comme s'il revenait de travaux surhumains etd'expéditions dangereuses. Aux jours des con-fessions accumulées, il apparaît vraiment las,il succombe sous le fardeau pesant des fautesvénielles dont les puérilescréaturesl'ont chargé

sans pitié.En dehors de ce travail réglé et de cet

imprévu prévu, M. le curé est tranquille

comme Baptiste. Il est en paix avec le gouver-nement, il ignore les mécréants, il accueillequi vient, il ne court pas après qui se sauve.

S'il a la foi, il n'a pas'la foi violente, persé-cutrice, insatiable. S'il donne la sensation qu'il

est le serviteur prudent d'une religion à sondéclin, tant pis.

Ce n'est pas la faute de M. le curé le tempsveut cela, et après tout, les choses sont encoreacceptables. Le fromage oh M. le curé s'estretiré n'est plus le bon fromage d'autrefois,fortifié comme une citadelle, gardé par des

travaux avancés, protégé par des troupesvaillantes. Il est un peu en ruines et en miettes.Mais on vit encore très bien dans les ruines eton se nourrit longtemps de miettes..

Page 129: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CURE DE CAMPAGNE

Le curé du vrai fond de la campagne, celuiqui habite près l'église et le cimetière, aucentre de quelques maisons entourées depurin, ce curé là est un paysan parmi les

paysans. Il est du pays, ou d'unpays semblable,il n'a pas eu grand effort à faire pour changerde condition. Souvent il vit en périt fermier,donne une bonne partie de son temps au jar-din potager, au verger et au pré, élève unveau, une jument, engraisse un cochon. Selonla saison, son existence se distrait du paisiblemystère de la pêche et des péripéties de la

chasse. Si triste que soit le village, si humble

que soit la maison du curé, il est bon de ren-trer harassé, au soir, de humer, en passant

Page 130: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

devant la cuisine, le parfum du bouillon, des'asseoir, près du feu, au creux d'un vieuxfauteuil, dans la salle emplie d'une odeur depoires.

Si le curé de campagne habite parmi des

pauvres, il est pauvre. S'il y a quelque aisance,il s'en ressent. La dîme, abolie légalement,persiste sous les formes anciennes, en beurre,

en œufs, en poulets, et M. le curé n'a garde de

manquer sa tournée. Les biens de la terreréjouissent le cœur de l'homme, et il est bon deprendre des acomptes sur le paradis Celui-ci

en prend, le plus qu'il peut. Il lésine rarement.Bien reçu, il aime bien recevoir. La table de

ses dîners priés est confortable, la conversation

y est grosse, mais de belle humeur, le vin du

dessert achève de délier les langues, et il n'est

pas rare que les chansons précèdent les actionsde grâces.

Il y a des curés de campagne, trop mallotis, ou d'estomac condamné, qui sont har.

gneux comme les loups. Mais d'autres, tran-quilles, passent d'une allure débonnaire deleur autel à leur salle à manger, heureux deleur irresponsabilité. Ce sont de bons pas-teurs installés au milieu du village, et rien nesaurait troubler leur sérénité, depuis le finmatin où ils donnent à manger à leurs poules,jusqu'au couchant où ils ramènent leur vachede la pâture en lisant leur bréviaire.

Page 131: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CURE DE VILLE

Ville de province ou quartier de Paris, toutel'existence cachée se concentre dans sa mé-moire. Il est autrement renseigné que le préfetet le maire, le député et le conseiller municipal.Par la confession, il sait non seulement sesamis, ses alliés, mais encore et surtout sesadversaires. Quel mécréant n'a une femme,une fille, s'échappant, furtive, du logis, pouraller chuchoter les secrets de son chez elle àtravers le traître judas du confessionnal ?

Lorsque le curé de ville se promène au longdes avenues ou dans le dédale des ruelles, c'esten réalité son domaine moral qu'il parcourt.Tout en répondant aux discrets bonjours, ilmesure à enjambées souples, de son pas ecclé-

Page 132: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

siastique, l'étendue de son district spirituel.Par les carreaux des boutiques, à travers lesrideaux des fenêtres, au dslà des portes massi-

ves et des murs épais, il sait quels sentimentséclosent, quelles passions couvent, quels vicesmijotent. S'il n'a plus la domination tempo-relle, le pouvoir absolu servi par le bras sécu-lier, son règne morcelé n'en est pas moins sûr.Il peut être le rôdeur vigilant autour des faiblesesprits -et des cœurs fragiles, celui qui entresans bruit et s'installe en maître subtil dansles consciences, l'adroit crocheteur qui ouvretoutes les serrures de ses mains de velours.

Même celui qui ne se sert pas toujoursinexorablement des moyens dont il dispose,même celui qui n'accomplit qu'une partie de

sa fonction, celui-là se trouve avoir assez fait

pour l'Eglise, puisqu'il a façonné l'enfance etconquis les femmes futures en capturant lesfillettes. S'il faiblit ça et là, c'est par prudence,

peur de l'opinion, ou par égoïsme humain,désir de repos. Il rèste à ce curé circonspect,

pour tromper son activité et occuper ses loi-sirs, le ménage de son église, les conversationsbourgeoises et mondaines, les comptes de sagouvernante, le soin de sa bibliothèque, ouplus simplement, les complications d'une par-tie d'échecs et le calmant d'une bonne pipe debon tabac.

Page 133: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

NOUVEAUX PETITS ABBES

Les abbés du XVIIIe siècle, figurants despetits levers et des petits soupers, causeurs deboudoirs et de ruelles, ont pour successeurs,en marge du clergé régulier, les abbés précep-teurs d'aujourd'hui, L'irrégularité de la fonc-tion, c'est la ressemblance. Ceux de mainte-

nant, comme ceux d'autrefois, ont cherché àaccommoder leur caractère sacréauxusagesdu

temps, et ils y ont également réussi. Ils évitentainsi, en jouant les professeurs libres, lesfaibles émoluments des curés de campagne, lavie matérielle mise un peu à l'enjeu, selon laferveur du milieu, la longueurde temps néces-saire à l'avancement, Immédiatement,ils sontlotis.

Page 134: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

n est bien rare qu'ils ne trouvent pas le pla-cement de leur latin. Dans la couche socialeoù il exerce, l'abbé précepteur est de mise,comme l'intendant, le maître d'hôtel, lepiqueur, la gouvernante anglaise, la bonneluxembourgeoise. Il fait partie du personneldu château, il joue son rôle d'utilité dans lacomédie aristocratique, bourgeoise,mondaine.

Qu'il y en ait, parmi eux, à prendre ausérieux le rôle, à essayer et à réussir la mission>qui leur est confiée, on peut le croire volon-

tiers ceux-là ont un souci de leur responsa-bilité, ou simplement le goût de leur métier,ce qui est quelque chose.

»Pour d'autres, ils accomplissent leur mis-sion aussi machinalement qu'ils disent leurmesse. Ils ne sont que des gens en place, préoc-cupés d'appointements, du nombre des platsqui passent à table, des jupons qui les frôlentdans les couloirs, des chances d'avenir quis'offrent à eux par les caractères, les passions,les manies de leurs hôtes. C'est le même para-sitisme qu'il y a cent cinquanteans, avec l'hy-pocrisie en plus. Le petit abbé scélérat etcoquet, le chérubin greluchon d'avant la dé-bâcle révolutionnaire, s'est conformé prati-quement aux nouvelles mœurs dirigeantes, etil s'est fait éducateur de la jeunesse.

Page 135: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

SAVANT ABBE

C'est un personnage tout récent, en appa-rence. Car il exista de tout temps dans l'Eglise.

De combien d'affamés de science, de curieuxdes mystères de la nature,d'amoureuxd'étude,le cloître et la paroisse n'ont-ils pas été les

refuges? Là seulement, aux temps de barbarie

et d'ignorance,il pouvait y avoir quelquesécu-rité pour la recherche et pour la trouvaille.

Tout naturellement se cachèrent au creux dela cellule les possédés du désir de savoir.L'ecclésiastique n'était-il pas celui qui avait le

droit, le devoir de tout connaître ? Chez d'au-

tres, ce fut le crime puni du bûcher. Chez lui,nécessité de profession.

Aujourd'hui, le prétexte est inutile. C est la

Page 136: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

différence intervenue. Le savant abbé courtle monde. Issu de fortes études, libre par lafortune, ou sachant régler l'emploi d'un mince

revenu, il vit selon son goût, se promène enuniforme dans toutes les régions qui sem-blaient devoir lui, être fermées. Il aborde tousles ordres de connaissance, tous les thèmes depensée, sans aucune précaution d'exorcisme.Il est explorateur, chimiste, physicien, lin-guiste, astronome, historien, philosophe, de lamême manière que les laïques restés maîtresde leur action. On oublierait, devant le savantabbé, si ce n'étaient le costume et la tonsure,qu'il a prononcé des vœuxet abdiquésa volonté,

tant il s'attache à faire disparaîtreson origine.En somme, il ne s'en tient plus à la lettre

enseignée. Si cella est possible, il élargit lasignification des textes, jusqu'à trouver letransformisme dans la Bible. Si le désaccord

entre le révélé et le réel est trop flagrant, il

passe outre, et installe auprès du dogme absolula lente vérité humaine. L'expérience qu'iltente est au plus haut point intéressante pourles spectateurs. Conscient ou non, qu'il croie

ou non transformer ou -rénover, l'abbé debibliothèque et de laboratoire change peu a

peu en rêverie philosophiquel'anciennepréci-sion de la doctrine canonique. Il transforme,mais surtout il déforme. C'est un sûr agentd'évolution religieuse.

Page 137: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

AUTRE PRÊTRE

Cette série de silhouettes et de manièresd'être, observées parmi la foule des ecclésias-tiques, pourrait se continuer longtemps encorepar l'adjonction de types particuliers, ayantleur rôle et leur importance. Il en est un, d'ail-leurs, qu'il faut bien se garder d'oublier leprêtre qui a gardé la action, du rôle de volontéet d'autorité de l'Eglise.

Celui-là, c'est le prêtre épouvantéde la déca-dence de ses confrères, de leur pacte avecl'esprit du temps. Il se remémore ce qui a été,il voit ce qui est, il souffre et enrage à la pensée

que ce qui fut ne sera peut-être plus jamais.Pour lui; impuissantet désespéré, il a horreurde l'apostolat devenu métier. Le curé de

Page 138: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

campagne lui apparaît un rustre débonnaire,et sa table elv sa cave le dégoûtent. Le curé deville est un sacristain prudent, l'abbé précep-teur, un aventurier parasite, l'abbé passé à lascience, un traître, l'évêque, un efféminé, lecardinal, un costume, et le pape, immobile

sous sa tiare trop lourde, le symbolede l'inertiede tous.

Ainsi brûlé, consumé par la flamme inté-rieure, le prêtre étranger au siècle agonise etmeurt à toute minute par les furieux trans-ports intérieurs qui se lèvent en lui et lebouleversent. II meurt de tout, et surtout del'indifférence pour sa colère sans armes. Il

se sent entouré, submergé, par des foulesnouvelles, qui ne lui sont pas même hostiles,qui vont chaque jour l'ignorant davantage.La mise en liberté de l'esprit humain le tor-ture et l'affole, l'ordre éternel des choses luiparaît bouleversé parce que la cité de Dieus'écroule.

Reconnaissez-le par le monde desséché, labile montée aux yeux, violent même au repos,la face fermée, verrouillée par la volonté, etle mépris qui regarde à travers le judas des

yeux. C'est une victime. Né trop tard, inqui-siteur latent, féroce enchaîné et muselé, il seconsume de ne pouvoir supprimer la moitiéde l'humanité pour faire croire l'autre moitié.Et son régime de terreur, il commencerait

Page 139: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

par l'appliquer à tous ceux-là, pareils à lui

en apparence,, qui portent sa soutane de deuil,

mais qui n'ont pas sa pensée désolée et soncœur terrible.

Page 140: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ËVËQUE

C'est peut-être le personnage de notretemps qui représente le plus intégralementle passé. Les formes des fonctions ont changé

autour de lui il est resté le même, il sembleimmuable. A l'évêché, pour peu que la bâtisse

soit d'âge, qu'un mobilier ancien ait été con.serve, c'est encore l'atmosphère d'hier, oud'avant-hier. Là, se meut un souele et aviséprince dé l'Eglise promu au. gouvernement

secret d'un diocèse. C'est le délégué à l'obser-vation des phénomènes religieux. Sa noire

police, admirablement hiérarchisée et disci-

plinée, le renseigne à toute minute sur la

ferveur de ses ouailles. C'est comme s'il avait

en son cabinet un thermomètre moral infini-

ment sensible ou se marqueraitla moindre flué-

Page 141: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

tuation d'opinion, le plus petit mouvement dehausse et die baisse de la croyance effective.

L'homme qui tient cette exacte comptabilitédu sentiment religieux a toutes les éléganceset les parures d'une femme la robe fine, laceinture de moire, les légers souliers, à sondoigt l'eau tremblante d'une pierre précieuse.Il a aussi, de la femme, l'intelligence exercée àla pénétration et aux roueries. Il sait commeelle l'importancedu costume, qui lui a faitsa personnalité – et la valeur de la mise enscène, qui lui vaut la grande part de sonautorité.

Il n'a garde de renoncer à son palais, à sonjardin ordonné et ombreux comme un parc, àson carrosse de gala, à sa vaisselle plate. Sicharitable, par cœur ou par convenance, qu'ilsoit, il lui arrive rarement de donner ses cou-verts et ses chandeliers en argent au forçatlibéré qui traverse la ville, il n'essaie pas sou-vent de ces sauvetages héroïques. II préfèreaccomplir sa mission de gouverneur de pro-vince ecclésiastique, de diplomate violet actifaux transactions spirituelles et temporelles.Si un rôle le tente, c'est celui de l'évêque deLuçon, devenu le cardinal-duc de Richelieu,et non celui de Mgr Bienvenu, évêque dudiocèse idéal de M.-sur-M., des Misérables.Et pourtant c'est ce second emploi de son pou-voir qui serait le mieux à sa portée.

Page 142: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE CARDINAL

Je passe l'archevêque, qui est un duplicatahonorifique et exagéré de l'évêque. Il n'est làqu'une transition au cardinal. Observez la

gamme colorée voulue et parcourue par leprofond esprit de mise en scène du catholi-cisme. Du noir qui est la couleur du gros del'armée, à peine éclaircie par la lumière d'unebordure blanche de rabat, par la nuance d'unrabat bleu, il y a un départ, un éclaircissement,

une ascension. La couleur se transforme etstationne au violet de deuil et de carême del'évêque, pour aboutir au rouge de pâquescarillonnées de la pourpre cardinalice.

Le cardinal, dans la hiérarchie ecclésias-tique, joue surtout un rôle d'apparat, de splen-

Page 143: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

dide mannequin érigé en grande solennitédans la lumière d'or, la transparence d'encens,l'émoi musical des cérémonies à grand spec-tacle. Qui racontera la journée d'un cardinal ?Non pas sa journée apparente, ses occupationsde chef de bureau apostolique, de paperassieraffairé occupé à parcourir le courrier journa-lier de la chrétienté. Mais sa journée depensée, et surtout sa soirée, son instant d'exa-

men de conscience, le moment où il va plon-

ger dans l'ombre, en caleçon et en bonnet de

coton, après avoir dépouillé la robe splendide

et sanglante où il incarnait le pouvoir farouche

et muet de la tragique Histoire.

Page 144: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Tout naturellement, après avoir considéré

un seul individu du genre prêtre, on est con-duit à voir les ramifications, les subdivisions,puis l'ensemble. Une organisation extraordi-naire, complexe et très ordonnée, apparaît à

mesure que l'on avance dans la connaissancede l'espèce. C'est à la fois un parallélisme etun étagement. Les besognes diverses, répar-ties à l'infini selon le milieu, le pouvoir, lapossibilité, la faculté individuelle, vont sesimplifiant, ou plutôt se concentrant dans desmains de plus en plus rares. Enfin, on arrive

au sommet, à la silhouette du Pape, dressée

sur toute la catholicité comme un phare àlumière blanche.

LE PAPE

Page 145: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Là encore, il y a un homme, mais il y asurtout une signification.C'est celle de l'unité.L'Eglise a voulu une puissance indiscutable,

un symbole qui étonne l'humanité. Le Papeest au-dessus de tout. Au-dessus de lui, il n'yaurait plus que Dieu, ou plutôt, il se confond

avec Dieu dont il est la voix, le commande-ment, l'infaillible chargé d'affaires. La citédivine se trouve ainsi établie sur terre par toutle personnel ecclésiastique, superposé à l'hu-manité vulgaire, la dominant d'un droit supé-rieur, disposant de son destin en vertu d'undécret mystérieux, à jamais inconnu.

La conception est forte, mais elle ne peutse maintenir qu'à deux conditions l'accepta-tion de tous les humains justiciables, et lemaintien « réel » de l'unité ecclésiastique.Condition extérieure et condition intérieure.Or, il y a longtemps que la première de cesconditions n'est plus remplie, si elle l'a jamaisété, et la seconde pourrait bien manquer à sontour. L'extérieur est ennemi, et la construc-tion intérieureest prête pour la désagrégation.Qu'une pierre essentielle se détache, et lephare blanc s'écroule.

Page 146: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LES ELEMENTS

L'assaut du mauvais temps devrait, si

nous pouvons nous abriter un instant hors del'atteinte de l'atmosphère glacée, nous faireréfléchir au peu de place que nous occuponsdans l'ensemble des choses. Quelle identitéde l'homme avec son milieu se révèle immé-diatement quelle impuissance d'échapper àl'ordre naturel Pour cette réflexion réclaméetout à l'heure, comment s'épanouirait-elledans l'âme du piéton forcé de circuler par les

rues d'hiver ? De quel effort de pensée estcapable même celui qui est emmitouflé au

mieux, empaqueté dans les tricots, le veston,le mac-farlane ou la pelisse, un foulard au col,

ce col relevé, les mains gantées ? Il a suffisam-

Page 147: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ment à faire pour se défendre contre la rafale

de neige qui lui givre les sourcils, les cils et lesmoustaches. Il lui faut toute son énergie pourrésister au vent, qui lui coupe le visage, àl'air froid, qui cherche à se propager mortelle-

ment par ses voies respiratoires. Tout ce qu'il

ressent et qu'il résume, s'il peut réunir quel-

ques semblants d'idées, c'est qu'il fait partiede cet appareil de matière qui l'entoure, qu'il

se sent transformé, qu'il va tout à l'heuredurcir comme l'eau et la pierre. Son cerveau,éclos en pays tempéré, est incapable de fonc-tionnement régulier dans ces conditions inso-Htes.

i ii-Le cerveau des Lapons, des Groënlandais,de ceux qui vivent dans un hivernage pres-

que continuel, est fait à ce mode de vivre.

Les pensées lentes et frigides y naissent et ycroissent obscurément et tenacement, commeces végétations que l'on découvre sous la

neige, au ras de la terre froide. Toute l'huma-nité en sera réduite à ces mousses et à ceslichens, lorsque le refroidissement de la terredeviendra sensible. La haute intelligence, lerythme de l'art, la connaissance des lois de la

nature, tout ce qui fait la grandeur mélanco-lique de l'homme,s'amoindrira, disparaîtra,à

mesure que diminueront et s'évanouiront les

formes vivantes des animaux, les décors sen-sibles des feuillages, les aspects variés des

Page 148: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

couleurs visitées par id lumière. Notre sortintellectuel et physique est indissolublementlié au sort des Heurs et des arbres, et cettemanière de décroître et de s'en aller, qui seracelle de l'espèce humaine, et que nous pou-vons mathématiquement prévoir, peut nousfaire deviner quelles ont été les étapes de la

naissance. La conception d'une âme sépa-rable de son enveloppe, vivant d'une vie sur-naturelle, cette conception sombre à traversces époques de l'histoire du globe, clairementobservées et déduites par la science. Mais

notre goût et notre hantise du mystère n'ensont pas atteints, et l'unité et l'immortalité dela matière qu'aperçoiventnos yeux éblouis est

une réalité autrement vertigineuse que tousnos rêves personnels d'au-delà.Notre tort serait de ne pas arriver à la cons-

cience des choses, de ne pas nous résigner à cerôle de formes passagères qui est notre rôle.Ceux qui pensent toujours à ces éternelles

questions vivent dans un état de renseignés

permanents. Ils trouvent dans lès variationsdes saisons les raisons d'être et les possibilitésd'exister de leur individu. Ils se rendent

compte distinctement des causes simples qui

mettent leurs facultés sous les influences deséléments. Ils savent que si un Descartes a puécrire le Discoursde la Méthode, un tel effort depensée ne lui a été possible, dans la froide

Page 149: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Hollande, que par la tiédeur de son poêle. Il

est d'ailleurs mort de froid en Suède, par lafantaisie de la reine Christine, androgyne dure

aux philosophes. Non seulement il n'aurait

pas pu écrire son traité, installé sur une ban-quise, mais il n'aurait pas pu le penser.S'il l'a

conçu et exécuté, c'est que la résistance auxéléments a été organisée, que la vie en com-mun a développé les moyens de lutte et le pou-voir de vaincre de l'homme. L'existence fac-tice a été de plus en plus perfectionnée là oùelle était nécessaire, et il est bien évident queles derniers travaux pour obvier à la déperdi-tion de chaleur solaire, pour lutter contrel'envahissement du froid, seront des travauxadmirables les derniers savants et les der-niersinventeursdonneront aux derniers obser-

vateurs et aux derniers poètes de l'humanité

un spectacle inouï. L'homme, encore cons-cient, aura les plus beaux soubresauts de génie,il voudra remplacer la houille qui manquera,il trouvera quelque moyen d'emmagasir-c-r dela chaleur, il allumera dans l'espace, quisait ? – un soleil supplémentaire pour pro-longer la tiède agonie de la planète.

Page 150: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

RENOUVEAU

Les arbres en fleurs sont une fête pour les

yeux et l'esprit. Que sur ces branches noiresapparaissent les pétales blancs et roses, queles couleurs et les parfums sortent instanta-nément de ce bois qui semblait mort, et ceuxqui se satisfont ingénument des phénomènesnaturels sont confirmés dans l'idée que touteobservation et tout rêve trouveront une éter-nelle subsistance.

Dans tout ce qui nous entoure, ce qui vitet revit, disparaît pour reparaître, évolue, setransforme sans cesse, alors que nous avonsà peine le temps de dire notre surprise decette vie universelle, perpétuellement renou-velée, cette branche fleurie ne dépassë-t-elle

in

Page 151: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

pas les conceptions les plus audacieuses surla spiritualité des guéridons, le magisme,l'envoûtement, et autres fariboles ? C'estla vie entière qui est mystérieuse. C'est toutce que nous voyons, et c'est nous-même,infime partie de cette matière devenue à sontour le regard et la conscience de l'universinfini.

La nature n'a que faire de nos arrangements,de nos théories, de tout ce que nous essayonsd'élever contre elle. Elle nous possède et nousgarde malgré nous. Elle est inconsciente etfatale, et notre mal vient de ce que nousessayons de nous séparer d'elle. L'unité de

tout est absolue, c'est un leurre que de nousarrêter aux différences et aux détails. Nousobéissons encore aux impulsions et auxrythmes naturels, alors que croyons arborerdes originalités et des volontés. L'agacementet la fureur de ceux qui se révoltent contre cequi existe viennent de ce qu'ils croient aper-cevoir une personnalité à travers ces forcesobscures auxquelles ils sont en proie. Ils sefigurent répondre à des ordres, à des menaces,à des ironies, alors qu'ils n'ont autour d'eux,

sans notion de commencement, de fin, dedurée, que le torrent inépuisable de la vie.Mieux vaut accepter la perpétuité de ce mou-vement universel, l'harmonie et l'équilibrequ'il crée, et se résigner au rôle partiel etnéces-

Page 152: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

saire que nous jouons dans l'ensemble. Ceque nous croirons inventer en dehors decela n'existera pas. Il n'y a pas à inventer, iln'y a qu'à découvrir.

Page 153: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ETE DE LA SAINT-MARTIN

Ces jours de la fin de novembre sont par-fois d'une douceur exceptionnelle. A traversla pluie circule un air léger, flottant, d'une

saveur indicible. On sent dans les ruescomme un ancien goût de campagne, subite-

ment errant par la ville, souvenir de printempsressuscité à l'automne. C'est l'été de la Saint-Martin qui tâtonne et éclôt avec sa mélanco-lique sérénité et sa grâce tardive.

Il faut en jouir, accepter comme un apaise..

ment inattendu ce qui n'est évidemmentqu'une trêve une nuit qui commencera parl'hypocrite tiédeur finira par la gelée blanche.

Mais pendant quelques jours, quelques heures

peut-être, on oubliera les arbres noirs, les

Page 154: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ruisseaux fangeux, la neige prochaine, et l'onse distraira de cet épilogue qui apporte lesderniers jolis nuages et le parfum amer desdernières fleurs.

C'est quand cette grâce d'une éclaircie etd'un répit nous advient, que nous sentonstout le prix des joies mal comprises, hâtive-ment éprouvées, des aubaines délicieuses sihautainement dédaignées, si inconsciemmentsavourées. Les étés de la Saint-Martin nousfont songer, par la puissance de leur brièveté,à tous ces autrefois que nous avons déjà vé-cus, qui ne nous étaient pas grand'chose,et qui ne sont définitivement plus. Il estvrai que nous les revivons avec une ardeurinouïe par le regret qui en vient dans noscœurs, et qu'il est peut-être impossible deconnaître des visions plus belles st des sensa-tions plus profondes que celles-là qui nousviennent par nos évocations et nos regretsd'hier. A travers l'été tardif, et qui va dispa-raître, comme les printemps clairs et les étésradieux apparaissent beauxComme la lumièreest sereine et enivrante aux approches du soir 1

Page 155: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ECLIPSE

Ce soir-là, un soir de février, je m'en sou-viens, les nuages étaient sur la ville, un ventviolent les poussait en noirs amoncellementsà travers l'étendue.

Tous les appareils braqués vers l'endroitoù devait se trouver la face pâle et brillante dela lune, échancrée par l'ombre énorme de la

terre, ne laissaient apercevoir que nuées mou-vantes et confuses. A la fin seulement l'atmos-phère s'éclaircit et l'astre' mort apparut légè-rement morcelé en haut, sur sa partie gauche.

Hors Paris, dans la banlieue, où le ciel étaittrès pur, je pus voir les phases diverses duphénomène, de six heures à huit heures,

comme cela avait été annoncé.

Page 156: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

A six heures, l'ombre cachait presque tout leglobe lunaire. Seule la partie droite brillait

au ciel, à peu près l'équivalent d'un quartier.Mais la section n'était pas celle qui dessine lefin croissant aux deux pointes effilées. La ligneétait nette, presque droite, et ce qu'il y avaitd'émouvant, c'est que l'on devinait, au-dessus

et au-dessous de la lune dans son halo lumi-

neux, la prolongation de cette ligne, ou plutôtde cette forme d'ombre. Ce que l'on voyaitainsi, c'était l'image de la terre, un fragmentde sa silhouette aussi nettement dessiné surla fluide: immensitéqu'une silhouette d'homme

ou de chose découpée par la lumière sur unmur. Par ce seul fragment, on pouvait tracerle cercle immense.

Voilà donc notre figure rendue visible parcette projection. Cette ombre sur la lune,c'est le résumé de notre vie terrestre, d'hier,d'aujourd'hui, de demain. Cet aspect fugitif,

cette vague apparition, c'est la forme duthéâtre sur lequel la folle troupe humainejette ses clameurs, se donne à elle-même lespectacle de ses luttes, de ses peines, de sesdésastres.

Cela passa lentement en noirceur sur levisage lumineux de la lune. Pendant deuxheures, quelques-uns de ceux qui contem-plaient cet acte solennel et inconscient purentavoir le sentiment exact de leur vie éphémère

Page 157: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

et de la vanité de leur effort, La lune éclairée,l'ombre terrestre, les étoiles qui brillent àleurs places immuables, nous montrent lesgrands premiers rôles de notre destinée.

Page 158: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LES PAYSAGES DU CIEL

Toujours les paysages du ciel ont parlééloquemment aux yeux et à l'esprit des hom-

mes. Les nuages fantasmagoriques revêtenttoutes les formes, et Hamlet peut y montrer àPolonius ce qu'il veut, le chameau et la belette.

Ce sont des figures perpétuellement enmouvement, des sculptures précises qui s'éva-nouissent sans cesse dans le rêve, des prairieset des montagnes, des forêts et des fleuves, etc'est encore et toujours la mer, avec sesretombées de vagues, ses hautes marées, sesdéferlis sur les grèves désertes. Combienl'avide espoir de connaissance qui est en noussera-t-il excité s'il se reproduit à travers cesmirages un événement précis, comme la ren-

Page 159: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

contre du soleil et de la lune. Tous les visages

se lèveront vers cette incompréhensible alléeet venue des globes lumineux. Ce passant quis'arrête, se dit bien qu'il ne sera jamais qu'unvoyageur platonique de ces étoiles, de cesoleil, de cette lune, ni plus ni moins étrangeque cette terre. Il reconnaît que tous les décorsde féeries des nuages, c'est de l'eau en sus-pension dans l'atmosphère, une pluie pro-chaine, un orage possible. Il reste pourtant encontemplation, il garde une inquiétude et undépit, il ne se résout pas à la sagesse de l'indif-férence.

Quel être n'est pour ainsi dire obligé des'arrêter devant cet immense inconnu quinous enveloppe, devant le mystère de la nuitcriblée de feux ? Les religions décident qu'iln'y a pas de mystère, apportent des textes delois et des paroles sans réplique, mais aprèscomme avant, le mystère persiste, et l'hommereste anxieux devant le mouvement perma-nent qui a pris une significationde mécanisme,l'infinité des combinaisons qui semble uneillustration géométrique de l'énigme de lanature.

Cet homme peut éprouver une fierté pouravoir conçu l'idée de l'infini, mais aussi unesurprise et une douleur en apercevant nette-ment qu'il ne pourra jamais se rendre uncompte exact de sa conception. Pourquoi

Page 160: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

l'a-t-il en lui, puisqu'eUe dépasse son esprit ?Les religions répondent hardiment, maisl'homme ne se soucie plus d'une affirmationqui n'est qu'une forme naïve de l'ignoranceuniverselle. Il garde son inquiétude, et il vit.

Il vit en faisant son oeuvre alternativementbonne et mauvaise. Il transforme. Il cherchede mille façons le bonheur.Certains ont décou-vert qu'il ne fallait pas chercher hors d'eux.mêmes, qu'il fallait accepter comme des loisles formes de la vie, qu'il n'y avait qu'à regar-der et qu'à apprendre. Tous les mystère3 sontpartout, et nul rêve ne dépassera le réel, Res-pectons la vie sous toutes ses formes, c'est laconclusion où nous arrivons après avoir scrutél'espace lorsque nous ramenons nos regardsauprès de nous.

La vie est d'une beauté complexe. Sa-voir protéger tous ses essais, toutes ses fai-blesses, faire de cette vie une science et unepoésie, telle est l'oeuvre possible pour l'hommeobligé de chercher sa fin en lui-même. Conti-nuons notre course de planète vivante encompagnie de la lune morte, qui s'anime cha-

que soir sous la lumière du soleil encore vivant.

Page 161: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA MER

La grande poésie de l'eau est évoquée aubordde la mer. Quanddu haut d'unefalaise, onaperçoit la lourde masse océanique, lumineuseet sombre, multicolore et chatoyante, désor-donnée et rythmique, miroitant de toutes sesnuances et chantant de toutes ses voix, onsubit la despotiquesensation que nul spectacle

ne peut dépasser celui-là en apparition émou-vante et en obsédante beauté.

Il y a à la fois une grandeur simple et; unprofond mystère dans cet énorme volumed'eau que balancent, d'un rivage à un autrerivage, les flux et les reflux, dans ces arrivées

et ces reculs de lames régulières, dans ces fu-gitifs aspects qui sans cesse se défont et se

Page 162: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

reforment. En pleine mer, dans une légèrebarque qui sautille de vague en vague commeun oiseau, la rondeur du globe se révèle, enmême temps inconsistante et solide, dense etélastique, nous donnant la perception stupé-fiante d'une boule d'eau roulant dans l'espace.La force d'attraction qui est dans les choses,l'inséparablecohésion des molécules, s'impo-sent alors avec une irrésistible évidence, lesparcelles de gouttelettes de cette mer en sus-pensions'affirment soudées les unes aux autresen une indissoluble union.

Au milieu des chaos les plus vertigineux devents et d'éclairs, par les tempêtes les plusbouleversantes, cette eau sillonnée, creusée,ravagée, soulevt par la rafale, reste en place

et ne rompt pas d'une ligne l'inexorableforme sphénque. Devant sa fuite à l'horizonet son retour avec une perpétuité mécanique,les idées contradictoires d'étendue infinie etde misérable petitesse naissent ensemble, etle mouvement et l'équilibre de la matières'inscrivent dans notre esprit par une ma»gnifique et formidable image visible.

Page 163: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

AU BORD DE LA MER

La raison de notre amour pour la mer, on lacherche et on la trouve dans le spectacle de ceperpétuel mouvement qui nous fait croire àune sorte d'âme révoltée et inquiète des flots.Des rapports évidents existent entre l'unitéhumaine et l'ensemble des choses, et noussentons en nous, instinctivement ou avecréflexion, les mêmes rythmes que nous perce-vons dans l'espace. Lorsque nous regardonsles croissances du flux et les décroissances dureflux, c'est encore nous que nous voyons,c'est de'notre personnalité identique à l'uni-vers que nous prenons conscience. Toutes lesparcellesde la matière, même celles qui parais-sent s'être détachées, et qui se sont organisées

Page 164: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

avec la faculté de déplacement, même cellesqui sont arrivées à un état cérébral qui leurpermet le voyage hors du visible, toutes con-tinuent de participer à la vie de la planète, defaire partie du systèmeoù la terre évolue. Noussommes tous, hommes qui avons pu nouscroire le but, la fin de l'univers, nous som-mes tous de petites Terres, c'est-à-dire despoints de la Terre soumis aux mêmes condi-tions vitales que les molécules en course avecnous dans l'infini,.

Je ne sais si ces observations ont déjà étérêvées, entrevues, écrites. Je sais qu'ellesnaissent en moi chaque fois qu'il m'est donnéd'apercevoir l'ensemble d'un paysage, la ron-deur du globe, chaque fois, surtout, que lecercle de la mer m'apparaîtau loin, que l'exis-tence de l'eau se révèle tout près par le perpé-tuel recommencement de son effort. Nousamplifions, nous imaginons sans doute lorsque

nous parlons de la volonté d'un élément,lorsque l'hérédité des premières religions denature qui en est notre esprit aryen se mani-feste. Nous nous complaisonsàcroireàl'achar-nement du vent qui se jette contre les obs-tacles, qui s'entête contre un arbre, contreuneporte, qui s'introduit perfidement dans uninterstice, dans une cheminée. Nous perce-vons la colère patiente de l'eau qui revient

Page 165: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

sans cesse ronger la même digue, se brise

contre le même roc jusqu'à ce qu'elle l'aitémietté, usé, emporté avec elle, à force derevenir à la charge pendant un siècle, pendantdes siècles. C'est, croyons-nous, par habituded'intelligence, par goût des entités, par exten-sion mythologique et abus des mots, que nousvoyons ainsi. A bien analyser et pénétrer cesentiment, il doit y avoir autre chose la per-ception confuse d'une commune origine.

Ce vent qui circule, cette eau qui s'en va etrevient, ne sont pas évidemment animés despassions et des sentiments que nous leurprêtons. Mais c'est de ces grandes agitationsqui font le tour de la Terre, de ces grandsoscillements d'eau, c'est de toute la vie deschoses, non complètement pénétrée encore,c'est de toute cette force ons nous définissonsattraction, pesante! c est de toute cette fata-lité que viennent nos passions et nos senti-ments. Lorsque, au cours des six heuresd'une marée, on reste, sans se lasser, sans con-naître l'ennui d'une minute, à regarder lescircuits de l'eau, ses avancées, ses retraits, sesélans pour revenir, il est bien difficile de nepas voir là, dessiné sur cette grève en lignesabsolument nettes, par les demi-cercles décrits

aux découpures de la vague, par l'ourlet del'écume, le graphique stupéfiantdes allerset des

retours de notre volonté,de nos victoires et de

Page 166: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

nos défaites,des terrains conquisetabandonnés,de notre vie recommencée tous les jours dansdes conditions que nous ne saurions enfreindre.Nous sommes des parcelles errantes, soumisesaux mêmes lois que la matière fixe.

L'Océan parle à la pensée, a dit Hugo. IIaide à faire comprendre un peu, comme lereste, la vie obscure où nous trouvons tous lesproblèmes, tous les mystères. Ce charme de lacompréhension, on peut le trouver partout,dans un jardin minuscule où la merveille de lagermination et du fleurissement s'accomplit,au creux d'un terrain où la géologie parle sonlangage éloquent et irréfutable. Mais nullepart, mieux qu'au bord de la mer, le travail del'esprit et le repos du corps ne trouvent leurcompte à la fois. La mer agit pour celui quis'arrête au bord des flots, elle l'apaise etl'exalte à la fois, elle a des moments pourensommeillersa pensée,d'autresmoments pourlui suggérer l'activité intellectuelle, l'actionsociale. Elle chante la même chanson contra-dictoire et perpétuelle qui est en nous, quenous nous plaisons à entendre en dehors denous, que nous ne nous lassons pas d'entendre.

Page 167: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE RIVAGE

Le rivage aussi est fécond en pensées etproductif de rêveries. A errer longtemps parles sables des grèves, les mamelons friablesdes dunes, les rochers des caps écroulés dansl'abîme, les songeries volent et tourbillon-nent,agrandissant leurs circuits autour du pas-sant solitaire. L'éternelle lutte des deux élé-

ments enfermés dans la même prison terrestreest inscrite au long des côtes déchiquetées, parchaque avancée et chaque échancrure, par lespromontoires et les baies. La mer semble êtrela victorieuse dans cette lutte sans arrêt. On

peut croire qu'elle emporte les plages, qu'elle

ronge les murailles rocheuses à sa guise,qu'ellemodifie comme bon lui semble le dessin

Page 168: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

sinueux des continents et des îles. Sans douteson action est puissante et variée, elle peutabattre et elle peut s'insinuer. Mais elle nepeut pas être partout à la fois, et la terretoute crevassée, toute ridée, toute fatiguée decet éternel assaut, sait pourtant profiter desrépits forcés que lui accorde son éternelleadversaire. Elle a vite repris ce qui lui aété ôté, elle s'augmente brusquement sur unpoint de ce qu'elle a perdu sur un autre point.Le rocher dure longtemps, ne tombe que grainà grain, ne s'émiette que par atomes pous-siéreux il faut un siècle pour user la va-leur Vun mince caillou. Et encore, certainestables massives, certains murs granitiquesoffrent-ils une surface lisse, impénétrable,inentamable. Ailleurs, la mer elle-même pro-tège ce qu'elle paraît devoir vaincre. Elle accu-mule, sur les remparts que ses vagues veulenteffriter, la ouate de ses mousses, le fouillis deses algues, les carapaces minuscules de sescoquillages. Elle apporte sans cesse, à mesurequ'elle détruit, comme si elle était obligée àdes habitudes qui se contrarient et se neutra-lisent. Elle panse les blessures du rocher, re-fait le banc de sable, s'avance ici dans la terre,et là c'est la terre qui s'avance au loin à tra-vers les eaux.

Une clameur et un chant sont entendus par

Page 169: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

l'homme en marche au long des flots qui écu-ment. Il n'est guère, dans la nature, de voixplus excitantes. Les vents âpres ou tièdes quisoufflent sur les villes, s'engouffrent dans lesvallées, rasent les plaines, les murmures defeuillages orchestrés par la brise et par la bisedans les forêts, ne sont pas, de cette façon,complices de notre curiosité et tracassiers de

notre repos. C'est l'appel répercutéet entendusur les rivages qui est le plus l'ennemide notretranquillité, qui conseille le plus perfidementnotre inquiétude. Il est difficile de résister àla douce et profonde chanson de ces sirènesqui passent au large, s'approchent si près, ets'enfuient pour revenir encore. Monter enbarque, partir, s'en aller loin, derrière la ligned'horizon, voir s'il y a encore des flots et en-core des nuages, c'est le désir enragé de celuiqui reste longtemps ici, hypnotisé par la visionet par le bruit, prêt à s'évaporer, à se perdredans le mystère attirant de cette contempla-tion.

Page 170: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA RIVIÈRE

Le fleuve qui passe dans une grande ville,entre de hauts parapets, sous un ciel noirci defumées, est agité et profond. Son eau noireparle à voix rauque d'accidents, de méfaits, desuicides, elle semble avoir la tristesse d'unrefuge de misères, d'un réceptacle des fangesde l'égout.

Que l'on remonte le courant,on retrouverala tranquille rivière.

Elle est la vie délicieuse des paysages demaisons et des paysages de feuilles. L'hommeest moins seul auprès de l'eau qui bruit et quicourt que dans les champs arides ou dans laclairière d'une forêt. L'eau est une interlocu-trice, elle parle d'activité et de joie d'esprit.

Page 171: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'hospitalité offerte à la pensée au bord des

eaux courantes n'est pas despotique commecelle de la mer. L'homme est davantage sonmaître, il peut vaquer à des occupations detous les jours, à des travaux manuels et spiri-tuels, sans être obsédé par cette grande voixmonotone, toujours recommençante, des mon-tées et des descentes de l'Océan. Ici, il vit dansla familiarité de l'eau bienveillante. Il peutcroire, dans certaines anses herbues et feuil-lues, avoir trouvé le décor du bonheur pos-sible.

Il n'y a que des bruits discrets dans lesilence, un froissement de feuilles,unbourdon-nement d'insectes, le heurt d'une molle vaguecontre la berge, le saut d'un poisson hors del'eau. Dans les verdures plus foncées del'aulne, de l'orme, de l'ypréau; du peuplier etde l'yeuse, dans l'enchevêtrement des aubé-pines, des ronces et des églantiers, la pâleverdure des saules frissonne comme une légèreétoffe glacée d'argent, nuancée de vert pâle.C'est cette pâleur remuante, cette grâce effiléedu saule, qui peut le mieux, aux heures vaguesdu soir, susciter la poésie des mythologiesde rivières aux yeux troublés et charmés.Autour des vieux troncs rugueux, entaillés

par l'âge, contournés, accablés et soucieux

comme des centenaires, c'est un vol svelte etalangui des minces feuilles, une élégance de

Page 172: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

formes finement profilées, tout un vol papil-lonnantd'esprits des eaux venus des profondesretraites, des luisantes surfaces, et s empres-

sant autour du vieillardchenu. L'essaim tournesa ronde, danse sa danse, se disperse dans unsouffle d'air, s'en va et revient sans cesse. Parmoments, quand le crépuscule perd encorede sa douteuse clarté, le feuillage se masse enun souple corps de femme, rosé de chair,emperlé d'eau, éclairé de la verdâtre etbleuâtre clarté lunaire. Celui qui regarde alors,dans le mystère de la n-ait qui commence,peut se figurer le surgissement et la tièdeondulation de la naïade jouante et errante aubord des rivières, de la divinité gracieuseet nocturne des ruisseaux et des fontaines.

Page 173: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ETANG

L'étang, brillant dans le soir, peu à peuenvahi par labrume,entouréde fantômes d'ar-bres, est le mystérieux et délicieux décor de lapoésie septentrionale. Les voiles blancs dubrouillard s'effilochent à toutes choses, ontdans l'atmosphère des remous et des stagna-tions comme l'eau morte et immobile, parfoistroublée, qui frémit au lointain clair de lune.

Au moindre frisson d'air, tout s'anime fai-blement, les lueurs se déplacent, un appelpasse sur la, surface livide etbleuâtre,lesespritsdes eaux viennent des profondeurs du maré-cage, des feux follets surgissent, disparaissent,ressuscitent plus loin, zigzaguants et ironi-ques, inviteurs et fuyards. Celui qui voudrait

Page 174: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

les suivre serait bientôt aux retraites secrètes.II perdrait pied, tomberaitau domaine glauqueoù l'attendent les sirènes, embusquées parmiles algues.

De ce rêveur naïf entraîné par les maléfices,il ne resterait plus trace. Quelques bulles d'airmonteraientà la surface tranquille. Plus tard,une fleur froide et blanche s'ouvriraitau ras del'eau comme un œil sans regard. Le décorromantique reprendrait sonimmobilité,son aird'attendre sans cesse que te ruisseau perdusous la verdure lui apporte enfin le corpsd'Ophélie, Ophélie parée de fleurs, ses yeuxde violette ouverts dans son pâle visage, blondeet souriante, glacée et phosphorescente.

Page 175: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE LAC

Je me souviens avoir regardé longuement

un vaste lac où venaient de tomber trois exis-

tences deux chasseurs et un garde, partis enbateau, disparus on ne sait comment. Par cejour d'hiver, le lac, à quelque distance, toutembué, tout fumant de brume, se confondait

avec le ciel gris. On apercevait à peine, aubord, les larges ondulationsd'une eau verte ettriste. Dans ce jour glauque, quelques ombreshumaines se dressaient çà et là sur la rive

autour d'humbles cahutes. Une barque passaà peine visible, le bruit des avirons très dis-tinct. Le paysage était pesant et morne. J'aigardé le souvenir de cette étendue boueuse oùdevaient se mouvoir des sirènes froides etvisqueuses comme des pieuvres.

Page 176: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'appel de ces guetteuses avait été entendupar les trois chasseurs. La poésie de l'affût etde la poursuite éveillée en eux comme auxpremiers âges humains, ils sont partis pourbattre l&s roseaux et discerner dans le brouil-lard le dessin du vol des oiseaux. Ils m sontpas revenus.

On a retrouvé la barque sans voile, deuxvalises, un étui de fusil, et les cadavres de deuxchiens. Des hommes, aucune nouvelle, aucunetrace. On les supposa perdus au fond boueux,où des abîmesde vase s'ouvrentet se referment.

Toute la vie mystérieuse du lac s'est liguéecontre ceux qui venaient troubler le silence etchercher des victimes. Les oiseaux rapides les

ont attirés, la brume leur a caché leurchemin,l'eau s'est dérobée sous la trop lourde barque,les chasseurs sont devenus des proies.

Page 177: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE VENT

A la campagne, le vent est habituel et fami-lier. Le moindre souffle d'air s'entend à tra-vers les étendues de plaines, sur les surfacesliquides des étangs et des rivières, au long descôtes creusées de grottes sonores. Un bouquetd'arbres devant une maison suffit pour donnerla sensation de perpétuelles symphonies, dechœurs plaintifs, de voix solitaires et hautes.Dans le silence des nuits, la brise devient,à travers les branches et les feuilles, un chu-chotement de secret, une confidence d<;schoses, une vague parole empreinte de dou-ceur et de mystère.

Que le courant augmente, que l'air charrieune force plus vive, des remous plus précipités,

Page 178: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

et les voix charmantes augmententde volume,montent jusqu'à la colère ou se brisent dansles pleurs. C'est: un assaut de douleurs, uneprotestation navrée et inconsolable, que rienne peut plus arrêter, qui bat les murs et lesfenêtres jusqu'à l'aube, jusqu'à l'apparition detriste lumière qui donne à la nature le blêmevisage des réveils d'insomnie.

Dans les villes, autour des vastes agglomé-rations de maisons, il faut un passage vraimenttumultùeux de vent pour qu'on en sente laviolence et qu'on en écoute le fracas.L'arrivéede la lame d'air contre les vitres de nos cham-bres peut alors nous faire croire que nous rou-lons et tanguons sur un océan démonté, parmides vagues bruissantes et des retombées d'écu-

mes. Le vent s'épand autour des habitationsassaillies comme des barques fragiles, il sus-pend sa course comme s'il laissait les eauxs'étaler en nappes d'huile, il revient par bondssaccadés, creuse à nouveau les vagues d air etles exhausse, les défonce en abîmes, les édifie

en montagnes. On se souvient d'ouragansqui bouleversent les vagues, qui tonnentaux flancs des falaises comme des volées de

coups de canons, qui chassent devant euxles nuages comme des troupeaux pressés etcraintifs.Que notre veille se prolonge parmi ces

rafales, toujours une confusion d'éléments

Page 179: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

s'établira en notre esprit, la tempête de l'air

nous fera songer aux mers fâchées, aux ciels

bas, aux barques surprises près des côtes etqui essayent de fuir les rochers et de prendrele large.

Page 180: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA PLUIE

J'aime la pluie. Non pas la pluie qui tombe

à seaux, qui change les carrefours en mares et

les routes en rivières, qui filtre à travers votrechapeau comme à travers une écumoire, trans-

perce et délave les vêtements, emplit les

chaussures, donne la sensation d'un bain froid

incommode et d'une douche mal venue. Mais

une petite pluie,une pluie modérée,de gouttes

serrées;à demi-perceptibles,une vapeur d eau.

Cette pluie-là devient une vraie volupté àcelui qui la comprend, et qui finit par l'aimer.

Elle ne change pas le sol en boue,elle est sans

cesse absorbée, elle nettoie, fait briller commedu mica la poussière des cailloux pilés par le

cantonnier. Elle fait s'épanouir despotique-

Page 181: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ment l'odeur de la terre et l'odeur des feuilles.Elle ravive la couleur des fleurs. Elle fait sor-tir des trous les insectes mystérieux. Elle ra-fraîchit les paupièresbrûléesde fièvre, fatiguées

par les lumières nocturnes, elle coule sur lesjoues comme un parfum frais.

La prochaine fois qu'il tombera une pluiesemblable, sortez de Paris, ne prenez pas deparapluie, mais un vieux chapeau, un vieux

manteau, des gros souliers, et promenez-vouslentement sur la route, en pleins champs, oudans les bois. La face hvée, écoutez le jolibruit monotone des gouttes qui tombent,pénétrez-vous de la lumière grise, aspirez les

aromes forts et aigus qui montentà,la rencontrede l'averse, – et peut-être, alors, excuserez-vous cette dissertation qui traite de la pluie

sans célébrer le beau temps.

Page 182: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

PREMIERE NEIGE

D'abord, il y a eu de la neige dans 1 air.

Certains êtres de complexion délicate ont

connu la sensation particulière qu ils eprou-

chaque année.à l'entrée de l'hiver, ils ontsubi l'appréhension du froid, ils ont trouve à

l'atmosphère un goût glacé, ont été envelop-

pés subitement d'une fraîcheur polaire Le

Imaginatifsont vu se dresser en esprit de purs

sommetsbleuâtres, ont vu descendre etsepan-

dre de blanches congélations et passer des for-

mesfrigides dans un espace dur, mysteneuxetSe. Un prologue de tristesse muette avan

la cruauté des vents et les colères des avalan-

ches.°Laneige est alors venue, la première neige,

1a

Page 183: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

une avant-garde de flocons espacés, voletant

au hasard, en duvets légers, en plumes perduesd'oiseaux invisibles, et soudain s'épaississant,tournoyant dans le même sens, s'abattant entombée drue, blanche et muette.

C'est le silence de la neige qui est caracté-ristique. On la voit, on ne l'entend pas. Elleest furtive et traîtresse. Son humidité et safroideur vous imprègnent,vous glacent, et enmême temps vous isolent du monde extérieur.Un tapis s'étend sous les pieds,un voile tacheté

et remuant tremble et passe devant les yeux,monotonise la vision, ouate l'ouïe, endort le

cerveau.

Page 184: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

EFFET DE NEIGE

Depuis le ciel blafard, éclairé d'une lueurfausse, jusqu'à l'horizon indistinct, les blêmespapillons envahissent une ville confuse où lesmaisons, les branchages dépouillés, le fleuve,

les perspectives illuminées, se brouillent ets'évaporent en une fumée nocturne. Le pas-sant frôle les murs, enfouit ses mains, sonvisage, clôt à demi les yeux, se change en unesilhouette confuse, s'ensevelit dans cette char-pie de linceul qui l'assaille. Il rêve de lointains

paysages du nord, de bords de mer écrasés

sous le brouillard, de caps gelés perdus dansles nuées épaisses, de banquises naviguant àla dérive,d'ours blancs bâillant sur des glaçons,d'êtres humains chaussés de bottes et couvertsde peaux, immobiles à de mornes affûts.

Page 185: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'hiver vient d'apparaître définitivement à

ce marcheur transi qui, soudain, se recroque-ville et pense à des refuges.

La chambre close, si humble soit-elle, voletsfermés, porte verrouillée, un feu qui rougeoie

et crépite dans un âtre noir, c'est désormais le

rêve immédiat, avidement désiré, de l'indi-vidu qui erre, sous la neige, par les rues obscu..

res. S'il y a quelqu'un qui l'attend dans cettechambre, s'il y a au mur des images qui le

récréent, sur la table des livres qui parlent à

son esprit, la joie, certes, sera meilleure. Mais

tout de même, sans accueil et sans distractions,le passant se hâtera vers le vieux fauteuil et

vers la cendre aux yeux d'escarboucle. Celui-là essaiera de bannir les poêles productifs demigraines, les brasiers artificiels encerclés defer, les tubes noirs qui ressemblent à de gigan-

tesques chapeaux haut-de-forme. Contre laneige lente, froide et muette, contre Ics inti-

mes et glaciales pensées qui voltigent sourde-

ment en lui, il allumera h bois résineux, lessouches forestières qui éclairent en rosé lesvisages et attiédissent les mélancoliesfrileuses.

Page 186: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

DECEMBRE

Le mois noir. Les plus courtes journées.Parfois, de huit heures du matin à quatreheures du soir, lia lumière n'est qu'une lueurde veilleuse, très pâle, très lointaine, perduedans un espace de- brume. L'astre se devineplus qu'il ne se voit, refuse la chaleur et pres-que la clarté. Le globe terrestre semble voguerà l'aventure, perdu dans l'océan atmosphé-rique. On croirait, sous les cielsbas,oscillersurune route Incertaine, tâtonner tout au longdes journées sans soleil et des nuits sansétoiles.

C'est, en réalité, une période de repos. Lesol,- fatigué de produire, épuisé de sève, serefait lentement, à l'abri, sous la ouate de la

Page 187: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

neige, sous la cuirasse de la glace. Le paysanvient à son aide, soigne son champ commeun malade en convalescence,le couvre d'em-plâtres de fumiers, de goëmons, le saupou-dre de sels. Il lui fait des visites comme unmédecin, répare le mal des fatigues passées,

se préoccupe de l'avenir. Les animaux sontà l'étable, et la seule silhouette vivante surl'horizon fumeux est celle de l'homme de laterre, taciturne et inquiet.

Ni cet homme de campagne, ni l'hommedes villes, ne connaissent la halte bienfaisante,'l'arrêt nécessaire. Leur esprit est toujours entourment, jamais en méditation, se refuse àl'inventairede pensées et d'actes indiqué pource mois de décembre qui clôt l'année par lesilence des choses.

Page 188: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

UN ARRÊT

Malgré lui, par le fait du calendrier, touthomme devrait connaître un arrêt de la vie,

un retour sur lui-même, un examen de con-science aux dernières heures de l'année.

Commesur la scènedes théâtres, il se jcuerait

en lui une manière de revue des événementspassés. Représentation intime et profonde, sil'intéressé veut être son spectateurattentif, s'ilregarde avec passion les étranges personnagesqui défileront devant lui, incarnant les étatssuccessifs de son individu, Il en est parmi euxqu'il reconnaîtra à peine, ou qu'il ne voudra

pas reconnaître, s'il est oublieux ou hypocrite,

car le phénomène de dédoublementne se ma-nifeste pas seulement par la différence de la

Page 189: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

pensée à l'action. L'homme se regarde aussi

penser, et peut se surprendre hypocrite. C'estle retoursur sol-même. La mélancolie,d'abordde l'année vécue, puis du millésime qui vachanger, de la pénombre qui gagne insensi-blement, la chute lente de la vie qui ressembleà la chute du jour.

Autotal, le plus satisfait de lui-même devraitêtre forcé d'enregistrer des regrets, sinon desremords. A la condition que celui-là soit unêtre conscient. Cette conscience, si lentementformée, dont l'instant préci d'éclosion estimpossible à diré, est une terrible exigeante.Elle projette dans les profondeurs de nosactes, de nos pensées et de nos songes, unelumière à jamais vive et pure, impossible àéteindre dès qu'elle s'est allumée en quelqueesprit. Celui qui la possède est désormais enlutte avec l'instinct, et il sait que s'il se met

en règle avec lui-même, il sert l'humanitétout entière, Examen de fin d'année sem-blable à l'Examen de minuit de Baudelaire.Qui ne s'ensevelirait dans les ténèbres ?

Quelques-uns peut-être se disent cela àl'arrêt du trente-et-un décembre, mais com-bien l'ont oublié dès le premier janvier

Page 190: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

JOUR DE L'AN

La fête du « jour de l'An » qui commenceavec le réveillon de Noël et finit avec le gâteaudes Rois, n'est pas simplement pour favoriserle commerce des marrons glacés et des livresdorés sur tranche.Lesphysionomiesexprimentle souci autant que la satisfaction, et c'est

avec des allures affaissées et des gestes déman-tibulés que nombrede passants s'arrêtent pourscruter les étalages, fouillent dans leurs po-ches, cherchent leur porte-monnaie. La stu-péfaction de voir s'en aller si vite l'argent silentement gagné est bien le sentimentqui in-cruste ses marques sur ces figures aux bou-ches amères, aux fronts contractés, aux yeuxfatigués.

Page 191: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Pourtant,malgré toutes les véridiques obser-vations de détails, l'ensemble de ce tableau dela rue paraît significatif de joie. Les inquié-tudes et les dépits de chacun disparaissentdans l'ensemhle, et l'on n'a plus sous les yeux

que des perspectives illuminées, des j^ux decouleurs, une foule en promenade, désœuvrée,heureuse de vivre. Tous veulent ce répit, ettous acceptent que le calendrier leur fixe lejour de halte, de délassement, qu'ils seraientimpuissants à créer au cours de leur vie cou-tumière. Ils affichent donc leur distraction,célèbrent avec la même conviction apparentele plaisir ainsi renouvelé à date fixe, qui passechaque fois pour inattendu, et qui est semblable

au plaisir de l'année dernière et au plaisir del'année prochaine.

Page 192: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CHEVAUX

Les chevaux des villes et des campagnessont de physionomies innombrables. Chacun,

sans doute, s'est: trouvé façonné par la naturepourune fonction spéciale. Mais aussi, commela fonction exercée les a perfectionnés, ache-vés dans un sens particulier Dans la mêléede la chaussée, ou le défilé des routes, quellebizarre représentationsociale diversifiée nousdonnent ces bêtes d'espèce semblable. Desfines femelles coquettes et oisives, des bour-geois cossus, des employés exacts, des com-merçants pressés, des ouvriers passifs, des

paysans finauds, des militaires soumis,toutes ces figurations sont présentes, se mul-tiplient sur la scène de la vie, défilent au pas,au trot, au galop des chevaux.

Page 193: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les caractères et les instincts seraient mis

au jour aussi par une observation attentive.Telle bête qui roule à travers les rues depuistant d'années, mal nourrie, habituée à la fati-

gue, est devenue une mécanique indifférente,

un peu sceptique. II y a du rôdeur etdubohêmedans ce vieux grison efflanqué, instruit parles attentes nocturnes aux arrivées des gares.De quel air il s'arrête,et de quel air il repartDes heures et des heures, il dort dans le bran-card, la tête pendante, n'interrompt son rêveet n'ouvre un œil que pour la croûte de painofferte à sa misère par quelque main pitoya-ble. Vieux routier parisien, habitué aux sif.flets des locomotives,auxcornesdes tramways,aux jets de vapeur, aux rues encombrées, ildort et rêvasse encore au milieu des pirestumultes,traverse au petit pas le carrefour desécrasés.

D'autres, aux rues encombrées, se cabrentet s'échevèlent en silhouettes terrifiées, don-nent de la tête à droite, à gauche, voudraientmonter sur les refuges, s'arrêtent court– pro-vinciaux qui viennent de quitter leurs routeset leurs prairies, qui sont affolés par la rue, etn'osent pas traverse:

Toute cette représentation animale, d'ail-leurs, va décroissant, dans les capitales toutau moins. Place à l'automobile., à la limousineélégante qui roule sans bruit sur ses roues

Page 194: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

de caoutchouc! Place au camion automobile,chargé de marchandises, lourd comme unwagon, qui passe en défonçant la chaussée,

en faisant trembler les maisonsOn peut prévoir le jour où la lourde ma-

chine, la fine voiture, rencontreront le der-nier cheval, curiosité errante sur le pavé desvilles et le graviter des routes.

Page 195: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE CHAT SUR L'ACACIA

Dans ma cour, il y a un vieil acacia étêté.La section du sommet figure assez bien unepetite plate-forme. Aujourd'hui, sur cetteplate-forme, était juché un chat, un chatblanc que je voyais se mouvoir à travers tefeuillage éclairci. L'animal ne gardait pas, eneffet, sur son haut perchoir, la sérénité d'unstylite. Je ne l'avais pas vu monter, et je nesais quelle ardeur, quelle persévérance, il avaitmontrées. Mais à coup sûr, il aspirait à des-cendre, et ne trouvaitpas le moyen.

Il parcourait comme il pouvait l'étroitespace,c'est-à-direqu'il tournait sur lui-mêmeen un prodige d'équilibre. Il essayait de trou-vsr quelque échelon en tâtant d'une patte

Page 196: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

fébrile une branche au-dessous de lui, et vitereconnaissant que cela ne le menait à rien, ilreprenait sa place. Les pierrots, qu'il étaitvenu guetter et surprendre, faisaient cercle encurieux autour de lui, parmi les feuilles.

Pendant longtemps, il fit ce manège, et pen-dant -longtemps je le regardai, l'appelai, l'en.courageai, II me répondit des miaous déses-pérés qui signilîaient sûrementqu'il voudraitbien m'y voir.

Enfin il prit son parti et descendit mer-veilleusement, en spirale, autour du tronc,comme s'il suivait le sentier d'un labyrinthe,s'appuyant des pattes aux nodosités, s'agrif-fant à l'écorce lorsqu'il se sentait précipitédans le vide. Enfin, il fut à terre. Se sauvantcomme s'il avait eu peur d'être poursuivi, iltraversa la cour au galop, les oreilles cou-chées, miaulant son histoire, tournant la têtevers le vieil arbre avec un air de rancune.Puis, au fond de la cour, dans un rai de soleil,le souvenir s'effaça, il s'assit sur la pavé tiède,commença de se lécher lés pattes. Je le quittaipour fixer le récit de son aventure.

Page 197: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE MAUVAIS C0N5EIL

Un spectacle souvent aperçu, au hasard dela rue, c'est un chat qui dort dans une vitrinede boutique.

La rue est emplie de labeur. L'huma-nité harassée, surmenée, des grandes villes,

passe en fleuve triste et tumultueux. Les horn-

mes vont vite, regardant le pavé, ou ne regar-dant rien. Des visages fatigués de femmesapparaissent dans la lumière comme des faces

de mères douloureuses. Les lourds chevauxgravissent la pente.

Le chat qui dort exhibe sa philosophiedédaigneuse, son indifférente volupté.

Il s'est blotti en boule dans quelques molles

étoffes, quelque tiède duvet, la tête cachée

Page 198: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

entre les pattes. On ne voit ni sa fine gueule, nises yeux clignotants. L'oreille seule est auguet, frissonne légèrement au bruit formidablede la chaussée.

Ce que dit au passant laborieux la joliebête de velours, ne semble-t-il pas qu'onpuisse le traduire ainsi

« Imbécile 1 tu trimes depuis l'aube jusqu'àla nuit. Tu marches, tu cours, tu portes des

•fardeaux, tu manges mal, tu reposes à peine.Quelle folie t'agite ? A quoi veux-tu en venir ?Pourquoitant d'activitépour aboutirau néant?Regarde. Moi, je devance l'heure, js m'habi-tue au sommeil sans fin, j'accomplis juste lesmouvements nécessaires à l'existence. Je saismiauler à l'heure de la pitance, je lape le lait,je cherche l'endroit pour dormir en rond. Jele choisis ici, au bord de la route que vous usezde vos marches. Je ne vous regarde même pas,pauvres bougres, je vous entends passer. Cesoir, la rue sera à moi, je descendrai aux caves,grimperai aux toits, bondirai dans le clair delune. Demain matin, vous me trouverez à lamême place, après ma huitdechasseetd'amour.Je hais le travail et la servitude, et prends enpitié votre illusion. Laisse donc tout là, pau-vre homme, couche-toi et dors.

»C'est lé mauvais conseil donné par les chatsenfouis au nirvana des vitrines. On l'enten-drait,mêlé au ronflement de îa bête indolente,

Page 199: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

si on avait lie temps de s'arrêter et d écouter

à la vitre. Les passants ne l'entendent pas,heureusement, et suivent leur route de leurtravail voulu, de leur servitude acceptée, con-tinuent de vivre les bêtes parasites.

Page 200: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE DÉJEUNER DES TIGRES

J'ai vu un beau et effrayant spectacle quenombre de gens, de Paris et de partout, ont vuaussi le repas des féroces, au Jardin desPlantes.

Les bêtes refoulées dans leur arrîère-cage seprécipitent avec une joie de tout le corpssurlemorceau de viande qui leur est jeté. C'est aussiexpressif que si elles suçaient le sang et dévo-raient la chair d'une proie vivante les deuxpattes de devant et le mufle sur le morceau,arc-boutés sur leurs pattes de'derrière, laqueue remuante" dessinant des arabesques,un frissonnementde jouissance passe sur lesflancs, sur l'épine dorsale des animaux. Lestigres, surtout, sont extraordinairesd'attitude

Page 201: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

concentrée, de force en exercice. Ils sont cinqou six, magnifiques. Une satisfaction furieuseapparaît sur leurs faces moustachues, dansleurs yeux clairs. Il est sûr que c'est leur seulbon moment de la journée, cette minute où onleur jette le quartier de bœuf ou de cheval,cette heure qu'ils passent à lécher le viande, àbroyer les os. Le reste du temps, ils vont etviennent comme l'on sait, flairant les anglesde l'étroite boîte. La seule illnsion de vivrequ'ils aient encore, c'est cette mangerie pen-dant laquelleils soufflentd'unevoixsi rauque, etc'est l'instant qui suit, où ils se couchent,repus, et pourléchent leur robe rayée.

Sûrement, il y a une pensée qui fait effortdans ces grosses têtes, sous ces fronts aplatis,derrièreces yeux verts, une pensée qui ne peuts'exprimer qu'en bâillements et en gronde-ments. On regarde de près ces faces tristes etcruelles des tigres, et ces autres faces, presquehumaines, des lions, on cherche à lire, on vou-drait savoir. La bête cligne des paupières, ous'irrite de l'examen, et rugit. Quelle prison demuscles, d'os, de pelage, quel poids de l'ins-tinct, pour la petite étincelle que l'on voitvaciller, chavirer, au fond de ces prunelles

Les visiteurs regardent, se récrient devantles quartiersde viande, s'exclament au craque--ment des os, au léchage du sang. L'hommes'étonne, s'effraye, à la vue de ces organismes

Page 202: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

rr.Jrvywayns.w .a~l,WSas 1//de carnage qui fonctionnent devant lui.L'homme oublie le nombre de moutons, debœufs, de tranches saignantes, qu'il a, luiaussi, dévorés, qui ont nourri son corps et sa

pensée.

Page 203: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ANIMAUX SAVANTS

Les animaux féroces, pourvus de pattes etde mâchoires redoutables, sembleraient devoirêtre plus gênés que les animaux domestiquesdans la lumière et le bruit d'une représenta-tion, devant une foule remuante qui peut lessurexciter par la bienveillance de ses bravos.

Le cheval et le chien, qui ont davantagel'habitude du monde, ne sont pas affectés parces cérémonies, et parfois même y introdui-sent un certain cabotinage. Des animaux

comme le singe et l'éléphant ne sont pasdéplacés non plus parmi les gymnastes, lesjongleurs et les escamoteurs, et même en lesobservant bien, dans l'intimité de leur sub-tile lutte pour la vie, c'est d'eux que l'onpourrait apprendre des tours.

Page 204: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les résultats obtenus avec les carnassiersnous touchent moins. On y sent le factice, lemanque de conviction des acteurs principaux.Quelle foelîe satisfaction pourrait-on éprouverà voir un crocodilefaire du trapèze ? De mêmeles lions de cirque sont choquants, montéssur des vélocipèdes, ou grimpant peureuse-ment sur des socles, lorsque claque le fouet dudompteur en bottes molles.

On a amené des chats à jouer avecdessouris!On peut donc forcer à quelques basses pos-tures, à quelques automatiques mouvements,les félins ahuris par la lumière électrique et letintamarre de l'orchestre. Mais il faudratrouver autre chose pour ces souples et élé-gantes bêtes. S'il est impossible de rienobtenird'eux sans déformer leurs formes, sans con-trarier l'instinct de la race, que l'on n'exhibepas ces rebelles,, qu'il suffise des muséums, desménageries, des mises en scènes ordinaires oùla bête se promène avec une inquiétude dedémarche et de physionomie qui la laisse ter-rible et la rend touchante,

Page 205: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LES PIGEONS

Dans les creux de la pierre et sur les reliefsdes corniches, sur les toits et dans les tours del'église, les pigeons se tiennent tranquilles,au-dessus de l'agglomération des bâtisses etdu passagede la foule. Ils profitentde la moin-dre brise tiède, se chauffent au plus mincerayon de soleil. S'il fait froid, ils s'enfouissentdans leurs plumes, s'il pleut, ils rentrent dansquelque anfractuosité comme dans une gué-rite. Ils roucoulent, se disputent, se becquè-tent. De temps en temps, ils se laissent tom-ber, les ailes ouvertes en balancier.

Ils tombent sur la place, s'y installentcomme dans une basse-cour. Ils circulententre les jambes des chevaux, piquant Iç

Page 206: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

crottin, cherchant entre les pavés. Ils vontboire à la fontaine. Puis ils s'élèvent avec ungrand bruit d'ailes, retournent aux toits et auxtours de l'église.Parfois, ils décrivent plusieurscercles, comme s'ils faisaient une promenadehygiénique, leur tour de ville.

Ils accomplissent exactement la parole del'Evangile sur les oiseaux du ciel quine sèmentni ne moissonnent, qui n'ont ni cellier, nigrenier. Mais c'est un exemple inutile qu'ilsdonnent à l'homme forcé de travailler, ambi-tieux d'acquérir. Aucune société n'a su mettreun seul instant en pratique l'enseignementdonné par les bestioles et les fleurs. Il y a sansdoute impossibilité de vivre cette existencepassive et parasite, mais l'idéal social seraitatteint si l'homme savait seulement renoncerà amasser des trésors, se guérissait du mal. del'argent, jouissait mgénuement de tout sansrien posséder.

Page 207: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

MAITRE CORBEAU

Il y a le grand corbeau qui fréquente lesrivages et les forêts, ne vient que rarementdans les plaines. Il y a le corbeau mantelé, lecorbeau choucas, le corbeau freux, le corbeaucorneille. C'est celui-ci que vous avez aperçudans les champs, ou sur le pas de la porte d'unsavetier. Il est noir des pieds au bec, avec desreflets blancs violacés. Il habite l'Europe etl'Asie, il est sédentaire en France. Il change deplace, mais reste dans la même région, l'été àl'ombre des bois, l'hiver tout près des maisons.Maître Corbeau est un prudent personnagequi ne se familiarise pas facilement avec lespassants. Il a la méfiance de tous les instru.ments et outils à l'aidedesquels l'hommepour-

Page 208: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

rait l'atteindre, il n'attend pas qu'un individuarmé d'un bâton soit près de lui pour s'enfuir,t-t il attend encore moins celui qui est porteurd'un fusil. Il se plaît surtout dans les grands

espaces découverts et au sommet des arbrestrès élevés.

Il ne descend qu'aux matins où la charrue semontre. On le voit alors franchir les sillons

par petits bonds, les ailes étendues, piquantla terre du bec, fermant ce bec avec des cla-quements de joie. Au bord de la mer, il cap-ture les poissons apportés par les marées,brise les coquillages, gobe leur chair sa-voureuse. Au bord des étangs et des rivières,il happe les poissons d'eau douce. Le grandnombre se précipite allègrement sur les cha-

rognes, les dévore à travers la plume et lepoil.

C'est une bête singulière qu'ilfaut conserverpour sa malice joviale et querelleuse, sonfunèbre plumage, son bec reluisant commes'il était ciré.. Gardez le corbeau. Laissez-levoler autour des clochers, et s'abattre àl'automne, dans les guérets, au pied des peu-pliers.

Admirez aussi son humeur plaisante decaptif du savetier, se pavanant parmi les débrisde cuir et sur les rebord du baquet de colle,

courant après les enfants et les chiens, seriant des tranchets et des alènes. Il apprend à

Page 209: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

parler, sautille, se promène, et comme la pie,se précipite sur les objets qui brillent, lescache aux recoins obscurs, où il va les regarderde temps en temps, comme un avare visite sontrésor.

Page 210: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE MERLE

II a plu toute la nuità torrents, les cataractesde l'air déversées sans arrêt sur la terre. Jepense, en écoutant les heures qui sonnent àtravers la pluie, que l'hiver peut-être est fini,qu'après la formidable ondée l'herbe reverdiraet poussera dru, que les bourgeons éclateront,

que les fleurs de l'abricotieret du pêcher étoi-leront les branchettes qui paraissaient mortes.Mais non l'averse se change en rafale, lagrêle, pareille à une fusillade, cingle les vitres,l'eau va tout briser, tout anéantir, tout em-porter.

Ainsi jusqu'au matin l'ouragan fait rage,donne à entendre les voix de l'espace, cellesqui assaillent les montagnes comme des ar-

Page 211: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

mées terribles, celles qui galopent et passentsur la mer comme des chevaux emportés,blancs d'écume. Il y a des êtres humainsblottis aux flancs des montagnes, dans demisérables cahutes, par des nuits pareilles. Ily a des marins que le mauvais temps a pris etqui courent des bordées au large, dans leursbarques héroïques. Il y a, plus près, par lesrues de la ville, des misérables en loques,affamés et transis, qui cherchent quelque abrid'un instant contre la fureur de la pluie, de lagrêle et du vent.

Le vent tombe, la pluie cesse, le jour com-mence à poindre. J'aperçois à la fenêtre latache livide de l'aurore. Et bientôt, une vagueclarté semble palpiter au dehors sur les chosesque la bourrasque sauvage tourmentait dansl'obscurité.

Brusquement, une voix s'élève, la voixd'un oiseau perché à la cime d'un arbre.

C'est le merle, le premier ténor du prin-temps. Je connais celui-ci. Il habite, avec samerlette, un vieil arbre mort que le lierre aenvahi. On les voit tous deux, du matin au soir,lui, vêtu de noir comme un huissierde Molière,le bec jaune et les pattes jaunes, elle, couleurde feuille sèche,le bec gris et les pattes grises.Ils traversent le jardin en quelques coupsd'ailes,sautillentsur le gazon, s'approchent dulogis pour disputer les miettes aux moineaux.

Page 212: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Le merle et la merlette ont des ennemis aux-quels ils font la nique avec des cris moqueurset de narquoises révérences. Ce sont les chatsdu voisinage un tout noir, un tigré, un noir etblanc, un rouge. Les félins s'intéressent auxmerles. Lorsqu'ils les voient occupés à piquerla terre du bec, à farfouiller parmi les brin-dilles des arbrisseaux, à courir autour d'un vol

tournoyant de moucherons, les chats clignentdes yeux, éteignent le phosphore vert de leursprunelles, marchent à pas de velours. Ils vien-nent aussi près que possible avec une grimacedélicieuse de douceur hypocrite, s'arrêtent,frémissant d'aise et d'envie.

Le merle les a éventés et aperçus. Il ne s'en

va pas tout de suite, il danse d'un air guilleretdeux ou trois pas de ses bottines jaunesdevant maître chat dont la gueule se tord enrictus cruel. Puis un petit cri, un coùp d'aile,l'oiseau se sauve. Le chat fait entendre unmiaulement douloureux, lève en l'air sa facedélicate au nez rose, aux fines moustaches,regarde l'oiseau comme nous regardons unaéroplane.

Il n'égorgera pais le merle et la merlette. Ilattendra que les petits, inaccessibles pour lui

au nid caché sous le lierre, tombent sur lesol, frétillent, voletants et naïfs, par les brous-sailles. La bête, en embuscade, bondira sur laproie facile, malgré les cris d'épouvante et de

Page 213: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

malheur du merle noir et de la merlette grise,et l'on trouvera l'oiseau étranglé, raidi, lespattes en l'air, au pied d'un fusain ou d'unaltea, parmi! les fleurs roses des saxifrages,les fleurs jaunes des jacinthes et des jon-quilles.

Le merle sait cela, déjà, comme il sait latempête de cette nuit, mais la bourrasque estapaisée, le crime n'a pas encore été commis.Entre le passé et l'avenir, la merlette fait sonnid et le merle chante.

C'est le printemps entier qui. chante parcette voix sonore et veloutée, par ces vifssifflements et ces roulades éperdues.

Tout à 1"heure les journaux arriveront,avec leurs récits d'assassinats de tous genres,féroces équipées de bandits, voitures assailliesà coups de revolver sur les routes des bois,sauvages irruptions parmi les employés pai-sibles, vieillards massacrés dans la chambreaux humbles meubles où leur fatigue avaitpris sa retraite, victimes passionnelles stupi-dement abattues par des exaltés en proie à descrises sentimentales. La vie civilisée apparaîtcomme une forêt où il y a des embuscades àchaque tournant de sentier, à chaque carre-four, à chaque ravine.

Au-dessus des coups de feu et des coups decouteau, des bols de vitriol et des cornets de

Page 214: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

poivre, le merle chante joyeusement et ardem-ment sur la plus haute branche.

Des nouvellessurviennent de tous les pointsdu monde. En un instant, par le téléphone,par le fil télégraphique, par la télégraphiesans fil, les catastrophes nous sont présentes.Des explosionsde grisou bouleversent la mine,asphyxient et écrasent les mineurs. Des cui-rassés sautent dans les rades, projettenten l'airet sur les flots les morts et les blessés. Laguerre jette les uns sur les autres des peuplesentiers les obus, les boîtes à mitraille écla-tent au-dessus des bataillons, les bouletstrouent les remparts, couchent sur le sol desrangées d'hommes, le bombardement couvrede feu une ville affamée, le sol est couvert decadavres, de mourants qui gémissent, de bles-sés qui appellent. Le choléra empoisonne lessources, les ruisseaux, les mares,abat les vivantssur les morts. Les vautours accourent, à largevol, de tous les points de l'horizon, les serres

“ crispées, le bec ouvert.Rien n'empêche le merle de chanter sachanson ignorante et charmante.La terre serait tout entière à feu et à sangqu'il continuerait, s'il a un vieil arbre pourl'abriter, une merlette pour l'écouter, un nid

où il verra bientôt s'ouvrir un bec jaune dou-blé de rose et deux petits yeux noirs commedes perles parmi les plumes.

Page 215: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Au-dessus du chat qui guette ses amours etsa progéniture ..nitau-dessus des bandits qui assaillent les

passantsau-dessus des hommes et des femmes qui

se fusillentau-dessus des champs de bataille couverts

de morts dévorés par les vautours w

le merle chante joyeusement, et c'est toutela nature indifférente qui chante par sa voix

ironique et allègre.

Page 216: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE PORTRAIT

Je l'ai vu, longtemps, sur le trottoir, appuyécontre la porte d'une boutique de marchandde meubles. C'était le portrait d'une femmevêtue à la mode de la Restauration, le col nu,l'épaule presque entièrement visible, robeno're à larges manches, coiffure relevée encoques au-dessus du front.

Presque chaque jour, je passais devantcette femme peinte et mon regard rencontraitson regard. Car elle regardait, et son visageétait expressif. Il avait de la douceur, de lamalice, un grand charme de vie, les prunellesabsorbant la lumière, la bouche respirante, unpetit nez gai et courageux, et, sur les jouesovales, cette coloration si jolie qui fait pen-ser aux pêches et aux roses.

Page 217: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Cette dame de 1820 me plaisait donc, et deplus, c'était un artiste sûr de son art qui avaitété son portraitiste. Mais quoi la peintureétait écaillée par places, par endroits aussis'apercevait la trame de la toile, et je résistailongtemps aux invites muettes de cette délais-sée. Jusqu'au jour de brouillard, de tristesse,oùelle m'apparut si seule, si lamentable, expri-mant si fortement la tristesse des choses, queje donnai au marchand les quelques piècesd'argent qu'il demanda, et que j'emportaicette personne inconnue, aux manches largeset aux cheveux en coques.

Il y a longtemps déjà, et je n'ai pas regrettéma détermination. J'ai placé la dame d'au-trefois dans un cadre discret, au mur d'unechambre silencieuse.C'est là qu'elle sourit sifinement, qu'elle semble si heureuse lorsquesonne l'heure à une pendule un peu vieillotte,et qu'elle s'anime d'un frissondevie si étrangelorsqu'un reflet du feu vient raviver le rose desa joue, éclairer jusqu'au fond ses prunelles.

C'est ce qui achève de mourir d'une vivanted'autrefois, cette peinture insensible. Maisil faut reconnaître la persistance de la vie,dans cette lente séduction d'un passant, dansce triomphe obtenu par le pouvoir d'une sou-riante volonté féminine, dont il ne reste quel'image.

Page 218: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE MASQUE

J'ai trouvé deux vieux masques japonais,usés, tachés, éifaflés,dont personne ne voulait,et que j'ai accrochés à la muraille. J'ai appris àles connaître, en les regardant tous les jours,au réveil, dans la lumière du matin, à la rentrée,le soir, lorsque la flamme de la bougie faitvaciller leurs traits.

L'un, savamment modelé, d'une figure bienvivante, est la représentationd'un de ces bonspetits Japonais rieurs et plaisants, comme onen voit gambader en travers des pages dessi-nées par Hokusaï. Il semble satisfait et naïf,,les yeux contents de voir, la bouche entr 'ou-verte pour parler, s'exclamer, se réjouir de laivie douce, du printemps parfumé. Je crois

Page 219: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

deviner en lui un tranquille jardinier et unparfait pêcheur à la ligne.

Mais l'autre Ah l'autre C'est la plussingulière, la plus étrange signification. Levisage pur et fin, jauni comme un vieil ivoire,

est effrayant et beau parce qu'il pense etparce qu'il ne dira jamais rien. L'ossature»délicate sous la chair usée, encadre, sous lefront haut et plein,d'admirablesyeux entr'ou-verts, deux fentes qui filtrent des ténèbres,etdans ces ténèbres se joue un regard qui voitau-dedans plus qu'en dehors. La bouches'entr'ouvre, à la fois sensuelle et morte, lalèvre supérieure relevée, la lèvre inférieureavancée,une rangée de dents apparaît, et c'est

un sourire douloureux et fier qui se joue,

cesse, et revient, à travers la douleur stoïque.Ce masque, qui est peut-être celui d'un

supplicié, tant la conscience de la vie et de la

mort y apparaît, ce masque, c'est l'Expressionajoutée à la forme du Réel. Il est douloureuxet réconfortant, exemple de souffrance accep-tée, leçon de dédaigneuse ironie, face savanteet muette de sphinx martyrisé.

Page 220: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

CHRYSANTHEMES

A défaut de rosés, les jardins nous offrentdés chrysanthèmes. La fleur d'automne emplitla ville de son odeur sauvage.

Les espèces rares resplendissent derrière lavitre des fleuristes en exemplaires fastueux,énormes, éclatants et échevelés comme des

astres. Le génie patient de l'homme, péné-trant et employant les choses, a créé des

genres nouveaux, forcé la plante primitive às'incarner en des formes multiples, à se revêtirde couleurs et de nuances inattendues. Onaraison de montrer en grande solennité, avecles chrysanthèmes de l'Inde, de la Chine et duJapon, ceux-là que les jardiniers ont suajouter à îa nomenclature naturelle.

Page 221: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Mes préférés, parmi ces individus rares,comme parmi ceux qui courent les rues àpleines voitures, à pleines hottes, sont ceuxqui ont la couleur du temps. Ils sont rougiset jaunis comme les dernières feuilles quitremblent aux arbres des bois. Ils sont rouilléscomme si les pluies et les coups de vent lesavaient délavés et meurtris. Ils évoquent unparterre fleuri, jonché de feuilles mortes,mouillé des dernières averses tièdes. Leurphysionomie grave, leur richesse sourde,éteinte, leur demi-deuil, leur poésie de cime-tière, leur parfumamer,c'est là surtout ce quiconvient à ces fleurs apportées ici des pays desoleil, à ces fleurs de l'été devenues des fleursde l'automne et des annonciatrices de l'hiver.

Page 222: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

VIOLETTES

Depuis que son parfum court le monde, àras de terre, au long des haies, aux lisières desforêts, aux bordures des jardins, aux cheve-lures, aux doigts, aux corsages des femmes,les poètes ont chanté sans cesse la fleurcachée. Sur aucun autre sujet, il n'a été écritdavantage. Qu'il soit permis, tout de même,de respirer encore au passage la fleur desquatre saisons.

Pour avoir,pendant des siècles et des siècles,été célébrée par les générations, l'odeur de laviolette ne s'est pas évaporée, elle e:t restéesemblable, de mêmes feuilles rudes et sauva-geonnes, de même couleur sombre et pro-fonde. Elle ne sait pas que les métaphores ont

Page 223: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

été usées à son service, que des mots sontfourbus pour s'être exténués à l'exprimer.Elle ignore qu'elle a joué de grands premiersrôles mythologiques et historiques, qu'elle aété broutée par la belle génisse ïo, qu'elle a étéchoisie pour garder le souvenir de NapoléonElle se contente de croître par touffes et decourir sur le sol, aussi loin qu'elle peut aller.Elle regarde alors curieusement ce qui sepasse autour d'elle, l'aspect et la manièred'être des plantes qui l'entourent, le vol et lecheminement des insectes. C'est de là qu'ellepart pour voir du pays. Ses yeux bleus decampagnarde s'ouvrent tout grands dans lesvilles, se ferment enfin sur une gorge tiède, unsoir de fête.

Ainsi, elle recommence toujours l'existence,comme nous. Sa poésie, admise par tous,

est encore neuve, sera encore neuve dansl'avenir. Ce que signifie surtout cette petiteviolette, c'est qu'il y a un réel qui ne peut deve-nir banal, c'est que la vie est nouvelle pourchaque homme nouveau.

Page 224: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA POMME

Autant qu'une fleur, la pomme est jolie etodorante. N'importe quelle pomme, la pommed'hiver est la joie de la rue, remplace la cou-leur et le parfum des bouquets disparus.

Pomme d'api fardée de carmin, ivoirine etfine calville, doux-d'argent doré et rosecomme un visage de Velasquez, fenouilletd'un roux de feuille morte, et toutes les char-mantes et belles reinettes reinettede Canada,reinette grise, reine des reinettes, surpasse-reinette. Il faut les admirer toutes, dans lasplendeur de leur forme dure et pleine, de

leur couleur de nature imprégnée de lumière.Les rouges pointillées de noir, celles que

peignit avec tant de réalité Paul Cézanne,

Page 225: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

maître de Ha pomme comme il est un maîtredu paysage, -les rouges resplendissent ainsique des joues de paysannes enflammées parune saison de soleil. Elles apportent dans legris et la pluie de nos automnes la poésiedes prairies et des vergers, elles essaimentdans l'air les fleurs d'avril, blanches et roses,évoquent la brûlure dé juillet, le mûrisse-ment de septembre, la fête de la récolte et dupressoir, l'ivresse du cidre nouveau, le rire desgarçons et des filles, le fermier rusé, la fer-mière au grand bonnet blanc.

Une pomme dans le creux de votre main,respirez la Normandie

Page 226: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ORANGE ET LA MANDARINE

Si la pomme est un résumé de Normandie,voici l'orange qui donne à parcourir en un ins-tant tous les rivages de la MéditerranéeEspagne, Algérie, Tunisie,Egypte, Italie,Nice,Provence, et les îles blanches cernées de flotsbleus Malte, les Baléares, la Sicile.

Voici aussi la petite orange, la mandarine,au parfum plus aigu, dont le nom apportel'arome de l'Asie, la féerie de la Chine.

Beaucoup d'entre nous ne sauront jamais deces paysages lointains ou proches que cg par-fum embarqué par un fruit. Tant mieux,peut-être. Certains de ces paradis rêvés exha-lent, dit-on, une vapeur putride d'ordure etde mort.

Page 227: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Les oranges et les mandarines éclatantes nenous apportent rien de la fermentation et de ladécomposition de la terre surchauffée. La ter-rible force qui embrase toutes choses se résoutici en une fine essence. Les petites sphères d'orsemblent tombées d'arbres précieux dans unjardin caché, gardé par des monstres chiméri-ques, en porcelaine bleue ou verte, en jadeopalin, en bronze doré. Une >"dée d'un autremonde que le nôtre vient même hanter l'es-prit, à voir et respirer sous notre ciel cesmystérieusesvoyageuses.Je les regardes'amon-celer et rouler sur les quais de Marseille,amenées par des barques profondes, à voilesblanches et rouges, je les suis à travers lesrues humides de Paris, au sillage de leurodeur promenée par les petites voitures deve-nues des cassolettes, et je crois pressentir etapercevoir des fragments de soleil.

Page 228: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE COQUILLAGE

Un coquillage de je ne sais où, comme onen vend dans les boutiques des ports de mer,rampe sur ma table de travail, parmi les livreset les paperasses,, Il semble encore animé d'unevie lente et lourde sous sa dure carapace vide,couleur de pierre à l'extérieur, d'un rose sipâle et si vivant à l'intérieur. La forme den-telée s'est ramifiée, allongée de façon à figurerexactement une tête qui cherche une direction,des pattes, une queue. Il y a du lézard et de latortue dans cette enveloppe pétrifiée qui a lemouvement de la vie. Retourné, le coquillageparaît se débattre à la façon des insectes missur le dos, qui se convulsent à essayer "de

retrouver leur équilibre. On voit la colère et

Page 229: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

la férocité, autant que sur une tace animaleou humaine, dans cette forme qui semble dehasard.

C'est du hasard, oui sans doute, mais alors,

comme tout le reste. Plus je manie et regardecette coquille, plus je me convaincs qu'uneexistence semblable est révélée par tous êtreset toutes choses, que toutes les manifestationsde cette existence prennent des formes engen-drées les unes des autres, qui participenttoutes du même mouvement, concourent àcréer le même rythme mécanique et logique.La loi de développement, d'extension, serévèle par tous les aspects comme par tous lesactes, et il n'est pas un objet, parmi les plushumbles, qui soit sans expression.

Dans ma main, ce fragment de calcaires'agite et vit, a des mouvements de fuite et derévolte, comme s'il voulait griffer et mordre.L'être qui l'habitait, si caché, si effrayé descontacts, semble avoir légué à son enveloppe

une singulière fureur. C'est la fureur de vivre,

on ne sait quel effort de l'inconscient, quelvouloir obscur de la matière.

Page 230: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

IFS PIERRES

Une pierre, presquen'importe laquelle, unecassure, une miette de bloc, est aux yeux per-dus dans la volonté de la contemplation unrésumé du monde pesant et aérien.

Aux flancs de celle-ci, qui a la blancheurdumarbre ou de l'albâtre, le grenu des îspéritésfigure les reliefs et les creux d'une région demontagnes ensevelie sous les neiges ou closepar les glaces. Les avalanches minuscules s'yécroulent et s'y figent, Les précipices s'ycreusent jusque dans l'obscur. Une brume yerre, tassée, épaisse, ou effilochée et légère.

Sur cette autre, multicolore et nuancée, laterre apparaît avec la diversité de ses décorset de ses atmosphères, grasse et noire, sèche

Page 231: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

et brûlée, parée de verdure et de fleurs. Desétendues de bruyères roses se résument enquelques millimètres carrés de surface. Unsillon ou une goutte bleuâtre évoquent ledessin sinueux des fleuves ou le repos des lacs.

Cette autre encore, toute de la couleur del'espace, parsemée de points d'or qui scintil-lent à travers les premières couches de son duragrégat, est une carte du ciel, immense et pro-fonde. Les astres de première grandeur vien-

nent du lointain prendre leur place et marquerles points de repère du rythme universel. Unepoussière de voie lactée s'envole sur les routesinfinies.

Ainsi je ramasse et conserve les caillouxtrouvés sur les grèves et aux sentiers des mon-tagnes, ainsi j'échantillonne les fragments où secondense la poésie du monde.

Page 232: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

L'ŒUF

Je regarde l'œuf d'oiseau, l'œuf de poule,dans les paniers des marchands. Il estadmirable de forme, de couleur, de lu-mière. On ne peut concevoir un plus ampledessin de surface, modelé sans solution decontinuité, donnant partout l'impression duplein. On ne peut imaginer la nuance plusdélicate que celle-ci qui teinte légèrementd'orangé ou de verdâtre le blanc calcaire de lacoquille. Enfin, l'œuf approché de l'œil à unefaible distance, c'est un éblouissement delumière interne, de clarté cachée, sensationmystérieuse d'un germe d'astre enfermé sousla minuscule enveloppe.

Il n'est pas surprenant que les rêveurs des

Page 233: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

anciens âges humains aient imaginé l'œuf pri-mitif, celui qui aurait donné naissance à tousles êtres, tant la forme de l'ellipsoïde semblegénératrice de la vie universelle. Cette terrequi nous créa et qui nous porte a eu sans doute,si elle ne l'a toujours, la même forme, résuméeet grosse d'existence, que cet oeuf tenu aucreux de notre main.

Page 234: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LE GRAIN DE CAFE

La petite graine, verte ou brûlée, entière ousectionnée, en forme d'œuf minuscule ou sem-blable au dos bombé d'un hanneton brun,surprend par sa légèreté. Elle ne pèse pas,semble déjà au toucher une essence subtileemprisonnée sous une légère écorce. Brisez la,il n'y a rien que quelques fragments noirâtres,comme une poudre, une poussière d'insecte.Mais de ce rien, de cette insignifiance, le plusfort des parfums s'élève, emplit une rue,monte, embaumeune maison, pénètre dans leslogis, va interroger notre apathie, réjouir notrepensée.

Soudain, avec l'arome qui s'échappe dubrûloir, là nostalgie des pays que l'on n'a pas

Page 235: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

vus envahit l'être, les flots de la mer Rougedéferlent lourdement sous un ciel embrasé, lacampagne d"Arabie surgit, et parmi les arbus-tes, les torses métalliques et les étoffes bigar-rées. La précieuse récolte se fait. Les vais-seaux chargés laissent un sillage odorantd'épices, d'aromates. Aux docks des grandescapitales, se classent les régions de l'univers,toutes les forces d'Orient dorment dans l'at-mosphère de brume et de froid. Et enfin,voici, dans la tasse, la café sorti de sa léthar-gie, qui donne sa vapeur vivace.

Je le hume, je le bois, et son contact, immé-diatement, me ressuscite, m'avertit qu'il fautagir. La noire et âpre liqueur, si légère et bien-faisante, accomplit son œuvre salubre, parcourttout l'individu, le visite, réveille le faction-naire endormi, donne le mot d'ordre, assureles communications, met une vigie au cerveaudevenu une chambre claire, allonge la portéedu regard subitement projeté en lumière jus-qu'aux lointains de la vie environnante.

Page 236: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LA MONTRE

La montre que j'ai dans ma poche ou de-vant moi, est une grosse montre en argentcomme on n'en fait plus, un oignon,dirontles coquettes personnes éprises de bibelotsdélicats. Elle est en effet bombée et luisante,la boîte lisse, le cadran solidement encerclé.Sur ce cadran, les heures et les minutes sontinscrites en chiffres arabes, avec les trente..et-un jours des mois les plus, longs. II y aaussi le nom et l'adressede l'horloger :« Droz,à l'Orient », ce qui est une enseigne d'un ma-gasin de la ville de BrestenBretagne.A l'inté-rieur, la roue qui abritele mouvementestdécou-pée en un fin treillis d'arabesques où se per-chent des oiseaux,deux passereaux charmants,

Page 237: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

Telle qu'elle est là, arrêtée, inerte, la grossemontre est un objet mort qui n'éveille quel'idée de la mort irrévocable de ceux qui l'ontpossédée avant moi. Mais quelques tours declef, et la petite existence cachée fait entendrede nouveau sa confidence régulière, à croireque le doux tic-tac est le battement alterné descœurs des deux passereaux.

Cette montre a déjà été transmise de mainsen mains, a marqué les instants de la vie pourquelque marin quittant le port, quelque chas-seur marchant à travers les bruyères, ou quel-que solitaire rêvassant au coin de l'âtre.

Je sais seulement la dernière créature qui l'apossédée et qui me l'a léguée, la chère bonnefemme qui l'a portée pendant un demi-siècledans la poche de sa robe de laine, avec sesclefs, ses sous, son couteau, son mouchoir detoile, et ses mitaines de fil. Je sais quels bat-tements de cœur l'humble bijou a scandés, etquelle oreille attentive a écouté à son boîtierl'avertissement de l'heure. Aussi me semble-*t-il me rattacher au passé par son mouvementet par son bruit,et c'est à elle que je demandede marquer la mesure de mon tempsrde ré-gler mon travail, d'être le rythrâé^Bè rçâ^n-.sée, en même temps qu'elle^ esVla n^ès^rtinexorable de l'éternité. (5îU V •êi

Page 238: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

I.–LeJouret!aNutt. 5II. Pre:mier aspect de la rue. 7

III. Le:> Toits. 9IV. Au soleil d'automne. IlIV. Les Boutiques 14VL–LePam. 16

VII. La Boucherie 18

VIII. LeTabac. 20!X. – La Bijouterie 22X. La Fruttcne. 24

XL-L'Horloger 26XII. La féerie du charbon. 28

XIII. Charbonnier des villes 30XIV. Charbonnierdesforêts. 32XV. Pharmacies 34

XVI. Phairmaciens 36XVII. La Librairie 39

XVIII. Le Magasin denouveautés. 41

XIX. Le Café 43XX. La Roulotte. 45

XXI. Le Cri de larue. 48XXII. Marchands des quatre-saisons. 50

XXIII. Nocturneparisien 52

ïTApLEY;

Page 239: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

XXIV. Petite ville dans la grande 54XXV. L'Oiseaulibre. 57XXVI. LaVache laitière 59

XXVII. Primitifsd'aujourd'hui. 61

XXVIII. En route ver-< l'asile 63XXIX. Le Sybarite 65XXX. Régalez-vous 1 63XXXI.L'Alcool. 70

XXXII. Le Couteau. 72XXXIII. Fleurissez-vous 1 74XXXIV. La Lecturedu billet 76XXXV. La Poursuite 7B

XXXVI. Le Rêve qui marche 81

XXXVII. Je ne cèderaipas. 83XXXVUL-LaToussamt 83

XXX1X. Le Jour desMorts. 87XL. Visages dujour. 8)XLL-JeuneHIe. 92

XLII. Autrefoisbelle. 94XLIII. Homme à femmes 96XLIV. La femme actrice. 93XLV. LesActeurs. 1 (H)

XLVI. h.eTénor. 102XLVII. Danseuses 104

XLVIII. La leçon du Gymnaste. 106

XLIX. Le Jongleur 108

L. Lutteurs 110LI. Le Spectateur. 113

L1I. L'Action 116LIII. Ne rien posséder. 118

LIV, A table 120LV. Monsieur le Curé 122

Page 240: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LVI. Curé de campagne. 124LVII. Curé de ville 126

LVIII. – Nouveaux petits abbés. 128LIX. SavAntibbc' 1. 1 130LX. Autreprêtre 132

LXI. L'Evêque 135LXII. Le Cardinal 137LXIII.LePape. 139LXIV. Les Eléments 141

LXV. Renouveau 145

LXVI. Été de la Samt-Martm. 148LXVII. L'Éclipse 150LXVIII. Les paysages du Ciel. 153

LXIX. LaMer. 156

LXX. Au bord de lamer. 158LXXI. LeRivage. 162

LXXII. La R.v;ère. 165,

LXXIII. L'Étang. 168LXXIV. Le Lac 170LXXV. LeVent. 172

LXXVL -LaPtme. 175

LXXVII. Première neige. 177LXXVIII. Effet de neige 179

LXXIX. Décembre 181

LXXX. Un arrêt 183

LXXXI. -Le jour de FAn. 185LXXXII. Chevaux 187

LXXXII I. Le Chat surFacacta. 190

LXXXIV. Le mauvaisconseil. 192

LXXXV. Le déjeuner des Tigres. 195

LXXXVI. Animaux savants. 198LXXXVII. Les Pigeons. 200

Page 241: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

LXXXVIII. MaîtreCorbeau 202

LXXXIX. Le Merk. 205

LXL. Le Portrait 211

LXLI. Le Masque. 213

LXLII. Chrysanthèmes. 215

LXLIII. Violettes 9 217îLXLIV. LaPomme. 219

LXLX. I.Orange 221

LXLVI. Le Coquillage. 223

LXLVII. LesPIerres. 225LXLVHL-L'Œuf. 227

LXLIX. Le grain decafé. ~229

C. La Montre

Page 242: Images du jour et de la nuit / Gustave Geffroy,/12148/bpt6k80625m.pdfl'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE

16 JUILLET 1924 PAR

l'imprimerie FLOCH,

A MAYENNE (FRANCE).