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Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter- communautaires, appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing Parodi Marie Mémoire de Séminaire Séminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Sous la direction de : Max Sanier Membres du jury : - Max Sanier - Bernard Ducret

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Université lumière Lyon 2Institut d'Études Politiques de Lyon

La représentation des Tsiganes dansles films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires, appréhension de l'altéritéet construction de l'identité dans LesPrinces, Gadjo Dilo et Swing

Parodi MarieMémoire de Séminaire

Séminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturelSous la direction de : Max Sanier

Membres du jury : - Max Sanier - Bernard Ducret

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Table des matièresRemerciements . . 5Epigraphe . . 6Introduction . . 7

Quelle représentation des Tsiganes Tony Gatlif nous donne-t-il dans ses films ? . . 7Le cadre théorique . . 8Hypothèses . . 9Méthodologie . . 9Plan . . 12

I. Les relations entre Tsiganes et non-Tsiganes, fondées sur deux attitudes opposées etmises en tension . . 14

I.1 Une fascination omniprésente ou l'emprise du mythe dans la représentation que lesdeux communautés ont de l'autre... . . 15

I.1.1 Fascination des non-Tsiganes pour les Tsiganes . . 16I.1.2 Fascination des Tsiganes pour les gadjé . . 21

I.2 … en tension avec les expressions de la répulsion, qui conditionnent des frontièressouvent infranchissables entre les deux groupes sociaux . . 24

I.2.1 Répulsion des non-Tsiganes pour les Tsiganes . . 25I.2.2 Répulsion des Tsiganes pour les gadjé . . 33

I.3 Quelles évolutions possibles dans ces relations ? . . 36I.3.1 Une altérité irréconciliable, dans le rejet mais aussi dans l'incompréhensionmutuelle . . 36I.3.2 Les implications de la conciliation des altérités . . 42I.3.3 Un idéal d'unité ? . . 45

II. Le cinéma de Tony Gatlif : un double point de vue sur les Tsiganes par un réalisateur à lafois dans et hors de la communauté . . 50

II.1 Un parti pris de réalisme fondé sur une connaissance en profondeur de la communautétsigane . . 51

II.1.1 Le réalisme sans complaisance des scènes de la vie quotidienne . . 52II.1.2 Considérations sur la transmission culturelle . . 57

II.2 Un questionnement sur la sédentarité, en résonance avec le nomadisme . . 61II.2.1 La représentation de la sédentarité comme globalement intégrée à la vie desTsiganes actuellement... . . 61II.2.2 … Nuancée par la tentation ultime du Voyage, enracinée dans l'identitétsigane . . 65

II.3 La musique comme facteur d'appartenance sociale à la communauté . . 68II.3.1 Un des fondements de l'identité tsigane . . 68II.3.2 Transcender les difficultés du quotidien . . 73

Conclusion . . 77Sources . . 79

Filmographie . . 79Ouvrages théoriques . . 79

Ouvrages généraux : . . 79Ouvrages spécialisés : . . 80

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Périodiques et revues spécialisées . . 80Conférences et colloques . . 82Mémoires . . 82

Sites Internet . . 82Ressources audiovisuelles . . 83

Annexes . . 84Annexe 1 . . 84Annexe 2 : extrait du story-board des Princes (dessins de Tony Gatlif) . . 85Annexe 3 : Synopsis des autres films de Gatlif cités dans le mémoire . . 86

Latcho Drom (1992) . . 86Vengo (1999) . . 86Transylvania (2006) . . 87Liberté (2010) . . 87

Annexe 4 : paroles du Chant de la Paix (Swing) . . 87Annexe 5 : commentaire des scènes sélectionnées sur le DVD . . 88

Les Princes . . 88Gadjo Dilo . . 89

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Remerciements

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RemerciementsJe remercie tout particulièrement Max Sanier qui m'a suivie et guidée pendant toute cette année,et Bernard Ducret, qui a accepté de me consacrer un peu de son temps pour faire partie de monjury de soutenance.

Je tenais également à remercier Mélanie, qui m'a gentiment prêté ses films et ses livres, Gaëlleet Marion pour leur soutien et pour m'avoir donné un aperçu exemplaire de la réalisation d'unmémoire, la documentaliste de la FNASAT qui m'a fourni bon nombre de mes sources, Nicolaspour le montage des vidéos et sa patience à toute épreuve, Martin pour ses encouragements, et monpère (last but not least !) pour la relecture.

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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Epigraphe« Sans arriver à me décider pour l'une ou pour l'autre, je menais deux vies, en dépit d'un dictonromani "Yekka buliasa rashti beshes pe donne grastende", avec un seul derrière, on ne peut s'asseoirsur deux chevaux. »1

YOORS, Jan. Tsiganes, sur la route avec les Rom Lovara – 3e éd . Paris : Phébus, 2004.273 p. Collection Libretto

1 Le jeune Jan Yoors vivait chez ses parents non-Tsiganes jusqu'au jour où il a fugué pour partir avec les Rom Lovara, qui avaient

fait halte dans son village. Dès lors, il n'a cessé de vivre une double vie, à la fois chez les Tsiganes, comme un des leurs, et chez

ses parents, comme un gadjé.

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Introduction

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Introduction

Dans la plupart des productions audiovisuelles, on peut dénombrer desstéréotypes en nombre, dirai-je, inversement proportionnel au temps passé par leréalisateur sur le terrain : une sorte de mythe veut que les Tsiganes soient tousdes étrangers et des nomades, passent leur temps à chanter, à danser, à jouer dela guitare et à vivre en parasites, insouciants et heureux mais aussi violents et àl'occasion dangereux, comme peuvent l'être des gens incultes, des primitifs.2

La place qu'occupent les Tsiganes dans l'inconscient collectif est toujours définie par lemystère et le fantasme, qu'il soit positif ou négatif. Les stéréotypes prolifèrent tant dansles représentations que les non-Tsiganes ont des Tsiganes que dans les productionsaudiovisuelles sur le sujet (qui sont souvent le fruit de réalisateurs étrangers à lacommunauté).

Ma question de départ est fondée sur le désir de démêler le vrai du faux sur lesTsiganes, qui sont toujours caractérisés de manière radicale. Il s'agit de ne plus considérerque les attributs qui leurs sont associés sont naturels (dire par exemple qu'ils sont tousvoleurs, ou au contraire qu'ils sont des musiciens nés), mais d'adopter une démarchesociologique constructiviste. Ainsi, nous pourrons comprendre les mécanismes qui sous-tendent la création de ce réseau d'a priori autour des Tsiganes.

Le choix de Tony Gatlif m'est apparu pertinent car le réalisateur s'inscrit à contre-courantde ces tendances stigmatisantes, et échappe par exemple à la critique développée parAnnie Kovacs-Bosch (cf. ci-dessus). Il est animé par la volonté de montrer les Tsiganes auplus près du réel. Ainsi, ma problématique est simple, centrée sur la vision du réalisateur etles spécificités de sa production cinématographique :

Quelle représentation des Tsiganes Tony Gatlif nousdonne-t-il dans ses films ?

Le terme « représentation » désigne étymologiquement l'action de replacer quelque chosedevant les yeux de quelqu'un. Il est intéressant de le noter, puisque c'est exactement ceque Gatlif fait en nous « rappelant l'existence » des Tsiganes, souvent occultés dans notresociété. Mais nous retiendrons cependant une définition plus restreinte (celle du Larousse),qui explicite le sens du verbe « représenter » en ces termes : « figurer quelque chose ouquelqu'un par un moyen artistique ou un autre procédé, décrire, évoquer ». Il s'agira doncd'interroger les partis pris de Gatlif en ce qui concerne l'image qu'il donne des membres dela communauté tsigane.

Quant au terme « Tsiganes », c'est le substantif le plus générique pour englober tousles sous-groupes (gitans, manouches, kalé, sinti...) et qui a donc une légitimité sociologique,

2 KOVACS BOSCH, Annie. Tsiganes et communication audiovisuelle : la fin d'une partie de cache-cache ?. Etudes

tsiganes, 1995, n°1, pp. 71-80

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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bien qu'il soit connoté négativement en Europe de l'Est (du fait du régime nazi).3 Leterme « Roms » pourra aussi être employé – il a acquis une valeur politique avec ledéveloppement d'ONG qui rassemblent dans un mouvement commun la diversité despopulations qui les composent, même s'il désigne traditionnellement les groupes tsiganesoriginaires d'Europe de l'Est. Toutefois, la terminologie demeure un problème, puisque lesmembres des différentes communautés tsiganes ne se reconnaissent pas toujours dans lesappellations qui leurs sont consacrées. C'est ce que précise Patrick Williams en mettanten lumière l'écart fréquent entre les autonymes (noms que se donnent les Tsiganes eux-mêmes) et les hétéronymes (noms que nous leur donnons)4. On fixera donc à titre pratiquel'emploi de ces termes comme normes terminologiques.

Le cadre théoriqueL'étude des populations tsiganes a longtemps été l'apanage des ethnologues, qui ontfourni des travaux plus ou moins scientifiques sur la question. Nous ne traiterons point icide thématiques purement ethnologiques ou anthropologiques, même si elles constituentparfois un des préalables à l'analyse sociologique. Ainsi, l'analyse de Lévi-Strauss surl'ethnocentrisme5 nous a paru pertinente pour montrer comment non-Tsiganes et Tsiganespeuvent nier l'humanité et la culture de l'Autre pour mieux affirmer leurs propres valeurs.L'ethnocentrisme, défini par Lévi-Strauss comme « la propension de chaque société, dechaque culture (de chaque " ethnie " ) à ne pas séparer l'illustration et la défense de savision du monde – croyances, valeurs, savoirs – de la récusation plus ou moins explicitementexprimée des constructions de même nature issues d'univers autres » 6 , apparaît comme lapremière manifestation d'attitudes discriminatoires, notamment par le biais du processus denaturalisation (certaines caractéristiques vont être rattachées à un groupe ethnique commeattributs "naturels" de ce groupe).

L'ouvrage de Marc Bodigoni7 nous a permis d'appréhender au mieux la constructiond'idées reçues qui s'opère autour des populations tsiganes. En effet, l'auteur présente unà un les préjugés pour mieux les réfuter, ce qui donne lieu à une démonstration logiqueet didactique. Cet ouvrage, même s'il s'inscrit vraisemblablement dans une volonté devulgarisation, a été très utile puisqu'il expose un certain nombre d'affirmations présentesdans les films de Gatlif, de sorte qu'il était aisé de mettre en perspective les deux typesde supports.

En outre, la conception du stigmate selon Erving Goffman8 a été particulièrementéclairante dans l'analyse des rapports sociaux discriminants entre Tsiganes et non-Tsiganes. Si l'ouvrage évoque surtout le handicap physique, il fait quelques référencesdirectes aux Tsiganes et une grande partie du discours de l'auteur leur est applicable. Le

3 cf. LIEGEOIS, Jean-Pierre. Roms et Tsiganes. Paris : La Découverte, 2009. Introduction, p.3. Collection Repères.4 WILLIAMS, Patrick. Tsiganes parmi nous. Hommes et migrations, juin-juillet 1995, n°1188-1189, pp. 6-11.

5 LEVI-STRAUSS, Claude. Race et histoire ; Race et culture . Paris : Albin Michel, UNESCO, 2003. 173 p. Collection Idées6 Ibidem, p. 16

7 BODIGONI, Marc. Les Gitans. Paris : Le Cavalier Bleu, 2007. 125 p. Collection Idées reçues.8 GOFFMAN, Erving. Stigmate, les usages sociaux des handicaps. Paris : Les éditions de minuit, 1975. 180 p. Collection

« Le sens commun ».

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Introduction

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sujet du stigmate est en effet « l'individu que quelque chose disqualifie ou empêche d'êtrepleinement accepté par la société »9.De plus, Goffman se centre sur ce qu'il appelle les« contacts mixtes », c'est-à-dire lorsque normaux et stigmatisés (non-Tsiganes et Tsiganesen d'autres termes) sont en présence, ce qui correspond très exactement à la majorité dessituations dans les films étudiés.

En ce qui concerne les particularités du cinéma de Gatlif, les périodiques et lesinterviews qu'il a données constituent notre principale source d'information. Les auteursici présentés ont très largement orienté et nourri notre travail – ils constituent donc àproprement parler notre cadre théorique -, cependant de nombreuses autres sources l'ontégalement enrichi et nuancé.

HypothèsesSi les supports abordés sont des films, notre approche a été avant tout sociologique, et nese fonde aucunement sur l'analyse filmique.

Notre première hypothèse part du constat que dans chaque film étudié, Gatlif montre lesTsiganes en interaction avec les non-Tsiganes, les « Gadjé », en romanès. Nous avons ainsicherché à percevoir les modalités de ces rapports, pour postuler qu'ils se fondent sur deuxattitudes contradictoires et perpétuellement en tension que sont la fascination et la répulsion.Dans les cas extrêmes, un seul de ces comportements est associé à une personne ouun groupe de personnes donné (par exemple, des personnes racistes qui s'inscriventcomplètement dans le rejet). Mais il peut arriver que les deux comportements émanentdu même individu : nous sommes alors face à une dialectique fascination/répulsion, qui agénéralement pour origine une méconnaissance fondamentale de l'Autre. On va ainsi luiassocier des talents ou des défauts que l'on juge caractéristiques de son groupe social, desorte que les Tsiganes seront aussi bien des musiciens merveilleux, des diseurs de bonneaventure possédant des pouvoirs magiques que des voleurs de poules et des individus peurecommandables. Il s'agit de préciser que ces comportements touchent les non-Tsiganescomme les Tsiganes, et les réactions présentées par Gatlif dans ses films sont souventétonnamment similaires.

La seconde hypothèse que nous avons choisi de défendre se centre sur Tony Gatliflui-même. La représentation qu'il donne des Tsiganes semble en effet en partie inspiréede sa propre expérience, et influencée par sa double posture : il est à la fois dans et horsde la communauté tsigane. Ses films sont de ce fait particulièrement réalistes, et il fait decertaines thématiques propres aux Tsiganes son cheval de bataille, comme l'importancede la transmission orale pour pallier l'oubli, la tentation constante entre le nomadisme et lasédentarité ou encore la musique comme fondement identitaire de la communauté.

MéthodologieNotre travail de recherche se fonde sur l'étude du matériau sociologique que représententles films de Tony Gatlif. Nous avons ainsi commencé par visionner et analyser très

9 Ibid, p. 7

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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précisément ces supports (dont trois en particulier, Les Princes, Gadjo Dilo et Swing), enretranscrivant notamment certains dialogues clés. Les lectures théoriques ont été par lasuite un moyen d'approfondir et d'affiner les hypothèses que nous avions mises en placelors de la première étape.

Tony Gatlif présente le grand avantage d'être l'un des seuls réalisateurs qui traite desTsiganes tout en étant lui-même Tsigane en partie. De son vrai nom Michel Dahmani, ilnaît en 1948 dans la banlieue d'Alger, d'un père kabyle et d'une mère gitane (sa familleétait venue d'Andalousie). Enfant des rues, il vit dans une grande misère et découvre lamendicité et la petite délinquance. Il quitte sa famille pour la France à l'âge de quatorzeans ; sa vie (et ses films !) sera marquée dès lors par l'expérience du voyage. Il cultive sonamour du cinéma (qu'il avait découvert grâce à son premier instituteur) et de la scène enentrant dans un atelier de théâtre : quasiment autodidacte, il apprend ses premiers textesphonétiquement. Après quelques courts-métrages sans moyens, dont il reniera certains parla suite, il réalise Les Princes, qui sort en 1983.

Il est intéressant de voir que Gatlif commence à tourner au milieu des années 1970,sur un sujet que personne n'avait jusqu'alors porté à l'écran en France. Or c'est justementl'époque où les Tsiganes commencent à œuvrer pour acquérir une certaine visibilité sur lascène politique : l' "Union Romani Internationale" est fondée sous l'impulsion de la classeintellectuelle tsigane (menée par l'écrivain Mattéo Maximoff) et est reconnue par l'ONU en1979. Ce mouvement prône notamment l'unification de la langue et l'identification précisedes communautés. Dans cette même période, les Tsiganes se dotent d'un drapeau et d'unhymne, Djélem. Ils cherchent aussi à faire reconnaître les conséquences du génocide nazisur la population tsigane.

Gatlif se fait donc porte-parole de la cause tsigane, en leur accordant la mise en valeurdont ils ont besoin pour faire entendre leurs revendications. Il se défend pourtant de vouloirfaire passer un message, mais on ne peut faire abstraction de sa posture engagée dansle contexte de l'époque.

Le réalisateur a beaucoup tourné sur les Tsiganes. A l'origine, son projet était de réaliserce qu'il qualifie souvent de « triptyque tsigane », puis de s'arrêter là. En réalité, il est allébeaucoup plus loin, et la trilogie que constituent Les Princes, Latcho Drom et Gadjo Dilos'est vue augmentée de nombreuses autres productions qui touchent de près ou de loin àla population rom : Mondo, Swing, Transylvania, Liberté...

Les trois films que nous avons sélectionnés correspondent à des aspects divers dela culture tsigane (ils mettent d'ailleurs en scène des communautés différentes). Mais ilsrépondent précisément à nos hypothèses, et possèdent des points communs qui ne gênentpas leur analyse comparée.

Les Princes, 1983RésuméLe film évoque le quotidien difficile des gitans sédentarisés en banlieue parisienne dans

les années 1980. Le personnage principal est Nara, qui vit avec sa mère et sa fille Zorkadans une cité. Il a rejeté sa femme Miralda qui « prend la pilule comme les femmes desgadjé ». Nara vit de métiers provisoires et de petits larcins. Quand la journée touche à safin, il va boire un verre au bar des Princes. Zorka fréquente l'école avec succès ; elle estpremière de sa classe. Fasciné par l'institutrice de sa fille, Nara la suit jusque dans lesbeaux quartiers. Lorsque le mari de cette dernière le retrouve dans un bar, il échappe dejustesse à un passage à tabac et réussit à s'enfuir après avoir été l'objet d'une successionde déclarations racistes.

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Introduction

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Peu de temps après, la famille est expulsée par deux fois : les interventions des forcesde l'ordre sont caractérisées par une grande violence et des remarques particulièrementdiscriminantes. Outrée de tant d'injustice, la grand-mère décide d'entreprendre une marchepour aller chez l'avocat. Le petit cortège rencontre tour à tour des touristes singuliers, unaubergiste et une journaliste, tous habités par leurs préjugés. Après la mort de sa mère surla route, Nara retournera à un mode de vie nomade et plus traditionnel.

Quelle est la place du film dans l’œuvre de Gatlif ?Les Princes est le premier long-métrage reconnu de Tony Gatlif, qui sort en 1983 : il

s'agit du premier volet de ce que le réalisateur appellera son « triptyque tsigane » (avecLatcho Drom et Gadjo Dilo). Il y évoque avec force les problématiques qui touchent auxGitans sédentaires de la banlieue parisienne, peut-être parfois avec trop de fougue (lesnon-Tsiganes y sont systématiquement stigmatisés, sans concession). Il nuancera cettereprésentation dans ses films suivants.

Dans tous les cas, il cherche à faire passer un message clair vis-à-vis des réactionsque la société française peut avoir face aux Gitans, en mettant en scène les a priori et enjouant subtilement avec eux : il initie ainsi un effet de miroir qui fait réfléchir le spectateursur ses propres représentations de la communauté.

Pourquoi avoir choisi ce film ?Ce long-métrage m'a apporté beaucoup d'éléments quant aux rapports conflictuels qui

peuvent exister entre Tsiganes et gadjé. Les perspectives d'évolution des personnages sontaussi très intéressantes : Zorka va par exemple chercher à se détacher de son identitétsigane tandis que son père opèrera un retournement vers la tradition et le nomadisme.

Gadjo Dilo, 1997RésuméStéphane, un jeune français, part en Roumanie pour retrouver Nora Luca, une

chanteuse dont son père décédé ne lui a laissé qu'un enregistrement. Lors de sespérégrinations, il rencontre le tsigane Izidor qui le force à boire et à passer la nuit dehorsmalgré le couvre-feu, car son fils Adriani vient d'être arrêté et emprisonné. Stéphane seréveille dans une des baraques de la communauté rom.

Il est tout d'abord rejeté avec virulence par les habitants du village : il est le « gadjodilo », littéralement le non-Tsigane ou l'étranger fou. Il est ainsi la cible de préjugés quisont d'ordinaire l'apanage des non-Tsiganes envers les Tsiganes : on le traite de voleur depoules, d'assassin, on craint pour les enfants... Malgré la prégnance de barrières culturellesvivaces, Stéphane va peu à peu s'intégrer et adopter les codes de la petite communauté(en apprenant le romanès, par exemple). Il se lie également avec Sabina, une rom qui alaissé son mari en Belgique. Mais il va aussi connaître les difficultés de la vie des Tsiganesen Roumanie et faire l'expérience, directe ou indirecte, du racisme ambiant.

Quelle est la place du film dans l’œuvre de Gatlif ?Dans la perspective du réalisateur, Gadjo Dilo devait être le dernier volet de son

« triptyque tsigane » (il le tourne à peine cinq ans après Latcho Drom) : il a d'ailleurs affirméavoir pris plus de liberté pour exprimer ses idées et donner sa représentation personnellede la communauté. Si d'autres films concernant les Tsiganes ont suivi, Gadjo Dilo témoignenéanmoins d'un aboutissement patent.

Pourquoi avoir choisi ce film ?

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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Après avoir choisi d'évoquer la situation des Gitans en banlieue parisienne, puisl'histoire musicale du peuple gitan, Gatlif s'intéresse ici aux Roms : si certaines pratiquesdiffèrent entre les communautés, les similitudes sont nombreuses, notamment en ce quiconcerne les hypothèses que l'on a retenues.

On a ainsi le loisir d'observer le personnage de Stéphane du début à la fin, du rejet et del'incompréhension jusqu'à l'intégration, voire l'assimilation. De plus, le réalisateur a choiside faire de Stéphane le nomade qui arrive dans le camp où les Tsiganes sont sédentaires, etle motif de l'inversion des caractéristiques normalement attribuées à chacun est loin d'êtreanodin.

Swing, 2001RésuméMax, un petit garçon en vacances chez sa grand-mère à Strasbourg, décide

d'apprendre la guitare manouche. Il s'adresse à Miraldo, qui joue dans les cafés. Miraldoaccepte de lui donner des cours, après s'être assuré qu'il pourra lui rendre un serviceen échange : Max sait lire et écrire. Le jeune garçon se rend donc régulièrement chezMiraldo, qui vit avec d'autres Gitans à la fois dans une maison et dans une caravane. C'estlà qu'il rencontre Swing et qu'il connaît les premiers émois amoureux. Il commence alorsà fréquenter le quartier quotidiennement, découvrant la liberté dont jouissent les enfants,assistant aux fêtes musicales des adultes, et écoutant attentivement les histoires qu'on luiraconte, et qu'il reporte minutieusement dans son cahier chaque soir.

Quelle est la place du film dans l’œuvre de Gatlif ?Swing a été réalisé en 2001, deux ans après Vengo (qui évoquait une vendetta sur fond

de flamenco dans l'Andalousie profonde). Il s'agit sans aucun doute du film le plus légerde Tony Gatlif sur les Tsiganes. A l'inverse des Princes, à aucun moment les gadjé ne sontstigmatisés. Et le choix de personnages encore dans l'enfance donne moins de gravité auxthèmes abordés.

A l'origine, Gatlif prévoyait de réaliser un film sur l'expérience concentrationnaire desTsiganes. Il y fait seulement référence ici (avec le récit de la vieille Tsigane) et n'y parviendraque 9 ans plus tard avec Liberté, sorti en février. Le réalisateur a donc totalement changéd'optique et fait un film centré sur le jazz manouche, juste après avoir consacré son filmprécédent au flamenco : la musique est là encore primordiale.

Pourquoi avoir choisi ce film ?Même s'il se fonde sur un scénario simple et volontairement insouciant, Gatlif aborde

quelques problématiques très actuelles dans la communauté tsigane : l'analphabétisme etles difficultés à saisir les mécanismes de l'administration, par exemple, ou encore la semi-sédentarisation (on vit à la fois dans une caravane ou dans une maison).

L'intérêt principal de ce film demeure la place que Gatlif consacre à la musique, quirépond de manière concrète à nos hypothèses : elle est le vecteur de la fascination, ellesert également à exprimer la douleur ou le contentement ; enfin, elle est aussi un outil desocialisation et de correspondance entre les différents groupes sociaux.

Plan

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Introduction

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Nous verrons dans un premier temps l'expression des rapports entre Tsiganes et non-Tsiganes, qui sont fondés sur deux attitudes opposées – la fascination et la répulsion – etmises en tension. Nous avons supposé que ces attitudes étaient le fruit des réactions àl'altérité, et que la méconnaissance de l'autre peut conduire aussi bien à la célébration de sadifférence, qu'à la stigmatisation ou l'incompréhension. Ici, la représentation des Tsiganesse construit en grande partie à partir de l'image que les non-Tsiganes ont d'eux.

Notre seconde partie sera consacrée aux spécificités du cinéma de Gatlif, et notammentau double statut du réalisateur, qui se trouve à la fois dans et hors de la communauté tsiganedu fait de ses origines et de son parcours. Nous tenterons de montrer que cette dualité sertla justesse de ses films, qui donnent une représentation particulièrement réaliste – parfoisproche du documentaire – des populations tsiganes.

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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I. Les relations entre Tsiganes et non-Tsiganes, fondées sur deux attitudesopposées et mises en tension

Le gadjo, je ne sais pas ce qu'il ressent. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'ilressent en face de lui, il y a quelque chose de très important, une indépendance,une façon de... Justement, la plupart du temps, il dit que les femmes sont jolies,qu'elles dansent bien, que le Gitan est un bon musicien... Justement, cetteimpression que c'est grand, tout en se disant... Ce qui explique que pour lesrepousser il ne trouve que des moyens assez bas, du style qu'on est pouilleux,crasseux, qu'on ne travaille pas, que les petits sont trop libres... enfin bon, c'estdifficile à dire, à expliquer ce que veut dire le gadjo ! A la limite, il repoussequelque chose qu'il trouve très bien, mais inaccessible, et c'est par conséquencequ'il le repousse. Et s'il est vraiment mauvais, c'est parce que c'est la colère.Mais, en même temps, c'est pas si simple, tu en parlerais à un gadjo il ne tedirait pas ça du tout ; c'est ce que je ressens moi. Parce que si, avant, oncoupait la langue à ceux de chez nous qui parlaient romanes, je sais qu'à l'écolecommunale, on m'a traitée de pouilleuse et que, par contre, à 14 ans, au lycée,c'était : "Ah ! Tu es gitane, c'est formidable, j'aurais bien aimé moi aussi", etc. Il ya deux trucs, tu vois.10

Dans tous ses films où il traite des Tsiganes, Gatlif les met en scène dans un contexte oùils sont tôt ou tard amenés à interagir avec des non-Tsiganes. Ces relations, complexes etparticulièrement délicates à envisager, sont donc le point central de l’œuvre du réalisateur.

Elles semblent fondées sur la fascination et la répulsion, qui s'appliquent tant auxTsiganes envers les gadjé qu'aux non-Tsiganes envers les Tsiganes. Ces attitudes sontbilatérales et tout à fait symétriques : si les arguments et les caractéristiques qui les motiventvarient selon les communautés, on retrouve le même type de discours et de comportementdans les deux cas.

La notion d'altérité est centrale ici, puisque l'on va voir que Tsiganes et non-Tsiganesse définissent eux-mêmes systématiquement en réaction – positive ou négative - à l'entitésociale qui diffère d'eux. On retrouve d'ailleurs cette problématique dans la terminologie quinous permet de nommer les deux groupes sociaux. Pour des raisons pratiques, on choisiraplus facilement le doublet Tsiganes/non-Tsiganes. Mais on voit dès lors qu'un groupe estdéfini par ce qu'il n'est pas. C'est la même chose avec l'appellation de « gadjé », quiest donnée par les Tsiganes à ceux qui ne font pas partie de leur communauté. Cetteconstruction identitaire dans le rapport à l'autre va avoir des conséquences importantespour ceux qui ne rentrent pas strictement dans un « camp ». Ainsi, on va observer uneredéfinition identitaire, qui la plupart du temps passe par l'adoption des codes sociaux dugroupe d'accueil.

10 Citation de BELLONI, « Témoignages », in LIEGEOIS, op. cit. , p.31

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En réalité, il s'agit toujours d'appréhender l'Autre, celui-ci étant dans la majorité descas largement méconnu. Cette méconnaissance originelle est le berceau des préjugés etdes mythes qui entourent ceux qui diffèrent de nous. Il faut noter, en outre, que les deuxattitudes de fascination et de répulsion fonctionnent souvent ensemble (sauf dans les casvraiment extrêmes comme le racisme). Cela peut paraître paradoxal, sauf si l'on invoque -et c'est ici notre parti – le schéma de la dialectique. Jean-Claude Liégeois montre très bienla logique qui sous-tend ce schéma :

Face aux Tsiganes, les autres ont une attitude ambivalente, faite d'attirance etde rejet. Le nomadisme notamment, réel ou supposé, pour le sédentaire est undanger et une perversion. Prince mendiant, mendiant princier, avec musique etdanse à fleur de peau, le Tsigane sert de bouc émissaire à l'opinion publique. Ilest d'autant plus rejeté (on pourrait dire « refoulé », au sens psychologique duterme) qu'il est attirant, d'autant plus interdit qu'il est insaisissable, porteur d'unemarginalité exaspérante par ses ambiguïtés.11

La fascination est souvent implicite et – de ce fait ? – peu étudiée. En revanche,les ouvrages et notions théoriques qui ont trait au processus de stigmatisation sontnombreux : pour illustrer notre analyse, nous ferons entre autres appel aux concepts denaturalisation, d'ethnocentrisme, et de stigmate12. Pour une meilleure clarté du propos,et malgré notre postulat de l'existence fréquente d'une dialectique, nous avons choisi deséparer les manifestations de la fascination et de la répulsion, en distinguant également lescomportements de chaque communauté.

I.1 Une fascination omniprésente ou l'emprisedu mythe dans la représentation que les deuxcommunautés ont de l'autre...

L'inconnu est généralement objet de fantasme, ou tout au moins d'envie. Sans connaîtrel'autre, on va d'abord l'imaginer, surtout s'il fait partie d'une catégorie sociale aisémentreconnaissable. Selon Erving Goffman13, toute rencontre est nécessairement liée à uneanticipation de notre part : on va chercher à prévoir la catégorie à laquelle l'individuappartient. En d'autres termes, il s'agit de retrouver chez la personne un ensemble d'attributsque la société estime ordinaires et naturels pour tel ou tel groupe social. Nos comportementsen société semblent donc dictés par des attentes normatives. C'est le premier pas duprocessus de fascination, qui ne se traduit pas ici par une relation de personne à personne– ce qui serait éventuellement plus légitime – mais qui concerne des représentations degroupe à groupe. Selon une logique de naturalisation, le Tsigane est forcément artiste,mystérieux, et nomade, tandis que le non-Tsigane est ordonné, savant, bien né... Bien sûr,la fascination n'est pas toujours une attitude incohérente, car il existe des Tsiganes et non-Tsiganes qui possèdent effectivement ces caractéristiques. Le problème sociologique quinous est posé vient de la généralisation de ces attributs à l'ensemble d'un groupe, commes'ils étaient innés. Frantz Liszt (in Des bohémiens et de leur musique en Hongrie , Paris,

11 LIEGEOIS, op.cit., p. 3112 Voir supra, p. 7, introduction du mémoire (définition des termes)13 GOFFMAN, op. cit., p. 12

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1859 ), cité par Marc Bodigoni14, en donne un exemple patent dans l'extrait suivant : « Nouspourrions citer beaucoup d'exemples, et des faits très remarquables, qui montrent combienles Bohémiens ont de supériorité en musique, et qu'ils ont gardé leur habileté jusqu'à nosjours, […] ce peuple possède d'heureuses dispositions naturelles pour la musique. »

Gatlif exploite finement la thématique de la fascination, sans chercher à grossir le trait.Dans ses films, elle passe peu par la verbalisation : les personnages trahissent plutôt leursémotions par les jeux de regards ou quelques actes significatifs.

I.1.1 Fascination des non-Tsiganes pour les TsiganesLa Bohémienne sulfureuse, le musicien virtuose, la cour des Miracles... autant de mythes,souvent relayés par la littérature, qui ont nourri l'imagerie populaire qui touche aux Tsiganesdepuis plusieurs siècles. On a ainsi vu la construction d'un véritable imaginaire qui vientsublimer les pratiques de la communauté, et qui la plupart du temps dégage un exotisme trèsapprécié de ceux qui cultivent ces représentations. L'adoption d'une attitude de fascinationenvers les Roms vient par conséquent d'une ignorance originelle de leurs caractéristiquesréelles. Il y a distorsion entre l'identité sociale de l'individu (tel qu'il est perçu par la société),et l'identité "pour soi" ou encore identité "sentie", « c'est-à-dire le sentiment subjectif de sasituation et de la continuité de son personnage que l'individu en vient à acquérir par suitede ses diverses expériences sociales ».15 Par conséquent, on finit par attendre de l'objetde notre fascination qu'il possède effectivement les attributs qu'on lui a octroyés ; dans lecas contraire, la déception, voire l'interrogation sur la véritable identité de l'individu – est-ilvraiment un Tsigane ? - sont au rendez-vous.

a. Le talent pour la danse et pour la musiqueL'attitude courante est de regarder les Tsiganes comme des images et noncomme des sujets. Effrayants ou attirants, les Tsiganes incarnent nos fantasmes.C'est du moins ce que nous attendons d'eux. En musique comme en d'autresdomaines – en musique plus qu'en d'autres domaines. Quand certains d'entreeux présentent un visage qui ne correspond pas à nos préjugés, nous ne lesvoyons pas : au sens propre, ils n'existent pas.16

Tous les films de Tony Gatlif font la part belle à la danse et la musique tsiganes. Les scènesuniquement musicales, sans paroles, ne sont pas chose rare. Dans Gadjo Dilo, Transylvaniaou Swing (sic), les personnages principaux sont caractérisés par la recherche de cettemusique : Stéphane part en Roumanie pour retrouver Nora Luca, une chanteuse dont sonpère ne lui a laissé qu'un enregistrement ; plus tard, Izidor le convainc de rester au camp enlui jouant du violon. Zingarina poursuit Milan jusqu'en Transylvanie, où elle se rend comptequ'elle n'était pas amoureuse de l'homme mais de sa musique. Enfin, Max sollicite Miraldopour apprendre à jouer de la guitare manouche.

La scène du restaurant dans Swing, qui marque la première rencontre du petit garçonet du guitariste, est à ce titre très révélatrice du processus de fascination : Miraldo jouepour les clients, et Max reste à l'entrée de la pièce, les yeux (et les oreilles !) écarquillés,

14 BODIGONI, op. cit., p. 10515 GOFFMAN, op. cit., p. 127.16 WILLIAMS, Patrick. Les tsiganes de Hongrie et leurs musiques. Arles : Actes sud, 1996. 142 p. Collection Musiques du

monde. (p. 77)

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complètement captivé par ce qu'il voit – les mains de Miraldo jouer à toute vitesse sur laguitare, avec la célèbre "pompe manouche" pour marquer le rythme – et ce qu'il entend.Quant à Stéphane, sa quête de Nora Luca est le fil conducteur du film, et la voix de lachanteuse marque les scènes les plus fortes. Une quête vaine qui le poussera toutefoisà poursuivre le travail de son père musicologue et à enregistrer les musiciens locaux surdes petites cassettes. Cette tâche prend une importance solennelle : après chaque séance,il consigne minutieusement dans un petit cahier le lieu et le nom des personnes qui ontparticipé. Max, mais a fortiori Stéphane, paraissent réellement envoûtés par la musique. ABucarest, ivre, Stéphane en vient même à imaginer que Nora Luca chante par la bouchede Sabina.

Le charme de la musique tsigane est un topos qui a depuis longtemps marqué lesesprits. François de Vaux de Foletier retranscrit d'ailleurs dans son ouvrage un extraitdu Voyage en Russie de Théophile Gautier : « C'étaient des chants bizarres d'unedouceur mélancolique ou d'une gaieté folle, brodés de fioritures infinies... Ces chants, d'unebizarrerie mystérieuse, ont un réel pouvoir d'incantation : ils nous donnent le vertige et ledélire et nous jettent dans l'état d'âme le plus incompréhensible. »17

La figure de la danseuse bohémienne constitue également un des mythes les plusnotoires, et les plus prégnants dans l'imaginaire collectif. Nul besoin de citer les noms deCarmen ou d'Esmeralda, ils sont connus de tous. La gitane représente pour le non-Tsiganeun horizon d'exotisme et de sensualité, que la littérature a largement exploité, notammentau XIXe siècle. Henriette Asséo reprend en ce sens un extrait assez parlant de Victor Tissot(La Russie et les Russes, Paris, Dentu éditeur, 1884) :

Et pour rendre l'impression plus profonde, pour doubler la sensation, les plusjeunes dansent et chantent ! Il y en a d'abord une qui commence, puis deux, puistrois, qui se détachent au fur et à mesure du groupe, comme prises de vertige,entraînées dans le tourbillon. Elles ont des petits coups de hanche à elles, trèslascifs, très troublants, et des sourires, et des œillades ! Puis elles se couronnentde leurs bras, faisant saillir leur poitrine en des poses de statues toutes nues, labouche entrouverte, soufflant le désir, appelant le baiser. Le chœur jette alorsdes exclamations courtes, des cris aigus, des piaulements barbares auxquels lesarpèges de guitare mettent comme une sourdine.18

Certaines scènes de Gadjo Dilo, où Sabina et les autres femmes dansent (généralementdans des cérémonies pour les gadjé, qui les ont engagées avec les musiciens), dégagentégalement beaucoup d'érotisme, ce qui se ressent chez les personnages masculins.L'ascendant qu'exercent les femmes tsiganes touche alors à la fascination sexuelle (onretrouvera les mêmes types de réactions chez les Tsiganes envers les femmes non-Tsiganes, notamment avec la figure de l'institutrice). Là encore, elle se manifeste par leregard : Stéphane est visiblement troublé par la danse de Sabina comme par celle de ladanseuse dans le bar de Bucarest. L'article de Samuel Blumenfeld sur Gadjo Dilo est assezéloquent ; il l'a intitulé « Les séductions d'une gitane magnifique »19. La figure fémininesensuelle de la danseuse se retrouve souvent dans les films de Gatlif : outre Sabina et

17 VAUX DE FOLETIER, François de. Le Monde des Tsiganes. Paris : Berger-Levrault , 1983. 213 p. Collection Espace deshommes. (p. 148)18 ASSEO, Henriette. Les Tsiganes, une destinée européenne – 5e éd . Paris : Gallimard, 1994. 160 p. Collection

Découvertes Gallimard. (p. 133)19 BLUMENFELD, Samuel. Les séductions d'une gitane magnifique. Le Monde, 9 avril 1998.

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ses consœurs de Gadjo Dilo, on peut ainsi citer la jeune danseuse au Rajasthan dansLatcho Drom, ou encore les danseuses flamencas de Vengo. On ne détaillera pas plusles implications du mythe de la gitane dans l'imaginaire masculin : il s'agissait avec lecas de la danseuse tsigane d'en donner un exemple éclairant, représentatif du mythequ'une iconographie séculaire a immortalisé en montrant ces jeunes femmes munies d'untambourin, la main sur la hanche et la jupe légèrement relevée.

Tony Gatlif lui-même n'échappe pas à ce processus de fascination, alors qu'il est lui-même en partie tsigane : « Dans une dizaine de pays, du Rajasthan jusqu'en Espagne,j'ai été ému, envoûté par les Gitans et Gitanes de l'Inde, emporté par les violons desTsiganes de Roumanie, fasciné par la chanteuse gitane espagnole. »20 Mais sa sensibilité àla culture ne ressort pas de manière caricaturale : il évite l'écueil de faire de tous les Tsiganesdes musiciens de génie. Si certains sont professionnels et des maîtres en la matière,d'autres apprennent encore (comme Calo dans Swing), et d'autres ne savent pas jouer (lespersonnages principaux des Princes ne sont pas musiciens). Néanmoins, le magnétismequ'exerce l'art tsigane s'avère significatif de la dialectique qui peut exister avec l'attitudede répulsion, car la même communauté adulée pour ses talents pourra être rejetée pourd'autres facteurs : « La culture est certes admirée mais l'ethnie est généralement méprisée.Ces gens vivent à l'ombre, souvent dans les bas-fonds. Ils sont discrets, presque invisibles,et n'ont pas la parole alors qu'ils auraient beaucoup à apporter au monde. »21

b. Les pouvoirs magiques des TsiganesMarc Bodigoni traite dans son ouvrage du mythe du musicien ; il considère cependantque cette représentation est postérieure à d'autres opinions préconçues sur les Tsiganes,comme par exemple l'idée qu'ils possèderaient des pouvoirs magiques : « Tout autant que ladiseuse de bonne aventure, le Tsigane musicien s'est imposé dans l'imagerie occidentale.Il a pourtant mis plus de temps. »22 En effet, dès le XVe siècle et l'arrivée des Tsiganes enEurope, de telles situations sont évoquées. La bonne aventure est régulièrement interdite,notamment au XVIIe siècle, mais continue pourtant d'exercer un vif attrait grâce à ses« parolles enchantées » (une formule que l'on retrouve fréquemment dans les textes del'époque).23

Si les goûts personnels de Gatlif l'ont amené à mettre en scène des Tsiganes musiciens,les diseuses de bonne aventure ne sont pas absentes de ses films pour autant. On peutpar exemple penser au personnage superstitieux de Zingarina dans Transylvania , qui,en plus de s'être dessiné un œil destiné à la protéger des mauvais sorts à l'intérieur de lamain, se fait lire la bonne aventure dans des feuilles de thé par quatre femmes. Dans LesPrinces , la grand-mère exerce elle aussi cet art occulte, auprès d'un gendarme !

Le gendarme : T'as vu quelque chose ? La grand-mère : Je vois un gros problèmequi va te faire souffrir, gendarme. Qu'est-ce que c'est ? Quel problème ? Avecqui ? Pour en savoir plus faut donner un peu plus d'argent. (Le gendarme luidonne quelques pièces). Ton fils ne fera pas son service militaire, il s'enfuira àl'étranger pour de longues années. Dis-donc Raymond, c'est vrai que mon fils va

20 FLOT, Yves. Entretien avec Tony Gatlif. Plaquette promotionnelle Avant-première de Latcho Drom, Association Françaisedes Cinémas d'Art et d'Essai, 1993.

21 Citation de Tony Gatlif, in BRUNEAU, Jean-Pierre. Zigzags tsiganes. Jazz magazine , n°525, pp. 36-37.22 BODIGONI, op. cit., p. 10523 ASSEO, op. cit., p. 35

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faire ses trois jours l'année prochaine ! Parle-moi de l'héritage que t'as vu. Pourles questions d'argent faut consulter le tarot. C'est plus cher.

La fascination qu'elle suscite permet ici à la Tsigane d'en tirer parti. « En effet, la prétenduemagie pour les gadjé n'est qu'une simple escroquerie. Outre leur bénéfice, les magiciennesen retirent le plaisir du Hokano baro, c'est-à-dire de la "grande farce", qui permet de segausser après coup de la clientèle. »24

Outre la bonne aventure, on associe aux Tsiganes un certain nombre de connaissancesqui peuvent se rapporter à la magie ou au surnaturel. Ils sont notamment connus pourêtre d'excellents vétérinaires – ce que montre une des scènes de Liberté où ils soignentla blessure du maire qui s'est fait mordre par un cheval sauvage avec un cataplasme faitd’œuf et de bouse de vache. Dans Swing, Miraldo confie aussi à Max le secret d'un rituelmagique qui permet de rêver de la personne aimée. Ces représentations mystiques desTsiganes alimentent par conséquent le processus de fascination, dont la méconnaissancede l'autre semble toujours être la source. Car si les Tsiganes ont de toute évidence – etnécessairement – développé une médecine alternative, le fait de leur attribuer des pouvoirssurnaturels est corrélé avec une ignorance de leur véritable mode de vie, et donc uneappréhension faussée de l'altérité.

c. La « vie de Bohême »Le livre que vous allez lire est contagieux. Un mystère fait qu'il s'adresse àchacun de nous, intimement. Il rejoint nuitamment nos rêves censurés de fugueet de fuite. Par contraste, il met au jour notre existence d'aujourd'hui : assignés àrésidence, punis. Nous sommes tous des nomades contrariés.25

Le sentiment de partir à l'aventure, de débuter une nouvelle vie, de découvrir le monde...C'est ce que décrit le jeune Jan Yoors lorsqu'il décide de suivre les Roms qui avaient fait halteprès de chez parents. C'est peut-être ce qui pousse Stéphane à partir à la recherche de NoraLuca ou Max à fuguer chaque fois qu'il le peut pour retrouver les Tsiganes. Cette fameuse« vie de Bohême », qui aujourd'hui est beaucoup plus souvent associée aux artistes qu'auxTsiganes, désigne un mode d'existence fondé sur la liberté et l'unique souci du quotidien, duhic et nunc en quelque sorte, loin des obligations de la routine. Là encore, la connaissanceseulement partielle de la communauté tsigane amène les tenants de ce type d'opinions à neconsidérer qu'une facette de cette façon de vivre : loin d'y voir les difficultés que rencontrentrégulièrement les Tsiganes (expulsions, démarches administratives complexes, précarité)ou même d'imaginer que ce mode de vie ne passe pas forcément toujours par le nomadismeou l'absence de règles sociales (chacun ferait ce qu'il veut), ils l'idéalisent complètement.

Cette citation donne une assez bonne idée de la démesure et à l'incohérence decertaines manifestations de la fascination. Une des scènes clés du film Les Princes illustretout à fait ce processus : il s'agit de l'épisode où Nara, Zorka et la grand-mère rencontrent lestouristes26. Tony Gatlif se plait ici à caricaturer (et la scène est en effet cocasse), mais malgrél'outrance de certains comportements, la situation reste pertinente, et serait transposabledans beaucoup d'autres cas. La petite famille a fait une halte au bord de la route, et se

24 VAUX DE FOLETIER, op. cit., p. 16825 YOORS, Jan. Tsiganes, sur la route avec les Rom Lovara – 3e éd . Paris : Phébus, 2004. 273 p. Collection Libretto

(p. 9)26 cf. DVD à la fin du mémoire

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restaure autour d'un feu de camp. Une caravane passe et freine brusquement en apercevantles Tsiganes ; un couple en descend.

La grand-mère tsigane : Tiens tiens. Des gitans. [On notera l'ironie de laremarque] L'homme : Viens, viens, vite. Donne-moi l'appareil, donne-moil'appareil. La femme : Ah d'accord. Tiens. Lui : Ah, c'est super. Donne-moi le 110,finalement. Elle : Ah oui c'est sympa dis-donc. Regarde le linge ! Sur les fils defer barbelés, c'est marrant. Ah et puis ils ont l'air sympa, tu trouves pas ? Lui :Oui ils ont l'air sympa, ils ont l'air sympa... Faut faire attention quand même. (Ilprend quelques clichés). Ça c'est un souvenir. Elle : C'est des couleurs au moinsque tu as ? Lui : Oui oui. (Il reprend des photos). Hé il regarde ! Regarde, regarde.Il regarde vers nous. Elle (en chuchotant) : Rapproche-toi un p'tit peu, commeça. (Nara se rapproche, l'air menaçant.) Nara : Arrête avec ça, arrête avec tonappareil là, on est pas des singes ou quoi ! Alors donne-moi ça ! Lui : On peutfaire des photos ! Elle : Arrête ! Roger !!! (Roger donne un coup à Nara, ils sebattent tandis que la femme hurle. Nara est presque en train de noyer l'homme.)Nara (en criant) : Gadjo !!! Gadjo !!! La grand-mère : Ne le tue pas Nara. (Il brisel'appareil photo.)

Cet épisode traduit l'association qui est parfois faite entre les Tsiganes et un mode de vieprimitif, ou tout au moins "exotique". Il nous montre également que la fascination (et lacuriosité exacerbée) n'est pas incompatible avec une forme de crainte, tout comme celuiqui va voir la diseuse de bonne aventure peut avoir peur de la « malédiction de la gitane ».Le mari photographe va ainsi faire des clichés jusqu'à ce que Nara soit à son immédiateproximité, alors même qu'il avait prévenu sa femme de la menace que ce dernier pouvaitreprésenter. On retrouve le même type de problématique dans la scène de l'entretien entreNara et la journaliste27 : celle-ci semble ressentir une sorte d'excitation quant au fait de dîneret de converser avec un Tsigane, alors même qu'elle le considère – et c'est ce qui ressortde ses propos – comme un rustre, témoin d'un mode de vie archaïque.

On voit dans quelle mesure la fascination peut en elle-même contenir une formede stigmatisation : le schéma de la dialectique semble donc pertinent pour expliquer lesrelations sociales entre Tsiganes et non-Tsiganes. Cette certitude de découvrir une sociétéalternative et marginale lorsque l'on croise des Tsiganes peut même se muer chez certainsnon-Tsiganes en attente normative. Nous avons déjà évoqué la tendance – théorisée parGoffman - à définir « le » Tsigane par un certains nombres d'attributs. En réalité, s'il s'avèreque ledit Tsigane ne possède pas ce bagage de caractéristiques attendues et espérées, lesréactions des non-Tsiganes passent systématiquement par la déception voire la remise encause de la véritable identité du ou des individus en cause. Christophe Robert évoque dansle résumé de sa thèse ses entretiens avec des non-Tsiganes, et leur désabusement lorsqu'ilfait référence à la sédentarité des familles installées en banlieue parisienne :

Ce mécanisme déceptif se répète lorsqu'il s'agit de l'évolution de ces populations, etde leur adaptation à la modernité : « Comme les Eskimos sans igloos, les Indiens sansteepees, les Tsiganes sans roulottes trompent l'attente des amateurs d'exotisme. Les Anglo-Américains ont le droit eux de passer du chariot et du cheval à l'automobile, mais lesminorités, si elles en font autant, on dit qu'elles sont en train de perdre leur identité ! »28

David Sibley; quant à lui, va encore plus loin dans cette idée : il considère que le mythe27 cf. DVD à la fin du mémoire

28 HANCOCK, op. cit., (actes du colloque), p. 51

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qui entoure les populations tsiganes a une fonction pour la société des non-Tsiganes. Ilreprésente le modèle social qu'il ne faut pas suivre, un système de valeurs inverses decelles communément partagées. Pour l'auteur, les sociétés dominantes cherchent donc àconserver l'exotisme des représentations des Roms.

La dimension mythique contribue de manière significative à définir l'imagede groupes qui n'adoptent pas le modèle social dominant. L'éventualité quela caractérisation de groupes comme les Tsiganes soit avant tout d'ordremythique est rarement envisagée, particulièrement par ceux qui exercent uneresponsabilité politique, sans doute parce que ces mythes sont efficients – ilsdessinent les limites du système dominant. Les comportements non conformessont toujours décrits de deux façons : soit comme l'actualisation d'un mytheromantique, soit à travers des accusations de déviance (qui, elles aussi, sont leplus souvent mythiques). L'image romantique, évoquant de préférence un ailleursdans le temps ou l'espace, met irrémédiablement la minorité hors de la société.29

Par conséquent, on peut entrevoir les effets pervers de l'attitude de fascination, qui contribueà augmenter encore – de manière plus ou moins consciente pour l'individu fasciné – l'altéritéde celui qui nous fascine et la distance culturelle qui existe entre lui et nous. On peut ainsilégitimement se demander si le même procédé s'opère en sens inverse, et si les Tsiganesnourrissent un certain nombre de représentations mythifiées des Gadjé. S'agirait-il là encored'une attitude qui implique finalement une mise à distance de l'Autre ?

I.1.2 Fascination des Tsiganes pour les gadjéEntreprendre une telle analyse en inversant les points de vue s'est révélé particulièrementdélicat. Pour un individu qui n'appartient pas à la communauté tsigane, il est en effet ardude présumer de manière exacte et réaliste de l'image précise que les Tsiganes ont desgadjé (sur les points positifs qu'ils peuvent leur associer en particulier). De plus, il convientde rappeler que les témoignages directs des Roms sont rares, que ce soit sur des sujetstrès généraux ou a fortiori sur les rapports qu'ils entretiennent avec les non-Tsiganes. Latraditionnelle rétention d'information qui caractérise la communauté n'est malheureusementpas un mythe. Ceux qui acceptent de parler sont souvent les représentants plus ou moinsofficiels des Tsiganes, dont la légitimité est discutable, ou les Gadjé qui ont intégré lacommunauté à la suite d'un mariage par exemple. Les ouvrages théoriques sur la questionsont également relativement peu nombreux. Les films de Tony Gatlif ont donc constituénotre matériau de base pour cette partie ; toutefois, certaines scènes nous ont paru vraimentintéressantes à étudier sous le prisme de ce postulat : les Tsiganes eux aussi sont fascinéspar ceux qui diffèrent d'eux.

a. Le savoir des gadjéLa fascination s'opère sur des caractéristiques propres à l'autre, que l'on estime ne pasposséder soi-même. Le savoir, au sens de l'instruction (et plus spécifiquement la pratiquede la lecture et de l'écriture), est un motif qui illustre l'attrait des Tsiganes pour les Gadjé. Eneffet, beaucoup de Tsiganes sont encore analphabètes, et vont dépendre des personnessavantes lorsqu'ils sont amenés à devoir remplir des papiers ou lire des courriers. Dans LesPrinces, le personnage de la grand-mère est tout particulièrement sensible à cette qualité.Captivée par ce que sa petite fille apprend à l'école, elle demande à Nara de lui trouver

29 SIBLEY, David, Outsiders in urban societies, cité par HANCOCK, op. cit., (actes du colloque), p. 50

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un dictionnaire (ce dernier l'obtient d'une famille de non-Tsiganes, vraisemblablement issusd'un milieu bourgeois). C'est également elle qui va entreprendre une marche pour « allerchez l'avocat », seule personne assez fiable pour les aider après une double expulsion.

Mais l'exemple le plus simple et concret de ce motif de fascination nous est donné dansSwing. Déjà, lors de sa rencontre avec Max, Miraldo lui demande s'il sait lire et écrire – lepetit garçon sera amené à l'aider en échange des cours de guitare. Plus tard, il lui demandede rédiger un courrier : la pratique de l'écriture ou la composition d'une lettre officielle luisont apparemment complètement étrangères. Max se démarque alors comme détenteur dusavoir.

Miraldo : Tiens, écris là. (en lui tendant une feuille et un stylo). Max : J'écrisquoi ? A l'allocation... L'allocation familiale. J'écris quoi, comment ? Heu... Je saispas. Ils me doivent... Ils me doivent de l'argent. Ils m'ont envoyé que la moitié,et moi je suis pas content. Mais je l'écris comment, de quelle façon ? Ben je saispas, tu sais écrire. Écris. Ben oui mais je sais pas la phrase et tout... Mais si !Mais écris, tu sais écrire.

L'extrait le plus révélateur de l'ascendant exercé sur les Tsiganes par le savoir des gadjéest le moment où Max fait la lecture d'une lettre administrative à toute la famille de Miraldo,réunis pour l'occasion en cercle autour de leur jeune orateur dans un silence solennel.30

Mais l'on peut aussi évoquer l'envoûtement généré par Stéphane dans Gadjo Dilo lorsqu'ilconstruit un gramophone à l'aide d'objets de récupération et d'un vieux journal : il réussit àfaire fonctionner le vieux vinyle d'Izidor et tout le village s'extasie devant ce prodige.

Cette fascination (qui peut impliquer, comme on l'a vu, une forme de dépendance) pourles instruits est cristallisée dans la figure de l'institutrice, qui est admirée tant dans LesPrinces par Nara (avant qu'il échappe à un passage à tabac mené par son mari jaloux)que dans Liberté par Taloche, avec le personnage de Mademoiselle Lundi. Il s'agit depréciser ici que le critère qui motive la fascination est trouble, puisque les institutrices, si ellesreprésentent l'éducation et la connaissance, sont également des femmes non-Tsiganes.Le magnétisme qu'elles incarnent est donc aussi sexuel : Taloche est de toute évidenceamoureux d'Yvette Lundi, tandis que Nara va prendre la maîtresse de sa fille en filature, lasuivre jusque dans les beaux quartiers, avant d'échapper de justesse aux représailles deson mari. Cette attirance sexuelle envers les femmes blanches non-Tsiganes est récurrentedans les Princes , mais on la retrouve aussi dans Gadjo Dilo , lorsque Izidor tentevainement de séduire deux européennes dans un bar de Bucarest.

Il nous faut préciser que dans ces deux cas, la fascination procède beaucoup moinsd'une idéalisation ou du processus de naturalisation que les réactions de fascination quenous avions observées des non-Tsiganes envers les Tsiganes. Le cas suivant est cependantplus similaire.

b. L'attrait représenté par la FranceIl est nécessaire d'introduire un petit préalable à ce point : il s'agit ici de traiter spécifiquementdes Roms des pays d'Europe de l'Est (nous ferons donc principalement référence à GadjoDilo). En effet, que ce soit dans Swing ou dans Les Princes, les Tsiganes sont eux-mêmesfrançais, de sorte qu'un tel développement serait incohérent.

Le comportement d'Izidor envers Stéphane a été le point central de ce postulat, en tantqu'il semble considérer Stéphane comme une sorte de trophée, un faire-valoir fantastique

30 cf. DVD à la fin du mémoire

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qui montre toute sa fierté d'avoir un Français à ses côtés. Après l'avoir exhibé devant tousses amis du village, le vieil homme va vanter les mérites de son protégé face aux Roumainsinstallés au bar31. On est ici à la fois dans une attitude de fascination et dans un objectifde provocation, puisque Izidor utilise Stéphane comme argument qui donne une crédibilitédes Tsiganes face aux Roumains (il affirme que ce dernier est venu dans la communautépour apprendre le romanès, ce qui n'est pas du tout la vraie raison de son séjour). Il tenteensuite de démontrer que les conditions de vie des Tsiganes sont totalement différentes enFrance, et que le racisme n'existe pas là-bas (sic!).

C'est mon ami français. Il vient de Paris (Les buveurs se taisent d'un seul coup).Il habite chez nous. Pour apprendre le tsigane. (Le barman pose une questionen roumain). Non, monsieur, il ne parle pas roumain, il ne parle que tsigane ! Iln'a que des amis tsiganes à Paris. Oh, j'embrasse son cœur et sa tête ! Regardezcomme il est beau ! (Il le montre et le fait tourner). Le dos bien droit. Regardezcomme il est fait ! Il est rose et joli. Que Dieu te donne santé et chance, monfils ! (Le barman demande à Izidor et Stéphane s'il y a beaucoup de Tsiganesen France.) En France, il y a des Tsiganes colonels, majors, capitaines dansl'armée. Il y a des avocats, des procureurs. Il n'y a aucune différence entre lesuns et les autres, en France. Les Français et les Tsiganes vivent en parfaiteharmonie. En France, personne ne traite les Tsiganes de voleurs. Ils ne sont pasmontrés du doigt, en France ! Ils voyagent comme ils veulent avec leurs maisonsroulantes. Et ils réparent tout ce qui existe dans le monde : radios, téléviseurs...Ils fabriquent des casseroles, des wagons... Tout le monde les aime parce quesur la terre, personne ne travaille aussi bien qu'eux.

Ainsi, il semble que la fascination des Tsiganes envers les gadjé se traduise plus que dansle cas inverse par des conditions qu'on pourrait qualifier de matérielles ou d'utiles. L'attraitdu non-Tsigane va potentiellement servir les intérêts directs de la communauté.

Le sentiment de la différence est loin d'être réduit pour autant, on va le voir avec lesmanifestations de la répulsion. L'appréhension de l'autre est toujours vecteur de tensionsintra-communautaires : les attributs tant célébrés deviennent inquiétants, et le mécanismede fascination, du fait qu'il se fonde sur une méconnaissance de l'autre, peut aisément êtreretourné et alimenter un processus de stigmatisation.

Cet univers des représentations est révélateur des sociétés qui en sont àl'origine. L'image est le reflet des préoccupations de ceux qui l'élaborent,et l'étude du traitement des Tsiganes permet l'analyse sociopolitique etpsychologique de ceux qui les entourent. […] Préjugés et stéréotypes formantle noyau des représentations sont ainsi omniprésents, caricature constante etrépulsive du nomade, mêlée au mythe ambigu – quelquefois attirant – du Tsigane.Souvent, ceux qui expriment des opinions négatives ont conscience du refus quiest le leur mais n'assument pas le rejet : le raciste, c'est toujours l'autre.32

Jean-Paul Liégeois met très bien en relief cette dualité qui préside les représentations quenous nous formons des Tsiganes. Mais l'inverse est vrai, et les manifestations du rejet sonttypiques de la similitude existante entre les réactions des deux communautés.

31 cf. DVD à la fin du mémoire32 LIEGEOIS, op.cit., p. 32

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I.2 … en tension avec les expressions de larépulsion, qui conditionnent des frontières souventinfranchissables entre les deux groupes sociauxL'habitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondementspsychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nousquand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudierpurement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales,esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nousidentifions. "Habitudes de sauvages", "cela n'est pas de chez nous", "on nedevrait pas permettre cela", etc., autant de réactions grossières qui traduisent cemême frisson, cette même répulsion, en présence de manière de vivre, de croireou de penser qui nous sont étrangères.33

Les réactions discriminantes ou racistes sont choses courantes, et disposent aujourd'huid'une visibilité sans précédent par le biais des médias. La citation de Lévi-Strauss est ence sens révélatrice des propos que l'on entend souvent à l'égard des minorités, notammentlorsque les non-Tsiganes parlent des Tsiganes mais aussi quand ces derniers évoquent lesgadjé.

On observe ainsi que le regard qu'une société porte sur une autre société différented'elle aboutit très souvent à une stigmatisation, voire à un déni d'humanité par laréaffirmation et la revalorisation de ses propres caractéristiques culturelles : c'estl'ethnocentrisme. L'altérité serait donc productrice du stigmate, et ces deux phénomènesconsidérés conjointement aboutiraient à la mise à l'écart de l'individu qui en est l'objet. Ladéfinition de la personne stigmatisée selon Goffman, on peut le rappeler, est « l'individuque quelque chose disqualifie ou empêche d'être pleinement accepté par la société »34.Goffman montre qu'il existe trois types de stigmates35 : les monstruosités du corps, les taresdu caractère « qui, aux yeux d'autrui, prennent l'aspect d'un manque de volonté, de passionsirrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté, et donton infère l'existence chez un individu parce que l'on sait qu'il est ou a été, par exemple,mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaireou d'extrême gauche », et les stigmates tribaux « que sont la race, la nationalité et la religion,qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous lesmembres d'une famille. »

Nous nous sommes intéressés aux deux derniers types de stigmates : si les stigmatestribaux paraissent être le cadre d'analyse le plus pertinent, certaines réactions touchentégalement aux tares du caractères, puisque l'on va par exemple reprocher au Tsiganesa malhonnêteté ou au Gadjé sa perfidie (on voit que la procédé de naturalisation estdirectement lié à la construction du stigmate). Il semble cependant dans notre cas précisque ces tares découlent précisément du stigmate tribal, qui est à la fois liminaire et prégnantdans la construction des positions discriminantes.

33 LEVI-STRAUSS, op.cit., p.4334 Voir supra, p. 7 du mémoire35 GOFFMAN, op. cit., p. 14

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I.2.1 Répulsion des non-Tsiganes pour les TsiganesLes minorités ethniques sont traditionnellement la cible privilégiée de la discrimination.La conjoncture migratoire actuelle qui touche les pays européens les pousse de ce faità entamer une réflexion sur les problématiques d'intégration. En temps de crise, cespopulations sont immédiatement associées aux problèmes que rencontre le pays et renduesresponsables des difficultés qu'il traverse. C'est notamment la thèse de René Girard dansLe bouc-émissaire. S'il se centre sur le fonctionnement de la persécution – ce qui va au-delàde notre raisonnement -, son analyse nous est néanmoins précieuse pour montrer dansquelle mesure l'élaboration d'un réseau de stéréotypes facilite la désignation d'un coupablesocialement identifié comme nuisible :

Les persécuteurs finissent toujours par se convaincre qu'un petit nombred'individus, ou même un seul peut se rendre extrêmement nuisible à la sociététoute entière, en dépit de sa faiblesse relative. C'est l'accusation stéréotypéequi autorise et facilite cette croyance en jouant de toute évidence un rôlemédiateur. Elle sert de pont entre la petitesse de l'individu et l'énormité du corpssocial.36

Les Tsiganes sont une illustration patente du type d'individus qui peuvent être les sujetsde discriminations – voire de persécutions. Outre le fait qu'ils sont généralement accuséslorsque quelque chose tourne mal (on peut ici penser à Jan Yoors qui raconte comment lesRoms kalderash avec qui il voyage sont accusés d'avoir provoqué un incendie, alors qu'ilsse trouvaient juste à l'endroit où les faits ont eu lieu37), ils mettent en danger dans l'espritde leurs détracteurs le "bon" fonctionnement de la société en proposant un mode de viealternatif. C'est justement cette différence qui est désignée négativement, et qui constituela base du stigmate qui touche les Tsiganes.

Le "problème tsigane" a toujours suscité des solutions synonymes de disparitiondu Tsigane, rejeté au loin, ou enfermé en force ou en douceur. "Lie de toutesles nations", comme les désignait en 1615 Francisco Fernandez de Cordoba, lesTsiganes sont toujours minoritaires. Mais, politiquement et psychologiquement,ils font peur, ils font craindre le désordre et, en eux, c'est l'étrange qui estpourchassé pour être supprimé. Ils mettent la société qui les entoure en face deses phobies et de ses cauchemars, et l'image de l'étrange construite à chaqueépoque offre l'illustration d'un contre-type révélateur des tensions de ceux qui laconstruisent ; elle fait apparaître le "contraire" du groupe qui la projette pour s'endébarrasser, d'où cet effet de miroir des préoccupations d'un temps, qui permet,avec l'exemple du traitement administratif des Tsiganes, l'analyse historico-politique de ceux qui les entourent.38

Finalement, on peut supposer qu'une trop grande altérité suscite la crainte, une sorted'appréhension de l'inconnu qui ferait planer une menace mal définie sur notre quotidien :

Les Tsiganes symbolisent un mode de vie oriental, en tribus, comme il en existeencore en Afrique mais qui choque l'Européen moderne. Un type qui n'a pas de36 GIRARD, René. Le bouc-émissaire . Paris : Librairie Générale Française , 1986. Collection Le Livre de Poche. 313 p.

(p. 25)37 YOORS, op. cit.38 Citation d'un ouvrage d'ASSEO et de MAYALL in LIEGEOIS, op. cit., p. 63

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maison, qui met en avant des vieilles valeurs comme le clan, la famille, l'honneur,qui n'a aucun sens de la propriété ou de la patrie, est dangereux. Il fait peur.39

Les réactions des non-Tsiganes à cette dissemblance vont alors être diverses, del'ignorance jusqu'à la répression : la répulsion passe soit par la tentative de supprimercette différence (on va alors chercher à "aligner" les comportements des Tsiganes surceux des non-Tsiganes), soit par la violence, et les populations tsiganes sont alors rejetéesphysiquement.

a. Une législation répressiveLes facteurs différentiels entre les deux groupes sociaux les plus concrets - et donc ceux quiinitient les réactions de rejet – sont sans doute du côté des Tsiganes le mode de vie global,les activités professionnelles, et surtout le nomadisme. Il convient ici de rappeler brièvementles législations successives françaises concernant le nomadisme, car elles témoignentassez clairement d'une volonté de classifier les Voyageurs de manière discriminante, etd'entraver leurs déplacements.

Historiquement, les autorités ont d'abord cherché à expulser les nomades, puis àrèglementer la pratique de l'itinérance, parfois même jusqu'à la sédentarisation forcée.Au milieu du XIXe siècle, les premières règlementations concernent les populationsitinérantes : des circulaires ministérielles prescrivent l'établissement d'un carnet spécialde saltimbanque.40 La loi du 16 juillet 1912 instaure le carnet anthropométrique pour lesnomades : il s'agit d'un système de contrôle discriminatoire, car les forains et commerçantsambulants en sont exclus. Tout nomade de plus de 13 ans doit en posséder, et ceux quivoyagent en groupe doivent être titulaires d'un carnet collectif. Tony Gatlif met en imagescette législation rigoureuse dans son dernier film, Liberté, où les nomades font viser leurscarnets en arrivant au village.

Ils reportaient tout ce qui est individuel, tout ce qui avait marqué dans le carnetanthropométrique ; plus si tu avais la caravane, la couleur de la caravane, situ voulais repeindre il fallait faire la demande à la préfecture, plus on marquaitles chevaux, leur couleur aussi, et leur nom et leur âge, tout ; en fait tu étaisconsidéré comme étranger, étranger à la France, c'était comme une tolérance.41

En 1969, le carnet anthropométrique est supprimé au profit de carnets et de livrets decirculation (qui sont toujours en vigueur), qui là encore compliquent la pratique du Voyage.Ces législations sont très dures pour les Tsiganes nomades, qui ne conçoivent pas unevie libre sans itinérance. Cependant, elles touchent aussi indirectement les Tsiganessédentaires. Dans Les Princes, Tony Gatlif nous présente deux scènes d'expulsion,visiblement très marquées par le poids des a priori. Après s'être fait expulser une premièrefois de l'appartement qu'ils occupaient dans un HLM, Nara et sa famille vont effectivementêtre délogés de la cabane où ils avaient trouvé refuge. Les réactions des forces de policesont alors édifiantes en ce qui concerne l'expression des préjugés :

Le policier : Debout là-dedans ! On fout le feu à la baraque ! Debout ! (Ils ouvrentla porte, le policier s'adresse à Nara). Approche. Police, présente ton carnet denomade. Nara : On n'est pas des nomades. (Il tend un papier) Le policier : Je

39 Citation d'Alain WEBER in JOIGNOT, Frédéric et ZORRO, Jean. Qui a peur des gitans ?. Actuel , novembre 1993, n°35.40 ASSEO, op.cit., p. 87

41 BODIGONI, op.cit., p. 34 (témoignage de Jean C. sur le carnet collectif)

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m'en fous de ces papiers, j'veux ton carnet de nomade. Et cette pourriture quiencombre la voie publique, t'appelles ça un domicile fixe ? Allez, magnez-vous !Plus vite, la vieille ! Nara : Viens maman. La grand-mère : Vous avez pas le droitde faire ça. On n'est pas des rats ! Le policier : Vous êtes comme des rats. Là oùvous passez, il faut désinfecter !

Ces interventions violentes des autorités témoignent de la virulence du processus de rejetqui s'opère. L'autre est réduit à un sous-homme, voire ici à un animal nuisible. La répressionvise directement les attributs que l'on juge trop différents, trop contraires au mode devie non-Tsigane. On a par extension une volonté de normaliser les nomades, d'annihilerune différence qui dérange : « L'itinérance est dévalorisée alors que la sédentarisationest présentée comme la voie de la promotion sociale […] D'une manière générale, lareconnaissance du fait tsigane s'établit négativement par opposition à un mode de viemajoritaire. »42

Le schéma de la dialectique est donc fonctionnel vis-à-vis de la thématique dunomadisme, pratique tant idéalisée que rejetée. On pourrait presque postuler qu'elle estrejetée parce qu'elle désigne un autre mode de vie potentiel, éventuellement plus séduisant.Le choix de la stigmatisation serait alors une solution pour éviter la tentation. Si on avancecette hypothèse, le cortège de préjugés associés aux Tsiganes serait en ce sens un moyende disqualifier irrémédiablement cette communauté, et ainsi toute alternative de vie quiremettrait en cause le modèle qui régit nos sociétés (sédentarité, professions fixes etsalariées, famille nucléaire, etc.)

b. Les différents motifs de la stigmatisation« Depuis que tu t'habilles en reine gitane, mon business a chuté de 30%. Il n'y a que toi,moi et les chiens qui aimons les Tsiganes dans ce monde.»43 La désaffection que les non-Tsiganes peuvent éprouver envers les Roms prend des formes aussi expressives que soncontraire, la fascination. Ainsi, une ville où une communauté tsigane vient s'installer devientle microcosme des préjugés les plus divers...

La présence d'un groupe de Gitans, de Manouches, etc. réveille d'ancienspréjugés qui se manifestent aussi bien lors de l'entrée de caravanes dans unecommune qu'au travers du voisinage qui côtoie ces familles dans un quartierrésidentiel. Si aujourd'hui on ne parle plus de vols d'enfants et très rarement demagie ou de sorcellerie, il est fréquent d'entendre dire que ce sont des voleurs,que les parents n'éduquent pas leurs enfants, qu'ils sont sales ou que lesméthodes employées pour gagner de l'argent sont douteuses, etc.44

C'est ce que montrent également les documentaires réalisés sur la question. On peut iciévoquer le reportage de Bernard Kleindienst45, qui suit l'installation d'un groupe de Roms enIle-Saint-Denis (en juillet 2002). Lors d'une réunion avec les riverains, on peut entendre desphrases qui démontrent le degré d'imprégnation des a priori dans les esprits : « Questionde sécurité », ou encore « C'est des gens qui sont nés comme ça, ils mourront comme ça

42 Citation de Bernard PROVOT in ROBERT, op.cit., p. 12843 GATLIF, Tony. Transylvania. Princes films, 2006, 103 minutes. Citation de Tchangalo44 ROBERT, op. cit., p. 5045 KLEINDIENST Bernard. Roms en errance. Beur TV la chaîne Méditerranée, TV10 Angers et Les films de l'interstice, 2005, 69minutes.

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et vous pourrez pas les changer. » Le témoignage le plus frappant est néanmoins celui deMichel Sappin , préfet de Seine-Saint-Denis :

Est arrivé avec les Roms un relent de Moyen-Âge. […] Quand la communautéRom arrive, elle arrive avec un mode de vie, avec une civilisation si je puis direou un manque de civilisation, qui nous fait revenir des siècles en arrière, […] unmode de fonctionnement qui vraiment rappelle les hordes barbares du Moyen-Âge. Vous allez dire que j'exagère. Oui et non : j'exagère dans les termes. Laréalité, c'est bien celle-là ! On se trouve avec des gens qui tuent, qui volentde façon... avec une agressivité extraordinaire, qui font subir à leurs propresenfants des menaces et des sévices tels qu'ils n'ont d'autre issue que de seprostituer ou de voler. Toute la famille... Toute la communauté rom vit comme ça.Et ces gens là si vous voulez sont tellement... imbibés de cette violence, de cetteorganisation, je dirais même pas mafieuse ! De cette organisation... allez, je diraismême barbare, parce que c'est vraiment, ça nous ramène encore une fois dessiècles en arrière. Ces gens-là sont complètement inadaptables dans notre pays.Totalement inadaptables ! Ils sont décalés complètement. Non pas seulementdécalés par rapport aux instruments de notre civilisation, je veux dire au confort,aux équipements, etc. Ils sont décalés dans les mentalités.

Nous sommes dans un cas flagrant d'ethnocentrisme. Et l'on voit dès lors tout le panel desstigmates associés aux Tsiganes : fonctionnement primitif, retard culturel, association à lacriminalité sous toutes ses formes, mauvaise éducation des enfants, violence, marginalité...Gatlif se fait un devoir de reprendre ces préjugés dans ces films, souvent pour mieuxridiculiser ceux qui les formulent. Certes, ils comportent une part de vérité, et le réalisateurn'épargne pas les Tsiganes sur ce point : dans Les Princes, il nous montre notammentNara qui vit de vols et de petits larcins... mais il met aussi en scène avec une ironie àpeine contenue la grand-mère qui vole une poule ou passe par une fenêtre pour mangerun couscous à la sauvette.

Tony Gatlif désigne aussi l'écart qui existe entre les jugements préconçus et le modede vie réel des Tsiganes. Prenons par exemple l'accusation de saleté. Lors de la premièreexpulsion de la famille de Nara, les gendarmes ne se privent pas de propos stigmatisants,tout en jetant les affaires des Tsiganes directement par la fenêtre : « Attention, tu vasattraper la chtouille ! » Ce préjugé de manque d'hygiène a des implications directes dansles représentations que les non-Tsiganes se forgent des Roms, et on retrouve toujours cettemise à distance de celui qui par sa différence met en danger les codes de la "bonne société" :« L'évidence de l'idée reçue selon laquelle les Gitans sont sales est un élément de la logiquede classification qui régit nos sociétés. Au-delà des réalités parfois observables et souventmises en images, l'idée sous-jacente est bien que les Gitans ne sont pas à leur place, quepartout et toujours ils n'y sont pas. »46 Or il s'agit de préciser que les Tsiganes ont des normesd'hygiène très strictes, dont Gatlif donne un aperçu dans Gadjo Dilo, lorsque les femmesprocèdent à leurs ablutions sous la tente en gardant leur jupe. La toilette se fait ainsi selondes principes rigoureux, régis par la notion de « marhime » (impur) : les Tsiganes utilisentdes bassines séparées pour la lessive, la cuisine, la toilette et distinguent celles réservéesà l'usage des femmes. C'est bien là la preuve de l'ignorance qui préside à la constitutiondes idées reçues.

46 BODIGONI, op. cit., p. 68

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Les raisonnements fondés sur la naturalisation conditionnent en conséquence desfrontières souvent infranchissables entre les groupes sociaux. L'anticipation des attributs etde la catégorie sociale de l'autre produit une stigmatisation exacerbée, que Gatlif met trèsbien en évidence dans ses longs-métrages. L'assimilation des Tsiganes à une nécessairemendicité est en particulier illustrée dans une scène des Princes, dans laquelle l'aubergisteréagit immédiatement en voyant arriver la famille de Nara, démontrant ainsi la rapidité aveclaquelle il présume de l'identité sociale de ses visiteurs :

L'aubergiste : Oula ! Oh non non non non, la mendicité est interdite dans monétablissement, veuillez sortir messieurs dames. La grand-mère : Nous avonsrendez-vous avec une journaliste allemande qui doit nous faire un article dans unjournal américain. Oui c'est ça c'est ça... Oui écoutez je n'ai rien à manger pourvous ici, j'ai une clientèle correcte. D'ailleurs il y a un terrain qui vous est réservéà la sortie du village hein, vous pouvez y aller. Oui, mais écoutez-nous Monsieur.Je vous dis que nous avons rendez-vous avec une journaliste allemande quiva nous faire un article dans un journal. Si vous ne sortez pas immédiatement,j'appelle les gendarmes.

Nous sommes donc face à un réseau de préjugés préétablis qui modèle complètement lesrapports sociaux entre les communautés. Rejetés de toute part, les Tsiganes sont bien mishors de la société, sont bien « stigmatisés » selon la définition qu'en donne Goffman. En seprotégeant d'une altérité qu'ils jugent menaçante, les « normaux » (si l'on reprend la mêmeterminologie que lui) procèdent à l'exclusion radicale des minorités, selon une stratégie plusou moins consciente :

Les attitudes que nous, les normaux, prenons vis-à-vis d'une personne affligéed'un stigmate et la façon dont nous agissons envers elle, tout cela est bienconnu, puisque ce sont des réactions que la bienveillance sociale est destinéeà adoucir et à améliorer. Il va de soi que, par définition, nous pensons qu'unepersonne ayant un stigmate n'est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat,nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisonsefficacement, même si c'est souvent inconsciemment, les chances de cettepersonne. Afin d'expliquer son infériorité et de justifier qu'elle représenteun danger, nous bâtissons une théorie, une idéologie du stigmate, qui sertaussi parfois à rationaliser une animosité fondée sur d'autres différences, declasse, par exemple. Nous employons tous les jours des termes désignantspécifiquement un stigmate, tels qu'impotent, bâtard, débile, pour en faireune source d'images et de métaphores, sans penser le plus souvent à leursignification première. Observant une imperfection, nous sommes enclins à ensupposer toute une série. Observant une imperfection, nous sommes enclinsà en supposer toute une série, non sans attribuer en même temps certainesqualités souhaitables mais peu souhaitées, souvent teintées de surnaturel, tellesle "sixième sens" ou l'"intuition". »47

Cette citation est tout à fait pertinente quant à la démonstration du mécanisme destigmatisation qui s'opère entre non-Tsiganes et Tsiganes. Revenons un instant sur l'emploides termes qui déterminent l'expression d'un stigmate ; dans le cas spécifique desTsiganes, ils sont multiples ! A titre d'exemple, on peut en citer quelques-uns : romanichels,

47 GOFFMAN, op. cit., pp. 15-16

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bohémiens, manouches, gitans, gens du voyage... Si tous ne sont pas discriminants ausens premier, ils tendent à le devenir de par l'emploi actuel qui en est fait. On ne sait quetrop la connotation associée au mot « Tsigane » en Europe de l'Est et en Allemagne plusspécifiquement. La dernière partie de la citation est également très intéressante, puisquedes qualités surnaturelles sont aussi attribuées aux Tsiganes – nous l'avons vu avec labonne aventure, la crainte de leur malédiction et leurs prétendus pouvoirs magiques.

c. L'expression du stigmate poussée à l'extrême : les manifestations duracismeIl nous faut évoquer enfin la forme la plus extrême de la stigmatisation. Nous avons choisile terme de « racisme » - la conception qui attribue une supériorité à une race sur lesautres - pour expliquer le fonctionnement des préjugés érigé en système, qui va passerpar la violence tant verbale que physique : nous sommes donc au cœur du stigmate tribal.Il est possible de distinguer un crescendo dans les scènes que nous montre Gatlif ; ledegré de violence symbolique ou effective varie en effet. Nous prendrons pour exempletrois épisodes qui illustrent la virulence des manifestations du racisme : le passage à tabacévité de justesse dans Les Princes, la scène du pogrom dans Gadjo Dilo, et l'expériencede la déportation dans Liberté notamment, mais que l'on retrouve en filigrane dans Swingégalement (les deux derniers films cités sont les plus récents, d'où l'emploi de la notion decrescendo).

La scène du bar48 est à l'image du racisme ordinaire et décomplexé, parfois associésaux milieux populaires, que d'aucuns ont déjà montré à l'écran. Jeanne Baumberger faitd'ailleurs référence dans son article49 aux « Dupont-Lajoie » du bar, et il est vrai que l'onretrouve dans cette scène le même genre de réactions que dans le long-métrage éponymed'Yves Boisset50 (scène du bar également). On y observe certains topoï du racisme enversles Tsiganes : ils ne sont pas français et à vrai dire on ne connaît pas leur réelle origine,ils sont sales, ...

- Nara : Je voudrais un café, s'il vous plaît. - Le mari de l'institutrice : Ho ! Qu'est-ce que tu lui veux à ma femme toi ? Hein ! - Nara : Quoi ? - Le mari : Qu'est-ceque tu lui veux à ma femme ? Pourquoi tu l'as suivie, dis ? - Nara : Je l'ai suivieparce qu'elle était jolie moi. Je voulais la connaître. (Il boit une gorgée de café).Hmm, et j'savais pas que c'était ta femme hein. - Le mari : Allez montre-moi tonpasseport, tes papiers, ta carte de séjour ! (Il tape Nara sur l'épaule) - Nara :Touche-moi pas toi. (Tous les hommes du bar approchent, ceux qui jouaientbrandissent leurs queues de billard comme des armes.) - Le mari : Allez va violerles femmes de ton pays ! (Au barman :) René appelle les flics ! Moi je vais tefaire refouler, tu vas voir toi ! Je vais te faire rentrer dans ton pays ! - Nara :J'ysuis déjà dans mon pays, t'auras pas de mal. (Il tente de passer mais l'autre luibarre le passage). Laisse-moi passer maintenant, et tire-toi. Barre-toi, laisse-moipasser ! - Le mari :Tu me fais pas peur avec ta sale gueule. Gaffe, hein ! - Nara(il lui pose la main sur l'épaule, l'air conciliant) : Allez, viens boire un café. - Lemari : Allez sors dehors ! J'vais te péter la gueule, moi ! Viens si t'es un homme,

48 cf. DVD à la fin du mémoire49 BAUMBERGER, Jeanne. Les Princes, un bidonville dont le prince est un gitan. Le Provençal, 6 novembre 1983.50 BOISSET, Yves. Dupont Lajoie. 1975, 100 minutes.

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viens ! - Nara : Tu vois mes petits bras (il lui montre). Tu vas me casser en deuxlà, voilà. Et de toute façon, y a qu'une marche à prendre, et après, bonsoir Clara.- Le mari : Qu'est-ce que tu veux dire, là ? (Nara donne des coups et s'enfuit. Il secache sous une voiture accidentée et vandalisée. L'un de ses poursuivants urinedessus, Nara a la tête dedans mais se tait). - L'homme : C'était un rat ce mec !

On peut se reporter ici à l'analyse de René Girard, qui fait état de la relative unitédes chefs d'accusation envers les boucs-émissaires. Les persécuteurs leur attribuenttraditionnellement des crimes de violence (qui ont pour objet l'autorité ou les êtresfaibles comme les jeunes enfants), des crimes sexuels (viols, inceste, bestialité : lesplus fréquemment invoqués sont ceux qui transgressent les tabous les plus rigoureux,relativement à la culture considérée), et des crimes religieux (comme la profanation d'hostiespar exemple)51. Cette scène est centrée sur l'imputation de crime sexuel, mais il sembleque l'accusateur n'aurait aucun mal à conclure aux autres crimes. Le fait de remettre encause la nationalité de Nara est aussi un procédé raciste commun, en tant que les individusqui adhèrent à ce genre d'opinions prônent généralement une séparation nette entre lescommunautés – voire une ségrégation – et rejettent fermement tout étranger. On est ici faceà une représentation des Tsiganes très négative.

« Des maisons appartenant aux Roms résidant dans le village de Bâcu, à23 kilomètres de Bucarest, ont été incendiées et détruites, à la suite d'uneconfrontation entre des villageois et des Roms sédentarisés depuis longtempsdans ce village, dans le nuit du 7 au 8 janvier 1995 […] Le conflit de Bâcus'inscrit dans une série d'une trentaine d'actions collectives contre les Romsen Roumanie depuis décembre 1989. Dans plusieurs incidents de ce type, lafoule survoltée se dirige vers la maison des familles romani, au son du tocsin.Ces scénarios ne sont autres que des avatars contemporains des pogroms,phénomènes autrefois courants en Europe centrale et orientale.52

La scène du pogrom dans Gadjo Dilo marque un nouveau degré dans la violence, puisqu'elleva prendre la forme d'une tentative d'éradication de la communauté ou tout au moins dupetit village dans lequel les Roms résident. A la suite d'une altercation dans le bar – Adriani,le fils d'Izidor tout juste sorti de prison vient provoquer les Roumains et finit par tuer celuiqui l'a insulté en retour – les Roumains viennent en nombre pour une expédition punitive. Ilsfinissent par tout incendier, et Adriani meurt brûlé. « Il y a quelques semaines, en Roumanie,un gitan a tué un bonhomme dans un bar, qui l'avait traité de sale gitan. Tout le village a faitla chasse aux gitans, on en a pendu trois. Au lieu d'attraper le coupable, on s'attaque à toutun peuple, on les met tous dans le même sac. C'est grave. »53

On peut noter au passage que chez Gatlif le bar est toujours le lieu des confrontations,à l'image des Princes. Dans Gadjo Dilo, la tension y est palpable pendant tout le film, ycompris lorsque les Roumains ricanent aux propos d'Izidor qui est en train de vanter lesmérites de la France. C'est le lieu par excellence des « contacts mixtes » et par là-mêmedes conflits potentiels.

Je pensais que le racisme était plus voyant que ça en Roumanie. Quand on entredans un café avec des Tsiganes, il n'y a pas de réflexion déplacée, de gestes

51 GIRARD, op.cit., p. 2452 LIEGEOIS, op.cit., p.7453 Citation de Tony Gatlif in JOIGNOT Frédéric et ZORRO, Jean. Qui a peur des gitans ?. Actuel , novembre 1993, n°35.

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hostiles. Non, il se dégage une forme d'indifférence plus pesante encore. C'estcomme s'ils n'existaient pas, on sent juste comme un courant d'air frais quiparcourt la salle. Mais, en même temps, il est clair qu'à la première étincelle, lahaine va exploser. Je me suis inspiré de la réalité. Cette haine du Tsigane esttellement inscrite dans la culture roumaine, qu'ils ne sont plus considérés commedes êtres humains.54

La déportation et l'expérience concentrationnaire sont des thèmes que Gatlif a longtempsvoulu traiter, sans y parvenir au début. Ainsi, à l'époque de Swing, il voulait déjà réaliser unfilm sur les Tsiganes sous Vichy : il ne parvient qu'à évoquer les camps à travers le récitde la grand-mère, et ne consacrera au sujet un long-métrage entier qu'avec Liberté, sortien février 2010. Nous ne nous sommes pas centrés sur l'étude de ce dernier film, qui estsorti en salles à un stade assez avancé de notre étude. Il s'agit néanmoins d'affirmer quenous sommes sans doute ici dans la manifestation la plus extrême du racisme, dont Gatlifnous donne un aperçu en nous montrant les camps, les interventions de la Gestapo, ladéshumanisation, la répulsion ambiante à l'égard des Tsiganes...

Dans les camps, les stigmates associés aux populations prenaient une forme visible :l'étoile jaune des Juifs, le triangle rose des homosexuels, … et le triangle brun des Tsiganes(ou le tatouage qui marquait leur peau du "Z" des "Zigeuner"). Ces derniers sont deplus qualifiés d'asociaux et d'apatrides, et donc touchés par une nouvelle mise à l'écartsymbolique de la société. Le port obligatoire du triangle brun semble également marquerun retour à l'origine du stigmate, tel qu'il était conçu par les Grecs. Il s'agissait alors de« marques corporelles destinées à exposer ce qu'avait d'inhabituel et de détestable le statutmoral de la personne ainsi signalée. Ces marques étaient gravées sur le corps au couteauou au fer rouge, et proclamaient que celui qui les portait était un esclave, un criminel ouun traître, bref, un individu frappé d'infamie, rituellement impur, et qu'il fallait éviter, surtoutdans les lieux publics. »55

On voit donc la rupture profonde et apparemment inéluctable qui s'établit entre les deuxcommunautés. Mais il s'agit aussi de préciser que de telles attitudes témoignent fortementdu paradoxe du relativisme culturel théorisé par Lévi-Strauss, et qui, si l'on reprend laterminologie de René Girard rapproche les persécuteurs des boucs-émissaires.

C'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre lescultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec cellesqu'on essaie de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent commeles plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leuremprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme quicroit à la barbarie.56 57

Ainsi, malgré les dissemblances profondes et l'attribution de stigmates qui séparent lesdifférents groupes sociaux, celui qui est à l'origine des actions ou propos racistes serapproche de ceux qu'il conspue par le caractère primitif de ses réactions. Et on va enfait observer que les similitudes des attitudes sont plus nombreuses que ce qu'on pourrait

54 Citation de Tony Gatlif in PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Gadjo Dilo, 199755 GOFFMAN, op.cit., p.11

56 LEVI-STRAUSS, op.cit., p.4657 Voir supra, pp. 37-38 du mémoire, citation du préfet de la Seine-Saint-Denis

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imaginer entre Tsiganes et non-Tsiganes : à un moment, chaque entité sociale va en effetprocéder à un rejet (total ou partiel) de l'autre et préférer à la mixité un « entre soi ».

I.2.2 Répulsion des Tsiganes pour les gadjéDe celui qui met les pieds chez eux, ils pensent soit qu'il fait de la politique, soitqu'il vient les embobiner, les évangéliser, n'importe quoi. Bref, qu'il n'apporte riende bon. La tolérance ou l'intolérance sont des notions abstraites pour eux. Ilssoupèsent l'individu. S'ils le rejettent, c'est sans appel. Fini.58

Si la fascination des Tsiganes pour les gadjé est à nuancer, ils ne sont pas en reste quantà la détestation de l'Autre. Ils sont en tout cas des représentants classiques de l'entre-soi,puisque rares sont les gadjé qui par alliance ou par un autre moyen parviennent à entrerdans la communauté, ou le cas échéant à y être intégrés.

a. La figure du gadjoLa figure répulsive du gadjo est ainsi un lieu commun dans le monde des Roms. Lorsde chaque conflit ouvert avec des non-Tsiganes (les touristes, l'aubergiste), Nara va lesqualifier de gadjo comme si c'était une insulte, à l'instar des frères de Miralda (l'épouseque Nara a répudiée) qui accusent leur sœur de vouloir épouser un gadjo parce qu'elle« prend la pilule comme les femmes des gadjé ».59 Il est intéressant d'expliquer ce terme quisignifie littéralement "étranger" ou plutôt "non-Tsigane", par opposition au terme "rom" quisignifie "homme". Et cela rejoint très exactement notre postulat de la similitude des réactionsentre les communautés (cf. substantifs associés aux Tsiganes par les non-Tsiganes). Dansl'Antiquité grecque, on utilisait le terme "barbare" pour tout ce qui était étranger (et parextension sauvage). « Dans la même perspective, certains groupes se nomment par destermes qui signifient "hommes" par opposition, de fait, à d'autres groupes dont on dénieimplicitement l'humanité. L'étranger devient le sauvage. »60 On en revient au concept d'uneidée de soi et des siens qui s'élabore en réaction par rapport à l'autre ; on va s'affirmer par ceque l'on n'est pas. La représentation des Tsiganes, en passant par la dialectique fascination/répulsion vis-à-vis des Gadjé, va donc mettre en évidence l'existence d'une constructionidentitaire guidée par la représentation de l'Autre et par l'appréhension de sa différence.

Dans un contexte de proximité géographique, socioculturelle et économique,une dimension du vécu des Gitans nous a interpellé de manière récurrente :le sentiment d'une distance établie, permanente et partagée par l'ensemble dugroupe, qui détermine de manière très marquée les relations avec les non-Gitans.[…] Les relations entre les familles tsiganes et les groupes sociaux qui lesentourent sont déterminées, dominées par l'opposition Nous-Tsiganes/Eux-non-Tsiganes. Les Tsiganes s'identifient en faisant référence aux populations qu'ilscôtoient et auxquelles ils refusent d'être associés. Ils s'affirment par négation :ils ne sont pas des Gadjé. […] L'opposition n'est ni ponctuelle ni insolite, elles'inscrit dans la quotidienneté des individus. L'Autre, qu'il soit apprécié ou non,proche ou inconnu, est toujours qualifié de Payo ou Gadjo. Omniprésente, la

58 LOISEAU, Jean-Claude. Gadjo dilo. Télérama, 8 avril 1998, n°2517, pp. 26-28.59 GATLIF, Les Princes.60 LEVI-STRAUSS, op.cit., p. 43

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conception du partage du monde social rythme le vécu des individus qui, enl'adoptant, la véhiculent et la retransmettent à leur tour.61 Lorsque les Romvoyagent par petits groupes, ils se montrent particulièrement tolérants à l'égarddes gadjé. Il leur arrive même d'accepter les contacts. Mais, une fois au camp,réunis auprès du feu éblouissant, ils mystifient leurs hôtes de façon très subtile.Ceux-ci ne se doutent pas qu'ils se moquent d'eux quand ils leur racontentdes histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, histoires destinées à êtrediffusées en toute bonne foi. […] Quand les Rom acceptent de s'entreteniravec les gadjé, ils font tout pour les dérouter. La même question posée à vingtTsiganes différents reçoit vingt réponses contradictoires. Lorsqu'on leur faitremarquer à quel point ils sont incohérents, ils ne manifestent aucune gêne."Tshatshimo Romano" (en romani on dit la vérité). Ce sont les gadjé qui en leurfaisant parler une langue étrangère les obligent à mentir.62

Outre les moqueries, les arnaques envers les gadjé sont chose courante. Dans Swing, lorsde sa première venue au quartier des Tsiganes, Max est d'abord embêté par deux enfants ;Swing les chasse mais parvient à le berner et à lui faire troquer son discman contre uneguitare qui ne vaut rien – elle prétend cependant que c'est « la guitare de Django Reinhardt ».Plus tard, Mandino (le père de Swing) tente de soutirer de l'argent à la grand-mère de Maxpour le rempaillage de ses chaises alors même que cette dernière lui a déjà donné songramophone en échange.

Le gadjo qui tente de s'intégrer à la communauté prend tout de suite la qualité del'étranger qui dérange. Une scène de Gadjo Dilo est particulièrement intéressante sur cepoint. Il s'agit de l'arrivée de Stéphane dans le village rom63 : Izidor, après l'avoir fait boire, luia offert l'hospitalité pour la nuit. Stéphane se réveille donc dans un environnement inconnuet hostile. La particularité de cet épisode est que Gatlif met en scène une inversion totaledes préjugés, en réutilisant les a priori qu'on entend d'ordinaire dans la bouche des non-Tsiganes et à propos des Roms.

Stéphane : Bonjour... Où il est le vieux... le vieux monsieur, avec son chapeau ?D'où il vient ce fou ? C'est un paumé ! Regarde-le, c'est un vagabond ! (Stéphanea les chaussures trouées) Stéphane : Il m'a amené dormir ici. Un vieux... Un vieuxavec une barbe, un chapeau... C'est un vagabond. Stéphane : J'comprends pas.Ciao ! Il a peut-être volé quelque chose dans la maison de mon frère. Que veux-tuqu'il vole ? Le feu de la cheminée ? Ne rentrez surtout pas ! Il a peut-être jeté unmauvais sort dans la maison pour maudire notre chance ! (Stéphane marche versla sortie du village.) Qu'est-ce qu'il fout là, le gadjo ? Voleur ! Son sac est remplide poulets ! Voleur de poules !

On voit bien ici dans quelle mesure les arguments utilisés sont les mêmes que ceux desnon-Tsiganes envers les Roms ; ils seront repris lors de la réunion du village sur le sortqu'il convient de réserver à Stéphane (Izidor, qui possède une certaine autorité, parvient àconvaincre les autres de le laisser rester.) La mise en relief du parallélisme des réactionsentre les deux entités sociales se double du comique de Gatlif. En effet, le réalisateur jouesur les préjugés (ce qui nous renvoie à nos propres réactions stigmatisantes) et utilise pour

61 ROBERT, op.cit., pp. 87-9062 YOORS, op.cit., p. 65

63 cf. DVD à la fin du mémoire

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cela la stratégie de la caricature, à l'instar de la description que les enfants du village fontà Izidor de Stéphane :

Il dormait dans ton lit ! Il était grand, au moins deux mètres et demie ! Un géant !On le comprenait pas et il avait des grandes dents ! Izidor : Pourquoi vous l'avezlaissé partir ? C'est un fou ! Ca sert à quoi de retenir un fou !

Dans Gadjo Dilo, les Roms se soucient peu de la nationalité potentielle de l'autre, il est gadjoavant tout. Ainsi, Stéphane est tantôt considéré comme un Allemand, comme un Belge, etcomme un Français. Et les comportements des Tsiganes sont parfois bien plus vifs quede simples insultes à son égard. Lorsqu'il tente d'aider Sabina qui porte du bois, celle-ciréagit de manière violente : elle le traite de « sale Belge », le mord à la main, puis pose sonfardeau et lui montre ses fesses en relevant sa jupe. Cet acte n'est pas du tout le résultatd'une comédie, mais il s'agit là d'une insulte très grave chez les Tsiganes. En effet, si l'on sereporte aux propos de Iulia Hasdeu64, la jupe est le symbole de l'impureté pour les Roms.Il y a une distinction entre le bas et le haut du corps, de sorte qu'une femme ne doit rientoucher de sa jupe, sous peine de le rendre impur (elle-même doit se cracher sur les doigtssi elle a touché sa jupe). L'exhibition à laquelle procède Sabina est donc la pire injure qu'ellepeut faire à Stéphane. De plus, le statut de Sabina est particulier (elle a quitté son mari et vitde ce fait comme une marginale dans la communauté) : pour une autre femme tsigane, untel acte serait le signe d'un déshonneur total. Pour donner un exemple plus concret du poidssocial de cette impureté, Hasdeu a illustré son propos en contant l'anecdote d'une vieillefemme tsigane qui avait jeté sa jupe sur la maison d'une famille qu'on accusait de volerrégulièrement et de jeter le discrédit sur le village : la maison et tout ce qu'elle contenait aimmédiatement été brûlée.

La figure du gadjo est par conséquent la principale cible du processus de stigmatisationchez les Tsiganes : on observe de ce fait que le stigmate tribal est retourné, mais se traduitpar le même type de réactions.

b. Le rejet du système gadjéLa continuité de cette répulsion s'opère par le rejet non plus du seul gadjo, mais du "système"gadjé (la société, les institutions... tout ce qui peut caractériser le monde des non-Tsiganes)tout entier, pour les communautés tsiganes qui sont plus ou moins intégrées – on voit quele terme est ici problématique – ou plutôt présentes dans la société non-Tsigane. Après lascène du bar (mais il s'agit sans doute aussi d'une question d'ego), Nara fait irruption dansl'école et emmène Zorka en disant à sa maîtresse : « T'es pas digne d'avoir ma fille dans taclasse ». Les conséquences du conflit personnel qu'il a eu avec le mari de cette dernière nesont autres que le déni en bloc de toute l'institution, puisqu'il interdit dès lors formellementà Zorka de retourner à l'école. Lorsque la grand-mère veut aller voir l'avocat, il tente de l'enempêcher en lui expliquant que cela ne sert à rien : l'inefficacité du système administratifest ainsi mise en exergue, mais au-delà c'est son inadaptation à traiter les problèmes desTsiganes qui est désignée. De même, la répudiation de Miralda vient du fait qu'elle prenait lapilule, mais parce qu'elle a été « embobinée par l'assistante sociale ». Les exemples dansLes Princes sont nombreux, a fortiori parce qu'aucun gadjo n'est représenté de manièrepositive, et parce que les forces de l'ordre sont finalement les meilleurs cas d'école en ce quiconcerne les réactions racistes. Toutefois, dans Swing aussi, l'administration semble plusêtre pour les Tsiganes un repoussoir qu'un véritable recours – on peut penser ici à l'aideque Max doit leur apporter dans les démarches officielles.

64 HASDEU, Iulia, anthropologue et chargée d'enseignement à l'Université de Genève. Conférence intitulée Pratiques de pureté etsocialisation féminine de la propreté. Dans le cadre de la Journée de la femme tsigane, le 12 mars 2010.

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La stigmatisation des gadjé par les Roms s'opère donc en deux temps : une premièreétape qui touche à l'archétype du gadjo tel qu'ils l'ont défini, et une seconde étape danslaquelle la répulsion s'étend à tout le système administratif mais aussi aux normes socialesen vigueur dans la société non-Tsigane. Si le rejet de l'Autre semble moins violent dans lecas des non-Tsiganes envers eux, il s'agit de nuancer : le racisme existe bel et bien dans lesfaits, et certaines scènes des films étudiés nous montrent des comportements relativementagressifs. On peut évoquer le moment dans Les Princes où Léo (le personnage d'un desfrères de Miralda, joué par Tony Gatlif lui-même) sort son couteau et menace le restaurantentier, ainsi que l'aubergiste lui-même. On a ici la mise en œuvre de la solidarité de groupecontre l'extérieur. De même, dans la scène des touristes65, Nara en vient presque à étrangler(ou à noyer, on ne sait plus très bien), l'homme qui le prenait en photographie. En dernierlieu, on peut penser à l'attitude des Roms face aux Roumains dans Gadjo Dilo : le racismeet les tensions inter-ethniques sont ici palpables (les provocations dans le bar sont d'ailleursnombreuses), et n'ont pas du tout le même degré d'intensité que dans les autres films, quiont pour cadre la France.

Le procédé de stigmatisation est donc le même dans un sens ou dans l'autre, source deconflits et d'écarts socioculturels qui paraissent irrémédiables. C'est pourquoi il est pertinentde s'interroger sur les conséquences finales de ces représentations négatives : aboutissent-elles à une aggravation des tensions ou à la possibilité d'un apaisement ?

I.3 Quelles évolutions possibles dans ces relations ?Nous avons postulé, en nous fondant sur l'analyse des films de Gatlif, qu'il existait trois caspossibles à l'issue des contacts mixtes entre Tsiganes et non-Tsiganes :

∙ La différence entre les deux communautés s'avère trop importante, et elles sereferment sur elles-mêmes sans possibilité de médiation ou de compréhensionréciproque.

∙ Les altérités peuvent être conciliées dans le cas où un individu (ou un petit grouped'individus) parvient à s'intégrer dans la communauté. L'acceptation dans legroupe va alors avoir des implications sur l'identité de l'individu intégré, en termesd'assimilation voire d'aliénation.

∙ Gatlif cherche à véhiculer dans certaines scènes un idéal d'unité entre les populationset les différentes cultures. Nous verrons dans quelle mesure on peut y adhérer

I.3.1 Une altérité irréconciliable, dans le rejet mais aussi dansl'incompréhension mutuelle

a. La méconnaissance de l'autre : barrières culturelles et incompréhensionMais de qui parle-t-on? Les Tsiganes ne sont pas inconnus, car on en parlesans cesse : ils sont méconnus, la connaissance qu'on en a passant à travers lefiltre des préjugés et stéréotypes, et l'information qu'on en donne étant souvent

65 cf. DVD à la fin du mémoire

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configurée dans le cadre de discours politiques qui se limitent aux éléments quiviennent étayer leurs propres objectifs.66

On l'a vu, la méconnaissance peut être le préalable de la fascination tout comme de larépulsion. Mais elle peut aussi être leur issue, lorsque les individus qui procèdent à cesréactions ne sortent pas de leur carcan de préjugés et n'apprennent rien sur celui qui diffèred'eux. On remarque ainsi que quelques grandes problématiques sur les Tsiganes continuentà alimenter les lacunes que l'on a quant à leur identité réelle. On peut par exemple rappelerle débat sans fin sur leur origine, que Bodigoni résume avec la formule « Les gitans viennentde l'Inde »67 (il reprend chaque préjugé énoncé sur les Tsiganes en une expression simple).Dès le XVIIIe siècle, les chercheurs se sont passionnés pour cette question, alors qu'en fait,elle n'a semble-t-il pas une réelle importance pour les Roms : leurs origines appartiennentbien souvent dans leur esprit à un passé révolu.

L'entretien de Nara avec la journaliste68 dans Les Princes est caractéristique de cetobscurantisme qui touche à l'appréhension des Tsiganes . Celle-ci veut visiblement mettreen relief le mode de vie tsigane qu'elle considère archaïque et primitif (ce que montre bienl'emploi du mot "tribu"), et montrer le mauvais traitement des femmes – elle est sans douteféministe. Nara est totalement déconcerté par la nature des questions, qui s'apparententd'ailleurs plus à des affirmations qu'à de véritables interrogations.

La journaliste : Est-ce que la femme peut prendre des décisions au sein de latribu ? Nara : Ca ne vous dérange pas que je garde mon chapeau ? Chez moi jemange avec mon chapeau. La journaliste : Vous ne voulez répondre pas à maquestion ? Nara : J'comprends pas c'que vous dites. La journaliste : Bon. Jevous la préciserai plus tard. (Elle boit) Certains vivent de... mendicité. Nara : Onmendie pas, nous, on prend. La journaliste : Est-ce que vous savez d'où vousvenez ? Nara : Je t'ai dit déjà, d'un bidonville. La journaliste : Hahaha. Non vousne voyez pas ce que je veux dire... Est-ce que les gitans viennent de l'Inde ou del'Egypte ? Nara : Ouais ouais. (Il mange) Tu sais d'où je viens là ? D'une déchargepublique. Tu sais ce que j'ai été faire là-bas ? C'est un terrain qui m'était réservépour camper. […] La journaliste : Dans votre lutte pour la liberté, vous opprimezla femme (sourire complaisant). Nara : Quoi ? La journaliste : Oui, vous opprimezla femme parce que vous ne la laissez pas s'exprimer.

Gatlif tente de montrer cette ignorance et de la réduire ; il s'agit là d'une véritable vocationdans la lutte contre les préjugés : « Toute cette fantasmagorie sur les Gitans vient du faitque les gens les voient comme des étrangers. Et les gens ne cherchent pas à comprendrela culture des étrangers. Moi j'ai la chance d'avoir un métier de communication, alors j'aivoulu informer, créer les conditions d'une rencontre. »69 Le réalisateur va ainsi tenter denous donner l'image la plus réaliste possible des Tsiganes.

Cela va l'amener à évoquer les barrières culturelles qui existent entre les communautés,sans pour autant qu'elles soient le fruit de préjugés. La barrière de la langue semble être laplus évidente : Gatlif y fait référence dans Gadjo Dilo, lorsque Stéphane rencontre pour la

66 LIEGEOIS, op. cit., p. 367 BODIGONI, op. cit., p. 21

68 cf. DVD à la fin du mémoire69 Citation de Tony Gatlif in JAMET, Dominique. Scènes de la vie de Bohême. Le quotidien de Paris , 2 novembre 1983.

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première fois les femmes du village, qui se jouent de lui car il ne comprend pas le romanès,et reste souriant face à ces répliques osées.

Stéphane : Village Samedi-en-haut ? Une des gitanes (en romanès) : Qu'est-ce que tu veux ? Tu veux cette fille-là ? Stéphane : Musicienne ? Sabina (enromanès) : oui, musicienne ! Écoute (elle chante) : Mords la chaîne. Non, mordsla bite. Parce que sur la chaîne tu te casses les dents. La fille est bêcheuse pourlécher la bite. Elle met du sel, du poivre et de la vinaigrette. Lèche ma chatte !

De même Stéphane ne comprend pas pourquoi Izidor le force à boire et à rester dehorssous la neige, alors qu'il y a un couvre-feu (en réalité, on vient d'envoyer son fils en prisonet Izidor a juré de rester dehors toute la nuit pour se saoûler). Plus tard, tandis que le vieilhomme est absent, Stéphane nettoie toute sa cabane pour lui faire plaisir. Or il se rendcompte à son retour que c'est très mal vu chez les Tsiganes, c'est une tâche féminine, cequi explique pourquoi les femmes du villages l'ont qualifié d'homosexuel en le voyant faire.

Dans Swing, si le problème de la langue ne se pose pas, Max a également du mal àappréhender les codes culturels de la communauté, ce qui d'ailleurs est réciproque. Ainsi,lorsque Swing et Calo viennent le chercher pour participer à une fête, ils ne comprennentpas pourquoi le petit garçon ne peut pas sortir – le concept de punition leur est étranger.

Swing : Tu viens ? Max : J'peux pas, j'suis puni. Swing : Puni ? C'est quoi puni ?Max : Ben puni quoi. J'peux pas sortir. Swing : Mais allez viens on s'en fout ! Y aune fête chez Miraldo, on va bien s'éclater, viens ! Max : Mais je peux pas sortir,ma grand-mère elle a fermé le portail à clef ! (Swing secoue la porte, escaladele portail et rejoint Max de l'autre côté). Mais arrête ! T'es fou ! Arrête je te dis !Descends ! Mais descends ! (Max escalade à son tour le portail et ils partent encourant.) Sa cousine : T'as pas le droit de t'évader, je vais le dire à Mamie !

Enfin, on peut noter l'opposition qui s'établit entre culture écrite (celle des gadjé) et cultureorale (celle des Tsiganes). A la fin du film, lorsque Max repart, il offre ses cahiers (où il atenu le journal de ses vacances) à Swing, de manière très symbolique. Celle-ci lui rétorquequ'elle ne sait pas lire, et finit par abandonner les cahiers dans la rue. « C'est la culture del'écrit et celle de l'oral. Max éprouve le besoin d'écrire ses souvenirs. Pour Swing, écrire, çane représente rien, elle ne sait pas lire. Chez les Gitans, cette culture, cette transmissionorale a été en partie anéantie avec les camps nazis. »70

L'écart culturel entre les deux communautés est donc bien visible, caractérisé par laformule de Swing qui ramène Max chez lui en prenant un raccourci pour aller « chezles riches », ou encore par l'image de Max portant des Nike, endormi avec les enfantsManouches qui eux sont pieds nus.

L'altérité est palpable, parfois infranchissable, synonyme d'incompréhension. Mais ils'agit de voir que cette différence peut être également pour chaque groupe social un moyende se protéger contre les agressions extérieures, de caricaturer leurs dissemblances enquelque sorte, pour être sûr que l'autre ne pénétrera pas dans sa sphère identitaire.

b. Une réaction à l'altérité par l'alimentation de la différenceLa préservation de l'invisibilité de la vie quotidienne est quelque chose qui restetrès fort chez les Tsiganes, plus ou moins avec des stratégies différentes selonles communautés. Certains, carrément, préfèrent l'invisibilité totale, l'ignorance,

70 Citation de Tony Gatlif in PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Swing , 2001

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ne pas faire savoir qui on est, ne pas se montrer, ne pas apparaître tel qu'on estréellement aux yeux du public, à tel point que les préjugés négatifs dont ils sontvictimes, eux considèrent presque que c'est une enveloppe protectrice à leurégard, et d'autres qui sont devenus très habiles dans l'art de manier les masques,de donner à l'interlocuteur l'image qu'il souhaite avoir, mais sans rien révéler dela réalité profonde.71

Développer leur altérité serait ainsi un moyen pour les Tsiganes non seulement deresserrer les liens au sein de leur communauté, mais également de se prévaloir desintrusions d'individus étrangers. Annie Kovacs-Bosch analyse cette attitude comme le« plaisir particulier que doit créer la simultanéité d'une fusion interne et d'une clôture versl'extérieur »72.

Tout comme ils se définissaient par rapport au gadjo, les Tsiganes vont construire leuridentité (personnelle comme de groupe) en cherchant à se démarquer, à valoriser leurdifférence et à affirmer leurs spécificités culturelles. Si le normal s'indigne des pratiques du« barbare » tsigane en affirmant « cela n'est pas de chez nous », les rôles peuvent s'inverseret les Roms désigner les habitudes qui pour eux sont étranges – voire étrangères. L'altéritéest donc fonctionnelle dans les relations que les deux communautés entretiennent.

L'opposition Gitan/Payo73 et plus largement Tsigane/Gadjé, donne un sens àla distance instaurée face aux contraintes extérieures. Ce mode d'approche del'espace social, de la relation avec l'Autre, semble même précéder les rejets et lespressions environnantes (bien qu'elles puissent être à l'origine de cette distance).L'intériorisation de cette opposition permet de supporter les violences en mêmetemps qu'elle participe à renforcer l'appartenance et la cohésion communautaire.Il est surprenant d'observer la manière dont les plus jeunes, comme les adultes,apprécient que l'on évoque nos pratiques et représentations respectives. Parfois,nous avons le sentiment que les discours sur la "différence" font plaisir, qu'ilstranquillisent et réaffirment les appartenances. Ces échanges sont caractériséspar l'usage coutumier de formulations telles que : "pour nous...", "chez nous onfait, on pense comme cela...", "chez les Gitans, chez les Manouches, il faut, il nefaut pas..." En opposition avec des phrases introduites par : "Vous, vous faitescela, vous préférez...", "vous obligez à...", "vous croyez que..."74

Dans cette perspective, l'apparence négligée des Tsiganes, la pratique de la mendicité ouencore le fait de répondre de manière fantaisiste à son interlocuteur si ce dernier ne faitpas partie de la communauté pourraient procéder d'une manœuvre destinée à donner uneimage fausse de soi, volontairement caricaturale si l'on peut dire. En ce sens, la pratique dela bonne aventure s'apparenterait à un moyen de cultiver autour des populations tsiganesl'aura magique qu'on leur attribue déjà traditionnellement. On peut penser à la manière dontla grand-mère dupe le gendarme dans Les Princes 75 : le choix d'une figure d'autorité avec le

71 Citation de Patrick Williams in KOVACS-BOSCH, op.cit., p. 7272 KOVACS-BOSCH, op.cit., p. 7273 Référence à la terminologie en usage en Espagne (et parfois dans le Sud de la France) : les Tsiganes sont les Gitanos

ou Gitans, et le mot "payo" désigne les non-Tsiganes. Le terme viendrait de l'espagnol "paisano", c'est-à-dire paysan.74 ROBERT, op.cit., p. 9175 voir supra : p. 22 du mémoire pour le dialogue entre le gendarme et la grand-mère

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personnage du gendarme met bien en relief le processus de mystification. La scène la pluscaractéristique de cette stratégie d'accentuation des dissemblances est sans doute celle del'entretien de la journaliste avec Nara76. Le début du dialogue est, on s'en souvient77, ponctuédes idées reçues de la journaliste, qui a visiblement une représentation complètementfantasmée des Tsiganes. Nara va alors réagir à cette méconnaissance – il pensait au départque cet entretien pourrait servir sa cause – en accumulant les clichés. Gatlif nous livre ainsiune scène carnavalesque et met en scène (mais il semble ici que c'est Nara lui-même quijoue un rôle) le « méchant Tsigane », né de l'amalgame de tous les préjugés stigmatisantssur la communauté (déviance sexuelle, violence, mendicité...).

La journaliste : Oui, vous opprimez la femme parce que vous ne la laissez pass'exprimer. Nara : La femme chez nous elle fait ce qu'elle veut, dans la bonnevoie. La journaliste : C'est quoi, la bonne voie ? Nara : Oh, ben... C'est celle demon père, de mon grand-père, de mon arrière grand-père... [Le retournement desituation se fait à ce moment] J'voudrais t'faire l'amour, toi. J'voudrais t'voir nueet t'caresser longtemps, entre les jambes. Puis j'voudrais te prendre comme unebête, et t'entendre râler, de plaisir. (Lorsque la journaliste s'enfuit, il la rattrapepar la robe.) Nara : Hé, hé. T'as pas un petit billet, là, pour ma femme et mesenfants qui ont faim ? (Elle le jette par terre et Nara commence à danser enchantant et en tapant des mains, il traite l'aubergiste de gadjo)

La réaction d'effroi et de dégoût de la journaliste montre bien que le subterfuge a fonctionné.On peut supposer que la représentation que cette dernière se forgeait des Tsiganes vaévoluer de manière radicale à la suite de cet épisode, en renforçant la stigmatisation. Narane fait pourtant que se défendre face aux stigmates qu'on lui impute, et il se peut mêmequ'il réponde au désir d'exotisme et de danger de la journaliste (son comportement lorsde cette scène est en effet relativement ambivalent). Goffman nous montre que ces deuxattitudes – le fait pour l'individu stigmatisé de scénariser sa différence ou le fait pour le normalde considérer que ce moyen de défense provient directement des caractéristiques qu'onestime naturelles et attendues chez un tel individu – font partie intégrante du processus destigmatisation :

Bien plus, il arrive que nous percevions la réaction de défense qu'a l'individustigmatisé à l'égard de sa situation comme étant l'expression directe de sadéficience, et qu'alors nous considérions à la fois la déficience et la réactioncomme le juste salaire de quelque chose que lui, ou ses parents, ou son peuple,ont fait, ce qui, par suite, justifie la façon dont nous le traitons.78

C'est là le paradoxe de l'alimentation de l'altérité : réaction de défense face aux préjugésqui viennent de l'extérieur, elle contribue en fait à les raviver. C'est en fait assez logique,puisque le repli identitaire implique forcément une méconnaissance plus grande de l'autre,ce qui force celui qui émet un jugement à anticiper plus largement les attributs qu'il s'attendà trouver chez l'autre. De plus, l'ignorance de l'inconnu induit sa crainte, et par conséquentson rejet. Jean-Pierre Liégeois démontre ainsi les dangers de ces comportements : « Del'image à l'acte de discrimination, il n'y a qu'un pas vite franchi. Le filtre posé par les préjugés

76 cf. DVD à la fin du mémoire77 Voir supra, pp. 52-53 du mémoire78 GOFFMAN, op.cit., p. 16

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et stéréotypes, entre la réalité et la personne qui croit la voir, entraîne des distorsions, unestigmatisation, des attitudes induites par l'incompréhension et la méfiance.»79

Il ne s'agit pas cependant de faire des Rom des martyrs, en les montrant victimesde la façon de penser des non-Tsiganes. Nous avons vu que la stigmatisation pouvaitêtre inversée, et certaines communautés tsiganes affirment en ce sens la primauté de leurculture sur celle des gadjé. C'est ce que Goffman signale dans le cas de la déceptiondes attentes normatives du normal face à l'individu stigmatisé, et c'est l'une des seulesréférences qu'il fait directement aux Tsiganes dans son ouvrage :

Par suite, il ne paraît pas impossible qu'un individu échoue à être à la hauteurde ce que nous exigeons en fait de lui, mais que cet échec le laisse relativementindemne : isolé par son étrangeté, il a le sentiment qu'il est, lui, l'hommeaccompli, et que nous, nous ne sommes pas tout à fait humains. C'est cettepossibilité que célèbrent tant de contes exemplaires sur les mennonites, lesBohémiens, les canailles éhontées et les juifs très orthodoxes.80

Cette indifférence face aux représentations que l'on suscite chez les autres renvoie àdes images de marginaux, c'est-à-dire selon Erving Goffman « des individus qui donnentl'impression de refuser délibérément et ouvertement d'accepter la place sociale qui leurest allouée, et qui agissent de façon irrégulière et plus ou moins rebelle à l'égard de nosinstitutions les plus fondamentales »81. Lorsqu'on est dans le cadre d'une communauté, ilne s'agit plus de simples marginaux mais de déviants sociaux (la contestation des normessociales du système gadjé se fait en effet collectivement), que Goffman définit de la manièresuivante :

Ceux qui arborent leur refus d'accepter la place qui leur est allouée, et que l'ontolère provisoirement, pour autant que leurs gestes de révolte ne sortent pasdes limites écologiques de leur communauté. Celle-ci, à la façon des ghettos,constituent un havre d'autodéfense, un lieu où chaque dévieur peut soutenirouvertement qu'il vaut bien n'importe qui. Mais, non contents de cela, lesdéviants sociaux ont souvent le sentiment d'être non seulement égaux, maissupérieurs aux normaux, et que la vie qu'ils mènent vaut mieux que celle despersonnes qu'ils auraient pu être.82

Il donne ainsi l'exemple des prostituées, des musiciens de jazz, … et des gitans. Oncomprend alors dans quelle mesure la communauté devient une enceinte protectrice faceau monde d'extérieur, un lieu social où l'on peut exprimer et revendiquer son identité avecforce face à celle de l'autre.

Ainsi, on voit combien le choix des Tsiganes de cultiver leur altérité et de préserver lemystère qui les entoure influe sur les représentations que nous avons d'eux. Cette stratégiecommunautaire va effectivement être à la source des comportements de fascination commede stigmatisation, et c'est sans doute une des raisons de la construction du mythe tsigane.On touche ici à la problématique initiée par le statut singulier des Tsiganes : « étrangers de

79 LIEGEOIS, op.cit., p. 3580 GOFFMAN, op.cit., p.1781 Ibid, pp. 165-16682 Ibid , pp. 167-168

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l'intérieur »83, ils sont à la fois à la marge de notre société et ils doivent pourtant être prisen compte ; à la fois loin et proches de nous, ils sont autres et pourtant nous ressemblentsur certains points. Et c'est la conclusion à laquelle parvient Marc Bodigoni ; celle d'une« altérité incluse »84:

Ici comme ailleurs, les Tsiganes, ceux que nous appelons tels, produisentune différence qui les fait exister, qui leur permet d'assurer et maintenirune autonomie en situation de dispersion et d'immersion ; mais chaquecommunauté, marquée par son histoire particulière, aura à inventer les formesde sa particularité et ce qui nous fascine chez ces "autres" qui sont chez nous,qui sont aussi nous, partiellement, c'est bien comme l'écrit Patrick Williams que"les Tsiganes montrent que dans le monde, il est possible de construire d'autresmondes."85

I.3.2 Les implications de la conciliation des altéritésIl s'agit ici de s'interroger sur les cas où les communautés parviennent à s'entendre, etoù certains individus choisissent d'intégrer un autre groupe social de celui dont ils sontoriginaires, sous la condition d'y être acceptés. Ces types de contacts mixtes aboutissentà ce qui semble être une conciliation des altérités. En réalité, rares sont les individusqui conservent leur identité intacte ; l'entrée dans une communauté d'accueil va ainsigénérer des modifications fondamentales chez le nouveau venu (mode de vie, normessociales, caractéristiques culturelles...), portées par un processus d'assimilation (qu'ondéfinira comme un processus par lequel un individu ou une communauté se fond dans uneautre) ou plus exactement d'acculturation. On se reportera ici à la très bonne analyse deBelkaïd et Guerraoui, qui font référence au concept en tant qu'«ensemble des phénomènesqui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de culturesdifférentes et qui entraînent des changements dans les modèles culturels initiaux dans l’unou les deux groupes.»86 La conciliation des altérités semble donc illusoire en tant que telle,puisqu'elle semble impliquer nécessairement des modifications identitaires fondamentales.

a. L'intégration des gadjé chez les TsiganesComment résumeriez-vous votre film [Swing] ? Tony Gatlif : « Ce serait l'histoired'un petit garçon qui tombe dans une flaque d'eau et, à la fin du film, sa mère luidemande : "Pourquoi t'es mouillé ?" »87

Cette simple métaphore montre les changements que peut produire l'insertion dans unecommunauté différente, a fortiori pour un petit garçon. Dans Swing comme dans Gadjo Dilo,Tony Gatlif met en scène des individus non-Tsiganes (les personnages principaux, Maxet Stéphane) qui vont chercher à se faire intégrer au sein du groupe. Dans Transylvania,Gatlif explorera la situation où une femme, Zingarina, arrive dans une société qu'elle ne

83 ROBERT, op.cit. (titre de son ouvrage)84 BODIGONI, op.cit., p. 115

85 Ibid, p. 11786 BELKAÏD Nadia, GUERRAOUI Zohra, La transmission culturelle, le regard de la psychologie interculturelle. Empan 3/2003,n°51, pp. 124-128.87 PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Swing, op.cit.

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connaît pas ; néanmoins, elle n'aura pas à se faire accepter dans un groupe déjà formé,la problématique des contacts mixtes sera surtout exploitée à travers sa relation avecTchangalo. Ce thème est donc cher à Gatlif, il l'affirme d'ailleurs dans un entretien à proposde Swing :« J'ai choisi de mettre en scène un enfant, Max, avec son regard pur, sans a priori,sans préjugés, face à un monde qu'il ne connaît pas. Mais, dans mes films, on retrouvesouvent l'idée d'un individu qui s'aventure dans un lieu, une ethnie ou une communauté qu'ilne connaît pas. »88 Dans les trois cas, les personnages sont mus par la musique ; c'est celamême qui les pousse à nouer le contact (Stéphane pour retrouver Nora Luca, Zingarinaqui aime Milan pour son talent de musicien, Max qui veut apprendre à jouer de la guitaremanouche).

Au fur et à mesure de leur acceptation par les autres membres de la communauté, forceest de constater qu'ils évoluent en profondeur : Max devient un petit garçon désobéissant,fugueur et désordonné, ce qui trahit son adhésion à la vie des enfants tsiganes, dont laliberté connaît peu de limites. Sa grand-mère relève d'ailleurs ce changement avec anxiété :« Tu es tombé dans la rivière. Tu craches. Tu ne te laves plus ! Oh ça va pas du toutça mon bonhomme... ». Chez Stéphane, le changement est encore plus patent, puisqu'ildevient membre permanent de la communauté (contrairement à Max qui se contente devisites quotidiennes le temps de ses vacances). Il apprend le romanès (ce qui lui confèreune caractéristique identitaire forte des Tsiganes), garde les enfants, participe à la vie duvillage... L'écart entre le personnage qui arrive au village et celui qu'il devient peu à peuest frappant : on peut ainsi penser à la scène du jeu d'argent, où tout le monde est réuniautour de Stéphane et Sabina. Nul ne saurait dire alors que Stéphane est un étranger :il semble connaître parfaitement les règles, il a ses partisans comme ses adversaires...Le charme est toutefois rompu lorsqu'on vient lui apporter une lettre de Paris. Stéphanese donne entier à la communauté ; il était là pour retrouver Nora Luca, il tente de partirau bout d'une nuit, mais finit par accomplir un acte très symbolique, qui scelle dans unecertaine mesure son appartenance à la communauté. Après la mort d'Adriani et l'incendie duvillage par les Roumains, il revient au point de départ du film et enterre toutes les cassettesqu'il avait enregistrées, selon la tradition tsigane (il verse un peu de vodka sur la terreet se met à danser). Quant à Zingarina, qui fait l'expérience de la mendicité et adopte lecostume traditionnel des femmes tsiganes, son nom seul peut nous indiquer son intégrationà la communauté (si l'on fait appel à l'onomastique, il rappelle très nettement le Zigeunerallemand ou le Zingara italien).

La vraie marque de l'assimilation et de l'identification totale à la communauté sembletoutefois être la « stigmatisation honoraire » que subissent les nouveaux venus (par lamême logique qui les a fait membres honoraires du groupe). Ils sont ce que Goffman appelledes « initiés »89, ceux qui font partie des soutiens pour l'individu stigmatisé et partagentde ce fait son fardeau. Ainsi, lorsque Stéphane va pour la première fois au bar, le barmanrefuse pendant un moment de le servir, expliquant en roumain aux autres clients qu'« il s'estsaoûlé sur la place cette nuit avec le vieux Tsigane. ». Zingarina rencontre le même typede réactions.

Pour intégrer la communauté, les personnages ont donc changé, dérogé à leurscodes culturels premiers pour adopter ceux de leur groupe d'accueil, ce qui en réalité étaitnécessaire à leur acceptation. Max va apprendre à jouer de la guitare. Lors de la réunionau village tsigane qui doit déterminer si Stéphane peut rester, le seul argument d'Izidor estque ce dernier est présent pour apprendre le romanès : « Si la langue et les traditions ont

88 Ibid.89 GOFFMAN, op.cit., p.43

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pu survivre jusqu'à aujourd’hui, c’est que toute chose, pour être admise dans une famillegitane, doit parler gitan. On n’entre pas chez les Gitans en apportant sa culture: rien nipersonne venant de l’extérieur n’est admis s’il ne se fond pas dans la tradition. »90 Sanscette médiation qui par là-même est le vecteur d'une adaptation au mode de vie et auxcaractéristiques socioculturelles du groupe, ils auraient sans doute été rejetés.

La même problématique s'applique dans le cas où les Tsiganes cherchent à intégrersur le long terme notre société – ce qui n'est toutefois pas toujours le cas, comme nousl'avons vu.

b. Les Tsiganes dans la société des non-TsiganesNous nous sommes centrés sur l'analyse des Princes sur ce point : en effet, la situationn'est pas du tout la même pour Gadjo Dilo en Roumanie, et Gatlif met un peu moins l'accentsur cette thématique dans Swing. Dans Les Princes, les trois personnages principaux sontporteurs d'une tension entre intégration et fidélité à un mode de vie plus traditionnel. Il estainsi particulièrement intéressant d'étudier la figure de Zorka, qui semble grandir dans lerejet de ses origines. Il convient de préciser qu'elle assimile son identité tsigane au fait d'être"nomade", ce qui est partiellement faux, puisque Nara ne reprend la route qu'à la fin du film.Malgré cela, elle donne un exemple assez représentatif du déni de sa propre identité, qui vade pair avec l'adhésion aux normes sociales des gadjé, et notamment à l'idéal de l'ascensionsociale par l'éducation. On pourra ainsi citer deux scènes où elle exprime vivement cetteopinion : la première se passe sur la route, lorsqu'elle se trouve obligée de suivre sa grand-mère. La seconde a lieu alors que son père la force à abuser un épicier pour pouvoir le voler.

Nara : Zouzou prends la lampe et viens ! Zorka : Non. Nara : Allez viens, merde !Zorka : Non, j'veux pas. J'veux retourner à l'école. J'veux pas être nomade.L'épicier : Combien as-tu ? Le village est interdit au campement de nomades.Zorka : J'suis pas une nomade. Quand j'serai grande, j'serai vétérinaire !

Zorka est l'illustration du processus d'assimilation : elle a complètement intégré laconception de la normalité qui régit la société des non-Tsiganes, et va parallèlement rejetercelles de sa communauté. Elle accepte donc le fait d'être nomade comme stigmate, et vaalors tenter de corriger cette déficience :

Cela dit, il semble que de nos jours, […] les codes d'honneur isolés soient sur ledéclin. L'individu stigmatisé tend à avoir les mêmes idées que nous sur l'identité.[…] La honte surgit dès lors au centre des possibilités chez cet individu quiperçoit l'un de ses propres attributs comme une chose avilissante à posséder,une chose qu'il se verrait bien ne pas posséder. […] L'individu stigmatisé peutaussi chercher à améliorer indirectement sa condition en consacrant en privébeaucoup d'efforts à maîtriser certains domaines d'activité que d'ordinaire, pourdes raisons incidentes ou matérielles, on estime fermés aux personnes affligéesde sa déficience.91

On voit bien la fierté qu'elle éprouve à l'idée d'être première de sa classe, alors même queles Tsiganes sont souvent caractérisés par leur analphabétisme, ou tout au moins par leursdifficultés à suivre un parcours scolaire linéaire. Zorka se fait en quelque sorte championnede l'école républicaine, alors même que certains Tsiganes refusent de placer leurs enfants

90 Citation du réalisateur in DICALE, Bernard, Tony Gatlif en terre d'asile, site de RFI, 2 septembre 2004. http://www.rfimusique.com/musiquefr/articles/060/article_15126.asp91 GOFFMAN, op.cit., pp.17-20

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à l'école. Nara ne tarde d'ailleurs pas à adopter cette opinion, et l'interdiction d'aller à l'écolesera vécue comme une punition pour Zorka, qui tentera de s'y rendre tout de même. Cerefus très ferme d'être associée à la figure du nomade dénote une attitude d'ambivalencede la part de la fillette, au sens goffmanien du terme. Elle se trouve en réalité dans un entre-deux, en rejetant l'image stigmatisée du Tsigane mais sans parvenir à se détacher de sacommunauté. Zorka va d'ailleurs réagir très violemment quand son père l'oblige à voler, eton sent ici la lutte qui s'opère entre les normes qu'elle a intégrées et son appartenance àla communauté.

Allié ou non à ses semblables, l'individu stigmatisé manque rarement àmanifester l'ambivalence de ses identifications lorsqu'il voit l'un de ceux-ciexhiber, sur le mode baroque ou pitoyable, les stéréotypes négatifs attribués à sacatégorie. Car, en même temps que, partisan des normes sociales, il est dégoûtépar ce qu'il voit, il s'y sent retenu par son identification sociale et psychologiqueavec le coupable, de telle sorte que la répulsion se transforme en honte, et lahonte en mauvaise conscience de l'éprouver. Bref, il lui est aussi impossibled'épouser son groupe que de s'en séparer.92

Nara adopte une position inverse à celle de sa fille. Si on ne peut pas dire qu'il a adhéréaux valeurs des gadjé, il n'est cependant pas du tout représentatif de la tradition tsigane, àl'image de ce qu'affirme Gérard Darmon (l'interprète du personnage) : « Nara est un hérospositif, qui accomplit son chemin social à rebours. Au début il est presque "assimilé", puisil va peu à peu essayer de retrouver ses racines, ses instincts, ses réflexes ancestraux. »93

Nara va ainsi passer d'un HLM délabré à un nomadisme assumé, d'une femme répudiée (laséparation du couple est chose rare chez les Tsiganes) à une famille réunie. Si l'on pouvaitsuspecter l'extinction de la tradition tsigane (on peut par exemple noter que les personnagesn'utilisent pas du tout le romanès pour communiquer), la fin choisie par Gatlif semble nousprouver le contraire. Mais là encore, la conciliation des altérités est un échec, puisque Naraopère un repli communautaire, et l'évolution du personnage de Zorka reste en suspens.

En conséquence, nous voyons qu'il est possible pour les membres d'un des deuxgroupes sociaux étudiés d'intégrer son pendant. La conciliation des altérités (et non pasla compatibilité) suppose dans une certaine mesure des aménagements et par suite desmodifications identitaires profondes chez celui qui tente de faire sa place dans un nouvelenvironnement social. De plus, elle pose certaines difficultés (relations avec son grouped'origine) qui, comme on l'a vu, peuvent conduire à l'insuccès de cette intégration. Tony Gatlifsemble toutefois apprécier l'issue positive de la conciliation des identités, en choisissantpour certaines scènes un horizon d'attente qui s'apparente à un idéal d'unité entre lescommunautés.

I.3.3 Un idéal d'unité ?Cet idéal est absent des Princes, et peu présent dans Gadjo Dilo mis à part le couple mixteconstitué par Stéphane et Sabina et le grand discours d'Izidor sur la terre promise qu'incarnela France, où tous vivent dans la paix et l'entente. Dans Swing, il constitue pourtant la toilede fond du film. Effectivement, Tony Gatlif met en scène plusieurs communautés – plusieursminorités – qui vont incarner cette cohésion au-delà des frontières socioculturelles. Le terme

92 Ibid, p. 12993 Citation de Gérard Darmon in NACACHE, Jacqueline. Les Princes. Cinéma , novembre 1983, pp. 40-42.

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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d'harmonie est ici pertinent, puisque l'on va voir que la musique symbolise cet fraternitémulticulturelle chère au réalisateur.

a. L'harmonie entre les peuplesDans Swing, il ne s'agit pas seulement d'évoquer l'aventure de Max parmi les Manouches.Tony Gatlif va plus loin en montrant que les minorités sont solidaires entre elles, à l'instar dumédecin juif qui vient régulièrement dans le quartier pour soigner la grand-mère. Cependant,c'est la musique qui fait le lien entre les différents peuples, ce qui se voit dès la fête donnéedans la caravane de Miraldo94, qui n'est autre qu'une vaste improvisation musicale. En effet,ce dernier accueille tant des Tsiganes que des gadjé (des Alsaciens, puisque l'action sedéroule à Strasbourg), des Arabes, des Juifs … hommes et femmes confondus. A une heureavancée de la nuit, Miraldo, le médecin juif et trois danseuses vont aller rechercher Khaled,qui était parti tôt. Un peu réticent au début, celui-ci va ensuite les accueillir à bras ouverts :« Le Juif, le Manouche ! You are welcome men ! Yallah ! ».

Cette volonté de mettre en scène l'unité entre différentes communautés est manifestedans la scène du Chant de la Paix. Ce chant, qui mêle des influences klezmer, arabe ettzigane, est d'ailleurs mis en musique par trois représentants de ces minorités. Au-delà de saqualité musicale, il semble être pour Gatlif un véritable hymne pour l'amitié entre les peuples(ses paroles en témoignent95) : ce serait là le seul moyen d'aller au-delà de la dialectiquefascination/répulsion et de réunir les différents groupes sociaux.

Une autre interprétation possible de cette scène serait de mettre en avant le fait que lesTsiganes sont les artisans d'un dialogue entre les cultures et les musiques du monde – cequi ne contredirait pas notre postulat d'un idéal d'unité. En effet, les Tsiganes peuvent êtreconsidérés comme les vecteurs et les héritiers des musiques traditionnelles des pays qu'ilstraversent, à l'image de ce que nous dit Alain Weber, musicologue spécialiste des Tsiganeset proche de Tony Gatlif :

Les gitans vivent un paradoxe constant : celui d'être devenus, malgré leurrefus d'intégration, les dépositaires parfois exclusifs de la culture du payshabité. Se jouant cependant des traditions et des modes, les tsiganes, grâceà leur polyvalence et à leur sens de l'improvisation, ont toujours adapté leurstyle musical à ceux rencontrés dans l'errance. Chaque fois, ce qu'ils gardentd'un précédent séjour les rend même singuliers et étrangers au milieu de leursnouveaux hôtes.96

b. Les couples mixtesOutre la musique, l'une des manifestations concrètes de la volonté de Gatlif de défendrecet idéal est la présence dans quasiment chacun de ses films de couples mixtes (dans LesPrinces, la possibilité en est néanmoins vite écartée). On citera ainsi Zingarina et Tchangalodans Transylvania, Stéphane et Sabina dans Gadjo Dilo, et Max et Swing dans Swing. Onpeut aussi penser à un duo d'un autre genre, celui de Max et Calo, qui vont jouer de laguitare à deux à plusieurs reprises, Max ayant mal aux doigts.

94 cf. DVD à la fin du mémoire95 Voir supra, paroles en annexe 4, p. 127 du mémoire

96 Citation d' Alain Weber in GRELIER, Robert. Latcho Drom. Hommes et libertés , 1994, n°78, pp. 16-21.

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I. Les relations entre Tsiganes et non-Tsiganes, fondées sur deux attitudes opposées et mises entension

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Ces couples sont semble-t-il l'aboutissement d'une réflexion du réalisateur sur l'issuedes contacts mixtes entre Tsiganes et gadjé, ce que montre leur présence systématiquedans ses longs-métrages. Certes, ce type d'union existe réellement, mais dans uneproportion bien moindre. Ainsi, on ne peut que sourire à la question inquiète que le jeuneMax pose à Miraldo, sans occulter la réponse amusée mais raisonnée de ce dernier :

Max : Ceux qui sont pas manouches, ils se marient aussi avec des fillesmanouches ? Miraldo : Des fois... Des fois.

On peut supposer ici que l'objectif de Gatlif n'est plus de nous donner une image exacte desdifférentes communautés mais de désigner un futur souhaitable, fondé sur la cohésion voirela communion. On reste néanmoins dans la sphère de l'idéal (ce que le réalisateur se permetsans problème car il s'agit de films de fiction et non de documentaires), car les évolutionsactuelles ne vont pas dans le sens d'un apaisement des relations inter-communautaires,mais font plutôt signe vers une radicalisation des tensions. C'est pourquoi l'unité ne peutêtre considérée comme une issue viable des contacts mixtes. Il semble alors que nousaboutissons à une impasse, ou plutôt à la conclusion que les relations d'entente cordialeet de proximité entre Tsiganes et gadjé doivent nécessairement passer par une altérationidentitaire, sans quoi les rapports restent fondés sur des incompatibilités socioculturellesinfranchissables.

Subséquemment, les relations entre Tsiganes et non-Tsiganes se traduisent par desreprésentations réciproques biaisées, qui s'appuient sur une méconnaissance initiale del'autre. La spécificité de Gatlif est de nous désigner les mécanismes qui sous-tendent cesattitudes, et ainsi de nous faire voir tantôt les Tsiganes de l’œil des gadjé, tantôt l'inverse.D'autre part, il semble bien que leurs rapports soient pour la majorité des cas construits surdes procédés de fascination ou de répulsion, qui peuvent parfois fonctionner ensemble. Leschéma de la dialectique est donc fonctionnel, même s'il ménage une place aux exceptionsdans les cas extrêmes de fascination ou de racisme ; c'est ce que décrit avec justesse Jean-Pierre Liégeois :

Celui qui est proche, qu'on voit près de chez soi, ou du moins qui est susceptiblede s'y installer se voit attribuer les caractéristiques les plus négatives : Bohémiensale, voleur, qui inquiète. Plus il est loin, meilleur il est. A la limite, on le dotedu nom "Tsigane" lorsqu'il confine au mythe : il est beau, artiste, symbole de laliberté, accepté s'il est situé dans une marge connue qui est celle du folklore :musique et danse, cirque, vie en roulotte, et en longue jupe pour les femmes. LeTsigane valorisé est celui, mythique, qui n'existe pas : il est donc peu risqué dele créditer de qualités attractives et enviées, et le non Tsigane s'y projette sansvergogne.97

Ce modèle de relations paraît toutefois plus adapté si l'on adopte le point de vue des non-Tsiganes envers les Tsiganes. On a vu en effet qu'il était plus difficile d'établir de manièrepatente la fascination que pouvaient éprouver les Roms envers les gadjé par exemple. Maisles rôles demeurent interchangeables : les normaux peuvent devenir les stigmatisés et vice-versa.

[…] la notion de stigmate implique moins l'existence d'un ensemble d'individusconcrets séparables en deux colonnes, les stigmatisés et les normaux, quel'action d'un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deuxrôles, au moins sous certains rapports et dans certaines phases de sa vie. Le

97 LIEGEOIS, op.cit., p. 32

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normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue. Cespoints de vue sont socialement produits lors des contacts mixtes, en vertu desnormes insatisfaites qui influent sur la rencontre.98

Ce choix de nous montrer la construction d'une représentation des Tsiganes par le point devue des non-Tsiganes permet à Tony Gatlif d'adopter – volontairement ou involontairement– une démarche sociologique constructiviste. Il va en quelque sorte nous faire voir l'enversdu décor, les jugements préconçus que l'on prenait pour des vérités générales. Il chercheainsi à faire évoluer nos propres représentations, vers plus de justesse ou tout au moinsplus de nuance. C'est en cela qu'il nous offre une image réaliste des Tsiganes, alors mêmequ'il n'est pas réalisateur de documentaires.

Depuis Les Princes, j'ai fait des films pour défendre les Tsiganes. Je ne suis pasmissionnaire. Au lieu de prêcher, je montre. Quoi ? Que leur image est fausse.Que la réalité n'est pas forcément meilleure, mais plus riche, plus complexe quecette image, déformée par cinq siècles de préjugés. Avec ce film, je me suisconstamment demandé ce que je pouvais montrer, et comment. En tout cas, jen'ai rien déguisé.99

La gageure de Gatlif est de nous faire renoncer aux idées reçues. Le film Les Princes està ce titre particulièrement éclairant, puisque le réalisateur y fait le catalogue des a priori quirégissent l'image que l'on se fait des Tsiganes. Nara qui traverse le terrain vague avec unechaise sur l'épaule, la grand-mère qui vole une poule ou enjambe une fenêtre pour dégusterun couscous à la sauvette... Le grand talent de Gatlif est en fait de rendre ces scèneséminemment comiques, ce qui nous renvoie directement à l'ineptie de nos réactions. Al'époque, il avait même pour projet d'utiliser les droits d'auteur de son film pour acheter 3000poules et les lâcher sur les Champs-Elysées avec ce message : « Les Gitans vous rendentvos poules ». Il n'y a renoncé que pour des raisons pratiques (le nettoyage notamment).

J'ai voulu parler des Gitans non seulement parce que c'est mon peuple mais queje les adore, comme tous les déracinés, les immigrés, tous ceux qui sont sur lesroutes et dont personne ne veut. Ce sont des peuples dont la philosophie mefascine. J'ai voulu aussi me foutre de la gueule de la société, la mettre en face deses contradictions, elle qui veut normaliser les Gitans, les immigrés et les autresen les forçant à renier leur propre culture. Or justement les Gitans n'attendentrien de la société, ils ne demandent pas à être assistés, ils demandent seulementà vivre.100

Au fil du temps et de ses films, Tony Gatlif semble avoir affiné sa vision des choses et êtremoins radical dans ce qu'il nous montre à l'écran. Des Princes où tous les gadjé étaientdes figures négatives à Swing où ils ne sont pas du tout stigmatisés, il nous livre unereprésentation plus apaisée des relations inter-communautaires, même si son film le plusrécent, il faut bien le noter, revient sur la déportation des Tsiganes. En vérité, Gatlif traiteles sujets qui lui tiennent à cœur, en ménageant toujours une place aux questions socialesqui touchent aux Tsiganes. C'est ce positionnement engagé (même si Gatlif refuse ce termeà l'occasion) qui fait toute la richesse de ses films. Et ce positionnement est justementfondé sur une particularité notable du réalisateur, qui est à la fois gitan et gadjé, ou plus

98 GOFFMAN, op.cit., pp. 160-16199 LOISEAU, op.cit.100 NACACHE, op.cit.

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exactement à la fois dans et hors de la communauté tsigane. On comprend mieux ainsi sespréoccupations, puisqu'il explore la thématique des contacts mixtes tout en nous donnantune représentation des Roms fondée sur son expérience personnelle.

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II. Le cinéma de Tony Gatlif : un doublepoint de vue sur les Tsiganes par unréalisateur à la fois dans et hors de lacommunauté

Tony Gatlif a un statut très particulier par rapport à la communauté tsigane. En effet, ilest gitan par sa mère mais kabyle par son père. Cela lui donne en quelque sorte unedouble identité, qui se retrouve dans ses discours où pour parler des Tsiganes il emploietantôt « nous », tantôt « ils », « eux ». Ce positionnement singulier influe directement surses films, puisque l'on peut remarquer une vision à la fois distanciée des Roms, quasidocumentaire, et une approche sensible, de l'intérieur. Si le réalisateur élude parfois laquestion de ses origines - « Je ne veux plus me prendre la tête avec ces étiquettes : tsigane,gadjo, arabe, français... Depuis le temps, je suis devenu moi, un point c'est tout. »101 - onne peut passer outre l'influence qu'elles ont sur ses films. On souscrira en ce sens à laquestion de Louis Guichard qui demande : « D'où viens-tu Tony ? », et en fait le titre deson article. En effet, loin d'être un détail bibliographique anecdotique, nous postulons quecette thématique des origines nourrit le travail de Gatlif et surtout sa vision, au sens fort duterme. Lui-même se contredit parfois en exposant la nécessité d'être d'origine tsigane pourévoquer des sujets qui touchent directement ces populations. Ainsi, à propos de LatchoDrom, son film entièrement musical qui retrace l'histoire des Tsiganes du Rajasthan àl'Andalousie, il avait déclaré : « D'abord je crois, sincèrement, qu'il fallait être gitan pour fairece film. On a assez dit de conneries sur le peuple gitan. Jusqu'à présent, il ne s'est trouvépersonne pour répondre à tous les mensonges qu'on avait colportés. »102 Cette doubleidentité – cette proximité à la fois des non-Tsiganes et des Tsiganes – est donc fondamentalepour appréhender l’œuvre du réalisateur. Nous l'avons d'ailleurs vu en première partie,en démontrant que Gatlif construit ses films à partir de la thématique des rapports inter-communautaires.

Annie Kovacs-Bosch103 avait désigné dans son article les difficultés pour desréalisateurs non-Tsiganes de traiter de cette communauté hors du commun. Du fait de sonstatut particulier, Gatlif échappe aux dérives du folklore et va nous livrer une image réalistedes Tsiganes, qui se fonde en partie sur son expérience personnelle. C'est ce qui ressortpar exemple de son entretien avec Esteban Cobas Puente104 :

ECP : « Ta famille, était-elle dans "Les Princes" ? » TG : « Oui, bien sûr, unpeu. Pour le titre j'ai pensé à mon grand-père, quand je le vois parmi les vieuxArabes, il semblait un prince par sa façon de les écouter. Ma fille quand elle parle

101 Citation de Tony Gatlif inGUICHARD, Louis. D'où viens-tu Tony ?. Télérama , 21 avril 1999, n° 2571, pp. 92-93.102 Citation de Tony Gatlif in COLMANT, Marie. Des Louars à la Petite Tsiganie. Libération , 24 mai 1993.

103 KOVACS-BOSCH, op.cit.104 COBAS PUENTE, Esteban. « J'ai même rencontré un Tsigane cinéaste ». Études tsiganes , 1983, n°4, pp. 30-34.

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des Tsiganes elle dit les Princes : « Papa, aujourd'hui, il y avait des Princes aumarché. »

On aboutit de la sorte à une représentation des Tsiganes de l'intérieur, ce qui constitueindéniablement un outil sociologique précieux, puisque les films sont autant de témoignagesqui approchent d'une réalité difficilement accessible en général. Gatlif nous fait pénétrerdans l'intimité de la communauté, en dépassant la traditionnelle rétention d'informations quientoure les Tsiganes. Il aborde la vie quotidienne, la question de la transmission, la tensionentre le nomadisme et la sédentarité, l'importance de la musique... Et il se place cette foisclairement du point de vue des Tsiganes (à l'inverse des thèmes que nous avons abordésen première partie, où primait la vision des non-Tsiganes, comme nous l'avions noté). Onpeut supposer que si Gatlif était "pleinement" Tsigane, il ne pourrait pas transgresser lesnon-dits. Ce parti pris reste d'ailleurs osé pour lui, à l'instar de ce que rapporte JacquelineNacache105 :

JN : Mais est-ce que devenir cinéaste et parler de son peuple, pour un Gitan,ce n'est pas forcément trahir ce peuple dans une certaine mesure ? TG : « Si,absolument. Je ne cesse pas d'être fidèle à mes origines et de les aimer, maisdu moment où j'ai choisi d'être cinéaste, j'ai décidé que ma patrie, ce serait lecinéma. Quand un non-Gitan fait un film sur les Gitans, cela, pour eux, n'a pasd'importance ; mais moi, même si les miens sont fiers en un sens que j'aie parléd'eux, je sais que je n'ai pas respecté leur grande pudeur : les Gitans ne seracontent pas, parce qu'il y a des choses qui ne se disent pas ; c'est une questionde culture. Or ces choses, justement, je les ai racontées. »

Nous avons choisi de centrer nos recherches sur Tony Gatlif justement à cause de cettesingularité riche de sens dont il est porteur. Cela lui donne plus de légitimité que d'autresréalisateurs complètement étrangers aux Roms qui ont aussi travaillé sur le sujet, commepar exemple Emir Kusturica, qui nous montre une image fantasmée et lyrique des Tsiganes.Tony Gatlif va à travers ses films esquisser l'identité de la communauté tsigane, et diffuserpar là même une représentation concrète et vériste de ces populations. Il s'agit par là derechercher ce qui donne sa cohérence à la considération des Tsiganes dans leur ensemble.Gatlif présente dans chacun de ses films des communautés différenciées (les Roms del'Est, les Manouches de Strasbourg, les Gitans d'Andalousie...). Mais il nous montre dansle même temps ce qui peut leur conférer une certaine unité, et fonde la représentationqu'il nous livre des Tsiganes sur cette analyse. On va ainsi tenter de mettre en évidenceune identité collective, en observant que Gatlif nous montre les attributs du groupe quilui donnent une spécificité. Il convient toutefois de préciser que cette identité n'est pasfigée mais dynamique ; on a vu en première partie qu'elle était aussi le fruit des stratégiesdéveloppées par les membres de la communauté dans un contexte bien précis (alimentationde l'altérité par exemple).

II.1 Un parti pris de réalisme fondé sur uneconnaissance en profondeur de la communautétsigane105 NACACHE, op.cit.

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Je ne pourrais pas tourner une histoire inventée, je la trouverais fausse. On nepeut pas parler des Gitans pour plaire ou pour dépayser le spectateur, mais parcequ'ils sont un peuple innocent, qui n'a jamais exploité d'autres peuples, ni poséune bombe. Leur liberté, ils l'ont toujours payée très cher. Je ne me pose jamaisla question des réactions du public, mais je me soucie des vrais protagonistes,de l'histoire vraie.106

II.1.1 Le réalisme sans complaisance des scènes de la vie quotidienne

a. Les partis pris cinématographiques de Gatlif, au plus près de la réalitésocialeTony Gatlif, s'il dément formellement être un réalisateur de documentaire, emprunte pourtantau genre quelques détails signifiants. Il refuse de se laisser tenter par les grands effets etpréfère la sobriété : « mes techniciens et moi avons une manière de filmer qui se débarrassedu superflu et du maniérisme du cinéma, pour être au plus près du réel. »107 En effet, il tournetoujours dans des décors naturels, excepté dans le cas des Princes où il a reconstruit ledécor en retrait des friches industrielles du quartier de la Courneuve à Paris. Le réalisateurfait aussi le choix d'employer une majorité d'acteurs non professionnels (mis à part sespersonnages principaux en général). Il a par exemple repéré le village roumain de Baltani(où il a tourné Gadjo Dilo) pendant le tournage de Latcho Drom :

Je ne voulais pas de gens trop bien élevés. Pour moi, les Tsiganes, ce sont desgens qui résistent, qui ne cèdent sur rien. J'ai été frappé en découvrant cesanarchistes cent pour cent qui ne craignent rien ni personne. Rejetés, ils ont faitle vide autour d'eux. Dans ce village isolé, où même les chevaux ont du caractèreet mordent, personne ne prend le risque d'entrer. Sauf les flics, mais ils ne s'yaventurent qu'avec des chiens...108

Outre cette volonté affichée de réalisme, Gatlif nourrit ses films de son expériencepersonnelle, ce qui leur donne un caractère encore plus vraisemblable. Dans Les Princesnotamment, le réalisateur met en valeur ce bagage intime : « Moi, je savais de quoi jeparlais : certains membres de ma famille éloignée vivaient ce que je décris dans le film. »109

Ou encore : « Il y a effectivement beaucoup d'épisodes, d'anecdotes que j'ai vécus ou quel'on m'a racontés, que j'ai tempérés ou amplifiés parfois. »110 Il convient de rappeler queTony Gatlif est né en 1948 dans un camp de Gitans, dans une famille qui comptera jusqu'à12 enfants - « Un bidonville en fait, avec des roulottes qui allaient et venaient. »111

Immergé dès son enfance dans le monde des Tsiganes, Gatlif le quitte pour partir enFrance. Mais il en gardera une sensibilité et une juste représentation qui transparaît dans

106 Citation de Tony Gatlif in VALO, Martine. Tony Gatlif, la fièvre gitane. Le Monde 2, 9 septembre 2006, pp. 46-50.107 Entretien avec Tony Gatlif sur Transylvania . Propos recueillis par Mathilde Lorit, 4 octobre 2006. http://www.excessif.com/cinema/actu-cinema/news-dossier/interview-tony-gatlif- transylvania-page-1-5008843-760.html108 Citation de Tony Gatlif in LOISEAU, op.cit.109 Citation de Tony Gatlif in GUICHARD, op.cit.110 Citation de Tony Gatlif in NACACHE, op.cit.111 Citation de Tony Gatlif in VALO, op.cit.

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II. Le cinéma de Tony Gatlif : un double point de vue sur les Tsiganes par un réalisateur à la foisdans et hors de la communauté

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ses films et leur donne leur nature composite, à la charnière de la fiction et du documentaire.C'est le bilan que tire Esteban Cobas Puente du film Les Princes, qui répond ainsi à GérardDarmon quand celui-ci affirme que Gatlif a évité le piège du documentaire, du constat oudu pamphlet :

Le film de fiction est enrichi par tout ce qu'il a de documentaire, de constat, depamphlet. Richesse du documentaire, il l'a, quand la caméra explore l'intérieurdes H.L.M, encore "tours" mais déjà bien engagés sur le chemin des taudis, aprèss'être promenée lentement de haut en bas, de droite à gauche, sur ces façadeslépreuses. Richesse du constat quand la pancarte "Réservé aux nomades"indique la décharge publique. Richesse du pamphlet quand il assimile auxTsiganes toutes les autres minorités, ethniques ou socio-économiques, quicohabitent dans ces zones. Film "social", il l'est, sans être partisan ou sectairecar si le Gadjo reçoit ses volées de bois vert, les Tsiganes eux-mêmes ne sontpas épargnés pour autant, bien que l'on puisse reprocher au film, et cela est unede ses faiblesses, d'avoir systématiquement présenté des Gadjé "négatifs" ; noussavons qu'il y a des journalistes, des photographes amateurs, des épiciers, quisont amis et défenseurs des Tsiganes [allusion aux figures de gadjé présentesdans le film].112

Les partis pris cinématographiques de Gatlif tendent donc à nous rapprocher au maximumde la réalité sociale, c'est-à-dire du vécu effectif des Tsiganes dans notre société et desrapports qu'ils entretiennent avec les non-Tsiganes. La dérive dont il se garde n'est pas –comme la majorité des réalisateurs qui tournent sur les Roms - de verser dans le folklore,puisqu'il a une connaissance interne et complète de la communauté. Il s'agirait plutôt d'êtrevigilant quant à la justesse de la représentation qu'il nous donne, ce qui semble être unepréoccupation permanente : « Le plus difficile c'était de ne pas déborder, c'était de garderune certaine idée des Manouches, de ne pas trop faire de fantaisies d'auteur, rester trèsjuste, très documenté, très près de leur histoire. 113» Nous allons également étudier cettespécificité du cinéma de Gatlif à travers les problématiques qu'il aborde, en montrant qu'ildépeint sans complaisance les scènes communes du mode de vie tsigane.

b. Les thèmes abordés, ou une vision de la vie quotidienne des TsiganesParmi la multitude d'exemples que nous aurions pu choisir – Gatlif explore en effet demanière très complète les comportements usuels des Roms –, nous avons décidé de nouscentrer sur les moyens de subsistance des Tsiganes et la solidarité de groupe, deux sujetsqui illustrent bien la vie quotidienne de la communauté, et les difficultés qu'elle rencontre.114

Que ce soit dans Les Princes, Gadjo Dilo ou Transylvania (peut-être un peu moinsdans Swing), Gatlif commence par mettre en scène la pauvreté qui bien souvent caractérise

112 COBAS PUENTE, Esteban. Apprécier « Les Princes ». Études tsiganes , 1983, n°4, pp. 27-28113 Entretien avec Tony Gatlif sur le film Swing. Propos recueillispar Olivier Bombarda http://www.arte.tv/fr/content/tv/02__Universes/U3__Cine__Cinema/03-WebMagazines/50_20Actualite_20Cinema_20_7C_20Kino-News/99_20Archives/edition-2002.03.20/Swing_20-_20Wir_20m_C3_BCssen_20zus/344674.html114 Pourtant, de nombreuses autres thématiques étaient envisageables et très intéressantes à étudier (les pratiques liées à la mort,la hiérarchie de groupe, le rapport à l'alcool, ... ). Nous avons dû procéder à une sélection dans un souci de clarté, mais non sansfrustration.

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les Tsiganes. La première scène des Princes est en effet un plan resserré sur un bébé quijoue avec un billet de 1 dollar dans une flaque de boue. Le film est ponctué d'images quitrahissent la misère dans laquelle évoluent Nara et sa famille (les HLM délabrés, le terrainvague, …). Le réalisateur n'est pas étranger à cette vie de dénuement, et on peut supposerqu'il s'inspire en partie de son enfance (en Algérie, puis son adolescence en France), qu'ilévoque avec Martine Valo : « Nous étions au moins 300 gamins à traîner en totale liberté,à voler du raisin et des figues aux pieds-noirs... Tous cousins ou neveux. Nous étionsmiséreux, nous dormions avec nos vêtements. Mais personne n'avait autorité sur nous. Tousanalphabètes, mais avec une haute opinion de nous-mêmes. »115 Il nous faut mentionnerici un des paradoxes propres aux Tsiganes : nombreux sont ceux qui vivent dans la misère,mais sans jamais s'abaisser à une condition de victime, qu'ils refusent catégoriquement.Ainsi, lorsque dans Les Princes la journaliste interroge Nara sur les pratiques de mendicité,celui-ci répond immédiatement : « On mendie pas nous, on prend». André Barthélémy,aumônier national des Gitans en France dans les années 1980, décrit un phénomène etdes décors mimétiques de ceux que l'on peut observer dans le film :

Ce qui m'a frappé, ce qui m'a attiré dans ce monde si divers, c'est sa pauvreté.Beaucoup de Gitans n'acceptent pas d'être considérés comme pauvres. Il suffitpour s'en convaincre d'entendre leurs réactions quand un journal, une revuepublie des photos de nomades dépenaillés. Ils se sentent blessés dans leurdignité. […] La pauvreté gitane, je l'ai vue à la Courneuve au Nord de Paris. Enquittant la ville, on changeait de continent comme après un vol en avion. Del'asphalte des rues on passait à une étendue de boue fétide, où des vieux pneus,des portes de bagnoles démolies servaient de ponts sur les fondrières.116

La pauvreté, si elle constitue souvent une des difficultés majeures des Tsiganes, n'est doncpas vécue comme une humiliation. Les Tsiganes vont être amenés à trouver chaque jour dequoi subvenir à leurs besoins, mais sans se plier à la représentation du "pauvre Tsigane".C'est ce qui a poussé Gatlif à prénommer ainsi son premier film :

J'ai appelé mon film Les Princes car pour moi, les Tsiganes en sont. Le Gitan estquelqu'un qui n'a pas honte de son identité, qui la revendique comme telle. Mêmepauvres, même rejetés, nous gardons à l'intérieur de nous-mêmes quelque chosede princier, une certaine fierté à être et à vivre ainsi. Pour un Gitan, vivre dans lamisère n'est pas du tout aussi noir que pour celui qui la regarde de son auto, enpassant à côté d'un terrain vague.117

Le réalisateur met ainsi à l'écran, sans tabous, les moyens de subsistance des Tsiganes,de la récupération aux métiers provisoires, des petits larcins à la bonne aventure. Ilévoque ainsi certaines activités qui ont fait date dans les images préconçues qu'on associetraditionnellement aux Tsiganes, et qui pourtant sont effectivement pratiquées. Ainsi Naradans Les Princes comme Mandino dans Swing se font à l'occasion rempailleur de chaises,généralement en complément d'une autre activité (Mandino est par exemple antiquaire).La grand-mère des Princes a également recours à la bonne aventure, qui ne lui rapportenéanmoins qu'une somme dérisoire (on la voit s'offrir un kir avec les quelques pièces quele gendarme lui donne). Le troc est également très courant, ce que l'on observe avec lesnégociations de Nara (il échange un cheval contre une télévision, et tente également de

115 Citation de Tony Gatlif in VALO, op.cit.116 Citation d'André Barthélémy ( Routes de Gitanie ) in ASSEO, op.cit ., p. 127117 Citation de Tony Gatlif in GODRECHE, Dominique. Les Princes. Différences , novembre 1983, n°28, p. 31.

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vendre des cageots d'abricots), avec Tchangalo dans Transylvania, mais aussi avec Swing,qui obtient le discman de Max contre une guitare qui ne vaut rien. Ces populations paraissentse démarquer par leur débrouillardise, à l'instar des villageois de Gadjo Dilo qui se lancentdans de hasardeux branchements pour enfin obtenir l'électricité gratuitement.

Tony Gatlif évite le piège de la fascination et nous montre également l'envers du décor,en d'autres termes les pratiques malhonnêtes dont usent occasionnellement les Tsiganes,et notamment celle du vol118. Si parfois elle est dépeinte avec ironie et légèreté, visiblementpour faire réfléchir le spectateur sur la démesure de ses représentations (la grand-mère quivole une poule malicieusement dans Les Princes ou déguste un repas dans l'embrasured'une fenêtre), elle demeure toutefois établie. Gatlif nous présente ainsi Nara élaborant unstratagème pour duper l'épicier et forcer sa fille à voler (elle doit faire diversion) :

L'épicier : Qu'est-ce que tu viens me voler, toi ? Zorka : Un camembert, m'sieur.L'épicier : Hahaha. Zorka : J'ai de l'argent, m'sieur ! L'épicier : Combien as-tu ?Le village est interdit au campement de nomades. Zorka : J'suis pas une nomade.Quand j'serai grande, j'serai vétérinaire ! L'épicier (Il lui donne le camembert) : Çafait 5, 80. (Elle le prend et part en courant sans lui donner l'argent. Il la poursuit,et Nara en profite pour rentrer dans le magasin et voler tout ce qu'il peut.)

La pratique de la récupération, ou "récup", est également évoquée à plusieurs reprises. Audébut du film, on voit un homme scier la rampe de l'escalier du HLM visiblement dans le butde récupérer le métal. Plus tard, Petiton propose à Nara d'aller visiter une usine récemmentfermée :

Nara : Hé dis-donc moi j'fais pas d'la récup' à 5 heures du mat' pour 200 balles.Petiton : Mais c'est pas de la récup' pour 200 balles mon pote l'usine elle vient defermer ! Dans trois jours y aura plus rien faut y aller tout de suite ! On va couperles câbles des ponts roulants et tout, ça nous fera 1000 balles. Tu craches sur1000 balles Nara ?

En réalité, la principale motivation des Tsiganes quant au choix de leurs activités (lorsqu'ilsont l'opportunité de les choisir) est de pouvoir adapter leur temps de travail comme ils lesouhaitent, pour laisser une place à la vie de la communauté. C'est un des facteurs quiexpliquent sociologiquement la faible proportion de Roms à être salariés et à effectuer desmétiers sur le long terme. Gatlif illustre cet usage de deux manières. Premièrement, il nousdonne à voir les Tsiganes qui choisissent de jouer de la musique professionnellement (onpeut penser à Miraldo dans Swing, à Izidor et son groupe qui sont engagés à jouer dansun mariage pour "six millions" dans Gadjo Dilo, ou encore à toute la troupe de Liberté,menée par Taloche). Mais il nous livre aussi dans un second temps un aperçu des difficultésrencontrées par les Tsiganes lorsqu'ils sont salariés – Nara est ainsi licencié de son travailde maçon car il a consacré trop de temps à des questions familiales, après que les frères

118 On se permettra ici de rapporter une théorie citée par Marc Bodigoni qui étaye notre hypothèse de réaction au stigmate parl'alimentation de l'altérité développée en première partie, et qui se fonde sur l'étude de la pratique du vol : « La fine analyse de la placedu vol dans la vie d'un groupe de Roma transplanté en Italie, émise par deux anthropologues le situent comme "partie intégrante d'unsystème distinctif global qui comprend également les vêtements et l'apparence, le comportement sexuel, les habitudes alimentaires,la propreté et la maladie et le plus important de tous, le rôle des morts" (Dick Zatta, Piasere). A un moment particulier de l'histoired'un groupe, quand son identité romani est en danger, sont activés des comportements qui permettent au groupe de se ressouderen créant de la distance avec le monde inconnu qui l'entoure, le monde des gadjé mais aussi les autres groupes tsiganes qui sontprésents sur le même territoire. Dans ce cas particulier des Slovensko Roma en Italie, le vol, et surtout la perception de ceux qu'onpeut voler – mais comme aussi ce que l'on mange et la manière de le cuisiner, les vêtements portés, réactualisent la frontière Roma/gadjé. » BODIGONI, op.cit. , p. 73

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de Miralda sont venus le chercher. Cette logique de liberté dans le métier exercé est trèsbien mise en valeur par Christophe Robert :

Rester libre de ses mouvements et du choix du travail à exécuter, préserversuffisamment d'espace pour garantir la cohésion sociale au quotidien, êtrelibre de s'accorder les nombreux cafés qui rythment la journée, sont autantd'exigences qui illustrent bien le rapport au travail de ces familles. Lorsque l'onobserve de l'intérieur la nature des pratiques productives et que l'on s'intéresseau sens auquel elles renvoient, on appréhende plus facilement les réticences queles Gitans peuvent avoir à s'investir dans ces activités de type salarial. Celles-ci sont rarement exercées et le plus souvent pour une période limitée (activitésmanuelles sollicitées ponctuellement par un intermédiaire). Les pratiques liéesau travail salarié tel qu'on le définit communément et tel que le conçoivent lesfamilles gitanes, interfèrent avec l'indépendance recherchée : imposition deshoraires et des pauses, individualisation des tâches et des rôles, dépendancevis-à-vis d'un supérieur, revenus mensualisés qui s'opposent à la prodigalité etnécessitent l'échelonnement des dépenses, etc.119

S'ils préservent leur indépendance quitte à se priver d'activités rémunératrices, la situationdes Tsiganes reste relativement précaire. L'un des principes fondamentaux de leur modede vie est de laisser une large place aux relations sociales à l'intérieur du groupe. Et c'estcela même qui va dicter leurs choix en matière d'emploi et leur garantir une aide salutaires'ils se retrouvent dans le besoin. Gatlif se fait l'écho de cette caractéristique en exposantla valeur de la solidarité au sein de la communauté.

L' "être ensemble" est précisément une des dimensions de la vie sociale desGitans sur laquelle nous souhaitons insister. Le rassemblement quotidien desmembres de la famille étendue, la proximité valorisée par les plus jeunes commepar les aînés, sont déterminants. Ils participent au maintien et à l'entretiend'une cohésion sociale qui repose sur une forte valorisation du rapprochementquotidien et du partage des affects entre les membres du groupe.120

L'une des scènes les plus marquantes de l'union qui peut exister entre les membres d'unemême communauté est sans doute le retour au village d'Adriani (après une peine de prison)dans Gadjo Dilo. A l'annonce de son arrivée, tous les villageois interrompent immédiatementleurs activités pour courir le rejoindre loin dans la plaine. Bien sûr; il s'agit là d'un événementexceptionnel, mais la solidarité s'inscrit également dans le quotidien. Elle est très visibledans Les Princes, en ce qui concerne la nourriture par exemple : la grand-mère va fourniren secret des provisions à Miralda qui a été rejetée, Nara donne un steak à un enfant dontla famille, estime-t-il, en a plus besoin que lui... Lors de leur expulsion du HLM, un certainVaya leur trouve un logis de fortune incarné par la baraque au milieu du terrain vague. A lasuite de leur seconde expulsion, lorsqu'ils seront totalement démunis, les autres familles lesaccueilleront chaleureusement au coin du feu, en partageant les vivres et en chantant pourleurs hôtes. C'est là la logique qui régit généralement les communautés tsiganes, où chaquefamille agit indépendamment, mais peut toujours compter sur le groupe en cas de besoin :

La vie communautaire implique une forme assez forte de contrôle des uns parles autres. Pourtant, chacun est responsable de son destin et, hormis les parents

119 ROBERT, op.cit., p. 84120 Ibid, p. 75

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et quelques personnes dignes d'un respect particulier, personne ne se mêlede la vie des autres tant que le groupe n'est pas menacé dans son unité. Lesentiment de vivre en permanence à la limite du monde des autres induit descomportements qui renforcent la cohésion du groupe. Cela donne souvent, del'extérieur, l'impression d'une grande solidarité. 121

II.1.2 Considérations sur la transmission culturelleLa transmission et la conservation de l'héritage culturel des Tsiganes semblent constituerun véritable leitmotiv pour Gatlif. Nous comprenons ici la culture à la lumière de la définitionqu'en donnent Nadia Belkaïd et Zohra Guerraoui dans leur article :

Construction humaine, la culture se présente comme une réalité collective quitémoigne d’une philosophie propre à un groupe que celui-ci va traduire au traversde croyances, représentations, valeurs et normes, orientant et donnant sens auxconduites de chacun. Transmise de génération en génération, essentiellementà travers l’éducation, elle contribue à structurer tout groupe de la façon la pluslarge, la plus profonde et la plus durable.122

Tony Gatlif est relativement pessimiste sur les évolutions qui vont influencer la transmissionculturelle et la culture tsigane en elle-même. Pour lui, la tradition est en voie de disparition,que ce soit à cause de la mondialisation (et de la diffusion des nouvelles technologiescomme la télévision ou Internet) ou du poids des préjugés. Il s'est ainsi construit la vocationde conservateur ou de dépositaire de la culture tsigane, ce dont témoignent très nettementses films, tant par leurs thématiques globales que par les épisodes révélateurs dont ils sontponctués. Gatlif affirme ainsi à propos de Latcho Drom : « Cette culture n'intéresse plus nosjeunes, déboussolés, complètement désorientés. Il n'y a plus de transmission, dans vingtans, cela sera fini. C'est la raison pour laquelle je fais ce type de films, pour témoigner.Aujourd'hui, je ne pourrais plus tourner "Latcho Drom", ce que j'ai montré n'existe déjàplus... » 123 .

a. La primauté de la transmission oraleLa transmission de la culture s'effectue par un processus de socialisation et d'apprentissage,qui est spécifique chez les Tsiganes en tant qu'il met en relief la primauté de la tradition orale,sur laquelle Gatlif insiste très nettement. Chez les Tsiganes, l'éducation passe souvent pardes récits – parfois mythiques – qui portent sur la généalogie, les ancêtres ou l'histoire dela communauté. Le réalisateur en donne en exemple dans Les Princes, où la grand-mèreconte à Zorka la légende de la création :

Dieu il s'ennuyait tout seul sur la Terre. Alors il décide de créer un homme. Ilprend un peu de terre, il fait une poupée, il la met dans le four, et voilà qu'ils'endort et qu'il oublie d'éteindre le four. Ben quand il la retire, la poupée esttrop cuite. C'est l'homme noir. Il recommence, il met une autre poupée au four,mais il a tellement peur de la faire trop cuire qu'il la retire trop tôt : c'est l'homme

121 BODIGONI, op.cit., p. 94122 BELKAÏD, GUERRAOUI, op.cit.123 BRUNEAU, Jean-Pierre. Le swing manouche. Les Échos week-end , 15-16 mars 2002.

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blanc. Et il est pas content Dieu, il se mord les doigts. Il recommence, et alors là,il surveille tellement bien la cuisson que l'homme parfait apparaît : c'est le Gitan.

Il serait faux de croire que tous ces récits sont fantaisistes. Comme nous le montreSonia Taravova-Cédille dans son recueil de contes124, ces histoires sont systématiquementcaractérisées par leur portée didactique ; elles sont formatrices pour les jeunes de lacommunauté. Jan Yoors fait aussi allusion à cette tradition orale largement ancrée dans lavie du groupe :

Pendant les claires nuits d'été, sur toutes les routes du monde, les Tsiganesécoutent leurs conteurs. Les anciens disent aux jeunes : "Si vous ne faites queparler, vous n'apprendrez rien." C'est ainsi qu'au hasard des rencontres, aucroisement des routes, la tradition se perpétue. Les Rom pour qui le mot écritn'existe pas ne connaîtraient rien de leur histoire sans ces swatura. Dans lesswatura, les faits réels et imaginaires se mêlent et c'est à l'auditeur de distinguerle vrai du faux.125

En réalité, l'écrit n'est absolument pas considéré comme un support viable d'apprentissage.Il est inutilisé, même pour ceux qui en maîtrisent la pratique. Tout passe donc par le langageet le ressenti. Ainsi, dans Gadjo Dilo, Stéphane apprend à parler romanès sans savoirl'écrire, simplement au contact d'Izidor, et des enfants du village qui se plaisent à lui inculquerun vocabulaire ordurier.

Dans Swing, Max va expérimenter cette méthode. Il incarne véritablement la charnièreentre culture de l'oral et culture de l'écrit : lorsque Miraldo lui montre les herbes médicinalesqu'il peut utiliser et lui explique brièvement leurs vertus thérapeutiques, Max va récupérerun échantillon de chaque plante pour le coller dans son cahier, et récapituler ce qu'il sait enquelques notes. De même, lors des cours de guitare, Miraldo va tenter de lui apprendre lamusique « du coeur et de l'oreille », un mode d'apprentissage qui n'a absolument rien à voiravec celui qu'on utilise dans les Conservatoires par exemple. Il ne nous semble pas du toutpédagogue (il s'adresse à Max en romanès, part se faire un café en laissant Max jouer...),mais dans les faits, il s'agit juste d'un autre point de vue sur les moyens de transmettre unsavoir, qui passent notamment dans le cas de la musique par le mimétisme. Tony Gatlifrapporte à ce titre une anecdote de tournage assez éclairante :

Cette phrase est venue spontanément à Tchavolo [Schmitt, l'interprète deMiraldo] alors que je le faisais répéter pour la première fois avec cinq autresmanouches et cette très belle violoniste alsacienne que l'on voit dans le film.Au bout d'un moment, ils étaient perdus. La violoniste leur a demandé : "Ce quevous jouez, c'est en fa ou en do ?" Tchavolo interloqué a répliqué avec cetteexpression que j'ai ensuite intégrée dans le dialogue : "Ce que nous jouons cen'est pas la musique des yeux, mais la musique du cœur et de l'oreille." Belleimage sur l'opposition entre deux modes de transmission : l'écrit et l'oral.126

Il est particulièrement intéressant de voir que Max devient le principal dépositaire de laculture tsigane au sein de la communauté. Tandis que Miraldo ou d'autres membres dugroupe ne cessent de lui enseigner ce qu'ils savent ou ce qu'ils ont vécu, à aucun momentGatlif ne met en scène le même type d'épisodes avec des enfants tsiganes, qui apparaissent

124 TARABOVA-CEDILLE, Sonia. 14 contes tziganes. Paris : Castor Poche Flammarion, 2002. 159 p. Collection Castor Poche.125 YOORS, op.cit., p. 154126 BRUNEAU, Zigzags tsiganes, op.cit.

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plutôt désintéressés. Max prend l'initiative de rencontrer Miraldo et de lui demander d'êtreson professeur de guitare. De plus, il va se montrer particulièrement à l'écoute des histoiresqu'on lui raconte. Deux scènes sont ici très représentatives : l'évocation de son passépar Miraldo, et le récit fait par Puri Dai, la doyenne du groupe, de son expérience de ladéportation127. Dans les deux cas, Max est très attentif, et va par la suite minutieusementreporter ce qu'il a appris dans son cahier.

Miraldo : On voyageait partout, partout, dans toute la France ! On emmenait toutle monde, tous nos enfants avec, toute la famille. Et puis on était à côté de lacaravane, on marchait à côté aussi des fois. C'était notre vie, c'était ça. Max :Elle devait être grande pour contenir toute une famille ! Miraldo : Ah bah oui detoute façon il fallait qu'elle soit grande. Ben oui. Voilà c'était notre vie tout ça.(…) C'est bien que tu veuilles tout savoir. C'est bien ça. Même pas mes enfantss'intéressent à ça.

Dans cette scène, où Miraldo montre au jeune garçon des photographies anciennes pendantqu'il lui parle, et dans celle qui suit, où Puri Dai entreprend de lui raconter ce qu'elle a vécu,on sent que la préoccupation historique prévaut. C'est l'une des spécificités de Gatlif, qui atoujours cherché à fixer l'histoire des Tsiganes dans ses films, peut-être pour pallier l'oubli.

b. Une histoire du peuple tsigane ?Ce projet du réalisateur n'est pas sans difficultés. Au préalable, il s'agit de préciser qu'unehistoire originelle du peuple tsigane est potentiellement possible, mais qu'une histoire pluscontemporaine nécessiterait de faire la distinction entre les différents peuples tsiganes. Cedessein est d'autant plus ambitieux que le passé n'est pas déterminant chez les Roms, quivivent dans le présent. Le cinéaste lui-même l'affirme dans un entretien avec Laure Adler :« Ça n'existe pas l'histoire chez les Gitans »128. Pourtant Gatlif persiste et signe, non pourfaire montre d'une histoire dans la stricte définition des sciences humaines, mais pour offrirun témoignage ; il est d'ailleurs tout à fait conscient de la nature de son entreprise : « On neraconte pas l'histoire des Gitans comme l'histoire de France »129. On voit bien ici en quoi lareprésentation qu'il cherche à nous donner des Tsiganes se nourrit d'une volonté d'être auplus proche du réel, en conservant un caractère très humain, sans verser outre mesure dansla théorie. Gatlif se positionne en réalité aux antipodes des premières tentatives d'établirl'histoire des Tsiganes, qui étaient pour la plupart fondées uniquement sur des sources deseconde main et dont la véracité scientifique laissait à désirer130.

Il va ainsi chercher un nouveau support de l'histoire tsigane, qui ne passe pas par l'écrit.C'est ainsi qu'il réalise Latcho Drom : « Je me suis servi de la musique pour bâtir le cœur dufilm. Pour les gitans, la musique est la seule trace historique. Elle est la mémoire collectived'un peuple sans écriture. »131 Avec ce film, il a donc élaboré une histoire musicale, la seulequi selon lui soit vraiment fidèle aux Tsiganes, et qui remonte à leurs origines : « il n'y aqu'une façon de raconter ces cinq siècles manquants : à travers la musique. Parce que la

127 cf. DVD à la fin du mémoire128 Entretien avec Tony Gatlif. Propos recueillis par Laure Alder. Hors-champs, France culture, 16 décembre 2009.http://www.franceculture.com/emission-tony-gatlif-2009-12-16.html129 Citation de Tony Gatlif in COLMANT, op.cit130 Sur ce sujet, on ira consulter LIEGEOIS, op.cit., rubrique « Une histoire séculaire »

131 Citation de Tony Gatlif in GRELIER, op.cit., p. 17

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musique ne trahit pas. Elle conserve en elle toute l'âme gitane. »132 Gatlif nous offre ainsiune image de la communauté vue de l'intérieur, mais dans le même temps considérée selonune certaine perspective (le temps long). En comprenant mieux l'histoire de ce peuple, ilsemble que nous pouvons mieux appréhender son mode de vie et ce qui le sépare de nous(on a vu dans quel mesure le réalisateur avait fait de la réduction des préjugés son chevalde bataille). Tony Gatlif gratifie en ce sens Latcho Drom d'une signification particulière, etle qualifie comme tel : « Un film de mémoire, un film musical, mis en scène et avec unecontinuité : la route historique des Gitans, de l'Inde jusqu'en Egypte. […] Mon film retracel'histoire d'un peuple. C'est aussi une recherche de mes racines, un hymne au peuple quej'aime, qui ne cherche pas un pays mais juste le droit de vivre là où il passe. »133 Là encore,son double statut est prépondérant : il lui permet de nous plonger au cœur de l'histoiretsigane tout en ayant assez de recul pour en faire la synthèse. La vision qu'il nous livre desTsiganes est donc ici à la fois réaliste et artistique : cela pourrait être paradoxal, mais LatchoDrom échappe à cette impasse par l'omniscience et le silence du commentateur, comme sinous étions face à un documentaire, à la différence que celui-ci est sans paroles.

Le sujet qui est le plus au centre de la préoccupation historique de Tony Gatlif est sansaucun doute l'expérience de la déportation qu'ont vécu les Tsiganes. Il travaille sur ce thèmedepuis plus de vingt ans, et n'a que très récemment réussi à le mettre en images (avecLiberté sorti en février 2010). La promotion du film a d'ailleurs été l'occasion pour lui designifier l'importance d'un devoir de mémoire, envers ces populations trop souvent occultéesdans l'histoire des camps : « Cinq cent mille gitans sont morts en déportation et peu devieux sont revenus, si bien que depuis il y a un problème de transmission.»134 Dans LesPrinces, cette empreinte historique est déjà visible : la grand-mère obtient un rendez-vousavec une journaliste, et charge bien Nara de préciser « que mes quatorze enfants sont tousmorts à la guerre, dans les camps nazis, et dis-lui, pour que le monde se souvienne, qu'aveceux, beaucoup d'autres sont morts ! ». Dans Swing, Tony Gatlif laisse la parole à HélèneMershtein, ancienne déportée qui interprète le personnage de Puri Dai :

On nous a fait du mal. Il y a une époque, on nous chassait comme du gibier. Audébut de la guerre, on n'avait plus le droit de voyager, ni de faire de la musique.(Soupir) C'était un dimanche matin. On a mis toute ma famille sur la route, enligne. Hommes, femmes et enfants. Et ils nous ont fait garder par les soldatsallemands. Puis par force on nous a mis dans les camions. Et je me rappelle...le feu du fumier. Ma mère elle faisait cuire des pommes de terre. On nous aemmenés très loin, dans un camp. Et il y avait les nazis qu'ils l'ont gardée. Et ilsnous regardaient, et ils se moquaient de nous. On étaient là dedans comme desbêtes. Et là, là c'était fini. Les seuls vivants qui sont restés, c'était moi et monfrère. Et de là on est partis, on s'est sauvés moi et mon frère. On a marché jusquedans le Nord, jusqu'à Lille. Et les avions... On dormait sur la route.

Enfin, avec Liberté, il montre la cristallisation des tensions à mesure que le régime deVichy durcit sa législation envers les Tsiganes, et il met surtout en images les campsd'internement français, qui n'ont fermé qu'en 1946. Le film en lui-même est le résultat dela préoccupation historique de Gatlif. Par conséquent, on touche ici au sens étymologiquede la représentation : le réalisateur replace littéralement l'expérience tsigane des camps

132 Citation de Tony Gatlif in D, O. Tony Gatlif, le cinéaste-voyageur. Figaro Grandes Écoles Université , 19 octobre 1993.133 FLOT, op.cit.134 BRUNEAU, Zigzags tsiganes, op.cit.

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devant nos yeux, il nous en rappelle l'existence. Mais au-delà il nous offre une image richeet juste des populations tsiganes, de par leur histoire, leur vie quotidienne ou encore lesquestionnements qui les définissent.

II.2 Un questionnement sur la sédentarité, enrésonance avec le nomadisme

Le double point de vue de Gatlif est prépondérant en ce qui concerne les problématiquesà propos des rapports entre nomadisme et sédentarité. Sa connaissance empirique desTsiganes lui permet de ne pas faire d'amalgames (comme on en observe de nombreux denos jours, notamment sur des questions de vocabulaire entre Gens du Voyage, Roms...),mais lui-même vit comme les gadjé dans un appartement à Paris, même s'il a voyagé par lepassé. Ce positionnement est très important puisqu'il permet ici de ne pas verser dans lesdérives de la définition des Tsiganes qui tend à associer itinérance et identité, en postulantqu'un sédentaire ne peut pas être un "vrai" Tsigane135.

II.2.1 La représentation de la sédentarité comme globalement intégréeà la vie des Tsiganes actuellement...

a. Des films qui présentent en majorité des Tsiganes sédentairesA première vue, les Tsiganes sont sédentaires aussi bien dans Les Princes que dans GadjoDilo ou Swing (on verra cependant qu'il convient d'apporter quelques précisions relativesau type de sédentarité dont il s'agit). Gatlif est ici dans son bon droit, puisque de nombreuxTsiganes sont aujourd'hui sédentarisés. Ainsi dans Swing, la jeune Manouche n'a « jamaisbougé du quartier. » Dans Les Princes, Zorka refuse obstinément de s'identifier à unenomade, et elle répète plusieurs fois qu'elle n'en est pas une, mais qu'elle va à l'école ouveut effectuer un métier stable plus tard136. Lors de la seconde expulsion, Nara ne possèdepas le carnet de nomade qu'on exige de lui, il se défend d'ailleurs d'en être un sous lesrailleries des gendarmes. De fait, les Tsiganes chez Gatlif ne semblent pas initialement sereconnaître dans la pratique de l'itinérance, même si elle peut constituer une issue, commepour Nara et sa famille.

Là encore, le réalisateur se plaît à jouer avec nos images préconçues, notamment eninversant les caractéristiques traditionnelles des Tsiganes (qui deviennent les sédentaires)et des non-Tsiganes (qui deviennent les nomades) : dans Swing, Max n'est à Strasbourgque pour les vacances, et il passe le reste de son temps à voyager avec sa mère. DansGadjo Dilo, Stéphane quitte tout pour retrouver Nora Luca :

Dans ce film j'ai inversé la situation et confronté deux mondes : pour une fois,l'étranger ne l'est plus, c'est l'Occidental qui le devient. L'histoire se passe enRoumanie, chez les tziganes (…) L'étranger c'est lui le fou parce qu'il faut être foupour aller là-bas, quitter Paris dont tout le monde rêve. (…) C'est lui le marginal,135 Voir supra, p. 26 du mémoire136 Voir infra, en annexe 2, p. 124 du mémoire : dessin de Tony Gatlif de Zorka sur la route, refusant de marcher. Cette image illustrele refus identitaire de la fillette, pour qui être Tsigane c'est être nomade.

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ce parisien, fils de bonne famille. Et s'il part, c'est à la recherche de lui-même. Lesautres sont chez eux, lui est en perdition.137

Le fait de mettre en images une sédentarité qui paraît intégrée par les Tsiganes n'exclutpas de se questionner sur leurs réactions à cette situation ; il convient par exemple derappeler que plusieurs pays européens ont eu recours dans les siècles derniers à despolitiques de sédentarisation forcée, ou à des législations qui rendaient plus difficiles lapratique du Voyage138, ce qui revient au même finalement. Marc Bodigoni explique que lesRoms adoptent une grande diversité de comportements face à la sédentarité : certains vontse fondre dans la masse, d'autres s'installer en communauté dans des logements en grandsensembles... Il insiste de plus sur l'idée qu'être sédentarisé n'exclut pas le fait de se pensercomme appartenant au monde du Voyage. Effectivement, la sociabilité traditionnelle quimet en jeu des relations continues et intenses avec le reste de la famille n'est pas miseen péril, car les occasions de se rencontrer, sous divers prétextes, restent nombreuses139.Alain Reyniers confirme en ce sens la compatibilité des deux concepts : « Nomadismeet sédentarisation ne s'opposent pas. Ils constituent fondamentalement des modes devie conjoncturels qui obéissent à des mécanismes inhérents à la structure de la sociététsigane. » 140

b. Comment est vécue la sédentarité ? Quelles en sont les implications dansl'identité des Tsiganes ?

On a toujours voulu sédentariser les Gitans mais on n'a jamais réussi totalement.Les Gitans sont complètement libres dans leur tête, libres de faire ce qu'ilsveulent. On ne peut pas sédentariser quelqu'un qui dans sa tête ne s'est passédentarisé lui-même.141

Paradoxalement, si Tony Gatlif nous présente une sédentarité devenue habituelle pourles Tsiganes, il la désigne fréquemment de manière négative. On va d'ailleurs voir qu'iln'évoque jamais la sédentarité sans la lier avec une certaine tentation du nomadisme, ce quia peut-être motivé Sylvia Angrisani et Carolina Tuozzi à intituler leur ouvrage à propos duréalisateur « Un cinéma nomade ». En fait, Gatlif cherche à montrer que si la sédentarité estaujourd'hui répandue dans les communautés tsiganes, et plus exactement dans certainescommunautés tsiganes, elle implique nécessairement une réflexion des sédentaires sur leuridentité. La grand-mère des Princes ne peut se résoudre à une existence fixe entre quatremurs, et elle lutte contre le poids de l'enfermement en ouvrant fenêtres et portes, au granddésarroi de Nara.

137 Propos de Tony Gatlif in La marginalité à l'écran, Françoise Puaux, ouvrage cité par LEBOULANGER, Camille. Le

cinéma de Tony Gatlif : identité et diversité du peuple rom. Maîtrise d'études cinématographiques, Université Paris 1, 2005,

147 p.138 La majuscule traduit généralement que l'on évoque spécifiquement le mode de vie des nomades, et non un simple déplacementà caractère touristique ou professionnel.139 BODIGONI, op.cit., p. 44140 REYNIERS, Alain. Le nomadisme des Tsiganes, in WILLIAMS, Patrick (dir.). Tsiganes : identité, évolution , (actes du colloque),op.cit ., p. 75141 Citation de Tony Gatlif in ANGRISANI, Sylvia, et TUOZZI, Carolina. Tony Gatlif, un cinema nomade . Torino (Italie) :

Lindau, 2003. 187 p. (p. 57)

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(Nara entre chez lui et commence par fermer la porte et les fenêtres.) Nara : Ilfait froid ! (La mère arrive et rouvre les fenêtres.) Elle : Pourquoi tu continues àt'enfermer ? Y a rien à voler ici. J'étouffe ! Ça fait des années que je te le dis j'aihorreur d'être enfermée.

Cette thématique est récurrente chez Gatlif : dans Les Princes, comme on l'a vu, maisaussi dans Liberté où les Tsiganes ne supportent pas de rester assis sur les bancs del'école et se sauvent par la fenêtre dès qu'ils le veulent. On peut même aller jusqu'à direque le personnage de Taloche incarne cette liberté et le refus d'une quelconque entraveà ses mouvements. L'enfermement est ici représenté de manière extrême par les camps :outre les barbelés, Taloche va être mis en isolement et dans l'obscurité pour avoir tenté des'échapper. La figure de Tchangalo dans Transylvania est également un exemple éclairant,puisque celui-ci vit dans sa voiture et refuse obstinément d'aller à l'hôtel, en affirmant : « I'mfreaking out between walls »142.

Gatlif nous figure donc les Tsiganes pris dans un entre-deux, en tension permanenteentre sédentarité et itinérance, toujours dans un souci de réalisme. On voit bien à quelpoint cette seule nuance (d'une sédentarité possible pour les Tsiganes, mais problématique)nous éloigne de nos préjugés originels qui façonnaient l'image d'éternels voyageurs, dontl'identité aurait été dénaturée si on les avait imaginés habitant continuellement un même lieu.La thématique de l'enfermement associée à la sédentarité reste néanmoins très prégnante,ce qui paraît souligner que le fait d'avoir une résidence fixe n'est pas toujours accepté,même s'il s'agit d'une habitude :

J'ai voulu donner une image véridique de mon peuple. Mon film se déroule dansle nord de la France, où les conditions de vie pour les Gitans sont plus difficilesque dans le Midi. Les Saintes-Maries de la Mer ne sont pas un symbole factice,ici, sur cette terre d'asile, les Gitans sont plus heureux. J'ai voulu insister sur lefait qu'en voulant sédentariser les Gitans, on les étouffe. Ce sont des nomadesépris de liberté, qui veulent toujours courir sur les routes. Ils ne sont pas faitspour être entassés dans des buildings.143

Si les non-Tsiganes mettent en doute abusivement la nature du Tsigane qui n'est pasitinérant, le choix d'une certaine stabilité induit en tout état de cause un questionnement surl'identité de la part de l'individu sédentaire. Le nomadisme représente le mode de vie initialdes populations tsiganes, et fait donc partie intégrante de leurs caractéristiques essentielles.Il s'agit pour les individus qui se sont sédentarisés de se positionner vis-à-vis de cet héritage.Et Gatlif lui-même explique que parfois cela peut donner lieu à un véritable déchirement, outout au moins à de multiples problèmes :

Ce qui est sédentaire est contraire à l'identité tsigane ; la culture tsigane, elleest "sur la route" ; elle s'est faite de beaucoup de choses, sur les chemins ;beaucoup d'influences, dans la musique et aussi dans la manière de vivre, lemontrent. Cependant, tous les essais de sédentarisation ne sont pas forcémentvoués à l'échec... Il y en a qui sont bien, mais seulement, c'est pas pareil, quoi ;

142 « Je flippe si je me retrouve entre quatre murs »143 Citation de Tony Gatlif in DELCROIX, Alain. Tony Gatlif : Les Princes. Le Provençal , 10 novembre 1983.

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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il y a beaucoup d'échecs. Mais on ne peut pas généraliser. Il y a aussi desréussites. Quelques-unes...144

Certains Tsiganes associent même la sédentarité au fait d'être gadjé. C'est le cas desTsiganes dans Liberté, qui refusent pendant longtemps d'accepter la maison que leur offrele maire du village (sous Vichy, les sédentaires qui pouvaient justifier de leur séjour prolongédans une propriété qui leur appartenait n'étaient pas internés dans les camps). Éric Kannayse fait l'écho de ce phénomène dans son livre éponyme qui raconte l'histoire du film145 :devenir propriétaires revient pour la communauté tsigane à devenir gadjé. Bernard Provot,qui a étudié les politiques de sédentarisation en France et leurs conséquences matériellespour les Tsiganes, décrit la même réaction chez des Tsiganes qui ont été réparti dans desquartiers pavillonnaires et doivent donc repenser leur vie de groupe :

Mais la distribution spatiale éclatée des lieux d'habitat, le relatif éparpillementdes pavillons rendent d'autant plus visibles et plus sensibles les mouvementsd'échanges qui se déroulent selon des rythmes qui ne sont pas ceux del'échange social commun, ou en décalage. Dans cet exercice, les Manouchesmontrent encore une certaine timidité d'usage. Le clos les met mal à l'aise : "jesuis devenu un gadjo". Il leur manque l'investissement communautaire des lieuxet sans doute l'affect collectif, ce climat particulier qui tient à la fois du contrôle etde l'assurance.146

Il ne s'agit pas non plus de considérer qu'il n'y a pas d'alternative à une sédentaritépleine et entière. Beaucoup de Tsiganes vivent ainsi dans une semi-sédentarité : ils ont unlogement fixe mais le quittent parfois pour une saison, ce logement n'est utilisé que pourun nombre réduit d'activités... Cette pratique peut par extension impliquer le détournementde la fonction initiale d'un bâtiment : on va par exemple utiliser une maison juste pourdormir, mais les lieux de la vie sociale seront déplacés à l'extérieur ou en caravane. C'estle cas dans Swing, où les cours de guitare, comme les festivités ont lieu à l'intérieur de lagrande caravane de Miraldo, alors que celui-ci possède une maison tout à côté. On peutégalement observer que les Tsiganes se sont regroupés et que les caravanes semblentêtre situées dans la cour de plusieurs maisons, dans une logique communautaire. Cephénomène est également signalé par Provot, qui explique très bien l'incompréhension del'usage de certaines pièces chez les nouveaux sédentaires : « Les Roms ne sont pas "entrésen maison" comme on entre en religion, assujettis à une obligation respectueuse d'usagedont le sens n'est pas intégré ; ici, un salon pour parler, là, une salle à recevoir comme "celledans laquelle les gadjé nous recevaient". »147 Dans Gadjo Dilo, les Roms sont installés dansun village fixe, mais les maisonnettes et cabanes côtoient les tentes ; le plus souvent, leséchanges de toute nature entre les membres de la communauté se font à l'extérieur. Enfin,dans Les Princes, il s'agit de bien mesurer que l'habitat – on signalera aussi son niveau dedétérioration - est quasiment assimilé à un campement : la grand-mère laisse tout ouvert,si bien que Nara finira par enlever les fenêtres de leurs gonds. Ce dernier tente aussi defaire monter son cheval dans l'appartement (sic!).

144 Citation de Tony Gatlif in PLANTET, Joël. Combat pour une identité gitane. Lien social , 14 juillet 1994, n°269/270, pp.

24-25.145 KANNAY, Eric et GATLIF, Tony. Liberté . Paris : éd. Perrin, 2010. 235 p.146 PROVOT, Bernard. Manteau d'Arlequin. Études tsiganes, 1995, n°5.147 Ibid.

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Dans cette perspective, nous avons postulé que toute pratique sédentaire chez lesTsiganes s'accompagnait systématiquement d'une tentation de l'itinérance, sous-jacentemais continuelle. Cette aspiration au Voyage paraît dans une certaine mesure incarner undes fondements identitaires de la communauté.

Le gitan n'a pas de résidence principale ni secondaire. Son unique résidence : laterre. La seule façon pour lui de s'en sortir, c'est de considérer la terre comme sapatrie. La véritable patrie des gitans est une vieille légende appelée : liberté. Pourun gitan, le mot pays ne signifie rien. Un paysage, une route bordée d'arbres quise ressemblent, c'est tout ce qu'il connaît d'un pays.148

II.2.2 … Nuancée par la tentation ultime du Voyage, enracinée dansl'identité tsigane

a. Tony Gatlif, un réalisateur particulièrement sensible aux thèmes duVoyage et de l'exil

Mes films parlent des Voyageurs car je suis marqué à vie. C'est indélébile, levoyage. Jamais un Gitan ou un Manouche n'a renié sa race.149

Pour le réalisateur, le Voyage fait partie intégrante de ce qu'on pourrait appeler l'identitétsigane, c'est-à-dire le socle de pratiques et de croyances communes à toutes lespopulations tsiganes, qu'il s'agisse de Roms, de Gitans, de Manouches, de Sinti... TonyGatlif a quitté sa famille à douze ans, d'abord pour vivre seul à Alger, et ensuite en France :l'empreinte de l'errance dans sa vie est donc profonde ; il a d'ailleurs appelé un de sesfilms Exils, très symboliquement. Dans cette perspective, ses longs-métrages comme sespersonnages interrogent cette thématique. On peut citer Transylvania, que le cinéasterésume ainsi : « C'est l'histoire de cette jeune femme qui quitte tout pour partir, parce quemoi dans mes films, depuis le début, depuis une trentaine d'années, j'aime quand ça part,mes films commencent toujours par des gens qui partent, parce que je suis marqué par ledépart. » 150

En voyant ses films, en écoutant les entrevues qu'il a accordées aux journalistes, on serend compte que tout comme les Tsiganes, tout comme les personnages de ses films, TonyGatlif est pris dans cet entre-deux entre sédentarité et nomadisme. Il évoque par exempleavec nostalgie le tournage de Latcho Drom, pendant lequel il avait parcouru l'Europe :« Pendant un an, je suis devenu un très grand voyageur et le tournage s'est passé commedans un rêve. » 151

Il ne s'agit pas ici de faire une biographie ou une analyse du réalisateur mais de montrerqu'il va par sa proximité avec les Tsiganes nous livrer une vision de l'intérieur, enrichie pardes considérations empiriques, par son expérience personnelle. Il évoque cette sensibilitéau Voyage avec Massimo Isotta dans une entrevue à propos de Transylvania :

148 Citation de Tony Gatlif in GRELIER, op.cit., p. 18149 Citation de Tony Gatlif in THEVENOUX, Claire. « Dis, c'est loin d'ici la Roumanie ? ». Ouest France , 6 avril 1996.150 Entretien avec Tony Gatlif sur Transylvania, par Massimo Isotta. Emission Illico du 2 novembre 2006, Chaîne Musique. http://www.dailymotion.com/video/xsl09_illico-tony-gatlif_music

151 Citation de Tony Gatlif in D, O, op.cit.

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Nous sommes ici dans des caravanes [ils sont dehors mais entourés decaravanes], et j'aime bien être ici. Le fait d'être là, ça me donne envie de vivre,encore mieux, de ne pas repartir, parce que j'habite un appartement à Paris.Et donc j'aimerais beaucoup habiter un endroit comme ça. Et donc mes filmsressemblent à ça, ressemblent à ici. C'est des films d'extérieur, c'est des filmsouverts. Moi quand j'étais enfant, je vivais aussi à l'intérieur de petites maisonscomme ça, qui faisaient 10 m², et on pouvait pas rester à l'intérieur notre mèrenous chassait pour aller dehors. Et il y avait une table dehors, et on allait tout letemps dehors, jamais on rentrait dedans. Et on rentre dedans finalement que lanuit quand il fait froid, en hiver. Sinon on est toujours à l'extérieur.152

b. Une aspiration constante au nomadisme comme élément représentatif desTsiganes« Latcho Drom ! Bonne route ! Il n'est pas de souhait plus caractéristique d'une sociétémarquée par l'itinérance. »153 Qu'ils soient sédentaires ou itinérants, les Tsiganes semblentprofondément influencés dans leur mode de vie par le nomadisme. Même chez lessédentaires, des pratiques à l'origine associée à la vie sur la route persiste, et notamment lacohésion de groupe face à l'extérieur ou la recherche ponctuelle de ressources (on prévoitrarement sur le long terme). Alain Reyniers, qui a étudié la sédentarisation progressivechez une famille tsigane dans le Nord de la France, parvient à la conclusion que lesmembres du groupe demeurent culturellement des Voyageurs. Il rapporte à ce titre lespropos d'un des individus participant à l'étude : « Le voyage c'est un besoin chez nous,un besoin puissant, qui nous vient du plus profond de nous-mêmes. » 154 L'itinérance,effective ou abandonnée, serait donc une caractéristique culturelle des Tsiganes, ancréedans leur identité commune. On reprendra ici la formule très pertinente de l'ethnologuePatrick Williams : «Pour rendre compte de ce que sont les Tsiganes, la considération dudépart et du cheminement importe plus que celle de l'appartenance et de l'origine. Ledéracinement est l'origine : une expérience quotidienne. » 155

La dimension quotidienne de cette aspiration est assez significative, puisqu'elleapparaît en toile de fond dans tous les films de Gatlif. Dans Swing, alors qu'il paraît sesatisfaire de sa vie à Strasbourg, Miraldo avoue à Max tandis qu'ils regardent de vieillesphotos et évoquent le passé :

Un jour je partirai. J'ai envie de prendre ma caravane et puis partir. Loin loin loin.Sans savoir qu'est-ce qu'il y a à la fin.

Cette tension entre la sédentarité et le nomadisme est on ne peut plus évidente dansLes Princes. Gatlif utilise d'ailleurs la métaphore clôture/ouverture pour y faire allusionimplicitement, dans les scènes où Nara et sa mère se battent pour savoir si l'on doit fermerou ouvrir portes et fenêtres. Tous deux incarnent non seulement la lutte entre stabilité etitinérance, mais au-delà entre modernité et tradition. Ainsi, lorsque la grand-mère entame« une marche pour aller chez l'avocat », Nara est particulièrement réticent à l'idée de lasuivre.

152 Entretien avec Tony Gatlif sur Transylvania, par Massimo Isotta, op. cit.153 VAUX DE FOLETIER, op.cit., p. 43154 REYNIERS in WILLIAMS, Patrick (dir.). Tsiganes : identité, évolution , op.cit ., p. 79155 Citation de Williams in BODIGONI, op.cit., p. 23

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- Nara : Grand-mère ! Mais t'es dingue ou quoi ! Qui c'est qui t'a donné cetteidée ? - La grand-mère : Je t'ai dit que je voulais faire cette marche à pied pouraller chez l'avocat, et je le ferai, même s'il faut que j'y laisse ma peau ! Nara :HO ! Arrête ! Vieille folle ! Mais qui c'est qui va s'intéresser à toi ! T'es perduesur la route là ! Allez viens on retourne à la cité on va voir Vaya ! Il va noustrouver quelque chose pour dormir en attendant. (…) Arrête ! L'avocat est à 100kilomètres, merde ! Ça fait deux heures qu'on marche pour rien !

Malgré cette rebuffade, Nara va lui aussi être touché par la tentation du départ, et les plansprolongés de la marche sur la route laissent présager de l'issue du film. Esteban CobasPuente a entrepris une analyse précise et complète du personnage, qu'il est intéressant dereporter ici puisque l'on distingue les enjeux sociologiques qui sont à l’œuvre :

La démarche de Nara, le protagoniste, comporte un "diminuendo" et un"crescendo", ou vice-versa, colonne de soutien du film. Il s'est éloigné de la vienomade jusqu'à la sédentarisation, et en contact avec les loups sédentaires ila appris à hurler, à voler pour survivre et à donner des coups de griffe quandil est nécessaire. Il se "diminue" en tant qu'homme car il se dégrade en tantque Tsigane ; il se coupe de ses racines tout en gardant des bribes du codemoral du groupe, une éthique déplacée puisqu'elle s'exerce en dehors d'unestructure sociale organisée. […] Et puis c'est l'expulsion qui marque le pointzéro de sa descente. A partir de ce moment il ne peut y avoir qu'un "crescendo",dans le sens opposé, vers la réhabilitation du personnage. La rencontre avec lesautres Tsiganes vivant encore dans une sorte de nomadisme, la joie de retrouverchants et danses autour d'un feu le pousseront de plus en plus vers une prisede conscience, d'abord refusée et peu à peu acceptée devant tant de ténacité dela part de sa mère qui peut s'en aller en lui léguant le meilleur des dons, le sensd'appartenance au peuple rom, et non plus comme une bravade, mais comme unsentiment profond générateur de joie et de force.156

La résistance initiale de Nara au nomadisme s'opère donc conjointement à un déni partield'identité. Mais comme le signale Cobas Puente, la double expulsion qu'il subit va marquerun climax, un point de rupture qui va le pousser à emprunter le chemin de la tradition. Lafin du film marque en effet le retour à une vie itinérante complète, bien qu'elle soit mise enimages de manière un peu anachronique pour les années 1980 : Gatlif nous montre en effetun cortège de carrioles tirées par des chevaux, suivies par un montreur d'ours, etc. Outrece petit écueil, la conclusion est là : qu'il s'agisse d'une pratique effective ou d'un attraitseulement symbolique, l'itinérance fait partie intégrante de l'identité tsigane.

Nous avons vu les éléments identitaires que Gatlif valorise dans la représentation desTsiganes qu'il nous donne à voir. Ces piliers de la culture tsigane nourrissent l'expressiond'un autre fondement identitaire de la communauté : la musique. On citera volontiers unextrait de coplas flamencas, qui mêlent ancrage de l'errance et dimension musicale : « Yollevo en el alma un camino /Destinado a nunca llegar... 157 ». La musique est le soclede l'image des Tsiganes, le dénominateur commun de toutes ces populations. Elle est unélément essentiel – si ce n'est le plus essentiel – de leur identité, car si tous les Tsiganes

156 COBAS PUENTE, Apprécier « Les Princes », op. cit.157 « Je porte dans l'âme un chemin / destiné à ne jamais arriver ». Coplas flamencas traditionnelles, citées par BECKER-HO,

Alice. Paroles de gitans . Paris : Albin Michel, 2000. 51 p. Collection Carnets de Sagesse.

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ne sont pas musiciens (comme le penseraient des non-Tsiganes pris dans le processus defascination), tous se reconnaissent dans une forme de musique propre à leur communauté.Tony Gatlif qualifie d'ailleurs la musique de « ciment qui rattache les humains » 158 .

II.3 La musique comme facteur d'appartenance socialeà la communauté

Le conte de La fleur qui chante, cité par Sonia Tarabova-Cédille159, décrit une généalogierêvée des Tsiganes. Les fleurs qui chantent sont chassées ou écrasées par les hommes quin'acceptent pas leur différence. Pour les préserver, la reine des fleurs Luludi les transformeen êtres humains. Ainsi apparaît le peuple des gens qui chantent, les Tsiganes. Ce conte, sifantaisiste soit-il, nous montre que si l'on ne retient qu'une seule caractéristique fondatricede l'identité tsigane, il s'agirait sans doute de la passion pour la musique. Tony Gatlif semblelui-même partisan de cette hypothèse, si l'on observe la récurrence de l'association entreles termes de musique et d'identité dans ses propos :

La musique c'est... elle a une identité très très forte qui n'est pas celle d'unamusement ou pour faire danser les gens, bien que faire danser les gens c'estimportant. C'est qu'elle a une identité très forte depuis des siècles, et à traverscette musique là je pense qu'on peut retrouver des traces de son passé, qui estchargé. Et donc la musique elle a son identité propre, elle a son histoire. C'estpas juste des sons...160

Il s'agit donc de voir que l'analyse de la musique dans les films de Tony Gatlif ne dépasse pasle cadre sociologique de notre étude, puisqu'elle va servir à préciser notre représentationdes Roms.

II.3.1 Un des fondements de l'identité tsigane

a. Tony Gatlif, auteur compositeurLà encore, Tony Gatlif démontre sa connaissance du monde tsigane et la richesse de sonexpérience personnelle, puisqu'il a composé une grande partie des musiques de ses films(seul ou en collaboration) et écrit les textes de certaines chansons. Fervent défenseur de lavaleur symbolique de la musique, il en fait un élément essentiel de ses films, et une piècemaîtresse de sa vision des Tsiganes : « La musique est quelque chose de vital. Sans elle, jecrois que je serais incapable d'exister, et ce depuis que je suis tout gosse. Sans constituer lemoins du monde une religion, elle représente le seul vrai lien entre les morts et les vivants,elle porte la joie, la douleur, la mélancolie et l'amour sur les sommets de l'émotion ».161 Lamusique est le point de départ du réalisateur pour élaborer – et non seulement accompagner– l'image qu'il esquisse de la communauté. Elle va être également un moyen significatif

158 Citation de Tony Gatlif dans le guide du Routard http://www.routard.com/mag_evenement/73/sur_la_route_gitane.htm159 TARABOVA-CEDILLE, Sonia. 14 contes tsiganes. Paris : Castor Poche Flammarion, 2002. 159 p. Collection Castor Poche.160 Entretien avec Tony Gatlif sur le film Swing, Olivier Bombarda, op.cit161 Biographie de Tony Gatlif, site free http://tonygatlif.free.fr/tonybio.htm

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dans l'évocation de thématiques fortes, comme par exemple le rejet par les non-Tsiganesou l'itinérance. C'est ce qu'explique Gilles Mouëllic dans Jazz et cinéma :

Le cinéaste s'inspire de la musique, acte de résistance, expression d'uneangoisse, d'un rapport au monde qui porte la douleur et la mémoire de ce peuple.Mais c'est à partir des principes esthétiques de cette musique qu'il expérimenteune approche plastique et musicale de ces thèmes de prédilection : l'émigration,le déracinement, la pauvreté, le vieillissement, la dignité et le courage des êtreshumains.162

La méthode de travail de Gatlif se construit sur la musique. On peut observer que quasimenttous ses films sur les Tsiganes ont exploré une forme de musique différente – maistoujours associée à la communauté : Latcho Drom retrace le cheminement et l'évolutionde la musique tsigane, des mélodies aux influences indiennes patentes jusqu'au flamencoandalou, Gadjo Dilo présente la musique tsigane d'Europe de l'Est, Swing est dédié au jazzmanouche, comme son nom l'indique... Chez Gatlif, la musique est intrinsèquement liée aufilm. Le réalisateur explique que s'il ne tourne pas en musique, il effectue des recherchestrès en amont pour chacun de ses longs-métrages :

Non, je ne tourne pas en musique, en revanche, quand je pense le film, j’enpense aussi la musique. C’est la colonne vertébrale du film et je commenceà la chercher en même temps que j’écris et que je fais mes repérages. PourTransylvania, j’ai passé un an à visiter tous les villages et à chercher unemusique un peu spéciale, qui soit interprétée par des musiciens de là-bas, avecdes instruments introuvables ici, comme la zangora, une guitare à quatre cordes.On a ensuite travaillé la musique en fonction du personnage : Zingarina, quandelle retrouve son musicien, s’aperçoit qu’elle est amoureuse de la musique et pasde l’homme. A partir de là, la musique devient son âme, elle parle à la place dupersonnage. Il était donc important qu’elle soit bien travaillée.163

Dès lors, on peut voir la portée de la musique comme vecteur d'appartenance sociale,puisqu'elle permet l'identification des différentes communautés, et incarne également undes piliers de la culture tsigane. Elle a de ce fait toute sa place dans une étude sociologique.Mais Tony Gatlif va au-delà de ces considérations en la plaçant comme sujet à part entière :

Dans mes films, elle a aussi cette notion c'est qu'elle aussi héroïne, elle est aussile personnage, et aussi elle parle. C'est pour ça que dans mes films aussi, peut-être qu'il y a pas beaucoup de dialogues parce qu'il y a la musique. […] Ce quedisent les dialogues la musique le dit aussi. On le voit dans Latcho Drom aussi.Et donc elle est importante : c'est pas du tout pour faire joli, c'est pas parce quela musique adoucit les moeurs, ou j'sais pas quoi... c'est parce qu'elle rentre dansl'histoire, et elle devient scénario, elle devient film, elle devient dialogue aussi,elle devient continuité.164

162 Gilles MOUËLLIC, p. 227, cité par LEBOULANGER, op.cit.163 Entretien avec Tony Gatlif sur Transylvania, LORIT, op.cit.164 Entretien avec Tony Gatlif sur Exils. Propos recueillis par Laurent Devanne. Entretien réalisé pour l'émission

de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 29 août 2004.http://www.arkepix.com/kinok/Tony%20GATLIF/

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b. Une référence identitaire incontournable- Impact Médecin Quotidien : La musique, dans cette culture, semble primordiale.

Si l'on demande à un individu lambda de citer un Tsigane célèbre, il répondra probablementDjango Reinhardt. Et pour cause : Reinhardt fait l'unanimité, tant chez les Tsiganes quechez les non-Tsiganes. Dans Swing, son portrait est dans toutes les caravanes et son nomà toutes les bouches (on se souvient que Swing avance comme argument pour la vented'une guitare à Max qu'elle appartenait à Django). Gatlif dit d'ailleurs volontiers de TchavoloSchmitt (l'interprète de Miraldo), qu'il est l'héritier de Django. Mandino, le père de Swingdans le film, n'est autre que Mandino Reinhardt, un parent éloigné du célèbre musicien.Le « Manouche aux doigts d'or » va donc incarner, non seulement une source d'inspirationmajeure, mais aussi un véritable repère identitaire chez les Tsiganes, a fortiori chez lesmusiciens. C'est ce qu'explique Patrick Williams dans l'ouvrage qu'il lui consacre :

Tous les musiciens de l'école tsigane de jazz se définissent par la réflexionsur la création de Django ou par rapport à l'un de ses moments", écrit Michel-Claude Jalard, l' « inventeur » de cette école. La "postérité de Django Reinhardt"se présente aussi comme un phénomène sociologique. Il est commode dedistinguer les musiciens qui, dans la référence ou la révérence à Django, trouventle moyen d'un épanouissement personnel et les musiciens qui ajoutent à cetépanouissement l'affirmation d'une appartenance ethnique. Les premiers viventune aventure individuelle, voire solitaire ; les seconds poursuivent ou invententune aventure collective.165

Dans la même perspective, on ne pourra pas occulter le fait que la protagoniste éponymedu film est aussi l'allégorie du Swing : libre, imprévisible, joyeuse, haute en couleurs...De même, les Gitans de Vengo sont complètement définis par leur amour et leur pratiquedu flamenco, omniprésent durant le film – on se souvient que les gitans d'Espagne sontcouramment appelés les « Gitanos » mais aussi plus simplement les « Flamencos ». DansLes Princes, Nara déplore l'absence de musique dans le bar du même nom : « C'est triste cebistrot sans musique ». Or si l'on opère un rapprochement en s'appuyant sur la terminologieadoptée par Tony Gatlif, le bar des Princes n'est autre que le bar des Tsiganes, où l'ons'étonne donc grandement qu'il n'y ait pas de musique (Nara va d'ailleurs y remédier enengageant des musiciens la fois suivante).

La musique semble être pour les Tsiganes une part ou une continuité d'eux-mêmes.Ainsi, en romanès, le verbe « parler » et le verbe « chanter » sont fréquemment utilisés sansdistinction, ou confondus. La parole chantée a également plus d'importance que la parolesur le ton de la conversation. C'est ce que rapporte Patrick Williams dans son excellentouvrage sur Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques : « Et pour "chanter", s'il leur arrivede dire : "Djilabav" (je chante), ils disent tout aussi bien "parler".[...], et la chanson (djili)devient vorba (parole) et même ćaći vorba (parole vraie). 166» La musique et le chant sontdonc réellement des marqueurs de l'appartenance sociale d'un individu à la communautétsigane. Tony Gatlif nous montre que la musique accompagne chaque moment de la viequotidienne, qu'il s'agisse de célébrer un événement ou des retrouvailles par une grandefête, ou d'exprimer sa douleur après un coup du sort. La musique va faire le lien entre les

165 Patrick Williams, Django Reinhardt , cité par ASSEO, op.cit. , p. 138166 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit., p. 79

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membres du groupe, et c'est là sa fonction la plus marquante : élément de définition del'identité tsigane, elle va être également un facteur de sociabilité, voire de fraternité167.

Que dit-il [le chant] de si important ? Et pourquoi est-ce que cela bouleversetout le monde ? Il dit le chant : il dit qu'il est rom. Il n'a rien à ajouter : son chant,c'est lui. Tous, comme lui, sont bouleversés parce que tous, comme lui, sontrom, et qu'effectivement ce doit être enivrant, bouleversant, de constater, deproclamer qu'on est rom, d'être rom, rom dans un monde de Gadjé. Coïncidence.Illumination. Il fait ce qu'il est en train de chanter. Cette extase (voja) transfigureles individus : c'est à cet instant qu'ils se font rom. Le chant les met au monde.168

La musique comme facteur de sociabilitéLa représentation que Tony Gatlif nous livre des Tsiganes est nourrie par cette idée.

Ses films regorgent en effet de scènes de groupe où la musique rythme réellement la viesociale. La socialisation des enfant passe d'ailleurs souvent par la musique ; cela constitueen quelque sorte un rite d'intégration au groupe, même si tous ne sont pas musiciens. Onpeut ici penser au cours de guitare que Miraldo donne à Max mais surtout à Calo dansSwing. Son but est de leur apprendre (ils prennent exemple sur lui) des mélodies connuesqui constituent le répertoire classique des Tsiganes. On citera la réplique de Max lorsqueMiraldo lui demande s'il a progressé : « J'arrive à jouer les Yeux Noirs ! ». Marcel Daval etPierre Hauger dans leur article sur La singularité et le rôle de la musique dans l'affirmationde l'identité des Manouches d'Alsace, relèvent la fonction sociale de cet apprentissage :

Mais il est plus intéressant de noter, indépendamment de leur origine, ce queces caractéristiques révèlent, déjà au niveau de l'apprentissage, de la fonctionqu'occupe la musique. Apprendre la musique de cette manière vaut en effet avanttout par son résultat. Or ce résultat se situe doublement au plan d'une certaineintégration : arriver à reproduire une musique connue par tous, c'est intégrer unacte ce facteur d'unité du milieu ; et interpréter cette musique immédiatementen compagnie d'autres et pour d'autres, c'est sur un plan plus concret s'intégrerdans le système relationnel du milieu.169

En effet, la musique va être pour les Tsiganes l'expression la plus directe de l'"êtreensemble", de la fraternité au sens fort du terme. Toute circonstance est propice au chant,mais le simple fait d'être rassemblés peut suffire, comme l'indique Patrick Williams : « Onlit souvent que ces chants sont liés aux fêtes et aux cérémonies qui ponctuent la vie descommunautés. En fait, pour qu'ils retentissent, il faut seulement des Roms rassemblés etde l'exaltation. L'alcool exalte. Mais avant même l'alcool, c'est le simple fait d'être ensemblequi exalte. 170» Swing nous offre de beaux exemples de cette joie de se retrouver, et dedépasser les frontières du genre ou de la différence culturelle. On observe ainsi la cohésionqui s'opère entre l'orchestre féminin et les musiciens (tous d'origines différentes) qui lesguident, que le Chant de la Paix vient couronner171. Il ne s'agit pas là d'une exaltation naïvesur l'amour entre les peuples : le sentiment d'unité est effectivement présent.

167 On comprendra ici le sens du terme « fraternité » à la lumière de la définition qu'en donne Michaël Stewart, c'est-à-direl'affirmation collective d'être Rom. Propos cité par BODIGONI, op. cit., pp. 107-108168 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit., p. 104169 DAVAL, HAUGER, in WILLIAMS (dir.), Tsiganes : identité, évolution, op. cit., p. 479170 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit., p. 84171 Ses paroles sont significatives : voir infra, en annexe 4, p. 127 du mémoire

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Les improvisations sont aussi l'occasion pour chacun de s'exprimer et d'intégrer leurindividualité dans le groupe. Précisons ce mécanisme identitaire un peu complexe : il va yavoir pour chaque couplet effectué individuellement, de préférence de manière improvisée,l'inclusion du « je » personnel dans le « je » habituel de la communauté. A partir d'un textede base ou d'une ligne mélodique fixe, chacun va ainsi apporter sa pierre à l'édifice. Chaquechanson, chaque interprétation est ainsi unique. Patrick Williams (il est véritablement laréférence en ce qui concerne l'étude de la musique tsigane) a observé ce phénomène chezles Roms hongrois notamment, mais il vaut aussi bien pour les Tsiganes de Swing quiimprovisent à la guitare ou pour ceux de Vengo qui vont agrémenter le flamenco de leursvoix ou de leurs danses spontanées.

L'ordre des priorités est inversé : ce n'est pas le 'je' singulier d'un individu quis'expose en une confidence publique, c'est le 'je' préalablement posé, en quelquesorte hors de toute occurrence singulière, dans le texte d'un chant qui est investipar un individu. Le chanteur inscrit alors son destin personnel dans le sortcommun des Rom. La chanson devient à ce moment sa chanson. Riche ainsi dupoids de la communauté, la parole d'un de ses membres devient 'vraie'. Le chant,qui pouvait apparaître comme une plainte solitaire, est bien une célébrationcollective.172

La musique est donc réellement un facteur de sociabilité, ce qui est très bien mis en évidencepar Gatlif et constitue donc un pilier de la représentation des Tsiganes. Les célébrationsen sont l'expression la plus patente ; elles peuvent être initiées, comme on l'a brièvementévoqué, par des simples retrouvailles. Ainsi, on peut noter la force de la scène dans Swingoù les musiciens et musiciennes se retrouvent pour répéter et improviser dans la grandecaravane de Miraldo173. La musique permet de renforcer la cohésion de groupe, même sidans Swing, la situation est un peu particulière puisque le groupe est composite. On retrouvedes marques plus traditionnelles de cette cohésion dans Gadjo Dilo, où les membres dela communauté sont tous Tsiganes, excepté Stéphane. Les cérémonies y sont multiples,qu'il s'agisse de fêtes données en l'honneur de personnes qu'ils ne connaissent pas (ilssont alors engagés pour jouer et danser) ou de leurs propres célébrations, comme celle duretour d'Adriani. En romanès, ce type de célébration porte le nom de "patschiv". Les patschivpeuvent être improvisés, mais lorsqu'ils sont organisés, ils donnent lieu à des dépenseset un faste incroyables. Yoors évoque ainsi le patschiv en l'honneur des retrouvailles decommunautés menées par deux frères qui ne s'étaient pas vus depuis longtemps :

Le patshiv dura jusqu'à une heure avancée. Les Milosheshti, qui avaientégalement fourni du gin hollandais dans des bouteilles de grès, nous avaientprêté, outre de belles timbales, des cuillers, des fourchettes et des couteaux enargent. C'était surtout pour nous honorer, car les Rom préféraient manger avecles doigts. Soudain éclata, de façon étrange et inattendue, un chant sauvage quiapporta une note sobre au joyeux festin. Le jeune fils des Milosheshti entonnaune mélopée où il était question de chagrins et de privations, que les Romécoutaient en secouant lentement la tête et dont ils répétaient à voix basse lesparoles les plus significatives. L'atmosphère devint intensément contemplative.Milosh lui-même se joignit à son fils puis poursuivit le chant. Il chanta pour sonfrère, Pulika, d'une voix forte et profonde, seulement soulignée par un léger172 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit. p. 94173 cf. DVD à la fin du mémoire

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tremblement qui trahissait l'émotion de ses paroles. Il chanta longtemps et leslarmes se mirent à ruisseler sur son visage viril. Les Rom semblaient en proieà une transe, comme s'ils partageaient quelque rite ancien et sacré. A la fin duchant, Milosh et Pulika s'étreignirent et s'embrassèrent sur la bouche, comme lefont les Gitans.174

Tony Gatlif fait de la musique tsigane un pilier de la représentation de la communauté :facteur identitaire, élément de sociabilité, mais aussi rite de la vie quotidienne. Cependant,dans le même temps, il s'inquiète de la disparition de la tradition, et des jeunes qui s'endésintéressent. En réalité, lui-même introduit une légère nuance à sa présentation de lamusique dans le film Vengo, où il montre les Gitans certes en train de chanter et danser leflamenco, mais aussi en train d'écouter de la musique moderne dans la boîte de nuit qu'ilspossèdent. Si la musique est incontestablement un fondement de la cohésion de groupechez les Tsiganes, elle est aussi sujette à des évolutions, ce que suggère Marc Bodigoni :«Parmi les diverses communautés gitanes de France, il y en a un grand nombre chez qui levisiteur et l'invité à un mariage aura la surprise de n'entendre que des airs à la mode sur lesondes des radios de la bande FM, et sera peut-être surpris de constater que les jeunes, enfin de soirée, s'éloignent un peu des caravanes vers un fourgon aménagé avec un ensemblede sonorisation qui rivaliserait avec le matériel de n'importe quel raveur, fan de techno. 175»

II.3.2 Transcender les difficultés du quotidienOn sait que la poésie, l'art ne sont atteints qu'au prix d'un certain dépassement.Comment s'étonner dès lors que les souffrances des Roms aient distillé en leurâme des trésors de sensibilité ? Ce véritable sixième sens, celui d'un subtil carpediem, est sans doute le vrai sens de cette poésie, richesse et intensité du vécuplus que raffinement de la forme.176

a. Chanter pour vivreLa musique est omniprésente dans les films de Tony Gatlif. Et pour cause : la musiqueest omniprésente dans le monde des Tsiganes. Au coeur du quotidien, elle sert à exprimerla douleur comme les événements anecdotiques qui ponctuent la vie commune. Il estassez complexe pour un non-Tsigane de se représenter la richesse de la musique tsigane,puisqu'on ne connaît le plus souvent que les rythmes endiablés des orchestres balkaniques.En réalité, il y a non seulement des styles multiples de musiques tsiganes (on a vu le swingmanouche, le flamenco, …) mais aussi des types de chansons bien différenciés, qui n'ontpas la même fonction. Si la musique incarne à proprement parler une forme de langage etde communication à part entière pour les Tsiganes, elle va de toute évidence être moduléeen fonction du message que l'on veut faire passer. Patrick Williams distingue globalementdeux types de chanson : les Khelimaski djili (chansons pour la danse) et les Loki djili (desairs lents, porteurs de thèmes plus sérieux). Les premières sont des mélodies entraînantesconçues pour les célébrations – leurs sujets sont généralement légers et anecdotiques :« Avec cet élan, nous voilà bien loin de la 'vie lourde à porter'. Les airs à danser jettent une

174 YOORS, op.cit., p. 263175 BODIGONI, op.cit., p. 107176 DJURIC, Rajko. Sans maison sans tombe, Bi kheresqo bi limoresqo. Paris : L'harmattan, 1990. 69 p. Collection

Tsiganes.

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lumière complètement différente de celle des chants sur la vie des Rom. Ici on ne s'attardepas : sentiments, événements, personnages sont emportés par la vivacité du mouvement.Seule la joie donne l'impression qu'elle peut s'installer et durer.177 » On retrouve notammentces mélodies tout au long de Gadjo Dilo (ils contrastent d'ailleurs grandement avec le stylelancinant de Nora Luca), où les scènes de danse et de festivités se multiplient.

La musique va de ce fait non seulement refléter l'identité tsigane mais elle va être au-delà révélatrice de la nature du moment vécu, des sentiments ponctuels de la communauté.Ce métalangage s'avère salutaire pour les Tsiganes, que ce soit dans l'expression desdifficultés rencontrées ou des scènes du quotidien :

Et c'est toute la vie quotidienne qui se trouve transfigurée, parce que les hommesont découvert qu'ils avaient en eux la capacité de faire rebondir et tournoyerl'espace et le temps. Faculté qui ne se nourrit que d'elle-même, de la joie qu'ellecrée là sur le moment. Il ne s'agit pas d' « échapper » au quotidien mais demontrer que le quotidien, ce peut être aussi cela, cet élan qui emporte tout, cesaut qui ne retomberait pas.178

b. La musique comme expression et sublimation de la douleur

Gatlif décrit la musique tsigane comme « le médicament de l'âme »179. Si les Tsiganeschantent, dansent et jouent de la musique très fréquemment, celle-ci a une fonction presquecathartique après un événement malheureux. On pourrait comparer les manifestationsmusicales qui s'ensuivent au rôle des pleureuses dans l’Égypte Antique par exemple. « Lesfemmes romani ne pleurent pas, même quand elles se consument, […] la douleur, elles lasoulagent en chantant », nous dit Fikria Fazli180.

L'expérience du deuil est sans doute l'exemple le plus représentatif de ces phénomènesde sublimation de la douleur. Les Tsiganes ont ainsi coutume de verser de l'alcool sur latombe et de danser autour, parfois accompagnés de chants, pour honorer le mort. C'est cequ'on observe dans Gadjo Dilo lorsque Izidor rend un dernier hommage à son ami Milan,rituel que Stéphane reprend pour enterrer ses cassettes – et probablement sa vie passée– à la fin du film. De même, dans Vengo, la toute récente mort de Pepa donne lieu à desfestivités continues et des nuits de beuverie toujours rythmées par une musique endiablée,et sa famille ne cesse d'écouter sa chanson préférée. C'est une des caractéristiques de lamusique tsigane du type des Loki djili : les airs plus lents sont souvent plus significatifs,mais aussi plus sombres.

Les thèmes traités et les situations évoquées ne sont pas roses. Ces chantsdressent le tableau d'une réalité quotidienne marquée par l'échec ou l'abandon...La divinité reste sourde aux implorations ('Devla ! Devla !'). Quant aux êtreshumains, ceux dont on espère recevoir l'affection ou le soutien, toujours ils sontdéfaillants, soit eux-mêmes victimes d'un sort contraire, soit partis égoïstementvivre ailleurs. […] Le monde apparaît trop vaste pour celui qui chante ; il estperdu. Attend-il encore quelque chose ? Il laisse sa voix s'éteindre ; on dirait qu'il

177 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit., p. 108178 Ibid, p. 111179 Entretien de Tony Gatlif avec Laure Adler, op.cit.180 Citation extraite de BECKER-HO, op.cit., p. 31

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berce sa douleur. Il chante comme pour lui-même. On a l'impression que c'est lesentiment d'abandon qui déclenche le chant.181

Une trop grande douleur peut aussi avoir pour conséquence le silence, la fin de la musique.C'est le cas de Zano dans Exils ; à la suite du décès de ses parents, celui-ci développeune forme singulière d'aphasie et finit par emmurer son violon : « à la mort de ses parents,il devient autiste, il devient comme... Traumatisme... Il devient comme les enfants aprèsquelques drames, des drames de leurs parents ou de je ne sais pas quoi qui tout à coupperdent la parole. Et lui il perd pas la parole il perd la musique. 182» Cependant, dans lamajorité des cas, dans des situations particulièrement difficiles, les Tsiganes conservent laspécificité de continuer à jouer et à chanter. La musique tsigane, sous toutes ses formes,est porteuse de cette puissance de signification. On peut penser au flamenco notamment,dont Gatlif dit que « Ce n'est pas une musique jolie, c'est une musique de la violence, dela peine et de la force. »183 L'un des personnages de Vengo a en ce sens une formule trèsillustrative, lorsqu'il évoque le duende184 d'un arbre qui semble émettre de la musique par leson du vent dans ses branches : « Cet arbre a du duende, on dirait qu'il chante la douleur ».

On peut ainsi saisir un peu mieux l'éclat de la représentation sublimée du Tsiganemusicien chez l'individu sujet à la fascination. Néanmoins, si l'on essaie de donner uneimage réaliste des Tsiganes, on ne pourra occulter le substrat identitaire de leur musique.Gatlif évoque dans cette perspective l'émotion que l'on peut ressentir à l'écoute de lamusique tsigane : « Dans leur musique, dans la joie qu'elle donne, il y a aussi la peine etle souvenir mais toujours magnifiés par la force et la joie de vivre. En les écoutant, on aenvie de danser et de pleurer, en même temps ».185 Cette dualité est présente dans denombreuses scènes. On peut ici penser à la scène conviviale des Princes après l'expulsionde Nara et de sa famille : si l'heure est grave, cela n'empêche pas – cela constitue mêmeun prétexte – une réunion autour du feu, agrémentée de chants et de danse. C'est d'ailleursà proprement parler la seule scène où Gatlif met directement en images des musicienstsiganes dans son premier long-métrage.

En fait, cette caractéristique identitaire des Tsiganes se mue en temps de crise enexpression de la révolte. Si dans nos sociétés, un grand malheur donnerait lieu à un replisur soi et une discrétion de rigueur, chez les Tsiganes il s'agit d'exprimer la douleur (au sensétymologique du terme, de l'évacuer hors de soi), de la transcender, même si cela revientà des manifestations bruyantes. Yoors se montre par exemple surpris et choqué de voirles épanchements qui suivent le deuil d'un des membres de la communauté, par contrasteavec l'habituel effacement des Roms : « Habitué aux manières discrètes des Tsiganes,je regardais, les yeux ronds, l'étrange convoi. Je ne savais pas que lorsque leur douleuratteint ce degré d'intensité, les Rom estiment qu'ils doivent se donner en spectacle. Unetelle conception du deuil échappe aux esprits occidentaux. 186» La musique va être salutairepuisque dans certaines communautés, on ne peut plus prononcer le nom du mort sous peine

181 WILLIAMS, Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques, op.cit., p. 85182 Entretien avec Tony Gatlif sur Exils, Laurent Devanne, op.cit.183 PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Swing, op. cit.184 Le duende, mot espagnol intraduisible en français, signifie approximativement « un charme mystérieux et indicible » . Ilcorrespond à une sorte de portée symbolique et poétique intrinsèque aux choses. Il a notamment été popularisé par le mouvementflamenco et les œuvres de Federico Garcia Lorca.

185 Citation de Tony Gatlif in FLOT, op. cit.186 YOORS, op.cit., p. 92

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de le condamner à une existence sous la forme d'un mulos, c'est-à-dire d'un fantôme : ilfaut donc pouvoir exprimer sa douleur par d'autres moyens, et ici par l'art.

Gatlif nous représente la musique comme l'ultime moyen de révolte, ou de sublimationde sa peine. Dans Liberté, il fait vibrer les barbelés des camps au son de la musique, commepour faire écho à Swing où le docteur tentait de jouer un air avec les barbelés d'un enclos.La musique tsiganes résiste aux difficultés les plus extrêmes : « Au plus profond de la nuitrépressive, les gitans chantent, dansent. Nous savons aujourd'hui, grâce à de nombreuxtémoignages qui le confirment, que les gitans chantaient dans les trains qui les menaientaux camps d'extermination nazis. 187»

Ainsi, la musique tsigane semble fonctionner comme un révélateur de l'identité profondede la communauté ; elle fait partie des facteurs qui nous permettent de considérer lesTsiganes comme un tout et non comme un ensemble de groupes sociaux différenciés. TonyGatlif en livre une description qui nous paraît très juste, même si elle comprend de touteévidence une part de lyrisme

C'est une musique qui crie la peur et la douleur d'un peuple qui a mal à son âme.C'est pour ça que la musique tsigane est belle. Sinon, musicalement, elle partdans tous les sens, c'est plein de fausses notes, les instruments sont bricolésavec n'importe quoi. Mais cette musique est un cri de douleur, une douleurancestrale qui vient de l'âme de tout un peuple. C'est de la révolte pure, rien n'estfabriqué, tout est crié.188

Ainsi, la fin de la musique tsigane, le retour au silence serait une forme de petite mort,d'atteinte profonde à l'identité rom. La représentation des Tsiganes est très forte dans lesscènes musicales, et il s'agit de nuancer le double statut de Gatlif sur ce point. Dans ledomaine de la musique, le réalisateur semble en effet complètement imprégné de cettepratique et au coeur de la communauté tsigane si l'on peut dire. Le recul critique que l'onobservait sur d'autres thématiques est relativement réduit ici. Malgré cela, cette postureinterne et subjective nous montre les enjeux de cette musique, qu'un individu extérieurn'aurait sans doute pas pu appréhender ou tout au moins estimer à leur juste valeur.

En conséquence, le double positionnement de Tony Gatlif confère à l'image qu'il nouslivre des Tsiganes une perspective captivante. A la charnière entre les Tsiganes et lesnon-Tsiganes, le réalisateur semble embrasser les divers points de vue pour mieux endiscerner les lacunes, et compléter nos connaissances sur les Tsiganes pour préciser nosreprésentations.

A travers ses films, le cinéaste construit sa vision de l'identité tsigane. Si ses productionssont bien des films de fiction et non des documentaires, une partie de la réalité socialetransparaît cependant. Gatlif s'engage, au sens fort du terme, pour les Tsiganes, que celase traduise par les thèmes qu'il aborde ou les actions qu'il mène dans la vie quotidienne.Ses films constituent autant de témoignages qui visent à nous faire découvrir de l'intérieurune communauté souvent méconnue, et de ce fait mal jugée.

187 Citation de Tony Gatlif in GRELIER, op. cit., p. 21188 Citation de Tony Gatlif in PRINCES FILMS, plaquette de présentation de Gadjo Dilo, op.cit.

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Conclusion

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Conclusion

Dans ses films, Tony Gatlif nous livre une représentation concrète et dynamique desTsiganes, dans une volonté de réalisme. Toutes ses réalisations mettent en jeu les relationsinter-communautaires : cela renvoie le spectateur à son positionnement et à ses propresconstructions mentales. Nous pouvons ainsi mieux saisir les tenants et les aboutissantsde l'image que nous avons des Roms, de sorte qu'il nous est plus aisé par la suited'appréhender leurs réactions face aux préjugés. L'objectif de Gatlif semble être de nousmontrer les Tsiganes à la fois dans leur diversité et dans leur unité, en nous proposant unpanorama complet des différents aspects de leur vie sociale. Il avait en ce sens affirmé àpropos de Latcho Drom : « Ce film s'adresse aux gitans et aux non-gitans. Le peuple gitanest mal connu et a une mauvaise image dans le monde entier. Je voudrais changer ça, faireconnaître leur histoire, partager mon amour pour eux.189 »

Dans l'ensemble, nos hypothèses se vérifient. Il nous faut cependant préciser etnuancer quelques points.

Gatlif nous montre dans tous ses films les Tsiganes en interaction avec les non-Tsiganes, et ces relations mixtes s'expriment en effet la plupart du temps par lafascination ou la répulsion. La méconnaissance originelle de l'Autre, qui initie ces attitudesdisproportionnées, apparaît très nettement. La similitude entre les réactions d'individusmembres de deux communautés différentes est parfois frappante : on retrouve le mêmetype de comportements, le même argumentaire... Ce processus est bien mis en lumièrepar l'inversion des préjugés imagée par Gatlif. Néanmoins, il serait abusif d'affirmer queles Tsiganes font preuve envers les Gadjé d'une fascination de même nature que lorsqueles non-Tsiganes sont captivés par eux. Bien évidemment, il est plus difficile d'analyser enprofondeur les représentations que les Roms ont de l'autre puisque les témoignages directssont beaucoup plus rares, a fortiori sur le sujet délicat de l'opinion qu'ils ont sur les individusqui ne font pas partie de leur groupe. Il n'en reste pas moins que les manifestations de lafascination des Tsiganes envers les non-Tsiganes sont plus rares, plus complexes à mettreen évidence, et paraissent bien souvent motivées par un but utilitaire (aide aux formalitésadministratives, provocation envers d'autres non-Tsiganes et valorisation de soi...). Quantà notre postulat d'une dialectique qui mettrait en tension fascination et répulsion chez unmême individu, elle fonctionne, mais pas dans tous les cas. Les exemples extrêmes duracisme, ou à l'inverse du culte du stigmate (qui reviendrait à l'abus de la fascination)l'excluent. De même, une personne peut à l'encontre d'un individu ou d'un même groupesocial faire preuve des deux attitudes opposées dans la dialectique, mais à des temporalitésdifférentes ou dans des contextes distincts la plupart du temps.

Notre seconde hypothèse avait pour but de prouver que le double statut du réalisateur,à la fois hors et dans la communauté tsigane, participe à conférer à ses films leur spécificité.La représentation des Tsiganes que nous avons étudiée ici est alimentée à la fois parl'expérience de Gatlif, qu'elle soit personnelle ou qu'elle résulte de ses contacts avecles membres de la communauté tsigane, et par son point de vue externe. On comprendmieux pourquoi il met systématiquement en scène des relations inter-communautaires.

189 Citation de Tony Gatlif in HOLLIER-LAROUSSE, Juliette. Latcho Drom : l'errance des gitans au rythme de leur musique. AFPInfos Mondiales, 30 octobre 1993.

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Sans verser dans l'analyse psychologique – et également parce que le cinéaste n'aimepas les étiquettes, que ce soit celle de gadjo, d'arabe ou de gitan -, on peut supposerqu'il s'agit de questionnements qu'il a lui-même éprouvés (dans Exils notamment, il partmétaphoriquement à la recherche de ses origines) : « Je ne peux pas faire la part de cequi est français ou gitan ; tout ce que je désire, c'est continuer à faire des films qui soientvraiment à moi. 190» Gatlif possède de fait un recul critique, mais pas sur tous les sujets.S'il emploie pour désigner les Roms tantôt « nous » et tantôt « eux », il semble néanmoinsse considérer comme un Tsigane à part entière, culturellement en tout cas. Cela n'enlèverien à la justesse de la représentation des Roms qu'il nous livre, mais se traduit dansquelques scènes par un certain lyrisme, ou en tout état de cause par une émotion palpableet donc nécessairement une part de subjectivité. C'est ce que révèle la réponse que leréalisateur donne à Annie Kovacs-Bosch lorsqu'elle l'interroge sur ses projets futurs : « Jelui ai demandé s'il n'envisageait pas de réaliser un film documentaire sur les Tsiganes. Il m'arépondu qu'il ne s'en sentait pas capable, "pris aux tripes" qu'il était par la réalité tsigane. 191»

L'élaboration de ce mémoire s'est avérée passionnante mais parfois difficile : en effet,l'analyse sociologique suppose de la part de celui qui l'entreprend un devoir de réflexivité.Mon choix d'étudier les Tsiganes était né d'un a priori positif sur les membres de lacommunauté, contre lequel il a fallu parfois lutter pour rester dans l'objectivité propre à uneactivité de recherche. La motivation initiale de ce travail était de démêler le vrai du faux surles Roms, dont l'image est si souvent biaisée par des mécanismes de stigmatisation commede fascination : nous avons pu montrer la logique qui conduit à la construction des préjugés,positifs comme négatifs, et démonter l'argumentation qui aboutit à la naturalisation. Leconcept d'identité, tel qu'il est figuré par Gatlif à l'écran, a été un pilier de notre raisonnement.

Aujourd’hui encore, l'image des minorités reste problématique. Celles-ci demeurentlargement méconnues, et sont plus souvent des objets de mépris que de fascination. On nepeut qu'être choqué par l'ampleur des événements et la démesure des réactions – des deuxcommunautés ! - qui ont suivi le décès de Luigi Duquenet, le 19 juillet dernier. Force est deconstater que les tensions inter-communautaires restent vives, tandis que les perspectivesd'évolution ne sont guère prometteuses. Nous semblons bien loin ici des recommandationsde la Commission européenne, qui incite les sociétés à « développer des mesures deconfiance destinées à maintenir et à renforcer une société ouverte et pluraliste en vue d'unecoexistence pacifique. 192»

190 Citation de Tony Gatlif in NACACHE, op.cit.191 KOVACS-BOSCH, op.cit.192 Commission européenne, recommandation de politique générale n°3 de 1998 intitulée « La lutte contre le racisme et

l'intolérance envers les Roms/Tsiganes » in LIEGEOIS, op.cit., pp. 40-41

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Sources

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Sources

Filmographie

Les films en gras sont ceux sur lesquels l'étude se fonde principalement.

GATLIF, Tony. Les Princes. Babylone films, 1983, 90 minutes.

GATLIF, Tony. Latcho Drom. KG Productions, Canal +, 1992, 103 minutes.

GATLIF, Tony. Gadjo Dilo. Princes films, 1997, 100 minutes.

GATLIF, Tony. Vengo. Princes films, 1999, 90 minutes.

GATLIF, Tony. Swing. Princes films, 2001, 90 minutes.

GATLIF, Tony. Exils. Princes films, 2005, 103 minutes.

GATLIF, Tony. Transylvania. Princes films, 2006, 103 minutes.

GATLIF, Tony. Liberté. Princes films, 2010, 111 minutes.Films d'autres réalisateurs :

KUSTURICA, Emir. Le Temps des gitans. AAA Classic, 1989, 142 minutes.

KUSTURICA, Emir. Chat noir chat blanc. Ciby 2000, 1998. 130 minutes.Documentaires :

CASTAIGNEDE, Frédéric. La cité des Roms. Arte France, Arturo moi, 2008, 98minutes.

KLEINDIENST Bernard. Roms en errance. Beur TV la chaîne Méditerranée, TV10Angers et Les films de l'interstice, 2005, 69 minutes.

MITTEAUX, Valérie, et PITOUN, Anna. Caravane 55. Caravane films, 2003, 52minutes.

Ouvrages théoriques

Ouvrages généraux :

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ETHIS, Emmanuel. Sociologie du cinéma et de ses publics – 2e éd. Paris : ArmandColin, 2009. 126 p. Collection 128.

GIRARD, René. Le bouc-émissaire . Paris : Librairie Générale Française , 1986.Collection Le Livre de Poche. 313 p.

GOFFMAN, Erving. Stigmate, les usages sociaux des handicaps. Paris : Les éditionsde minuit, 1975. 180 p. Collection « Le sens commun ».

LEVI-STRAUSS, Claude. Race et histoire ; Race et culture . Paris : Albin Michel,UNESCO, 2003. 173 p. Collection Idées

Ouvrages spécialisés :

ANGRISANI, Sylvia, et TUOZZI, Carolina. Tony Gatlif, un cinema nomade . Torino(Italie) : Lindau, 2003. 187 p.

ASSEO, Henriette. Les Tsiganes, une destinée européenne – 5e éd . Paris : Gallimard, 1994. 160 p. Collection Découvertes Gallimard.

BECKER-HO, Alice. Paroles de gitans . Paris : Albin Michel, 2000. 51 p. CollectionCarnets de Sagesse.

BIZEUL, Daniel. Civiliser ou bannir, les nomades dans la société française. Paris :L'harmattan, 1989. 267p. Collection Logiques sociales.

BODIGONI, Marc. Les Gitans. Paris : Le Cavalier Bleu, 2007. 125 p. Collection Idéesreçues.

DJURIC, Rajko. Sans maison sans tombe, Bi kheresqo bi limoresqo. Paris :L'harmattan, 1990. 69 p. Collection Tsiganes.

KANNAY, Eric et GATLIF, Tony. Liberté . Paris : éd. Perrin, 2010. 235 p.

LIEGEOIS, Jean-Pierre. Roms et Tsiganes. Paris : La Découverte, 2009. 125 p.Collection Repères.

MERIMEE, Prosper. Carmen . Paris : Flammarion, 2000. 128 p. Collection Librio.

ROBERT, Christophe. Éternels étrangers de l'intérieur. Paris : Desclée de Brouwer,2009. 451 p.

TARABOVA-CEDILLE, Sonia. 14 contes tsiganes. Paris : Castor PocheFlammarion, 2002. 159 p. Collection Castor Poche.

VAUX DE FOLETIER, François de. Le Monde des Tsiganes. Paris : Berger-Levrault ,1983. 213 p. Collection Espace des hommes.

WILLIAMS, Patrick. Les tsiganes de Hongrie et leurs musiques. Arles : Actes sud, 1996.142 p. Collection Musiques du monde.

YOORS, Jan. Tsiganes, sur la route avec les Rom Lovara – 3e éd . Paris : Phébus,2004. 273 p. Collection Libretto

Périodiques et revues spécialisées

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Sources

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BARY, Jean-Bertrand. Le regard des gadjé. Hommes et migrations, juin-juillet 1995, n°1188-1189, pp. 12-14.

BAUMBERGER, Jeanne. Les Princes, un bidonville dont le prince est un gitan. LeProvençal, 6 novembre 1983.

BELKAÏD Nadia, GUERRAOUI Zohra, La transmission culturelle, le regard de lapsychologie interculturelle. Empan 3/2003, n°51, pp. 124-128.

BLUMENFELD, Samuel. Les séductions d'une gitane magnifique. Le Monde, 9 avril1998.

BRUNEAU, Jean-Pierre. Le swing manouche. Les Échos week-end , 15-16 mars2002.

BRUNEAU, Jean-Pierre. Zigzags tsiganes. Jazz magazine , n°525, pp. 36-37.

COBAS PUENTE, Esteban. Apprécier « Les Princes ». Études tsiganes, 1983, n°4, pp.27-28

COBAS PUENTE, Esteban. « J'ai même rencontré un Tsigane cinéaste ». Étudestsiganes, 1983, n°4, pp. 30-34.

COLMANT, Marie. Des Louars à la Petite Tsiganie. Libération, 24 mai 1993.

DELCROIX, Alain. Tony Gatlif : Les Princes. Le Provençal, 10 novembre 1983.

DENIS, Jacques. Confluences tsiganes. Qantara, avril 1994, pp. 62-63.

D, O. Tony Gatlif, le cinéaste-voyageur. Figaro Grandes Écoles Université, 19 octobre1993.

FLOT, Yves. Entretien avec Tony Gatlif. Plaquette promotionnelle Avant-première deLatcho Drom, Association Française des Cinémas d'Art et d'Essai, 1993.

GODRECHE, Dominique. Les Princes. Différences, novembre 1983, n°28, p. 31.

GRELIER, Robert. Latcho Drom. Hommes et libertés, 1994, n°78, pp. 16-21.

GUICHARD, Louis. D'où viens-tu Tony ?. Télérama, 21 avril 1999, n° 2571, pp. 92-93.

HOLLIER-LAROUSSE, Juliette. Latcho Drom : l'errance des gitans au rythme de leurmusique. AFP Infos Mondiales, 30 octobre 1993.

JAMET, Dominique. Scènes de la vie de Bohême. Le quotidien de Paris, 2 novembre1983.

JOIGNOT, Frédéric et ZORRO, Jean. Qui a peur des gitans ?. Actuel, novembre 1993,n°35.

KOVACS BOSCH, Annie. Tsiganes et communication audiovisuelle : la fin d'une partiede cache-cache ?. Études tsiganes, 1995, n°1, pp. 71-80

LOISEAU, Jean-Claude. Gadjo dilo. Télérama, 8 avril 1998, n°2517, pp. 26-28.

NACACHE, Jacqueline. Les Princes. Cinéma, novembre 1983, pp. 40-42.

PLANTET, Joël. Combat pour une identité gitane. Lien social, 14 juillet 1994, n°269/270, pp. 24-25.

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PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Gadjo Dilo, 1997

PRINCES FILMS, plaquette de présentation pour Swing, 2001

PROVOT, Bernard. Manteau d'Arlequin. Études tsiganes, 1995, n°5.

QUENIN, François. Le sens de la fête, « Latcho Drom » de Tony Gatlif. Témoignagechrétien, 27 novembre 1993.

THEVENOUX, Claire. « Dis, c'est loin d'ici la Roumanie ? ». Ouest France, 6 avril 1996.

VALO, Martine. Tony Gatlif, la fièvre gitane. Le Monde 2, 9 septembre 2006, pp. 46-50.

VIDEAU, André. Tony Gatlif, diseur d'aventures et montreur d'images. Hommes etmigrations, juin-juillet 1995, n°1188-1189, pp. 101-103.

WEBER, Alain. A propos de la musique tsigane. Plaquette promotionnelle Avant-première de Latcho Drom , Association Française des Cinémas d'Art et d'Essai,1993, pp. 66-67.

WILLIAMS, Patrick. Tsiganes parmi nous. Hommes et migrations, juin-juillet 1995, n°1188-1189, pp. 6-11.

Conférences et colloques

HASDEU, Iulia, anthropologue et chargée d'enseignement à l'Université de Genève.Conférence intitulée Pratiques de pureté et socialisation féminine de la propreté.Dans le cadre de la Journée de la femme tsigane, le 12 mars 2010.

WILLIAMS, Patrick (dir.). Tsiganes : identité, évolution, actes du colloque pour letrentième anniversaire d’Études tsiganes. Paris : Syros, 1989. 534 p.

Mémoires

LEBOULANGER, Camille. Le cinéma de Tony Gatlif : identité et diversité du peuplerom. Maîtrise d'études cinématographiques, Université Paris 1, 2005, 147 p.

BOUTHORS, Monique. Qui sommes nous ? Travail sur les représentations gitaneau cinéma à partir d'un essai de scénario avec un Gitan, Angel Sarguera et une évaluation par sa famille de la vraisemblance du cinéma de Tony Gatlif. Mémoired'anthropologie, Master 2, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2007, 84p.

Sites Internet

Biographie de Tony Gatlif : http://tonygatlif.free.fr/tonybio.htm

DICALE, Bernard, Tony Gatlif en terre d'asile, site de RFI, 2 septembre 2004. http://www.rfimusique.com/musiquefr/articles/060/article_15126.asp

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Sources

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Le guide du Routard, « Sur la route gitane » http://www.routard.com/mag_evenement/73/sur_la_route_gitane.htm

Ressources audiovisuelles

Entretien avec Tony Gatlif sur Exils. Propos recueillis par Laurent Devanne. Entretienréalisé pour l'émission de cinéma Désaxés et diffusée sur Radio Libertaire le 29août 2004.

http://www.arkepix.com/kinok/Tony%20GATLIF/gatlif_son1.html

Entretien avec Tony Gatlif. Propos recueillis par Laure Alder. Hors-champs, Franceculture, 16 décembre 2009.

http://www.franceculture.com/emission-tony-gatlif-2009-12-16.html

Entretien (retranscrit) avec Tony Gatlif sur Transylvania . Propos recueillis parMathilde Lorit, 4 octobre 2006.

http://www.excessif.com/cinema/actu-cinema/news-dossier/interview-tony-gatlif-transylvania-page-1-5008843-760.html

Entretien avec Tony Gatlif sur Transylvania, par Massimo Isotta. Emission Illico du 2novembre 2006, Chaîne Musique.

Entretien avec Tony Gatlif sur le film Liberté, « Liberté, égalité, tsigane » , proposrecueillis par Benjamin Minimum en septembre 2009.

http://tony-gatlif.mondomix.com/fr/video5625.htm

Entretien avec Tony Gatlif sur le film Swing. Propos recueillis par Olivier Bombarda

http://www.arte.tv/fr/content/tv/02__Universes/U3__Cine__Cinema/03-WebMagazines/50_20Actualite_20Cinema_20_7C_20Kino-News/99_20Archives/edition-2002.03.20/Swing_20-_20Wir_20m_C3_BCssen_20zus/344674.html

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Annexes

Annexe 1Tableaux des scènes citées dans le corps du texte. Les tableaux sont à double entrée, parfilm et par sous-partie (pour correspondre au mieux aux hypothèses proposées). Il y a untableau pour chaque partie.

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Annexes

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Annexe 2 : extrait du story-board des Princes (dessinsde Tony Gatlif)

Zorka et le refus du nomadisme

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Annexe 3 : Synopsis des autres films de Gatlif citésdans le mémoire

Latcho Drom (1992)Tony Gatlif retrace l'histoire des Tsiganes en remontant à l'origine de ces populations, auRajasthan. Il chemine ensuite dans toute l'Europe, en passant par la Roumanie, la Hongrie,la France, jusqu'à l'Espagne et l'Andalousie, habitée par les célèbres gitans flamencos. Lefilm est sans paroles, seulement musical.

Vengo (1999)

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Annexes

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Caco n'arrive pas à faire le deuil de sa fille Pepa, et se saoûle chaque soir. Il doit protéger sonneveu handicapé Diego, car son père a fui après avoir tué un membre du clan des Caravaca,et la famille a une dette de sang. En Andalousie, l'honneur est primordial. Violence et passionsont des thèmes classiques du flamenco, mis à l'honneur dans ce film.

Transylvania (2006)Zingarina part avec son amie Marie en Transylvanie à la recherche de Milan, l'homme qu'elleaime, pour lui annoncer qu'elle est enceinte. Elle pense qu'il a été expulsé de France car ilétait clandestin. Mais quand elle le retrouve, il la rejette brutalement en lui annonçant qu'il n'apas été expulsé mais qu'il l'a fuie, elle. Elle se sépare alors de Marie et va faire la rencontrede Tchangalo, un homme seul qui comme elle, est sans repères ni attaches, et devenir unefemme à l'image des Tsiganes dont elle aime tant la musique.

Liberté (2010)Gatlif se penche sur un sujet qui lui tient à coeur : l'internement des Tsiganes sous le régimede Vichy. Il met en scène un petit groupe de Tsiganes itinérants, qui chaque année a prisl'habitude de faire une halte dans le même village. Ils vivent de leur musique et de la ventede chevaux. Cette année, l'accueil n'est pas le même : s'ils sont aidés par le maire du village(Théodore) et l'institutrice qui remplit aussi les fonctions d'employée de mairie (la résistanteMlle Lundi), les Tsiganes sont aussi dénoncés par un voisin malveillant. Internés dans uncamp, ils réussissent à en sortir, aidés par le maire et l'institutrice. Le nomadisme étantdésormais interdit, ces derniers leur fournissent une maison, mais les temps ne sont pasfavorables aux Tsiganes...

Annexe 4 : paroles du Chant de la Paix (Swing)

Choeur alsacien (arabe) A izza i anasacranou A izza i ana sacranou Askaratnikaasoun kaasoun khalidah Ana mal' anoubihoubbinn raasikhinn Lan yatroukaniabada Ana mal' anou bihoubbinnraasikhinn Lan yatroukani abada KaticaIllenyi (Yiddish) Kim shoyn lied Kimshoyn lied Hayss men zol trinken Zikhoupshikeren Fil yeder bekher yaaaa... Vousstrinkt zikh oyss Choeur alsacien(arabe) Hatta tamtali'aal arnahouhoubba Hatta tamtali'aal arnahou

Chers amis Je suis ivre, ivre d'une coupeéternelle Rempli d'un amour solide Quine m'abandonnera jamais Vienschanson Donne l'ordre de boire Pourdevenir ivre Remplis chaque coupe Chaquecoupe qui se vide Pour que les âmes seremplissent d'amour Pour que le feude l'amour Nous brûle la peau Pour quele feu de l'amour Nous brûle la peau Pourque vides de nous-mêmes On se remplissed'amour (Refrain) Chers amis Je suisivre, ivre d'une coupe éternelle Rempli

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La représentation des Tsiganes dans les films de TonyGatlif : Relations inter-communautaires,appréhension de l'altérité et construction de l'identité dans Les Princes, Gadjo Dilo et Swing

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houbba reprise phrase musicale : oud,2 fois Hayet Ayad (arabe) Hatta tahriqajaloudana Naarou, naarou l houbbi reprisephrase musicale : oud Hatta tahriqajaloudana Naarou, naarou l houbbi Idama faraghna min anfousina Namtalia houbba (Refrain) Choeur alsacien(arabe) A izza i ana sacranou A izza i anasacranou Askaratni kaasoun kaasounkhalidah Ana mal' anou bihoubbinnraasikhinn Lan yatroukani abada Anamal' anou bihoubbinn raasikhinn Lanyatroukani abada transition : guitaremanouche Ana mal' anou bihoubbinnraasikhinn Lan yatroukani abada Ana mal'anou bihoubbinn raasikhinn Lan yatroukaniabada Mitzu (rom) Av de gilija Vorba pijaszte avasz Choeur alsacien (arabe) Li annaqalba mann Lam yahtariqa houbbann reprisephrase musicale : clarinette Mitzu (rom) Avde gilija Vorba pijasz te avasz Birevurja Teamende Choeur alsacien (arabe) Lannyarifa lann yarifa Asraara l houbbi Lann yarifalann yarifa Asraara l houbbi Mitzu (rom) Teperguvas kamipe Katica Illenyi (Yiddish) Invert kaynmoul nisht vissn Di aynskayt fin aynstse zahn Hayet Ayad (arabe) Walann yarifaabadann Wihdata l waahidi

d'un amour solide Qui ne m'abandonnerajamais Rempli d'un amour solide Quine m'abandonnera jamais Car le coeurde celui Qui n'a pas brûlé à l'amour Carle coeur de celui Qui n'a pas brûlé àl'amour Car le coeur de celui Qui n'a pasbrûlé à l'amour Celui qui n'a pas été Esclavede l'amour Ne connaîtra jamais Lessecrets de l'au-delà Ne connaîtra jamaisles secrets de l'au-delà Et ne connaîtrajamais L'unicité d'être un Et ne connaîtrajamais L'unicité d'être un (bis)

Annexe 5 : commentaire des scènes sélectionnées surle DVD

Il ne s'agit ici que d'un résumé global des remarques faites dans le corps du mémoire, dansl'optique de réaliser une courte synthèse qui peut éventuellement être utile.

Les PrincesScène 1 : La scène du bar, ou les marques du racisme ordinaire

Après avoir suivi l'institutrice de sa fille jusqu'à chez elle, Nara entre dans un barvoisin et commande un café. Le mari de l'institutrice, très énervé, le rejoint peu après.Immédiatement, il se montre très agressif. Nara tente de s'expliquer, sans succès.

Très vite, le mari fait preuve d'une attitude raciste : il demande à Nara ses papiers,sous-entendant ainsi qu'il n'est pas français (or on sait que la grande majorité des Tsiganessédentaires en France a la nationalité française). Les propos du mari (soutenu par les autres

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Annexes

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clients qui sont prêts à en venir aux mains) deviennent de plus en plus violents, tandis queNara essaie d'éviter le conflit. Après une diversion, ce dernier réussit à s'enfuir et à éviterun passage à tabac.

On retrouve ici des topoï du racisme, avec des arguments relativement communs :l'individu stigmatisé est un étranger, il commet des crimes symboliques (« Va violer lesfemmes de ton pays »), il est un sous-homme (« C'était un rat ce mec »). Ce racisme apparaîtici comme ordinaire – Jacqueline Nacache a d'ailleurs fait un rapprochement avec la scènedu bar dans Dupont Lajoie – voire décomplexé.

Scène 2 : Les touristes, une fascination qui tourne au ridiculeCette scène est tournée de manière assez caricaturale, ce qui résulte probablement

d'une volonté du réalisateur, dans le but de montrer l'absurdité et la démesure de certainesréactions. Cet épisode pourrait en effet s'apparenter à une métaphore ou une transpositiond'une visite au zoo, ce dont témoigne la réplique de Nara : « On n'est pas des singes ! ».Les touristes vont ainsi prendre des clichés sans aucune gêne, visiblement fascinés parl'"exotisme" de la situation, ou encore le côté pittoresque du campement des Tsiganes autourdu feu de bois, avec le linge qui sèche sur les barbelés, etc. On ne peut que noter l'excitationqui caractérise le couple de touristes, qui semblent eux-mêmes vivre dans un mimétisme aumoins partiel des Tsiganes (la caravane, le style vestimentaire relâché des années 1980, ...symboles d'une « vie de Bohême »).

On y voit ici la dialectique fascination/répulsion à l’œuvre, car si l'homme prendvolontiers des photos, il met sa compagne en garde contre les Tsiganes lorsque celle-cidéclare : « Ils ont l'air sympa... ». La fin de la scène montre une réaction très violente dela part de Nara, qui finalement fonctionne comme un rejet de l'image des Tsiganes qu'onleur associe, ici très folklorique si l'on peut dire. Cette scène montre donc par extension lesattitudes de répulsion et de violence des Tsiganes envers les gadjé – Nara traite le mari àplusieurs reprises de « gadjo » en hurlant, ce qui résonne ici comme une insulte.

Scène 3 : L'entretien avec la journaliste, une réaction à la naturalisationvolontairement caricaturale de la part de Nara

Nous sommes ici face à un cas d'école du processus de naturalisation. Les questionsde la journaliste vont en effet être directement issues des préjugés les plus répandus sur lesTsiganes et des caractéristiques "naturelles" qu'on leur attribue traditionnellement (l'originevague, le machisme, etc.). Face à ces jugements préconçus, Nara est déstabilisé : il répondtantôt vaguement, tantôt complètement à côté. Face à l'écart culturel palpable qui le séparede son interlocutrice, il va ensuite complètement changer de comportement et devenir lacaricature de lui-même, en accumulant tous les clichés : il lui adresse des propos trèscrus, lui demande de l'argent, fait un esclandre, chante et danse de manière ostentatoire...C'est un exemple patent du choix de l'alimentation de son altérité, considérée comme unestratégie face aux atteintes extérieures.

On a d'ailleurs un peu le sentiment que c'est ce qu'attendait la journaliste, dont l'attitudeest très ambiguë au début de la scène (dans la manière dont elle mange, dont elle regardeNara...). On en revient à l'idée qu'on anticipe la catégorie sociale (et les attributs qui lui sontassociés) de l'individu qu'on a en face de soi. Nara va en quelque sorte répondre à cetteanticipation en s'y conformant (par la caricature), après avoir compris qu'il ne pourra pasla changer.

Gadjo Dilo

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Scène 1 : L'arrivée de Stéphane au village ou la mise en scène de l'inversion despréjugés

Cette scène est très intéressante puisqu'elle témoigne de l'ingéniosité de Gatlif dansla lutte contre les préjugés. Il va ainsi transposer très exactement un épisode qui pourraitse passer dans un village français avec l'arrivée d'un Tsigane. Cette fois, le nomade c'estStéphane, et c'est lui, gadjo, qui va être confronté aux villageois tsiganes.

Les réactions de stigmatisation sont très exactement similaires, on retrouve d'ailleursles mêmes arguments ! Voleur de poules, d'enfants, vagabond, malpropre, jeteur de sortset de malédictions... Gatlif nous renvoie à nos propres représentations.

On observera aussi les implications de la barrière de la langue, qui aboutit àl'incompréhension totale de Stéphane.

Scène 2 : L'attraction représentée par Stéphane et par la FranceDans cette scène, Stéphane est à la fois une source de fierté et un instrument de

provocation pour Izidor, envers les Roumains. Après l'avoir montré à ses amis du village,levieil homme va en effet procéder à une véritable exhibition dans le bar. On voit dès lors quele fait d'être lié à un français est une valorisation pour le vieil homme. Il va ensuite faire – debonne foi ? - l'éloge de la France devant les Roumains. Izidor apparaît ici comme fascinerpar les origines françaises et le contexte du pays, qu'il idéalise complètement. Il s'agit au-delà de montrer aux Roumains que des rapports inter-communautaires pacifiés peuventexister, même s'il se trompe pour deux raisons : la première est bien entendu la fausseimage qu'il se fait de l'acceptation des Tsiganes en France. Quant à la seconde, c'est quesa grande tirade ne suscite que des moqueries et des réflexions désobligeantes de la partdes Roumains. On voit ici que le bar est le lieu de la cristallisation des tensions entre lescommunautés. La scène du pogrom débute d'ailleurs par une altercation entre Adriani (lefils d'Izidor) et les Roumains, au même endroit.

Scène 3 : La scène du pogrom, le racisme et la répulsion poussés à l'extrêmeAdriani sort de prison et se rend peu après au bar. Il provoque ouvertement les

Roumains, qui finissent par l'insulter. Adriani lance un verre dans la tête d'un des Roumainsqui meurt sur le coup. Immédiatement, une expédition punitive est organisée et lesRoumains vont incendier le village tsigane dans le but de tuer Adriani, et tous les Roms quise dresseraient sur leur passage. La scène est éloquente.

SwingScène 1 : Le cérémonial de la lecture. Max comme détenteur du savoirGatlif nous montre ici la complexité des démarches administratives pour les Tsiganes,

avec l'exemple des allocations familiales. Max, malgré son jeune âge, va être le principaladjuvant de la famille de Miraldo. En effet, il sait lire et écrire (il remplit également les feuillesd'assurance maladie), et Miraldo va de plus lui demander d'expliquer ce qu'on lui a écrit :« Attends attends attends, c'est quoi, qu'est-ce que c'est ça ? Qu'est-ce que j'ai reçu ? J'airien reçu du tout ! »

Max est au centre de la scène, au sens propre comme au sens figuré. Toute la famille estréunie pour l'écouter, dans ce qui peut apparaître comme une sorte de cérémonie solennelle.Même Swing écoute à la fenêtre. Tous se taisent et regardent Max, le détenteur du savoir,d'un air fasciné.

Scène 2 : La caravane comme lieu de réunion. Une sociabilité qui passe par lamusique

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Annexes

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Cet épisode montre le rôle de la musique dans la sociabilité et la vie en communauté.Au début de la scène, on observe des retrouvailles entre les musiciens, ce qui donnegénéralement lieu à des festivités. C'est le cas ici : tous vont se retrouver dans la grandecaravane de Miraldo (ou juste à côté, car malgré sa taille elle ne contient pas tout le monde)pour jouer et improviser ensemble. L'heure est à la fête (qui va se prolonger jusqu'à l'aube),en dépit de la désapprobation de la femme de Miraldo.

Si cette scène est exclusivement musicale, il m'a paru important de la sélectionnercomme exemple étant donné l'importance que revêt la musique dans la société tsigane.Gatlif va plus loin en mettant en scène une pratique qui réunit hommes et femmes, d'origineset de groupes sociaux différents. On a là une illustration de l'idéal d'unité entre les peuplespropre à Gatlif.

Scène 3 : Les récits de Miraldo et de Puri Dai, un exemple de l'importance de latransmission orale

L'intégration de Max dans la communauté va être progressive. Elle est néanmoins plusrapide que celle de Stéphane dans Gadjo Dilo, peut-être en partie parce que Max est unenfant. La meilleure preuve de son acceptation au sein des Tsiganes va être la confiance queces derniers lui accordent en partageant avec lui leurs récits et leur expérience personnelle.

On observe ici une des spécificités des Tsiganes, que Gatlif met très bien en reliefdans la représentation qu'il nous livre d'eux : la primauté de la transmission orale. Toutapprentissage passe en effet par la parole, mis à part les quelques clichés jaunis que Miraldomontre à Max.

La tradition orale semble être pour les Tsiganes le seul vecteur de leur histoire. Letalent de Gatlif est qu'il met en images des témoignages réalistes et véridiques pour certains(l'actrice qui joue le rôle de Puri Dai a vraiment été déportée et raconte un épisode desa propre vie). Cela n'est possible que parce qu'il fait lui-même partie de la communautétsigane. Habituellement, la rétention d'informations détermine bon nombre de réactionsdes Tsiganes, et les réalisateurs non-Tsiganes qui ont essayé de tourner sur les mêmesthématiques doivent faire face à cette difficulté.

On remarquera aussi dans ces deux scènes l'héritage de Django Reinhardt (Miraldopossède sa photographie), la tentation du voyage qui est très prégnante dans le discoursde Miraldo, et enfin la musique, qui vient transcender les souvenirs douloureux du passé :Puri Dai exorcise ses démons en entamant à la suite de son récit un chant grave et profond,mais néanmoins porteur d'une certaine joie.