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1 INSTITUT d'ETUDES POLITIQUES D'AIX-EN-PROVENCE 1994 -1995 L'ECOLOGISME RADICAL Aux origines de l'écologie politique par DUBOIS, Ghislain Politique et Social Directeur du mémoire : Jean-Claude RICCI UNIVERSITE DE DROIT, D'ECONOMIE ET DES SCIENCES D'AIX-MARSEILLE

INSTITUT d'ETUDES POLITIQUES - TEC Conseil · 2014. 1. 18. · 1Armand PETITJEAN, "Pour un contrat de l'Homme avec la nature", in Le monde diplomatique, Septembre 1989. 2Luc FERRY,

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INSTITUT d'ETUDES POLITIQUES

D'AIX-EN-PROVENCE

1994 -1995

L'ECOLOGISME RADICAL

Aux origines de l'écologie politique

par

DUBOIS, Ghislain

Politique et Social

Directeur du mémoire : Jean-Claude RICCI

UNIVERSITE DE DROIT, D'ECONOMIE ET DES SCIENCES D'AIX-MARSEILLE

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INTRODUCTION

1ère PARTIE : NAISSANCE D'UNE IDEOLOGIE : L'ECOLOGISME RADICAL.

CHAPITRE 1 : UNE IDEOLOGIE RECENTE

SECTION 1 - CONTEXTE DE FORMATION.

SECTION 2 - MODE DE FORMATION.

CHAPITRE 2 : LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L'ECOLOGISME

SECTION 1 - PERSONNALISME, DEPASSEMENT DE LA

PENSEE RATIONNELLE, SPIRITUALITE

SECTION 2 - LA TRADUCTION DES FONDEMENTS :

LES VALEURS

2ème PARTIE : CONTENU IDEOLOGIQUE DE L'ECOLOGISME RADICAL

CHAPITRE 1 : UNE CRITIQUE CONSTRUCTIVE DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE SECTION 1 - LE SYSTEME TECHNICIEN ET LE TOUT ECONOMIQUE

SECTION 2 - UNE VOLONTE DE RESSOURCER LE LIEN SOCIAL

CHAPITRE 2 : UNE TRADUCTION POLITIQUE AMBIGUE

SECTION 1 - L'ECOLOGISME A LA RECHERCHE D'UNE POLITIQUE : UNE CRITIQUE POLITIQUE DE LA CULTURE

SECTION 2 - ECOLOGISME DEMOCRATIQUE, DEMOCRATIE ECOLOGIQUE SECTION 3 - L'ECOLOGISME ENTRE REFORME ET REVOLUTION . LA DIFFUSION DES THEMES ECOLOGISTES

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INTRODUCTION

Généralités

Aujourd'hui, l'écologie est à la mode. Les dangers environnementaux, puis la conférence de Rio ont révélé

au grand public l'étendue de son champ, à tel point que tout le monde, ou presque, se déclare écologiste : il

existerait un "consensus écologique" sur un certain nombre de sujets.

Pourtant, le mouvement de l'écologie politique n'a jamais suscité autant d'interrogations. Le

parti vert, empêtré dans ses divisions, échoue à devenir une force politique de premier plan :"Les verts ont

perdu beaucoup de leur crédit, même si leur sensibilité s'est diffusée dans le public." 1 Les militants sont

tiraillés entre le désir d'avoir une action concrète par le biais des associations - quitte à faire des

concessions - et le militantisme radical.

Les intellectuels qui ont élaboré la pensée de l'écologie politique, après avoir bénéficié d'un

succès d'estime dans les années 70, trouvent beaucoup moins de relais dans les média et dans l'opinion

publique. Enfin, le mouvement dans son ensemble est discrédité par les analyses et les critiques sur sa vraie

nature. Car l'écologie politique suscite un intérêt certain, comme en témoigne le récent ouvrage de Luc

FERRY "Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme."2, dont la diffusion ne s'est pas limitée à

un public d'intellectuels.

Il nous faut clarifier la notion d'écologie avec, en première approximation, la distinction par

rapport aux notions d'environnementalisme et de naturalisme, auxquelles on l'a vite assimilée.

L'environnementalisme désigne l'action, politique ou non, pour la défense de l'environnement, le naturalisme

manifeste le simple attrait pour la nature. L'écologie, on le verra, est plus globale.

Historiquement, l'écologie est d'abord une science, dont les prémisses sont dus à LINNE

qui parle déjà d' "économie de la nature", puis qui sera formalisée en 1866 par Ernst HAECKEL, inventeur

du mot écologie, du grec "Eï kos, demeure" et "logos, science" qui désigne la science étudiant le rapport

entre les organismes et le milieu où ils vivent. Avec la montée des périls environnementaux, l'écologie

scientifique devient la science de l'environnement. A cette occasion, elle développe un certain nombre de

méthodes, particulièrement celle qui consiste à toujours considérer un phénomène dans son contexte, son

milieu : pour Edgar MORIN, "L'écologie est la première science qui traite du système global".3

Or, de la défense de l'environnement à la défense de la société, il n'y a qu'un pas, franchi

lors de la crise énergétique et du rapport du Club de Rome qui légitiment les autres sources d'inspiration de

1Armand PETITJEAN, "Pour un contrat de l'Homme avec la nature", in Le monde diplomatique, Septembre 1989. 2Luc FERRY, Le Nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, Grasset, Paris, 1992

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l'écologie politique, dont le sentiment romantique de la nature et une certaine philosophie contestataire, dont

la pensée de David THOREAU est très représentative.4 L'écologie devient politique, elle s'imprègne d'une

vision morale et idéologique.

Les rapports de l'écologie scientifique et de l'écologie politique sont complexes. Comme

l'écologie politique souffre de taxinomie floue nous appellerons, comme D. SIMONNET, "écologisme"5

toute pensée écologique à prétention politique et/ou idéologique, terme qui ne suppose pas une quelconque

unité de l'écologie politique, mais essaye d'éviter l'amalgame entre science et idéologie.

L'écologisme est porteur de projet social. Ses auteurs, de quelque courant qu'ils soient,

développent tous une critique de la société actuelle, et proposent un ordre différent.

La diversité écologique.

Cependant, la réalité du mouvement est diffuse. D. SIMONNET parle de "puzzle" écologique, d'autres de

"nébuleuse", 6 certains de "syncrétisme". Il nous faudra d'abord éviter l'erreur d'essayer d'embrasser

l'ensemble de la pensée écologiste dans une seule analyse, pour plusieurs raisons.

- Les effets de mode, parce que "Les irruptions successives du mouvement écologiste sur la scène

politique ont produit des effets de mode qui ont recouvert sa pensée profonde pour ne montrer que des

propos superficiels"7. C'est pourquoi, étudier l'écologisme par rapport à ses manifestations actuelles serait

se tromper sur sa substance :"Défense de la nature, qualité de la vie, protection de l'environnement ne font

que l'emballage de la réalité écologique".

- Ensuite, à cause de "La difficulté bien réelle que rencontrent actuellement tous les mouvements

écologistes à former un ensemble cohérent, susceptible de promouvoir un projet politique global"8 Cette

difficulté nous semble provenir du fait que, derrière une unité de méthode, le mouvement comprend

différents courant totalement irréductibles. Tous les auteurs s'accordent sur l'existence de deux orientations

fondamentales, distinguées par le type de rapport que l'Homme entretient avec la nature. D. SIMONNET

distingue d'une part un écologisme humaniste ("L'Homme. d'abord") et progressiste, dont la version

contemporaine est un réformisme environnementaliste (ce qu'il cherchait à éviter) ; d'autre part un

écologisme naturaliste ("La Nature d'abord"), dont la déviance actuelle est un conservatisme étroit, refusant

à l'Homme toute possibilité d'agir sur la Nature. La typologie de Luc Ferry est sensiblement différente

même si, en créant le trouble par sa façon d'aborder le problème, il nie l'existence d'un écologisme

progressiste cohérent derrière "l'écologie superficielle".

3Edgar MORIN, "Pour une nouvelle conscience planétaire" in Le Monde diplomatique, Octobre 1989, p:18 4"David THOREAU est l'auteur de "Walden ou la vie dans les bois (1854)", qui eut une forte influence sur un bon nombre de mo uvements alternatifs au XX° siècle" selon Stanley Cavell, dans son entretien au Monde du 25 octobre 1994. 5 Dominique SIMONNET, L'écologisme, Coll. Que Sais -Je ?, Paris, PUF, 1991 6Pierre ALPHANDERY, Pierre BITOUN, Yves DUPONT, L'équivoque écologique, Coll. Essai, La Découverte, Paris, 1990. 7 Dominique. SIMONNETL'écologisme, op. cit, p: 8

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Il nous semble donc qu'il est impossible d'assimiler ces deux options, puisque si elle traitent

parfois des mêmes thèmes (diversité, identité, tradition...), c'est sous des angles totalement différents, l'une

posant l'Homme comme point de départ et finalité de toute analyse, l'autre pensant trouver un ordre social

dans un prétendu état de nature. Nous verrons cependant que l'inclinaison vers l'une ou l'autre de ces

directions correspond à la mise en avant d'une des sources de l'engagement écolgique, préférentiellement

aux autres- le naturalisme dans le cas de l'écologie naturaliste, la contestation sociale dans le cas de

l'écologie humaniste - alors que les différentes inspirations du mouvement devraient former un tout, et

s'équilibrer mutuellement.

- De plus, la courte histoire de l'écologisme nous révèle qu'à partir d'une source commune, élaborée

dans les années soixante-dix, le mouvement s'est diversifié, éclaté, et qu'il n'a pas gagné en cohérence.

Particulièrement, on note un grand nombre d'incompréhensions, d'amalgames, d'extrapolation de la part de

critiques du mouvement (particulièrement imprégnés de pesanteurs idéologiques), mais aussi de versions

perverties provenant de ses membres.

L'évolution de l'écologisme n'est pas l'objet de notre étude, mais il est nécessaire de rappeler la

manière dont l'écologisme est perçu, ce qui provoque d'abord une confusion, puis un changement de nature

d'une partie du mouvement. Prenons quelques exemples :

L'évolution du thème écologiste

- L' "Hypothèse GAÏ A", défendue par une partie de la "deep ecology" (Ecologisme

fondamentaliste, naturaliste et conservateur), qui vise à considérer la terre dans son ensemble somme un

organisme vivant doté d'une conscience, auquel nous serions soumis. Cet exemple éclaire sur les difficiles

rapports de la science et de l'idéologie. En effet, l' "hypothèse GAIA" n'est au départ que la pure

conjecture scientifique (contestable, il est vrai), de considérer la biosphère comme un système vivant

global, afin de mieux l'étudier. De la même manière, l'éthologie (science du comportement) étudie les

fourmilières comme des êtres vivants, ce qui donne des résultats opératoires sur leur organisation. Cette

hypothèse scientifique fut extrapolée sur le plan idéologique sans aucune autre légitimation. Or, comme la

notion de système n'est qu'une construction intellectuelle, il est impossible d'étendre l' "Hypothèse GAIA"

au plan social. Comme le rappelle Edgar MORIN "Ce n'était pas un délire romantique de considérer la

nature comme un organisme global, comme un être matriciel, à condition de ne pas oublier que cette mère

est créée par ses propres enfants". 9

- La théorie des droits de la Nature, analysée par Luc Ferry, dont l'ouvrage a le mérite de clarifier

certaines incompréhensions. Cette théorie, d'une conception juridique, débouche sur une remise en cause

8 L'équivoque écologique, op. cit, p: 20 9 Edgar MORIN, Le paradigme perdu : la nature humaine, Ed. du Seuil, Paris, 1973, p : 123.

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de la place de l'Homme dans la Nature. Elle est facilement explicable par la nature du droit aux Etats-Unis,

pour lequel la justice sert seulement à protéger des intérêts particuliers. Cette conception empêchait les

défenseurs de l'environnement de se prévaloir de l'intérêt général de voir la nature protégée, ou de l'intérêt

des générations futures. Le seul moyen de sortir de cette impasse juridique était de créer des droits des

animaux et des arbres, dont on pouvait se prévaloir, même si cela constituait une aberration au regard des

présupposés philosophiques du droit. Ce qui n'était qu'un moyen d'action (ici aussi contestable) provoqué

par l'insuffisance du droit américain a été récupéré par une fraction d'écologiste fondamentalistes - comme

Aldo LEOPOLD et STONE aux Etats-Unis, Hans JONAS en Allemagne, et par des intellectuels comme

Michel SERRES - pour devenir une théorie sociale très contestée. L'effet médiatique a oblitéré la nécessité

qui a déclenché ce mouvement. Il faut indéniablement trouver d'autres moyens plus cohérents de protéger

la nature (le recours administratif français par exemple) sous peine d'aboutir a une ambiguï té théorique

insupportable, et sujette à polémique. Cependant, nous verrons que la protection de la nature suppose

auparavant une réflexion préalable sur la place et le rôle de l'Homme dans la Nature.

- De la même manière s'est forgée un mythe communautaire au sein de l'écologisme. Au moment ou

la réflexion écologiste s'enrichit de travaux d'anthropologues sur les sociétés primitives, dont les plus connus

sont "La première société d'abondance" de Marshall SAHLINS et "La société contre l'Etat", de Pierre

CLASTRES, une partie des militants ne comprirent pas qu' "il ne s'agissait pas tant de copier les sauvages

que d'en tirer les enseignements essentiels", et s'enfoncèrent dans "un retour volontariste à l'âge d'or, au

paradis perdu. L'étude de l'organisation des sociétés primitives eut cette signification notamment dans le

mouvement communautaire, néo-rural, dont elle légitime les aspirations et les espérances". 10 Cette dérive

fit le jeu des critiques de l'écologisme, qui exacerbèrent le manque de maturité des écologistes, tout en

oubliant l'utilité des études anthropologiques, notamment sur les notions de besoin et d'Etat.

- L'écologie gauchiste montre aussi le danger qu'il y a à ne considérer l'analyse écologique que sous

un seul de ses aspects. Ce mouvement, exaltant la diversité qui est une des valeurs de l'écologisme, mais

pas la seule, se mit à revendiquer la défense des minorités, puis des femmes, son action soutenant fortement

le féminisme, et aboutit à une vision de la société qui n'est qu'un "collage" de situations particulières. Alain

LIPIETZ parle de "collage post-moderne sans aucune substance".11

- Enfin, lorsque la science est érigée en dogme, l'écologisme peut virer au scientisme. Le

systémisme de Joël de ROSNAY est symptomatique de cette évolution. Lorsque celui-ci étend sa

préoccupation légitime de scientifique, la "nécessité de penser à la complexité du système dans lequel se

situent les enjeux et aux interdépendances des éléments qui le constituent", à un écologisme qu'il définit

comme "Un mode de pensée global, qui matérialise aujourd'hui l'irruption de la systémique dans

10 L'équivoque écologique, op. cit, p: 65 11 Alain LIPIETZ Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, Coll. Essais, La Découverte, Paris 1993, p: 53

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l'éducation, l'industrie et la politique", 12 il oublie d'abord qu'il n'est pas l'unique concepteur de l'écologisme,

et d'autre part que la définition d'une idéologie passe d'abord par la définition de ses présupposés

philosophiques et moraux et non seulement scientifiques.

Toutes ces dispersions mènent souvent à des notions (peut-être) irréductibles : passéisme et

progressisme, nature et culture, humanisme et naturalisme, derrière lesquelles nous retrouvons les deux

grands types d'écologisme déjà décrits. De plus, elles nous poussent à nous interroger sur l'existence d'une

unité de méthode ou de contenu dans l'écologisme.

Aux sources de l'engagement écologique.

Pour cela, nous avons choisi de revenir aux sources de l'engagement écologique. L'écologisme est

une notion récente, nous verrons qu'on peut même très précisément dater sa naissance, entre 1969 et

1972, dates ou l'écologisme prend sa raison d'être et un contenu concret. Pour nous débarrasser des

"effets de mode" et de la multiplicité de conceptions écologiques, il nous a paru utile de revenir à l'écologie

des fondateurs qui constitue selon nous la substance de l'écologisme.

Nous appellerons écologisme radical cet écologisme forgé à partir de 1969 par un certain nombre

d'auteurs facilement identifiable par leur cohérence: "en lisant les textes fondateurs de l'écologie politique et

radicale, ceux d'Ivan ILLICH, Ernst SCHUMACHER, Murray BOOKCHIN, André GORZ, Serge

MOSCOVICI, Cornelius CASTORIADIS ou René DUMONT, on est frappé par la similitude des

solutions qu'ils préconisent "13 affirment Pierre ALPHANDERY, Pierre BITOUN et Yves DUPONT.

"Désormais avec le recul, on peut mieux voir ce qu'il y avait de secondaire et d'essentiel dans la

prise de conscience écologique"14, que vingt après, il est plus aisé de distinguer les balbutiements et les

errements compréhensibles de ce qui constituait un mode de réflexion tout à fait nouveau, donc difficile à

élaborer.

Nous essaierons de déterminer une voie de la raison dans la marche du thème écologiste. En effet,

les militants ne font pas l'écologisme : leur logique est celle du combat ; c'est pourquoi certains, exaspérés

par les catastrophes écologiques, par leur impuissance à faire protéger la nature, se sont mis à préférer cette

dernière aux hommes, ou à prôner des solutions irréalistes. Par contre la logique intellectuelle de

l'écologisme est celle de l'analyse raisonnée, elle provient d'esprits ouverts conscients de l'implication

concrète de leurs conceptions, qui ont su fonder d'emblée l'écologisme radical sur un réalisme.

Cependant, l'écologisme radical n'a plus sa place aujourd'hui. S'il est toujours relayé en partie par

certains auteurs comme Alain LIPIETZ, ou les auteurs de l'équivoque écologique", il est absent à la fois du

12Joël de ROSNAY, "Croissance et écologie : une culture de la complexité", in Le Monde Diplomatique, juin 1990, p: 15 13 L'équivoque écologique, op. Cit., p : 112

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parti vert, et de l'ensemble de l'écologisme, qui s'est, nous pensons, superficialisé en oubliant les principes

qui l'ont déterminé. 15 Pour preuve, on citera le cas de Luc FERRY, prétendant embrasser la totalité du

phénomène écologique actuel, mais ne citant aucun des auteurs étudiés, bien que son livre soit truffé de

références.

Or, bien qu'il ne soit pas le plus apparent, il semble constituer une part non négligeable du non

conformisme écologique actuel (nous verrons que cette dimension non conformiste est très largement

compréhensible) et serait en quelque sorte une "doctrine très largement inclassable dans le champ des

idéologies traditionnelle de droite et de gauche qui constitue le coeur de l'écologie politique [...]"16

C'est pourquoi nous essaierons de restaurer - ou au moins de rappeler - la double nature

idéologique et utopique de l'écologisme radical. En effet, celui-ci, en définissant un "horizon de pensée", a

pleinement joué son rôle d'utopie, en accompagnant et en suscitant les sensibilités écologiques. A cette

occasion, son radicalisme, dans le sens de globalité et de profondeur de ses conceptions, a permis de faire

diffuser lentement dans les mentalités ses thèmes centraux, comme la protection de l'environnement, la

citoyenneté locale ou l'interrogation sur le besoin. Il suffit de comparer avec la situation environnementale

de la Russie, où l'éveil de toute conscience écologique a été autoritairement empêché, pour voir l'ampleur

des apports de l'écologisme, à travers le travail de ses associations. L'écologisme radical a aussi une nature

idéologique, même si son mode de formation et d'action est extrêmement différent de celui des idéologies

classiques. Son contenu idéologique serait même d'une brûlante actualité, son analyse de la société lui

permettant de traiter les problèmes des années 90 sans rien concéder de ses présupposés.

Les problèmes environnementaux sont l'élément déclenchant de la prise de conscience écologique.

Ils viennent légitimer un certain nombre d'aspirations plus anciennes comme le sentiment romantique de la

Nature et la philosophie contestataire. Particulièrement la philosophie de THOREAU, contenu dans

"Walden ou la vie dans les bois",.17 contiendrait en elle le ferment de l'écologisme radical.

L'étude du contexte dans lequel est né l'écologisme est riche d'enseignements, pour expliquer les

orientations philosophiques prises, qui se traduisent dans des valeurs, mais aussi pour deviner les

incompréhensions futures entre l'écologisme et ses détracteurs. comme Marcel GAUCHET,18

incompréhensions suscitées par les pesanteurs idéologiques.

14 Edgar MORIN, "Pour une nouvelle conscience planétaire", op cit. 15 Le thème du besoin, par exemple évoqué dans l'équivoque écologique. "Les questions du besoin ne sont aujourd'hui posées que par fraction seulement de la nébuleuse écologique et se trouve ainsi généralement réléguées au 2nd plan de la réflexion écologique actuelle". 16 L'équivoque écologique, op cit., p: 136 17David THOREAU, Walden ou la vie dans les bois , introduction, traductions et notes par G. André LAUGIER, Paris, Aubier, 1967 Première édition 1854. 18 Marcel GAUCHET, "Sous l'amour de la nature, la haine des Hommes", in Le Débat, n° 60, Mai Août 1990, p: 62

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Le contenu idéologique de l'écologisme radical, se place incontestablement dans une dynamique

humaniste et progressiste. En effet, alors qu'Alain LIPIETZ explique que "Les sources de l'engagement

écologiste peuvent être l'amour de l'Humanité, l'amour de la Nature, ou le goût de l'harmonie [...]"19 ,

l'écologisme radical est plus guidé par le sentiment de perte d'Humanité du monde contemporain, et par

l'affirmation que cette Humanité doit être respectée dans sa dignité.

Cette affirmation le pousse à l'analyse des différentes aliénation à la nature Humaine (à la quelle il faut

donner une définition prudente) contenues principalement dans notre société industrielle moderne, sous

tendue par une idéologie scientifique du progrès constructiviste. Cette analyse débouche sur la nécessité

d'éloigner l'Homme des institutions et des logiques marchandes et techniques qui l'atteignent, sur une

volonté très forte de ressourcer le lien social. La finalité étant de définir un type de société essayant de

replacer la satisfaction humaine comme objectif. Nous essaierons aussi de déterminer par quel moyen

l'écologisme radical tente d'y parvenir, en instaurant une difficile articulation entre culturel et politique.

Enfin, il faut préciser que nous étudierons cette pensée au moment où elle s'est formée. C'est

pourquoi, si certains thèmes étudiés sont exprimés consciemment par les auteurs (comme le besoin),

d'autres le sont moins (comme le personnalisme), et certains sous-tendent inconsciemment le discours

écologique (l'interrogation sur la nature humaine par exemple).

19 Alain LIPIETZ, Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p: 49

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1ère PARTIE :

NAISSANCE D'UNE IDEOLOGIE : L'ECOLOGISME RADICAL.

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Ses détracteurs nient souvent à l'écologisme la qualité d'idéologie. On lui accorde au mieux une

dimension utopique, ou pire le statut d'extension à l'ensemble de la société d'une politique de défense de

l'environnement. Marcel GAUCHET qui, tout en étant un des critiques les plus acerbes de l'écologisme le

connaît très bien, pense qu' "il n'est même pas une idéologie dans l'acception stricte du terme : il ne prétend

pas à une connaissance des lois du devenir débouchant sur une vision arrêtée de l'avenir".20 Il lui reproche

en plus, dans une analyse très marxiste, sa "fausse conscience".

Cependant, avant de parler d'idéologie, encore faut-il savoir ce que nous entendons par ce terme. En effet,

selon l'attitude qu'on a par rapport au concept, on peut en donner des définitions très différentes :

l'interprétation systématique de ce qui est et de ce qui est souhaitable dans un style laudatif, la justification

d'intérêt de classe ou d'un groupe manifestant sa "fausse conscience" dans un style péjoratif, et la mise en

forme plus ou moins rigoureuse d'une attitude à l'égard de la réalité sociale ou politique, si l'on clame sa

neutralité.

Pour notre part, nous considérerons l'idéologie comme un système d'idées tendant à une interprétation

globale de la réalité, et comportant une dimension normative, la définition d'une "vision arrêtée de l'avenir".

Malgré l'affirmation répandue selon laquelle les idéologies sont mortes, nous nous bornerons à affirmer

qu'elle restent actuellement indispensables à l'exercice de la politique.

Ainsi, nous essaierons d'étudier dans quelle mesure l'écologisme cadre avec la définition que nous avons

donné de l'idéologie, même si nous sommes un peu juge et partie en proposant nous-mêmes une définition.

L'étude de l'époque et du contexte de formation de l'écologisme, après mai 1968, mais peut-être encore

plus après le printemps de Prague est riche d'enseignement sur la nature des options retenues.

L'écologisme est aussi le résultat de l'agrégation d'influences philosophiques beaucoup plus anciennes : le

personnalisme et un certain spiritualisme par exemple.

20 Marcel GAUCHET, "Sous l'amour de la nature la haine des Hommes", op.cit

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CHAPITRE 1

UNE IDEOLOGIE RECENTE

Il est certain que l'écologisme est très récent, et qu'il ne jouit pas d'une légitimité donnée par

sa continuité. On peut même se demander s'il a atteint sa maturité voire s'il n'a pas manqué son

adolescence, ou encore s'il n'est qu'un phénomène de mode très passager...

A la source de l'engagement écologique est la fusion de différentes opérations, canalisées,

on l'a vu, par une prise de conscience de l'idée d'urgence.

De plus, l'écologisme s'élabore au plus fort de la guerre froide, c'est-à-dire dans un

contexte d'opposition marquée entre marxisme et libéralisme.

Puis la prise de conscience écologique s'enrichit des apports de différentes sciences qui

l'aident à interpréter la réalité et à étayer une vision morale très prégnante.

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SECTION 1 - CONTEXTE DE FORMATION.

I - Les sources de l'engagement écologique.

A) Contexte événementiel

Chronologiquement, ce sont d'abord les événements de mai 1968 qui éveillent le sentiment

écologique. En effet, la dynamique de mai 68, faite d'une contestation globale de la société, de la révolte

contre un ordre établi, mais surtout le foisonnement de mouvements alternatifs l'ayant suivi cherchant à

"changer la vie" peuvent expliquer que l'écologisme s'affirme comme une critique de la société industrielle.

Un autre événement à remarquer est le rapport du Club de Rome en 1972, et sa fameuse

formule de "croissance zéro". Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce rapport n'est pas l'acte

fondateur de l'écologisme. Ecoutons le jugement que lui porte Edgar MORIN :"Certes ses méthodes

étaient simplistes, mais c'était une première tentative pour appréhender ensemble les devenirs humains et

biologiques à l'échelle planétaire".21

De même Ivan ILLICH essaye de limiter la portée de ce rapport qui se contenterait de

dénoncer les erreurs du mode de production industriel sans remettre en cause ses fondements. 22 Toutefois,

les résultats de l'étude du Club de Rome furent un choc, tant pour l'opinion publique que pour les dirigeants

politiques. En effet, le scénario supposé d'un épuisement à moyen terme des ressources naturelles si

l'Humanité ne mettait pas un frein à sa frénésie productiviste et consumériste était un élément nouveau

quasi-inattendu pour les populations concernées, même si à ce sujet Bertrand de JOUVENEL, membre

fondateur du Club de Rome, rappelle que le rapport Paley, en 1952 avait déjà éveillé l'attention sur la

question des ressources.23

De plus, il alimentera la critique sur le besoin qui "[...]fut la condition même de l'avènement

de la conscience écologiste, le creuset où se formeront les idées et les pratiques de ce que l'on prit alors

coutume d'appeler l'écologie politique ou radicale".24 En effet, de la question du besoin, on passa à celle de

la condition de l'Homme moderne, puis à celle de la société qui le déterminait. Nous verrons plus tard

clairement l'importance du besoin dans l'écologisme.

L'opinion publique pense aussi que la crise pétrolière a été un autre facteur déterminant de

l'écologisme. Or, bien que le choc pétrolier fit prendre conscience de notre dépendance par rapport aux

ressources énergétiques, de la précarité de celles-ci et de la nécessité de les gérer plus harmonieusement, le

21 Edgar MORIN "Pour une nouvelle conscience planétaire". 22 Ivan ILLICH, La convivialité, Ed. du Seuil, Paris, 1973,. op.cit. 23 Bertrand de JOUVENEL, La civilisation de puissance, Paris, Fayard, 1976, 24 L'équivoque écologique, op.cit, p: 124

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premier choc de 1974, et le second de 1981, mirent un frein à la hausse des revendications écologistes. En

effet, les problèmes énergétiques, puis la récession firent passer les thèmes écologistes au second plan

devant les difficultés économiques.

De même, le programme nucléaire - fer de lance médiatique de la lutte écologiste des

années 70 - 80 - fut légitimé par la nécessité de diversifier les modes de production d'énergie. La célèbre

phrase de Valéry Giscard d'Estaing, qualifiant l'écologie (plutôt que l'écologisme) de supplément d'âme,

diabolisa les écologistes, auxquels il fut alors reproché de ne traiter que de problèmes secondaires

comparés à la misère du monde. En effet, comment pouvait-on prôner une limitation de ses besoins alors

que le tiers monde s'enfonçait dans la misère ?

A ces données d'ordre purement événementiel, suivirent un certain nombre de textes

fondateur de l'écologisme comme mouvement intellectuel. Partant pour certains du nucléaire, qui va jouer le

même rôle que la laï cité pour le parti socialiste, c'est-à-dire de thème mobilisateur ; pour d'autres de

certains stigmates de la société industrielle, comme l'automobile pour André GORZ,25 les auteurs

élargissent le débat à l'ensemble de la société industrielle. Particulièrement, on peut remarquer qu'Ivan

ILLICH et son "Libérer l'avenir" 26 sont un des tout premiers textes de l'écologisme radical qui connaît un

succès retentissant et provoque une avalanche de polémiques. On en veut pour preuve le numéro spécial

de la revue Esprit consacré à Ivan ILLICH en 1972.27

Mais alors, quelle est la source de l'engagement écologiste ? Edgar MORIN résume très

bien, en même temps qu'il situe géographiquement et historiquement avec une étonnante précision, la

naissance de l'écologisme : "En 1969, s'est opérée en Californie une jonction entre l'écologie scientifique et

la prise de conscience des dégradations du milieu naturel, non seulement locales, mais désormais globales,

affectant la nourriture, les ressources, la santé et le psychisme des êtres humains eux-mêmes. Il y a eu

passage de la science écologique à la conscience écologique, en même temps que la jonction avec une

vision moderne du sentiment romantique de la nature qui se trouvait rationnellement légitime".28

Essayons de détailler cette longue affirmation.. Nous avons déjà vu comment s'était opéré

le passage de la science écologique à la conscience écologique puis à l'écologie politique.

B) Le sentiment romantique de la nature

25 André GORZ, "L'idéologie sociale de la bagnole", in Le Sauvage, sept-oct 1973 26 Ivan ILLICH, Libérer l'avenir, Le Seuil, Paris, 1970 27 "Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH in Revue Esprit, Mars 1972. 28 Edgar MORIN, "Pour une nouvelle conscience planétaire", op. cit

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Qu'est-ce que le sentiment romantique de la nature, à propos de duquel Luc FERRY

continue de s'interroger quand il affirme que "L'attrait romantique pour la virginité sauvage n'en demeure

pas moins un fait si général qu'il doit bien posséder ses raisons".29 Il faut d'abord définir ce sentiment

négativement, par rapport au sentiment quasi-organique de la nature qu'ont le chasseur ou le paysan. En

effet, le paysan, par son activité est plus intégré à la nature, pour laquelle il n'éprouve pas d'affection

particulière, mais qui fait partie de lui.30

Plus précisément, ce sentiment romantique correspond à une aspiration plus intellectuelle, à

une aspiration assez générale de l'être humain à être en harmonie avec la nature, ou au moins à l'affirmation

que nul ne peut se couper réellement de la nature sauvage dans son existence Il est vrai que nous

ressentons pour la plupart un sentiment de "manque" de nature quand nous sommes plongés dans un

environnement sur-urbanisé. Enfin, ce sentiment est aussi très bien développé chez David THOREAU, qui

en qualité de disciple d' EMERSON, fait partie de "l'école transcendentaliste qui vise au ressourcement de

l'âme humaine par le contact avec la nature"31 Il prend d'ailleurs des accents très Rousseauistes lorsqu'il

affirme qu' "A la fin [de notre développement] nous ne savons plus ce que c'est que de vivre au grand air et

nos vies sont domestiques, en plus de sens que nous l'imaginons".

C) La contestation sociale

Ce sentiment fut donc en quelque sorte légitimé par la science écologique.

Mais la conscience écologique s'appuie aussi sur un autre sentiment : l'insatisfaction, la

frustration, la contestation empirique des résultats de la société contemporaine en terme d'épanouissement

personnel. A ce sujet, Bertrand de JOUVENEL précise que le "thème de l'environnement parfait de

désagréments ressentis dans la vie quotidienne".32 Ivan ILLICH, quant à lui, considère que dans la société

moderne "Le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la production"33.

De plus, cette insatisfaction a des implications beaucoup plus profondes sur la nature de

l'engagement écologiste. En effet, en lisant THOREAU, on se rend compte que ce sentiment n'a rien de

l'affirmation d'une vérité générale, mais est essentiellement personnel. En fait, l'engagement écologiste, et

même la cohérence de l'ensemble de l'écologisme n'est légitimé, nous l'étudierons mieux plus tard, que par

une adhésion des mentalités à ce sentiment, sinon, la critique n'aura presque aucune raison d'exister, et

encore moins la finalité qu'elle exprime. Il faut remarquer que cette conception est présente chez tous les

29 Luc FERRY, Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, op. cit, p : 261 30 A ce sujet, il faut signaler que la liste "Chasse, pêche et tradition" présentée aux élections européennes, qui défendait des thèmes prétendument écologistes, correspond plus à ce sentiment organique de la nature. 31 Introduction à Walden ou la vie dans les bois par G. André LAUGIER, op. cit, p : 7 et Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 107 32 Bertrand de JOUVENEL, La civilisation de puissance, op. cit, p : 81

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auteurs que nous qualifierons d'écologistes radicaux. L'engagement écologiste est avant tout un engagement

personnel.

D) L'urgence

Enfin, en quoi l'idée d'urgence face aux problèmes environnementaux est-elle venue

légitimer les deux aspirations que nous venons d'évoquer ? Demandons-nous, comme Ernst Friedrich

SCHUMACHER "[...] pourquoi tous ces termes de pollution, d'environnement, d'écologie, etc., ont tout

soudain jailli à la première place".34 Celui-ci répond : "Les changements opérés au cours des vingt-cinq

dernières années dans le domaine industriel, aussi bien en quantité qu'en qualité, ont fait naître une situation

entièrement nouvelle, situation qui ne résulte pas de nos échecs, mais de ce que nous prenions pour nos

plus grandes réussites. Ce phénomène s'est produit si soudainement que nous avons à peine remarqué que

nous épuisions totalement et si vite une certaine forme de bien irremplaçable, les marges de tolérance que la

nature, dans sa bienveillance, nous a toujours fournies".

Il est vrai que l'après-guerre correspond à un changement quantitatif évident dans la taille

des réalisations humaines : des événements marquants, comme le premier pas sur la lune en 1969, en sont

les témoins. De plus, les moyens, qu'ils soient techniques ou financiers, mis au service de ces réalisations

finissent par en changer la nature. Certains sont maintenant en mesure de modifier durablement, et

rapidement, notre environnement, non seulement naturel, mais aussi social, c'est-à-dire notre cadre de vie,

mais aussi la structure de nos relations sociales, et même de notre propre personne. Les rythmes de ces

changements contrastent avec la logique de long terme, de prévision à laquelle nous étions habitués. La

société prit vraiment conscience de ce changement, qui ne s'était jusqu'alors manifesté que dans l'idéologie

moderne du progrès, au moment ou la science écologique constate que les grands équilibres naturels (cycle

de l'air, de l'eau, chaîne alimentaire) sont maintenant en péril.

Il est bien évident que ces contestations vont venir légitimer dans un premier temps le

sentiment d'un certain nombre qui depuis déjà quelques années souffraient de voir des paysages détruits,

des animaux souffrir, ou n'aimaient pas la vie dans les villes. La contestation, naturaliste ou pas, de la

société sort alors de la marginalité. Nos nouveaux écologistes vont d'ailleurs utiliser le thème de l'urgence

écologiste de façon très opportune. La plupart des meetings se résumaient à "L'écologisme ou la mort", à

cette époque. Il suffit de considérer l'opinion du public de l 'université de Louvain-la-Neuve, lors de la

conférence donnée par Cornelius CASTORIADIS et Daniel COHN-BENDIT 35 pour mesurer ce que cet

33 Ivan ILLICH, La convivialité, op. cit, p : 86 34 Ernst Friedrich SCHUMACHER, Small is beautiful, une société à la mesure de l'Homme, Paris, Point Seuil, 1973, p: 50 35 De l'écologie à l'autonomie, Cornelius CASTORIADIS, Daniel COHN-BENDIT et le public de Louvain-la-Neuve, Collection techno critique, Paris, Le Seuil, 1981

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argument pouvait avoir de sécurisant quant à la justesse de son engagement : Pourquoi toujours se

demander si nous sommes dans le juste ? Puisque la terre est menacée, la critique écologiste de la société

s'impose comme une évidence, affirmait en substance un membre de l'auditoire. Or, en 1981 déjà,

Cornelius CASTORIADIS fut réticent pour avaliser cette conception. Nous ne souscrivons pas non plus à

cette thèse.

En effet, si Edgar MORIN a raison d'affirmer que les résultats d'études de l'écologie

scientifique à propos des menaces environnementales ont provoqué l'éveil de la conscience écologique, ce

thème ne suffit pas à légitimer l'ensemble de l'écologisme.

- D'abord parce que la perception du thème de l'environnement a été victime d'un certain

catastrophisme. Cette exagération est compréhensible de la part de militants à qui ont été

révélées de nombreuses menaces pour la survie de leur planète en quelques années de

l'assèchement du lac Baï kal (déjà connu en 1974, puisqu' André GORZ le cite), aux

menaces nucléaires. Par contre, elle l'est moins de la part d'auteurs qui l'ont

systématiquement utilisé pour justifier leurs idées.

Certains ont même décrit une vision Fantasmatique de ce qui attendait l'humanité

particulièrement André GORZ.36

- Ensuite, parce que la science écologique, depuis ses premières études de problèmes

environnementaux a continué à travailler, et il devient maintenant concevable que ces

problèmes puissent trouver une solution à l'intérieur de notre système de production. Les

économistes appellent cela l'internalisation des coûts externes.

- Enfin et surtout parce que l'écologisme à d'autres inspirations que le thème

environnemental. Nous avons vu qu'il partait d'abord d'un engagement personnel, d'une

perception, d'une contestation, nous verrons que c'est aussi une conception morale d'un

autre mode de vie. Comme Marcel GAUCHET, nous pensons que "[...] la mobilisation

autour des problèmes du milieu est avant tout le levier d'une contestation de la société".37

En élaborant une critique sociale, l'écologisme s'est autonomisé du problème de

l'environnement. D'ailleurs, ce thème n'est traité que ponctuellement par les auteurs que

nous classons dans l'écologisme radical. Croyons Jacques ROBIN, cité par Bernard

CASSEN, quand il affirme que "La politique de l'environnement est une anecdote par

rapport au questionnement posé par l'écologie"38

36 André GORZ/Michel BOSQUET Ecologie et politique, coll. Politique, Paris, 1974, Point Seuil, voir page 101 à propos des psychiatres qui menaçaient de contrôler totalement les esprits dans un future proche. 37 Marcel GAUCHET, Sous l'amour de la nature, la haine des hommes, op. cit. p : 280 38Bernard GASSEN, "Les politiques sommés de faire un choix radical", in Le Monde diplomatique, Novembre 1989, p: 13

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Tous ces éléments permettent d'éclairer les rapports entre écologisme et

environnementaliste. Particulièrement, ils constituent un début d'explication de l'amalgame souvent fait entre

les deux notions : si des détracteurs ont voulu les assimiler, les écologistes ne s'y sont jamais opposés,

pensant étendre leur influence par ce moyen.

L'écologisme est souvent perçu comme un mouvement anti-occidental, cherchant à sublimer

les valeurs des civilisations traditionnelles, dans une""[...] détestation passéiste de la modernité

industrielle".39 On peut effectivement se poser la question de l'insertion ou de la non insertion de

l'écologisme dans la pensée occidentale. Pour préciser cette idée, utilisons une étude de Louis DUMONT,

à propos de l'égalité dans "Homo Aequalis".40 Selon lui, la dénonciation des inégalités ne peut s'exprimer

que dans une société fondamentalement égalitaire, c'est-à-dire qui a intégré le concept d'égalité. Par

exemple, en Inde, l'interrogation sur l'inégalité n'a pas lieu d'être, puisque la société indienne, avec son

système de castes, est fondamentalement inégalitaire.

De la même manière, J.W. LAPIERRE, sociologue, dans les "discussions" sur Ivan

ILLICH, 41 reproche à ce dernier d'avoir une pensée anthropocentriste, individualiste et libérale, alors que

celui-ci pense avoir une réflexion universaliste.

En fait, l'écologisme est typiquement occidental. En effet, pour s'élever contre le système

technicien, pour dénoncer la marchandisation de la société, pour stigmatiser les frustrations nées de

l'individualisme, il faut indéniablement en avoir fait l'expérience. Par opposition, les complaintes des indiens

sur la société occidentale viennent d'un traditionalisme, leur conception de la nature est organique, et pas

romantique. De la même manière, Cornelius CASTORIADIS explique que pour défendre l'idée

d'autonomie comme l'écologisme le fait, il faut en avoir la représentation imaginaire préalable. L'autonomie,

comme la liberté, est "une signification imaginaire, et une création historique gréco-occidentale", c'est-à-dire

que la pensée occidentale porte une idée de relativisme, d'autonomie en germe, qui est impensable dans

d'autres sociétés : "L'autonomie est la présupposition de notre discours, ce n'est ni une données génétique,

ni une intelligence plus grande, car nous avons été historiquement fabriqués".42

L'écologisme est donc une interrogation émanant de certains membres de la société

occidentale sur un état de développement et les risques qu'il comporte. Il ne peut donc être envisagé en

dehors d'une évolution historique de la pensée, qui échappe peut être à une partie de l'Humanité, ce que

39 Marcel GAUCHET, "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit. p : 279 40 Louis DUMONT, Hono aequals", 41 "Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH, op. cit, p : 124 42 De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p: 85

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Jean-François LYOTARD résume par : "L'Humanité se divise en deux parties; L'une affronte le défi de la

complexité, l'ancien, le terrible défi de la survie".43

L'écologisme est un contre-courant à ce qui sous-tend le développement de nos sociétés

modernes, tout au moins lors de son élaboration.

Finalement, cette idée nous amène à celle de la nature des rapports de l'écologisme avec ce

qui constitue une part de cette évolution de la pensée, c'est-à-dire le marxisme et le libéralisme. En effet,

ces deux idéologies constituaient un cadre habituel de pensée au moins jusque dans les années 1980.

II - Les pesanteurs idéologiques

La question de la place de l'écologisme par rapport aux opposition politique traditionnelle

peut être étudiée sous deux angles différents : l'insertion dans la dynamique droite / gauche de la vie

politique, et l'influence du cadre idéologique.

A) L'insertion dans la dynamique droite / gauche

"L'écologisme est-il de droite ou de gauche" ? Cette question est posée depuis la naissance

du mouvement. Le positionnement par rapport à cette opposition traditionnelle, ou la revendication d'une

place séparée semble même être une obsession des membres de l'écologie politique comme chez ses

analystes, à tel point qu'il semble être une condition préalable à toute discussion sur ses thèses.

Sans nous attarder sur la pertinence et le contenu de la distinction droite / gauche, il nous

faut préciser cette notion. En effet, excepté son existence historique et une vague opposition entre ordre et

mouvement, elle parait souvent - contrairement à ce qu'affirme René REMOND 44mouvante et incertaine.

C'est pourquoi nous la définirons de la façon la plus neutre possible : c'est-à-dire qu'est de droite ou de

gauche toute personne ou tout mouvement qui s'en réclame, et dont les acteurs politiques jugent qu'il l'est

bien. La reconnaissance par le champ politique est donc considéré comme le fondement de la distinction,

agissant comme une sorte de représentation du jeu politique.

De ce point de vue, la diversité du mouvement écologiste contemporain, l'empêche de se

situer clairement : Luc FERRY considère la "deep ecology" comme un conservatisme, dont il rapproche les

43 Jean-François LYOTARD, Le post-moderne expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1988, p :120 44 René REMOND, Les droites en France

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thèmes de ceux de l'Allemagne nazie,45 alors que Marcel GAUCHET voit dans l'écologisme une

"métamorphose du vieux gauchisme".46 De plus, les partis verts hésitent entre le refus de s'intégrer au jeu

politique traditionnel, et la nécessaire assimilation, le soutien aux partis "progressistes" dans un objectif

électoral.

Mais qu'en est-il de l'écologisme radical ? Quelle sensibilité politique a permis sa

naissance de l'écologisme ?

Incontestablement, l'écologisme est élaboré dans les années 70 par des auteurs de

la gauche contestataire et libertaire. Contestataire d'abord, parce qu'on l'a vu, l'engagement écologique

correspond à un sentiment d'insatisfaction face à la société, qui devient une remise en cause radicale.

Libertaire ensuite, puisque l'écologisme se caractérisera par le rejet de toute forme autoritaire de solution, y

compris la solution uniquement étatique ; elle cultivera l'autonomie comme valeur. André GORZ le résume

d'ailleurs très bien quand il explique que si l'écologisme est compatible avec le socialisme de l'autogestion, il

ne l'est pas du tout avec le socialisme autoritaire.47

Cependant si les auteurs et les militants qui forment l'écologisme sont de gauche, ce sont

souvent des déçus de cette gauche. D'ailleurs, Alain LIPIETZ, qui commence son ouvrage par un chapitre

intitulé "à un ami de gauche qui hésite encore à devenir écologiste" précise que l'écologisme a prétention à

construire un nouveau paradigme, le "paradigme vert",48 distinct des autres systèmes de pensée.

En fait, si la "provenance" des auteurs, influencés par une culture de gauche -

particulièrement, ils reprennent en leur nom le slogan "changer la vie" - va influencer grandement leur

pensée, il n'en reste pas moins que l'écologisme affirme dès sa naissance la volonté de prendre une autre

direction que celle du socialisme ou du marxisme. La relation entre les écologistes et la gauche est

finalement plus culturelle et affective qu'idéologique.

Alain LIPIETZ, comme Serge MOSCOVICI,49 précisent d'ailleurs la nostalgie et la

déception des combats passés qui caractérisent l'engouement écologiste.

Finalement, il est établi que l'écologisme rassemble un certain nombre de déçus de la

gauche traditionnelle. Cette idée a pourtant peu d'implications concrètes. L'étude des similitudes et des

différences par rapport au cadre idéologique existant est plus riche d'enseignements.

B) L'influence du cadre idéologique

45 Luc FERRY, Le Nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, op. cit. 46 Marcel GAUCHET, "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit, p : 281 47 André GORZ / Michel BOSQUET, Ecologie et politique, op. cit, p : 65 48 Alain LIPIETZ, Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 8-9

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Dans les années 1970, un grand nombre d'intellectuels utilisent encore le marxisme comme

mode d'analyse sociologique, mais aussi comme idéologie. Ce système de pensée s'est imposé pour

certains comme paradigme explicatif unique.

Cependant, si l'année 1968 est celle des fameuses révoltes du mois de mai, c'est aussi celle

du printemps de Prague. Cet événement symbolise alors la prise de conscience de certains intellectuels

ouverts face à l'horreur du marxisme comme idéologie, et de sa limite comme analyse scientifique. Alain

LIPIETZ 50 confirme que l'expérience communiste est la tragédie du XXème siècle", ce qui pourrait

apparaître comme une condamnation sans faille du marxisme. Mais le rapport entre marxisme et

écologisme sont beaucoup plus complexes. D'abord parce que de nombreux auteurs de l'écologisme

radical étant de formation marxiste (que ce soit Ivan ILLICH, André GORZ, Cornelius CASTORIADIS

ou bien d'autres), ce système de pensée ne pourra pas être sans influence. Ensuite parce qu'il faut distinguer

deux aspects du marxisme, un constructif, et un analytique. Stanley HOFFMAN 51 nous explique que

"toute la partie constructive du marxisme n'a pas résisté à l'expérience historique, mais il reste un instrument

d'analyse critique qui garde toute son utilité". Les productions désastreuses de la société marxiste ont

considérablement marqué les concepteurs de l'écologisme. Tous affirment, comme Ivan ILLICH,52 qu'il

"leur faudra s'opposer à la prétention constante de légiférer aux antipodes". L'écologisme se fonde sur un

refus de tout dogmatisme, sur la négation d'un système de pensée fermé, et sur le refus de proposer des

fins à la société. Nous verrons que cette idée participe à la nature particulière de l'écologisme comme

idéologie, puisqu'il se caractérisera par une dimension normative très limitée.

Des auteurs, comme Cornelius CASTORIADIS 53 sont d'abord très critiques par rapport à

la ferveur simplificatrice du marxisme, qui l'a progressivement détaché de la réalité : "Le mouvement ouvrier

a mis en cause l'ensemble de l'organisation de la société mais d'une manière qui, rétrospectivement, ne peut

manquer de nous apparaître comme quelque peu abstraite". De même Alain LIPIETZ 54 reconnaît que

"Les sociétés humaines sont infiniment plus complexes que le socialisme ne l'avait cru".

En tirant les leçons du passé, ils reconnaissaient le caractère parcellaire et simplificateur du

marxisme. Mais ils ne vont pourtant pas contester le bien fondé de la nécessité d'inclure le mode de

production dans l'analyse sociologique, ils vont même prolonger cette nécessité, en y incluant l'étude du

savoir technique. Cornelius CASTORIADIS amplifie son affirmation précédente en estimant que "le

49 Serge MOSCOVICI, Jean-Paul RIBBES, Pourquoi les écologistes font-ils de la politique 50 Alain LIPIETZ, Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 8 51 "Un entretien avec Stanley HOFFMAN" in Le Monde, 6 décembre 1994 52 Ivan ILLICH La convivialité, op. cit, p : 60 53 De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 36 54 Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 9

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mouvement écologiste a mis en question le schème de la structure des besoins, le mode de vie [dans

l'analyse sociologique] [...]", tout en précisant que "ni nous, ni personne ne peut décider d'un mode de vie

pour les autres". Les premiers textes de l'écologisme restent très imprégnés d'analyse marxiste : Ivan

reprend les thèmes d'aliénation, de production sociale, et l'idée que le mode de production et le système

technique conditionneraient la société. Il affirme d'ailleurs que "A l'évolution des techniques correspondrait

une évolution parallèle de classes sociales".55 De plus, l'écologisme se démarque complètement du

marxisme parce qu'on le verra, il s'attaque au fondement du mode de production, c'est-à-dire le

productivisme et le savoir rationnel qui le sous-tend. Ivan ILLICH rajoute en quelque sorte un échelon

supplémentaire à l'analyse marxiste : un état des sciences et des techniques déterminant un mode de

production donné, qui produit lui-même un type de société.

Mais l'écologisme "n'a pas la fermeture et la dureté de la science prolétarienne de l'Histoire"

comme l'affirme Marcel GAUCHET.56 C'est pourquoi, il va par la suite progressivement s'enrichir

d'analyses d'autres sciences, l'économie, l'ethnologie, l'anthropologie par exemple.

L'écologisme reprend donc une partie de l'analyse marxiste à son compte. Toutefois,

l'expérience marxiste marque profondément ses membres, qui en tirent les leçons. Alain LIPIETZ espère

que "Peut-être l'expérience socialiste servira-t-elle à éviter de reparcourir les mêmes chemins".57 Même si

l'apport du marxisme est incontestable, l'écologisme se définit aussi contre celui-ci, c'est-à-dire dans le refus

de toute idéologie fermée comme explication unique et donne définition exhaustive de ce qui doit être.

Enfin, il refuse l'abstraction propre au socialisme scientifique et cherchera à s'ancrer toujours plus

profondément dans la réalité.

Parallèlement à ce divorce du marxisme - difficile de la part d'intellectuels très marqués

idéologiquement et scientifiquement par ce courant de pensée - l'écologisme s'élabore dans un rapport très

conflictuel au libéralisme.

Au vu du titre de l'ouvrage de René DUMONT "Jamais d'écologie sans le socialisme",58 et

de l'affirmation de Luc FERRY selon lequel dans l'écologisme "il n'y a rien à garder du libéralisme. face à

ce mal radical, l'attitude politique convenable ne saurait être celle de la révolution, néo conservatrice ou

prolétarienne, pas celle de la réforme",59 on pourrait tirer la conclusion que l'écologisme rejette l'ensemble

du libéralisme, et qu'il se forme contre celui-ci. Il est vrai que la sensibilité de gauche, et l'affinité avec les

analyses marxistes des écologistes ne va pas dans le sens d'une conciliation avec le libéralisme ;

l'écologisme aura même tendance à le diaboliser à ses débuts. Cependant, nous l'avons vu, l'écologisme n'a

pu s'élaborer que dans le cadre d'une société libérale et occidentale, dont il dénonce les excès. Ses

55 La convivialité, op cit, p : 55 56 "Sous l'amour de la nature, la haine de hommes", op. cit p : 281 57 Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 40 58 René DUMONT, Jamais d'écologie sans le socialisme,

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conceptions seront donc influencées par le libéralisme. De plus, au fur et à mesure de la maturation des

thèmes écologistes, ceux-ci semblent être devenus compatibles avec certains thèmes du libéralisme,

notamment les opinions de TOCQUEVILLE sur l'individualisme, ou la conception des institutions et de la

place de l'Etat chez HAYEK.

En fait, il semble que les incompréhensions, et les jugements expéditifs qui poussent à placer

d'emblée l'écologisme dans une dynamique droite / gauche, ou à l'apparenter dans les grandes idéologies,

sont autant le fait de ses membres que de ses critiques. On sous-estime souvent les pesanteurs idéologiques

qui empêchent un discours nouveau de s'exprimer. L'écologisme cherche à s'affirmer comme une idéologie

radicalement nouvelle. Dans son effort de s'extérioriser des codes habituels de pensée, elle se heurte aux

habitudes et aux incompréhensions. Nous étudierons dans la section suivante le mode de formation de ce

discours à connotation idéologique.

Auparavant, il nous faut préciser quels sont les auteurs du courant étudié, ainsi que leurs

différences et leurs similitudes.

L'écologisme radical a des frontières très floues. Par essence très ouvert, il subit des

influences nombreuses et se nourrit de différentes critiques. A partir d'un sentiment commun - les sources

de l'engagement écologique - ses auteurs développent une partie de la critique de la société moderne : par

exemple, on citera Ernst Friedrich SCHUMACHER qui s'attaque principalement aux présupposés

économiques et matérialistes, Ivan ILLICH qui base sa critique sociale sur la logique de l'outil, Cornelius

CASTORIADIS qui met l'accent sur la logique capitaliste et sur l'imaginaire social et René DUMONT qui

cristallise les problèmes de développement.

Cette apparente dispersion de la critique est renforcée par le fait que les auteurs se référent

rarement aux mêmes sources. Cette dernière idée est très compréhensible car l'écologisme étant

incontestablement une réflexion novatrice dans les années soixante-dix, ses auteurs ne disposent pas de

points de référence. On est cependant frappé par la cohérence des solutions qu'ils proposent, et leur

complémentarité. Ivan ILLICH, par exemple, reconnaît que sa critique ne "[...] s'arrête pas à la structure et

au caractère de l'individu et de la communauté" mais reconnaît qu' "une réflexion complémentaire serait

celle sur la nature de l'homme industriel".60 Même si certaines analyses partent de l'analyse marxiste de la

société, sans tenir compte d'autres dimensions, comme le problème de la nature humaine, de la société et

de l'Etat, il est surprenant de constater que ces différents points de vue d'auteurs qui ne se connaissaient

pas seront très rarement contradictoires.

59 Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'Homme, op. cit, p : 37 60 Ivan ILLICH, La convivialité, op. cit, p : 35

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De plus, on peut déterminer les présupposés philosophiques et méthodologiques qui

rassemblent ces auteurs. Ce qui ne constituait au départ qu'une contestation des logiques marchandes et

techniques est devenu une remise en cause et une volonté de dépasser la modernité industrielle, sans perdre

ses fondements.

Il nous faut aussi distinguer plusieurs types d'auteurs étudiés. Ceux qui se rattachent à

l'écologisme radical : André GORZ, Ivan ILLICH, E.F. SCHUMACHER, Alain LIPIETZ, Cornelius

CASTORIADIS, René DUMONT, D. SIMONNET produisent une synthèse de critique de la société

moderne qui, agrémentée d'une vision morale, est à la base de notre mouvement. D'autres participent

seulement à cette critique : Bertrand de JOUVENEL, Pierre CLASTRES, Alain CAILLE, Edouard

BONNEFOUS. Enfin, nous étudierons d'autres penseurs comme les inspirateurs de l'engagement

écologique : Emmanuel MOUNIER ou David THOREAU par exemple. Cependant, cette frontière n'est

pas stricte, et on hésite à classer certains auteurs, comme Edgar MORIN, dans l'un ou l'autre groupe.

On peut alors se demander, si l'écologisme radical a vraiment une unité, et s'il est utile de

l'isoler comme courant de pensée distinct.

L'écologisme se différencie d'abord des autres critiques de la modernité industrielle parce

qu'il se reconnaît et qu'on le reconnaît comme tel. Ensuite, parce que son contenu a une valeur de synthèse,

qui produit une critique globale et un projet social. Enfin, parce que ses conceptions philosophiques et

morales le différencient des analyses scientifiques : si "la société contre l'Etat"61 de Pierre CLASTRES

constitue un apport important à la réflexion écologiste, il ne saurait être attaché à l'écologisme, puisque ce

n'est qu'une étude anthropologique des sociétés primitives d'Amérique du Sud.

Le caractère ouvert et évolutif de l'écologisme rend donc plus difficile son affirmation

comme mouvement de pensée séparé. Cependant, il permet d'expliquer la définition qu'en donne

Dominique SIMONNET : "Ce nouveau mot en "isme" ne se rapporte pas à une doctrine unitaire mais

plutôt à une synthèse évolutive de l'expression des sensibilités écologiques".62

Enfin, il faut clarifier le caractère alternatif non conformiste et les problèmes de

respectabilité de ces auteurs; l'idée d'alternative réfère à une certaine dynamique de pensée, qui cherche à

proposer des situations toujours radicalement nouvelles de ce qui avait été imaginé auparavant.

L'écologisme se place dans cette dynamique, proposant un ordre social totalement différent. Ses thèses

furent d'ailleurs présentées comme assez révolutionnaires, puis gagnèrent en respectabilité. L'écologisme a

émergé de points de vue assez extérieurs au mouvement intellectuel des années 70, pour preuve André

GORZ commença sa carrière par des articles dans la revue "Le sauvage" (!) sous un pseudonyme, puis ses

61 Pierre CLASTRES, La société contre l'Etat, Coll. Critique, Ed de Minuit, Paris, 1974 62 L'écologisme, op. cit, p : 10

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articles furent publiés sous son vrai nom dans "Ecologie et politique" : Il ne faut pas considérer comme

purement anecdotiques ces conditions d'élaboration du discours écologiste ; elles furent le gage d'une

ouverture et d'une indépendance d'esprit, non empêchées par des problèmes de reconnaissance - comme

les études universitaires -, qui seules permirent de remettre en cause des présupposés (économiques et

scientifiques) apparemment établis. Puis ces critiques trouvèrent une certaine justification dans les

dysfonctionnements de notre société et furent diffusées. Elles constituent toujours, selon les auteurs de l'

"équivoque écologique", un bouillonnement non conformiste qui est "une part non négligeable du non

conformisme écologique actuel".63

SECTION 2 - MODE DE FORMATION.

Après avoir étudié les conditions d'élaboration, événementielles et idéologiques plus

particulièrement "[...] la confluence des différents mouvements sociaux qui se sont découverts des

aspirations communes" et qui ont permis l'apparition de la conscience écologique, il est nécessaire de

décrire la manière dont ce sentiment écologique commun s'est développé, enrichi, étoffé pour former un

système de pensée cohérent.

En effet, ce sentiment, pour concrétiser sa volonté de s'ancrer dans la réalité (nous avons

vu un aspect de cette volonté dans la relativisation du marxisme), va "[...] mûrir sur les constats et les

enseignements de la science écologique"64 avec laquelle il est en interaction ("les écologues" sont souvent

des écologistes), puis sur les résultats d'autres sciences. A cet égard, l'écologisme développe une

construction de la réalité qui est originale par rapport aux autres idéologies, puisqu'il s'appuie sur des

sciences. Puis, fort de cette analyse de la société, l'écologisme trouve sa raison d'être avec l'introduction

d'une dimension éthique fondamentale pour sa compréhension.

Alain LIPIETZ résume d'ailleurs parfaitement ce mode de formation :"En s'encrant dans

une réalité matérielle, contre un "état des choses existant", qu'elle [l'écologie] essaie d'analyser pour mieux

combattre, avec un système de valeurs (solidarité - autonomie - responsabilité écologique - démocratie) et

un projet en pointillé (le développement durable)".65

Cette transformation en système d'idée, très logique, mais aussi très originale, nous

renseignera sur la nature idéologique de l'écologisme radical.

I - Le réalisme écologique

63 L'équivoque écologique, op. cit, p : 128 64 D. SIMONNET, L'écologisme, op. cit, p : 60

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Ce thème est très souvent développé par les auteurs de l'écologisme : André GORZ intitule

un chapitre d' "Ecologie et politique", "Le réalisme écologique" pour contrer les tentatives de faire

considérer l'écologisme comme une utopie.

Pour donner un premier exemple de réalisme écologique, et de la pertinence que révêtent

parfois ses analyses, citons un passage de E.F. SCHUMACHER, qui en 1974, produit une description

assez visionnaire de notre société actuelle. Il explique ce qui se passerait si le capital venait à supplanter le

travail, et plus exactement si le coût de création d'un poste de travail excédait le salaire de l'ouvrier qui

l'occupe :"[...] la société en question risque d'éprouver de sérieuses difficultés : concentration exagérée de

richesses et de pouvoir aux mains de rares privilégiés, problèmes grandissant des "laissés pour compte" qui

ne peuvent s'intégrer à la société, et constituent une menace toujours plus forte ; mauvaise distribution de la

population en raison d'une urbanisation excessive ; frustration et aliénation générale, chômage structurel,

accompagnés de taux de criminalité élevés".66 Voilà résumé, vingt ans avant, les problèmes d'exclusion, de

dualisation des sociétés, de chômage technologique, et ce avant même que la crise ait touché les sociétés

occidentales, et alors que rien ne laissait présager une telle évolution! Ce genre d'analyses est assez

répandu : on citera de même Edouard BONNEFOUS, qui essaie en 1976 de prévoir les conséquences de

l'introduction de l'informatique : 67 celui-ci en déduit une montée en puissance du pouvoir exécutif, par

manque d'information du législatif, mais aussi un développement du phénomène technocratique et des

pressions sur l'administration.

Cependant, par delà les exemples, le réalisme écologique correspond à une aspiration plus

profonde. Sans en développer le contenu (voir prochain chapitre), il nous appartient de développer ici

l'origine de cette volonté de toujours "coller" à la réalité, de se débarrasser de toute affirmation non fondée,

en même temps que de tout ce qui empêche d'appréhender les faits directement. Cette conception qui

forme un présupposé à une analyse de la réalité, aura des conséquences sur l'étude de la société et la

définition de la société souhaitée. En effet, l'objet de l'étude sociologique étant en dernier ressort l'Homme,

l'écologisme va tenter de se débarrasser de ce qui forme des obstacles à sa compréhension : les méthodes

quantitatives, abstraites et holistes d'explication d'abord, à cause de "Cette position absurde de donner le

pas à la société sur l'individu",68 mais plus encore les institutions, les systèmes et les logiques qui l'enferment

dans un cadre étroit, l'aliènent et menacent sa nature profonde.

Ce réalisme trouve sa source d'abord dans le retrait face aux explications uniques et

réductrices. L'expérience marxiste dissuade pour longtemps les écologistes, qu'ils soient militants,

intellectuels ou scientifiques, de se fondre dans un système de pensée fermé, même si cette attitude est une

65 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 10 66 Small is beautiful. Une société à la mesure de l'Homme, op. cit, p : 36 67 Edouard BONNEFOUS, Sauver l'Humain, Flammarion, Paris, 1976,. p : 167

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ascèse que certains n'ont pas suivi (on a vu les dérives du scientisme et de la deep ecology, qui furent

autant de sirènes, prometteuses de certitudes inébranlables, et d'explications rassurantes de la société).

Par sa genèse scientifique, l'écologisme pourrait se prévaloir d'un substrat concret qui la

légitimerait. Cependant, ici aussi, il refuse l'explication scientifique comme paradigme unique, et cherchera à

replacer le savoir rationnel dans son domaine. Plus précisément, il tentera une meilleure approche de la

complexité, par la pluridisciplinarité et la proximité à la réalité.

Enfin, dans son désir de réalité, l'écologisme n'aura de cesse de rappeler certaines

évidences oubliées par le projet moderne. Cette démarche répond exactement à la philosophie de David

THOREAU, qui, par son indépendance, son regard extérieur sur la société moderne, nous crie "Simplifiez",

et constate l'aveuglement qui souvent préside à nos décisions. Au chapitre de ces évidences on peut citer

l'urbanisme : n'est-il pas évident que le gigantisme de l'urbanisme moderne n'est pas adapté à l'Homme ?

Pourtant, combien de temps a-t-il fallu pour que l'on s'en aperçoive ? De même, "Ne devrait-il pas être

évident que nos méthodes actuelles de production entament déjà la substance même de l'Homme industriel

?"69

II - Une innovation, l'apport de l'analyse scientifique.

Les apports de la science à l'écologisme sont nombreux, et forment autant de points d'appui

à ses critiques. Cependant, ces rapports complexes doivent être clarifiés, pour éviter tout amalgame, toute

dérive scientiste d'une idéologie qui n'aurait que des fondements rationnels propres à un déterminisme.

A) Ecologie scientifique et écologie politique

D'abord, la science écologique va fournir des méthodes à l'écologisme. Science du milieu,

elle introduit une autre manière d'appréhender la complexité de la réalité. Edgar MORIN, fervent adepte

de la science écologique et du systémisme y voit d'ailleurs une jonction épistémologique : "Les succès de la

science écologique nous montrent que contrairement au dogme de l'hyperspécialisation, il existe une

connaissance organisationnelle globale, seule capable d'articuler les compétences spécialisées pour

comprendre les réalités complexes".70 Cette conception trouve bien sûr toute son utilité dans l'analyse de la

réalité sociale, ce que David THOREAU introduit tout simplement en nous disant "J'aimerais parler surtout

68 Emmanuel MOUNIER, La révolution personnaliste et communautaire, coll. Esprit, Editions Montaigne, Paris, 1935, p : 110 69 Small is beautiful. Une société à la mesure de l'Homme, op. cit, p : 20 70 "Pour une nouvelle conscience planétaire", op. cit

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des circonstances qui, vous entourent du monde où vous vivez, de votre ville, de ce qu'elle est",71 ce que

l'on vérifie bien dans la suite de son ouvrage, quand il étudie les logiques qui dirigent la vie en société, et

l'ensemble de déterminations qu'elles produisent, c'est-à-dire le milieu dans lequel s'opère l'activité humaine.

Edgar MORIN explique encore que l'apport important de l'écologie scientifique est d'avoir

replacé l'Homme dans sa nature (son milieu). En éclairant les notions de nature et de culture, elle replace

l'Homme dans une dialectique "dépendance/autonomie" par rapport à la nature dans un indéniable effort de

réalisme. L'étude d'un objet dans son contexte est d'ailleurs un apport méthodologique opposé à la

méthode expérimentale : l'idée que "Tout ce qui isole un objet détruit sa réalité même"72 fait franchir un pas

à la réflexion scientifique. Une autre révolution épistémologique est que "Toute théorie, y compris

scientifique, ne peut épuiser le réel, en enfermer son objet dans ses paradigmes", par conséquent "Elle est

condamnée à demeurer ouverte, c'est-à-dire inachevée, insuffisante".73 On retrouve ici, mais cette fois

d'origine scientifique, le refus de toute explication unique, de tout idéologie fermée propre à un écologiste.

L'écologisme est bien à "la confluence de différents mouvements sociaux qui se sont découverts des

aspirations communes".74 De plus, si cette conception limite, relativise la théorisation scientifique, elle

montre aussi la retenue que se donne l'écologisme dans sa "[...] croissance théorisée de l'ordre des choses

existant"75 : celui-ci avoue de manière très réaliste son incomplétude, et n'aura donc pas prétention à

assigner de manière trop stricte de fins à la société (nous lèverons plus tard cet apparent paradoxe d'une

écologie qui se veut politique).

L'écologisme élabore donc, grâce à l'écologie scientifique, une équivoque construction de la

réalité. Au fur et à mesure que la demande sociale s'est faite sentir, l'écologie scientifique a progressivement

développé son champ d'application. Elle permet actuellement, particulièrement grâce à l'écologie urbaine,

de mieux comprendre certains phénomènes sociaux.

B) Les apports des autres sciences

En plus de cette interaction permanente avec l'écologie scientifique, l'écologisme subit un

afflux continu de nouvelles données, provenant de différentes sciences, qui vont étayer sa critique.

L'ethnologie et l'anthropologie sont d'ailleurs d'une importance considérable dans la formation de

l'écologisme : alors que celui-ci s'était jusqu'alors cantonné dans une analyse marxiste des systèmes

économiques et scientifiques (et leurs influences sur la société), et dans l'influence des activités humaines sur

71 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 75 72 Edgar MORIN, Le paradigme perdu, la nature humaine, Ed. du Seuil, Paris, 1973, p : 231 73 Edgar MORIN, Le paradigme perdu, la nature humaine, Ed. du Seuil, Paris , 1973, p : 231 74 Dominique SIMONNET L'écologisme, op. Cit. p :12 75 Alain LIPIETZ, Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op cit, p : 31

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l'environnement, ces deux disciplines étendent l'écologisme à l'ensemble des relations sociales. L'influence

de "La société contre l'Etat" de Pierre CLASTRES est significative.

Contredisant le sens commun qui présentait les sociétés primitives somme des sociétés de

pénurie, diverses études ont mis en évidence que certaines étaient en fait fort "riches", quoique très pauvres

à nos yeux, subvenaient largement à leurs besoins, et vivaient bien, tout en travaillant peu. Ces affirmations

ont eu une influence retentissante dans le monde intellectuel de l'époque. On a cependant souvent assimilé

cette utilisation de l'anthropologie à un désir caché de renier toute la civilisation occidentale. Or, si

l'écologisme se sert des apports de cette science, c'est plutôt pour en tirer des enseignements, pour

prouver par l'analyse comparative que le projet moderne, loin d'être un dogme, une réalité évidente, est

surtout une opinion, une conception philosophique de la vie en société. Claude LEVI-STRAUSS, dans

"Tristes tropiques" résume très bien l'apport de l'anthropologie et sa valeur d'exemple pour nos sociétés :

"L'étude de ces sauvages nous apporte autre chose que la révélation d'un état de nature utopique ou la

découverte de la société parfaite au coeur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la

société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à

démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'Homme et à bien connaître un état

qui n'existe plus, qui peut être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant

nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent". 76 L'anthropologie a aussi

permis d'élargir l'étude de nos sociétés occidentales à leurs fondements, puisqu'elle a donné des points de

comparaison dans les sociétés traditionnelles. Beaucoup d'intellectuels proclament d'ailleurs actuellement

son utilité pour se placer sur un point de vue extérieur à notre société, et mieux la comprendre.

L'écologisme est donc essentiellement pluridisciplinaire. Edgar MORIN a bien mis en

valeur les similitudes de méthode entre la discipline scientifique et l'idéologie, c'est-à-dire la capacité de

surmonter l'hyper-spécialisation de connaissances, d'en faire la synthèse, c'est-à-dire de produire une

analyse rassemblant les apports des différentes sciences sur une question donnée. Ce mode de pensée

puisant dans toutes les spécialités, il est donc impossible de faire un inventaire exhaustif de ces différents

apports.

Nous terminerons cette évocation avec le volet économique de la critique écologiste, qui

permet lui aussi de lever certaines interrogations sur le qualificatif de "doux rêveur" prêté aux écologistes.

En effet, si le "consensus écologique" dans l'opinion publique admet parfois la pertinence de certaines

constatations des écologistes (en matière d'environnement principalement), il se retranche immédiatement

dans le fatalisme de la nécessité économique - élément malheureusement incontournable - que ces derniers

auraient oublié de prendre en compte. Or, la dimension économique est rarement absente de l'objet de

76 Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques in "Approche de la modernité", Jean-Marie DOMENACH, Ellipse, Paris, 1991, p : 56

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notre étude. En premier lieu, certains de ses auteurs sont des économistes (dont on ne saurait sous-estimer

la compétence !), comme E.F. SCHUMACHER, qui se sont rendus compte que leur discipline n'était pas

exempte de présupposés et qu'elle avait une fâcheuse tendance à vouloir expliquer l'ensemble de la société.

En second lieu parce que les propositions écologistes sont souvent accompagnées d'une étude économique

de leur application (le partage du temps de travail par exemple).

L'écologisme a donc une nature qui le prédispose à intégrer certains apports scientifiques

dans ses analyses. Plus que cela, son interaction avec l'écologie scientifique lui donne un mode de

théorisation du réel quasi scientifique. Il n'est donc pas exagéré d'affirmer que cette affinité entre science et

idéologie est une innovation de l'écologisme. En effet, si certaines idéologies ont pu parfois s'appuyer sur

des analyses scientifiques - le libéralisme avec l'analyse économique par exemple - elles étaient par leur

naissance avant tout des conceptions philosophiques, leurs liens avec les sciences n'était dons pas du même

ordre. Même le socialisme prétendu scientifique s'appuyait, même s'il le niait, sur une conception

idéologique, voire téléologique de l'Histoire et de la sociologie.

C) Science et idéologie

Il faut alors nous demander si ces liens étroits - de méthode, d'auteurs et de contenu -

qu'entretiennent la science et l'idéologie écologiste, ne sont pas exagérés et même dangereux. Luc FERRY,

pense d'ailleurs qu'avec l'écologisme "[...] semble s'imposer avec le sceau de l'évidence le sentiment que les

sciences de la nature nous livreraient en tant que telles des enseignements applicables dans l'ordre de

l'éthique et de la politique" et dénonce l'utilisation des "sciences positives sur lesquelles l'écologie voudrait

fonder une vision morale du monde".77 Il est juste de se demander si la provenance scientifique du discours

écologique ne cache pas une vision déterministe du monde, qui tendrait à une objectivation de la morale.

D'ailleurs, nous avons vu qu'une fraction de l'écologisme n'a pas résisté à la tentation de

faire de la science à la fois pour expliquer le réel et pour déterminer des fins. Joël de ROSNAY, de

formation purement scientifique, en est le plus symptomatique.

En revanche, pour la plus grande partie du mouvement écologiste, et pour l'ensemble de

l'écologisme radical, la vision morale du monde ne se "fonde" pas sur des sciences - comme l'affirme Luc

FERRY - mais "s'appuie" dessus pour justifier la nécessité d'une alternative qui, elle, trouve son origine

dans la philosophie.

Nous touchons là à un élément crucial de l'idéologie en général. En effet, si elle reconstruit la

réalité, une idéologie a pour point de départ un ensemble de conceptions morales et philosophiques. : une

idéologie est avant tout une opinion sur le monde, elle choisit philosophiquement un certain nombre de

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présupposés qui vont guider toute sa réflexion ultérieure. Certains ont cru que le socialisme décrivait la

réalité scientifiquement, d'autres que le libéralisme avait trouvé le paradigme unique, la véritable nature de

l'Homme qui seule permettrait de comprendre le monde, mais tous se rendent compte que l'idéologie n'est

souvent qu'un explication partielle et qu'elle est de toute façon tributaire de ses conceptions philosophiques

de l'Homme, de la Société et de la nature des rapports sociaux.

L'écologisme n'est donc pas un scientisme moral. Il élabore lui aussi une conception

morale.

Par contre le fait que certains auteurs scientifiques soient en même temps des sympathisants

de la cause écologiste nous oblige à bien discerner les deux domaines. Par exemple, lorsque Pierre

CLASTRES met en évidence l'absence d'Etat dans les sociétés primitives, il fait une oeuvre

anthropologique. Mais, lorsqu'il termine son ouvrage par la dénonciation des méfaits de l'Etat dans les

sociétés modernes, il s'appuie sur un sentiment subjectif de désagrément ressenti et en tire la conception

morale que l'Homme doit avoir une existence autonome :78il fait alors une oeuvre idéologique. De même,

Alain CAILLE, dans "Socialité primaire et socialité secondaire",79 décrit, par une réflexion scientifique

complexe, les deux formes de socialité qui coexistent dans une société moderne, l'une interpersonnelle,

l'autre médiatisée par les institutions. Il en tire alors une conclusion scientifique (réfutable, comme toute

connaissance scientifique). Prolongeant sa réflexion, il souhaite alors que l'Etat permette aux citoyens

d'avoir une sphère d'activité autonome : il entre à ce moment dans l'idéologie en déterminant de façon

purement subjective un type d'organisation de la société. La distinction entre la science et l'idéologie est

dans ces derniers cas, il est pourtant facile, pour des auteurs comme Luc FERRY, de tirer parti de la

complexité du débat pour aboutir à la conclusion douteuse d'une objectivation de la morale.

III - Une conception morale

Dans l'écologisme comme dans toute idéologie, la morale sert de trait d'union nécessaire pour

passer d'une analyse de la réalité (à l'objectivité relative) à une conception politique. Plus

généralement, "ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais

rien à aucune des deux" 80: toute politique suppose une détermination morale de ses choix.

D'ailleurs, l'urgence morale contemporaine est comme une réaction de la personne pour

retrouver sa liberté de choix face à ce qu'on lui présente désormais comme des "nécessités

77 Luc FERRY Le Nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'Homme, op. cit, p : 177 78 La Société contre l'Etat, op.cit, dernier chapitre. 79 Alain CAILLE, "Socialité primaire et socialité secondaire", chapitre XI, in splendeurs et misères des sciences sociales, Librairie Droz, Paris, 1986 80 Jean-Jacques ROUSSEAU, Le contrat social, cité par Jean-Marie DOMENACH dans Approches de la modernité, op. cit, p : 115

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économiques", c'est-à-dire la politique entendue comme simple gestion des affaires publiques, et

qui la prive de sa souveraineté; Luc FERRY affirme d'ailleurs que "La question du sens de

l'existence s'est retirée de la politique et de la religion entendues comme épanouissement de la

personnalité individuelle".81

Mais quelle est la dimension morale de l'écologisme radical ? Sans en détailler le contenu,

qui sera développé dans un chapitre 2, nous en préciserons les caractéristiques.

Nous savons que l'engagement écologiste est avant tout un engagement personnel et

moral. Comme cet engagement, l'ensemble des conceptions politiques écologistes va être fondé

sur la morale. En effet, nous verrons que dans l'écologisme, nulle action politique n'est

envisageable sans la conversion préalable des mentalités à un certain nombre de valeurs.

Ensuite, le désir affirmé de cherche l'humain derrière les institutions et les logiques qui le

déterminent amènent l'écologisme à une interrogation qui la nature humaine, dont les réponses

vont rejoindre exactement une conception philosophique de l'Homme plus ancienne : le

personnalisme de Mounier. Nous nous trouvons encore une fois "à la confluence des différents

mouvements sociaux qui se sont découverts des aspirations communes".

L'élément moral intervient aussi dans la définition es valeurs, qui correspondront parfois à

une éthique de conviction, parfois d'une éthique de responsabilité (au sens de MAX WEBER).

De ces conceptions de l'Homme, de la société et des valeurs découlant les fins assignées au

projet social.

Nous avons donc étudié dans ce chapitre I, la marche du thème écologiste, le contexte et

les aspirations qui est éveillé la conscience écologique (en tant que mode d'appréhension de la

réalité) puis la maturation qui a transformé cet ensemble de constations empiriques, en système de

pensée articulant analyses et conceptions morales. Il nous est aussi apparu que l'écologisme avait

une nature globale, multidimensionnelle et évolutive.

Un schéma vous permettra de percevoir directement cette maturation du thème

écologiste.

81 Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'Homme, op; cit, p : 253

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CHAPITRE 2

LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L'ECOLOGISME

A travers ses analyses de la société moderne, l'écologisme en vient à se poser la question

de la place consacrée à l'Homme dans cet ensemble complexe et gigantesque d'institutions et de

constructions que constitue le monde dans lequel nous vivons. Cette préoccupation n'est pas une

adaptation de l'écologisme : nous avons vu que dans les années 70, on est venu à l'écologisme radical par

l'amour de l'Humanité. Le contenu des ouvrages que nous avons étudié et parfois même leur titre - "Sauver

l'Humain" d'Edouard BONNEFOUS - , témoigne de cette place centrale de l'Homme dans l'écologisme.

De plus, dans son désir de toucher la réalité, l'écologisme refuse toute instance comme l'économie ou la

société censée représenter par procuration les aspirations humaines. Il cherchera donc une définition de

l'Homme à la fois réaliste et compatible avec ses conceptions morales, puis fondera ses valeurs

d'autonomie, de diversité, de responsabilité comme répondantes à la liberté.

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SECTION 1 - PERSONNALISME, DEPASSEMENT DE LA PENSEE RATIONNELLE,

SPIRITUALITE

La condition de l'Homme moderne apparaît souvent comme éclatée selon ce qu'on attend

de lui : il est tantôt considéré dans sa dimension politique - le citoyen - tantôt en tant qu'Homo

Oeconomicus successivement travailleur puis consommateur. La nécessité de l'analyse moderne n'a permis

à aucun système de pensée de rendre une unité à l'Homme.

Cependant, ce désir de rechercher l'Humain suppose une interrogation préalable sur la

nature humaine, qui est une idée délicate à approcher, puisque l'Homme est constitué à la fois d'un élément

culturel et d'un élément naturel. Puis l'écologisme radical pense trouver une solution à cette exigence de

réalisme par une définition personnaliste de l'Homme, conception morale qui entraîne une conception de la

politique.

Cette remise à plat des priorité d'une société - "L'Homme d'abord" - n'empêche pas la

volonté de dépasser l'idéologie moderne et le discours rationnel qu'elle génère, jugés responsables de la

difficile condition de l'Homme moderne.

Enfin, dans son interrogation sur la nature humaine, l'écologisme radical n'échappe pas à la

question de la quête du sens de l'existence, question ambiguë pour une idéologie mais dont l'écologisme

fournit des directions par une dimension spiritualiste, mais peut-être plus encore dans la philosophie de

l'exemple de David THOREAU.

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I - L'Homme éclaté par la pensée moderne

Le fait que l'on perçoive de moins en moins l'Homme derrière les institutions et les agrégats

qui devraient le servir, nous pose la question de savoir si ces institutions, ces systèmes, principalement

l'économie et l'Etat, ont encore besoin de nous, et si leur fonctionnement ne nécessite pas seulement une

définition abstraite et réductrice de l'Homme, dont l'unité reconnue serait une gêne plutôt qu'un progrès.

Cependant, quand SCHUMACHER parle de déshumanisation, quand il affirme que "Ce

travail sans signification est une insulte à la nature humaine",82 ou que "ces objectifs [politiques] n'ont pas été

conçus pour répondre aux réels besoins et aspirations des êtres humains", 83 encore faut-il savoir ce qu'on

entend par "nature humaine" et "réelles aspirations des êtres humains".

A) L'interrogation sur une prétendue nature Humaine

Ce thème majeur de la philosophie politique est repris dans les années 70 par une réflexion

faite d'interrogations scientifiques et philosophiques qui va tenter de préciser les rapports entre l'Homme et

ses semblables d'une part, et entre l'Homme et la nature d'autre part. Avant de détailler ces interrogations,

il est nécessaire de préciser qu'elles sont totalement différentes actuellement. Comme le montre Luc

FERRY, le débat actuel s'est centré sur la place de l'Homme dans la nature. Certains écologistes

(principalement américains) utilisèrent les droits de la nature comme moyen d'action, puis "[...] furent lassés

de jouer le rôle d'éboueurs dans une société qui a persisté, malgré les discours solennels et les efforts

ponctuels, à consacrer peu d'attention et de moyens au recyclage de ses rebuts" ;84 c'est pourquoi la "deep

ecology" préfère la nature aux Hommes. Ces conceptions ont débouché sur une remise en cause des

préjugés anthropocentristes de DESCARTES, voyant l'Homme comme seul maître et possesseur de la

nature. L'idée qu'on pourrait "ajouter" un "contrat naturel" à la Déclaration des Droits de l'Homme et du

Citoyen est philosophiquement peu rigoureuse".85 La question principale est donc actuellement, celle de

l'humanisme ou de l'anti-humanisme écologiste.

Malheureusement, ces questions très médiatiques (qui donnent à chacun l'impression d'avoir

une réflexion primordiale sur une sujet d'actualité, comme l'écologisme) ont masqué celles qui sont au coeur

de l'écologie politique, bien plus raisonnables et tempérées. Des auteurs comme Edgar MORIN et bien

d'autres ont développé, sur la base d'apports philosophiques plus anciens et de leur méthodologie (que

82 Small is beautiful, op cit, p : 38 83 idem p : 42 84 L'équivoque écologique, op cit, p : 78 85 Le nouvel ordre écologique, op. cit, p : 240

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nous avons déjà développée), une réflexion sur la nature humaine, qui, pensons nous, a replacé l'Homme

dans une plus juste dimension.

1) La nature humaine : mythe et réalité.

Il faut être prudent quand on parle de nature Humaine. Si cette notion est présente dans

tous les systèmes d'idées, une conception trop stricte a pu justifier dans le passé, toutes les dérives

conservatrices et totalitaires. Il n'est pas non plus exagéré de parler de mythe de cette nature humaine, tant

cette idée a pu jouer le même rôle qu'un mythe : la conception d'une nature humaine inchangée, transmise

sans modification par les sociétés primitives, est présente chez de nombreux auteurs. Petit à petit s'est

forgé le "Mythe d'une nature représentant une sorte d'équilibre idéal, statique, qu'il fallait respecter ou

rétablir".86 De même "L'idée de nature Humaine s'est trouvée immobilisée par le conservatisme afin d'être

mobilisée contre le changement social".87 Il est vrai que l'étude des rapports de l'Homme avec la nature

peut dégénérer en "culte des équilibres naturels", par une consécration exagérée des systèmes autorégulés

que l'on observe dans la nature. Autant de dérives possibles de l'idée de nature humaine pourraient

d'ailleurs suffire à taxer l'écologisme de conservatisme Luc FERRY a d'ailleurs raison de comparer les lois

de l'écologie Nazie avec les thèses d'une fraction de l'écologisme contemporain.

Un autre élément de comparaison est d'ailleurs le fait que le Nazisme, comme l'écologisme

s'était appuyé sur des théories scientifiques récentes (la génétique de MENDEL) pour développer ses

thèses racistes. Le danger est donc grand, pour l'écologie politique, de trop se renfermer sur ses

conceptions scientifiques, et d'aboutir à un biologisme, c'est-à-dire selon Edgar MORIN, une "conception

de la vie close sur l'organisme".88

De l'idée d'un ordre naturel à celle d'une sélection naturelle des Hommes et des institutions,

il n'y a qu'un pas, que certains n'hésitèrent pas à franchir. Pourtant, à bien chercher dans les textes de

l'écologisme radical, nous n'avons pu trouver qu'un seul exemple de cette dérive possible. Cet exemple

concerne l'un des aspects les plus controversés de l'oeuvre d'Ivan ILLICH : la critique de l'institution

médicale, développée dans la "Nemésis médicale"89, puis reprise dans "Libérer l'avenir" et "La convivialité".

En regrettant la désutilité provoquée par l'institution médicale (dégradant la santé plus qu'elle ne l'améliore),

quand la société est surmédicalisée, Ivan ILLICH se prend à se demander "Comment mesurer la

dégradation du patrimoine génétique" 90, ce qui signifie une dérive probable vers la volonté de sélection

naturelle. Il est vrai que l'oeuvre d'Ivan ILLICH, pour fondatrice qu'elle soit dans de nombreux domaines

de l'écologie politique, n'en est pas moins parfois obscure et sujette à interprétation : elle apparaît comme

86 Edgar MORIN "Pour une nouvelle conscience planétaire", op. cit, 87 Edgar MORIN Le parodigme perdu : la nature Humaine, op. cit, p : 20 88 idem, p : 23 89 Ivan ILLICH Némésis médicale, Le Seuil, Paris, 1970

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une base de réflexion, c'est d'ailleurs ce que son auteur affirme. Toutefois, ce genre de critique de

l'institution médicale fut vite abandonné, et les écologistes prennent rapidement conscience de ce genre de

dérive. Les tentations eugéniques (qui ne sont pas générales à son oeuvre, mais présentes seulement dans

cet exemple) sont très marginales et vite oubliées, et quand André GORZ affirme que "L'écologie préfère

les systèmes naturels et leurs équilibres autorégulés aux systèmes programmés par des experts et des

institutions",91 il ne va pas dans cette direction, puisqu'il s'appuie clairement sur les choix des personnes, sur

la démocratie participative pour concrétiser ce système autorégulé.

L'étendue de ces dérives justifie-t-elle l'abandon de l'idée de nature humaine comme

"L'idéologie du progrès[...]" qui "[...] en a tiré la conclusion que pour qu'il y ait changement de l'Homme, il

fallait qu'il n'y ait pas de nature humaine" 92 ?

De toute évidence, non. Toutes les idéologies supposent une interrogation sur la nature

humaine : même la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 a un fondement just

naturaliste, c'est-à-dire une conception du bonheur et du bien dans la nature humaine. Pourquoi cette idée

a-t-elle, selon Edgar MORIN, été déconsidérée dans la pensée : "Paradigme introuvable de PASCAL,

paradis perdu de ROUSSEAU, l'idée de nature humaine allait encore s'énucléer, devenir protoplasme

mou, sous la prise de conscience de l'évolution historique et de la diversité des civilisations : si les Hommes

sont si différents dans l'espace et dans le temps, s'ils se transforment selon les sociétés, alors la nature

humaine n'est plus qu'une matière première malléable à laquelle seule la culture ou l'Histoire donne forme".93

Cette conception moderne fut encore accentuée par l'humanisme Cartésien, qui en posant l'Homme

comme sur - naturel fait de la distinction nature / culture une opposition inconciliable. Pour Jean-Paul

SARTRE, l'Homme n'a pas de nature, puisque celle-ci est de s'émanciper par rapport à la nature (au sens

de biologique) par une autocréation culturelle permanente. Ce qui caractériserait l'Homme par rapport à

l'animal, c'est de ne pas être entièrement déterminé par la nature.

Pourtant, il est évident que l'Homme est lié à la nature, même si le contenu de ce lien prête à

polémique. Par sa naissance, par sa constitution physique et biologique, il est incontestable qu'il existe une

donnée naturelle chez l'Homme, ce qu', Edgar MORIN explique par "Il est évident que l'Homme n'est pas

constitué de deux tranches superposées, l'une bio-naturelle, l'autre psychosociale".94

Cette affirmation va déboucher sur une remise en cause de l'Humanisme Cartésien, mais

pas dans le sens qu'on l'imagine habituellement.

2) Nature et Culture. : les deux faces complémentaires de l'Homme

90 La convivialité , op. cit, p : 23 91 Ecologie et politique, op. cit, p : 24 92 Edgar MORIN Le paradigme perdu : la nature humaine, op. cit, p : 20 93 Edgar MORIN Le paradigme perdu : la nature humaine, op. cit, p : 20

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Il est de coutume d'opposer nature et culture chez l'Homme; Il faut préciser le contenu de

ces concepts. Ils referment d'abord un principe : la Nature fait référence à l'ordre, à la stabilité, à la

résistance au changement, à l'homogénéité, à l'unité, à l'autoorganisation, alors que la culture est un principe

de création, de mouvement et de diversité de connaissance, d'autonomie, de choix. La Nature peut être

présentée comme l'ensemble des déterminations physiques, biologiques ou autres, auxquelles l'Homme est

soumis à sa naissance. Elle apparaît souvent comme un fardeau duquel nous chercherions à nous

émanciper. Par contre, la définition de la culture pose plus de problèmes : dans un sens large, on peut

considérer que toute création ou action humaine faisant intervenir l'intellect, l'esprit, la réflexion est une

création culturelle ; mais distinguer le contenu de cette création est plus difficile. De toute façon, un élément

toujours affirmé pour distinguer l'Humain? est la capacité de création culturelle permise par la capacité de

notre cerveau d'appréhender la réalité consciemment, avec des catégories et des classifications. Ce qui

différencie l'Homme, c'est sa culture, sa capacité d'apprentissage, d'autonomie intellectuelle ; nous parlons

d'autonomie parcequ'il sera dans une action intellectuelle, incontestablement limité par des déterminations

naturelles.

Mais quel est le contenu de la culture ? Nous parlons ici d'une autre définition de la culture,

où celle-ci n'est plus caractérisée par son opposition à la nature : depuis un certain nombre d'années, les

sociologues ont pris l'habitude de faire intervenir l' "élément culturel" dans leurs analyses. Alain

TOURAINE affirme par exemple que la démocratie suppose, pour s'implanter, une culture démocratique

dans les mentalités95 ; de même, Ivan ILLICH affirme que "la culture, c'est ce qui différencie un ouvrier

arabe d'un ouvrier américain".96 Petit à petit, s'est forgé une conception de la culture qui correspond à tout

ce qui n'est pas objectivable, ou pas encore objectivé dans les motivations d'une action individuelle :

l'instauration d'un système démocratique par exemple, suppose une histoire, une philosophie, des

coutumes, un imaginaire social, des mythes et des rites qui préparent un individu à accepter les règles du jeu

démocratique. Le contenu de cette culture va alors avoir une définition idéologique, selon la manière dont

on veut considérer l'Homme : Joël de ROSNAY, apôtre du systémisme la définit comme un ensemble de

savoirs scientifiques : " Le passage de la prise de conscience à l'action volontaire doit être facilité, nourri par

la culture, c'est-à-dire par les savoirs scientifiques, techniques et industriels permettant de relier les éléments

épars d'un monde fragmenté par l'analyse"97 ; Edgar MORIN la définit comme "La culture rassemble en

elle un double capital, d'une part un capital technique et cognitif - de savoirs et de savoir-faire - d'autre part

94 idem, p : 22 95 Alain TOURAINE, "Qu'est-ce que la démocratie ?", Fayard, Paris, 1994 96 Ivan ILLICH, La convivialité, op. cit, p : 88 97 Joël de ROSNAY "Croissance et écologie : une culture de la complexité" op. cit.

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un capital spécifique" 98 ce qui permet de concilier action collective et action individuelle, appartenance à un

ensemble et identité particulière.

Une fois reconnue l'importance de cet élément culturel dans la détermination des actions

humaines, certains auteurs soulignent le danger de ce "grand bazar culturel",99 sur lequel l'action politique va

chercher à intervenir. Le systémisme par exemple, cherche à légitimer les recours à la science par sa

définition de la culture. Nous verrons plus tard comment l'écologisme cherche à fonder une politique alliant

politique et culturel.

Pour notre part, vue l'importance de la culture dans l'analyse écologique, nous nous

contenterons d'en donner une définition plus réaliste, par le contentant: c'est-à-dire que la culture serait ce

qui sépare la conception de l'Homme quand on le place dans une théorie avec la réalité humaine : ce serait

donc la différence entre l'individu et l'Homme existant, ou entre l'Homo oeconomicus et l'Homme. Le

contenu de cette culture est alors par essence impossible à distinguer quand on considère la complexité de

l'esprit humain. Toutefois, on peut en répertorier certains aspects, comme ceux décrits dans les définitions

précédentes. C'est cette définition qui semble avoir été choisie par l'écologisme, pour tenter de se

raccrocher à la réalité.

3) Homme et Nature : au coeur du sentiment d'appartenance

La contribution d'Edgar MORIN permet de dépasser la distinction entre un Homme sur-

naturel, pur esprit détaché de la nature, dont il se fait le maître et le possesseur selon DESCARTES, et

l'égalité de traitement accordé aux Hommes et aux animaux que prône la deep ecology et les théories du

contrat naturel. Sur le plan philosophique comme sur le plan plus concret des logiques actuelles ("Vouloir

ignorer la dépendance de l'Homme à l'égard du monde naturel est une caractéristique inhérente à la

méthodologie de l'économie")100, il est vrai que nous sommes réticents à accepter nos déterminismes

naturels. Pourtant nous avons vu que ceux-ci sont bien réels : nous ne sommes pas qu'esprit, et il faut

incontestablement appréhender l'aspect naturel et culturel de l'Homme dans un même temps si l'on ne veut

pas faire d'erreur d'analyse.

Mais quelle place l'écologisme réserve-t-il à l'Homme dans la nature ?

Edgar MORIN relativise d'abord l'idée que s'organiser en société est un privilège humain :

"La société est une donnée fondamentale de l'auto-organisation des êtres vivants" "L'ordre social humain ne

peut plus s'opposer au désordre des comportement animaux". On peut donc dire que l'Homme est un

animal social... comme tous les animaux. Les études de l'éthologie (science du comportement) ont d'ailleurs

prouvé à quel point les animaux étaient capables de s'organiser naturellement (de manière déterminée) et

98 Edgar MORIN Le paradigme perdu : la nature humaine, op. cit, p : 184 99 Roland LEWIS et Yannis THANASSEKOS, "La frénésie culturaliste" in Le Monde Diplomatique, décembre 1979, p : 30

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d'instaurer un ordre total, dans lequel la marginalité n'a pas lieu d'être '(voir les sociétés fourmilières, mais

aussi les primates et les singes). Si le fait de vivre en société ne nous distingue plus de l'animal, le fait d'être

un animal culturel fait notre originalité. A ce sujet, Edgar MORIN souligne le formidable désordre introduit

par l'Homme quand il exprime son libre arbitre : par rapport aux comportements réglés et déterminés des

animaux, la conduite humaine témoigne du "Rôle inouï de l'irrationalité Dans la rationalité, à tel point que

"La folie est un problème central de l'Homme".101

L'Homme a donc dès son apparition un rapport au monde parfaitement différent de l'animal

; provoqué par la conscience et le choix de ses actes ; "C'est l'ordre humain qui se déploie sou les signe du

désordre". 102

Edgar MORIN explicite donc une double relation - qui nous apparaît tout à fait nouvelle -

de dépendance et d'autonomie entre l'Homme et la Nature.

Mais une fois cette relation précisée, quelle doit être l'attitude de l'Homme vis-à-vis de cette

nature dont il est l'émanation la plus complexe ?

Par la conscience de ses actes, l'Homme est d'abord jugé responsable de la nature : "Les

populations recouvreraient la dignité de l'Homme, qui se voit supérieur à la nature, sans oublier que

noblesse oblige"103 ; de même " Par sa pensée l'homme comprend la nature, c'est-à-dire qu'il est

responsable, et il est le seul".104 La conscience humaine va donc être le fondement moral d'une valeur de

responsabilité que nous développerons plus tard.

L'écologisme revendique aussi une certaine humilité de l'Homme devant la portée de ses

actes : "Ce qui apparaît à travers le mouvement écologique, c'est que certainement, nous ne voulons pas

être maîtres et possesseurs de la nature", 105 c'est à dire un certain respect des équilibres naturels.

Enfin, la relation souhaitée avec la nature va être le chemin de l'harmonie, la recherche d'un

équilibre entre le légitime désir créateur, et l'irresponsable constructivisme qui nie l'existence de tout

équilibre naturel.

La relation entre l'Homme et la Nature envisagée par l'écologisme est donc déterminée à la

fois par la nécessité de protéger les équilibres naturels, et par le sentiment moral d'une harmonie résultant

de l'acceptation de nos déterminations et d'une insertion dans la nature venant conforter le sentiment

romantique de la nature déjà explicité. Il faut préciser que ce deuxième élément (l'Harmonie) ne répond à

aucune nécessité, mais seulement à une conception morale ; il concourt à la formation d'une identité bien

100 Small is beautiful, op. cit, p : 53 101 Edgar MORIN "Le paradigme perdu : la nature humaine", op. cit, p : 164 102Le paradigme perdu : la nature humaine, op. cit, p : 164 103 Small is beautiful, op cit, p : 130 104 Alain LIEPIETZ Vert espérance, l'avenir de l'écolgoie politique, op. cit, p : 22 105 Cornelius CASTORIADIS De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 38

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acceptée. Cette utilité se déterminera d'abord par l'appartenance géographique, l'attachement à la terre, le

sentiment intellectuel d'avoir des racines.

Cependant, faut-il penser, comme Marcel GAUCHET, que "La nature c'est bien, mais

c'est un peu court" ?106 Certainement, car le problème de la nature humaine ne concerne pas seulement

l'interface Homme / Nature, mais aussi toutes les relations de l'Homme à ses semblables, de l'Homme à la

société.

4) Homme et Culture : Une problématique du besoin comme motivation de l'action

humaine.

Le thème du Besoin est un thème central de l'écologisme. En reprenant ce concept déjà

ancien, il en fait un problème lié à de nombreuses autres parties de sa critique. Le problème de la définition

des besoins est épisodiquement traité dans l'Histoire des idées. Son expression la plus marquante est

d'ailleurs le "Supplément au voyage de Bougainville" de DIDEROT. De même THOREAU développe

l'idée de besoins essentiels, superflus, artificiels : "La plupart des habitudes de luxe, et une grande partie de

ce qu'on nomme confort de la vie, sont non seulement des choses point du tout indispensables, mais même

des obstacles véritables à l'ascension de l'Humanité".107

Concept déjà très riche en lui-même, le Besoin entraîne de nombreuses autres

interrogations : les rapports de l'Homme et de la société, de l'Homme et de sa culture, l'aliénation et

l'éducation, l'être et l'avoir principalement.

Mais qu'entendons-nous par besoin ? Incontestablement, ce sont les besoins matériels (en

biens et services) auxquels on se réfère souvent qui suscitent le plus d'interrogations. Pourtant, nous

retiendrons une définition plus large en affirmant que derrière chaque action humaine se cache souvent un

besoin : c'est évident pour les besoins matériels, mais aussi pour des besoins abstraits ou spirituels. La

religion, par exemple, répond à un besoin de sens et de transcendance ; le travail, à la fois à un besoin

matériel (trouver les moyens de subsistance) et à un besoin plus subjectif de positionnement social et

d'utilité. Ainsi, derrière une problématique du besoin se cachera celle de la motivation des actions

humaines, culturellement déterminée.

Assez oublié actuellement, pour des raisons que nous évoquerons plus tard, le besoin est

primordial dans l'écologisme radical : "Il fut un temps, pas très lointain, celui des années 60 et 70, où la

critique de la civilisation industrielle et l'interrogation sur le besoin formaient ensemble l'une des dimensions

majeures de la pensée écologique".108

106 " Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit, 107 Walden ou la vie dans les bois op. cit, p : 89 108 L'équivoque écologique, op cit, p : 154

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Cette interrogation est bien sûr venue au premier plan dans les années 70 avec l'ère de la

consommation de masse, dont l'extension fut subitement remise en cause par la découverte de limites

matérielles : les ressources naturelles. On s'aperçut que "[...] l'environnement dans lequel elle [la société de

consommation] s'exerce, lui, strictement limité".109

Dans un premier temps, les écologistes s'attachèrent à mettre en évidence le "[...] schème

de la structure des besoins [...]" dans nos sociétés industrielles ; c'est-à-dire la nature et la structure des

besoins, les effets qu'ils produisaient, et le problème primordial du mode de détermination de ces besoins.

Les principaux griefs adressés à la société industrielle partaient du sentiment que malgré une consommation

en augmentation constante, la satisfaction semblait stagner : le Produit National Brut augmentait alors que le

"Contentement National Brut" était le même.110 Cette inadéquation avait plusieurs raisons :

- Le caractère trop matérialiste de notre mode de vie :; "Une philosophie qui cherche

l'accomplissement de l'homme dans la seule poursuite de la richesse - en bref le

matérialisme - ne cadre pas avec ce monde [...]". 111 Par ses logiques techniques et

économiques, la société semblait promouvoir l'idée de satisfactions purement

matérielles, alors que l'être humain semblait doté de nombreuses autres dimensions

spirituelle, morale, affective par exemple. Ceci suscite une nouvelle interrogation sur la

nature humaine.

- En effet, les écologistes crurent d'abord que la nature humaine, c'était la nature d'un

Homme pris individuellement Par la contestation empirique de l'insatisfaction, de la

frustration, on en déduisit que la société échouait à être en accord avec cette nature

humaine, c'est que celle-ci n'avait pas les moyens de s'exprimer librement : par son

institutionnalisation, elle "[...] réduit toute satisfaction à un acte de vérification

opérationnelle, remplace la joie de vivre par le plaisir d'appliquer une mesure".112

- Le problème de la libre détermination des besoins devint alors la revendication

première de l'écologisme : après avoir mis en évidence les différentes aliénations (voir

2ème partie) qui enserraient la nature humaine, ceux-ci enjoignirent l'Etat de se

détacher de son emprise sur l'individu : il fallait créer les conditions de la libre

détermination des besoins pour éviter d'être "Prisonnier de la satisfaction de nos

109 Small is beautiful, op cit, p : 25 110 Nous nous référons à une intervention du roi du Bouthan qui affirmait considérer de préférence le "Contentement National Brut" de sa population au PNB de son pays. 111 Small is beautiful, op cit, p : 25 112 La convivialité, op. cit, p : 41

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besoins"113 toujours dans le même objectif de respect de l'environnement naturel

(menacé par la surconsommation) et de la dignité humaine (avec toujours une

justification rationnelle et une justification morale), Ivan ILLICH introduisit le principe

d' "austérité volontaire", c'est-à-dire la détermination collective et consciente d'une

limite à nos besoins. Ce que nous perdions en avoir, nous le gagnions en être : Pour la

revue "Esprit", l'objectif était "la recherche de la liberté individuelle et la limitation

collective de la satisfaction, pour chercher un mieux-être".114 l'Homme devrait alors

exprimer sa "Volonté libre de ne laisser glisser hors de son être rien de ce qui pouvait

l'altérer",115 comme chez les Tupi-Guarani, idéalisés par Pierre CLASTRES.

Cependant, malgré un succès d'estime et des déclarations de principe sur la société de

consommation, la structure des besoins change peu. "L'austérité volontaire", qui évoquait à tort le fait de

"s'éclairer à la bougie" en renonçant au nucléaire n'eut pas d'application concrète. Cet échec du mouvement

écologiste à faire diffuser l'un de ses thèmes centraux fut une des causes principales de son essoufflement

dans les années 80. Faut-il en conclure, comme certains, que "nous penserions tous écologique, mais nous

serions réticents à abandonner notre mode de vie fait de confort matériel [...]"? Certainement non, si l'on en

croit les développements ultérieurs qu'a connu ce problème du Besoin.

En effet, dans l'euphorie de la naissance de la conscience écologique, et devant l'ampleur

du champ qui s'offrait à eux, de ce "[...] monde neuf à découvrir"116 les écologistes avaient oublié une

caractéristique fondamentale de ce besoin et de cette nature Humaine qu'il étudiaient : L'Homme est un être

social et culturel.

Dès lors, le Besoin ne peut plus être considéré comme le choix libre d'un Homme,

indépendamment de son appartenance à une société et à une culture donnée : "Il n'a jamais existé, et

n'existera jamais de définition libre des besoins ; les besoins, même biologiques, se sont inscrits et

s'inscriront toujours à l'intérieur d'un certain nombre de règles relatives à un ou des systèmes culturels

déterminés".117

Concernant la dynamique nature-culture, on s'aperçut assez vite que "Bien évidemment, il

n'existe pas de "besoins naturels" de l'être humain : toute société crée un ensemble de besoins".118 Les

auteurs furent conscients de l'ambiguï té de définir l'état de nature : la nature de l'Homme étant de vivre en

société, ses besoins découlent donc d'abord de celle-ci.

113 L'équivoque écologique, op.cit, p : 170 114 "Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH, in Esprit, op.cit, p : 62 115 La Société contre l'Etat, op.cit, p : 169 116 Armand PETITJEAN "Pour un contrat de l'Homme avec la Nature", op.cit 117 L'équivoque écologique, op.cit, p : 170 118 Cornelius CASTORIADIS, "De l'écologie à l'autonomie",op.cit, p : 32

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Parallèlement à l'évolution des sciences sociales (auxquelles de nombreux écologistes

appartiennent en plus de leur engagement) sur les rapports de l'individu, de la société et de la culture, la

donnée culturelle et sociale vient s'ajouter à l'étude de la détermination des besoins.

Cependant, l'interrogation sur le besoin prend alors une dimension théorique très profonde :

poser le problème du processus de détermination des besoins, c'est s'interroger sur les motivations des

actions humaines. Particulièrement, il faut se demander quelle part est laissée au libre arbitre de l'Homme,

par rapport à ses dépendances culturelles et sociales. En effet, la problématique individualité / socialité,

thème scientifique et idéologique majeure, n'est toujours pas clairement explicitée : comment mettre à plat

cet apparent paradoxe, qui suppose à l'Homme une conscience et un libre arbitre propres, en même temps

qu'il est dans la société ? Quelle part appartient à l'un, quelle part à l'autre, et par extension, quel est

l'équilibre souhaitable entre individualité et socialité ? A ces questions fondamentales, toute idéologie doit

donner des réponses sous peine de manquer de cohérence. Il faut donc savoir, comme le résume très bien

Edgar MORIN, à quel point "Le monde est en nous en même temps que nous sommes dans le monde".119

Pour le savoir, David THOREAU préconise l'expérience, lorsqu'il affirme que "Nous devons essayer de

vivre comme les premiers pionniers"120 pour voir quels sont nos besoins primordiaux.

On se rend compte de l'importance du thème du besoin dans l'écologisme. La

préoccupation principale devient donc l'analyse des cultures et des logiques qui apparemment, déterminent

une structure des besoins inadaptée à la nature humaine. Par rapport aux textes fondateurs, très imprégnés

d'analyse marxiste, s'ajoute alors l'idée que l'état d'une société n'est plus seulement déterminé par des

rapports de production, mais aussi par la culture de ses membres. Le culturalisme est un apport

méthodologique majeur à l'écologisme.

L'écologisme voit donc dans la société moderne un changement fondamental sur la

détermination des besoins: Edouard BONNEFOUS se demande "L'Homme du XXème siècle est-il

déterminé par la logique qu'il a créée ?"121 ; Cornelius CASTORIADIS considère le capitalisme comme

radicalement différents des autres systèmes de satisfaction des besoins. Par sa globalité, son influence sur

tous les secteurs de l'activité humaine et principalement sur le politique, il réussit la prouesse de générer ses

propres besoins pour se développer, alors que dans des sociétés plus traditionnelles, il existe une

interaction entre besoin et système de production, le premier générant un système de satisfaction adapté.

Enfin, cette nouvelle direction prise par l'écologisme pose un grand nombre de questions

que nous développerons ultérieurement : Quels sont les besoins qui respectent la dignité humaine, et ceux

qui altèrent sa substance ? Quel objectif doit guider une tentative de redéfinir les besoins ? Est-il légitime de

119 "Pour une nouvelle conscience planétaire", op.cit 120 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 74

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vouloir changer les besoins d'Hommes dont la caractéristique est précisément une appartenance sociale

particulière qui détermine ces besoins ? La structure des besoins est une des ses caractéristiques d'une

Société. Elle fait partie de nous-mêmes. Alors, faut-il se débarrasser d'une partie de nous-mêmes, d'une

aliénation qui fait partie de nous-mêmes ? Dans un premier temps, les écologistes avaient perçu la

nécessité d'une définition autonome des besoins, par opposition à la définition hétéronome (par les

institutions et la culture) , mais n'avait pas compris la difficulté qu'impliquait cette définition libre des

besoins. Pour justifier ces dépendances à l'égard de la société, il faut d'abord les décrire (2ème partie,

chapitre 1), puis définir une politique conciliant conscience de ces déterminations et respect de l'être humain

(2ème partie, chapitre 2).

Il faut finalement préciser que cette nouvelle direction ne correspond pas à un changement

de nature de l'écologisme, mais plutôt à la correction d'un oubli : bien qu'Ivan ILLICH se trompe par la

suite en définissant l' "austérité volontaire", il affirme tout de même que "L'ethos de l'insatiabilité se retrouve

à la base du saccage du milieu physique, de la polarisation sociale et de la passivité psychologique,"122 dans

un ouvrage où il développe les déterminations engendrées par un certain type d'éducation. Puisqu'il s'avère

impossible de déterminer librement ses besoins, c'est donc la société et la culture qui doivent évoluer, pour

promouvoir cette idée d'autonomie que nous développerons dans une Section 2.

5) Le sentiment d'Humanité à la base de la sensibilité écologiste

Malgré certains progrès réalisés à propos du juste positionnement de l'Homme dans la

nature et de la structure des besoins, l'état actuel de notre interrogation sur la nature Humaine, ne nous

permet pas d'expliquer certains choix propres aux écologistes. Par exemple, d'où vient leur aversion pour

le gigantisme, l'artifice, leur remise en cause de la valeur travail, leur revendication de la diversité ?

Face à nos premiers questionnements, plus guidés par une démarche scientifique

(sociologique pour le besoin, anthropologique pour l'interface Homme - nature), il existe un autre angle

d'approche de la nature humaine, plus subjectif et moral.

Cette approche part du sentiment moral (donc subjectif) très développé chez les

écologistes, et parfois présent dans la population, qu'une institution ne correspond pas à la nature humaine.

C'est par exemple, l'impression quasi-épidermique que beaucoup ressentent dans un environnement sur-

urbanisé, ou dans une cité dortoir : une inadéquation avec nos aspirations et ce qui nous satisfait

habituellement.

Toutefois, l'écologisme ne tire généralement pas de conclusions hâtives à partir de ces

perceptions. Ivan ILLICH, à propos du problème du logement en Amérique Latine montre bien sa

121 Sauver l'humain, op. cit, p : 158 122 Ivan ILLICH, Une société sans école, Le Seuil, Paris, 1971, p : 185

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méthode d'approche de ce type de problèmes. Il constate d'abord que l'état du logement en Amérique

Latine ne satisfait pas aux aspirations de ses habitants, et qu'objectivement, on peut repérer un certain

nombre de dysfonctionnements liés à la politique d'urbanisme de cette région. Particulièrement, ces Etats,

en imposant des normes d'urbanisme pour promouvoir des logements modernes, ont empêché la

construction de logements traditionnels : alors que les techniques de construction ont amené de réels

progrès, "Construire une maison est plus facile à présent, mais ce sont les institutions sociales - règlements,

syndicats, clauses hypothécaires qui s'y opposent à leur manière".123

Le problème du logement est intéressant, car l'aspiration à être bien logé est une besoin

fondamental de l'être humain. On peut donc légitimement fonder une politique de logement sur la

satisfaction des habitants en la matière.

Essayons de définir la méthode d'Ivan ILLICH : tout d'abord, la nécessité d'étudier le

problème du logement part une insatisfaction, subjective mais quasi-unanime, des populations à propos de

la façon dont ils sont logés. Il s'agit ensuite de définir les souhaits de populations concernées : quelle est leur

définition d'un bon logement ? Souhaitent-elles parvenir difficilement à un logement moderne, ou pouvoir

construire plus facilement un logement traditionnel ? Dans ce cas, ces opérations sont faciles à déterminer :

il est incontestable que la situation du logement dans son ensemble serait meilleure sans ces fameuses règles

d'urbanisme. La politique gouvernementale témoigne donc à la fois d'une mauvaise perception des fins, d'un

manque de réalisme dans la définition d'une politique, et franchement d'un mauvais ajustement entre moyens

et fins. C'est précisément sur ces trois points que l'écologisme va remettre en cause le discours rationnel.

Bien qu'il semble que nous soyons loin de l'idée de nature Humaine, cet exemple montre la

volonté de l'écologisme de mettre l'Homme au centre de toute prise de décision le concernant, de

considérer avant tout chose les aspirations réelles des personnes concernées.

De même, quand E.F. SCHUMACHER, affirme, à propos du travail contemporain, que

"Ce travail sans signification [...] est une insulte à la nature humaine", il appuie son affirmation par une

conception morale de l'Humanité selon laquelle le travail doit concourir au "perfectionnement matériel et

moral de l'Homme", c'est-à-dire qu'il cherche une "juste philosophie du travail".124 De plus, il croit que la

priorité accordée à l'Homme sur la société suppose que celui-ci puisse déterminer librement le type de

travail auquel il aspire, et avoir la possibilité de satisfaire ces aspirations.

Nous développerons plus loin le problème primordial de l'expression de ces aspirations de

l'être humain, et des difficultés qui se cachent derrière cette idée.

123 Ivan ILLICH La convivialité, op. cit., p : 68 124 Small is beautiful, op cit, p : 36

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L'écologisme semble donc s'appuyer sur un certain nombre de perceptions subjectives de

l'Humanité. Même si l'on ne peut bien sûr pas affirmer que ces perceptions sont la nature de l'Homme -

celui-ci étant un être de culture, donc un être changeant - celles-ci trouvent leur légitimité dans le fait qu'elle

sont l'expression par des personnes libres de ce qu'elles pensent être l'Humanité : nous aurions le privilège

de définir ce que nous sommes (chez l'Homme, "l'existence précède l'essence" disait Jean-Paul SARTRE).

On peut remarquer de même que le Droit de l'Homme et du Citoyen de 1789 s'appuient sur une

conception idéalisée de la nature Humaine, et qu'ils ne sont donc en définitive que l'expression par les

Hommes de leur Humanité : La liberté de penser, la liberté politique nous apparaissent à la longue comme

des droits naturels, mais ne sont finalement que notre expression de la dignité humaine. Il est sûr que

trouver un lien direct entre une nature Humaine bien déterminée et ces droits fondamentaux constituerait

une légitimité inaliénable à ces droits, mais il est non moins certain que pour l'instant, ceux-ci ne sont fondés

que sur des perceptions morales.

Essayons de repérer un certain nombre d'indices de cette perception écologique de la

nature Humaine :

a) Le sentiment romantique de la nature :

Nous avons vu que l'attrait pour la nature sauvage semblait être une aspiration constante de

l'être Humain, que nul ne pourrait se passer définitivement d'un certain contact avec la nature.

b) Le rôle de la tradition dans la perception de cette Humanité est beaucoup

plus ambigu.

On assimile souvent ce qui est traditionnel à ce qui est naturel. En anthropologie

particulièrement, on a longtemps cru que les sociétés primitives, les sociétés "sans Histoire" s'étaient

formées de manière naturelle. Or, des études plus poussées se sont aperçues que leur organisation est le

fait d'une longue maturation constituée d'évolutions intériorisées, de hasard et d'un développement encore

présent dans les mémoires. Il apparut donc que ces sociétés étaient culturelles, que les peuples sans

Histoire avaient une Histoire.

En revanche, il semble que l'apparition d'une logique du court terme et de l'évolution

frénétique soit une donnée récente de nos sociétés modernes : alors que nous étions habitués à une

dynamique de changement sur de longues périodes historiques, laissant la place à une intégration raisonnée

de l'innovation, nous sommes à présent soumis à un rythme de changements dont la rapidité nous fait parfois

nous demander si nous les avons voulu, et s'ils nous correspondent : "Fanatisme du changement rapide et à

la fascination pour les nouveautés [...] qui encourage leur mise en application bien avant que l'on ait pu

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apprécier tant soit peu leurs conséquences à long terme".125 La grande transformation de la société daterait

plus de la révolution industrielle que de la révolution française, quand les logiques de l'outil et du capital

nous permirent de "changer la vie" en modifiant les conditions dans laquelle celle-ci s'exerçait. A ce sujet,

Claude LEVI-STRAUSS affirme que "Pour sortir l'Humanité du juste milieu entre l'indolence de l'état

primitif et la pétulante activité de notre amour propre, il a fallu ce phénomène doublement exceptionnel -

parce qu'unique et parce que tardif - qui a consisté dans l'avènement de la société mécanique".126

L'étude des équilibres traditionnels, sans supposer aucunement un retour en arrière, nous

renseigne donc sur l'incertitude, le manque de recul et l'aveuglement inhérents à des changements trop

rapides.

c) Une société à taille humaine.

Le titre de l'ouvrage d'E.F. SCHUMACHER "Small is beautiful. Une société à la mesure

de l'Homme" réfère à la taille des structures sociales (villes, cadre de vie, institutions) dans lesquelles

l'Homme semble exercer pleinement son activité sans être privé de sa liberté de choix. En effet, beaucoup

de gens perçoivent une gêne devant le gigantisme des réalisations récentes. De plus, dans un grand

ensemble, la responsabilité et l'impact des initiatives personnelles sont amoindris, dilués. Sans que cela

induise un retour autoritaire au village, l'écologisme semble chercher à concilier le local et le global, la

revendication d'une appartenance particulière et la nécessité d'une organisation de plus grande taille (type

Etat).127

d) Un certain sens de l'évidence semble aussi guider l'écologisme dans sa

perception de "ce qui convient le mieux à l'Homme". Par exemple, tirant les leçons du marxisme, les auteurs

reconnaissent la permanence de l'idée de propriété privée, ainsi que le rôle moteur de l'égoï sme dans les

activités humaines. Stanley HOFFMAN reconnaît que "Le capitalisme s'est révélé plus productif que ses

rivaux, et il l'est dans la mesure où il fait appel à des tendances ou des pulsions fondamentales : le désir de

posséder et de gagner". 128

C'est cette prise de conscience qui a d'ailleurs fait évoluer l'écologisme d'une traduction

plutôt socialiste de son idéologie à une acceptation du marché comme système autorégulé.

Enfin, Alain CAILLE, après avoir concilié les deux formes de socialité mises en évidence

par la sociologie (socialité déterminée par l'identité politique) et l'anthropologie (socialité en dehors de

125 E.F. SCHUMACHER, Small is beautiful, op cit, p : 130 126 Claude LEVI-STRAUSS, Tristes tropiques in Jean-Marie DOMENACH, Approches de la modernité, op. cit, p : 56 127 Sur ce sujet, voir Chapitre "Ebauche d'une théorie de la grande organisation" in Small is beautiful, op cit 128 "Un entretien avec Stanley HOFFMAN", op. cit

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l'Etat), conclut en rappelant que "Cette distinction (entre les deux socialités) relève au fond d'une évidence

de bon sens, qui n'est nullement prise en compte par la théorisation des sciences sociales".129

Nous avons donc essayé de mettre en évidence la démarche scientifique et morale propre

à l'écologisme pour s'approcher de façon plus réaliste de l'Humanité. Mais des éléments aussi épars que le

rapport avec la Nature, la priorité donnée à l'être Humain ou le besoin d'appartenance ont-ils une unité

philosophique ?

Il semble que l'écologisme se soit trouvé avec les mêmes préoccupations que la philosophie

personnaliste de MOUNIER, dont on retrouve de nombreux thèmes chez des auteurs comme

SCHUMACHER, GORZ, LIPIETZ et d'autres.

B) Du semblable au prochain : Vers une philosophie personnaliste

1) La personne et la société

a) Naissance du personnalisme

"La révolution personnaliste et communautaire" d'Emmanuel MOUNIER parait en 1935,

dans la collection Esprit des éditions MONTAIGNE.130 Cet ouvrage est à la fois un des textes fondateurs

de la revue "Esprit", et une contribution à un nouveau mouvement philosophique, le personnalisme, auquel

participe notamment BERGSON. Nous ne retiendrons cependant que le personnalisme de MOUNIER

dans ses rapports à l'écologisme.

Le personnalisme naît dans le contexte très mouvementé que constituent

l'antiparlementarisme et la montée en puissance des régimes autoritaires des années 30. Particulièrement,

ces deux mouvements sont guidés par la critique de l'individualisme qui sous-tend le régime planétaire

libéral.

Le personnalisme de MOUNIER est défini par le dictionnaire Larousse comme une

"conception morale selon laquelle la personne humaine doit être la priorité absolue par rapport aux

contraintes matérielles et par rapport à certaines institutions déshumanisantes qu'une conception matérialiste

de la vie en société ont mis en place". Essayons d'expliquer comment de cette conception morale de

l'Homme va découler une idée de la vie en société et de la politique.

b) La lutte contre l'individualisme

129 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit; p : 375 130 La révolution personnaliste et communautaire, Coll. Esprit, Ed. Montaigne, Paris, 1935,

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Emmanuel MOUNIER affirme d'emblée contre qui se forme son personnalisme : "Lutte

contre l'individualisme, recherche d'un statut conjugué de la personne et de la communauté [...] voilà les

lignes de force de notre reconstruction personnaliste".131 En effet, le fait de réduire l'Homme à l'individu est

considéré comme la source de tous les maux qui affectent les années 30. MOUNIER voit dans l'individu

de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, un caractère agressif, en retranchement sur le moi

qui lui nie tout lien social, et une conception purement matérialiste de son existence, puisque "L'individu,

c'est la dissolution de la personne dans la matière". 132 Le régime politique qui s'appuie sur l'individu est "Le

règne de l'on dit et de l'on fait, dépersonnalisation [...], il suffit de pousser un peu les traits à la caricature

pour y reconnaître le visage de la démocratie libérale et parlementaire [...]". 133

De nombreux écologistes partagent d'ailleurs cette aversion pour une définition trop stricte

de l'individu. Armand PETITJEAN le perçoit comme seul, éclaté, sans projet, sans finalité, dans la seule

préoccupation de soi et de son indépendance totale : "Cette fin de siècle, nous dit-on est celle de l'individu,

mesure et fin de lui-même et de toute chose. Mais ce qui se découvre au terme illusoire du "souci de soi",

c'est le société du vide".134

c) La personne

Mais le personnalisme ne se définit pas seulement par son opposition à l'individualisme.

En effet, c'est d'abord une tentative de substituer à l'individu la notion de personne, plus

proche de la réalité, puis l'affirmation d'un principe : "Tout régime est condamnable qui, de droit ou de fait,

considère les personnes comme des objets interchangeables, les embrigade ou les contraint contre la

vocation de l'Homme diversifié en chacun [...]".135 Le personnalisme se caractérise donc par le refus de la

prétention à réduire l'Homme et à le diriger, le manipuler, c'est-à-dire à l'utiliser comme moyen.

Puisque le personnalisme s'oppose aux tentatives de réduire l'Homme, c'est la définition de

la personne qui va poser problème. Aucune théorie ne peut embrasser la réalité dans son ensemble, la

notion de personne ne pourra donc pas ne pas réduire l'Homme : si on l'assimile à l'Homme en général, elle

n'aura plus d'utilité pratique, si on en donne une définition trop stricte, on n'échappe pas au réductionnisme.

Les tentatives de définition de la personne chercheront toutes un équilibre impossible entre une théorisation

nécessaire et une volonté de réalisme affirmée. Cependant, même si la notion de personne va être difficile à

cerner, cela n'implique pas qu'on y renonce, car ce serait revenir à des analyses plus réductrices. C'est

pourquoi le personnalisme est plutôt une dynamique : le refus de réduire l'Homme et la tentative de

l'appréhender avec le plus de réalisme possible.

131 "La révolution personnaliste et communautaire", op. cit p : 85 132 idem, p : 88 133 idem, p : 96 134 "Pour un contrat de l'Homme avec la nature", op. cit

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La personne ne peut être définie séparément de la société, contrairement à l'individu. En

effet, elle entretient avec son groupe de proximité, ses proches, sa communauté, des liens très forts qui la

déterminent. Dans cette perspective, la personne a des relations sensibles avec ses proches : "Elle risque

par amour au lieu de se retrancher".136 Même si MOUNIER reconnaît la Déclaration des Droits de

l'Homme et du Citoyen, et la "libération qu'elle représente", il regrette qu'en plus d'une émancipation par

rapport aux dépendances traditionnelles, elle ait aussi émancipé l'Homme de tout lien social. De plus, la

définition trop réductrice de l'individu a amené l'idée qu' "Il n'y a plus de prochain, il n'y a que des

semblables"137 : considérer les Hommes comme des objets interchangeables aurait eu des effets pervers.

C'est pourquoi, l'idée de personne essaye de regrouper toutes les dimensions de l'être humain (matériel,

spirituel, moral, politique, économique...), et de respecter la diversité de chacun. C'est qui nous fait dire

que le personnalisme cherche à passer du "semblable au prochain".

Le personnalisme développe une conception de l'identité qui cherche à ressourcer le lien

social. En effet, la personne (et certainement l'Homme en général) ne s'affirme que par rapport à ses

appartenances familiales, géographiques, à ses amis, à ses attaches, qui sont autant de miroirs de lui-même.

Plus que par l'introspection, la personne se forme par son ouverture sur ses proches.

Certains pensent peut-être que vouloir réintroduire l'affect, l'amour dans les rapports

sociaux est tout à fait utopique. Or, E.F.SCHUMACHER nous dit que "S'il est vrai que tous les Hommes

sont frères, il n'en est pas moins vrai que, dans nos rapports personnels, nous ne pouvons vraiment

fraterniser qu'avec quelques-uns seulement, à l'égard desquels nous sommes appelés à témoigner plus

d'amour fraternel que nous le pourrions faire envers toute l'Humanité".138 de cette idée va découler la

conception personnaliste de la société. En effet, si les proches constituent la réalité première du lien social,

il est évident que pour chacun les nombre des proches ne peut être que très limité. La société, loin d'être la

même pour tous, se subjective alors : elle est perçue par chacun avec un centre différent. Au centre se

trouve le "je" personnel, entouré de son groupe de proximité, le "nous autres" - MOUNIER rappelle que le

"nous autres" témoigne d'un sentiment d'appartenance, il est opposé au "on" indifférent, - puis du reste de la

société, auquel "je" est indifférent d'un point de vue affectif. Il est vrai que cette conception de la société

correspond plus à celle que nous percevons quotidiennement.

Cependant, il faut nous arrêter sur la conception idéale qu'a MOUNIER du groupe de

proximité qui fonde l'appartenance. En effet, celui-ci, loin de se satisfaire de simple liens informels entre

prochains, définit l'ensemble que forme la personne et des proches comme une communauté, c'est-à-dire

135 op. cit, p : 66 136 op. cit, p : 68 137 op. cit, p : 80 138 Small is beautiful, op cit, p : 65

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une "intégration de personnes dans l'entière sauvegarde de la vocation de chacune".139 La communauté, qui

ne naît pas spontanément de la vie en commun est affective : "L'amour est l'unité de la communauté,

comme la vocation est l'unité de la personne"140 et organique "le lien de la personne à la communauté est si

organique que l'on peut dire des vraies communautés qu'elle sont réellement et non par figures, des

personnes collectives, des personnes de personnes". 141 MOUNIER la distingue de la simple association,

aux liens jugés trop faibles et de la société vitale de BERGSON.

On a souvent accusé les personnalités et la revue Esprit, de sympathie avec le fascisme et

la révolution nationale de Vichy, du fait de cette direction communautaire et spiritualiste. Nous détaillons

ces critiques, car comme nous allons le voir, l'écologisme n'est rien sans le personnalisme : accuser le

personnalisme de tentation autoritaire serait donc accuser par extension l'écologisme.

De cette définition de la communauté, on pourrait extrapoler la totalité de fondre

l'individualité dans la collectivité. D'ailleurs, MOUNIER affirme dans un premier temps que "Fascisme et

communisme sont les premiers sursauts de l'immense vague communautaire qui commence à déferler sur

l'Europe"142. Mais heureusement, il développe par la suite une analyse critique très pertinente des

mouvements totalitaires des années 30 : "Dans le fascisme, il s'établit alors, de la part de chaque membre

de la collectivité, une sorte de délégation de personnalité. Il se démet de toute initiative, de toute volonté

propre, pour s'en reposer sur un Homme qui voudra pour eux, jugera pour eux, agira pour eux". 143 et "Où

naissent les fascismes ? Sur les démocraties épuisées, au moment où la dépersonnalisation et l'anarchie sont

telles que chacun n'aspire qu'à un sauveur"144. En fait, les tentations autoritaires, si elle se forment sur la

même contestation du parlementarisme et de l'individualisme, sont à l'opposé des principes personnalistes

qui supposent que la personne est première sur la communauté : "Le problème pratique est de savoir quand

le sacrifice demandé par la communauté cesse d'écraser l'individu pour commencer de léser la

personne".145 La communauté se forme dans le respect des personnes.

De plus, une dérive étatique est exclue dans le personnalisme pour qui au contraire, toute

solution politique doit respecter l'autonomie des personne : même un régime politique qui aurait une

vocation personnaliste "[...] est condamnable qui leur impose cette vocation du dehors par la tyrannie d'un

moralisme légal, source de conformisme et d'hypocrisie".146

Il est donc tout-à-fait illusoire d'assimiler personnalisme et régime totalitaire. Le premier vise

continuellement le respect de la dignité de la personne humaine, alors que les seconds cherchent à

139 op. cit, p : 65 140 op. cit, p : 86 141 op. cit, p : 88 142 op. cit, p : 77 143 op. cit, p : 97 144 op. cit, p : 97 145 op. cit, p : 108 146 op. cit, p : 66

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soumettre l'individu soit à la collectivité, soit à l'Etat. En revanche, il est vrai que les personnalistes se sont

trompés en voyant dans un premier temps le régime de Vichy comme un sursaut spiritualiste et moral.

Il nous faut maintenant analyser les similitudes entre écologisme et personnalisme et montrer

en quoi ce dernier va fonder en partie les valeurs et une politique de l'écologisme.

2) Personnalisme et écologisme radical

Les idées de MOUNIER, relayées par la revue Esprit, sont omniprésentes dans les textes

fondateurs de l'écologisme.147 A titre d'exemple, en plus de SCHUMACHER, on peut citer Ivan ILLICH

qui affirme à propos de son étude des institutions qu'une "Déprofessionalisation de la société mènerait à une

société plus personnaliste et communautaire, à une autre notion du besoin, du juste, de l'utile, de

l'agréable".148 De même, Armand PETITJEAN pense que pour répondre au problème du positionnement

social, "La seule issue, c'est d'être assez sûr de son identité pour avoir mieux à faire que de sans cesse

l'affirmer : c'est d'accepter, bien mieux, de rechercher la différence de notre prochain ; de cultiver l'altérité

sous toutes ses formes, de retrouver le goût des personnes et des choix singuliers". 149 Plus généralement,

tous ressentent la nécessité de rendre à l'Homme l'unité que le monde moderne lui a ôté et reprennent les

principes du personnalisme comme le refus d'une définition autoritaire du souhaitable et d'un "moralisme

légal".

Le personnalisme constitue donc la conception de l'Homme utilisée par l'écologisme radical

; c'est-à-dire la tentative de l'appréhender dans la globalité et la subsidiarité de l'Etat face aux autres formes

de socialité.

Il faut cependant ajouter que si on retrouve le personnalisme tout entier dans l'écologisme,

ce dernier développe aussi d'autres réflexions, tant sur le plan philosophique qu'idéologique : la relation

Homme / Nature, ou la description des aliénations techniques et économiques par exemple.

Ces dernières années, on a pu ressentir assez nettement les aspirations intellectuelles à se

sortir du cadre réducteur de l'individualisme. Alain TOURAINE explique que "Le consommateur

développe des aspects de plus en plus développés de sa personnalité au fur et à mesure que son niveau de

vie augmente",150 de même Luc FERRY coupe les cheveux en quatre en parlant de "personnalité

individuelle", "[...]l'éthique et la culture, étendues comme épanouissement de la personnalité individuelle".151

Par contre, il reconnaît l'existence de ces revendications de la société civile cherchant à se développer en

dehors de l'Etat.

147 C'est ce qui explique peut-être que le revue Esprit fut la première à diffuser les thèses d'Ivan ILLICH. 148 "La convivialité", op. cit., p : 124 149 "Pour un contrat de l'Homme avec la nature", op. cit. 150 Alain TOURAINE, Critique de la modernité, 151 Le nouvel ordre écologique, op. cit., p : 253

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Pourtant, l'écologisme radical ne reprend qu'une version plus modérée du personnalisme.

Ceci est d'ailleurs compréhensible, puisque "La révolution personnaliste et communautaire" décrit l'idéal de

MOUNIER. En particulier les écologistes revendiquent une identité formée par les différentes

appartenances locales (La famille, le village...) mais sans aller aussi loin dans l'exigence communautaire de

MOUNIER.

En revanche, le personnalisme fonde directement les valeurs propres à l'écologisme,

Comme MOUNIER, celui-ci veut "fonder notre régime humain et social sur la personne".152

La première valeur développée par le personnalisme et reprise par l'écologisme est la

diversité. MOUNIER cherche une philosophie qui respecte la diversité humaine, essaye de fonder la

perception de l'autre sur cette acceptation de la différence.

Ensuite, la responsabilité de la personne est posée comme corollaire à sa souveraineté.

Cette responsabilité est à son tour le ciment d'une démocratie, respectueuse des personnes : "Nous

sommes démocrates si nous entendons par démocratie, avec plusieurs de ses fondateurs, le régime par

excellence de la responsabilité personnelle".153 MOUNIER comme les écologistes, loin de remettre en

cause la démocratie, souhaite au contraire la rapprocher de ses citoyens. Nous verrons en 2ème partie que

la démocratie se déduit presque toujours de l'écologisme radical.

Enfin, MOUNIER introduit la valeur qui va déterminer toute la conception de la politique

des écologistes : l'autonomie. Cette valeur va s'exprimer d'abord par rapport à l'Etat, qui ne devra pas

chercher à s'ingérer dans toutes les activités de la personne, mais aussi par rapport à la société et à la

communauté. Les écologistes reprennent et approfondissent les conceptions de MOUNIER et de

THOREAU selon lesquels "C'est la personne qui fait son destin"154 et "chacun doit avoir grand soin de

découvrir et de poursuivre son propre mode de vie", 155 qui deviendront autant de professions de foi

politique. En effet, ni les écologistes, ni le régime qu'ils veulent fonder ne peuvent se permettre de définir les

objectifs propres à chacun. Avec le personnalisme se crée l'idée d'un domaine réservé de la société civile,

dans lequel s'exercent les relations interpersonnelles.

Le personnalisme est donc incontournable pour comprendre l'origine de l'écologie

politique. MOUNIER, par l'introduction de l'idée de personne, rassemble un certain nombre de critiques

de l'individualisme et du pouvoir étatique déjà présentes chez des auteurs comme TOCQUEVILLE, pour

en faire une synthèse innovante. Cette synthèse, par un petit "miracle intellectuel" correspond exactement

152 op. cit, p : 65 153 op. cit, p : 96 154 op. cit, p : 66 155 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 180

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aux préoccupations écologistes développées presque cinquante ans plus tard; Nous aurons l'occasion de

développer en deuxième partie d'autres implications du personnalisme.

Une fois développée la conception écologique de l'Homme, il est maintenant intéressant de

savoir si l'écologisme est un humanisme : d'abord parce qu'à part ses membres, peu d'auteurs lui ont

attribué cette qualité ; ensuite parce que l'affirmation du caractère humaniste d'un système de pensée lui

donne généralement une connotation très positive. En effet, le terme d'Humanisme (c'est-à-dire placer

l'Homme comme valeur première) est assez général pour que toutes les idéologies aient tenté de prétendre

à cette qualité. Même si cela n'est finalement pas très utile à notre analyse, il est incontestable qu'une grande

partie de la réflexion de l'écologisme des fondateurs consiste à chercher l'Humain. Peut-être plus encore

que toutes les autres idéologies, l'écologisme essaie de déterminer l'Humanité, et interdit à toute institution

de lui porter atteinte.

De toute façon, il parait évident que toute idéologie porteuse de projet social cherche la

satisfaction humaine, et peut donc se qualifier d'Humanisme.

Cependant, cette interrogation sur la condition de l'Homme moderne que nous venons de

détailler ne dispense pas de l'étude de ce qui a poussé nos sociétés à progressivement éloigner l'Homme de

leurs préoccupations : la pensée moderne.

II - Le dépassement de la pensée moderne

Nous avons déjà abordé à plusieurs occasions la manière dont l'écologisme, aidé des

méthodes de l'écologie scientifique, met en évidence les limites d'une rationalité trop stricte qui détache

l'analyse de la réalité.

Il nous faut cependant développer en quoi l'écologisme met en cause l'idéologie qui le sous-

tend et l'utilisation qui en est faite.

Le thème de la modernité est très à la mode. De nombreux auteurs croient déceler, derrière

les dysfonctionnements de la société qu'ils dénoncent, un principe organisateur responsable de tous les

maux. La marche moderne est l'ennemie souvent facile à désigner pour remettre en cause un ordre établi.

Pourtant, il est la plupart du temps difficile de proposer des solutions ne s'exprimant pas dans le cadre

d'une pensée modernes. De plus, l'idée de modernité est difficile à définir.

Plus qu'une époque historique particulière, nous entendons par modernité un mode de

pensée radicalement différent des analyses traditionnelles : "Cette dernière [la modernité] n'est pas une

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époque, mais plutôt un mode dans la pensée, dans l'énonciation, dans la sensibilité".156 Une grande partie

de notre monde actuel semble en effet avoir été pensée sur un mode radicalement différent de ce qui

existait auparavant : alors que les idées se justifiaient sur un ordre moral ou religieux supérieur

(transcendance), la pensée moderne semble se fonder en elle-même (immanence). Par l'appel à la

rationalité, la pensée se légitime :"La sociologie semble penser que la modernité tiendrait toute entière par

elle-même et serait intégralement intelligible dans les termes de ses propres catégories et définitions". 157

Jean-François LYOTARD met en évidence le rôle de ce qu'il appelle les métas-récits :

ceux-ci viendraient remplacer les mythes comme fondateurs de la pensée. Ce serait par exemple la

croyance dans l'objectivité de la connaissance scientifique et dans le progrès qu'elle apporte. Il souligne

aussi que la traduction sociale de ce mode de pensée est l'effort constant d'émanciper l'Homme par rapport

à ses déterminations et à ses dépendances, principalement d'ordre religieux (comme conception du monde)

et sociales (appartenant aux corps intermédiaires, aux corporations, aux ordres). Dans cette perspective,

l'individu serait l'idéal de l'Homme émancipé : totalement indépendant par rapport à la société, et guidé par

la raison.

Mais l'écologisme va-t-il nier, dépasser ou relativiser cette modernité ? De toute évidence,

les écologistes ne sont ni des religieux, ni des "sauvages" : leur pensée s'exerce donc dans un cadre

moderne. Ils ne peuvent alors pas nier l'avancée moderne, et ne se cantonnent pas dans une "détestation

passéiste de la modernité industrielle".158 En revanche, les méthodes développées par l'écologie scientifique

tentent de relever le défi de la complexité sur lequel échoue une rationalité trop stricte. Ensuite, en nous

faisant prendre conscience de l'idéologie du progrès qui guide la pensée moderne, l'écologisme tente de

relativiser son application, de la replacer dans ce qui aurait toujours dû être sa place.

A) Une insuffisance méthodologique : Les perversions de la rationalité.

Par la croyance dans la validité de ses méthodes d'analyse et dans la possibilité de les

appliquer à tout objet, la science transforme parfois la réalité, et échoue à appréhender la complexité,

particulièrement dans le domaine social.

Le but de la réflexion écologique n'est pas ici de remettre en cause ce savoir rationnel, mais

d'en reconnaître les limites :"Il ne suffit pas de reconnaître que le raisonnement logique est perfectible, il faut

aussi en admettre les limites, qu'il n'est essentiellement pas neutre".159

156 Jean-François LYOTARD , Le Post-moderne expliqué aux enfants, op. cit, p : 40 157 Alain CAILLE,"Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 363 158 "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit, p : 280 159 Edouard BONNEFOUS, Sauver l'Humain, op. cit, p : 165

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Une des premières critiques adressées par l'écologisme au savoir rationnel et scientifique

est la nécessité de quantifier qui mène à une abstraction trop vite assimilée à la réalité. Lorsque la science

prétend expliquer à elle seule les logiques sociales, le résultat peut être dramatique : "l'Homme anonyme de

l'individualisme, sans passé, sans attache, sans famille, sans milieu, sans rotation est un symbole

mathématique préparé pour des jeux inhumains".160 Il suffit pour reconnaître l'évidence de ce danger de se

souvenir de STALINE qui reconnaissait ne gouverner que sur des grands ensembles...

Les auteurs écologistes soulignent cette évidence souvent oubliée que l'abstraction n'est pas

la réalité : une des critiques écologistes est par exemple qu'on assimile le PNB à la satisfaction humaine, qui

devrait être, plutôt que la croissance, le véritable but de l'économie. La science doit donc essayer

d'empêcher, ou au moins se rendre compte de la mystification de la pensée qu'elle opère quand "des objets

concrets et des événements complexes sont transformés en quantas abstraits". 161 D'abstractions en

abstractions, le raisonnement se détache de la réalité et produit des résultats jugés incontestable même si à

l'évidence ils sont irréalistes.

Les écologistes défendent donc le qualitatif face au quantitatif propre au calcul économique.

Face à la volonté de définir des lois universelles, ils préconisent un réalisme quasi-empirique quand ils

croient que dans le domaine social, toute analyse doit partir du plus près possible de la réalité (même si

celle-ci est un idéal qui n'existe pas). Cependant, certains auteurs mettent en garde l'écologisme contre le

flou et la subjectivité qui guettent" l'émergence d'un monde du qualitatif grâce auquel l'Homme changerait

ses rapports à la fois avec lui-même et avec la société".162 En effet, quand on parle de "mieux être", n'y a-t-

il pas là un nouveau risque de réductionnisme, dans lequel seuls les écologistes éclairés, libérés de toute

aliénation seraient aptes à définir ce "mieux" ? E.F.SCHUMACHER reconnaît ce risque, et préconise

l'éducation pour s'en prémunir, car "Comprendre nous donne un sentiment de participation, alors que ne

pas comprendre fait naître un sentiment d'aliénation".163 de même, le recours à la démocratie permettrait

une détermination consciente des choix, libérée de l'a priori scientifique.

Sans contester que "Le perfectionnement des techniques de réflexion constitue un

progrès",164 les écologistes regrettent donc la déshumanisation de la pensée moderne dans des domaines

où les scientifiques et les décideurs devraient constamment garder en-tête l'Humanité.

Un autre défi lancé à la pensée rationnelle est le problème de la complexité. En effet, la

progression du savoir et des techniques de réflexion ont mené à la fois à une hyperspécialisation des

disciplines scientifiques, et à la découverte de la complexité des problèmes étudiés. En sociologie

particulièrement, les méthodes et les paradigmes s'accumulent, sans qu'aucun ne parvienne à réunir les

160 E. MOUNIER, La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 94 161 La convivialité, op. cit., p : 60 162 "La Frénésie culturaliste", op. cit. 163 Small is beautiful, op cit, p : 80

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différents aspects d'un problème. Jean-François LYOTARD se demande d'ailleurs "quelle est la raison de

ce processus de complexification ? La science, dans ses contraintes à complexifier, médiatiser, numériser et

synthétiser n'importe quel objet contraste avec les attentes simples d'identité, de bonheur qui proviennent

de notre condition immédiate d'être vivant".165 Sans insister sur le phénomène technocratique (2ème partie),

il est nécessaire d'affirmer cette inadéquation entre la simplicité des exigences humaines, et la complexité

des problèmes auxquels l'Humanité doit faire face, sans l'avoir jamais souhaité. La politisation de domaines

de plus en plus importants de la vie humaine et la volonté étatique de tout administrer augmentent la

difficulté à trouver des solutions.

Cette difficulté de la science classique à aborder la réalité provient à la fois de son

positionnement méthodologique qui l'empêche de traiter des problèmes dans leur ensemble, mais aussi

d'une rationalisation trop poussée. En ce qui concerne la gestion des affaires publiques, de nombreux

auteurs ressentent - ainsi qu'une partie de l'opinion publique - sans pouvoir vraiment définir cette impression

que "dans la préparation des décisions, des processus rationnels et objectifs se substituent aux procédures

habituelles fondées sur l'intuition, l'expérience et le bon sens".166 Cette expression d'un manque de

subjectivité dans la politique est liée à la nature du choix politique, et à l'exigence de morale que nous

étudierons plus tard; Il semble cependant que la complexité apparente des choix actuels ne prenne pas

seulement sa source dans la nature du raisonnement scientifique.

L'écologisme cherche alors à élaborer une connaissance réaliste et multidimensionnelle

refusant l'idée de la toute puissance de la théorisation, avec comme postulat la diversité des personnes, des

cultures, des sociétés. Face à cette prétention à tout comprendre, à ce déterminisme scientifique, il élabore

une théorie de la connaissance humble et relative.

L'attitude de l'écologisme face au raisonnement logique répond à un double effort : d'abord

de dépasser une rationalité trop réductrice devenue incapable de prendre en compte le réel, ensuite et

surtout de clarifier les domaines dans lequel ce raisonnement peut s'ingérer, et ceux répondant à une autre

logique. Lorsque ce dernier effort est oublié, la nécessité d'appréhender la complexité passe de la

préoccupation légitime à l'exagération égoï ste de Joël de ROSNAY. Quand le systémisme pense définir

un projet social, il perd sa rigueur scientifique pour devenir une idéologie sans fondement.

Cette interrogation sur la nature et les limites du raisonnement scientifique (qui devrait être

un préalable à tout raisonnement puisque "sciences dans conscience n'est que ruine de l'âme" permet ensuite

à l'écologisme de dévoiler l'idéologie qui se cache derrière ce savoir prétendu objectif. En effet, en se

164 Sauver l'Humain, op cit, p : 164 165 Le Post-moderne expliqué aux enfants, op cit, p : 111 166 Sauver l'Humain, op cit, p : 160

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fondant sur un certain nombre de présupposés, la logique moderne n'est pas neutre et porte en elle une

dynamique sociale.

B) L'idéologie moderne

Pour l'écologisme, l'état de développement actuel de notre société, loin d'avoir été choisi

librement par ses membres, est issu en grande partie d'un processus de rationalisation présenté comme une

nécessité. La division du travail, l'automobile ou le nucléaire par exemple, furent institués sans consultation

préalable car ils étaient censés n'être que des innovations techniques.

Ils eurent pourtant des implications profondes sur la structure de la société, et le type de

relations sociales. Ces phénomènes échappant à tout contrôle sont perçus par les écologistes comme les

témoins d' "Une idéologie [qui] a pris naissance, à la fois naï ve et dangereuse, faite d'une confiance totale

dans le pouvoir de la pensée rationnelle. Elle débouche presque fatalement sur une vision de la société

industrielle".167

Dans cet exemple, le terme "idéologie" est utilisé ; pourtant, ce que l'écologisme dénonce

n'est pas une idéologie au sens stricte : la notion de progrès est très développée chez les penseurs des

lumières, mais sa manifestation la plus lourde de conséquence est surtout une dynamique propre au mode

de production industriel. En effet, les idées de la révolution Française ont depuis longtemps produit leurs

effets sur notre société alors que la logique économique contient un principe de changement continuel,

global et incontrôlable. Bien qu'il soit difficile, comme Cornelius CASTORIADIS, d'affirmer que savoir

scientifique et société industrielle sont indissociables, que "Science et technique contemporaine

appartiennent à cette institution sociale historique qui est le capitalisme tel qu'il est né en Occident" ;168il est

aussi difficile de nier que les logiques marchandes reprennent à leur compte les méthodes, les acquis et les

produits du savoir scientifique. Le résultat de cette extrapolation du savoir scientifique aux domaines

économique et social est une conception matérialiste, déterministe et non soumise au contrôle démocratique

de la société.

Cette conception, appuyée par les méthodes scientifiques de raisonnement déjà décrites,

est traduite en deux mouvements principaux.

Tout d'abord, en exagérant les contraintes pesant sur les objectifs, elle introduit l'idée qu'il

n'existe qu'une seule marche possible pour la société : celle qui est légitimée par le savoir des experts. Le

débat se porte alors sur les moyens pour parvenir à cette fin, et non plus sur les fins souhaitées par la

population. L'écologisme essaye alors de restaurer une problématique des moyens et des fins.

167 Sauver l'Humain, op cit, p : 166 168 De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 22

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Ensuite, il semble que les succès éclatants de la connaissance scientifique

aient produit une prétention Humaine à reconstruire le monde, la croyance dans l'idée de progrès

empêchent toute modération aux destructions de la nature sauvage et aux atteintes à l'Humanité.

1) Définir clairement les moyens et les fins

Quelque soit le problème posé, on peut déterminer clairement la fin recherchée ; ensuite,

une personne qui cherchera la ou les solutions à ce problème devra étudier la possibilité d'atteindre cette

fin, et les moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

Dans le domaine politique, et en ce qui concerne nos sociétés démocratiques, il semble

acquis que les fins recherchées soient l'expression de la volonté générale, et que le rôle du personnel

politique soit à la fois d'exprimer le souhaitable, de le confronter aux faits, et de se servir des analyses des

experts pour trouver les moyens d'atteindre ces fins.

Pourtant cette évidence semble souvent se perdre dans la complexité des sociétés

contemporaines : ni les Hommes politiques, ni la population n'arrivent à se faire une idée claire d'un but à

atteindre, d'un idéal, d'un horizon de pensée. De ce fait, le gouvernement se réduit le plus souvent à la

gestion à très court terme des affaires courantes, dans laquelle les experts accumulent de plus en plus de

pouvoirs. Faut-il voir dans ce mouvement une fatalité due au degré de développement de nos sociétés et

aux contraintes qui s'y accumulent ? L'écologisme le perçoit plutôt comme une altération à la liberté de

choix : sans y voir un quelconque complot capitaliste, il estime que la logique moderne, en reportant le

débat des fins sur les moyens, mais nous prive de la faculté de décider des grandes orientations de société.

Sans insister sur le problème du choix démocratique, que nous développerons en 2ème partie, il nous

parait utile de détailler les notions de moyens et de fins, et le processus qui a poussé à les confondre.

Cette confusion nous parait provenir essentiellement de la mauvaise perception de la nature

de ces deux notions.; En, effet, on a souvent oublié que les fins étaient morales et les moyens techniques.

Pour nous sortir de ces abstractions, on peut dire par exemple que la démocratie, la liberté, la dignité

humaine sont tributaires d'opinions morales et qu'elles constituent des fins possibles à une société donnée.

Par contre, le revenu national, le taux de croissance, le rapport capital / production sont des données

techniques, c'est-à-dire des moyens envisageables pour parvenir à certaines fins. Or, qui peut nier

qu'aujourd'hui l'objectif affirmé est la croissance du revenu national, alors que le respect de l'Humain

s'exprime seulement dans le minimum de la déclaration des droits de l'Homme et dans le débat d'idée ? La

satisfaction générale de l'être Humain est rayée des objectifs économiques et politiques, alors que son état

devrait être pris en compte dans toute décision. En fait, les abstractions de la pensée économique et

rationnelle ont fait admettre que les fins étaient déterminées une bonne fois pour toutes, et qu'on ne devrait

plus s'occuper que des moyens. Il est cependant bien évident qu'une hausse du PNB a des effets autres

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qu'une hausse de la consommation, et donc qu'il n'induit pas forcément un mieux-être. "Le produit national

brut peut bien s'élever rapidement, à en croire les chiffres des statisticiens, telle n'est pas l'évidence

quotidienne des gens eux-mêmes, placés dans un contexte de frustration, d'aliénation, et d'insécurité

grandissante".169

La croyance dans la toute puissance de la rationalisation a oblitéré cette nécessité de rester

toujours le plus près possible de la réalité humaine et de la fin recherchée. Pour résumer, "L'économie tend

à absorber l'éthique dans son ensemble, et à l'emporter sur tout autre considération Humaine".170

Tous les auteurs que l'on peut rattacher historiquement ou intellectuellement à l'écologisme

radical ont longuement développé cet thème : de THOREAU "Lorsque nous considérons la fin principale

de l'Homme, ce ne sont que les objets nécessaires à la vie et les moyens de vivre [...]"171 à MOUNIER

"L'économie ne doit être que le meilleur moyen de procurer à tous les Hommes l'exacte mesure de biens

matériels qui est nécessaire au développement spirituel de chacun",172 tous mettent l'accent sur cette

évidence oubliée, principalement en économie. SCHUMACHER résume ce lien entre moyens, fins et

privation de liberté "Le problème que pose l'excès d'attention accordé aux moyens par rapport aux fins est

qu'il retire à l'Homme la liberté et le pouvoir de choisir les fins réellement".173 Pour Ivan ILLICH, la marche

moderne suppose qu' "On se fixe dans l'abstrait des buts impossibles à atteindre, ensuite on prend des

moyens pour des fins".174

Mais d'où vient ce problème de définition des moyens et des fins ? Pour l'écologisme, la

raison principale en est l'irruption du savoir rationnel dans tous les domaines de l'activité humaine, et la

paradoxale confusion que la rigueur du raisonnement scientifique introduit dans nos esprits quand il nous fait

croire qu'on peut déterminer les fins objectivement. Le problème des places respectives de la science et de

l'éthique dans la pensée correspond au besoin de morale que nous étudierons dans les prochains sous-

paragraphes et paragraphes.

Les rapports entre science et société sont aussi complexes. En effet, par son explication du

monde, la science a cherché à faire entrer l'Homme dans ses définitions et ses catégories, ce à quoi elle est

parvenue. Il faut remarquer que lorsque nous parlons de science, ce n'est pas de la discipline scientifique,

mais du principe moderne, de sa dynamique. Il serait faux de rendre les scientifiques responsables de ces

développements, la connaissance ne produisant des effets que d'après l'utilisation que l'on en fait.

Cependant, les sciences humaines cherchent à comprendre un monde qu'elle ont contribués

à transformer science et société sont donc en interactions permanentes "[...] [la sociologie] a cru se tirer

169 Small is beautiful, op cit, p : 32 170 Sauver l'Humain, op cit, p : 69 171 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 72 172 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 108 173 Small is beautiful, op cit, p : 55 174 La convivialité, op. cit., p : 68

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d'affaire en posant que le sens de la pratique sociale se réduisait à la recherche de la satisfaction d'un intérêt

personnel et le plus souvent matériel" : c'était réducteur, mais elle oubliait aussi qu'elle faisait partie d'un

mouvement - La modernité - qui tendait à définir l'Homme de cette manière.

L'interrogation sur les moyens et les fins rapporte donc à la fois au besoin de morale et à la

nécessité de délimiter le champ et la compétence du savoir scientifique.

Mais l'étude de ce qui sous-tend le savoir rationnel nous pousse aussi - ainsi que les

écologistes - à nous interroger sur la prétention Humaine à tout reconstruire.

2) L'utopie constructiviste

Le constructivisme est un thème assez récurrent dans l'analyse du monde contemporain.

L.F. HAYEK étudie la perception du monde qu'ont les systèmes d'idées fermés : ceux-ci pensent souvent

qu'une seule autorité, un seul centre de décision peut maîtriser la complexité du monde en influer sur son

devenir. Pour HAYEK, ce centre d'impulsion n'existe pas : il est impossible de comprendre l'ensemble

complexe de la société. Comme ICARE, l'Homme doit rester humble et mesurer la portée de ses actes.

Pour l'écologisme, on l'a vu, toute théorie doit avouer son incomplétude, toute

connaissance n'est que partielle ; l'application du savoir doit être mesurée. A ce sujet, le Nucléaire est

autant décrié comme risque environnemental que comme "application à grande échelle d'un savoir

partiel".175. Les réalisations modernes sont perçues comme des "Expressions illimitées d'une prétendue

maîtrise prétendue rationnelle"176 du milieu dans lequel nous vivons, dont le gigantisme traduit le manque de

responsabilité.

De plus, cette prétention à tout organiser ne serait rien si elle ne nous mettait pas en danger,

dans notre substance et dans notre survie. Il est évident que face au constructivisme, "On en revient

toujours à l'Homme, qui doit assumer le risque créateur". Changer le monde suppose la responsabilité de

ses actes. Or, la décision échappe le plus souvent au contrôle démocratique, que ce soit dans les régimes

totalitaires - Staline et ses grands ensembles - ou démocratiques, avec le problème des déterminismes

techniques et économiques.

L'étude de la modernité et du type de savoir qui s'y rattache influencent donc profondément

les conceptions politiques des écologistes : humilité par rapport à la réalité, refus du constructivisme, besoin

de morale, affinité pour les petites échelles et le long terme, et surtout opposition à la volonté politique de

"organiser la vie aux antipodes" sont autant d'éléments d'une traduction politique originale des thèmes

écologistes, développée dans le Chapitre 2 de la 2ème partie.

175 Small is beautiful, op cit, p : 36 176 De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 30

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Enfin, il faut détailler la place que l'écologisme assigne à la rationalité dans son projet social.

C) Remettre le savoir rationnel à sa juste place

Dans ce contexte de critique des méthodes et des produits du savoir rationnel, on peut de

demander si l'écologisme ne cherche pas à nier l'objectivité de toute connaissance, pour ériger la

subjectivité et le diversité en valeurs.

En fait, si les auteurs cherchent à mettre en évidence ses limites, ce n'est pas pour nier

l'incontestable progrès qu'il représente, mais pour empêcher ses débordements sur les champs de l'éthique

et de l'existence. En effet, si on veut promouvoir des valeurs d'Humanité, il semble nécessaire de satisfaire

les aspirations à la morale et la liberté de choix.

Au fil de ses succès, la science semble avoir oublié l'affirmation de MAX WEBER, selon

laquelle "Le champs des valeurs échappe à l'investigation scientifique". Il est faux de penser, comme

Jacques MONOD que "tout ce qui est scientifique est éthique": l'épistémologie des sciences exactes, en

même temps qu'elle nous rappelle les conditions de validités d'un savoir - réfutabilité, relativité - affirme que

l'objectivité suppose la neutralité.

De plus, pour qu'une décision soit politique, il faut qu'elle comprenne à la fois un aspect

technique (l'étude des possibilités), et un choix, d'inspiration idéologique ou morale. Actuellement, le débat

technique sur les moyens, et la fascination pour le discours scientifique oblitère l'aspect moral, dont la

restauration est le seul moyen de rendre son pouvoir de décision au citoyen. Il faut préciser que par morale

nous n'entendons pas moralité, c'est-à-dire une distinction du bien et du mal, mais plutôt une réaffirmation

du rôle majeur de l'opinion et du choix de grandes options philosophiques. La morale n'a pas la

flamboyance du raisonnement scientifique, mais reste tout de même indispensable à l'existence.

Certains auteurs, comme SCHUMACHER, mettent en évidence le rôle des présupposés

moraux et philosophiques des sciences. Pour SCHUMACHER, l'économie occidentale suppose que le but

de l'existence est l'enrichissement matériel, une "philosophie qui suppose l'accomplissement de l'Homme

dans la seule poursuite de la richesse".177

Il est donc nécessaire de rappeler que la marche moderne n'est pas forcément une

nécessité, qu'elle est issue de choix culturels préalables.

Enfin, l'écologisme rappelle que certains domaines échappent ou doivent échapper à la

rationalité :

177 Small is beautiful, op cit, p : 26

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- A cause de leur complexité, de leur connotation morale, ou parcequ'ils répondent à des

logiques irrationnelles. La Foi, la tradition par exemple sont des éléments consubstantiels

à notre existence.

- Parce qu'il n'est pas souhaitable de rationaliser ou de soumettre à la logique économique

l'ensemble des activités Humaines ; les relations familiales, de voisinage, c'est-à-dire les

relations interpersonnelle dans leur ensemble doivent garder leur logique affective, qui

garantit leur autonomie. En fait, "il s'agit de savoir si le progrès doit signifier une

indépendance accrue ou une croissante dépendance". 178 L'affirmation de la morale sera,

avec le personnalisme, un des fondements de la valeur d'autonomie.

Sans lutter contre le modernisme, l'écologisme dénonce donc sa fureur constructiviste et

simplificatrice, à laquelle il oppose l'humilité, le retrait, et la modération puisque "les faits sont têtus" comme

l'affirmait LENINE dans une autre perspective.

L'ensemble des fondements philosophiques de l'écologisme touche donc à des thèmes très

profonds : la vérité, la nature Humaine, la morale, l'existence, l'Un et le Multiple; Dans son questionnement

acharné sur l'Humanité et l'identité, il ne peut donc échapper au problème du sens de l'existence, thème

dangereux pour une idéologie, mais qui complète naturellement les analyses écologistes.

III - Ecologisme et quête du sens

La spiritualité, c'est-à-dire l'interrogation sur le sens de l'existence, est présente dès

l'apparition de l'écologisme. Elle constitue même une des sources de l'engagement écologiste, très présente

déjà chez THOREAU et MOUNIER. C'est d'ailleurs un thème très actuel, le renouveau des quêtes

spirituelles en témoigne.

On peut se demander si l'écologisme n'outrepasse pas son rôle de mouvement de pensée

quand il se préoccupe de la question du sens. Pourtant cette préoccupation souligne le manque des autres

idéologies qui échouent à donner du sens à leur projet : le libéralisme définit au mieux une émancipation de

l'Homme face aux ordres traditionnels (mais ne lui dit rien de l'usage qu'il faut faire de sa liberté retrouvée),

le socialisme, par le service à la collectivité, cherche à recréer un Homme nouveau, mais encore une fois,

dans quel but ?

Nous ne trancherons pas la question de savoir s'il est souhaitable que l'idéologie s'occupe

de spiritualité. Cependant, on peut affirmer que le besoin actuel de spiritualité est bien réel, que ce soit dans

l'idéologie ou dans toute autre instance.

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Quoi qu'il en soit, cette recherche rajoute encore à l'incomplétude de l'écologisme. Nous

avons vu que par sa méthode d'analyse, sa méfiance envers les théories, il ne prétendait pas déterminer des

"lois arrêtées du devenir", que l'importance qu'il accorde à la morale lui donne un caractère subjectif

puisqu'il suppose un engagement personnel; l'écologisme est d'autant plus inachevé qu'il fait référence en

dernier lieu à des choix personnels sur le sens de l'existence. Nous verrons que ceci correspond exactement

à la valeur d'autonomie.

Tout ceci explique la direction nettement spiritualiste prise par les fondateurs de

l'écologisme, dans la droite ligne de MOUNIER. Cette spiritualité s'esquisse à la fois dans la remise en

cause de la valeur travail en tant qu'élément d'activité humaine179 (prochain chapitre) et dans la question du

sens de l'existence en général. Elle est très dépendante de conceptions morales. Tous le sauteurs cherchent

des solutions pour lutter contre ce que SCHUMACHER appelle le "secret désespoir"180 qu'ils pensent voir

naître dans nos société contemporaines du fait d'une modernité exclusive.

Ce spiritualisme écologique comporte deux aspects principaux : la philosophie de l'exemple

de THOREAU et l'opposition au matérialisme d'auteurs comme SCHUMACHER, ILLICH, MOUNIER.

A) L'opposition au matérialisme

Tous les auteurs s'élèvent contre cette "Mystification fondamentale d'une vie essentiellement

consacrée à la poursuite de fins matérielles, au mépris de l'esprit".181 Pour l'écologisme l'existence est

essentiellement la réalisation de l'être, l'accomplissement personnel. L'économie n'étant censé apporter que

les moyens de cette réalisation, "Le problème de la vérité spirituelle et morale vient occuper le devant de la

scène".182 L'écologisme se rebelle contre l'ordre étatico-marchand, car celui-ci ne permet pas l'affirmation

de l'être quand il monopolise l'essentiel de l'activité humaine dans la recherche de satisfactions économiques

et quand l'Etat supprime l'autonomie personnelle.

Face à la "[...] loi de prolifération de l'absurde qui se saisit des créations humaines du jour

où celles-ci se déspiritualisent",183 l'écologisme s'appuie sur le personnalisme pour restaurer la dimension

sensible et affective de l'Homme : "la personne risque par amour".184 L'amour, loin d'être un élément

contingent à l'analyse, est perçu comme un facteur important de la relation sociale : par exemple, l'amour du

lieu de vie participe à l'identité, l'amour des proches et de la nature concourt à un sentiment d'Harmonie.185

178 La convivialité, op. cit., p : 63 179 Sur ce sujet, voir A. GORZ, Métamorphose du travail et quête du sens, op. cit., 180 Small is beautiful, op cit, p : 87 181 idem, p : 40 182 idem, p : 33 183 La révolution personnaliste et communautaire, op cit, p : 79 184 idem 185 Sur ce sujet, voir Roland DE MILLER Nature mon amour; Ecologie et spiritualité, Debord, Paris, 1980

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On peut remarquer que même s'il est difficile à intégrer dans toute analyse, l'élément affectif est très présent

dans la réalité.

SCHUMACHER se distingue un peu du reste de l'écologisme, par son rapport avec les

sagesses orientales. En comparant les philosophies du travail en Inde et aux Etats-Unis, il montre comment

l'activité peut être orientée à la fois vers des satisfactions matérielles et des satisfactions spirituelles. De plus,

il cherche une morale, un principe organisateur, qui serait un dénominateur commun à toutes les activités

humaines, ce qu'Alain LIPIETZ reprend quand il estime que "Fondre le "tout" oriental et le "moi

particulièrement" de DOSTOÏ EVSKI, c'est sans doute le grand Véhicule d'une morale pour le XXIème

siècle. La penser, la partager, et mieux, la mettre en pratique, c'est une autre affaire !"186

Finalement, SCHUMACHER cherche une sagesse qui limiterait le froid intérêt et les

passions humaines, telles que la cupidité et l'envie.

Pour réorienter la société vers l'épanouissement personnel, l'écologisme s'appuie sur le rôle

de l'éducation pour transmettre des idées, des valeurs, une morale, pour se "charger de sens en changeant

le monde des signes".187

La revendication écologique se manifeste donc en premier lieu dans une opposition au

matérialisme envahissant. Elle cherche à faire respecter une sphère autonome de l'esprit humain, que l'Etat

et les institutions doivent permettre de développer.

Cependant, le problème de la vérité spirituelle est essentiellement existentiel et

métaphysique. L'écologisme ne peut donc prétendre déterminer à lui seul des fins ultimes. A ce sujet, la

philosophie de David THOREAU est très emblématique de la démarche écologiste.

B) Une philosophie de l'exemple

"Walden ou la vie dans les bois" paru en 1854, est l'oeuvre d'un philosophe américain

anticonformiste : David THOREAU. Il rassemble étonnamment tous les aspects de l'écologisme des années

70 : critique de l'institutionnalisation, de la marchandisation, de l'artificialisation, thème du besoin,

problématique des moyens et des fins, engagement personnel ; par une étrange convergence des

préoccupations on peut dire sans exagération ni extrapolation qu'il constitue (et pour longtemps) le premier

ouvrage écologiste. Disciple d'EMERSON, THOREAU fait partie de l'école transcendantaliste dont l'idéal

est le renouvellement de l'âme humaine par le contact avec la nature.

186 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op cit, p : 79 187 La Convivialité, op cit, p : 79

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Il n'est pas étonnant qu'il soit l'inspirateur de nombreux mouvements alternatifs au XXème

siècle et que des Hommes comme GANDHI ou Martin LUTHER KING reconnaissent avoir été

beaucoup influencés par sa pensés, contenue dans "Walden" et dans "La désobéissance civile".

Supportant difficilement les contraintes de la vie américaine moderne, il décide de vivre

dans une cabane du bois de Walden pendant deux ans. Une fois débarrassée de son aspect folklorique, sa

démarche montre la voie d'une révolution personnelle :"La révolution personnelle menée par des hommes

comme THOREAU est un encouragement puisqu'elle a réussie en ce qui le concerne à freiner la fureur du

modernisme".188

On pourrait invoquer à nouveau ce "retour à la bougie" qui a fait tant de mal à l'écologisme.

Mais loin de nous exhorter à l'imiter à vivre dans les bois, THOREAU cherche seulement à nous faire nous

interroger sur nos conditions de vie moderne, sur nos besoins, et surtout sur la libre détermination de notre

destin. Car le fond de sa philosophie, comme celui de l'écologisme radical, est que "chacun ait grand soin

de découvrir et de poursuivre son propre mode de vie", 189 car "La nature, et la vie humaine sont aussi

variées que le sont nos tempéraments"190. THOREAU, en montrant l'exemple d'une destinée libre, cherche

à nous restaurer dans notre dignité d'être humain, il cherche "L'émancipation de l'Homme par lui-même".

Récusant le dogme de l'égalité, le machinisme qui asservit l'Homme ("les Hommes sont devenus les outils

de leurs outils"), la main mise du groupe sur l'individu, la société de loisirs - mouvements qu'il anticipe - il

souhaite que "chacun s'avance avec confiance dans la direction de ses rêves".

THOREAU découvre alors les mêmes obstacles à l'épanouissement personnel que

l'écologisme en 1970 : l'individualisme, les outils, le institutions, les logiques marchandes ("j'ai découvert

depuis peu que le commerce corrompt tout ce qu'il touche") Par oppositions à la complexité, il fait l'éloge

de la simplicité des aspirations humaines ("Simplifiez"). Enfin, on peut dire que "Walden ou la vie dans les

bois" est bien une tentative de promouvoir ce "désir honnête et passionné de juger par lui-même, de

découvrir cette vérité", grâce à cette liberté de conscience gagnée par l'aspect anticonformiste et

l'éloignement des institutions. Face à ses déterminismes, chacun doit trouver une alternative : "Lorsqu'il a

obtenu ces choses nécessaires à la vie, il reste, plutôt que de rechercher le superflu, une autre alternative ;

et c'est de s'aventurer dans la vie, maintenant qu'il est en vacances, son labeur le plus humble terminé.

Voici donc plus clairement explicitée la nature particulière de l'écologisme comme

idéologie. En effet, celui-ci n'a pas une dimension normative, mais se contente d'énoncer des principes, de

dénoncer les aliénations à la nature Humaine, pour permettre une reconquête de soi, pour que chacun

puisse se donner une "utopie personnelle". C'est pourquoi "l'écologiste se définit d'emblée comme celui qui

188 G. André LAUGIER, Introduction à Walden ou la vie dans les bois , , op cit, p : 30 189 Walden ou la vie dans les bois , , op cit, p : 170 190 Idem, p : 83

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a le moins de solutions au problème qu'il pose". 191 Comme Alain LIPIETZ le développe, les écologistes

"[...] ne doivent pas chercher à dicter aux autres avec arrogance ce que serait une juste politique, mais

plutôt à convaincre les autres, par la justesse de leurs propositions et l'exemple de leur travail, de s'unifier

dans un combat pour la vie".192

Il faut alors détailler les différentes vertus prônées par l'écologisme.

SECTION 2 - LA TRADUCTION DES FONDEMENTS : LES VALEURS

A travers l'étude des fondements philosophiques de l'écologisme, nous avons vu que

l'écologisme radical - c'est-à-dire la pensée d'ILLICH, GORZ, SCHUMACHER et d'autres qui constitue,

nous pensons, la substance souvent détournée de l'écologie politique - loin de se fonder dans un ordre

naturel idéalisé (qui de toute façon n'existe pas) développe un certain nombre de conceptions morales qui

lui sont propres.

Il serait donc faux d'affirmer que les valeurs de l'écologisme radical se justifient dans la

nature ou dans un déterminisme scientifique.

Bien au contraire, elle trouvent leur source dans l'affirmation de certains souhaits

écologistes sur la vie en société, l'épanouissement personnel, et la recherche d'une certaine harmonie avec

soi-même, les autres et la nature.

La liberté et l'égalité se sont imposées comme concepts politiques quasiment universels : on

les retrouve dans presque tous les mouvements de pensée. C'est pourquoi il est intéressant de déterminer

les conceptions de l'égalité et de la liberté propres aux écologistes.

Le premier trouve son expression dans les valeurs de solidarité et de diversité.

Le second suppose à la fois la responsabilité et l'autonomie. Chacune de ces valeurs devra

être détaillée dans son contenu. De plus, il faudra expliquer les risques de dérives et d'incompréhensions

que leur application univoque pourrait produire.

Enfin, cet ensemble de valeurs embrasse les deux dimensions de la morale : l'éthique de

conviction et l'éthique de responsabilité. La première quand elles se fondent sur une opinion sur le

souhaitable, la seconde quand elles répondent à une nécessité plus ou moins objective (la responsabilité

envers les générations futures par exemple).

I - Egalité, solidarité, diversité

191 "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit 192 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op cit, p : 42

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Il est clair que le concept d'égalité n'a pas dans l'écologisme, le sens strict que lui assigne

nos sociétés occidentales. En effet, en cherchant à développer l'altérité, la différence, la diversité, celui-ci

cherche à nuancer un principe dont l'application à la réalité a souvent produit de grandes désillusions.

La solidarité est une valeur très exprimée dans l'écologie gauchiste. Cependant, on a du mal à voir

une réelle adéquation entre cette valeur et la démarche écologiste.

A) Un héritage du passé de gauche : la solidarité

Le parti Vert parle actuellement beaucoup de solidarité. Cette orientation ne trouve

pourtant sa source ni dans l'histoire de l'écologie politique, ni dans la théorie écologique. En effet, elle

correspond plutôt à une volonté plus pragmatique de rapprochement politique entre les verts et le parti

socialiste, à la recherche d'un consensus rose et vert, qui oblige ce dernier à des contorsions théoriques.

Loin de donner un nouvel élan à la sensibilité écologique, le discours actuel superficialise l'écologie politique

en l'éloignant de ses objectifs premiers.

L'écologisme rassemble les déçus du socialisme et du marxisme. Ce rapprochement

pourrait donc paraître assez logique. Cependant, l'étude de l'écologisme radical nous montre une doctrine

très largement inclassable à droite ou à gauche. Dans ce contexte, la valeur de solidarité manque de

cohérence par rapport au reste du projet social écologiste. Il faut d'abord savoir quel est le contenu

concret de cette valeur : quelle solidarité envers qui ? En définissant le groupe humain (la communauté)

comme premier élément de socialité, l'écologisme induit certainement une solidarité de la communauté

envers la personne, dont l'objectif n'est pas vraiment la réduction des inégalités, mais plutôt la

concrétisation du rapport social. Par contre, la solidarité de la société envers ses membres à travers l'Etat

providence est moins évidente, si l'on en juge par la place accordée à l'Etat (2ème partie). A ce sujet, Ivan

ILLICH remarque que "Jadis le désir de justice distributive se fondait dans la confiance en l'autonomie",193

c'est-à-dire que le jeu de solidarité communautaires permettait de se passer en partie de l'Etat.

Cette remarque prend encore plus de force lorsque ILLICH souhaite "Une société où

l'infirme et l'idiot ne seraient pas bannis de la place publique" : il est malheureusement souvent vrai que le

degré de développement se mesure au nombre d'inadaptés et d'exclus du système ; de la même manière,

l'intégration des anormalités est un facteur important de cohésion sociale. Or, la prise en charge par l'Etat et

les institutions de ces anormalités a conduit à les sortir de la société, voire même à les cacher à nos yeux. En

comparaison, on peut se souvenir du rôle joué par le fou ou l'idiot du village dans les sociétés traditionnelles

: celui-ci est souvent respecté ("fada" en provençal, signifie celui qui est habité par l'imaginaire). De même,

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la critique d'Ivan ILLICH sur l'aspect institutionnel de notre système de santé est à rapprocher de certaines

études sur la perception du Sida en Afrique.194

Ce continent a en effet su conserver des valeurs de solidarité et d'entraide, il nous donne

des leçons quant à l'accompagnement du malade par ses proches et sa famille : on y est beaucoup plus mal

soigné que dans les pays développés, mais on y vit beaucoup mieux sa maladie; Par contre, l'hôpital

moderne traite mieux les malades, mais a complètement déshumanisé la médecine : le malade du Sida, pris

en charge par les institutions est progressivement coupé de tout lien social : ILLICH y voit une véritable

prison.

Ces divers exemples montrent les problèmes qui se posent dans nos sociétés pour concilier

efficacité moderne et besoin de lien social fort. Pour surmonter cette opposition, l'écologisme essaye de

définir une autre forme de socialité, ce qui constitue un des aspects les plus intéressants et les plus actuels

de son contenu. Nous détaillerons plus tard cette volonté de ressourcer le lien social dont la solidarité nous

a servi de prétexte pour l'aborder.

Enfin, dans la mesure ou la solidarité est souvent destinée à égaliser des conditions

particulières, cette valeur va être tributaire de la conception écologique de l'égalité.

La valeur de solidarité est donc assez secondaire dans l'écologisme, puisqu'elle est censée

découler d'un autre type de rapport social, qui est la préoccupation première.

B) Unité et diversité

Nous avons déjà vu à plusieurs reprises que l'écologisme revendique une reconnaissance de

la diversité des personnes, des situations et des cultures, à la fois pour conforter sa conception morale de

l'Humanité, et pour se rapprocher de la réalité.

L'idée de diversité pose le problème de son opposition apparente avec l'égalité, et de ce

fait celui de l'articulation de l'universel et du particulier, de l'un et du multiple. Quand l'écologisme affirme

cette idée sur le plan social, il "[...] affronte directement le problème de chacun à tous en cherchant à

sauvegarder l'égalité et la différence".195

Mais quelle est la conception écologique de l'égalité ? En fait, pour Jean-François

LYOTARD comme pour les auteurs de l'écologisme radical, la modernité, les systèmes et les institutions

qui s'y rattachent ont échoué à concilier universalisme de la pensée et diversité des cultures : "La modernité

est défaillante, puisqu'elle n'arrive pas à intégrer les particularismes".196 ; bien plus, elle essaye de soumettre

193 La Convivialité, op cit, p : 64 194 "La malédiction du continent noir", in Le Monde du 9 novembre 1994, p : 11 195 Vert espérance. L'avenir de l'écologisme politique,, op cit, p : 132 196 Le post moderne expliqué aux enfants, op cit, p : 50

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la réalité à ses catégories et définitions, dont le concept d'égalité n'est pas le moindre. Pour l'écologisme, le

dogme égalitaire contient un principe de hiérarchisation, de comparaison, ce qui est source de conflit. A ce

sujet, il reproche aux grands systèmes de pensée d'avoir la même conception égalitaire de la société "Le

capitalisme et les sociétés dites "socialistes ont la même peur : la peur de la différence, la peur de

l'individu".197

Face à ces conceptions trop restrictives, nous avons vu comment la philosophie

personnaliste, présente dans l'écologisme, fonde la vie en société dans la perception et la reconnaissance

de l'altérité. Pour ne plus se sentir frustré, insatisfait par sa condition, l'Homme doit cesser de penser qu'il

n'a que des semblables, "L'égalité, c'est la ressemblance, l'inégalité ce n'est pas seulement un niveau

hiérarchique, c'est aussi la différence, ce n'est pas se comparer". 198 Pour tous nos auteurs, mais aussi pour

THOREAU, la conception égalitaire est la source du besoin, le fondement de notre "société du manque" et

de notre pauvreté relative toujours renouvelée. "La plupart des Hommes semblent n'avoir jamais considéré

ce qu'est une maison et s'appauvrissent en fait, pour la vie, parce qu'ils croient qu'il leur en faut une comme

celle de leurs voisins".199 estime THOREAU dans une intuition de la société de consommation du XXème

siècle. En opposition à cette comparaison constante entre les Hommes, qui suscite les passions,

l'écologisme cherche à développer une conception très claire de l'identité et de l'altérité, ce qui est au coeur

de nos préoccupations contemporaines, et pourrait avoir des implications à la fois sociales et économiques,

car "La terre produit assez pour satisfaire les besoins de chacun, mais pas pour satisfaire sa cupidité". 200

Cette idée qu' "il s'agit de nous enrichir de nos rapports avec les autres"201 est très proche des conceptions

philosophiques de Martin BUBER, contenues dans le "je et le tu", et reprises par Paul RICOEUR ; elle

contribue à la notion de nature humaine déjà développée dans l'écologisme, qui ne se limite donc pas aux

rapports entre l'Homme et le nature.

En s'opposant aux dérives égalitaires des sociétés modernes, l'écologisme érige donc la

diversité en valeur. Cependant, si cette valeur n'est pas contrebalancée par la conciliation avec un

universalisme toujours nécessaire, la société perd ses repères, comme en témoigne l'écologie gauchiste.

En effet, dès les années 70, une fraction de l'écologisme se découvre des affinités avec les

luttes féministes ou la revendication des droits des Homosexuels. Luc FERRY, lorsqu'il étudie cette

écologie gauchiste, pense, avec raison, que la diversité en est le paradigme. Cependant, il fait un amalgame

douteux lorsqu'il assimile, après les avoir séparément étudiées, cette écologie et l'écologie Nazie. En effet,

si toutes deux postulent la diversité humaine, le Nazisme fonde cette diversité dans un prétendu ordre

naturel, la race, et cherche à imposer ses conceptions par la violence ou l'autorité. Dans l'écologie gauchiste

197 Daniel COHN-BENDIT, De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 82 198 idem 199 David THOREAU, Walden ou la vie dans les bois , , op cit, p : 117 200 GANDHI cité par SCHUMACHER dans Small is beautiful, op. cit p : 33

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(ou écologie de la différence), la diversité est toujours abordée dans un total respect de la personne

humaine, sans autorité, sans violence et pour répondre aux aspirations naissantes de l'Homme industriel, qui

se découvre enserré dans des schémas identificateurs trop stricts. En fait, pour l'écologisme, l'aspect

culturel de l'Homme, sa création culturelle constante fonde un besoin de diversité. Dans sa critique, Luc

FERRY oblitère (volontairement ?) l'aspect culturel de l'écologisme, pour en tirer des conclusions

philosophiques définitives.

Cependant, s'il est maintenant clair que l'on ne peut taxer "l'écologie de la différence

d'organicisme, ou de naturalisme, il n'en est pas moins vrai qu'elle a pu être insuffisante, voire dangereuse,

car "la liberté, le droit à la différence se transforment en culte institutionnalisé de la confusion, de

l'ambiguï té et de la dispersion".202 En l'absence d'élément unificateur, le risque est grand de voir la société

se diviser, se parcelliser, ne devenir qu'un conglomérat de groupes étrangers, fermés.

Une fois étudiées les dérives et les incompréhensions possibles, il est nécessaire d'expliciter

l'attitude de l'écologisme radical face à ce concept de diversité. Nous avons vu pourquoi certains auteurs en

étaient venus à l'ériger en valeur, et le risque que cette valeur comportait. Mais alors, comment concilier

universalisme et particularisme, identité personnelle et citoyenneté globale ? Luc FERRY pose

paradoxalement le débat en affirmant que "L'éloge de la diversité se fait volontiers hostile à l'espace public

républicain",203 car précisément ce problème est très lié à la conception de la vie en société, de l'Etat et de

la citoyenneté.

Nous verrons qu'ici aussi, l'écologisme essaye de dépasser cette contradiction par le type

de socialité qu'il développe : un système mixte qui concilie appartenance citoyenne et nationale avec

l'autonomie de la société concrétisée par l'appartenance de la personne à un groupe de proches, à un lieu

de vie, ou à un champ culturel. Cette identité particulière mais ouverte est perçue, dès les années 70,

comme complément autonome du champ d'intervention de l'Etat. Nous verrons les problèmes de définition

et d'application qu'implique cette conception de la vie en société, mais aussi sa cohérence et son innovation

épistémologique et idéologique.

Si les deux valeurs que nous venons d'étudier - la solidarité et la diversité -

ne recouvrent pas exactement le champ de l'égalité, elles nous permettent cependant de cerner à peu près

cette notion : l'écologisme, tout en reconnaissant son existence, n' en fait pas un dogme et la relativise en

bien des points.

Finalement, son idée de l'égalité sera tributaire de sa perception de la

justice, c'est-à-dire de l'opinion que certaines inégalités sont injustifiées, qu'elles doivent être compensées

201 "Pour un contrat de l'Homme avec la nature", op. cit 202 "La frénésie culturaliste", op. cit

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par l'Etat ou la solidarité de proximité, ou que d'autres sont normales, qu'il est injuste de les critiquer, qu'il

faut alors plutôt assumer son destin sans chercher à se comparer.

L'écologisme se préoccupe cependant plus de liberté que d'égalité : une grande partie de

ses critiques dénonce l'aliénation faite à ce principe par les logiques modernes. Nous avons déjà aperçu au

fil de notre exposé les idées de responsabilité et d'autonomie qui se profilent derrière cette valeur.

II - Liberté, responsabilité, autonomie

Si l'écologisme écorne la conception égalitaire propre aux sociétés modernes, il adhère

complètement à l'idée de liberté, à laquelle il cherche à donner un contenu plus profond en se démarquant un

peu des conceptions libérales. En effet, l'écologisme répond en partie à la conception personnaliste, c'est-à-

dire l' "[...] idée que la liberté se réalise dans l'interdépendance aux autres". 204

Dans cette perspective, la responsabilité, qu'elle soit personnelle ou collective, sera le

corrélât à la liberté, fondement d'une éthique scientifique, du développement durable et de la démocratie.

L'autonomie sera la concrétisation de l'opinion que les écologistes se font de la liberté, et la grille de lecture

de tout leur projet social.

A) Liberté et responsabilité : deux éléments complémentaires

La responsabilité de la personne doit permettre de restaurer sa raison d'être à la démocratie

et de fournir une morale à l'action individuelle. La responsabilité collective doit s'exprimer dans tous les

domaines de l'activité humaine, avec une logique de long terme.

1) La responsabilité personnelle

a/ Responsabilité et démocratie

Luc FERRY tire de son étude de l'écologie politique la conclusion de la "nécessité

d'intégrer l'écologie dans un cadre démocratique".205 L'écologie (scientifique ou idéologique) étant "Une

affaire trop sérieuse pour eux, il ne faut pas en laisser le monopole aux écologistes profonds",206 c'est-à-dire

que l'ensemble des questions posées par notre mouvement devrait être soumis au grand débat

démocratique, dans lequel la participation et la responsabilité des individus s'exprimerait pleinement. Nous

203 Le nouvel ordre écologique, op. cit p : 240 204 J. W. LAPIERRE, in "Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH, op. cit p : 66 205 Le nouvel ordre écologique, op. cit p : 238 206 idem

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développerons plus tard la nature démocratique de l'écologisme radical. Cependant, nous pouvons d'ores

et déjà expliciter ce qui fonde cette nature. Les affirmations de Luc Ferry n'ont rien de différent des

opinions de MOUNIER et des écologistes radicaux qui revendiquent plus de démocratie participative et

une responsabilisation de citoyens : tous proclament que la solution aux problèmes qu'ils soulèvent est au

moins en partie politique et démocratique. Pour l'écologisme radical, la démocratie n'est pas seulement un

acte de délégation de responsabilité à des représentants, mais suppose en plus de la part de la société

entière un gain en conscience, une prise en charge de son destin, ainsi que de celui du groupe et de la

communauté. Il faut d'ailleurs remarquer que les récentes évolutions de la participation politique montrent

une certaine autonomisation des citoyens face à la politique traditionnelle : certains appellent "politisation

négative", cette tendance de l'électorat à vouloir choisir en conscience, à chercher à connaître les différents

éléments d'une question sur laquelle il est appelé à trancher, puisque "comprendre nous donne un sentiment

de participation [...]".207

La responsabilité rend la liberté de la personne plus profonde, comparée à celle de

l'individu limitée pars les choix techniques et par l'importance des institutions. Nombreux sont les auteurs -

d'ailleurs souvent non écologistes - qui luttent contre la dilution de la responsabilité dans les institutions

modernes.

b) Responsabilité et gain en conscience

Plus que la base de la liberté politique, la responsabilité doit aussi servir de guide à l'action

individuelle ; elle est l'expression de la dignité humaine, de la supériorité de l'Homme sur l'animal. La

question de la protection de la nature est très symptomatique de cette attitude prônée par l'écologisme.

Pour protéger la nature, nous ne la socialisons pas, comme le font les sociétés primitives, nous essayons

d'éviter de recourir à des moyens autoritaires, nous avons choisi la voie la plus difficile, celle de protéger en

conscience des êtres (les autres êtres vivants) que nous savons inférieurs, avec cependant la légitimité que

nous y trouvons intérêt. Globalement dans le présent et certainement à long terme, le maintien des grands

équilibres naturels et de la diversité des espèces ne peut nous apporter qu'une satisfaction (en plus de la

satisfaction naturaliste de voir la nature protégée) anthropocentriste, puisque la nature n'a aucune

conscience de son existence. Même si de toute évidence les déséquilibres environnementaux risquent de

compromettre la vie en société, cette morale est difficile à généraliser : la logique de l'intérêt individuel

supplante souvent l'idée de responsabilité. C'est pourquoi cette valeur doit aussi s'exprimer collectivement.

2) La responsabilité collective

207 Small is beautiful, op. cit p : 80

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a) Le développement durable

Lorsque l'écologisme s'oppose à une croissance insoutenable, il adopte une attitude

radicalement opposée à John Mayrard KEYNES lorsque celui-ci nie le long terme, puisqu' "A long terme

nous serons tous morts".208

Lors de la conférence de RIO, en 1992,209 le grand public a appris l'existence de notions

telles que le développement durable, le droit à un environnement sain pour les générations futures ou la

responsabilité envers ces générations. Ces idées naissent de l'évidence longtemps oubliée par l'économie et

les gouvernements que, vu le gigantisme des interventions humaines sur l'environnement, on ne peut

raisonner à court et moyen terme, mais qu'il est devenu indispensable pour nos sociétés de prendre

conscience des implications de leurs activités à long terme.

Le développement durable, qui est devenu une préoccupation majeure des institutions

internationales, est la concrétisation de cette valeur de responsabilité que l'écologisme a contribué à diffuser.

Cependant, l'écologisme ne se préoccupe pas seulement d'environnement. La

responsabilité doit donc s'exercer dans de nombreux autres domaines, particulièrement dans les sciences et

techniques.

b) La responsabilité dans les choix de sociétés.

Nous étudierons plus loin les effets de la technique sur la société. L'écologisme revendique

cependant un contrôle démocratique de l'utilisation des découvertes scientifiques qui doit être guidé par le

"principe de précaution" affirmé lors de la conférence de RIO. Ce principe affirme que dans de nombreux

domaines, nous ne connaissons pas les conséquences de nos actes sur l'environnement et sur la société.

Nous devons donc agir avec modération, ne pas jouer avec le feu. Puisque personne n'est actuellement

capable de considérer la situation dans son ensemble, et de produire une prévision à long terme, et que

nous manions des outils capables de modifier grandement les conditions de la vie, il semble évident d'user

de retenue.

La détermination d'une éthique de responsabilité scientifique est une préoccupation

pratiquement absente actuellement : excepté le domaine de la bioéthique , et parfois celui de la pollution,

aucune autre application du savoir scientifique n'est soumise à un contrôle. Les écologistes reprochent au

système moderne qu'aucune innovation contemporaine (l'automobile, le nucléaire, l'ordinateur par exemple)

n'aient été choisies librement : à des problèmes aussi cruciaux que l'énergie, le transport, le travail, on

répond par des "impératifs économiques et technologiques" tenant lieu d'explication générale, tout en "[...]

208 John Mayrard KEYNEScité par SCHUMACHER dans Small is beautiful, op. cit p : 54 209 Voir "Une terre en renaissance. Les semences du développement durable", Savoirs Le Monde diplomatique, n° 2, Octobre 1993

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ne daignant pas considérer les doutes, les inquiétudes et les craintes du citoyen".210 Pourtant, il semble

évident que l'humanité gagnerait en conscience, et le personne en liberté, si nous pouvions enfin prendre les

dessus sur les sciences et les techniques. En effet, ces changements ont des implications sur la société :

l'automobile, par exemple, a modifié les notions de travail et de ville en fonction d'elle, à tel point qu'il est

devenue presque impossible de s'en passer si 'l'on veut avoir une vie normale.211 Nous ne sommes pas

obligé par une quelconque autorité à l'accepter, mais par la nécessité qu'elle produit.

Finalement, l'objet de la responsabilité en matière de sciences et techniques est bien de

"[...] substituer à une valeur technique, une valeur éthique",212 c'est-à-dire de définir des fins au projet

technique, en étant conscient de sa puissance, de son efficacité, du progrès mais parfois aussi du retour en

arrière qu'il peut représenter.

Nous ne nous attarderons pas sur l'étude du projet technique, nous développerons plus loin

sa logique et la technocratie qu'il induit.

La diffusion de cette valeur de responsabilité est donc perçue par l'écologisme comme le

répondant d'un approfondissement de la liberté. Cependant, l'autonomie est la véritable concrétisation de

cette liberté retrouvée.

B) L'autonomie : une grille de lecture du projet social

L'idée d'autonomie est d'une importance cruciale dans le mouvement écologiste : "Le

principe d'autonomie des mouvements sociaux n'est pas un correctif, un contrepoids, mais une valeur

constitutive du paradigme vert" 213 ;de même, selon Jean-Paul DELEAGE, directeur de la revue "écologie

et politique". "Ils [les écologistes] expriment l'exigence d'autonomie des personnes et des communautés

contre l'administration hétéronome de leur existence".214 Bien qu'il ne soit pas souvent exprimé dans les

médias, ce principe est donc une dynamique du projet social.

Nous avons déjà abordé cette valeur dans la philosophie personnaliste ("La personne est

responsable et autonome") 215dans celle de THOREAU, et surtout dans l'incomplétude du mouvement

écologiste qui ne prétend pas définir le souhaitable de manière trop stricte. Nous pouvons maintenant

expliquer cette attitude paradoxale, puisque l'autonomie est à la fois une éthique interne au mouvement et

une dynamique sociale préconisée par les auteurs. Il nous faudra auparavant définir l'autonomie

positivement, et négativement par rapport à l'autogestion.

210 I.R., "L'Homme broyé par les nouvelles logiques marchandes", in Le Monde diplomatique, Août 1983, p : 3 211 Voir A. GORZ, "L'idéologie sociale de la bagnole", op. cit 212 La Convivialité, op cit, p : 28 213 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op cit, p : 40 214 Jean-Paul DELEAGE "Contre l'économie et l'apartheid planétaire, l'écologie politique", in Savoirs Le Monde diplomatique, op cit, p : 66

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Enfin, l'autonomie sera le résultat d'une liberté plus profonde, puisqu'elle

conjugue la liberté de penser en dehors des déterminations institutionnelles et le respect de l'altérité.

A) Les mirages de l'autogestion

L'idée d'autogestion est souvent confondue avec celle d'autonomie. Il est vrai que da par sa

provenance idéologique de gauche libertaire (déjà étudiée), l'écologisme à ses débuts est assez proche d'un

certain socialisme autogestionnaire. On retrouve d'ailleurs parfois chez André GORZ le rêve d'usines

gérées par des comités de travailleurs, de quartiers par des conseils de quartiers... pourtant, la véritable

nature de l'écologisme semble différente et même hostile à l'idée d'autogestion. Cette dernière eut un succès

retentissant dans les années 70, notamment avec l'affaire de l'usine LIP, et l'ouvrage de Pierre

ROSENVALLON, "L'âge de l'autogestion". Elle suppose une gestion de la société entière par elle-même,

en opposition à l'Etat, dont à terme, on pourrait se passer, en résumé que "Mieux vaut laisser faire la société

que de la corriger au prix d'une soumission croissante des individus aux institutions, des Hommes au

pouvoir d'autres Hommes".216

Cependant, l'écologisme ne semble pas en adéquation avec cette notion. D'abord parce

que l'autogestion suppose l'absence d'Etat, et que l'écologisme se rend très vite compte de la nécessité de

sa régulation : il revendique dès le début un système mixte, conciliant autonomie et citoyenneté. Pour

l'instant, nous n'en dirons pas plus sur la place de l'Etat dans l'écologisme, et sur sa nature politique que sa

nécessité comme extériorité régulatrice, comme "[...] passage nécessaire mais borné de la régulation

écologique".217 De plus, l'autogestion constitue une tentation autoritaire de définir le souhaitable, ce que

l'écologisme rejette, car ce serait substituer à un ordre constitué en autre ordre; le principe d'autonomie

suppose plutôt deux domaines : l'un autonome, l'autre réglementé.

2) Un éthique interne au mouvement écologiste

Le principe d'autonomie mis en pratique par les auteurs écologistes eux-mêmes explique le

caractère non normatif de l'écologisme. Il renforce l'idée selon laquelle l'écologisme n'est ni un déterminisme

scientifique, ni l'émanation d'un ordre naturel ou d'une morale objectivée. En effet, en affirmant que les

problèmes qu'ils soulèvent ne sont pas seulement environnementaux, ainsi que leur refus de se voir dicter

une théorie sociale, les auteurs essayent de s'appuyer sur les "gens", dont ils tentent de traduire les

215La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 66 216 André GORZ, Ecologie et poltique, op. cit, p : 25 217 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique,, op cit, p : 28

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insatisfactions, et à qui ils veulent donner le moyen de choisir leur destinée "(c'est surtout pour la grande

masse de mécontent que je parle")218.

Tous les auteurs de l'écologisme radical refusent de définir ce qui doit être : "Nous avons à

nous opposer à la tentation constante de légiférer pour les autres et en leur nom".219 où "Substituer au souci

du prochain, c'est-à-dire du plus proche, l'insupportable prétention d'organiser la vie aux antipodes".220 En

fait, l'écologisme "[...] ne propose pas une utopie normative, mais les condition formelles d'une procédure

qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement son utopie réalisable " 221 ; c'est dans ce sens

qu'il faut comprendre le titre de l'ouvrage d'Ivan ILLICH, "Libérer l'avenir" : permettre les conditions d'une

libre détermination de l'avenir.

Quoi qu'en dise Marcel GAUCHET, lorsqu'il porte à l'écologisme la double accusation de

mépris des masses et de populisme, les auteurs écologistes font preuve de beaucoup d'humilité lorsqu'ils

cherchent à percevoir les aspirations de ces masses auxquelles ils font confiance pour prendre en main leur

destin ou pour exercer leur créativité.

Cette éthique du mouvement prend la forme d'une ascèse, d'un souci constant de ne pas

produire de projet arrêté. D'ailleurs, certains n'échappent pas à cette tentation : André GORZ, lorsqu'il

décrit "une utopie possible parmi d'autres", aboutit à une description irréaliste de la société, encore

imprégnée d'autogestion, dans laquelle "[...] subsiste un vaste secteur libre mais non marchand, grâce

auquel individus, quartiers, communes, façonnent à leur guise leurs vies, qui sont enfin les leurs".222 En fait, il

oublie aussi que cette "retenue" écologiste provient du fait que la traduction politique (que nous étudierons

plus loin) de ces idées suppose préalablement une adhésion des consciences aux valeurs déjà décrites,

c'est-à-dire une "création culturelle extraordinaire".223

Sans développer le contenu concret de l'autonomie, il nous faut expliciter ce que suppose

l'autonomie comme valeur.

3) Une dynamique sociale

L'autonomie, c'est d'abord l'autonomie de la société civile, définie comme

"Tissu des relations sociales que les individus établissent entre eux au sein de groupes ou de communautés

qui ne doivent leur existence ni à la médiation, ni à l'acte institutionnel de l'Etat".224 On ne peut nier que cette

société civile existe, penser qu'aucun acte ne peut s'exercer en dehors de l'Etat serait nier par la même

occasion la liberté individuelle. L'écologisme revendique donc une autonomie de la personne du groupe et

218 Walden ou la vie dans les bois , , op cit, p :91 219 Avant-propos à De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 9 220 Ivan ILLICH, La convivialité, op cit, p : 104 221 Ivan ILLICH, La convivialité, op cit, p : 33 222 Ecologie et politique, op cit, p : 104 223 De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 92

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finalement de la société dans son ensemble, ce qui lui paraît être une émancipation supplémentaire. C'est

une dynamique, puisque toute la politique, ainsi que l'activité des institutions doit être orientée pour

favoriser cette autonomie. C'est aussi la cristallisation du principe d'opposition au constructivisme déjà

évoqué, l'Etat se refusant à intervenir dans tous les domaines. L' "autolimitation de la société elle-même

dans la réglementation, la régulation, la législation qu'elle exerce sur ses membres"225, doit lui permettre de

s'autonomiser.

Cependant, en dehors de ces considérations déjà évoquées, le fond du questionnement

posé par cette valeur est donné par Cornelius CASTORIADIS : "Est-ce qu'ils [les gens] veulent vraiment

être maîtres d'eux-mêmes".226 En effet, "Une société autonome implique une autre culture au sens profond

du terme. Elle implique un autre mode de vie, d'autres besoins, d'autres orientations de la vie humaine. Ni

nous, ni personne ne peut décider d'un mode de vie pour les autres". 227 L'écologisme n'outrepasse-t-il pas

ses objectifs lorsqu'il souhaite une émancipation totale de la société ? Le système de la démocratie libérale,

ou la liberté, guidée par les logiques techniques et marchandes, est protégée par le droit de propriété et les

déclarations de droit, et où la liberté politique s'exprime par la représentation, est somme toute très

acceptable, très moral.

Les militants ont une conscience écologique très forte, qui suppose cette revendication,

mais rien ne dit que leur préoccupation s'étende à l'ensemble de la société.

Une fois de plus, nous voyons que l'écologisme repose sur un engagement personnel, ce

qui n'enlève rien à la cohérence de ses analyses, mais explique le coup d'arrêt à ses idées dans les années

80. En fait, le manque de diffusion de ses idées les plus fondamentales l'a amené à se concentrer sur ce qui

préoccupait le plus la "grande masse des gens" : la lutte antipollution, puis la qualité de vie ou la citoyenneté

locale.

D'ailleurs, dans les années 90, ce principe prend un contenu plus modéré : "c'est [...]

l'aspiration à maîtriser sa propre activité, à voir le bout de ses actes".228

Tout ceci n'empêche pas l'écologisme de continuer sa critique constructive des sociétés

modernes, et de définir un projet social.

224 Ecologie et politique, op cit, p : 46-47 225 De l'écologie à l'autonomie, op cit, p : 42-43 226 idem 227 idem 228 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique,, op cit, p : 51

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2ème PARTIE

CONTENU IDEOLOGIQUE DE L'ECOLOGISME RADICAL

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En prolongement de ses réflexions philosophiques et morales parfois quelque peu abstraites

par rapport à la réalité sociale, l'écologisme radical développe un ensemble de critiques de la société

industrielle moderne. Ces considérations ont généralement trois aspects - technique, économique et

politique - et sont constructives, c'est-à-dire porteuses de propositions. L'analyse du système technicien

concerne principalement les effets des "outils" sur la société, c'est-à-dire l'affirmation que la technique n'est

pas neutre, et la description de ces effets. Puis les différents auteurs essaient de déterminer les

conséquences de la marchandisation et du productivisme, pour rappeler les présupposés de l'économie, et

chercher à les replacer.

L'écologisme définit alors un autre type de rapport social, dont l'objectif affirme est à la fois

l'harmonie avec la nature et la satisfaction humaine dans l'épanouissement personnel, dans "l'unité d'une

vie"1

Enfin, le volet politique de l'écologisme dénonce la domination de l'Etat moderne et des

institutions qui l'accompagnent comme le seul à avoir prétention à tout contrôler, à tout réglementer. Ceci

débouche sur une conception originale de la politique, dont l'influence la plus importante est la valeur

d'autonomie.

Cette traduction politique, entre culturel et politique, entre réforme et révolution est très

intéressante pour tenter de comprendre l'évolution du mouvement écologiste depuis sa naissance dans les

années 70.

En effet, avec vingt ans de recul, on s'aperçoit de l'impact du mouvement écologiste (ou au

moins du sentiment écologiste) sur la société contemporaine. Certains thèmes se sont diffusés, comme la

protection de l'environnement, la remise en cause du consumérisme et de certains aspects de la modernité,

le partage du temps de travail, l'idée d'activités conviviales 2 et de qualité de vie ; d'autres sont quasiment

oubliés comme la lutte antinucléaire, d'abord par ce que "la ville a remplacé l'usine comme principale

théâtre de conflit social", ensuite parce que le libéralisme est de plus en plus ancré dans les institutions et les

cultures; Toutefois, le besoin de morale, l'élément culturel, es problèmes de cohésion sociale et de

spiritualité sont les quatre domaines les plus actuels de la réflexion écologique.

Enfin, nous verrons que les problèmes de développement forment souvent une excellente

synthèse de ces critiques, car ils constituent une application directe de la logique moderne sur les pays du

1 André GORZ, Ecologie et politique, op cit, p : 24 2 "Le potager : une activité conviviale", in Le Monde de l'économie, 13 septembre 1994, p : II

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tiers monde et à ce titre un bon indicateur du monde occidental. C'est pourquoi des auteurs comme

ILLICH ou SCHUMACHER s'y intéressent beaucoup.

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Chapitre 1

UNE CRITIQUE CONSTRUCTIVE DE LA SOCIETE INDUSTRIELLE MODERNE

L'aliénation : un concept politique ?

Pour Jean-François LYOTARD, "Les grands récits [fondateurs de la modernité] sont

devenus peu crédibles." Par sa critique, l'écologisme s'attache à dénoncer certains de ces grands récits

comme l'instrumentalité de la technique, le progrès par le tout-économique (que le chômage a déjà remis en

cause), ou l'appartenance citoyenne.

La méthode employée par les auteurs étudiés est de produire une "synthèse évolutive" des

différentes critiques de la société industrielle émanant souvent d'auteurs non écologistes comme par

exemple Jean BAUDRILLARD,2bis Jean-François LYOTARD ou d'autres. Même si on trouve dans ses

ouvrages une forte connotation utopique, et si le choc d'une formule prend parfois le dessus sur la

cohérence d'un concept, Ivan ILLICH est le premier à adopter ce type de démarche.

Cependant, l'ensemble de ces critiques repose sur la description de supposées aliénations à

la nature humaine : il faut alors se poser la question de l'existence et de la nature de ce concept. En effet,

loin d'être évidente, l'idée d'aliénation suscite de nombreux problèmes méthodologiques : certains se

demandent même si c'est un concept politique3, "le concept [d'aliénation] reste l'objet des débats parce que

les conditions de l'autonomie de l'Homme contemporain ne vont pas de soi et que la faculté pour l'Homme

d'être libre [...] peut être mise en doute". Est-il possible d'aliéner - c'est-à-dire d'abandonner - une partie

2bis Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, coll. Idées. Gallimard, Paris, 1974 3 "L'aliénation : un concept politique", dans Nicolas TENZER, Philosophie poltique, PUF, Paris 1994, p : 515

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de soi-même à la société ou aux institutions ? Lorsque l'individu plonge dans la société de consommation,

faut-il y voir un choix démocratique ou, comme CASTORIADIS, le résultat d'une formation sociale par

l'éducation. Et de toute façon, la vie en société ne suppose-t-elle pas une socialisation préalable, par

l'inculcation de normes de comportement, d'un langage, d'une culture ? Cette dernière idée peut aboutir à

une conception fataliste de la vie en société, puisque rien ne pourrait être fait pour changer un état des

choses existant.

Nous avons vu à propos de la problématique du besoin que parler d'aliénation suppose

avant tout de savoir à quel point "le monde est en nous en même temps que nous sommes dans le monde

[et la société]". De plus, il faut être prudent, pour ne pas déterminer autoritairement quel phénomène serait

l'émanation d'une aliénation sociale, et quel autre correspondrait à l'expression du libre arbitre. En fait,

l'important est de savoir quelle sont les conditions nécessaires à l'expression de ce libre arbitre, et quels

aspects d'un choix sont déterminés socialement ou culturellement. A ce sujet, l'écologisme s'oppose au

modèle de rationalité individuelle quand il proclame "l'idée que la liberté se réalise dans l'interdépendance

avec les autres".

Il est donc nécessaire de prendre certaines précautions méthodologiques avant d'affirmer

que l'Etat moderne, l'économie industrielle et les méga-machines produisent de l'aliénation.

Pour notre part, nous souscrivons à l'analyse de Nicolas TENZER. Selon lui, la question de

l'existence de l'aliénation est difficile, puisqu'elle se situe au niveau ontologique et qu'elle suppose la

connaissance des caractéristiques de l'esprit humain que nous n'avons pas. Cependant, ce concept est

légitimé par son efficacité historique : son utilisation a conduit à faire évoluer la question sociale, ou à faire

aboutir la lutte contre l'obscurantisme, par l'éducation des masses, "Il fait partie de ces concepts relatifs qui

ne se jugent qu'à l'aune des intentions de ceux qui les utilisent, qui constituent un instrument valide dans la

construction d'hypothèses dont la politique ne peut de passer". 4 En fait, "Sans le concept d'aliénation,

aurait-on connu les évolutions sociales, permises par les luttes et aboutissant aux émancipations, qui ont

marqué la fin du XIX° siècle et le XX°siècle".4

Une fois ces problèmes de définition clarifiés, nous pouvons explorer les aspect techniques,

économiques et sociaux du projet écologiste.

4 Philosophie politique, op cit, p : 24

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SECTION I - LE SYSTEME TECHNIQUE ET LE TOUT ECONOMIQUE

Ces deux aspects sont deux logiques complémentaires, qui participent grandement à

l'évolution du monde contemporain De plus, elles agissent de la même manière sur la société.

I - Le système technicien

A lui seul pour Ivan ILLICH, avec l'économique et le politique pour d'autres, le projet

technique transforme la société sans l'accord de ses membres. La logique de l'outil est d'ailleurs très liée au

problème des moyens et des fins.

Face à cet état des choses, l'écologisme définit une technique différente, à la mesure de

l'Homme, pour que celui-ci puisse la maîtriser.

A) La logique de l'outil

1) technique moderne, technique traditionnelle

Pour ne pas tomber dans le piège d'une "modernité" utilisée par de nombreux auteurs

contemporains dans leur critique, il faut définir clairement le terme de technique moderne.

En effet, la donnée technique, c'est-à-dire "L'ensemble des procédés dont se dotent les

Hommes, pour s'assurer une maîtrise du milieu adaptée et relative à leurs besoins" 5 ou selon le dictionnaire

"l'ensemble des procédés des arts ou d'une science", n'est pas récente. Elle est même une caractéristique

de l'activité humaine : créer et utiliser des outils.

On peut se demander si la technique moderne correspond vraiment à un saut qualitatif dans

la nature de cette technique, ou plutôt un changement de degré, la technique ayant toujours le même effet

sur la société. Dans une démarche purement écologiste, il est possible de partir de l'impression des gens :

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en effet, nombreux sont ceux qui, devant une tour de béton, une raffinerie pétrolière, une centrale nucléaire

ou une autoroute (pour ne citer que les exemples les plus frappants) sont convaincus de l'artifice de

certaines réalisations humaines. Mais alors, ces réalisations sont-elle vraiment différents des techniques

traditionnelles : la perception de cet artifice est-elle seulement sensibilité à la démesure ?

Il est vrai qu'avec le développement de la production d'énergie et l'accumulation du capital,

les Hommes sont maintenant capables de mettre en branle des forces gigantesques qui modifient

l'environnement à court terme. Lorsque nous avons le sentiment de l'existence de techniques naturelles, c'est

parce que nous pensons qu'elle nous correspondent mieux, c'est-à-dire que nous en sommes véritablement

les maîtres. Une distinction intéressante à ce sujet est celle d'Ivan ILLICH, qui distingue outils maniable et

outils manipulables, les premiers étant mus par l'énergie humaine, les seconds par une énergie extérieure.

Les outils maniables constituent souvent un prolongement du corps (Le masque et le tube pour regarder

dans l'eau par exemple), ils ne permettent pas de modifier durablement l'environnement. Les outils

manipulables permettent toutes les démesures. Cependant, si cette distinction permet d'approcher la notion

de technique moderne, elle est tout à fait insuffisantes : si les grandes pyramides ont été construites

uniquement avec des outils maniables, on ne peut pas dire que le fait d'utiliser deux cent personnes pour

tirer une pierre constitue un prolongement du corps, ni que ce soit en harmonie avec la nature !

Nous pouvons cependant en déduire un changement de degré dans les

moyens employés, et sûrement un changement de nature : la capacité mise au service de la volonté de

modifier l'environnement (une sorte de constructivisme). L'idée de technique moderne est donc très liée à

celle d'idéologie moderne.

Les analyses contemporaines de la technique renseignent aussi sur cette

notion.

2) les analyses contemporaines de la technique

La prise de conscience du fait que la technique n'est pas neutre est récente: elle date du

XX° siècle. On peut citer HEIDDEGER et JUNGER - d'ailleurs souvent perçu comme un des principaux

théoriciens de la modernité industrielle du Nazisme - comme les premiers à produire des analyses globales

de l'influence de la technique. Il n'est pas étonnant que cette préoccupation soit récente, puisque ses effets

se sont faits réellement sentir avec "l'avènement de la société mécanique" dont parle LEVI-STRAUSS ; la

révolution industrielle serait à ce tire un changement aussi important que la révolution Française.

Le nombre des études sur le projet technique augmente considérablement après la seconde

guerre mondiale ; des auteurs comme Jacques ELLUL et son "le système technicien" y consacrent la

majeure partie de leur oeuvre.

5 Ivan ILLICH, La convivialité, op. cit p : 80

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L'écologisme reprend à son compte une grande partie de ces résultats. Ivan ILLICH,

puisqu'il ne prétend "[...] pas savoir comment les personnalités et les cultures vont changer", estime que la

majeure partie de la société est déterminée par ses caractéristiques techniques. Pourtant, ce thème a

progressivement perdu sa place centrale dans l'écologisme, qui s'est élargie à la politique, à l'économie, au

social (dans un mouvement déjà étudié). Beaucoup relativisent une analyse trop fixée sur ce thème.7 Toute

une fraction de la pensée, écologiste ou non, continue pourtant d'y voir une détermination primordiale. A

cet égard, le manifeste de la collection "technocritique", des éditions du Seuil, est sans ambiguï té : "Nous

croyons que les maux et les frustrations dont souffre l'humanité ne sont pas dus simplement à des "bavures",

ou à une planification défectueuse de la société industrielle, mais découlent inévitablement de

caractéristiques intrinsèques du projet technique, qui amènent à prendre pour une fin ce qui n'est que

moyen"8 . Il correspond aux débuts de l'action militante écologiste, principalement dirigée vers la lutte

antinucléaire, pour l'idéologie qu'elle représentait.

3) Les implications sociales de la technique

Tout d'abord, il est évident que la technicité et la scientificité de nos sociétés ont influencé

jusqu'à notre façon de penser, dans une interaction réciproque. En effet, science et technique ne sont que

des émanations de nous-mêmes, mais nous modifient à leur tour ; elles définissent des fins, et notre mode

de réflexion : "[...] Les fins du savoir scientifique sont ancrées dans le système social actuel, plus même, ils

lui sont, en un sens, consubstantiels [...]".9

Il est alors légitime de se demander comme THOREAU si nous ne serions pas "devenus les

outils de nos outils", c'est-à-dire jusqu'à quel point nous sommes déterminés par la technique. En effet, cette

influence de la science sur la pensée est radicalement nouvelle : elle émane de l'idéologie moderne déjà

étudiée.

L'écologisme s'applique à démontrer la logique de l'outil, qu'ILLICH et THOREAU

définissent de la même manière :"Sens le plus large possible d'instrument ou de moyen, mis au service d'une

intentionnalité, et pas forcément produit de l'activité organisatrice ou rationalisatrice de l'Homme",10 c'est-

à-dire que l'outil n'est pas seulement l'outil moderne, mais le moyen en général. A ce titre, les institutions,

comme l'éducation sont des outils qui rentrent dans le champ de notre étude.

Sans remettre en cause le progrès pratique qu'elle représente, les auteurs vont dévoiler les

effets cachés et rarement reconnus par les experts, de cette technique moderne, c'est-à-dire principalement

7 Voir pierre KENDE, économiste, dans "Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH, op.cit, p : 57 8 Avant-Propos à De l'écologie à l'autonomie, op. cit 9 De l'écologie à l'autonomie, op.cit, p : 31 10 La convivialité, op. cit p : 42

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la privation de la liberté de choix, que ce soit dans ses besoins, ou dans la détermination de grandes

orientations, que complète une analyse de la technocratie.

L'objectif clairement assigné à la technique, que nul ne remet en cause, mais que personne

n'applique directement, est de satisfaire un ensemble de besoins. En fait, une science objective et neutre

devrait se traduire concrètement en technique quand le besoin s'en fait sentir. Or un élément dominant dans

nos sociétés est que tout d'abord elle n'arrive pas à combler l'étendue de nos besoins, ensuite qu'elle en

crée sans cesse de nouveaux. Pierre CLASTRES prouve d'ailleurs que la technique de certaines sociétés

primitives "[...] démontrait une capacité à satisfaire les besoins au moins égale à celle dont s'enorgueillit la

société industrielle et technicienne"11 : les membres de ces sociétés primitives avaient le sentiment subjectif

d'être satisfait de ce que leur technique leur fournissait ces conclusions amènent à l'idée surprenante que

puisque la technique n'existe pas par rapport aux besoins qu'elle est censée satisfaire, "Il n'y a donc pas de

hiérarchie dans le champ de la technique, il n'y a pas de technologie supérieure ou inférieure".11

Même si on peut juger les techniques du point de vue de leur efficacité ou de leur

rendement, la "bonne" technique sera celle qui satisfait, pas celle qui innove ou impressionne, comme le

croit l'idéologie moderne.

Plus que cela, il semble qu'en l'absence de contrôle démocratique de l'utilisation du progrès

technique, celui-ci agisse comme une détermination sociale très forte. Ivan ILLICH va très loin lorsqu'il

ajoute en quelque sorte un échelon à l'analyse marxiste de la société. "A une évolution des techniques

correspondrait une évolution parallèle des classes sociales"12 , c'est-à-dire que l'état des techniques

conditionnerait un mode de production, et par la suite une société. Sans accepter cette explication comme

paradigme unique, on peut affirmer que comme le marxisme, elle concourt au moins en partie à l'explication

de la société actuelle : il suffit par exemple de considérer l'influence des innovations techniques des 30

dernières années sur la situation de l'emploi...

De plus, la complexification, la technicité, la centralisation et la démesure de nos sociétés

contemporaines semble avoir encouragé le phénomène technocratique. Inconsciemment ou volontairement

s'opère une captation de pouvoir par les experts. Edgar MORIN est un des premiers à avoir introduit l'idée

de "savoir-pouvoir" et son importance dans les processus décisionnels. En effet, la détention de pouvoir est

de plus en plus dépendante du contrôle de certaines connaissances. Or, la structure des sociétés moderne

a conduit à accumuler ce savoir dans un "corps de spécialistes". Puisque "L'idolâtrie du gigantisme est

certainement l'un des effets de la technique moderne",13 le problème de la technique pose celui de la taille

des structures dans lesquelles l'activité humaine est le mieux à même de s'exprimer. Pour diverses raisons,

11 La société contre l'Etat, op. cit p : 163 12 La convivialité, op. cit, p : 55 13 Small is beautiful, op. cit, p : 68

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dont celle de contrer le phénomène technocratique pour ressourcer la démocratie, tous les mouvements

écologistes ont des affinités avec les constructions de petites tailles (communautés, communes, familles)

souvent articulées par un facteur unifiant (L'Etat, la Nation). Le but affirmé sera le meilleur équilibre

possible entre local et global. Nous allons voir les moyens pour lutter contre le danger technocratique, ainsi

que le contenu de cette autre organisation que prône l'écologisme, dans laquelle "La crise générale ne peut

être surmontée que par la réduction des outils et du pouvoir au sein de la société". 14 Ivan ILLICH appelle

"inversion des outils et des institutions"15 cette opération - assez controversée, et difficile à mettre en

oeuvre - qui constituerait à leur redonner une finalité première, c'est-à-dire n'être que des moyens, servir

l'Homme sans le déterminer. Même si ce concept est assez flou, il montre bien le primat donné à l'Homme

par l'écologisme radical, et ouvre une voie pour se sortir de l'aliénation à la technique.

Par exemple, ILLICH oppose l'outil "éducation" à l'instruction ou à l'étude, car bien que

celle-ci prétende façonner la liberté de conscience, elle cherche en fait à favoriser l'individu, voire à créer un

Homme nouveau. La hiérarchie dans l'éducation conditionne un positionnement social par la réussite et

l'argent. Elle élimine les indésirable :"Trois ans d'école ont des effets pires que l'absence de scolarisation, ils

font de celui qui abandonne un raté"15bis De plus, sa fonction d'inculcation de normes contribue à instaurer

une scolarisation finalisée par les priorités de la société moderne ; elle reproduit la division des activités, et

"réduit toute satisfaction à un acte de vérification opérationnelle, remplace la joie de vivre par le plaisir

d'appliquer une mesure".16 Bien que le titre de son ouvrage puisse le faire croire - "Une société sans

école"17 ILLICH ne cherche pas à supprimer toute éducation, mais plutôt à faire progresser celle-ci vers la

liberté de conscience. Il faut préciser que les critiques de cet auteur ont incontestablement une dimension

utopique, et parfois irréaliste. A sa décharge, il faut remarquer que sa réflexion est radicalement nouvelle en

1970, c'est-à-dire qu'il ne dispose pas de repères, et quelle doit plutôt être prise en compte comme

contribution à l'analyse, sur un mode dialectique que comme une utopie normative (ce que son auteur

affirme d'ailleurs).

La logique des outils est donc celle d'un "parti pris absolu en faveur du développement du

mode industriel de production".18 Toute invention est considérée comme un progrès, aucune limite, aucune

prospective, aucune évaluation n'est fixée quant à son application, et a ses effets sociaux. La transmission se

fait par le biais d'institutions : Etat, entreprises, Universités admettent comme bonne toute technique qui

permette d'augmenter la productivité, tout en ménageant les acquis sociaux et l'environnement, critère de

bien être trop expéditif.

14 La convivialité, op. cit, p : 73 15 "Inverser les institutions", in numéro spécial de la Revue Esprit consacré à Ivan ILLICH, op. cit 15bis idem p : 72 16 La convivialité op. cit p : 41 17 Ivan ILLICH, Une société sans école, Le Seuil, Paris, 1971 18 La convivialité op. cit p : 63

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Finalement, le problème technique se résume :

- A la définition des techniques souhaitables et mieux adaptées aux aspirations humaines.

- A la problématique des moyens et de fins, c'est-à-dire au ressourcement de la démocratie

pour permettre une distinction de ces deux termes.

- A la question de la maîtrise des sciences et techniques par la société. Ces 3 éléments

font référence à une problématique de la nature du choix démocratique, qui sera

développée dans tous ses aspects plus loin, mais dont nous détaillerons ici l'aspect

technique.

L'écologisme ne cherche pas à étayer la thèse marxiste d'un complot capitaliste et technocratique.

En revanche, il cherche à expliquer cette logique diffuse et décentralisé de l'économie et des sciences, qui

nous détermine.

Edouard BONNEFOUS étudie très bien le problème du choix des outils nécessaires aux

fins que nous nous sommes fixées, et particulièrement à propose de la technocratie.

Grâce à la science moderne, "Nous pouvons aujourd'hui comprendre la nature de façon

nouvelle",19 mais "le tout est de savoir à quelle fin".19 Nous avons déjà étudié en quoi l'application d'une

logique rationnelle à des processus de décision politique amenait à leur enlever leur dimension morale, et

introduisait une confusion entre moyens et fins. Or, la décision politique et en majeure partie monopolisée

par les experts, la concrétisation de cette idée est que : "Les institutions et les structure de l'Etat sont dans

une large mesure, déterminés par la nature et le poids des techniques".20 Par conséquent, à un processus

de décision basé sur la confrontation entre l'intérêt général, à l'idéal de société et les contraintes matérielles,

s'est substituée l'idée qu'il n'existe qu'une seule solution à un problème : celle décidée par les experts.

4) Deux exemples : Le Nucléaire et l'automobile

Nous avons choisi d'étudier la critique écologiste de ces deux moyens techniques, car ils

constituent une excellente synthèse de l'écologisme des années 70. Particulièrement, la lutte antinucléaire fut

si vive que certains se permirent même de se demander s'il était possible d'extrapoler une politique à partir

de cette lutte.21

Pour l'écologisme, le Nucléaire est à la fois un risque majeur de pollution, et une

quintessence de l'esprit technocratique. Des auteurs comme Edouard BONNEFOUS s'attachent à

décortiquer le processus de décision qui a conduit la France dans une orientation politique majeure, sans

19 idem 20 Ecologie et politique, op. cit, p : 26 21 Avant-Propos à De l'écologie à l'autonomie, op. cit

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aucun contrôle démocratique ou même politique. En effet, la mise au point d'un programme nucléaire civil

prend de nombreuses années, du fait de sa technicité : commencé dans les années 50, par une décision

politique, puis uniquement pris en charge par EDF, l'étude de ce programme est soumis au choix de l'Etat

dans les années 70. Or, pendant ces vingt ans, EDF, qui avait la charge d'étudier les différentes alternatives

au pétrole, n'a cherché à considérer aucune autre énergie alternative que le nucléaire ; un aperçu de la part

qu'elle consacre aux énergies renouvelables suffit à le prouver. Finalement, lorsque l'Etat a été appelé à

trancher, il n'a trouvé dans la balance qu'une seule alternative possible : le nucléaire. La décision avait

finalement été prise par les ingénieurs.22

De plus l'énergie nucléaire, choix technique, a des implications sociales souvent oubliées :

elle implique en gigantisme des installations, et suppose une gestion centralisée de la politique énergétique

française, c'est-à-dire le rejet de toute solution locale. Dans le même domaine électrique, EDF, en dépit de

sa mission de service public a toujours cherché à lutter contre l'hydroélectricité indépendante, c'est-à-dire

les micro-barrages mis en place par les particuliers ou des communes, en montagne notamment. Enfin, le

choix de la construction des centrales nucléaires répond souvent, comme celle des grands ouvrages, plus à

une fascination pour les grandes réalisations qu' à une étude exacte des coûts et rendements. Il témoigne de

l'idéologie scientifique.

Ce corps de critiques, très largement marginalisé par les médias, à cause du fameux "retour

à la bougie", vient d'être récemment légitimé par la parution en décembre 1994 du rapport SOUVIRON,

expert nommé par l'Etat et ancien directeur d'EDF, sur l'activité ce cet établissement public dans les 30

dernières années.23 SOUVIRON parle littéralement de "toute puissance d'EDF", de "Priorité absolue

donnée au nucléaire", de "méfiance à l'égard des techniques alternatives", de "blocage de toute tentative de

décentralisation ou de diversification des sources d'énergie" ; c'est-à-dire finalement de "Politique de l'Etat

dans l'Etat". Il reprend presque mots pour mots, chiffres à l'appui, les critiques écologistes : EDF a

délibérément refusé de prendre en compte les énergies alternatives, renouvelables et localement

maîtrisables, car économiquement, elles n'auraient pas induit beaucoup d'investissement, et qu'elle ne

correspondaient pas à une politique de prestige technologique. La direction actuelle d'EDF a d'ailleurs

reconnu que la plupart de ses critiques étaient fondées. Il faut bien admettre qu' "Un choix énergétique ...

est un choix qui engage notre mode de vie".24

Un autre cheval de bataille de l'écologisme des années 70 est la critique de la société

automobile. Plus qu'une critique du phénomène technocratique, elle montre bien les implications sociales

22 Nous utilisons ce terme à dessein car l'ingénieur est le personnage le plus critiqué par l'écologisme. 23 "Un rapport très écolo", in Le Monde, 6 décembre 1994, p : 7 24 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique,, op cit, p : 26

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d'un choix technique. Les auteurs s'attaquent d'abord à l'idée que, l'automobile est un progrès social et

économique.

Tout d'abord, par un processus connu qui veut que lorsque tout le monde cherche à

s'approprier un avantage rare, ce dernier apporte plus de nuisances que de progrès, l'utilité de l'automobile

à décru au fur et à mesure que le nombre d'unités augmentait. A ses débuts, elle fournissait aux rares

privilégiés qui en possédait une un incontestable prestige social en même temps qu'un avantage comparatif

en terme de temps gagné.

En revanche avec la démocratisation de ce moyen de transport, les nuisances se révèlent

peu à peu : pollution, augmentation du niveau sonore, perte de temps, transformation du paysage urbain et

donc du mode de vie. L'individualisme dominant accompagne d'ailleurs cette logique de transport

particulier.

Même le progrès espéré en terme de coût, par le temps économisé est pratiquement réduit

à néant par l'utilisation effrénée de l'automobile. A ce sujet, par un autre petit miracle intellectuel, Ivan

ILLICH et David THOREAU, à cent ans d'intervalle, font le même calcul, l'un pour l'automobile , l'autre

pour le chemin de fer, et aboutissent au même résultat, en additionnant le temps passé à voyager, avec le

temps travaillé pour payer le carburant, l'assurance, les réparations et son véhicule, par rapport à la

distance parcourue, ils calculent une vitesse de transport égale à 6 km/heure, c'est-à-dire la vitesse d'un

Homme à pied.

De plus, il est évident que l'utilisation de l'automobile est devenue nécessaire parce qu'elle

accompagne et accélère la logique de division du travail et des fonctions : cent ans d'automobile ont

déstructuré la ville, la séparant en zone d'habitation, de travail, de consommation. A ce propose, ILLICH

parle de "monopole radical" : c'est-à-dire "la domination d'un type de produit plutôt que d'une marque sur

une activité donnée".26 L'automobile détient le monopole radical de transport, puisqu'on ne peut s'en

passer, on est obligé de se déplacer pour avoir une vie sociale : ceci constitue une atteinte supplémentaire à

la liberté de choix.

Face à ces critiques, l'écologisme revendique une utilisation plus modérée de l'automobile

en même temps qu'une réflexion approfondie sur l'individualisme et l'aménagement de l'espace; Car

finalement, ce problème du transport sera résolu : quand "Les usagers briseront les chaînes du transport

surpuissant lorsqu'ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s'en

éloigner trop souvent",27 c'est-à-dire quand "Ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur

ville à l'échelle humaine, et qu'ils prendront plaisir à aller à pied de leurs travail à leur domicile".28

26 La convivialité op. cit p : 80 27 idem op. cit p : 92 28 Ecologie et politique, op. cit, p : 90

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Pour essayer de dépasser ces dysfonctionnements de la logique des outils, les écologistes

vont tenter de les replacer dans le rôle qui est le leur. Ceci passe par définition d'une autre technique, puis

par une maîtrise morale et politique de sciences et techniques.

B) Maîtriser les outils

La question est ici de la détermination du meilleur moyen de se sortir de cette aliénation à la

technique.

Les écologistes proposent peu dans le domaine social et politique, excepté des principes et

des vertus. En revanche, leur réflexion sur le phénomène technique les a conduits à proposer de

nombreuses solutions souvent peu écoutées, puisqu'elle supposent un contrôle du progrès technique. Ce

contrôle est à la fois en confrontation avec les intérêts marchands et constitue une atteinte à l'un des grands

récits de la modernité, c'est-à-dire l'idée que la technique n'induit pas forcément un progrès. Il va pourtant

dans le sens de la liberté.

A côté de la démarche très théorique d' ILLICH, qui consiste à "renverser la structure

profonde qui règle le rapport de l'Homme à l'outil",29 d'autres auteurs élaborent des idées plus concrètes

de techniques douces, alternatives, moyennes ou "à la mesure de l'Homme". Certains, comme

SCHUMACHER, tenteront de mettre leurs idées en pratique, ce qui se soldera globalement par un échec.

En effet, l'application des thèmes écologistes suppose une volonté politique, la diffusion de valeurs morales,

et une prise de conscience de la société ; démarche qui n'a rien d'utopique, puisque de nombreuses

préoccupations écologiques ont déjà produit des effets de cette manière.

Bien que les solutions soient diverses, elles sont toutes guidée par l'idée qu' "il existe au

moins deux moyens d'utiliser les découvertes scientifiques, l'une conduit à la spécialisation des tâches, à

l'institutionnalisation des valeurs, à la centralisation du pouvoir, l'autre accroît le savoir et le pouvoir de

chacun, lui permet d'exercer sa créativité, à seule charge de ne pas empiéter sur ce même pouvoir chez

autrui".30

1) une autre technique

Il faut clarifier le sens des termes techniques alternatives, douces, moyennes, conviviales,

auxquelles le but assigné est toujours le respect de l'Homme, de sa liberté / autonomie, et du sens de son

activité.

29 La convivialité, op. cit, p : 27 30 idem, p :12

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Des techniques sont alternatives lorsqu'elle répondent à la préoccupation de trouver une

autre solution à un problème donné. L'idée d'alternative suppose d'ailleurs une nuance de non conformisme,

de radicalité de la solution proposée.

Le caractère "moyen" d'un outil peut surprendre. SCHUMACHER utilise ce terme pour

expliquer les besoins en technologie des pays en développement. En effet, ceux-ci, pour un développement

harmonieux, respectueux de leur société, mais aussi pour ne pas être dépassé par la logique de leurs outils,

pour rester maître du transfert de technologies, doivent se contenter dans un premier temps de techniques

moyennes, c'est-à-dire simples et dont l'application se fait sur de petites échelles, finalement mieux adaptées

à leur savoir-faire du moment. SCHUMACHER, qui utilise ces deux premières notions, définit une

technique humaine, comme "assez bon marché", "appliquée sur des petites échelles", et "laissant place à la

créativité humaine".31 Il sera conseiller de nombreux gouvernements du tiers monde.

La notion de techniques douces est (déjà) mise en pratique par THOREAU lors de son

expérience champêtre : "Il aimait à créer des objets utiles, plus fonctionnels sans doute qu'admirables".32

Ces techniques doivent être respectueuses de la nature et de l'environnement, facile d'utilisation.

Selon que l'on retient une définition, telle ou telle technique sera plus ou moins souhaitable :

l'énergie solaire, la biomasse, les éoliennes voire mêmes l'informatique grand public ou le téléphone

(qu'ILLICH cite), seront écologiques puisque non aliénantes, respectueuses de l'environnement et de

l'autonomie de chacun.

Elles constituent autant de recherches mises au goût du jour par la décentralisation, qui

permet des solutions locales aux problèmes de société.33

Enfin, la théorie d'Ivan ILLICH est intéressante, puisque malgré son manque de clarté, elle

introduit le terme de "convivialité", qui n'est d'abord qu'un terme caractérisant un type de production, puis

qui deviendra un paradigme social dominant dans l'écologisme. Malgré un intérêt certain pour ses oeuvres,

les commentateurs d'Ivan ILLICH regrettent souvent ce manque de rigueur dans la définition des concepts.

La convivialité est aussi dépendante de la vision un peu réductrice de ce dernier selon lequel puisque

chaque activité suppose l'utilisation d'un outil (au sens le plus large), toute la relation sociale est déterminée

par le rapport à cet outil. La société conviviale est d'abord la "Société où l'Homme contrôle l'outil", où

celui-ci "[...] est au service de la personne intégrer à la collectivité, et non au service d'un corps de

spécialistes" ; plus loin, cela devient "L'inverse de la productivité industrielle",34 enfin par une relation

supposée directe, "La liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d'une société dotée

d'outils efficaces". C'est finalement la base d'un rapport social dans lequel la relation interpersonnelle

31 Small is beautiful, op. cit. 32 Introduction à Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p : 17 33 sur ce sujet, voir numéro spécial de la revue Autrement, Les technologies douces.n° 27, Octobre 1980 34 La convivialité, op. cit, p : 13, 28

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prédomine, avec des notions de proximité, et de voisinage. Un outil qui, loin de dégrader l'autonomie,

élargit le rayon d'action personnelle, doit permettre ce rapport social.

Bien qu'il reste à déterminer le contenu concret de cette notion, la convivialité est devenue

un objectif important du projet social écologiste.

Cependant, cette autre technique n'est rien si elle n'est pas appuyée par une volonté

politique et morale.

2) Les outils soumis à la morale

Dans un même mouvement, l'écologisme cherche à replacer les logiques et les institutions

modernes sous la maîtrise de l'Homme, par l'intermédiaire de la politique et de la morale.

Dans ce domaine, le rôle du politique, comme celui des intellectuels est de réaffirmer que la

"technique n'existe que par rapport à l'action qu'elle veut favoriser, ou plus précisément au but que l'Homme

lui assigne".35

Pratiquement, cela se traduit par un contrôle politique, une concertation générale sur les

innovations souhaitables ou non, par des moyens comme le moratoire sur le progrès technique.

Mais plus loin que cela, cette prise de conscience doit se traduire par l'introduction d'un

certain type de sagesse, auquel SCHUMACHER est très attaché, c'est-à-dire la prise en considération du

long terme, ainsi que des droits et devoirs de chacun, finalement par un gain en conscience certain. La

liberté de conscience, la spiritualité, la responsabilité devrait intervenir pour éclairer cette liberté de choix

enfin retrouvée.

II - Remettre l'économie à sa juste place

La perception écologique de l'économie, directement issue de ses fondements

philosophiques, suppose que celle-ci n'est qu'un moyen, qu'elle ne doit concerner qu'une partie de la vie

personnelle, la partie matérielle, pour permettre à la vocation spirituelle de s'exercer : "l'Etat, la société

économique ne sont que les serviteurs de personnes singulières et collectives qui se développent

spontanément sur leur territoire".36 Elle doit de plus permettre un activité harmonieuse avec la nature. A ce

titre, l'écologie (scientifique et politique) sera la "limite externe de l'économie". En ce qui concerne les

ressources, l'écologie s'occupe de l'économie lorsque celle-ci bute sur la contrainte naturelle, "au-delà de la

sphère de l'activité et du calcul économique".37

35 Sauver l'Humain, op. cit, p : 165 36 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 108 37 Ecologie et politique, op. cit p : 108

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De cette perception découle un raisonnement assez logique, qui consiste d'abord à étudier

le processus qui a conduit l'économie à devenir le dénominateur commun de toutes les activités humaines, à

cause de son aspect marchand et productiviste ; puis, puisque l'Homme est au centre des préoccupations

écologiques, à déterminer une problématique de l'activité Humaine au coeur de l'activité économique.

En tout cas, comme l'affirme A. LIPIETZ, l'économie est bien l'ennemi désigné de

l'écologie : "[...] la cible même de l'écologie politique ne peut être que cette médiation décisive entre

l'Humanité et son environnement : l'activité productive, transformatrice, consommatrice de l'Humanité,

c'est-à-dire l'économie".

Toutes ces analyses sont guidées par la besoins de rappeler que l'économie moderne, loin

d'être une nécessité, est déterminée par des présupposés philosophiques, des choix culturels persistants.

Face à cette logique aveugle, l'écologisme cherche à définir l'économie comme une activité limitée :

"L'économie écologiste, c'est une activité mesurée, orientée par un sens",38 pour éviter que celle-ci

s'exprime contre la société.

A - Les effets de la logique économique

Il faut clarifier un malentendu : l'écologisme conteste très rarement l'économie libérale

comme meilleur moyen de se procurer les conditions matérielle d'existence. Ses tendances

autogestionnaires ont très vite été supplantées par une affinité avec les systèmes autorégulés comme le

marché, affinité qui s'affirme de plus en plus. En revanche, la logique d'accumulation de richesses , reflet de

l'idéologie moderne concrétisée par le capitalisme, est très contestée par les auteurs. De plus, la tendance

du libéralisme économique à s'immiscer dans tout le rapport social, au mépris de toute autre considération ,

est aussi très développé.

La critique est dons plus dirigée vers les présupposés économiques, qui déterminent ses

fondements, que vers les méthodes pour atteindre ces fins.

La critique de ces choix culturels concerne donc en premier lieu le productivisme et le

consumérisme, qui témoignent tous deux d'une même attitude face à la réalité, en second lieu la

marchandisation des rapports sociaux. Il faut aussi détailler les rapports complexes entre écologisme et

marché, puis entre écologisme et capitalisme.

Le point de départ de l' "économie écologique" fut le problème de la protection de

l'environnement et des ressources naturelles. Même si le mouvement s'est ensuite distancié de ce thème,

l'action écologiste a permis de faire évoluer la science économique.

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1) Lutte écologiste et prix en compte de la contrainte environnement.

Dans ce domaine, l'affinité entre écologie scientifique et politique est encore plus étroite. La

conférence de Rio, qui cherche à instituer l'idée de développement durable (pour l'environnement et pour la

société) dans l'économie et la politique en témoigne. En effet, les analyses des experts sur les

transformations nécessaires de la société en vue de ce développement durable convergent souvent avec les

préoccupations de l'écologisme préalablement déterminées.

Les progrès sont réels, la prise de conscience écologique, et le mouvement de l'opinion

publique, revendiquant une meilleure protection de l'environnement ont conduit l'économie à essayer

d'internaliser les coûts externes que représentent la pollution, la destruction du capital naturel et de la

biodiversité. En réponse à la préoccupation de SCHUMACHER (en 1973) selon laquelle la nature devrait

être considérée comme un capital et non comme un revenu, divers modèles sont aujourd'hui en place. Sans

parvenir à influencer considérablement les décisions politique, ils permettent de relativiser certaines idées

reçues : la croissance d'un pays comme le Brésil, qui tire une grande partie de ses revenus de la

déforestation, sans chercher à maintenir ce capital naturel, est bien moindre si l'on considère la nature

comme un capital plutôt que comme une ressource gratuite.

De même le principe pollueur-payeur, réaffirmé à Rio, est un moyen concret d'inciter à

ménager l'environnement. On envisage aussi de faire de l'air et de l'eau une ressource chiffrable, sinon

appropriable, pour mieux faire percevoir le coût de leur pollution.

Encore plus loin, les analyses de la conférence de RIO, ont prouvé qu'un développement

durable était difficilement envisageable avec notre mode de vie contemporain, ce qui correspond

exactement aux intuitions écologistes des années 70. On se rend alors compte de l'hypocrisie et de ce

qu'implique la conclusion de Georges BUSH comme menaces pour le long terme : celui-ci mît fin à la

recherche d'un consensus, en affirmant sans honte, à propos des Etats-Unis: "Notre mode de vie n'est pas

négociable". Le problème de l'environnement reste donc d'actualité dans l'écologisme, parce que les

préoccupations scientifiques viennent souvent conforter ses conceptions philosophiques, et ses valeurs

morales de diversité, responsabilité et autonomie. Face à "La menace de dérèglement de tout le système

naturel dans lequel s'exerce notre économie",39 l'écologisme est plus que jamais nécessaire.

2) Productivisme et consumérisme : deux activités témoignant de l'irresponsabilité

individuelle.

a) Le mythe de la croissance

38 Vert espérance, l'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 49 39 Bertrand de JOUVENEL, La civilisation de puissance, op. cit, p : 81

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L'écologisme s'attaque aux deux aspects de l'économie : la production et la consommation.

Ce thème est d'ailleurs un des facteurs qui empêche de classer ce mouvement de pensée dans une

dynamique gauche / droite.

En effet, pour les écologistes, libéralisme et socialisme sont coupables de céder aux mêmes

sirènes : la croissance et le bien être par l'accumulation de richesses résultants à la fois du matérialisme, de

l'idéologie du progrès, et pour le libéralisme, de l'individualisme dominant. Par un lien plus indirect, le

productivisme est le reflet de l'Utopie constructiviste" d'HAYEK.

Dans la lignée du Club de Rome, une idée majeure de l'écologisme est le refus de la

croissance insoutenable, car "Cette notion de croissance est devenue un mythe auquel les hommes ont tout

sacrifié, en fonction duquel ils ont organisé leur vie sociale".40 La confiance dans l'idée qu'une hausse du

PNB permet à elle seule une satisfaction supplémentaire est dangereuse.

- D'abord parce qu'elle oublie que les bénéfices de cette croissance ne sont pas toujours

répartis selon un principe d'équité.

- Ensuite parce que la croissance peut aussi l'être en produit destinés à compenser une

désutilité. Dans la production, le calcul économique compte le coût de construction d'une

usine, mais aussi le coût pour se débarrasser de la pollution que cette usine produit, les

frais de transport supplémentaires pour que les ouvriers se rendent à cette usine.

Toute consommation ne produit pas une satisfaction.

- Enfin, et surtout parce qu'elle témoigne d'une conception purement matérialiste de

l'existence au mépris des satisfactions affectives, intellectuelles ou culturelles.

D'ailleurs, les tendances actuelles de l'opinion publique traduisent une prise de conscience

relative de cette illusion productiviste. On se rende compte qu' "Il est plus important pour une société

postindustrielle de fixer des objectifs de production", car "En rendant le développement de la productivité

obligatoire, notre génération menace l'humanité dans sa survie".41 Plus que la hausse du niveau de vie, la

priorité des sociétés modernes est au pire l'emploi, au mieux une activité favorisant l'épanouissement

personnel. Peut-être faudrait-il adapter la politique à cette fin plutôt que de continuer de croire que

croissance signifie emploi. Ivan ILLICH étudie très bien ce changement de mentalité qui est une des

conséquences majeures de la crise.42

Cette courte vue de l'économie, qui prend pourtant une influence de plus en plus grande sur

la politique amène une inadéquation avec les aspirations humaines. C'est ce qui explique que d'après la

40 Sauver l'Humain, op. cit, p : 153 41 La convivialité, op. cit, p : 71 42 Ivan ILLICH, Post-face à la convivialité. Le chomage créateur, Le Seuil, Paris, 1977

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formule bien connue d'Ivan ILLICH, "Le taux de croissance de la frustration excède largement celui de la

production".43

Loin d'être des nécessités, le idées de croissance et de productivité, reflètent donc un

manque de réalisme de l'économie, qui échoue à articuler exigences humaines et contraintes matérielles,

c'est-à-dire à être "la science de la maximisation sous contrainte" en vue d'une satisfaction Humaine. Après

avoir été longtemps marginalisées, ces remarques sont largement développées au plus haut niveau

international : le programme des Nations-unies pour le développement humain relativise l'idée de

croissance, dans un effort d'intégrer d'autres facteurs de satisfaction - comme le niveau de l'éducation, des

libertés, la protection de l'environnement - dans une théorie du développement de toute évidence plus

réaliste.

En outre, le rôle d'un individualisme non tempéré de valeurs collectives somme la solidarité

ou la responsabilité est déterminant dans ces attitudes. Il est en effet bien connu que "Les gens affrontent

plus volontiers un danger menaçant leurs intérêts privés que ceux du corps social pris comme un tout".43

La dimension personnaliste prend alors une grande importance pour promouvoir le développement durable

et freiner cette croissance aveugle : on a vu que la personne est à la fois unique (son identité est bien

affirmée), et ouverte sur les autres. Ses valeurs de responsabilité, de conscience de ses actes, devraient

permettre de répondre à cette exigence.

b) la remise en cause de la société de consommation

Dans les années 80, avec le choc du chômage, le mode de vie propre à l'après-guerre, fait

d'une hausse continue et insouciante du niveau de vie, fut fortement contesté. D'abord parce que la crise

économique compromettait la perpétuation de ce modèle ; puis, parce que les individus que l'abondance

avait endormis se questionnèrent sur la finalité de ce modèle qui échouait à donner du sens.

Actuellement, ces préoccupations se font beaucoup moins entendre, l'accent est plutôt mis

sur l'exigence de cohésion sociale. Ceci est peut-être dû au fait que d'ores et déjà, la mentalité du

consommateur à beaucoup changé. En effet, les récentes études sur son comportement que les publicitaires

suivent ardemment, témoignent toutes d'une consommation beaucoup plus raisonnable, prévoyante, et

même responsable. A l'opposé de la consommation frénétique, quasi-pathologique des années 60, on

observe une distanciation critique de l'individu face aux institutions qui le déterminaient : celui-ci fait de plus

en plus jouer son libre arbitre dans sa décision d'acheter.

L'écologisme préconise une attitude plus radicale. Si le principe d'austérité volontaire a

échoué, parce qu'il s'appuyait sur une extériorité, et non sur la diffusion de valeurs morales dans la société

43 La convivialité, op. cit, p :86 43 idem

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civile, il ne renonce pourtant à une autolimitation de la société par elle-même. THOREAU a déjà un

"penchant à l'austérité'44 comme vertu : "Serions nous toujours en train de chercher à obtenir d'avantage, au

lieu de nous contenter parfois de moins ?".44 Nous retrouvons ici le problème de la libre détermination des

besoins. En tout cas, pour l'écologisme, la réalisation personnelle passe obligatoirement par la définition par

chacun d'un "optimum vital", qui lui permette, une fois les conditions matérielles d'existence obtenues, de

s'aventurer dans la vie. La leçon de l'échec d'un limitation collective des besoins est que toute solution à

l'insatiabilité moderne est personnelle et morale.

Cette limitation des besoins concourt aussi à l'expression d'une société du temps libéré,

concrétisation de la valeur d'autonomie, où la personne, débarrassée des rapports marchands, peut

s'épanouir librement.

3) Une lutte contre la marchandisation des rapports sociaux

a) L'érosion du lien social

Le XXème siècle témoigne d'un double mouvement : en même temps que l'Etat providence

répond à la politisation d'un nombre croissant de domaines, les logiques marchandes prétendent s'immiscer

dans des rapports sociaux qui n'étaient jusqu'alors régis que par des relations interpersonnelles. La société

civile est broyée par ces systèmes qui la dépassent, ne sont plus déterminés par elle, mais prétendent la

réorganiser en vue d'une efficacité accrue : qui peut prétendre "[...] donner prise sur les phénomènes qui

bouleversent la vie quotidienne?"45 Il faut alors s'interroger sur les effets du marché, lorsque celui-ci

gouverne toutes les dimensions de l'existence.

Une part croissante de l'existence est consacrée à des activités institutionnelles, dont la plus

importante est le travail : il suffit de considérer l'augmentation de la population active depuis 1945, due

principalement au travail des femmes. Dans ce contexte, les personnes ont de moins en moins le temps à de

consacrer à des activités autonomes. Principalement par manque de temps, l'Homme "[...] n'a plus la

possibilité d'entretenir des relations d'Homme à Homme, son labeur serait déprécié sur le marché".46

La société n'étant plus en mesure d'assurer elle-même certaines fonctions essentielles, c'est

l'Etat - pour les activités non rentables - ou le capitalisme qui s'en occupe. C'est pourquoi la garde des

enfants, traditionnellement assurée par les grands parents ou les proches est confiée aux crèches. De la

même manière, la culture devient l'industrie culturelle. Toute activité suppose un intermédiaire, et la

possibilité de spontanéité des structures sociales s'éloigne de plus en plus. Sans constater la capacité de ces

44 Introduction à Walden ou la vie dans les bois et citation de l'auteur, op. cit, p : 115 44 idem 45 L'Homme broyé par les nouvelles logiques marchandes", op. cit 46 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :70

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institutions à assurer la nouvelle fonction qui leur est donnée, on peut affirmer que cette tendance est très

dangereuse. En effet, il est évident qu'elle ne fait que décomposer un peu plus le lien social ; la société

risque à terme de n'être composée que d'une juxtaposition d'individus enfermés dans un agressif souci de

soi, SCHUMACHER estime que "la généralisation du marché et les mutations engendrées par la

technoscience ont provoqué l'effritement des formes d'appartenances sociales traditionnelles".47 Il est

urgent de se demander "Comment sortir de cet égocentrisme qui n'est que le répondant, sur le plan des

institutions de l'anthropocentrisme de notre espèce".48

De plus, il est évident que des méthodes économiques appliquées à des domaines aussi

divers que l'entraide ou la culture produisent des effets complètement différents de ceux escomptés. Le

marché culturel produit une culture de masse vulgaire et abrutissante, complètement opposée à l'idée de

culture populaire, élément primordial de cohésion sociale, difficile à maîtriser.

b) Pour une sphère autonome d'activité

En réponse à cette évolution prétendue inéluctable des sociétés modernes, l'écologisme

s'appuie une fois de plus sur la valeur d'autonomie. Dans un cadre de vie approprié (ce qui constituera un

facteur indispensable à la recomposition du lien social), un temps libre accru devrait permettre de rendre à

la société la capacité d'assurer elle-même une partie de ses besoins. Ceci devrait permettre une société

plus harmonieuse, libre de définir ses priorités. Comme dans la société vitale que définit MOUNIER, "Les

valeurs [idylliques] qui la dirigent sont soit l'agréable, la tranquillité, le bien vivre, le bonheur, soit l'utile, plus

ou moins lointainement dirigé d'ailleurs par l'agréable".49

Cet ordre social nouveau s'appuie sur une idée de subsidiarité" de l'Etat par rapport à la

société, et sur l'affirmation, par la politique et les gens eux-mêmes que l'activité économique n'est pas

l'activité essentielle, les autres dimensions de l'Homme ne devant pas être marchandisées.

D'ailleurs, l'anthropologie est là pour nous rappeler (nous ne déterminerons pas la validité

scientifique de ce raisonnement) à quel moment l'économie commence à soumettre les Hommes : "dans la

société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et définir quand l'activité de

production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail".50

On peut remarquer que cette préoccupation rejoint des thèmes classiques de l'Histoire des idées,

notamment la condamnation de la BANAUSIA, c'est-à-dire le travail pour un autre, d'ARISTOTE.

La valeur d'autonomie s'exprime donc principalement dans un lien social ressourcé et libéré de ses

déterminations.

47 Small is beautiful, op. cit, p :45 48 "Pour un nouveau contrat de l'Homme avec la nature", op. cit 49 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p :98 50 La Société contre l'Etat, op. cit, p 167

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Cependant, l'attitude de l'écologisme envers le marché semble assez ambiguë, puisque tout

en le reconnaissant pour son efficacité, il lui reproche d'être à la source des problèmes de cohésion sociale.

4) Ecologisme et marché

Tous les auteurs sont à la recherche d'un équilibre, dans lequel la toute puissance du marché

serait contrebalancée par les décisions politiques, les valeurs morales, et par une autre culture.

Lorsque Luc FERRY affirme que "L'écologie s'intègre enfin au marché ",51 il fait allusion au

capitalisme vert, censé résoudre par des moyens économiques l'ensemble des problèmes soulevés par

l'écologisme. Cette idée est cependant très discutable pour le reste du mouvement. En effet, si celui-ci

reconnaît le marché pour résoudre des problèmes purement économiques, il manifeste dans le même temps

son désir de maintenir la société en dehors de ce cadre réducteur. FERRY tente à nouveau de faire

l'amalgame avec des mouvements qui tout en étant issus de l'écologisme, en constituent une version privée

de ses éléments fondateurs.

Cette acceptation du marché correspond à l'abandon par le mouvement écologique d'une

partie de sa dimension utopique. Entre exigence de réalisme et définition utopique du souhaitable, il balance

parfois. Cette hésitation est au coeur du problème de traduction politique de ces idées : l'écologisme radical

accepte des modérations ou des évolutions, mais se défend toujours de tomber dans un réformisme qui lui

ferait oublier les aspirations, qui l'ont déterminées. En effet, sa radicalité suppose la remise en cause de

certains fondements de la modernité, sans laquelle il change de nature.

Les procédés de marché ne seront donc pas incompatibles avec la démarche écologiste, à

condition qu'ils s'exercent dans un cadre humain, c'est-à-dire finalement dans des structures de petites

tailles.

Justement, le capitalisme ne semble pas pouvoir accepter ces exigences de modération et

d'Humanité.

5) Ecologisme et capitalisme : des rapports conflictuels

Pour des auteurs comme CASTORIADIS, le capitalisme est une des émanations les plus

achevées de la modernité. Incontrôlable puis qu'international, il détermine l'Homme dans ses besoins, son

positionnement social et le prive de sa liberté de choix. "Le capitalisme comme nécessité de fait, sans souci

de légitimation, poursuit l'éreintement du lien social".52 Même s'il a dépassé son analyse en terme de classe

sociale et son éloge pour la Chine,53 l'écologisme continue de manifester une aversion pour le capitalisme,

pas seulement pour le capitalisme libéral, mais contre toute accumulation immodérée de richesse : "ni

51 Le nouvel oredre écologique, op. cit, p 267 52 Le port moderne expliqué aux enfants, op. cit, p 115

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capitalisme monopolistique, ni socialisme bureaucratique",54 puisque "le socialisme n'était rien d'autre qu'une

sorte de capitalisme d'Etat".55

Les rapports entre les deux systèmes de pensée s'annoncent dès lors très difficiles. En effet,

comment concilier réalisme écologique et aversion avec le capitalisme, puisque comme l'affirme Stanley

HOFFMAN, ce dernier a réussi en faisant appel "[...] à des tendances ou pulsions fondamentales : le désir

de posséder et de gagner.56

Cornelius CASTORIADIS assimile assez rapidement savoir rationnel et capitalisme. En

effet, selon lui, l'expansion illimitée de la richesse provient de cette prétention à tout comprendre, et donc à

tout réorganiser de la pensée rationnelle. Selon nous, il n'existe pas de lien direct entre ces deux éléments :

on ne peut par exemple contester le caractère rationnel de la pensée grecque; pourtant , ce peuple n'a pas

développé de système capitaliste, et a plutôt érigé l'austérité et le mépris des biens matériels en valeurs. Le

capitalisme contiendrait donc un présupposé de réussite dans la satisfaction matérielle, ce contre quoi

l'écologisme devrait chercher à lutter. De même, la tendance à la démesure propre au capitalisme peut être

modérée, par la limitation de son champ d'action sur de petites échelles.

Dans son désir de s'approcher au plus près de la nature Humaine, l'écologisme ne peut

donc pas nier le désir de propriété de l'Homme. Il peut toutefois réaffirmer qu'une vocation n'est pas

uniquement matérielle et s'oppose ici au capitalisme - dans un principe de modération que nous

retrouverons à plusieurs reprises.

Dans tous ces points, l'écologisme cherche donc à rappeler la nature de l'économique.

6) La nature de l'économique

Julien FREUND classe l'économique parmi les six activités premières de l'Homme soit la

politique, la religion, la morale, l'économique, l'art et la science.

Ce qui n'est à l'origine qu'une dimension de l'Homme, semble aujourd'hui avoir pris le pas

sur la politique (nous le voyons tous les jours), la morale (l'utilitarisme par exemple), l'art (le marché

artistique), la science (puisque "les fins du savoir scientifique sont ancrées dans le système social actuel")57

et même la religion (dans un mouvement plus accru de perte de transcendance). Sans exagérer cette

domination, il faut bien reconnaître l'importance qu'a pris l'économie jusque dans les plus petits détails de

notre vie quotidienne, ce que l'écologisme s'attache à remettre en cause.

Pour cela, il cherche à mettre en évidence ce que SCHUMACHER appelle les

"présupposés métaéconomiques", c'est-à-dire un certain nombre de choix spirituels, moraux et culturels qui

53 Sur ce sujet, voir Ecologie et politique, op. cit, p : 75 et 106 54 idem, p : 69 55 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 45 56 "Un entretien avec Stanley HOFFMAN", op. cit

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déterminent la nature de l'économie contemporaine. Il faut remarquer que cette démarche n'est pas

nouvelle, des auteurs comme Max WEBER, avec "Ethique protestante et esprit du capitalisme" ou Werner

ZONDART avec "L'esprit du capitalisme" en ayant fait de même.

Ces présupposés semblent particulièrement prégnants dans le monde occidental puisque

comme on l'a déjà vu, la modernité a souvent tendance à déterminer la société dans ses catégories et

définitions, c'est-à-dire qu'elle constituerait un principe organisateur quasiment autonome, échappant à notre

contrôle. Pour Alain CAILLE, "La détermination économique ne peut jouer que dans le cadre d'un "choix"

culturel, en lui-même arbitraire, puisqu' inexplicable", au moins par les schémas déterministes dont nous

disposons".58

Ces choix culturels sont nombreux.

Tout d'abord, on peut citer l'idée d'un Homme complètement détaché de la Nature, ce qui

en pratique, a conduit à la négation de tout capital naturel, et à l'idée d'une expansion illimitée de la

production, par la modification du milieu naturel : "Vouloir ignorer la dépendance de l'Homme à l'égard du

monde naturel est une caractéristique inhérente à la méthodologie de l'économie".59

Ensuite, la prédominance de la matière sur l'esprit a fortement influencé les schèmes de

consommation et les modes de production. SCHUMACHER, très empreint de spiritualité, montre très

bien, cet aspect par une étude comparative de notre économie avec l'économie Bouddhiste. En effet, dans

nos sociétés, le travail est uniquement perçu comme un moyen de se procurer les conditions de vivre, alors

que dans le Bouddhisme, "Il procure à l'Homme un excellent fond pour découvrir une échelle de valeurs et

développer sa personnalité".60 En résumé, "Alors que l'économie Bouddhiste recherche le maximum de

satisfaction humaines grâce au choix d'un modèle de consommation optimal, l'économie moderne tend à

maximiser la consommation à travers un mode optimal d'effort de production" :61 même si cette conclusion

est assez idéologique, elle a le mérite d'être le résultat d'une étude comparative réalisée dans un effort de se

situer d'un point de vue extérieur à notre société, ce qui est très difficile (vu le déterminisme des sociétés

modernes).

Enfin, il est indiscutable que la théorie rationnelle de la connaissance a une influence très

forte sur les caractéristiques de notre économie.

Face à cette omniprésence de l'économie, l'écologisme tente de replacer l'économie à sa

juste place. D'abord en redonnant à l'Homme la maîtrise des grands choix économiques - par une extension

de la démocratie - mais surtout par une redéfinition de l'économie en fonction de cet Homme lui-même,

57 Cornelius CASTORIADIS, De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 31 58 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 370 59 Small is beautiful, op. cit, p :44 60 J.C. KUMARAPPA cité par SCHUMACHER dans Small is beautiful, op. cit, p :55 61 Small is beautiful, op. cit, p :58

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c'est-à-dire par rapport à ce qui est la manifestation première de l'activité humaine dans l'économie : le

travail.

Il restera alors à déterminer les limites que l'écologisme se fixe lui-même dans ses

revendications, et qui concourent à l'expression d'un système mixte, conciliant exigences et insatisfactions

modernes, puisque "l'absence de limites semble être notre prison".62

B - L'activité humaine au coeur de l'activité économique : une redéfinition de la valeur

travail.

Loin de constituer la récupération opportuniste d'un problème d'actualité, la défense par les

partis écologistes de l'idée de partage du temps de travail, est l'expression de ce qui constitue un des

thèmes majeurs de l'écologisme.

La remise en cause de la traduction judéo-chrétienne séculaire de positionnement social par

le travail est aussi l'un de ses aspects les plus anticonformistes. Elle n'est cependant par marginale, les grecs

affichent un certain mépris pour cette valeur, et la catholicité ne supposant pas un lien direct entre travail et

enrichissement personnel.

D'ailleurs, l'écologisme ne nie que partiellement cette idée de positionnement social par le

travail. Tout en affirmant que le travail sert à la fois à vivre et à se placer dans la société (ce que nous

redécouvrons actuellement), il s'attache à démontrer que cette seule activité ne peut permettre un

positionnement harmonieux.

Face à la toute puissance moderne de la valeur travail, il affirme l'idée d'activité, qui

concrétise sa tendance à la désinstitutionalisation de la société, qui serait traduite à la fois en activités

marchandes, et en activités extra-institutionnelles. Dans la lignée des études anthropologiques qui

l'enrichissent, il relativise le travail comme obligation, en montrant que cette logique répond elle aussi à un

choix de société.

Toutes ces idées concourent à la réalisation d'un lien social ressourcé. On peut remarquer

qu'elles sont d'une actualité brûlante : le chômage a fait ressortir l'idée d'activité de la "boîte à outil

écologiste".

1) Importance de la valeur travail dans l'écologisme

Incontestablement, le travail constitue une grande partie de la condition de l'Homme

moderne. En effet c'est par son intermédiaire que l'individu est confronté à cet ensemble d'institutions et de

logiques que forme le monde moderne. De plus il y consacre la majeure partie de son existence active.

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Puisque l'Homme est au centre de l'analyse écologique, il est évident que celle-ci ne pouvait se passer de

l'étude critique du travail.

Comme dans bien d'autres aspects de l'écologisme, toutes les critiques prennent leur

source dans un sentiment d'insatisfaction face au travail moderne et aux contraintes qui en découlent. En

effet, celui-ci demande de consacrer beaucoup de temps à une activité non gratifiante, en vue de satisfaire

un besoin qui, loin d'être en accord avec la noblesse de l'âme humaine, est préalablement déterminé par les

logiques que nous avons étudiées. THOREAU s'émeut déjà de la condition de ces "Pauvres âmes

immortelles, près d'être écrasées et étouffées par leur fardeau. Elles ne savent plus cueillir les fruits délicats

du vrai labeur de leur vie".63 A sa suite, tous vont se poser la question d'une "juste philosophie du travail",64

censée lutter contre ce qu'ils perçoivent comme une pression intolérable sur la nature humaine, une

servitude volontaire, ou tout au moins une aliénation évidente. Pierre CLASTRES observe, et on peut le

dire admire, le fait que "les sociétés primitives sont bien des sociétés de refus du travail".65 Le ton est

donné : l'écologisme se place d'emblée dans une aversion pour cette valeur, ou au moins dans sa forme

moderne, c'est-à-dire générale, obligatoire, avilissante et institutionnelle, aversion qu'il va tenter de légitimer

par la suite. L'idée directrice de leur alternative sera qu'une société d'individus libres est une société

d'individus libres ayant du temps libre, on le sait depuis Aristote".66

2) Les analyses écologistes du travail contemporain

Le mouvement général rapidement observable et propre à la modernité est une mutation du

travail dans le sens d'une institutionnalisation grandissante, d'une généralisation - excepté des 20 dernières

années, à cause du chômage, et d'une hyper-spécialisation. Supplanté par le capital, il semble pourtant

avoir de moins en moins de valeur relative.

La phase active d'une journée est de plus en plus délimitée par des horaires et des

règlements. La notion de travail est maintenant clairement définie, au sein de l'entreprise, et dans le droit :

elle est prise en charge par les institutions. Ce mouvement est très explicable par le développement de l'Etat

providence qui, palliant à la nécessité d'assister la société, doit se donner les moyens de maîtriser ce

phénomène, et par conséquent l'institutionnalisme. Ivan ILLICH résume très bien cette tendance lorsqu'il

affirme qu' "on disait encore du paysan derrière sa charrue qu'il 'laboure', du mineur, on dira qu'il 'travaille'

",67 ce qui traduit le sentiment que le travail ne va pas dans la direction des aspirations humaines.

62 "Pour un nouveau contrat de l'Homme avec la Nature", op. cit. 63 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :71 64 Small is beautiful, op. cit, p :37 65 La société contre l'Etat, op. cit, p :167 66 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 55 67 La convivialité, op. cit, p :55

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Le choix d'un travail n'est plus que formellement le résultat d'un contrat entre employeur et

employé, mais constitue de plus en plus l'acceptation d'un corps de règlements - relatives à ce travail -

préalablement déterminé. Le droit du travail explique d'ailleurs que la notion de contrat de travail se

rapproche de celle de statut.

Cette évolution est la manifestation de ce que l'écologisme considère comme une aliénation

de la personne à son travail, une variante de la servitude volontaire. La soumission au rythme effréné du

travail moderne est "Bien plus pénible, si vous êtes vous-même le gardien qui vous oblige au travail".68

Tous les auteurs estiment que cet état de fait provient de la domination des logiques techniques et

marchandes déjà étudiées : en évacuant l'Homme comme préoccupation première de leur pensée, elles lui

imposent un travail qu'il n'a pas choisi ; c'est pourquoi nous devons "Assurer collectivement la défense de

notre vie et notre travail contre les instruments et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des

personnes à utiliser leur énergie de façon créative".69 Il faut empêcher que "L'Homme machine" - ILLICH

et THOREAU utilisent le même terme "ne connaisse pas la joie placée à portée de main ; dans une

pauvreté absolue, il ne sait pas la sobre ivresse de la vie".70

Enfin, une des plus grandes mutations du travail contemporain provient de l'action

conjuguée du capital et de la technique, qui ont considérablement modifié la place du travail dans la

production, et la nature de ce travail. Ces modifications semblent être à la source du chômage actuel.

Même si on pense de plus en plus qu'elles ont eu des effets négatifs, elles ouvrent pourtant

la voie à une diffusion des thèmes écologistes.

Les statistiques nous montrent que si le PNB a beaucoup augmenté ces 20 dernières

années, le nombre d'heures de travail nécessaires à sa réalisation ont diminué : nous travaillons moins qu'il y

a vingt ans, pour produire plus. Ce progrès objectif du mode de production est essentiellement dû aux

hausses de productivité, résultat de mutations technologiques récentes, comme la révolution informatique.

Alors que la demande de travail diminuait, l'offre augmentait, à cause d'un plus grand nombre d'entrants sur

le marché du travail: les jeunes et les femmes. Il en résulte inévitablement une situation de chômage, que l'on

pourrait appeler chômage technologique, dont l'existence est évidente, mais qui est toujours sous-entendu

dans le discours politique à cause de la nécessaire compétitivité internationale.

Le résultat de cette évolution est donc très ambigu. Les hausses de productivité des

dernières années semblent avoir été bien mal utilisées : tout en enrichissant les actifs,71 elles ont crée un

chômage omniprésent, grand facteur d'exclusion sociale. La perception de ce qui constitue un progrès

68 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :75 69 La convivialité, op. cit, p :30 70 idem, p : 34 71 L'augmentation de patrimoine est considérable ces dernières années, ce qui constitue un enrichissement masqué, puisque ne se traduisant pas forcément par une augmentation du niveau de vie. Sur ce sujet, voir "Les revenus du

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objectif - la hausse de productivité - est finalement très négative : on parle de crise depuis vingt ans, alors

que nous sommes dans un contexte de croissance constante. On peut légitimement se demander "quelle

crise ?", d'un point de vue économique.

La peur du chômage a accentué les pressions sur les individus, qui perçoivent de plus en

plus mal la situation économique : le travail quel qu'il soit est de plus en plus considéré comme une

nécessité, les actifs sont soumis à une charge de travail grandissante s'ils veulent garder leur emploi.

Face à ce sombre tableau, l'écologisme est persuadé que le progrès technique actuel, bien

maîtrisé, permettrait de rendre le travail plus humain, et de dégager du temps libre pour les personnes. Le

moyen en est une diminution concerté du temps de travail, qui depuis des siècles était considérée comme

un progrès, mais que le chômage a fait percevoir comme un mal nécessaire.

3) Une "société du temps libéré"

Le terme est dû à André GORZ qui dès 1974, introduit ce projet social alors qu'il ne

répond à aucune nécessité économique. Actuellement, le problème de l'emploi a fait ressortir ces thèses,

c'est ce qui fait dire à ILLICH que le chômage est créateur. Hors de ce contexte conjoncturel, la "Lutte

contre l'exclusion et la croissance immatérielle, celle du temps libre. La réduction du temps de travail est au

centre de la macro-économie des écologistes".72

Cette idée est une traduction supplémentaire de la valeur d'autonomie dans le projet social.

C'est à la fois une utopie, longtemps exprimée dans l'Histoire des Idées, que l'écologisme pense être

devenu réalisable à la lueur de la "crise" actuelle. Elle est complétée par l'étonnante question qui se pose

dans nos sociétés modernes : comment "tuer le temps" ?

a) Une utopie réalisable

René BARJAVEL décrit dans "La nuit des temps" une société tout à fait moderne, qui

fournissait à ses membres le minimum vital (voire plus), le choix d'un travail, laissé au libre arbitre de

chacun, ne servant qu'à se procurer le superflu. Le reste du temps y serait consacré au loisir, à l'activité

créatrice, à l'établissement de rapports sociaux, en bref à l'épanouissement personnel.

Pour l'écologisme, cette utopie semble aujourd'hui réalisable, au moins en partie, avec

toutefois une conception moins matérialiste de l'existence que celle de BARJAVEL.

CLASTRES, par une étude anthropologique, et THOREAU par son expérience

personnelle montrent tous deux que le travail n'est pas une fatalité, mais qu'il sert surtout à se procurer le

superflu. Leurs calculs les mènent à la conclusion étonnante, et exactement au même résultat ; les

patrimoine ont progressé pendant la récession" et "Une période exceptionnelle pour le capital", in Le Monde du mardi 10 janvier 1995, p :8

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YAONAMIS du Brésil et THOREAU ne travaillent qu'un mois tous les deux ans : "Les Hommes, c'est-à-

dire la moitié de la population travaillaient deux mois tous les quatre ans",73 et "je découvris que en

travaillant à peu près six semaines par an, je pouvais faire face à toutes les dépenses nécessaires à mon

entretien". THOREAU reconnaît tout de même, ce qui est lourd d'implications "Ma grande supériorité

réside dans le fait que je n'ai pas besoin de grand chose". 74

Il ne faut pas croire que ce dernier vécut comme un sauvage pendant son expérience dans

les bois : il se vêtit, se nourrit, eut des relations suivies avec ses voisins. Cependant, il travaille peu,

préférant consacrer le reste de son activité "A l'âme et au corps". De plus, nous avons déjà vu que "Walden

ou la vie dans les bois" n'est pas un projet social, mais un modèles de "révolution personnelle".

Ces attitudes, appliquées par l'écologisme au monde contemporain, définissent un projet

social qui consiste d'abord à la détermination par la société elle-même de ses priorités - la richesse,

l'emploi, l'harmonie sociale, ou autre - puis à la recherche de moyens pour atteindre ses fins, dont la

diminution du temps de travail est un des principaux.

Il existe un grand nombre d'études concernant l'idée de partage du temps de travail. A des

nuances près, toutes concluent à la faisabilité d'un tel projet, en échange de sacrifices variables. En effet,

une telle révolution induirait peut-être une "légère" diminution du niveau de vie, mais surtout un changement

considérable dans la répartition du revenu : le poids du revenu de la propriété et de revenus sociaux

augmenterait par rapport au revenu du travail, ce dernier n'étant plus le moyen principal de vivre. De plus ,

ces études montrent que les obstacles principaux à cette transformation sont principalement le manque de

formation professionnelle dans la population active - actuellement, l'économie a besoin de moins en moins

de travail, mais ce travail est de plus en plus qualifié - , les disparités du marché du travail - on ne peut pas

réduire de la même manière le temps de travail d'un cadre que celui d'un ouvrier -, ainsi que les

phénomènes "d'appels" sur le marché du travail, une demande de travail accrue entraînent de nouveaux

entrants, ce qui ne permet pas de résorber le chômage.

Finalement, on peut affirmer que les progrès techniques contemporains ouvrent maintenant

la voie pour certains rendent nécessaires une réduction du temps de travail. Les effets pervers du chômage

nous empêchent de voir les effets bénéfiques du temps libéré : travailler beaucoup moins mais en gagnant

presqu'autant.

Certains analystes s'accordent d'ailleurs pour dire que nous allons à reculons dans cette

société du temps libéré. En effet, le nombre d'heures travaillées est moindre depuis 20 ans (en baisse

d'environ 30 %). L'allongement de la durée des études, la baisse de l'âge de la retraite, L'alternance pour

72 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 53 73 La société contre l'Etat, op. cit, p : 164 74 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :165

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un individu entre périodes de chômage et périodes actives sont la traduction négative de ce qui aurait du

consister en une baisse raisonnée du temps de travail annuel ou hebdomadaire.

Cependant, l'écologisme ne fait pas de cette "société du temps libéré" une fin en soi. Le

temps dégagé doit permettre à la fois l'épanouissement personnel et le rétablissement des formes de

socialité oubliées, dans un but de cohésion sociale.

Dans des sociétés dominées depuis des siècles par l'idée de positionnement social par le

travail, ce modèle bute contre de grands blocages culturels.

b) Comment tuer le temps ?

Nous avons déjà étudié comment un progrès technique non maîtrisé ainsi que le toute

puissance de l'économie ont conduit à réduire l'Homme à son aspect purement institutionnel. L'écologisme,

loin de renier ces logiques, essaie de domestiquer leur efficacité pour les remettre au service de l'Homme.

Le fait qu'il ait pris conscience de l'impossibilité contemporaine de s'en passer (en conciliant le marché avec

ses préoccupations par exemple) constitue l'un des rares évolutions positives du mouvement depuis les

années 70.

L'idée de société du temps libéré bute sur la condition de l'Homme moderne. De nombreux

auteurs montrent que pour ce dernier, le travail est devenu une drogue, puisque la modernité a réduit les

moyens d'expression de toute autre activité. Dans le "monde des débats", un psychiatre montrait

récemment le désarroi dans lequel se trouveraient des gens ayant du temps libre mais ne sachant plus

comment l'occuper.

Après avoir rappelé que : "C'est la révolution industrielle qui a réduit le temps libre à la

portion congrue en asservissant l'individu au temps des mines, des usines et des gares", il regrette que le fait

que des générations aient construit leur identité en grande partie autour du travail, de la profession, du

métier, de l'entreprise, "atteste de cette résistance à l'augmentation d'un temps libre, mais vide de sens",

dont le frein principal serait l'individu. Il s'agit de savoir pourquoi "Si l'entreprise prend le temps du sujet,

c'est peut-être parce que le sujet désire s'y laisser prendre.74bis

On peut presque parler de pathologie du temps libéré, lorsqu'on observe les jeune

désoeuvrés, ou les retraités qui se sentent inutiles ; jusqu'à s'interroger sur l'échec du monde moderne à

donner un sens à l'existence.

A l'opposé de ce tableau désastreux, l'écologisme proclame des idées aussi évidentes que

"L'exercice de la créativité d'une personne n'impose à personne un travail, un savoir, ou une consommation

74bis Roland BRUNNER "Travail. Comment tuer le temps ?", in Le Monde diplomatique, octobre 1993, p : 8

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obligatoire".75 , ou "Un peuple qui s'offre de longues vacances et les remplit d'activités n'est certainement

pas un pays pauvre".76

THOREAU est déjà conscient de ces blocages culturels lorsqu'il affirme que "Quelques-uns

sont "industrieux", et paraissent aimer le travail pour l'amour du travail, ou peut-être parce que cela les

empêche de faire des bêtises encore pire". D'ailleurs, "A ceux qui ne savent que faire de leurs loisirs, je

conseillerais de travailler deux fois plus qu'ils ne le font".77 Pour l'écologisme, l'émergence d'un domaine

d'activité non marchande, expression de l'autonomie de la société déjà étudiée, remplit le temps libéré par

la diminution du temps de travail; Ici aussi, le juste équilibre entre travail et activité extra-institutionnelles

doit être cherché dans l'évolution des mentalités, ce sont les gens eux-mêmes, en remettant en cause la

notion contemporaine du travail, mais peut-être aussi poussés par la nécessité du chômage, qui

détermineront le niveau du souhaitable.

Cette démarche doit être guidée par les autres valeurs de l'écologisme : elle est multiple, car

les situations sont diverses, elle doit être le reflet de la responsabilité des personnes. Enfin, c'est un

engagement personnel, puisque chacun doit avoir la capacité de choisir son destin. Alors, comment tuer le

temps ? THOREAU y répond par un clin d'oeil : "le diable trouve toujours quelque chose à faire aux

oisifs".77bis

Sur le thème du travail, on peut finalement se demander si notre société est devenue à ce

point aveugle qu'elle ait perdu le sens premier du travail. Dans ses excès, celui-ci ne semble plus destiné

qu'à combler cette "société du vide" dont parlait Armand PETITJEAN.

Nous pensons que l'écologisme lutte radicalement contre les perversions des sociétés

moderne. En réaffirmant l'épanouissement personnel comme fin de toute société, il tente d'éclairer dans leur

choix la multiplicité des personnes.

4) L'épanouissement personnel, comme fin et limite de l'activité économique

Tout d'abord, l'écologisme affirme que l'économie doit promouvoir d'autres buts que

l'enrichissement matériel. Le cadre de pensée réducteur qu'elle impose à l'individu, produit un

environnement social qui lui donne un mode d'expression et d'affirmation de lui-même déjà déterminé, lui

déniant la "possibilité d'un épanouissement personnel dans son travail", en "détournant son désir en désir de

consommation".78 Nous touchons ici aux mêmes problèmes philosophiques et ontologiques qui ont guidé

notre réflexion : les déterminations sociales, le désir et le besoin, la liberté de conscience, les moyens et les

fins.

75 La convivialité, op. cit, p :165 76 idem, p : 75 77 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :167 77bis Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :93

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Sur le modèle de l'étude comparative de SCHUMACHER entre notre économie et

l'économie Bouddhiste, l'économie, contrôlée par la politique elle-même éclairée pas des valeurs, doit

promouvoir d'autres fins que celles dans lesquelles elle s'était cantonnée. En particulier, cela comprend une

"reconquête du sens du travail".79

Plus que jamais, ce dernier ne doit pas représenter un renoncement excessif, en

comparaison des moyens matériels d'existence qu 'il apporte.

C'est la fin de l'économie, l'objectif que l'on doit clairement lui assigner.

Ensuite, l'omniprésence de l'économie ne semble pas permettre l'épanouissement

personnel.

D'ailleurs, l'écologisme à lui seul non plus : l'interrogation sur la quête du sens qui entraînait

son incomplétude nous a déjà fait percevoir l'idée que si la société doit changer, "Cette synthèse sortira de

la société elle-même, ou elle ne sortira pas".80 dans ce domaine, les auteurs ne peuvent que se borner à

énoncer des principes, comme THOREAU : l'économie semble pour lui le moyen de conditions dignes

d'existence, qui seules permettront de "s'aventurer dans la vie" créative de l'âme humaine, "Comme le grain

qui a enfoncé ses radicelles dans le sol, et peut à présent faire monter vers le haut ses jeunes pousses avec

confiance"81 . C'est là, la limite de l'économie, qui est d'ailleurs très proche de la conception grecque de

l'existence.

Loin d'être révolutionnaire, cette redéfinition du travail semble assez évidente : c'est celle

d'un travail-moyen, qui reste une charge nécessaire pour l'individu, par opposition au travail fin, que

l'individu supporte difficilement, mais dont il ne peut se passer par peur d'entrer dans le vide.

Elle correspond d'ailleurs à une conception assez traditionnelle : ni la religion, ni l'Histoire de

la pensée n'occultent le travail, mais le décrivent comme une servitude.

Elle est le terreau d'un lien social ressourcé. D'abord parce que le travail occupe actuellement

une grande partie de l'existence, ensuite parce que sa conception écologique permettrait de

dégager un champ d'activité autonome et interpersonnelle, auquel consacrer du temps et qui

constituerait la partie de l'existence la plus humaine et la plus digne. Reste à savoir ce que

contient cette idée d'une autre socialité, quels en sont ses fondements, et en quoi permet-elle de

répondre à la douloureuse question de la cohésion sociale.

78 ATTALI et GUILLAUME, Le non-économique, cité par GORZ, dans Ecologie et politique, op. cit, p :64 79 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 51 80 Cornelius CASTORIADIS, De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 55 81 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :91

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SECTION 2 - UNE VOLONTE DE RESSOURCER LE LIEN SOCIAL

Nous avons déjà abordé à plusieurs reprises la nécessité d'un autre type de lien social que

suppose l'interrogation écologiste. De même, les différentes atteintes modernes à la société ont été traitées,

mais il faudra les détailler et les approfondir.

La société écologique a pour priorités le respect des aspirations humaines, l'harmonie avec

la nature et en son sein. Cela se traduit par la recherche d'un mieux-être pour la personne, qui suppose une

société équilibrée et un lien social fort. Les insuffisances du libéralisme et de l'individualisme,

l'institutionnalisation de la société si lourdes de conséquences appellent des solutions, qui sont autant

d'expressions de la volonté de restaurer l'Homme, le groupe et la société face aux logiques qui les

déterminent, c'est-à-dire de remettre ces logiques à leur service. Tout ceci est censé remédier à l'aliénation

de l'Homme à cet ordre moderne dont il était devenu le serviteur, aliénation somme toute assez récente

puisqu'elle date de la révolution industrielle, mais tellement influente qu 'il est devenu presqu'impossible de

penser en dehors du cadre qu'elle définit : par exemple, "Peut-on penser hors de l'Etat aujourd'hui"? Loin

d'entrer dans l'utopie, l'écologisme va s'appuyer sur des réalités présentes ou passées, la société civile et la

convivialité des rapports sociaux par exemple - pour redéfinir tout l'ordre social en fonction de ses

exigences, avec le souci de concilier acquis modernes et attentes contemporaines.

Cet aspect de l'écologisme paraît d'ailleurs le plus prometteur actuellement. En effet, les

signes de fractures sociales se multiplient, pour des raisons tout à fait nouvelles puisque non économiques.

Sans tomber dans le catastrophisme, on peut dire qu'il existe un inquiétant problème de cohésion sociale

actuellement, et qu'il y a une grande incertitude quant aux possibilités de voir régler ce problème par les

voies habituelles de la prospérité économique ou de l'Etat providence. Sans que cela constitue un retour

formel des thèses de l'écologisme radical, ou commence à se rendre compte qu'il existe une autre réalité

sociale derrière l'aspect économique et institutionnel - on reparle de l'importance de l'élément culturel - de

même, sans parler de personnes, on affirme que la diversité des personnalités est bien plus complexe qu'on

ne l'avait cru. Les idées d'articulation entre local et global, d'identité personnelle, de technoscience, le

besoin de sens et de morale contemporains, ainsi que certains signes d'un changement de mode de vie,

résultent d'un début d'émancipation par rapport aux institutions, d'un retour à la nature et aux racines mais

font penser que dans ce domaine au moins, l'écologisme des années 70 pourrait bien revenir au premier

plan. Cependant nous verrons qu'il se peut que ce retour ne soit exprimé que dans une évolution des

mentalités sans adhésion consciente à l'écologisme.

Avant de développer l'alternative, il nous faut considérer l'opinion écologiste sur ce

problème de l'éreintement du lien social.

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Les différentes atteintes au lien social

L'influence de la technique et de l'économique sur la condition de l'Homme moderne ont

déjà été étudiées. Il faut approfondir cette réflexion en décrivant l'influence de l'institutionnalisation sur la

relation sociale, ainsi que l'apparent échec du libéralisme à maintenir les Hommes liés entre eux.

•• L'institution de la société

La présence exagérée des institutions dans la société est un thème récurrent dans

l'écologisme. THOREAU déjà regrette la perte de liberté qui arrive "Lorsqu'on fait de la vie d'un peuple

une institution, dans laquelle la vie de l'individu est le plus souvent absorbée"82 ; MOUNIER traduit la

même préoccupation, quand la prééminence de l'Homme est oubliée, "Les institutions les meilleures

peuvent servir au pire".83 Pour tous, des institutions telles que l'éducation permettent de fixer l'ordre

étatico-marchand, pour le faire échapper au contrôle de ses destinataires. Le passage d'un état spontané,

flexible, à "Un appareil institutionnel, sélectif et disciplinaire",84 marquerait le passage de la liberté de choix,

à la détermination extérieures des besoins et du destin, dans une problématique entre individu et société

déjà étudiée. Le mécanisme en est le même que pour la notion de travail; Un exemple dérangeant est donné

par Ivan ILLICH à propos des pompes funèbres : l'accompagnement d'un défunt vers sa dernière demeure

est un acte extrêmement douloureux, intime et personnel. Or, la société, dans un souci de bien faire en fixe

des règles très strictes : la nécessité de recouvrir à une entreprise de pompes funèbres, le nombre de

papiers à remplir, la délivrance de permis d'inhumer exclusivement dans un cimetière. Sans contester les

nécessités qui ont conduit à ce mouvement, ILLICH estime que cela constitue une ingérence de l'Etat

jusque dans les détails les plus intimes de la vie privée : l'individu est pris en charge de la naissance jusqu'à

la mort".85 L'écologisme s'interroge alors sur le difficile équilibre entre espaces d'autonomie et nécessité

moderne. Cette source contestataire de l'engagement écologiste s'exprime dans de nombreux autres

domaines : l'obligation de travailler pour survivre, d'être répertorié et normalisé pour avoir une vie sociale

minimale, l'éducation univoque et obligatoire. En résumé, c'est la difficulté à supporter les contraintes de la

vie moderne et les pertes de libertés qu'elle induisent qui amènent cette interrogation.

Puisque l'Etat est l'aboutissement de l'institutionnalisation de la société, tous proclament,

comme Alain LIPIETZ, "Nous avons peur de l'Etat tout puissant"?86 , et cherchent la source de ce

mouvement, pour mieux proposer une alternative. Il s'agit de comprendre d'où vient la "[...] dynamique

historique singulière [moderne] de soumission de la société à elle-même"87

82 Walden ou la vie dans les bois , op. cit, p :113 83 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p :67 84 Ecologie et politique, op. cit, p :101 85 La convivialité, op. cit, p :82 86 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 9 87 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 370

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L'écologisme élabore alors, sur la base de ses apports ethnologiques et anthropologiques,

tout une étude des relations entre pouvoir, Etat et société. Pierre CLASTRES étudie l'extériorité du

pouvoir dans les société primitives "Tous les peuples civilisés ont d'abord été des sauvages : qu'est-ce qui

fait que l'Etat a cessé d'être impossible". Il en tire cette théorie du pouvoir, dans laquelle on pourrait

remplacer "chef" par "Etat" dans l'écologisme : "Le chef est au service de la société, c'est la société en elle-

même [sans intermédiaire] - lieu véritable du pouvoir - qui exerce comme telle son autorité sur le Chef".88

Cette même idée d'extériorité et d'ingérence de l'Etat dans la société civile se trouve dans

une réflexion d'Alain CAILLE : "L'empereur n'entend pas contrôler de l'intérieur les socialités primaires et

encore moins de les réinventer",89 par référence à tous les empires, qui n'ont tenu qu'en faisant coexister les

diversités en leur sein; Tous les efforts d'un écologisme social vont aller dans le sens de la définition d'une

société en dehors de l'Etat, en opposition à l'Etat moderne, "personnification juridique de la Nation", qui

empêche de penser une société civile distincte. Comme dans le cas de l'économie, l'écologisme ne va pas

remettre en cause la nécessité d'un Etat moderne, mais chercher à limiter son domaine d'intervention. Cette

question n'est d'ailleurs pas marginale, en philosophie politique, par exemple, "La question de la liberté est

jugée par une réflexion générale sur la nature de l'Etat, selon qu'il est conçu comme séparé de la société ou

englobant".90 Il faut remarquer que dans ce domaine au moins, l'écologisme se trouve des affinités avec le

libéralisme, dont la préoccupation est aussi le désengagement de l'Etat, autant pour des raisons

économiques que morales.

En revanche, le libéralisme est critiqué pour son inaptitude à maintenir un tissu dense de

relations sociales : "la question posée au libéralisme est celle du déclin des liens sociaux dans la société

actuelle".91

•• Libéralisme et lien social

Le projet politique libéral est l'émancipation de l'Homme par rapport à ses dépendances

traditionnelles, religieuses et sociales. Son alliance très efficace avec l'individualisme a créé une société

performante à la base du développement moderne, mais qui rencontre un grave problème de cohésion

sociale. L'écologisme, conscient de ses rapports et de son appartenance à un cadre de pensée libéral, mais

aussi des limites de cet ordre, cherche à ressourcer le lien social dans plusieurs directions.

Particulièrement, nous avons vu que tous les auteurs, affirment l'idée d'une liberté réalisée

dans l'acceptation de sa dépendance à l'autre : "Nous devons réapprendre à dépendre de l'autre". 92 Si pour

88 La société contre l'Etat, op. cit, p : 176 89 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 371 90 Philosophie politique, op. cit, p : 358 91 Idem, p : 432 92 La convivialité, op. cit, p :33

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Montesquieu, la liberté se réalise dans le sentiment que chacun a de sa sécurité, pour l'écologisme, elle est

plutôt le résultat d'un sentiment d'harmonie avec la nature et les autres.

L'engagement personnaliste suppose de plus un retrait par rapport à l'universalisme libéral :

"Substituer le souci du prochain à la prétention d'organiser la vie aux antipodes".92

Finalement, le problème va être celui d'une autre organisation sociale permettant la liberté

moderne (ce qui exclura un appel à un traditionalisme exclusif), mais donnant un cadre à la reconstitution

des rapports sociaux conviviaux :"En opposition au développement de l'individualisme, un certain nombre

d'observateurs et de militant aspirent à ce que l'écologie promeuve de nouvelles formes de civisme qui

redonnent corps aux liens sociaux. Un nouveau sens civique se développerait dont la sensibilité écologique

serait la trame".93

Une fois ce problème posé, l'écologisme social appuie le lien social ressourcé sur une

identité personnelle bien affirmée, et sur l'existence de la société civile, dont le minimum est la proximité, la

famille, l'affectivité. Cette affirmation d'une société rendue à l'Homme doit servir à retrouver des rapports

sociaux traditionnels, mais dans une version contemporaine.

I - L'Homme rendu à lui-même : Les bases d'une relation sociale équilibrée

L'expression "rendu à lui-même" fait référence à l'aliénation, qui signifie "étranger à soi-

même". C'est donc un Homme libre de toute aliénation, mais pas de dépendances que l'écologisme cherche

à placer comme point de départ de la relation sociale.

Cette même attitude préside à la conception écologique de la société, dans laquelle

l'Homme a une double vie : une partie institutionnelle, guidée par la nécessité et la rationalité, l'autre

autonome, dirigée par la liberté et l'affectivité.

A) Une identité multiple et lien affirmé

Le monde contemporain semble se trouver dans une crise identitaire : "L'abondance

produira de grands bouleversements culturels",94 prévoyait KEYNES, et en effet, il semble que dans les

pays industrialisés, avec la hausse du niveau de vie, et la sécurité que celle-ci entraîne, les préoccupations

se déplacent de plus en plus d'un plan matériel vers un plan culturel. On se rend compte des multiples

facteurs qui agissent sur le psychisme humain pour concourir à l'élaboration d'une identité, d'une conscience

de soi.

93 L'équivoque écologique, op. cit, p :88

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Pour l'écologisme, l'impossibilité moderne de s'identifier à nos sociétés, vient de la tendance

de celle-ci à faire disparaître les formes d'appartenance traditionnelle. Pourtant, les relations

interpersonnelles, ce qu' Alain CAILLE appelle "socialité primaire", "[...] continue à former un système

autonome et cohérent, solidement assis sur le couplage systématique de la logique de la parenté et de celle

du voisinage".95 Ces relations interpersonnelles étant une grande partie de l'existence Humaine, il peut

paraître évident que l'identité ne se forge pas seulement par rapport à l'appartenance à un système

institutionnel, mais aussi par rapport à ces relations.

L'identité écologique se forge par rapport aux proches, à l'appartenance à un cadre de vie

donnée et à la citoyenneté.

1) L'aspect communautaire : existence et danger

La notion de communauté est polysémique. Elle peut supposer de simples rapports de

proximité, mais prend souvent des accents très utopistes : pour MOUNIER, la communauté est une

intégration de personnes dans la sauvegarde de l'entière vocation de chacune, pour Louis Ferdinand

TONNIES, dans "Communauté et société", elle doit être un moyen de contemporanéiser, par une adhésion

consciente et volontaire, les communautés traditionnelles. L'écologisme ne tombe que très rarement dans ce

mythe communautaire, d'ailleurs difficile à définir en pratique. Sa référence à la communauté vient plutôt

d'une double préoccupation, D'abord d'affirmer qu'à côté de la vie institutionnelle, il existe une autre réalité

quotidienne régie par une logique de proximité, par des relations de type communautaire, qui doivent être

autant de remparts contre l'ingérence de l'Etat. Ensuite que l'activité humaine ne peut s'exercer en pleine

maîtrise et en pleine liberté que dans des structures de petites tailles, qui constituent le cadre de vie de ces

"communautés" et la trame d'un projet social. Nous avons parlé dès le début de cet exposé de "groupe de

proximité", car le terme "communauté" écologique ne se construit pas non plus par rapport à l'évocation de

sociétés primitives idéalisées, puisque "la propriété essentielle de la société primitive, c'est d'exercer un

pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des

sous-ensembles qui la constituent".96 La communauté primitive détermine beaucoup trop ses membres, ce

qui est en opposition avec la valeur écologiste d'autonomie personnelle.

L'écologisme se contente donc d'affirmer l'existence de ces liens de proximité que le

pouvoir politique devrait protéger, voire susciter.

2) L'appartenance à un cadre de vie

94 John Mayrard KEYNES, cité par SCHUMACHER dans Small is bautiful, op. cit, p : 35 95 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 370 96 La société contre l'Etat, op. cit, p : 180

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De même que la vie quotidienne est dominée par des relations interpersonnelles,

l'appartenance culturelle et affective à un lieu de naissance ou à un cadre de vie influence l'identité

personnelle.

Ici aussi, l'idée d'attachement à la terre a pu susciter de grandes polémiques quant à

l'appartenance de l'écologisme à une thématique Pétainiste : l'idée de lien mystique, organique avec sa patrie

conditionnerait cet attachement à la terre.

Mais l'écologisme est plus guidé par le sentiment de l'importance du milieu dans lequel

s'exerce l'activité, que par l'évocation d'une terre et d'une nature socialisées, en ce qui concerne en tout

cas, l'écologisme radical. D'ailleurs, de la même manière que l'économie ou la technique, "L'agencement de

l'espace continu la désintégration de l'Homme commencée par la division du travail à l'usine".97 Il est

devenu évident que l'aménagement du territoire n'est pas exempt d'implications sociales. Puisque la ville a

remplacé l'usine comme principal théâtre de conflit social, l'urbanisme prend une importance considérable.

Pour l'écologisme, la définition d'un cadre de vie humain, de petite taille est un élément très

important de convivialité des rapports sociaux. En effet, la marche moderne a introduit des contraintes

matérielles (société automobile, division de la ville en zones...) à l'aménagement de l'espace qui ne créent

plus les conditions d'un lien social fort : les occasions de rencontres diminuent, la vie quotidienne devient de

plus en plus individualiste. Bertrand de JOUVENEL estime à ce sujet que "C'est dans un cadre de vie que

réside la finalité des études sur l'environnement".98 L'écologisme est ici en situation d'interaction avec

l'écologie scientifique ; il se nourrit des résultats d'une de ses subdivisions récentes : l'écologie urbaine.

Après avoir rappelé l'importance de cet élément spatial, les auteurs écologistes affirment

tous la nécessité pour chacun de se situer par rapport au cadre de vie auquel il est culturellement attaché,

puisque "L'enracinement dans un territoire qui rassemble les Hommes acceptant d'avoir quelque chose en

commun est la base de toute socialisation, de toute démocratie véritable".99 (pour ôter sa dimension

polémique à cette affirmation, on pourrait dire "amour du lieu de vie", au lieu "d'enracinement dans un

territoire"). Il semble évident que, comme l'affirme André GORZ, une grande partie des problèmes

identitaires contemporains seront réglés lorsque les gens "[...] se sentiront chez eux dans leur quartier, leur

commune, leur ville, à l'échelle humaine [...]".

Pour terminer avec ce problème du lieu de vie, il faut remarquer qu'il constitue un des

thèmes les plus à la mode du "consensus écologique" actuel, mais qu'il est souvent un témoignage de sa

superficialisation lorsqu'on oublie par la même occasion les fondements de l'écologisme tels que le

personnalisme et l'opposition à l'ordre étatico-marchand.

97 Ecologie et politique, op. cit, p : 87 98 La civilisation de puissance, op. cit, p : 58 99 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 132

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Enfin, le problème de l'urbanisme qui sera développé plus tard nous montre bien

l'importance de ce thème dans l'analyse écologiste.

3) L'extériorité de l'état et du pouvoir politique

La conception écologique est différente de celle d'un Etat travaillant au Bien Commun :

c'est celle d'un Etat serviteur, soumis à la société civile, à laquelle il est subsidiaire et à qui il doit permettre

de remplir certaines fonctions essentielles, dans un but d'efficacité et de convivialité.

Le rôle de l'Etat dans la société. Il sera développé plus tard. En ce qui concerne l'identité,

on peut dire que la citoyenneté et le politique doivent concourir à sa construction, en évitant d'agir sur les

formes d'appartenances traditionnelles. En effet, l'identité est avant tout culturelle : lorsque Luc FERRY

définit une Nation comme "un ensemble d'individus culturellement déterminé se reconnaissant en commun

dans des principes exprimés à un niveau public",100 il affirme qu'un ensemble de principes ou une

constitution ne peuvent à eux seuls définir cette identité nationale. L'écologisme essaie de réintroduire cette

préoccupation culturelle comme expression autonome de l'identité, protégée de la détermination politique.

Cet ensemble de personnes que rapprochent des éléments culturels et politiques, mais dont

la diversité doit être reconnue puisque toutes disposent d'une identité spécifique de par leur appartenance à

un groupe et à un territoire, constitue la conception de la société civile sur laquelle tout le projet social

écologique s'appuie.

B) Existence et primauté de la société civile

Il faut d'abord définir cette société civile, puis en quoi l'Etat moderne la menace.

L'écologisme définit ensuite un équilibre entre la spontanéité des structures sociales et la nécessaire

interaction de l'Etat.

1) Définition

La prise de conscience que certains faits sociaux échappent aux méthodes d'analyses

classiques par la logique économique ou les motivations politiques est récente : la modernité a longtemps

pensé pouvoir faire entrer l'ensemble de la société dans ses catégories. A ce sujet, Jean-François

LYOTARD prend note de l'échec de l'universalisme à se débarrasser des particularismes : la modernité

essaye de changer les modes de narration et de transmission des cultures, mais celles-ci ressortent

toujours, que ce soit sous la forme de nationalisme ou d'appartenance communautaire et religieuse.; En

100 Le nouvel ordre écologique. L'arbre,l'animal, et l'homme, op. cit, p : 270

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réaction au joug moderne "Se mettent en place des processus identificatoires ou identitaires susceptibles de

recréer des territoires, réels ou symboliques, dans lesquels les Hommes puissent se reconnaître". 101

Le brillant essai d'Alain CAILLE, "Socialité primaire et socialité secondaire", à propos d'un

ouvrage d'Emmanuel TOD et Henri LE BRAS "l'invention de la France", se place dans cette perspective.

Celui-ci définit pas socialité primaire :l' "Ensemble des relations interpersonnelles, de personne à personne,

ou encore des relations dites de "face à face" que celles-ci soient effectives ou simplement virtuelles", et par

socialité secondaire, le "domaine des relations commandées par une exigence d'impersonnalité, par le

rapport aux institutions et à la société globale".102

La socialité primaire concerne principalement les relations extra-économiques et extra-

institutionnelles : la famille, la parenté, l'alliance, le voisinage, les relations amicales, les relations de

camaraderie dans le travail ou la vie associative et politique. La famille est d'ailleurs l'élément le plus

primaire, car elle ne suppose aucune activité sociale comme la camaraderie dans le travail. Il faut remarquer

que cette distinction regroupe les notions de communauté et de société, et que dans une certaine mesure,

l'une représente les relations sociales traditionnelles, l'autre la société moderne. Enfin, les deux coexistent

dans toute société un tant soit peu développée.

La société civile est donc le champ d'application de la socialité primaire. Puis Alain

CAILLE montre comment la logique sociale moderne détruit ces formes traditionnelles.

2) L'Etat moderne fossoyeur de la société civile

Depuis la révolution industrielle, il semble que la socialité institutionnelle ait pris une telle

importance qu'elle cherche à conformer la socialité traditionnelle à ses exigences. L'institutionnalisation

oblige la personne à accepter une nécessité, ce qui l'oblige à changer de nature.

En effet, le processus de rationalisation et l'évolution historique de spécialisation et de

division ont conduit à détruire des aspects traditionnels. La révolution industrielle et les migrations qu'elle

entraîne crée un individualisme familial, qui découple voisinage et famille. Puis les individus sont séparés par

l'idée d'intérêt individuel dominante, ce qui supprime l'autorégulation des communautés qui présidait jusque-

là à la vie sociale (Les anormalités, par exemple, ne sont plus pris en charge par la communauté). Enfin,

lorsque cette logique ne rencontre plus d'obstacles ou de corps intermédiaires à son ordre institutionnel, elle

impose des normes de société. La famille devient nucléaire, l'activité devient un travail. Alors qu'auparavant

un état institutionnel se déduisait d'un état culturel et social, d'une socialité primaire, c'est maintenant la

101 L'équivoque écologique, op. cit, p : 46 102 "Socialité primaire et socialité secondaire", op. cit, p : 363

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socialité secondaire qui prétend soumettre la société à sa logique. Des évolutions telle que le "processus de

soumission du travail au capital en sont le témoignage".103

Ainsi, dans une longue évolution historique, l'organisation de la société aurait été

bouleversée sans que cela reste sous son contrôle. Il semble bien que l'évolution moderne de la société n'ait

jamais rien eu de concerté. La société moderne semble parfois soumise à une logique qu'elle ne maîtrise

pas, et "[...] se trouve démunie de toute capacité de création culturelle car elle ne dispose pas d'une

socialité secondaire qui lui soit propre".104

L'écologisme, après avoir mis en évidence ce mouvement, s'oppose à ce que la société

civile ne puisse plus déterminer elle-même les grands choix de société qui, bien souvent, échappent aussi au

champ d'intervention de la politique, puisqu'ils sont d'ordres économiques et techniques. Il réaffirme donc le

primat de la société civile, la spontanéité des structures sociales face à la régulation extérieure.

3) Le primat de la société civile

Un contrôle des institutions par la société elle-même n'est pas impossible : Il suffit de se

souvenir de l'extériorité du pouvoir politique sous la monarchie française. Le roi détenteur du pouvoir, est

chargé des fonctions régaliennes et des relations extérieures, mais lorsqu'il souhaite engager une réforme

majeure - un nouvel impôt par exemple - ou changer l'organisation de la société, est souvent contraint de

convoquer les états généraux.

L'écologisme s'insurge contre l'institution politique de la société lorsque celle-ci commence

à supplanter des institutions "naturelles", spontanées ou traditionnelles sans l'accord des populations

concernées. Même si l'efficacité moderne suppose un contrôle et une présence plus importante de l'Etat, ce

mouvement doit être dirigé par la société. L'objectif est ici d'éviter que la société soit opposée à l'Etat dans

ses aspirations. Cette idée suppose donc un approfondissement de la participation politique qui sera

développé plus loin.

Finalement, toutes ces idées expriment la volonté de l'écologisme de redonner à chacun la

faculté d'être maître de son destin.

4) La logique de la société civile

103 idem, p : 373 104 idem

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Le projet social écologiste va dans le sens d'une autonomisation de la société. C'est ce qui

fait dire à André GORZ que l'écologisme "Préfère les systèmes naturels et leurs équilibres autorégulés aux

systèmes programmés par des experts et de institutions".105

Tous s'appuient sur une idée de spontanéité des structures sociales qui, dans des conditions

favorables se développeraient harmonieusement, à l'image de la stabilité et de l'équilibre des sociétés

traditionnelles. Luc FERRY reconnaît que les "écosystèmes sont mieux agencés par eux-mêmes que la

plupart des constructions humaines". Mais il induit que l'écologisme baserait son projet social dans

l'évocation d'un ordre naturel.

Bien que cette idée soit encore sujette à polémique, on peut dire que la spontanéité des

structures sociales ne correspond pas à une régulation "naturelle de la société", mais à une société dans

laquelle la confrontation d'intérêt, cette "économie décentralisée jusqu'à la personne", est le mieux à même

de maximiser la satisfaction en fonction des aspirations humaines : le marché est un excellent exemple de ce

processus d'ajustement mutuel.

Lorsqu'Edgar MORIN affirme que "L'écosystème s'auto-produit, s'auto-régule et s'auto-

organise, de façon d'autant plus remarquable qu'il ne dispose d'aucun centre de contrôle, d'aucun tête

régulatrice", et qu'il souhaite ensuite une auto-régulation de la société, il ne pense bien évidemment pas que

la société va s'organiser naturellement, mais culturellement, c'est-à-dire en accord avec son humanité.

L'amalgame était cependant trop facile pour ne pas être utilisé par ses détracteurs. Nous aurons d'ailleurs

l'occasion d'aborder à nouveau l'aspect culturel de l'écologisme.

Mais bien sûr, l'écologisme n'est pas un anarchisme, et il ne fait pas seulement confiance

aux ressources de la société civile dans son projet social. Il faut considérer la place qu'il accorde à l'Etat.

5) Un Etat régulateur et subsidiaire.

Toutes ces thèses peuvent parfois paraître surprenante, voire irréalistes. Pour admettre

qu'elles ont tout de même une certaine pertinence, il faut se rappeler deux éléments.

- Ce ne sont que des moyens d'atteindre les objectifs de la société écologique : le

recherche de mieux être, d'un rapport social libre et chaleureux, l'autonomie de la société

et la reprise en main par chacun de son destin, qui sont des idées bien plus consensuelles.

- Ces propositions ne supposent pas une inversion totale du rapport entre l'Etat et la

société qu'il administre. Alain CAILLE estime que "[la relation entre socialité primaire et

socialité secondaire] n'est pas une relation figée entre deux univers clos et repliés, en un

105 Ecologie et politique , op. cit, p : 24

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mot, elle est dialectique"107 , c'est-à-dire que l'Etat n'existe pas s'il n'est pas l'émanation de

la société civile, et cette dernière s'identifie tout de même en partie à l'Etat.

En revanche, l'écologisme essaye d'imposer à l'Etat le respect d'une certaine éthique,

particulièrement de ne pas prétendre remplacer les gens dans la détermination de leur choix. Cette idée va

dans le sens d'une autonomie plus grande.

Sans développer le rôle de l'Etat dans la politique (chapitre suivant), il est utile de détailler

ses rapports avec la société civile.

Dans la droite ligne du personnalisme, qui suppose que "l'Etat, la société économique ne

sont que les serviteurs de personnes singulières et collectives qui se développent spontanément sur leur

territoire",108 l'écologisme introduit une certaine modération de l'action de l'Etat, par rapport aux logiques

des rapports interpersonnels. On retrouve toujours la même idée de refus d'une définition arrêtée de la

société et de son avenir par toute instance, qu'elle soit idéologique, politique ou religieuse.

Si cette dernière idée suppose sur le plan théorique une grande conversion des mentalités à

la reconnaissance de l'impuissance à "enfermer totalement le réel", et donc le refus de la prétention

constructiviste, sur le plan pratique, elle peut n'avoir que des effets très modérés. En effet, elle constitue

plutôt une dynamique qu'un projet social, c'est-à-dire limiter l'Etat, puisque "L'espoir de faire jaillir un peu

partout des initiatives et des expressions 'locales' ; 'autonomes', 'spontanées', 'authentiques' s'évanouit

devant la présence massive et contraignante de la volonté étatique"109

Toutefois, le moyen n'est toujours pas trouvé de concilier les objectifs de l'Etat providence

avec les préoccupations écologiques. En effet, il est bien difficile d'extrapoler d'un désengagement de l'Etat

un renouveau de la solidarité de proximité, avec la même efficacité; il faut alors s'interroger sur le type de

relations sociales prônées par l'écologisme, ainsi que sur les fins de son projet social, et sa modération

contemporaine.

II - La version modernisée d'un société traditionnelle

L'écologisme, dans sa critique, remet d'abord en cause les logiques qui gouvernent le

rapport social contemporain. Son alternative prend souvent sa source dans l'évocation d'une stabilité ,

d'une harmonie, d'une convivialité traditionnelle, dans laquelle la vie dans les villages est souvent idéalisée. Il

est alors légitime de se demander si cette démarche correspond à la volonté de rénover la société actuelle,

ou au désir de retourner à un ordre traditionnel.

107 "Socialité primaire et socialité secondaire" op. cit, p : 367 108 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 367 109 "La frénésie culturaliste", op. cit

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Il nous semble que la deuxième option soit fausse, puisque nulle part les auteurs de

l'écologisme radical ne remettent en cause les avancées techniques (et les espoirs qu'elle représentent), ou

l'émancipation moderne, mais plutôt l'utilisation qui en est faite. Le thème du travail nous a d'ailleurs fourni

un excellent exemple de cette démarche, dont la finalité était d'utiliser le progrès technique en vue de

satisfactions humaines délivrées de toute aliénation, comme la création d'une société du temps libéré. Ivan

ILLICH, pourtant l'un des plus radicaux des écologistes, cherche à définir "La vie dans une société

conviviale et moderne, [qui] nous réservera des surprises qui dépasseront notre imagination et nos

espérances". 110 En effet, la maîtrise potentielle de l'Homme sur son environnement et sur ses activités,

grâce au potentiel organisationnel et technique qu'il a développés devrait lui permettre, selon l'écologisme,

de développer son existence dans des dimensions qu'il n'avait jamais explorées, pour peu qu'il prenne

conscience de la chance qui s'offre à lui de pouvoir maîtriser son destin en se débarrassant de ses

aliénations.

Il faut donc d'abord expliquer en quoi la convivialité des rapports sociaux devrait permettre

de conforter les exigences écologistes en matière d'être, puis étudier la société globale, "moderne et

conviviale". Une analyse écologique de l'urbanisme contemporain nous permettra d'illustrer ce rapport

social convivial.

Enfin, il faut rappeler que ces choix sont d'ordre idéologique, ils supposent une conception

philosophique et morale de l'existence et de la vie en société. Si le contexte actuel a pu les porter sur le

devant de la scène, il ne faut en aucun cas croire que leur application répond à une nécessité.

A) La convivialité des rapports sociaux

Il ne faut pas confondre convivialité et qualité de la vie. Cette dernière notion correspond à

une version superficialisée de l'écologisme, qui se trouve même en désaccord avec certains de ses

fondements, puisqu'elle semble se cantonner à une dimension purement matérielle de l'existence. C'est un

exemple de plus des "effets de mode" qui atteignent périodiquement l'écologisme en semant le doute sur sa

substance. De plus, l'idée de qualité de la vie se trouve dans une perspective purement individualiste, alors

que la convivialité concerne le rapport social et la satisfaction personnelle qu'il représente. C'est pourquoi la

notion de qualité de la vie ne saurait à elle seule être utilisée comme projet social, puisqu'elle ne donne pas

de solutions à certaines préoccupations contemporaines.

110 La convivialité, op. cit, p :33

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Pour l'écologisme, "Il faudra trouver une façon de vivre différente, qui sera probablement

beaucoup plus satisfaisante pour les individus".111 Nous avons vu que ce projet ne suppose pas une

révolution sociale, mais plutôt la prise de conscience par chacun de sa liberté retrouvée.

L'idée de convivialité suppose l'opinion que notre bien être ne peut être atteint sans une

société soudée, harmonieuse et chaleureuse. Par une délimitation des domaines institutionnels et personnels

de l'existence, elle essaie de restaurer le rôle de l'affect dans la relation sociale (comme le personnalisme),

ainsi que sa simplicité et sa spontanéité par rapport à la complexité de la vie institutionnelle. C'est aussi le

moyen de déployer son existence grâce à l'émancipation par rapport aux dépendances techniques et

économiques. Nous verrons qu'elle va de par avec une démocratisation accrue des choix de société.

De plus, cette "Relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à

la vie sociale"112 ; elle sera très tributaire d'un aménagement de l'espace qui favorise le contact.

Particulièrement, l'écologisme étudie la dynamique des centre-ville, qui rassemblent dans un espace limité

de nombreux facteurs d'échanges et de relations sociales. De même, le village est un excellent lieu de

rencontre, de convivialité et de solidarité. Il n'est pas utile d'insister sur la solitude qui domine dans nos

centres urbains, et sur la chaleur des relations humaines qui se perd avec la transformation du cadre de vie.

Finalement, le projet social écologiste s'oriente vers la recherche d'un difficile équilibre, qui

s'est exprimé dès le début dans un système mixte.

B) La modération écologiste : la voie d'un système mixte

Sans renier sa radicalité, puisqu'il reste une critique globale, les héritiers de l'écologisme

radical, ou au moins ceux qui n'ont pas oublié les sources de leur engagement, semblent avoir pris cette

voie.

Il est clair qu'aujourd'hui l'écologisme ne remet plus en cause l'efficacité économique, ou le

progrès technique, mais cherche à les domestiquer. Une version modérée de l'écologisme radical a vu le

jour, qui affirme toujours les mêmes présupposés, mais ne souhaite plus l'autogestion de la société et le

désengagement de l'Etat : il se contente de revendiquer au moins la reconnaissance de la maturité des

citoyens, leur capacité à donner prise sur les phénomènes qui bouleversent leur vie quotidienne. Nous ne

serions donc plus des enfants, notre niveau de conscience nous permettrait de "voir le bout de nos actes",

pour peu qu'on nous en laisse la possibilité.

D'ailleurs, cette idée est déjà présente dans les années 70. L'écologisme est une véritable

révolution intellectuelle, mais ses idées politiques sont guidées par un principe de réalisme, qui le modère.

111 L'équivoque écologique, op. cit, p :55 112 La convivialité, op. cit, p :27

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Tous les auteurs vont chercher à concilier des tendances opposées : André GORZ pense qu' "Il s'agit de

rétablir un équilibre entre production institutionnelle et autonomie des communautés de base",113 alors que

Cornelius CASTORIADIS cherche une société dont les règles "permettent la vie en société", et soit en

même temps "compatible avec la plus grande diversité possible de création culturelle, et donc aussi de

modes de vie et de systèmes de besoins".114 de même, Ivan ILLICH veut faire coexister un secteur

marchand conçu pour "satisfaire les besoins", avec un secteur qui "stimule l'accomplissement personnel". Il

précise que le but de son oeuvre est de définir des "critères de détection d'une menace, qui permettent à

chacun de faire valoir sa liberté",115 c'est-à-dire des moyens pour chaque personne de se rendre compte

du moment où elles sont privées de leur liberté de choix. Plus moralement, SCHUMACHER estime qu'il

s'agit plutôt de trouver le vrai chemin du développement, la voie du milieu entre l'insouciance matérialiste et

l'immobilité traditionaliste, en résumé de gagner son pain honnêtement".116

En fait, si les critiques écologistes prennent souvent la forme de pamphlets, leurs auteurs

restent en général conscients de l'application de leurs idées à la réalité. Il serait faux de les caricaturer en

pensant qu'ils cherchent à extrapoler à l'ensemble de leur société les idées de domaine non marchand, ou

d'autonomie.

Enfin, l'exemple de l'urbanisme semble une excellente synthèse des attentes de l'écologisme

dans le domaine social, en même temps qu'un résumé des critiques qu'il adresse au monde moderne.

C) Une ville écologique : l'exemple d'une relation sociale harmonieuse

L'étude du milieu urbain est très présente dans l'écologisme. D'un point de vue

méthodologique, l'écologie urbaine définit une approche écologique de la ville.

La quasi-totalité de la population vivant en ville, cette dernière est donc le théâtre de la

majeure partie des relations sociales. Son organisation ne sera donc pas exempte d'influences sur la

société. En particulier, le quartier est perçu aujourd'hui comme un élément substantiel du rapport social de

base, il est censé favoriser une meilleure identification de ses habitants.

La ville est un ensemble s'établissant dans le temps et dans l'espace : c'est une construction

historique, dont l'état à un moment donné est en interaction avec l'état de la société. A ce sujet, Edouard

BONNEFOUS se demande si la ville contemporaine "N'est pas plutôt un type de ville lié à une certaine

conception de l'organisation de l'espace et au développement industriel".117 Elle est utilisée par ses

habitants, qui doivent être les destinataires de toute politique d'urbanisme. La ville est donc soumise à la

113 Ecologie et politique , op. cit, p : 101 114 De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 48 115 La convivialité, op. cit, p :48 116 Small is beautiful, op. cit, p :62

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127

modernité, en même temps qu'elle en est l'épicentre, puisqu'elle rassemble les techniques, l'activité

économique et qu'elle est un centre de décision.

Or, il semble que l'on puisse identifier les effets de la logique moderne sur l'organisation des

villes.

Autrefois, l'insuffisance des moyens techniques produisait un incontestable manque en

hygiène, éclairage ou sécurité. Cependant, elle ne permettait pas de destruction profonde, de modifications

rapides du cadre de vie. De même, l'accumulation de capital n'était pas aussi forte, ce qui empêchait les

grands projets urbanistiques et le gigantisme des promoteurs, d'autant qu'il n'y avait pas de politique

d'urbanisme précise. De plus, des communications plus faibles limitaient les échanges techniques et culturels

entre les différentes villes ; par conséquent, toutes n'avaient pas les mêmes techniques de construction et

n'utilisaient pas les mêmes matériaux. Chaque ville était différente selon le milieu et le contexte économique

dans laquelle elle se trouvait.

Il semble que par une longue maturation historique, la ville se construisait de manière plus

équilibrée et harmonieuse, et ce dans une logique décentralisée, sans intervention du pouvoir politique, sans

centre de décision.

Aujourd'hui, la généralisation du béton et des techniques de construction a conduit à

l'uniformisation des villes. Mais beaucoup plus important, la ville est soumise à des impératifs d'ordre

économique et technique : pour Ivan ILLICH, "Le seul critère de construction des villes est la rapidité de

circulation" ;118 "Tout ce qui pouvait concourir à maintenir la ville à l'échelle humaine a été anéanti".119 La

logique de l'urbanisme est celle du court terme, de l'adaptation rapide à un contexte économique changeant

; ce qui contraste avec la lente évolution qui dominait jusqu'alors. L'organisation économique et technique

n'étant le plus souvent pas un accord avec les aspirations humaines, la vile se coupe progressivement de ses

habitants. Dans la frénésie moderne, on avait oublié la valeur de "lieu d'échange social"120 qui faisait son

importance, et surtout que "Quand on tue l'âme d'une ville, d'un quartier, on porte atteinte à celle des

habitants, on contribue à éliminer en eux ce sens de l'Harmonie, sans quoi il ne peut exister d'entente entre

l'Homme et les choses, ni entre l'Homme et l 'Homme, devenu un isolé opprimé et amer, comme il se voit

aujourd'hui".121 Les exemples ne manquent pas, de villes dont l'aspect humain est réduit à néant : les

faubourgs animés de Paris sont devenus des zones d'habitation sans âme et sans passion, alors que le

centre de la ville gagnait toujours plus en activité et en agitation. On n'observe plus ces merveilleux

paysages urbains décrits par ZOLA ou Eugène SUE.

117 Sauver l'Humain, op. cit, p :62 118 La convivialité, op. cit, p :53 119 Sauver l'Humain, op. cit, p :46 120 idem, p : 62 121 René HUYGHE cité par Edouard BONNEFOUS, Sauver l'Humain, op. cit, p :52

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Les cités dortoirs apparaissent comme des aberrations de la logique moderne (dont LE

CORBUSIER est la quintessence), dont les effets néfastes se font encore sentir. Il est évident que "Son

inadaptation à résoudre les aspirations des individus qui la composent se mesure à la non intégration de ses

habitants dans l'ensemble".122

L'urbanisme contemporain est un prodige technique, mais un désastre Humain.

Qui plus est, la politique d'urbanisme est gérée par des institutions et des experts dont la

volonté rationalisatrice a pour l'instant plus contribué à accentuer cette évolution qu'à la limiter, "L'urbanisme

technocratique est condamné dans l'opinion".123

Dans un tel contexte, quelle est la solution ? Edouard BONNEFOUS pense qu'il faut

"modifier la nature des villes en fonction des aspirations de ses habitants",124 ce qui constitue une belle idée

difficile à traduire dans les faits.

- Tout d'abord, il est clair que l'évolution des techniques ne permet plus de revenir à cet

urbanisme traditionnel, sans contrôle, qui a créé tant de merveilles architecturales. Il est

incontestable que la solution est politique, que ce doit être une redéfinition de la politique

d'urbanisme.

- Ensuite, il faut faire un effort pour mieux comprendre l'évolution des villes. Bernard HUET

explique que l'urbaniste doit obligatoirement être pluridisciplinaire,125 qu'il doit tenir

compte du long terme, et distinguer le hasard et la nécessité dans l'évolution de son projet

urbain. Il faut don aborder le problème de la ville dans une vision d'ensemble, non

séparée du contexte économique et technique, mais avec un principe typiquement

écologique de modération, puisque de toute évidence, il est vain de prétendre maîtriser

un phénomène aussi complexe que la ville. Il faut donc se garder de cette "prétendue

maîtrise d'un savoir prétendument rationnel", et de "l'application à grande échelle d'un

savoir partiel".

- Cette modération des exigences devrait permettre de tirer les leçons de l'urbanisme

traditionnel. Particulièrement, la diversité architecturale est très positive, ainsi que

l'utilisation de matériaux locaux (l'ardoise, la tuile, le basalte à Evenos), ainsi que le refus

du gigantisme.

122 Idem, p : 56 123 Idem, p : 63 124 Idem, p : 62 125 "Un entretien avec Bernard HUET", op. cit.

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- Ainsi, ces différents aspects, comme la consultation des habitants devrait permettre de

déterminer un niveau de souhaitable pour la ville, et donc de diriger une politique

d'urbanisme en fonction des aspirations de ses habitants.

Mais dans l'écologisme, cette politique repose inévitablement sur la conscience et la volonté

de ses habitants. Vouloir imposer une solution purement politique, ce serait revenir aux échecs antérieurs.

Dans ce domaine, le droit doit permettre les conditions d'un urbanisme traditionnel

modernisé, c'est-à-dire en accord avec le contexte contemporain (télécommunications, vie quotidienne)

mais remplissant les fonctions de la ville d'autrefois (solidarité, convivialité, échange, enrichissement culturel,

cohésion sociale, identité). Les moyens peuvent en être l'incitation à certains types de construction, le

contrôle par les populations des projets des promoteurs (qui aurait dû être effectué dans le cas du quartier

SEXTIUS-MIRABEAU à Aix-en-Provence par exemple), afin que la logique économique ne vienne plus

supplanter l'objectif de satisfaction Humaine.

Phénomène complexe, l'urbanisme est donc très utile d'enseignement. Nous avons vu

clairement que son analyse correspond à la démarche écologiste.

Enfin, il nous a permis d'aborder le problème de la traduction politique des thèses de

l'écologisme. En effet, ce mouvement semble promouvoir une conception de la politique très différente de

la politique à laquelle nous sommes habitués.

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CHAPITRE 2

UNE TRADUCTION POLITIQUE AMBIGUE

Dès sa fondation, l'écologisme s'impose par honnêteté intellectuelle un mode d'action

politique radicalement différent de celui des autres idéologies.

En effet, ses valeurs et sa critique de la société industrielle supposent que si changement il

doit y avoir, celui-ci ne viendra que de la société elle-même. L'idée d'autonomie lui interdit de dicter à la

"grande masse des gens" une conception idéale. Les mentalités doivent évoluer, prendre conscience des

valeurs d'autonomie, de responsabilité, de respect de l'altérité.

Cependant, "encore faut-il que la vertu soit encouragée par la loi" ;126 c'est pourquoi tous

les auteurs affirment la nature politique de l'écologisme. La politique a ici le rôle médian de permettre le

changement sans l'imposer. L'écologisme essaye de rappeler les conditions de tout choix politique, pour le

restaurer dans toute sa force.

De plus, l'analyse de nos sociétés modernes a mis en évidence le rôle des déterminations culturelles, qui

influencent la structure des besoins, ainsi que les logiques économiques et techniques. Pour se sortir de

l'impasse et de l'aliénation moderne, la seule action politique classique est inefficace, puisque le but est de

faire prendre conscience aux personnes des déterminations culturelles - interprétées comme liberté de

conscience - qui président à leur choix : "Poser le problème d'une nouvelle société, c'est poser la problème

d'un création culturelle extraordinaire".127 D'ailleurs, la prise en compte de l'élément culturel est une

innovation écologiste.

126 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 25 127 De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 57

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Mais l'écologisme ne doit pas se transformer en culturalisme, ce qui signifierait qu' "En

refusant à changer le monde dans la réalité, il se résignerait à le changer dans les têtes".128 Ce mouvement

est donc dans la recherche constante d'une articulation du culturel et du politique, du local et du global, du

particulier et de l'universel, de l'autonomie personnelle et de l'action étatique.

D'où la définition la plus admirable, mais aussi la plus surprenante de l'écologisme :

l'écologisme comme "Critique politique de la culture".129

De ces éléments et de l'affirmation de la globalité de l'écologisme découle toute sa

conception de la politique.

Tout d'abord, il est incontestable qu'il va dans le sens d'une extension de la démocratie, par

l'élargissement de son champ d'application aux choix de société, et par la promotion d'une démocratie

participative à l'échelon local. Cette préoccupation va de pair avec l'affirmation de valeurs et de droit des

gens par rapport à la société dans laquelle ils vivent.

Ensuite, les difficultés de l'écologie politique actuelle peuvent être interprétées par le fait que

ce mouvement oscille entre réforme et révolution. La diffusion de ses thèmes dans le public amène à des

versions partielles voire même superficielles. Les auteurs s'élèvent contre la tentation d'un réformisme qui

confondrait épiphénomène et causes. A l'opposé l'application immédiate de l'ensemble de ses thèses

semble exclue, ses valeurs n'ayant pas encore assez largement diffusées dans le public. Ce phénomène

permet de comprendre l'évolution du parti et du militantisme écologiques depuis les années 70. Il pose

cependant des questions primordiales telles que : l'Ecologie est-elle trop sérieuse pour les écologistes ?

L'écologie est-elle condamnée à la réforme, ou l'interrogation écologiste appartient-elle aux écologistes ?

Ces interrogations vont bien au-delà des conclusions d'auteurs comme Luc FERRY, qui tente de réduire

l'écologisme à une politique de défense de l'environnement.

Mais auparavant, il est nécessaire de détailler le problème que pose une traduction

politique.

128 "La frénésie culturaliste", op. cit 129 L'équivoque écologique, op. cit, p : 134

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SECTION 1 - L'ECOLOGISME A LA RECHERCHE D'UNE POLITIQUE : UNE CRITIQUE

POLITIQUE DE LA CULTURE

I - L'articulation du politique et du culturel

A) Nature politique de l'écologisme

Contrairement à ce qu'affirme Luc FERRY dans une allusion à l'écologisme : "Dans les

années 80, les seuls mouvements politiques nouveaux ne sont pas des mouvements politiques ! Moraux ou

culturels, ils s'affichent volontiers de la société civile",130 il serait faux de nier la dimension politique de ce

mouvement. Bien sûr, l'écologisme s'appuie principalement sur les sphères de l'éthique et de la culture, mais

tous ses fondateurs estiment qu'une solution est avant tout politique. Ivan ILLICH déclare d'ailleurs sans

ambiguï té que "la procédure politique est la seule capable de sauvegarder l'équilibre humain"131 ; suite à

son analyse de la logique de l'outil, il souhaite que "Les outils soient dès maintenant soumis à un contrôle

130 Le nouvel ordre écologique. L'arbre,l'animal, et l'homme, op. cit, p : 253 131 La convivialité, op. cit, p : 75

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133

poltiique".132 Lorsque FERRY estime que "Démocratique, l'écologie doit renoncer aux miracles de la

grande politique", 133 il ne parle ni de l'écologisme radical ni du coeur de l'écologie politique.

En effet, les auteurs voient mal comment leurs thèses pourraient être mises en application

autrement que par un contrôle politique, puisque la promotion de valeurs comme la responsabilité collective

passe obligatoirement par leur expression au niveau global.

Il est bien évident qu'un contrôle des sciences et techniques, une limitation du domaine

marchand, et une meilleure utilisation des hausses de productivité passe par la détermination collective de

limites, par un choix démocratique.

Cependant, Ivan ILLICH, dans sa réflexion novatrice, ne voit pas que la reconstruction

écologique est aussi une révolution culturelle. L'impossibilité, dans les années 70 de parvenir à l' "austérité

volontaire", c'est-à-dire à une limitation collective des besoins, a bien montré l'insuffisance d'une action

purement politique. En effet, les logiques analysées par l'écologisme sont avant tout des systèmes culturels.

B) L'importance de l'élément culturel

Nous prendrons le terme de culture dans le sens que nous avons déjà utilisé au début de cet

exposé : toute autre détermination de l'action individuelle que les motivations politiques ou l'expression de

la rationalité économique ; "Notre autonomie matérielle et spirituelle d'êtres humains dépend non seulement

de nourritures matérielles, mais aussi de nourritures culturelles, d'une logique, d'un savoir, de mille choses

techniques et sociales".134 De plus en plus, on se rend compte que l'action politique n'est efficace que dans

un contexte culturel favorable : il est obligatoire de considérer la culture de la population pour promouvoir

un régime démocratique, de même que la politique dans les banlieues doit nécessairement prendre en

compte la désastre culturel, la perte de valeurs et de repères que l'organisation de l'espace en cités-dortoirs

a contribué à alimenter, en même temps que le sentiment de déracinement des jeunes issus de l'immigration,

qui n'ont trouvé dans ces lieux aucun élément identificatoire. Comme l'affirme Alain LIPIETZ "Il faut étayer

une majorité politique par une majorité culturelle".135 Toutefois, cet élément culturel présente deux

dangers :

- le culturalisme, en prétendant que l'action politique est inefficace, peut être mobilisé par le

conservatisme, en introduisant l'idée que puisqu'il est très difficile de faire changer les

cultures, on ne pourra pas changer le monde. C'est le risque du flou qui guette ce genre

d'approches qualitatives. C'est le "grand bazar culturel".

132 idem, p : 30 133 Le nouvel ordre écologique. L'arbre,l'animal, et l'homme, op. cit, p : 267 134 "Pour une nouvelle conscience planétaire", op. cit 135 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 27

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134

- la nécessaire prise en compte de l'élément culturel ne suppose pas sa gestion par l'Etat.

En effet, l'idée d'une culture étatique, d'une révolution culturelle à la chinoise ressemble à

celle d'un totalitarisme qui contrôle les esprits. Le risque est grand qu' "il en soit de

l'écologie comme du culturalisme, au fond de la forêt rédemptrice, avec son air pur, son

retour aux sources, se dresse, inébranlable et plus puissant que jamais l'Etat". 136

Heureusement, l'écologisme semble tourner ces difficultés par l'utilisation d'un autre élément

de la culture : la morale. E, effet, sa valeur d'autonomie suppose la méfiance envers l'Etat, la distanciation

critique par rapport aux institutions, et l'affirmation de la limite du champ d'intervention de l'Etat, Dans cette

perspective, le rôle du politique, loin d'imposer, sera de susciter, de permettre, de créer.

Cependant, la valeur d'autonomie suppose aussi que les écologiste résistent à la tentation de

définir le souhaitable trop strictement, et qu'ils acceptent une limitation du pouvoir politique. Or, "Le

politicien qui a conquis le pouvoir est le dernier à comprendre le pouvoir du renoncement"136bis

Enfin, pour être complet sur cette problématique d'une politique écologiste, il est nécessaire

de rappeler la globalité et la radicalité de l'interrogation de ce mouvement. Il est difficile de parler d'un

aspect de l'écologisme, comme le travail par exemple, sans garder en mémoire l'interrogation sur la nature

humaine, le problème de la libre détermination des besoins, ou la question du sens de l'existence. Une

diminution du temps de travail n'aura pas de sens pour l'écologisme, si elle n'est pas accompagnées au

moins d'une idée d'épanouissement personnel et d'une remise en cause des logiques techniques et

économiques. Cet aspect est très lourd de conséquences, il sera au coeur des hésitations écologistes entre

réforme et révolution. En abandonnant ses présupposés, l'écologisme ne s'occuperait que

d'épiphénomènes, sans traiter les causes profondes des problèmes de société.

La politique écologique semble donc particulièrement originale.

C) Une politique modérée

Cette difficile, mais très réaliste, articulation entre politique et culturel produit une politique

modérée, dans laquelle doit s'établir un équilibre entre Etat et Société, Gouvernants et Gouvernés.

L'incarnation de l'idée d'autonomie s'exprime à deux niveaux. Respectée par ses initiateurs,

elle suppose le refus du dogmatisme et du prosélytisme, même si les écologistes ressentent parfois un

sentiment d'injustice, de fatalité, devant le manque de diffusion de leurs thèmes; Appliquée à l'action

136 "La frénésie culturaliste", op. cit 136bis La convivialité, op. cit, p : 35

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135

politique, c'est "Avant tout la reconnaissance de l'autonomie des gens",137 puis un pourvoir politique soumis

à la démocratie pour les choix impliquant des solutions "obligatoires", et qui essaye de gouverner en

persuadant, en faisant évoluer les mentalités, qui cherche à "confronter les gens avec cet autre mode de

vie"138 écologique. L'action politique s'appuie ici sur la promotion de valeurs, la proposition d'une

alternative globale et crédible, mais surtout sur la confiance dans le conscience et maturité des citoyens

pour exprimer de manière raisonnable leurs aspirations; La loi encourage les vertus écologistes.

Le mouvement écologiste va chercher à éclairer les consciences, à persuader, par la rigueur

des ses analyses, de la cohérence de ses choix de société. Il s'adresse à un public de personnes

responsables. On peut peut-être interpréter dans ce sens le mouvement de "politisation négative" observé

actuellement, dans lequel les citoyens cherchent beaucoup plus à comprendre qu'à désigner un représentant.

Le rôle de l'organisation politique est alors de ressembler les connaissances, de jouer un rôle médian, pour

éclairer le choix.

La politique écologique cherche une prise de conscience morale, une révolution des

cultures, par l'information et la détection du danger. Historiquement, on a vu cette révolution des

consciences dans le changement de société, déclenché par l'action politique en mai 68, mais réalisé par une

évolution des cultures et mentalités. La prise de conscience écologique s'effectue de la même manière : les

thèmes tels que l'environnement, le cadre de vie, le temps de travail ont lentement fait évoluer les mentalités

et la morale.

Finalement, l'idée qu'une solution n'est pas autoritaire, mais qu'elle est politique et morale va

dans le sens d'une politique modérée, au service des citoyens.

On peut dire que cette idée de la politique est plus compatible avec une logique de long

terme que de court terme. Difficile dans le court terme, puisqu'il est difficile de s'appuyer alors sur une

évolution des cultures, elle est respectable sur le long terme, puisqu'elle traduit un respect de l'évolution de

la société et de ses préoccupations, ce qui donne encore plus de légitimité à l'action politique.

Il est nécessaire d'étudier les applications concrètes de cette conception sur les structures

partisanes et une théorie de l'Etat.

II - La politique concrète : la recherche d'un équilibre

Cette conception influence et handicape fortement la formation d'un parti politique

écologiste. De plus, elle induit la nécessité d'articuler local et global.

137 Cornelius CASTORIADIS De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 54 138 Daniel COHN-BENDIT, De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 62

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A) Un mouvement réticent à s'incarner dans une structure partisane.

De toute évidence, la nature de l'écologisme va rendre difficile la création d'un parti

écologiste, doté d'une vision idéologique arrêtée, et d'une tactique politique. En effet, la valeur d'autonomie

et le respect de la diversité sont en contradiction avec la fonction fédératrice d'un parti. Luc FERRY

remarque qu' "On demande souvent si l'écologie est une force politique à part entière, s'il est légitime qu'elle

se constitue en un parti".139 Sa question est guidée par son opinion selon laquelle l'écologisme ne présente

pas de projet politique global ; on peut lui répondre qu'il semble tout de même avoir un projet de société,

dont l'une des caractéristiques est d'ailleurs la globalité.

Cependant, l'interrogation est légitime. En effet, la nature de l'écologisme semble plutôt le

destiner à n'être qu'un mouvement de pensée, qui tente comme le dit Edgar MORIN de

parvenir à une "pensée écologisée". Pourtant, sa nature politique nécessiterait une action

politique classique, ne serait ce que pour peser plus sur les choix de société : c'est ce qui

a conduit Antoine WAECHTER a créer en 1982 le Mouvement de l'Ecologie Politique

(MEP). La possibilité d'un parti écologiste n'est donc pas exclue. On peut en déterminer

certaines caractéristiques.

- Le rejet d'une conception notabiliaire de la politique. L'idée d'un homme politique trop

séparé de la société est exclu. Particulièrement, le rejet du clientélisme et de la

professionnalisation du politique sont des exigences écologistes.

L'homme politique ne jouant qu'un rôle médian, l'écologisme préférerais s'appuyer sur

d'autres acteurs - les citoyens, les associations, les scientifiques - pour résoudre les

problèmes.

- Le refus du dogmatisme. L'écologisme refuse de mépriser les masses, et de leur dicter

leur conduite : "Trotsky parle toujours des masses comme des champs de blé qui

penchent d'un côté et puis de l'autre". 140

Bien que Marcel GAUCHET y voit un "Poujadisme des bons sentiments",141 nous

croyons que cette idée est plutôt la confiance dans la maturité citoyenne.

- le refus du centralisme, qui est d'ailleurs une des causes de l'émiettement du mouvement

écologiste. Cependant, il paraît difficile d'imaginer un parti structuré, centralisé, car ce

serait en contradiction avec le respect de la diversité écologiste. Le parti ne saurait

139 Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'Homme, op. cit, p : 267 140 Daniel COHN-BENDIT, De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 83 141 "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit, p :67

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137

dominer ses militants : Alain LIPIETZ refuse l'idée selon laquelle "Le parti a raison contre

les associations parce qu'il voit les choses de plus haut".142

- Des motivations autres que celles des autres partis politiques. La prise du pouvoir n'est

pas une fin en-soi dans l'écologisme. Son but étant de transformer la société, cela passe

autant par la persuasion, par l'extension du "consensus écologique", que par la politique

effective. Sa présence dans le jeu politique sera un moyen d'influencer la décision

politique en fonction de l'évolution des mentalités. "Ils [les écologistes] sont pour changer

beaucoup de choses, mais le pouvoir, le pouvoir d'Etat, ils ne comptent guère là-dessus

ça ne changerait ni les relations de travail, ni les mentalités des consommateurs, ni le

rapport aux choses". 142

La politique écologique suppose aussi un autre rapport entre Gouvernants et Gouvernés.

B) Un équilibre entre Gouvernants et Gouvernés

Il est évident qu'une politique ne peut s'appuyer uniquement sur l'autonomie de la société

civile. Gouverner, c'est mécontenter, l'exercice de la politique suppose un certain nombre de choix

courageux et difficiles. C'est pourquoi l'écologisme ne nie pas la nécessité du politique, et pas non plus de

l'Etat.

L'écologisme reconnaît donc l'Etat, mais proclame sa subsidiarité, et la nécessaire attitude

critique que la personne doit adapter envers cette institution. "L'Etat constitue un passage nécessaire, mais

borné, voire dangereux de la régulation écologique. Borné parce qu'il ne représente l'intérêt général que

sous la forme d'une "extériorité", une puissance au dessus de nous, alors qu'il s'agit d'intérioriser dans le

comportement de chacun, son devoir vis-à-vis de tous".143 cette idée d'une éthique de l'Etat a déjà été

abordée. Elle traduit une "Culture de refus des régulations par le haut"144 , une recherche de l'Etat minimal,

pour peu que la société ait les moyens de remplir certaines fonctions par elle-même, dans un objectif de

libération. Dans un domaine périphérique, l'écologisme exhorte les personnes à essayer de compter sur

elle-même et sur leurs proches, plutôt que d'accepter la léthargie de l'Etat providence.

Alain LIPIETZ a raison de parler de "culture", à propos de ce refus de l'Etat. L'expérience

marxiste a d'ailleurs grandement déterminé cette conception. Les écologistes proclament leur peur et leur

142 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 40 143 idem, p : 28 144 idem, p : 40

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insatisfaction face à l'Etat tout puissant, qui échoue à répondre à certaines attentes modernes (cohésion

sociale par exemple) et empêche même toute forme d'expression autonome. L'écologisme veut penser en

dehors de l'Etat. Finalement, l'Etat doit susciter, permettre, et renoncer à certaines de ses prérogatives

lorsque la capacité de la société civile est prouvée.

Cette théorie de l'Etat s'exprime aussi dans l'articulation du local et du global, de cette

politique "décentralisée jusqu'à la personne", et de la nécessaire action collective, car "de plus en plus, tout

devenir local est en inter-rétroaction dans et avec le contexte global".145 La globalité est nécessaire dans

l'étude des grands équilibres pour appréhender un phénomène dans son ensemble, mais le caractère local

doit être développé parce que l'action humaine n'exerce sa liberté que dans des structures de petites tailles.

L'écologisme va tenter de susciter des expressions locales, particulièrement dans le système

démocratique, ce qui débouche sur l'idée d'une citoyenneté du quotidien.

145 "Pour une nouvelle conscience planétaire", op. cit,

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SECTION 2 - ECOLOGISME DEMOCRATIQUE, DEMOCRATIE ECOLOGIQUE

Le choix de l'autonomie par la diversité des personnes suppose l'idée d'un

approfondissement du choix démocratique. On voit mal en effet comment la maîtrise personnelle et

collective de ses choix, ainsi que des grande orientations de société, pourrait se passer du processus

démocratique.

Pourtant, pour plusieurs raisons , il est utile de rappeler la nature démocratique de

l'écologie.

- Parce qu'on lui a souvent nié cette qualité, sur la base des descriptions de certaines déviations du

thème écologiste : la "deep ecology", en évoquant un état de nature , et le systémisme en supposant

un déterminisme scientifique, tendrait tous deux à une objectivation de la morale, ce qui équivaudrait à

remplacer les nécessités économiques et technologiques par d'autres nécessités d'ordre naturel ou

scientifique L'existence d'une alternative, que suppose la démocratie, serait alors réduite à néant. Ces

analyses sont vraies en ce qui concerne ces perversions du thème écologiste, mais il ne faut pas les

extrapoler à l'ensemble de l'écologisme, ce que certains n'ont pas hésité à faire.

- Parce que lorsque Luc FERRY affirme la "Nécessité d'intégrer l'écologie dans un cadre

démocratique",146 il n'est pas exempt d'arrière-pensées. En effet, un écologisme démocratique sans

que le cadre de la démocratie libérale ne soit modifié implique une atteinte à la nature de

l'écologisme. La démocratie libérale, par exemple, considère les citoyens comme des individus, alors

que l'exigence personnaliste est un des fondements de l'écologisme. De même, elle est liée, à un

degré qui reste à déterminer, au libéralisme économique, que l'écologisme remet en cause. Pour les

fondateurs de l'écologisme, la nécessité est plutôt d'intégrer la démocratie dans un cadre écologique.

I - Nature démocratique de l'écologisme

Après avoir redéfini la place du politique, l'écologisme rappelle les fondements de la

démocratie : la liberté de choix, la responsabilité et la vertu, la conception de la citoyenneté, et la protection

des droits.

Par sa volonté de restaurer la liberté de choix et de promouvoir de nouveaux droits de la

personne, il se place incontestablement dans une perspective démocratique. Sa conception de la

citoyenneté et de la responsabilité implique une modification de la démocratie libérale.

A) Le problème de la liberté de choix

146 Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'Homme, op. cit, p : 238

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L'étude des déterminations qui pèsent sur la liberté de choix - au sens le plus large de toute

prise de décision - a déjà été abordé. L'écologisme soumet à notre réflexion l'idée que malgré l'ensemble

des déterminations qui restreignent notre liberté, et le nombre d'institutions déresponsabilisatrices qui

entraînent la confusion dans les esprits, le choix appartient toujours à l'Homme : "On en revient toujours à

l'Homme, qui doit assumer le risque créateur".147 C'est pourquoi il n'y aura pas de démocratie sans

responsabilité.

D'ailleurs, le problème de la liberté de choix est complexe. Il est bien évident que

l'émancipation totale n'existe pas : nous sommes toujours déterminés par nos proches, notre culture ou

notre société. Cependant, il est non moins évident que les progrès dans la liberté de conscience sont

possibles.

L'écologisme suppose d'abord de choisir l'autonomie somme mode de vie. Ce choix n'est

pas aisé, il est éminemment personnel : c'est la question de CASTORIADIS : "Est-ce qu'ils veulent

vraiment être maîtres d'eux-mêmes " ?148

Puis, la question est de savoir "quel contrôle peuvent exercer les citoyens sur des

transformations parfois radicales [de la société]"149. Pour cela, l'écologisme cherche à retrouver le choix

démocratique derrière le choix technocratique, puis rappelle les conditions d'élaboration d'un tel choix.

Sans nier l'utilité de l'expertise, Edouard BONNEFOUS estime qu' "Elle peut éclairer la

décision, à condition d'être soumise à un contrôle effectif et démocratique".150 En effet, la technocratie, en

faisant croire qu'un choix ne comprenait pas de dimension morale, a perverti le processus démocratique.

Le pouvoir d'un citoyen n'est pas dépendant de son savoir. Le choix politique est souvent l'expression

d'une préférence subjective, d'une orientation morale à propos de soi-même et de la société. A l'opposé, la

technocratie politique est, comme l'affirmait Paul VALERY, "[...] l'art de contraindre les gens à décider de

ce qu'ils n'entendent pas". La complexité du monde moderne a pu faire croire qu'un choix était uniquement

dépendant de caractéristiques techniques. Or, derrière un choix technique se cache un choix de société, qui

appartient en dernier ressort à l'Homme ; "La science ne peut produire des idées propres à gouverner la

vie"151. Dans ce contexte, "Il n'est pas exclu que, effrayés par les dangers qui les menacent, ils remettent

leur pouvoir aux mains d'un corps de spécialistes".152

En opposition à cette évolution dangereuse, l'écologisme cherche à restaurer la profondeur,

l'importance et la dimension personnelle - donc responsable et morale - d'un choix démocratique étendu ,

pour maîtriser la technique et l'économie.

147 Sauver l'Humain, op. cit, p : 162 148 De l'écologie à l'autonomie, op. cit, p : 43 149 "L'Homme broyé par les nouvelles logiques marchandes", op. cit 150 Sauver l'Humain, op. cit, p : 164 151 Small is beautiful, op. cit, p : 87 152 La convivialité, op. cit, p : 152

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B) Le "droit des gens" protecteur de la liberté de chacun

En réponse à l'idée de responsabilité des personnes, l'écologisme développe aussi un

certain nombre de droits : "droit de l'habitant, droit à un contrôle sur l'évolution des sciences et des

techniques, droit de l'usager, droit des minorités, droit à l'autonomie et à des formes plus directes de

démocratie..."153 , auxquels on pourrait ajouter, suite à la conférence de Rio, "droit à un environnement

sain", "droit pour les générations futures d'avoir un monde vivable".

Même si l'affirmation de ces droits dans la réalité pose le problème de la manière

institutionnelle de les faire respecter, il est important que l'écologisme les affirme. Ils sont la traduction de la

logique de pérennité, de long terme qui a déjà été développée et agissent comme autant de garanties à un

approfondissement de la démocratie.

D'ailleurs, il est assez aisé d'imaginer des instances nationales ou internationales chargées de

gérer la protection de l'environnement ou la limitation du progrès technique.

L'idée de responsabilité va aussi dans le sens de l'approfondissement de la démocratie.

II - Une démocratie écologique

L'écologisme ne se satisfait pas du cadre réducteur de la démocratie libérale. Comme

MOUNIER, il y voit parfois "le règne de la dépersonnalisation"154. Le rappel de la responsabilité

personnelle, et l'idée de citoyenneté locale vont être les deux directions d'approfondissement de la

démocratie, pour arriver à un système alliant démocratie, citoyenneté classique et "démocratie de face à

face, participative"155

A) Démocratie et responsabilité

C'est principalement l'idée de responsabilité qui nous fait dire que la démocratie doit se

ressourcer en vertu pour s'intégrer au cadre de pensée écologique, à l'opposé de la réflexion de Luc

153 L'équivoque écologique, op. cit, p : 118 154 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 96 155 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 40

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FERRY : "La démocratie a raison de nous inciter à réfléchir sur les deux penchants pervers de l'écologisme

contemporain".156

En effet, l'écologisme suit à la lettre l'opinion de MOUNIER : "Nous sommes démocrates,

si nous entendons par démocratie, avec plusieurs de ses fondateurs, le règne par excellence de la

responsabilité personnelle".157 L'écologisme mène à la démocratie si celle-ci sait se méfier de sa tendance à

l'anonymat, à la perte de responsabilité, à la délégation de compétence à laisser gérer son destin par un

représentant.

D'ailleurs, on peut remarquer qu'il existe bien actuellement une crise d la représentation

politique, qui témoigne certainement de la volonté de participer aux affaires de la cité. Stanley

HOFFMAN faisait récemment de la participation le remède pour ressourcer le lien social, pour "refaire de

la politique l'affaire de tous, en la rendant proche de chacun", contre la "décomposition individualiste de

TOCQUEVILLE".158 Même si cette participation ne peut pas être le seul moyen de ressourcer le lien

social - la convivialité des rapports sociaux est aussi une nécessité - il et évident qu'elle permettrait de

retrouver la force de l'idée de citoyenneté.

La démocratie écologiste n'a pas seulement cet aspect moral : elle a aussi une aire

d'application. Particulièrement, on peut remarquer son affinité avec les structures de petites tailles et la

citoyenneté locale.

B) La citoyenneté locale comme corrélât de la convivialité

Après un foisonnement d'expériences alternatives souvent utopiques, comme les tentatives

d'organisations communautaires ou de réseaux, ou le modèle autogestionnaire, l'écologisme semble s'être

rangé dans la voie de la modération, et se découvre des connivences avec des institutions déjà existantes.

Son désir de convivialité et de proximité le pousse vers la définition d'une "citoyenneté du

quotidien"159 , très locale, qui s'exerce à l'échelle de la commune ou du quartier, la ville étant un élément

fondamental de vie sociale et de participation politique. L'écologisme approuve donc toute initiative locale,

et par là même la décentralisation.

L'organisation du mouvement écologiste témoigne bien de cette autre citoyenneté "La

société alternative et ses micro réalisations à "valeur idéologique ajoutée" ont accouché en France d'un

écologisme participatif [...]"160 , c'est-à-dire que la rigueur du mouvement associatif écologiste - sans doute

politiquement plus important que le parti vert - décentralisé, diversifié et autonome montre très bien la

156 Le nouvel ordre écologique, L'arbre, l'animal et l'homme, op. cit, p : 25 157 La révolution personnaliste et communautaire, op. cit, p : 40 158 "Un entretien avec Stanley HOFFMAN", op. cit. 159 L'équivoque écologique, op. cit, p : 127

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volonté des militants de se rendre utile en se rapprochant des préoccupations des gens, même si la

radicalité de leurs thèses est souvent écornée.

Cette citoyenneté locale qui peut, et qui doit sûrement rester très informelle est un des

moyens les plus efficaces de reprise en main de la société par elle-même, pour peu que cette société soit

libérée de ses dépendances techniques et économiques, ainsi que de la pression qu'exerce sur elle le travail.

Elle doit bien sûr aller de pair avec la reprise en main par chacun de son destin.

L'écologisme est donc démocratique. Cependant, le problème d'une politique écologique

bute souvent sur le choix entre réforme et révolution, qui est très lié à la nature de ce mouvement.

SECTION 3 - L'ECOLOGISME ENTRE REFORME ET REVOLUTION : LA DIFFUSION

DES THEMES ECOLOGISTES

Nous avons vu que la nature de l'écologisme, qui suppose un changement de société

résultant à la fois d'une évolution des cultures et d'une volonté politique, posait un problème de traduction

politique concrète.

De plus, depuis sa création, le mouvement hésite entre une exigence radicale d'application

uniforme de ses thèses (revendiquée part des mouvements contemporains comme l'Alternative Rouge et

Verte), et la voie d'une réforme qui ne renierait ni ses aspirations, ni ses présupposés.

Cette deuxième idée pose problème. En effet, si le système mixte ou la voie de la

modération déjà étudiés sont incontestablement la traduction politique la plus efficace de l'écologisme, tous

les auteurs sont conscient qu'elles ne doivent pas entraîner une acceptation du système en place. Il existe un

seuil, à partir duquel l'écologisme change de nature, où l'acceptation sans condition du capitalisme par

exemple le transforme en capitalisme vert ou en simple environnementalisme scientifique.

De toute évidence, l'écologisme prétend influencer de manière beaucoup plus importante le

devenir de la société, et ne croit pas, comme Marcel GAUCHET que "Les solutions [à l'interrogation

écologique] étant à chercher du côté du développement du capitalisme"161 . Le danger de ce réformisme est

que ne soit retenu que l'aspect superficiel de l'interrogation écologique, qui serait vidée de sa substance.

De plus, cette hésitation constante permet de comprendre l'évolution du parti Vert, du

militantisme écologiste et du mouvement associatif depuis les années 80, ainsi que leur rôle de persuasion

dans la prise de conscience écologique - très mesurable en vingt ans - et leur participation à l'écologie

scientifique, pour résoudre les problèmes environnementaux. Aujourd'hui encore, l'écologie scientifique,

160 idem, p : 79 161 Sous l'amour de la nature, la haine des Hommes, op. cit, p : 280

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l'administration de l'environnement et le mouvement associatif regroupent des personnes très marquées par

l'écologisme non conformiste des années 1970, mais qui ont temporairement modéré leurs exigences.

Finalement, depuis "libérer l'avenir", d'Ivan ILLICH, l'évolution des mentalités est évidente :

écologisme a incité et accompagné un mouvement de remise en cause de la société industrielle.

En revanche, il semble cantonné, par la provenance de son discours et la nature de son

projet, à un réformisme, voire même à être une critique dont les thèmes sont progressivement récupérés

pour modifier profondément la pensée, ce qui n'est pas un mode d'action inacceptable.

I - La révolution des mentalités

Le discours politique et intellectuel actuel prouve qu'une grande partie de l'interrogation

écologiste est devenue une préoccupation contemporaine. Ce qui est souvent présente comme une

réflexion novatrice (le partage du temps de travail, l'autonomie, le domaine non marchand, etc.) n'est

souvent que le reflet d'idées développées vingt ans plus tôt, même si la filiation n'est pas directe entre

écologisme et problèmes actuels : ces derniers émanent souvent d'autres sources. On peut remarquer qu'ils

viennent sur le devant de la scène de manière négative, par nécessité, alors que l'écologisme y voyait un

idéal.

A) La diffusion contemporaine de thèmes écologistes

La prise de conscience la plus évidente concerne le thème de l'environnement. Même si

nous avons montré que l'écologisme s'est autonomisé par rapport à ce sujet, il est à l'origine de la

dénonciation des périls. La réaction va de la lutte contre la pollution, préoccupation assez générale, au

développement des parcs naturels régionaux, qui sont de véritables projets de développement en harmonie

avec la nature (appliquées à une aire géographique donnée), et constituent selon nous le phase la plus

achevée dans la prise en compte du milieu. Bien qu'il ne soient pour l'instant utilisés que dans des milieux

naturels sensibles dans lesquels le développement ne peut se passer de l'environnement, ils pourraient bien

être le point de départ de la prise en compte de cet élément dans tout projet de développement, et porter

les germes d'un "regard amical sur la nature", attitude beaucoup plus responsable que l'aveuglement actuel.

L'environnement est "le consensus écologique minimum actuellement".162

162 Sur ce sujet, voir "La terre perd la boule", in Libération, numéro hors-série, 1989, p : 3

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Toutefois, "La paralysie est de règle face à la radicalité d'un véritable choix écologique qui

remettrait en cause les logiques libérales aujourd'hui hégémoniques, bien que la menace qui pèse sur l'avenir

pénètre graduellement les consciences".163

Cette prise de conscience est tout aussi réelle en ce qui concerne des aspects plus

controversés de l'écologisme, comme l'économie, le travail ou la technique.

Un récent forum du journal Le Monde, intitulé "l'avenir dépend-il de nous"164 reprenait

récemment les thèmes de la technique "Les scientifiques s'abandonnent à une très idéologique "soif de

connaître" sans entrave, souvent inutile, et en tout cas incontrôlable", de la remise en cause de

l'individualisme, "[...] l'individu s'impose de plus en plus comme la source exclusive de toute légitimité, au

détriment des legs de la famille et de la tradition", et reprenait à travers Stanley CAVELL des idées

d'EMERSON, maître de THOREAU.

Dans un autre domaine, un sondage révèle l'actualité des préoccupations locales et de l'idée

de proximité.165 Le journal Le Monde a tiré les conclusions du "désir de l'harmonie du proche contre des

décisions venues d' "en haut" ", de "repli sur soi et sur son voisinage, demande nouvelle et forte de

démocratie de proximité", et que "La campagne est un bien collectif, symbole de bonheur et de beauté".

Finalement, il faudrait que "[...] l'habitant puisse donner son sentiment sur les grandes décisions".

Les exemples relatifs à l'urbanisme et à la valeur travail sont si nombreux qu'il est inutile de

les détailler.

En revanche, il est plus surprenant d'entendre un homme comme Philippe SEGUIN utiliser

dans ses écrits et ses interviews le vocabulaire de l'écologisme : celui-ci parle littéralement de "Convivialité

des rapports sociaux", de "Secteur non marchand", et affirme que "La monnaie n'est qu'un moyen de

l'économie, elle-même au service du bonheur des gens. Ils ont confondu les moyens et les fins".166

De plus, il estime qu' "On continue à raisonner sur des bases qui correspondent à un certain

état du monde, qui remonte à vingt ou trente ans et dont on est radicalement et définitivement sorti. On

semble avoir oublié ce qu'est la finalité de tout système économique et social. Si c'est comme je le crois,

l'égalité des chances, l'intégration de chacun sur le plan social et civique, l'exercice d'une activité de manière

à s'épanouir en même temps que s'assurer un revenu, il est clair que ce ne sont pas les méthodes d'antan qui

permettront d'y parvenir".167

163 Presentation de "Les politiques sommés de faire un choix radical", op. cit. 164 "L'avenir dépend-il de nous", in Le Monde, mercredi 9 novembre 1994 165 "L'Etat sans territoire", in Le Monde, Dimanche 30 - Lundi 31 octobre 1994. A propos de l'aménagment du territoire, et des rapports entre la ville et la campagne. 166 "La marche du siècle", avec Alain MINC et Philippe SEGUIN, France 3, 11 janvier 1995 167 "Un entretien avec Philippe SEGUIN", in Le Monde, Jeudi 3 novembre 1994

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Tous ces éléments ne sont pas la manifestation d'une adhésion sans faille à l'écologisme,

mais constituent selon sous les signes d'une écologisation" : de la pensée. Cette marche du thème écologiste

ne semble d'ailleurs pas incompatible avec l'idée que les auteurs se faisaient dans les années 70 de la

traduction de leurs thèses.

B) Une révolution personnelle : La logique cachée de l'action militante

Pour Alain LIPIETZ, "Ils [les écologistes] rêvent sans doute à une multitude de micro-

ruptures, à une révolution moléculaire à jamais inachevée" 168 ; c'est en effet la voie souvent adoptée par le

mouvement écologiste, à l'exemple de THOREAU.

Bien entendu, aucun auteur ne préconise de révolution par la force, mais tous estiment que

leurs idées entraînent une révolution de la société. Alors une révolution sans révolution ? Depuis vingt ans,

on peut mesurer que la voie de la persuasion et de la prise de conscience a produit des effets.

Cette idée s'approche finalement de celle d'un réformisme radical, la réforme étant le

moyen, la radicalité étant la finalité.

II - L'écologisme condamné à la réforme

Il semble évident, par l'expérience, que l'écologisme n'a pas une nature qui lui permette

d'être une force politique, ce qui ne nie en aucun cas son importance, voire son caractère incontournable

actuellement. Nous ne croyons pas non plus qu'il puisse se fondre dans un cadre de pensée comme la

démocratie libérale ou le capitalisme : l'un des deux termes de la fusion en serait forcément grandement

modifié. Il suppose approfondissement de la démocratie, et modération du capitalisme.

Devant leur inaptitude à gagner en respectabilité, on peut légitiment se demander si

l'écologie n'est pas "trop sérieuse pour les écologistes". 171

Plus profondément, il semble que l'écologisme soit une utopie condamnée à voir ses idées

récupérées.

A) "l'écologie trop sérieuse pour les écologistes"

168 Vert espérance. L'avenir de l'écologie politique, op. cit, p : 40 171 "L'écologie trop sérieuse pour les écologistes", in Le Monde, 9 décembre 1993

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L'histoire contemporaine du mouvement montre que des thèmes dont il a été l'initiateur sont

généralement récupérés par les instances internationales ou l'administration voir par d'autres mouvements

politiques lorsque leur pertinence est prouvée ; Luc FERRY se jette d'ailleurs sur cette idée, quand il estime

que l'écologie est "Une affaire trop sérieuse pour en laisser le monopole aux écologistes profonds".172

En revanche, Marcel GAUCHET, dans son aversion épidermique pour l'écologisme,

ressent très bien le mode d'action de la thématique écologiste : 'Ils auront beau jeu de montrer la ruse de la

raison à l'oeuvre dans la pensée de mouvements point faites pour apporter des solutions, mais pour

contraindre ceux susceptibles de les définir à les produire et à les appliquer".173 Effectivement, ce courant

de pensée semble souvent jouer le rôle peu enviable d'aiguillon du pouvoir politique, grâce à l'appui

consensuel de l'opinion publique.

Cette idée est renforcée par le fait que les hommes politiques écologistes n'ont pas

l'expérience du Gouvernement et de l'administration : le mouvement compte peu d'élus, et rejette l'idée

d'une classe politique séparée de la société. Il ne semble pas fait pour exercer le pouvoir.

B) L'interrogation écologiste n'appartient pas à l'écologisme

La globalité de l'écologisme qui va du problème de la pollution jusqu'à celui du sens de

l'existence semble aller contre l'idée d'une idéologie fermée dans ses concepts.

En effet, ce mouvement est avant tout une façon de penser l'Homme, la société et le

monde. A côté de propositions concrètes, il a incontestablement une dimension utopique et personnelle.

David THOREAU incarne d'ailleurs très bien cette philosophie de l'exemple dans laquelle le rôle du

penseur est de susciter l'interrogation personnelle.

L'écologisme joue peut-être pleinement son rôle d'utopie, de frontière à notre action, il

commence à faire remettre en cause certaines données essentielles, comme le travail ou la productivité ; ou

plutôt la crise met en lumière des dysfonctionnements, dont les alternatives ont déjà été proposées.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer la portée de cette réflexion originale, ouverte et

courageuse, et les effets qu'elle a déjà produits.

Cependant, il semble que l'écologisme contemporain doive opérer un retour aux aspirations

qui ont déterminé son existence, pour se débarrasser de ses versions dérivées et superficielles, rappeler ce

qu'il a toujours été : une critique politique de la culture.

172 Le Nouvel ordre écologique, l'arbre, l'animal et l'Homme, op. cit, p : 239 173 "L'amour de la nature, la haine des hommes", op. cit, p : 281

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Monde diplomatique, n° 2, Octobre 1993

DE ROSNAY Joël, "Croissance et écologie : une culture de la complexité", in Le Monde diplomatique,

juin 1990, p : 15

GAUCHET Marcel, "Sous l'amour de la nature, la haine des hommes", in Le Débat, n°60, Mai-Août

1990, p : 62

GORZ André, L'idéologie sociale de la bagnole", in Le Sauvage, Sept-Oct 1973

MORIN Edgar, "Pour une nouvelle conscience planétaire", in Le Monde diplomatique, Octobre 1989, p :

18

ILLICH Ivan, "Inverser les institutions", in Revue Esprit, Mars 1972

LEWIS Roland, THANASSIKOS Yannis, "La frénésie culturaliste", in Le Monde diplomatique,

décembre 1979, p : 30

PETITJEAN Armand, "Pour un contrat de l'Homme avec la nature, in Le Monde diplomatique,

Septembre 1989, p : 7

"Un entretien avec Stanley CAVELL", in Le Monde, 25 octobre 1994, p : 2

"Un entretien avec Stanley HOFFMAN", in Le Monde, 6 décembre 1994

"Un entretien avec Philippe SEGUIN", in Le Monde, 3 novembre 1994,

"Un entretien avec Bernard HUET", in Le Monde, 12 décembre 1993, p : 2

"La malédiction du continent noir", in Le Monde, 9 novembre 1994, p : 11

"Le potager. Une activité conviviale", in Le Monde de l'économie, 13 septembre 1994, p : II

"Un rapport très écolo", in Le Monde, 6 décembre 1994, p : 7

"L'écologie trop sérieuse pour les écologistes", in Le Monde, 9 décembre 1993

"L'Homme broyé par les nouvelles logiques marchandes", in Le Monde diplomatique, Septembre 1989

"L'Etat sans territoire", in Le Monde, 30-31 octobre 1994

"L'avenir dépend-il de nous", in Le Monde, 9 novembre 1994, p : 4

"La terre perd la boule", in Libération, numéro hors-série, 1989, p : 3

"Discussions" sur les thèses d'Ivan ILLICH, in Revue Esprit, mars 1972

"Une terre en renaissance. Les semences du développement durable, Savoirs - Le Monde diplomatique,

n° 2, Octobre 1993

"Les technologies douces", Revue Autrement, n° 27, octobre 1980

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150

"Les revenus du patrimoine ont progressé pendant la récession", in Le Monde, 10 janvier 195, p : 8

"La Marche du siècle", avec MINC Alain et SEGUIN Philippe, France 3, 11 janvier 1995

En guise de recherche complémentaire, l'ensemble des bulletins du MAUSS et Revue du MAUSS, qui

paraissent depuis 1984 (Mouvement Anti Utilitariste dans les Sciences Sociales) sous la direction d'Alain

CAILLE, rassemble une réflexion très intéressante et proche de l'écologisme radical. On consultera aussi

les revues Silence, En dehors, ainsi que la Revue d'écologie politique dirigée par Jean Paul Deleage.

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

Généralités

La diversité écologique.

L'évolution du thème écologiste

Aux sources de l'engagement écologiste.

1ERE PARTIE - NAISSANCE D'UNE IDEOLOGIE :

L'ECOLOGISME RADICAL.

CHAPITRE 1 - UNE IDEOLOGIE RECENTE

SECTION 1 - CONTEXTE DE FORMATION.

I - Les sources de l'engagement écologique.

A) Contexte événementiel

B) Le sentiment romantique de la nature

C) La contestation sociale

D) L'urgence

II - Les pesanteurs idéologiques

A) L'insertion dans la dynamique droite / gauche

B) L'influence du cadre idéologique

SECTION 2 - MODE DE FORMATION.

I - Le réalisme écologique

II - Une innovation, l'apport de l'analyse scientifique

A) Ecologie scientifique et écologie politique

B) L'apport des autres sciences

C) Science et idéologie

III - Une conception morale

CHAPITRE 2 - LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L'ECOLOGISME

SECTION 1 - PERSONNALISME, DEPASSEMENT

DE LA PENSEE RATIONNELLE, SPIRITUALISME

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I - L'Homme éclaté par la pensée moderne

A) L'interrogation sur une prétendue nature

Humaine

1) La nature humaine : mythe et réalité.

2) Nature et Culture. : les deux faces

complémentaires de l'Homme

3) Homme et nature : au coeur du sentiment

d'appartenance

4) Homme et Culture : Une problématique du

besoin comme motivation de l'action humaine

5) Le sentiment d'Humanité :

à la base de la sensibilité écologiste

a) Le sentiment romantique de la nature

b) Le rôle de la tradition

c) Small is beautiful.

d) Un certain sens de l'évidence

B) Du semblable au prochain : Vers une philosophie

personnaliste

1) La personne et la société

a) Naissance de personnalisme

b) La lutte contre l'individualisme

c) La personne

2) Personnalisme et écologisme radical

II - Le dépassement de la pensée moderne

A) Une insuffisance méthodologique :

Les perversions de la rationalité.

B) L'idéologie moderne

1) Définir clairement les moyens et les fins

2) L'utopie constructiviste

C) Remettre le savoir rationnel à sa juste place

III - Ecologisme et quête du sens

A) L'opposition au matérialisme

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B) Une philosophie de l'exemple

SECTION 2 - LA TRADUCTION DES FONDEMENTS :

LES VALEURS

I - Egalité, solidarité, diversité

A) Un héritage du passé de gauche : la solidarité

B) Unité et diversité

II - Liberté, responsabilité, autonomie

A) Liberté et responsabilité : deux éléments

complémentaires

1) La responsabilité personnelle

a) Responsabilité et démocratie

b) Responsabilité et gain en

conscience

2) La responsabilité collective

a) La développement durable

b) La responsabilité dans les choix de

sociétés.

B) L'autonomie : une grille de lecture du projet

social

1) Les mirages de l'autogestion

2) Une éthique interne au mouvement

écologiste

3) Une dynamique sociale

2ème PARTIE - CONTENU IDEOLOGIQUE DE L'ECOLOGISME

RADICAL

CHAPITRE 1 - UNE CRITIQUE CONSTRUCTIVE DE LA

SOCIETE INDUSTRIELLE MODERNE

SECTION 1 - LE SYSTEME TECHNIQUE ET LE TOUT

ECONOMIQUE

I - Le système technicien

A) La logique de l'outil

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1) Technique moderne, technique traditionnelle

2) Les analyses contemporaines de la technique

3) Les implications sociales de la technique

4) Deux exemples : Le Nucléaire et l'automobile

B) Maîtriser les outils

1) Une autre technique

2) Les outils soumis à la morale

II - Remettre l'économie à sa juste place

A) Les effets de la logique économique

1) Lutte écologiste et prix en compte de

la contrainte environnement.

2) Productivisme et consumérisme : deux

activités témoignant de l'irresponsabilité individuelle.

a) Le mythe de la croissance

b) la remise en cause de la société de

consommation

3) Une lutte contre la marchandisation des

rapports sociaux

a) L'érosion du lien social

b) Pour une sphère autonome d'activité

4) Ecologisme et marché

5) Ecologisme et capitalisme : des rapports

conflictuels

6) La nature de l'économique

B) L'activité humaine au coeur de l'activité

économique : une redéfinition de la valeur travail.

1) Importance de la valeur travail dans

l'écologisme

2) Les analyses écologistes du travail

contemporain

3) Une "société du temps libéré"

a) Une utopie réalisable

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b) Comment tuer le temps ?

4) L'épanouissement personnel, comme fin

et limite de l'activité économique

SECTION 2 - UNE VOLONTE DE RESSOURCER

LE LIEN SOCIAL

Les différentes atteintes au lien social

L'institution de la société

Libéralisme et lien social

I - L'Homme rendu à lui-même : Les bases d'une

relation sociale équilibrée

A) Une identité multiple et bien affirmée

1) L'aspect communautaire : existence

et danger

2) L'appartenance à un cadre de vie

3) L'extériorité de l'état et du pouvoir

politique

B) Existence et primauté de la société civile

1) Définition

2) L'Etat moderne fossoyeur de la

société civile

3) Le primat de la société civile

4) La logique de la société civile

5) Un Etat régulateur et subsidiaire.

II - La version modernisée d'une société traditionnelle

A) La convivialité des rapports sociaux

B) La modération écologiste : la voie d'un

système mixte

C) Une ville écologique : l'exemple d'une

relation sociale harmonieuse

CHAPITRE 2 : UNE TRADUCTION POLITIQUE AMBIGUE

SECTION 1 - L'ECOLOGISME A LA RECHERCHE

D'UNE POLITIQUE : UNE CRITIQUE POLITIQUE

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DE LA CULTURE

I - L'articulation du politique et du culturel

A) Nature politique de l'écologisme

B) L'importance de l'élément culturel

C) Une politique modérée

II - La politique concrète : la recherche d'un équilibre

A) Un mouvement réticent à s'incarner dans une

structure partisane.

B) Un équilibre entre Gouvernants et Gouvernés

SECTION 2 - ECOLOGISME DEMOCRATIQUE,

DEMOCRATIE ECOLOGIQUE

I - Nature démocratique de l'écologisme

A) Le problème de la liberté de choix

B) Le "droit des gens" protecteur de la liberté de

chacun

II - Une démocratie écologique

A) Démocratie et responsabilité

B) La citoyenneté locale comme corrélât

de la convivialité

SECTION 3 - L'ECOLOGISME ENTRE REFORME ET

REVOLUTION : LA DIFFUSION DES THEMES ECOLOGISTES

I - La révolution des mentalités

A) La diffusion contemporaine des thèmes écologistes

B) Une révolution personnelle : La logique cachée

de l'action militante

II - L'écologisme condamné à la réforme

A) "L'écologie est trop sérieuse pour les écologistes"

B) L'interrogation écologiste n'appartient pas à

l'écologisme