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Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en République populaire de Chine BELLOT Marie Mémoire de Séminaire Enjeux territoriaux et socio-économiques dans les pays du Sud Sous la direction de : Karine BENNAFLA Soutenu le 27 août 2010 Membres du jury : - Karine BENNAFLA - Fabrice BALANCHE

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Université lumière Lyon 2Institut d'Études Politiques de Lyon

Créer une altérité subalterne.Représentations et discours sur la minzuouighour en République populaire deChine

BELLOT MarieMémoire de Séminaire

Enjeux territoriaux et socio-économiques dans les pays du SudSous la direction de : Karine BENNAFLA

Soutenu le 27 août 2010

Membres du jury : - Karine BENNAFLA - Fabrice BALANCHE

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Table des matièresRemerciements . . 5Remarques préliminaires . . 6Introduction . . 7I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës . . 17

Chapitre 1. Minzu, une nébuleuse sémantique . . 181. La multiplicité des significations de minzu en langue étrangère . . 182. Les différentes significations du terme « minzu » en chinois . . 20

Chapitre 2. Le contexte d’apparition du terme « minzu » : la création de l’Etat-nationchinois moderne ou les tentatives d’élaboration d’une « imagined community » (B.Anderson) . . 23

1. La Chine des Qing, une communauté culturelle plutôt que nationale . . 232. D’une communauté culturelle à une communauté nationale, la création de la« nation chinoise » . . 293. La République populaire de Chine et les minzu : un Etat supposé multinational. . 34

Chapitre 3. Minzu, principe organisateur de la société chinoise, instaurateur d’ordre . . 371. Segmenter la société chinoise en figeant les rapports sociaux . . 372. Hiérarchiser pour mieux régner . . 39

II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique . . 44

Chapitre 4. Une réalité, la « stratification socio-économique »72 . . 461. Des différences économiques articulées le long de lignes « ethniques »… . . 462. … renforcées en retour par des différences sociales . . 48

Chapitre 5. Légitimer les inégalités économiques par la labellisation d’un Autre subalterne. . 51

1. Créer une frontière avec une minzu minoritaire lointaine mais visible . . 522. Réifier la minzu minoritaire dans une position subalterne . . 58

Chapitre 6. L’Autre subalterne et l’aplanissement des différences : fonder un nouveaumodèle d’unité politique et sociale . . 64

1. L’uniformisation de la diversité . . 662. La définition d’un nouveau modèle politique . . 68

3. L’ « orientalisme oriental124 » au service de l’intérêt national . . 70III. Intégration et rejet de l’image de la minzu minoritaire créée, le cas des Ouighours enChine et hors de Chine . . 73

Chapitre 7. Une réappropriation des représentations faites par la RPC sur les Ouighourspar ces derniers ? . . 74

1. L’identité relationnelle : la minzu minoritaire Ouighour et l’Etat national chinois . . 762. L’utilisation du champ culturel pour faire face à l’absence d’espace politique . . 773. Des nuances quant à la position exercée par Pékin . . 81

Chapitre 8. Convergences et divergences de l’impact des représentations de l’Etat chinoissur la minzu ouighour par les Ouighours hors de Chine . . 84

1. Du passé au présent : convergence de la coutume et liens transnationaux . . 852. Actualité de la divergence : la diversité des terreaux sociopolitiques . . 87

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Conclusion . . 90Bibliographie . . 92

Ouvrages généraux . . 92Ouvrages sur le thème de l’identité et de l’ethnicité . . 92Autres ouvrages . . 92Articles . . 93Travail universitaire . . 95DVD . . 96

Annexes . . 97

Annexe 1 : Découpage administratif de la Chine, 2008162 . . 97

Annexe 2 : plusieurs millénaires d’empires chinois163 . . 97Annexe 3 : Evolution démographique des principales nationalités au Xinjiang entre 1949 et

2000 (En milliers de personnes)164 . . 98

Annexe 4 : Population du Xinjiang par nationalité en 2004165 . . 99

Annexe 5 : Tableau des attributs des minzu minoritaires d’après les Han166 . . 99Annexe 6 : Photographie d’un garçon en 1943 . . 101

Annexe 7 : Photographie de deux mariés à Kashgar en 1932167 . . 101

Annexe 8 : Début du film « Enfants de la plaine »168 . . 102Annexe 9 : Prospectus d’une auberge de jeunesse, Urumqi . . 103Annexe 10 : Fresque murale à Turpan (photographie réalisée en mai 2009) . . 104Annexe 11 : Fresque murale 2 à Turpan (photographie prise en mai 2009) . . 105Annexe 12 : Photographie du « centre » à Turpan (prise en mai 2009) . . 106Annexe 13 : Ticket d’entrée au tombeau d’Abakh Hoja . . 107Annexe 14 : Article du Monde, 4 août 2010 . . 108

Resume . . 109

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Remerciements

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RemerciementsJe tiens à remercier tout particulièrement Karine Bennafla pour ses conseils avisés, son écoute, sadisponibilité, et la qualité de ses apports tant intellectuels qu’humains. Au-delà du mémoire, sonséminaire a constitué un élément indispensable de ma formation à l’IEP.

La soutenance d’un mémoire permet, tout en montrant un projet abouti, de faire part des douteset difficultés rencontrées. Je souhaiterais remercier Fabrice Balanche et Laure Chebbah-Malicetqui ont fait en sorte que ce moment indispensable soit effectué dans les meilleures conditions.

La connaissance, l’expérience et l’œil que l’on porte sur un sujet ne sont pas le seul fait de soi.Sans les enseignements reçus, la possibilité qui nous est donnée de partir à l’étranger et de toujoursdécouvrir, je n’aurais pas été en mesure de porter un tel travail.

Enfin, merci surtout à mon entourage et en tout premier lieu à mes parents sans qui je n’auraispu avoir une telle curiosité et ouverture sur le monde.

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Remarques préliminaires 1. Il existe plusieurs orthographes pour le terme Ouighour, aussi bien en français qu’en anglais.Il se trouvera orthographié comme précédemment, et ne se déclinera pas en genre (on ne trouveradonc pas l’expression minorité Ouighoure mais minorité Ouighour). En revanche il se déclineraen nombre, c’est ce qui est fait dans une grande majorité des écrits en langues occidentales.

2. Les termes chinois sont transcrits en mandarin pinyin, sauf pour ceux dont une autretranscription est plus largement utilisée en langue française (Pékin par exemple) ou que l’on connaîtmieux en cantonais, ce qui est le cas de Sun Yat-sen.

3. Les patronymes chinois sont cités comme le veut la langue originale, le nom précédant leprénom.

4. Des abréviations sont utilisées pour les termes République populaire de Chine (RPC), PartiCommuniste Chinois (PCC), Région Autonome Ouighour du Xinjiang (RAOX).

5. Le terme Han (#), qui sert entre autre à nommer le groupe majoritaire dans la populationchinoise, n’est pas décliné en genre ni en nombre et est simplement retranscrit en pinyin.

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Introduction

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Introduction

« Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ;mais au contraire réjouissons nous de le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi laperdurabilité de sentir le Divers. » Victor Segalen

« Balkanisation », violence ethnique, séparatisme… semblent être au cœur de l’actualité.Ces termes, souvent repris dans les discours journalistiques sans explication aucune quantà leur contenu et origine précise, tendent à montrer un monde où, face à la mondialisation,les identités individuelles ou de groupes restreints seraient d’autant plus fortes. CommeArjun Appadurai l’a signifié dans son ouvrage Après le colonialisme1, ceci serait dû au faitque la mondialisation transcenderait les frontières étatiques et procurerait de nouveauxpoints de vue, faisant exploser des rigidités frontalières trop souvent vues comme arbitraires.Cependant, on ne peut faire de tous ces mouvements le résultat d’un seul et mêmeprocessus. Il convient plutôt de les remettre dans un contexte historique, politique etéconomique précis.

Les événements qui ont eu lieu au mois de juillet 2009 en Chine dans la provincedu Xinjiang entre Han (la population qui est dite majoritaire en Chine avec 92% de lapopulation totale) et Ouighours (une des 55 minzu minoritaires - shaoshu minzu ����- de la République populaire de Chine2) ont été vus comme participant de la mouvanceprécédemment citée de séparatisme ethnique ou autres violences ethniques.

La question qui se pose ici ne porte pas sur la validité des revendicationsdes Ouighours. Il ne s’agit en aucun cas d’effectuer un plaidoyer autonomiste voireindépendantiste, d’affirmer ou d’infirmer le discours officiel de Pékin. L’objet de cette étuderéside plutôt dans l’analyse des mécanismes, évolutions, tendances successives qui ontmené à la situation actuelle. Il nous est donné à voir une opposition formelle entre Pékinet les Ouighours, ces derniers formant un bloc homogène portant des revendicationsd’autonomie voire d’indépendance au nom d’une identité propre, ne rentrant donc pas dansle cadre de l’Etat-nation chinois. Vision simplifiée, simpliste s’il en est, cette approche occultela pluralité des individus, de leurs comportements, de leurs intérêts, aussi bien chez lesOuighours que chez les Hans. Est également laissée de côté une approche historique de larégion, de ses habitants et des liens qui ont pu se faire et se défaire entre la Chine impérialeet ce qui a longtemps été considérée comme une marge.

Il convient donc en premier lieu de rappeler l’histoire de la région qui est actuellementdénommée Région Autonome Ouighour du Xinjiang (RAOX) et de ceux que l’on appelle,depuis moins d’un siècle, Ouighours. Ces deux paragraphes correspondent à une remise encause de deux points prônés par les autorités chinoises. En ce qui concerne la RAOX, Pékina tendance à donner à voir un point de vue téléologique, dans lequel l’intégration du Xinjiangau sein des frontières de la République populaire de Chine résulte d’un long processusqui ne pouvait mener qu’à la situation actuelle. Notre approche consiste en revanche àmontrer la diversité des influences, la non-unicité de ce territoire au cours de l’histoire et

1 APPADURAI Arjun, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 20012 Nous reviendrons plus tard dans l’introduction sur les raisons d’une telle dénomination. Pour information, l’expression est

généralement traduite par « minorité ethnique » en français.

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la contingence de ses liens avec l’Empire du Milieu. L’historique concernant les actuelsOuighours soutiendra la même thèse, à savoir une déconstruction de l’homogénéité affichéede nos jours en montrant en quoi cette façade n’est qu’artificielle au vu des développementshistoriques.

Bref panorama concernant le Xinjiang :Le Xinjiang ou RAOX, le nom officiel de la région depuis le 1er octobre 1955, s’étend

sur un sixième de la superficie totale de la République populaire de Chine. La régionpossède une frontière commune avec le Kazakhstan, la Mongolie, le Tadjikistan, la Russie,le Kirghizstan, l’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, ainsi qu’avec les provinces chinoises duGansu, du Qinghai et de la Région Autonome Tibétaine.

La région comptait 18 494 000 habitants en 2000, répartis selon les catégories« ethniques » officielles comme suit : 8 523 000 Ouighours (46% de la population dela région), 7 250 000 Han (39,2% de la population), 1 318 000 Kazakhs (7,1% de lapopulation), 844 000 Hui (4,5% de la population). Les autres minzu minoritaires présentesau Xinjiang forment des groupes plus restreints.3 Sur les 56 minzu officiellement reconnuespar les autorités chinoises, une quarantaine sont présentes au Xinjiang, dont les dix minzuminoritaires de Chine catégorisées comme musulmanes (aux Hui, Ouighours et Kazakhss’ajoutent les Donxiang, Kirghizes, Ouzbeks, Tadjiks, Tatars, Baoans et Salars).

Un lieu traditionnel de passage aux influences diverses :Le Xinjiang (�� c’est-à-dire « Nouvelle frontière » en mandarin) peut-être considéré

comme une périphérie du point de vue chinois, tant il est loin des capitales qui sesont succédées jusqu’à l’actuelle Pékin, de ce qui est considéré comme le berceau dela civilisation chinoise, la plaine centrale ou zhongyuan (��), et des espaces les plusdynamiques actuellement sur le plan économique. Ces derniers correspondent à la Chinede l’est, côtière, qui joue le rôle d’interface dans les échanges économiques et financierstant asiatiques que mondiaux. Espace aux confins nord-ouest du pays, grand commetrois fois la France, il a été un lieu traditionnel de passage, de transhumance sur laroute de la Soie. Ce n’est qu’au siècle dernier que les populations s’y sont fixées plusprécisément avec l’établissement de frontières clairement délimitées, notamment par letraité de Tchougoutchak (Tachengen) de 1865, signé entre la Russie tsariste et la Chineimpériale, établissant une ligne frontalière le long des lignes de crêtes au sud-ouest etsuivant les portes de Dzoungarie à l’est.

Le Xinjiang n’a appartenu à la sphère chinoise que par intermittence au cours des troisderniers millénaires. La région a reçu diverses influences au cours de cette période de lapart des empires chinois, romain, mongol ou encore de la Perse du fait de sa localisationau croisement de routes commerciales importantes. On ne peut donc nier l’influencechinoise mais celle-ci n’est que partie. Loin d’être sous contrôle chinois depuis des siècles,contrairement à ce que soulignent la plupart des discours chinois, l’actuel Xinjiang ad’ailleurs été sous influence mongole jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. La région n’estannexée par les Chinois, sous la dynastie Qing, qu’en 1759, et devient alors une possessionde la dynastie. Elle prend le nom de Xiyu (��), ce qui signifie « territoires de l’Ouest ».En 1884, la région est intégrée en tant que province au territoire de l’Empire Qing. Elle estdès lors nommée Xinjiang. Elle conserve encore, plus d’un siècle après, cette terminologiefaisant référence à sa nouveauté au sein du territoire chinois, ce qu’exprime clairement le

3 Pour un récapitulatif de la répartition de la population selon les minzu au Xinjiang depuis 1949, voir en annexe le tableau 1 :Evolution démographique des principales nationalités au Xinjiang entre 1949 et 2000 (en milliers de personnes).

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Introduction

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terme en mandarin. Notons également que, comme le souligne Owen Lattimore4, au coursdes deux derniers millénaires, la Chine n’a exercé son autorité sur la zone qui correspondactuellement au Xinjiang pendant seulement 425 années si l’on compile ces dernières.A titre d’exemple, entre la présence de la dynastie Tang (entre 648 et 760 environ) etl’annexion en 1759 par l’empereur Qianlong, la zone n’a été que sous influence ou autoritéautre que chinoise. Enfin, malgré son rattachement officiel à la Chine, la région reçut de trèsfortes influences de la part de la Russie soviétique5 dans les années vingt, jusqu’en 1962,date de fermeture de la frontière.6

Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’alors que les autorités se prévalent d’uneinfluence presque continue dans l’histoire de la Chine, on conserve une dénomination quirappelle le rattachement tardif de cette région à la Chine continentale. Cela mis à part, leschangements de toponymie révèlent également des acceptions différentes en fonction desépoques quant à ce territoire, qui corroborent les éléments marquant les influences diversesdont il a été l’objet. D’ailleurs, Elisée Reclus affirme à propos du Turkestan Oriental (autrenom du Xinjiang, plutôt utilisé par les Ouighours eux-mêmes dans le but de souligner uneappartenance à une aire culturelle autre que chinoise) que :

« La dépression centrale de l’Asie, bassin presque entièrement desséché d’une« ancienne méditerranée », est une des régions du monde qui est désignéepar les noms les plus divers, liés aux vicissitudes des conquêtes et desmigrations. »7

La multiplicité, aujourd’hui encore, des termes utilisés pour désigner la zone révèle doncla permanence d’influences diverses. Choisir une désignation plutôt qu’une autre devientalors un enjeu politique. Dire Turkestan Oriental ne revient pas à dire Xinjiang. Ainsi, DanielNordman souligne que :

« Rien ne constitue un enjeu plus sensible que celui des noms propres. Autantque l’appropriation et la fixation d’une limite, ils distinguent le territoire del’espace et font la territorialité. De là les noms contestés, les noms qui changent,selon les usages locaux ou nationaux et selon les revendications. Les habitantsd’une province de statut discuté, de la partie intégrante d’un espace territorialet national, ne peuvent impunément s’extérioriser : un Ouighour du Xinjiang nepeut risquer aujourd’hui à parler de la Chine comme si elle était un pays voisin.(…) Entre le Turkestan (…) et la province chinoise du Xinjiang, d’autre part,la différence est beaucoup plus que celle de noms. Elle renvoie à une longuehistoire qui a finalement modelé les espaces géographiques. »8

4 Cité par KELLNER Thierry, L'évolution de la situation des Ouïghours au Xinjiang / Turkestan oriental depuis 1949, in MondeChinois, numéro 21, printemps 2010, p56

5 Ainsi, la langue Ouighour fut écrite en alphabet cyrillique à partir de 1956.6 Pour un historique plus détaillé des différentes influences de la région jusqu’à la chute de l’URSS, consulter SELLIER Jean

et SELLIER André, Atlas des peuples d’Orient : Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, La découverte, 1993, pp. 167-1777 RECLUS, Elisée, Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les hommes , Hachette, Paris, VII, L’Asie Orientale, 1882,

p.19-20, cité par NORDMAN Daniel, Eclats de frontières, in Extrême-Orient, Extrême-Occident, Année 2006, Volume 28,

Numéro 28, p. 2078 NORDMAN Daniel, Eclats de frontières, Extrême-Orient, Extrême-Occident, Année 2006, Volume 28, Numéro 28, p. 207

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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Face à des autorités chinoises qui ont tendance à affirmer que le Xinjiang est une partie« inséparable » de la nation chinoise depuis « la nuit des temps »9, il convient donc des’interroger plus précisément sur la réalité de ces discours. En effet, affirmer une unitéhistorique du Xinjiang permet de valider une unité politique actuelle de la région autonomeautour de la minzu majoritaire dans la région, les Ouighours. Au vu de ce que l’on vientd’écrire, à savoir, que la région a eu plusieurs noms et pas forcément une unité au cours dutemps, ainsi le sud des Tian Shan était appelé Särqi Turkestan soit Turkestan oriental, le sud-ouest la Kashgaria et l’est le Ouighouristan, il est légitime de s’interroger sur les origines duterme Ouighour également. Si le Xinjiang est actuellement réifié par les autorités, il sembleque les Ouighours sont également représentés sous la forme d’un groupe uniforme, groupemajoritaire dans la RAOX, d’où le nom de celle-ci. Est-ce à dire que le Xinjiang aurait plusou moins toujours été une région homogène, terre d’une population, les Ouighours ? C’estce que tend à montrer Pékin.

A l’origine, le terme Ouighour était employé pour désigner neuf tribus türk nomadesdu VIIIème siècle. La sédentarisation et les échanges avec la Chine se font parallèlementà des changements dans la sphère religieuse pour les Ouighours. Traditionnellementchamaniques, ils sont de plus en plus sous l’influence du manichéisme perse, dubouddhisme et enfin du christianisme nestorien. Avec l’arrivée de l’islam, la dénominationOuighour laisse peu à peu la place à des termes qui se rattachent plutôt au localisme et àune fonction socio-économique, les deux étant bien sûr liés. Ceux qui étaient précédemmentappelés Ouighours se retrouvent Yerlik (personne de la campagne), Sart (caravanier) ouencore Taranchi (agriculteur du bassin du Tarim). Actuellement, les descendants de cesgroupes habitent la province chinoise du Gansu (qui jouxte le Xinjiang à l’est), et sontappelés Yugurs. Ce sont tout au moins ceux dont la langue, religion et expression culturellecontemporaines correspondent le plus à la langue, à la culture et à l’histoire originelle desOuighours historiques.

Concernant les actuels Ouighours, il faut savoir que jusque dans les années cinquanteen Chine, l’Islam était connu sous le nom de religion Hui (huijiao��), et les croyants appelés« croyants dans la religion Hui ». Par la suite, les linguistes chinois auraient défini desgroupes en fonction des langues, à savoir Kazakhs, Ouighours, Kirghizes, Ouzbeks, Tadjikset Tartars, le reste des musulmans constituant les Hui. Les Ouighours d’aujourd’hui sontconcentrés dans les villes oasis de la région autonome Ouighour du Xinjiang et sont connuscomme des musulmans sédentaires, de langue d’origine turque, vivant dans le bassin duTarim. Pourtant il faut noter que le terme Ouighour pour désigner ces personnes est unterme repris par les Soviétiques dans les années trente pour désigner les habitants desoasis qui n’étaient pas connus sous un nom autre que Kashgarlik, Turpanlik, Aksulik, etc.(de Kashgar, de Turpan, d’Aksu, etc.). Le nom a ensuite été adopté par les Chinois en1934. Le terme en lui-même n’avait pas été utilisé depuis le XVème siècle, lorsqu’il faisaitréférence aux peuples sédentaires des oasis du bassin du Tarim, alors bouddhistes, citésprécédemment et dont les descendants actuels seraient les Yugurs du Gansu10.

Il convient donc de revenir sur deux présupposés largement portés en Chine, quece soient par les officiels ou par la population elle-même, appartenant ou non à uneminzu minoritaire. Lorsque l’on a fait un rappel sur l’histoire de l’actuel Xinjiang, il a étéfait état qu’auparavant, trois ensembles géographiques étaient distingués : le Turkestan

9 “Xinjiang de lishi yu fazhan” (��������Histoire et développement du Xinjiang), Cahier blanc du Conseil des affaires d’Etat dela RPC, 2003, http://www.china.org.cn/ch-book/index.htm

10 GLADNEY C. Dru, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other Subaltern Subjects, Chicago, TheUniversity of Chicago Press 2004, 421 p, chapitre 8: Dialogic Identities

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Introduction

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Oriental (au sud des Tian Shan), la Kashgaria (qui correspond à la région autour deKashgar) et le Ouighouristan (à l’est). Par ailleurs, a aussi été signifié le fait que malgré lesdiscours officiels qui donnent à voir une population Ouighour disposant d’un passé historiqueouighour important, on ne pouvait, à proprement parler, exposer l’idée d’un groupe uniavant la classification en tant que minzu minoritaire Ouighour dans les années cinquantepar le régime communiste. Pourtant, les présupposés perdurent. A titre d’exemple, notonsqu’actuellement, la ville de Kashgar est le symbole des Ouighours. Dans l’imaginaire aussibien chinois que ouighour, Kashgar est vue comme un dernier lieu dépositaire de la cultureouighour. Or dans la toponymie précitée, il y a différenciation nette entre le Ouighouristanà savoir le pays des Ouighours, et la Kashgaria. Il y a donc vraisemblablement eu créationd’un groupe, actuellement vu comme homogène, à partir de plusieurs entités qui, il y a unsiècle étaient pensées comme différentes.

Le Xinjiang, terre des Ouighours, est une idée largement répandue en Chine, mais aussichez la plupart des observateurs. Vont ainsi être faites des études sur ce groupe, donnécomme tel dans les désignations officielles depuis les premières années de la Républiquepopulaire de Chine, sans questionner les véritables fondements de celui-ci. La thèse deDru Gladney, ethnologue américain qui avance l’idée d’ethnogenèse11 pour qualifier lesOuighours, semble plus à propos. Cela amène à nous interroger sur les mécanismes quiont procédé à la mise en place de ces présupposés et surtout aux buts politiques d’unetelle opération.

Au vu de ce que l’on vient d’écrire, il est possible de déduire que ni le Xinjiang ni lesOuighours, entendus au sens moderne, ne sont des entités que l’on peut considérer commeayant une longue histoire en ces termes. Or, ces hypothèses sont reprises telles qu’elles.Le fait que cela soit repris par les officiels, par les personnes concernées et souvent par lesuniversitaires fait qu’il y a très peu de questions posées sur la catégorie Ouighour ou surla dénomination Xinjiang. Ce sont seulement des présupposés de base, entendus commeexistant depuis un certain temps. Il peut y avoir des études sur les agissements du groupe,sur la façon dont il réagit face aux politiques mises en place par Pékin par exemple mais il n’ya que peu souvent une remise en question de la pertinence du groupe lui-même. Pourtant,il faut être bien conscient de la relative nouveauté de la catégorie dont l’acception actuellen’a pas un siècle.

De fait, cela nous amène à nous interroger sur plusieurs concepts. Tout d’abord nousavons vu que le groupe Ouighour tel qu’il est constitué actuellement résulte en grandepartie de la façon dont il a été catégorisé par la Chine communiste. On peut donc sedemander quelles sont les causes qui ont engendré la politique de reconnaissance de minzuminoritaires par Pékin. Il faut savoir que de nombreux groupes qui pourraient être considéréscomme des minzu minoritaires ne sont pas reconnus officiellement comme tels (les Hakkapar exemple). Cela atteste d’une volonté politique pour labelliser certains groupes par leterme (shaoshu) minzu (��) ��, c’est-à-dire minzu (de petit nombre), et pas d’autres.

Une minzu ne peut être minoritaire que s’il existe une minzu majoritaire. En Chine cetteminzu majoritaire correspond aux Hans, vus comme l’essence chinoise, comme le cœurde l’Etat-nation chinois. Quelle peut être la place des minzu minoritaires dans cet Etat-nation, dès lors qu’un groupe particulier apparaît comme plus à même de représenter celui-ci ? Quels liens peut-il exister entre nationalisme et minzu minoritaire? En effet, commentpeut être assumée la présentation de groupes que l’on assume comme étant différents, l’unreprésentant l’essence d’une certaine identité chinoise alors que les autres sont vus comme

11 GLADNEY C. Dru, International Colonialism and the Uyghur Nationality : Chinese Nationalism and its subaltern subjects,in Cemoti n°25, janvier-juin 1998, p. 48-49

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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n’ayant pas la même capacité à être ou représenter la Chine dans son intégralité ? Il vadonc être intéressant de voir si nationalisme et fait minoritaire peuvent cohabiter au seind’un même Etat, sans que l’un prenne le pas sur l’autre, c’est-à-dire sans que l’un n’utilisel’autre. Rappelons que la Chine se présente comme un Etat multiethnique, cela est mêmeconfirmé dans le préambule de la Constitution chinoise de 1982 :

« ########################################################. #############################################################.»12 « La Républiquepopulaire de Chine est un État multinational unitaire, créé en commun par lesdiverses nationalités du pays. Des rapports socialistes fondés sur l'égalité,la solidarité et l'entraide entre les nationalités ont d'ores et déjà été établis etcontinueront à se renforcer. Dans la lutte pour la sauvegarde de l'union desnationalités, il faut combattre le chauvinisme de grande nationalité - surtout lechauvinisme grand Han -, et aussi le nationalisme local. L'État déploiera tous sesefforts pour contribuer à la prospérité commune de nos diverses nationalités.»

La politique de détermination de minzu s’étant faite parallèlement à la construction dela Chine communiste, l’intérêt va être de voir si cette politique a pu être liée à un faitnationaliste dans le but de légitimer le jeune Etat. Ceci est d’autant plus intéressant qu’iln’y a pratiquement pas eu d’études sur le nationalisme en Chine avant les années quatre-vingt car la Chine était considérée a priori comme un pays communiste et donc analysée àtravers le prisme du communisme. Or, qui dit communisme dit internationalisme. Ainsi surla porte de la Paix céleste (Tian An Men, à Pékin), on peut voir inscrit le slogan « unionde tous les travailleurs du monde » ce qui corrobore effectivement l’idée d’un communismeinternationaliste. Cependant ce slogan a un pendant de l’autre côté de la porte où figurel’inscription « Vive la République populaire de Chine ». On ne peut donc nier l’importancedu nationalisme dès les premières heures de la RPC. Il s’agira alors de voir si le binômeHan/ minzu minoritaire a été une des courroies de transmission des valeurs nationalistes.

Enfin, la présentation d’un binôme Han/minzu minoritaire nous renvoie sur le terraindes relations qui existent entre chacun de ces groupes et sur l’influence qu’ils peuvent avoirles uns sur les autres. En effet, comme le souligne ZHAO Suisheng:

« In the composition of ethnic discourse and identity, we find an internal dialoguebetween the ethnic actors over their traditional interpretations of ancestry, nomatter how that is marked symbolically, and an external dialogue with thosewith whom the group is in significant opposition: other ethnic groups or thebroader state as it is represented as the local level.”13 “Dans la composition d’undiscours ethnique et de l’identité, nous trouvons un dialogue interne entre lesacteurs ethniques à propos de leur interprétations traditionnelles des ancêtres,peu importe à quel point cela est marqué symboliquement, et un dialogue externeavec ceux avec lesquels le groupe est dans une opposition significative : d’autresgroupes ethniques ou plus largement l’Etat dans sa représentation à un échelonlocal. »14

12 Extrait du préambule de la constitution chinoise13 ZHAO Suisheng, A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford University

Press, Standford, 2004, p. 1714 Notre traduction.

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Introduction

Bellot Marie - 2010 13

A partir de ce principe d’une identité vue comme relationnelle, il s’agira d’étudier en quoiles minzu définies par les autorités s’influencent les unes les autres. Par ailleurs, en quoil’Etat joue-t-il un rôle dans la définition des éléments permettant de discerner une minzuminoritaire d’une autre ou de la minzu Han. En d’autres termes, peut-on parler d’ingérencede l’Etat dans la formation de la minzu ouighour, et en cas de réponse positive, dans quellemesure ?

Cela nous amène tout naturellement sur les raisons du choix d’un tel sujet. La visibilitédes minzu minoritaires dans l’espace public chinois est très importante. Lors d’un séjour enChine, on peut être très rapidement frappé par la prégnance des slogans et images portantsur ces groupes. Des bannières rouges où se découpent d’imposants caractères formantdes slogans, aux affiches émanant des autorités pour faire valoir certains messages, laquestion des minzu minoritaires s’impose facilement au regard. Pour autant, la réalité decette question ne semble que très peu présente tant il est rare dans une grande ville del’est chinois de discuter avec une personne qui se revendique comme appartenant à uneminzu minoritaire.

Lorsqu’il s’est agit de définir un sujet pour ce mémoire, la question des minzuminoritaires semblait naturelle. Un séjour au Xinjiang au mois de mai 2009, en tant quesimple visiteur a orienté le choix vers le cas particulier des Ouighours. Cependant, aumoment d’affiner le sujet, quelques difficultés ont été rencontrées. Les premières lecturessur les Ouighours et le Xinjiang mettaient en effet en avant deux points : la placegéopolitique très intéressante de la région et de ses habitants d’une part ; les revendicationsd’autonomie et d’indépendance d’autre part, avec les échanges attentas/ politiques émanantdes autorités répressives. S’il est vrai que ces éléments sont intéressants, il y avait uncertain décalage entre ces lectures et les exemples et conclusions tirés d’une expériencesur le terrain.

Au départ, il s’agissait d’un sujet sur l’identité ouighour. Cependant, très rapidement estapparu le fait que le sujet même de l’identité est très glissant. Il est difficile de définir ce quiest, ce qui doit servir de dénominateur commun à un groupe. Et il apparaît également difficiled’affirmer qu’il peut exister des dénominateurs communs à des groupes, dénominateursinvariables selon les situations. Précédemment nous faisions état d’identité relationnelleplutôt que primordiale et c’est ce qui a orienté le sujet différemment. L’identité ne peut êtreréduite à quelque chose de figée tant elle est multiple, variable, en fonction du moment et del’interlocuteur (d’où sa définition comme relationnelle). C’est pourquoi finalement il a plutôtété question des représentations et discours sur la minzu ouighour. C’est ce dernier axe quipermettait de réellement mettre en exergue les sentiments éprouvés en Chine à la vue del’abondance des messages et images sur les minzu minoritaires dans l’espace public, etdu décalage par rapport à la réalité. Finalement, c’est la lecture d’une thèse15 qui a été lerévélateur de l’orientation de ce travail. En effet, comme le précise Vanessa Frangville :

« Il s’agit plutôt d’analyser le discours sur les identités, comme fabrication etdiffusion d’une conception non pas de ce qu’est le monde et de ce que sont lesêtres qui le peuplent, mais de ce qu’ils devraient être. Ce qui retient ici notreattention, c’est le processus par lequel un concept inventé et fabriqué est rendu

15 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse dela "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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substantiel, autrement dit comment et à quelles fins les notions d’identité et deminzu sont maintenues comme entité naturelle, nécessaire et durable. »16

Par ailleurs, travailler sur les représentations constituait un autre avantage, celui depermettre en quelque sorte de faire du terrain, par l’intermédiaire de l’analyse de discours etde documents iconographiques, sans trop souffrir du problème ne pas être sur place. Il fautsavoir qu’une étude sur l’identité ouighour dans la Chine actuelle sans maîtriser la languelocale comporte un biais méthodologique fort. Mener des interviews en anglais et en chinoislorsque la majorité des Ouighours (même s’il y a dorénavant quelques changements dansla nouvelle génération) ne parle aucune de ces deux langues expose à avoir surtout despersonnes qui ont un profil bien précis, celui d’élite économique ou politique.

Un autre intérêt dans le choix d’un tel sujet est de ne pas passer à côté de sourceschinoises qui ne sont pas forcément pertinentes du fait du niveau d’imprégnation du discoursofficiel. Ces sources peu fiables en général constituent pourtant une utilité pour le sujet. Ici,la manière dont sont écrits nombres d’articles d’universitaires chinois participe du corpustant ils sont révélateurs du discours porté par les autorités. En effet, la plupart des textesétudiés écrits par des universitaires chinois se rapprochent de ce qui devrait être la normedans l’imagination du pouvoir. D’autres cherchent plutôt à voir quelles sont les logiquespolitiques sous-jacentes à de tels discours sur les minzu minoritaires. Les seconds sontgénéralement plus instructifs que les premiers.

Enfin, là où il a semblé également bon de prendre un tel sujet est le questionnementdu terme même de minzu. Le but n’est pas de dérouter en gardant un mot dans sa formeoriginale mais est le résultat de deux causes. Minzu peut être traduit de différentes façons enfrançais selon le contexte, et est difficilement traduisible dans de nombreux cas. Par ailleurs,il est souvent précédé de l’adjectif shaoshu (�� : peu nombreux), minzu étant alors nom.Cette expression est souvent traduite en « minorité ethnique » ou « minorité nationale ». Orcela insiste sur le caractère numéral, alors qu’en langue originale c’est l’inverse. Il sembleque les termes de «minorité ethnique », « groupe ethnique » ou « minorité » tout court onttendance à être utilisé comme synonymes sans donner leur définition. D’aucuns tentent dedonner des définitions, comme Will Kymlicka qui définit les concepts de minorité nationaleet de groupe ethnique et est ainsi cité par Andrea Semprini :

« Les minorités nationales sont issues d’un processus de conquête oud’incorporation. Pour ces minorités, l’auteur prône une large autonomie politico-administrative, pouvant aller jusqu’à l’autodétermination. Les groupes ethniquesrésultent d’un processus d’immigration et constituent des communautés plus oumoins homogènes, sur la base de critères géographiques, ethniques ou religieux.Pour ces groupes, seule une reconnaissance culturelle et identitaire, mais pas dedroit spéciaux devrait être envisagée. »17

En prenant de telles définitions, il serait assez compliqué de trouver quel terme est le plus àmême de correspondre au terme chinois « shaoshu minzu ». Le groupe Ouighour disposeen effet d’une autonomie de jure, même si très peu de facto, mais il est pourtant vu commeune entité homogène en ce qui concerne les critères cités dans l’extrait.

16 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse

de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, p. 1617 KYMLICKA Will, Multicultural citizenship, Oxford, Oxford University Press, 1995, cité par SEMPRINI Andrea, Le

multiculturalisme, Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 29-30

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Introduction

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Par ailleurs, traduire minzu en français impose les termes d’ethnie, de minorité, ce quicorrespond à une division d’un groupe de population de manière bien précise. Assigner detels catégories à des personnes c’est segmenter et hiérarchiser dans le sens ou celui quidonne à un groupe le dénominatif d’ethnie se place généralement en dehors de ce groupe etau-dessus de lui, dans une « conception hiérarchisée des relations »18. Enfin, conserver leterme de minzu permet d’insister sur le caractère construit et artificiel de cette dénomination.Il rappelle à tout moment qu’une telle classification représente un enjeu tant elle définit unerelation de pouvoir bien particulière. Renoncer à la traduire correspond finalement à unevolonté de ne pas montrer son adhésion au système qu’elle légitime.

Il va s’agir, dans ce mémoire, d’étudier les discours et les représentations sur lesminzu minoritaires en Chine, en s’attardant plus particulièrement sur le cas de la minzuouighour. Le but de ce travail est de s’intéresser aux représentations des minzu chinoisesfaites par les autorités chinoises et leurs implications, à savoir d’une part est-ce que lacatégorisation des Ouighours en tant que minzu minoritaire permet ou non de déplacer leproblème des inégalités sociales, politiques et économiques entre différents habitants de laRPC en différences de culture et de tradition préexistantes à la construction de l’Etat-Nation,et d’autre part comment cela se passe-t-il au niveau du groupe « créé » identitairementpar les autorités : les représentations sont-elles intégrées et si oui, quelles en sont lescauses et les enjeux. Il va donc s’agir de lier deux problèmes qui sont habituellement étudiésséparément en Chine : le nationalisme et les rapports entre les minzu minoritaires.

Il va d’abord être question de la définition du terme minzu qui a actuellement cours enChine. Etant très floue, il existe une nébuleuse dialectique autour d’elle, ce qui pose un biaisméthodologique pas assez souvent relevé par les analystes qui s’intéressent à la question.La première partie de ce travail va donc consister en une mise au point sur les termes deminzu ��et shaoshu minzu ����, c’est-à-dire minzu minoritaire, d’un point de vue tanthistorique qu’analytique. Ainsi, cela va être l’occasion de s’intéresser à la formation de l’Etatchinois moderne car c’est au cours de cette formation que le concept de minzu trouve sasource. On trouve ainsi les premières occurrences du terme dans les années vingt. Cettepartie va donc être le moyen de voir comment de la conception universalisante du mondequi avait cours avant la République (avant 1912 donc si l’on simplifie), la Chine a petit à petitbasculé vers une conception beaucoup plus nationaliste de son territoire. De ce glissementde sens résultent d’autres changements concernant l’appréhension des peuples vus comme« périphériques » de la Chine (du moins donnés à voir comme tels par les autorités). Ainsi,de peuple dit « barbare », différencié des Chinois par des pratiques culturelles différentesmais qui peut être assimilé aux Han, l’on passe à des peuples qui se retrouvent intégrésdans les frontières physiques de la RPC, mais qui sont catégorisés comme différents desHan.

La seconde partie de ce travail va porter sur les discours et les représentations surles Ouighours. Le but est de montrer comment un biais particulier est pris par les autoritéschinoises, à savoir un biais culturaliste ; et de chercher à comprendre les implications dece biais. Ainsi, il va s’agir de voir comment les minzu minoritaires et ici, les Ouighours,sont représentés dans la plupart des cas dans des costumes traditionnels, à faire desdanses folkloriques, chanter, jouer des instruments de musique. De telles représentationspermettent d’une part de figer la minzu minoritaire dans une posture a-historique et d’autrepart de la mettre en position subalterne par rapport aux Han, qui eux sont représentéscomme modernes, ancrés dans un temps, dans une époque, celle de l’ouverture de laChine à l’économie capitaliste. En décrivant les Ouigours comme atemporels, le discours se

18 CUNIN Elisabeth, Introduction : l’ethnicité revisitée par la globalisation, in Autrepart, numéro 38, p. 8

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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légitime lui-même tant il crée une histoire pour un peuple, lui-même construit, dorénavantvu comme homogène et inchangé depuis la nuit des temps. De fait, avec un tel discours,en ancrant les traditions et cultures des Ouighours dans un temps préexistant à l’Etatmoderne chinois, il s’agit de nier les inégalités économiques, politiques, sociales et de lesexpliquer par une différence culturelle sur laquelle Pékin n’a pas prise et surtout dont ellepeut se dédouaner. Alors que la Chine prône un Etat multiculturel et multiethnique (duominzu zhengzhi�����), il est nécessaire de noter comment ce concept cache en fait lacréation de frontières entre les différents ressortissants de l’Etat chinois, permettant ainsiune hiérarchisation au sein de la société et avalisant les différences économiques.

Précédemment nous avons noté que la catégorie de Ouighour n’est pas remise encause par ceux qui sont catégorisés ainsi. Au contraire, elle est revendiquée. Si la catégorieest parfaitement intégrée, il va alors s’agir de se demander si les représentations, ce quiest donnée à voir sur la minzu minoritaire Ouighour dans les films, la presse, les discoursofficiels chinois le sont aussi. Auquel cas il convient de s’interroger sur les raisons de seconformer à un tel point de vue, et de définir les enjeux pouvant être sous-jacents.

Carte du Xinjiang19

19 D’après Thierry Sanjuan, Atlas de la Chine, Les mutations accélérées, « Le Xinjiang, ses nationalités et ses enjeux »,Editions Autrement, 2007, p. 59

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

Bellot Marie - 2010 17

I. Minzu, un terme moderne auxsignifications plurielles et ambiguës

En introduction nous avions évoqué notre renoncement à utiliser une traduction pour leterme chinois « minzu », en en expliquant brièvement les raisons. Dans cette partie, nousferons un retour plus complet sur la formation du terme. La relative nouveauté de cettecatégorie rend possible une explication assez fournie du contexte et des raisons ayantabouti à l’utilisation d’un tel terme. Minzu est un concept moderne dans le sens où sa genèsese fait parallèlement à celle de l’Etat-nation moderne chinois.

La plupart des travaux et des analyses concernant la République populaire de Chinereprennent la dichotomie Han/minzu minoritaire. D’ailleurs, l’idée de départ de cette étudeportait sur « la minorité Ouighour », et les premières recherches consistaient à trouverune approche particulière. Au fil des lectures il est apparu que la base même du sujetapparaissait bancale tant il n’y avait pas eu de questionnement sur ce que recouvraient lescatégories de « minorité » et de « Ouighour ». La lecture de certains articles comme l’unde Colin Mackerras où il était fait état que :

« These nationalities have their own history, language, economic life, and culture.Some are extremely different-ethnically, culturally, and in other ways-fromthe Han”20, “Ces nationalités ont leur propre histoire, langue, vie économiqueet culture. Certaines sont extrêmement différentes des Han ethniquement,culturellement et dans d’autres aspects,»21

ne pouvait que sembler étrangement fausse lorsque confrontée à ces mots d’ElizabethCunin :

« (l)a description en termes d’expression communautaire, d’authenticitéoriginaire, de continuité culturelle, laisse place à une analyse dans laquelledominent les notions de construction identitaire, de multiplicité desappartenances, d’indétermination des attributs.»22

De fait, il est apparu que le premier objet de n’importe quelle étude sur ce que l’on appellecommunément « minorité ethnique chinoise » ne pouvait être que de replacer le termeminzu dans le contexte dans lequel il a été élaboré et de se demander quelles implicationspolitiques cela pouvait avoir.

Commencer à s’interroger sur la pertinence du terme de minzu, sur ses différentestraductions et sur les modalités de son avènement s’apparente à l’ouverture d’une boîte dePandore. Finalement, il apparaît que la structure même étudiée est une construction et quela base de tout travail consiste en une mise au point sur un concept qui ne peut être priscomme un présupposé.

20 MACKERRAS Colin, Integration and the Dramas of China's Minorities, in Asian Theatre Journal, Vol. 9, No. 1, Printemps

1992, p. 221 Notre traduction.22 CUNIN Elisabeth, Introduction : l’ethnicité revisitée par la globalisation, in Autrepart, numéro 38, p. 3

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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Cette partie va s’attacher à démontrer le caractère artificiel de la catégorisation en tantque minzu. Il va s’agir de faire un retour sur ce concept même que l’on pourrait qualifier,d’après les mots de Claude Lévi-Strauss de « signifiant flottant »23, c’est-à-dire « un termequi se réfère à de multiples signifiés. »

Pour cela, nous commencerons par nous interroger sur les différentes traductions duterme minzu. En effet, alors que nous avons précisé en introduction que nous conservionsle terme tel quel car il était difficilement traduisible, le premier chapitre a pour objet dedémontrer cette affirmation. En s’appuyant sur les traductions faites en anglais et en françaisd’expressions où apparaît le terme « minzu », et sur les différentes acceptions que prendce terme en chinois, le but de ce point sera d’attester de la nébuleuse sémantique autourdu terme « minzu ».

Le deuxième chapitre portera sur les conditions d’élaboration de l’Etat-nation chinoismoderne, élaboration qui s’est faite en partie au travers du terme « minzu ». Il s’agirade montrer comment celui-ci a été un moyen pour essayer de créer un sentimentd’appartenance à la nation chinoise afin d’advenir à ce que Benedict Anderson appelle une« communauté imaginée ».

Le dernier chapitre de cette partie s’attachera à montrer le terme « minzu » commeproducteur de frontière, permettant tout à la fois de segmenter et de hiérarchiser la sociétécomposée de ceux qui vivent sur le territoire actuel de la RPC.

Chapitre 1. Minzu, une nébuleuse sémantiqueIl est difficile de donner une traduction au terme « minzu ». D’aucuns s’y sont essayés, sansrésultat probant. De fait, la plupart du temps, est effectuée une vague tentative de définitionou de traduction (voire les deux à la fois) afin de pouvoir utiliser ce concept clé dans lesdiscours chinois modernes.24

Pour débuter nous ne chercherons pas à donner de définition, aussi vague soit-elle. Aucontraire, ce court chapitre a pour objet d’aborder le terme minzu dans la multiplicité de sestraductions en langue étrangère d’une part, et de ses acceptions en chinois d’autre part.Le but est de montrer qu’une telle diversité ne laisse pas la place à quelque tentative dedéfinition ou de traduction. Il serait donc malaisé de le faire de notre part.

1. La multiplicité des significations de minzu en langue étrangèreDans cette partie il ne s’agit pas de montrer une équivalence de différentes langues dansleur traduction de divers termes (entre français et anglais par exemple) ; équivalence àlaquelle on opposerait la langue chinoise, qui serait dans une toute autre sphère linguistique.En effet, à nos yeux, toute traduction, aussi proche soit-elle de la langue depuis laquelleon traduit porte en elle un sens particulier, fait des différences contextuelles, historiques,

23 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, pp.203 et suivantes, cité par FRANGVILLE Vanessa,Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse de la "minzu minoritaire" dans lecinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, p. 9924 Par moderne nous entendons la période qui débute à la fin du XIXème siècle marquée par des tentatives de réforme (« les 100jours » menée par KANG Youwei par exemple) jusqu’à nos jours.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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sociétales de l’utilisation du terme. Ainsi, un terme français ne trouve pas d’équivalent exacten anglais, tout comme le même terme dans la même langue est porteur de significationsdiverses en fonction de l’énonciateur et du locuteur. Un mot ne reproduit donc pas la réalitésociale, ni ne la décrit, mais la construit.

L’objet ici est plutôt de relever les différentes traductions que peut avoir le terme minzuen langue étrangère afin d’attester la pertinence de le laisser tel quel, toute traductionaltérant forcément ses multiples significations. Ainsi, dans le tableau suivant, réalisé à partird’un article de ZHANG Haiyang25, on peut observer qu’il n’y a pas non plus d’équivalenceentre les autres langues données.

Tableau 1 : Essais de traduction des termes russes de « Natsiya », « Narod », « Etnos »et « Etnicheskaya gruppa » en anglais, français et chinois

RUSSE ANGLAIS FRANCAIS CHINOISNatsiya “Nation-state” “Etat-nation” minzuNarod “People”, “nationality”,

“nation”“Peuple”, “nationalité”,“nation”

minzu

Etnos “People”, “nationality”,“subnationality”,“ethnic group”

“Peuple”, “nationalité”,“sous-nationalité”,“groupe ethnique”

minzu

Etnicheskaya gruppa “people”, “nationality”,“ethnic group”

“peuple”, “nationalité”,“groupe ethnique”

minzu

Notons que les termes russes n’ont pas d’équivalent en français ni en anglais etpeuvent de fait être traduits par le même terme. En russe les différences sont dues à desappréciations de divers degrés de cohésion identitaire que l’on ne retrouve ni en français nien anglais. Il faut relier cela à la l’histoire politique de la Russie Soviétique. Ces termes sontissus de la politique des « nationalités » mise en place par Staline, sur laquelle la Chinecommuniste s’est appuyée lorsqu’il a été décidé de répertorier des minzu minoritaires. Nousreviendrons dans le chapitre deux sur ce point.

Si toutes les langues ne partagent pas des termes équivalents pour les mêmesconcepts, il est toutefois remarquable de noter la pluralité de termes aussi bien en anglais,français que russe, qui correspondent tous au chinois minzu. De fait, lorsqu’il s’agit detraduire minzu en langue étrangère, il est difficile de trouver un terme approprié. Ainsi,ce qui était en anglais la « Commission d’Etat des Affaires concernant la nationalité »26

(« State Commission of Nationality Affairs ») est devenu la « Commission d’Etat des AffairesEthniques » (« State Commission of Ethnic Affairs »). Alors que le terme reste le mêmeen chinois, dans les deux cas minzu, la traduction en anglais change et ne signifie plus lamême chose. L’expression « affaires ethniques » se rapporte plus à des rapports de pouvoir,avec une hiérarchisation, que « affaires concernant les nationalités ». En effet, comme ila été signifié dans l’introduction en rappelant les termes d’Elizabeth Cunin, l’attribution duqualificatif « ethnique » à un groupe correspond à une assignation de ce groupe dans uneposition inférieure. Pour preuve, le terme « ethnie » et ses dérivés ne sont pas utiliséspour se désigner Soi mais toujours pour désigner un Autre, si possible lointain. Par ailleurs,lorsqu’il était question de « nationalités », les groupes désignés se trouvaient d’une certaine

25 ZHANG Haiyang, Wrestling with the Connotation of Chinese 'Minzu', in Economic and Political Weekly, Vol. 32, No. 30 (26juillet - 1er août 1997), pp. PE74 (p. 1)

26 Notre traduction.

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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façon dans une place particulière par rapport à la nation, ils n’étaient pas visés directementpar le processus de construction de celle-ci, alors que lorsque l’on qualifie ces groupesd’ « ethnies », il y a une intégration beaucoup plus nette dans le processus de constructionnationale.

Un seul terme en langue chinoise, minzu, correspond à plusieurs concepts en français.Différentes traductions de ce même terme portent diverses significations, sources d’enjeux.Afin de mieux cerner quels sont ces enjeux, il convient de voir dans quel cas le terme est-ilutilisé en chinois et quelle en est la signification selon le contexte.

2. Les différentes significations du terme « minzu » en chinois“Chinese as a language does not need a concept of minzu (nation), becausethe word guojia (## country) conveys all the ethos of nationhood in the senseof involving individual and family sentiments with the state. It also tells whythe Chinese government always prefers patriotic (of one's love to 'guojia') tonationalistic (of one's love to minzu) rhetoric.”27 “La langue chinoise n’a pasbesoin du concept de minzu (nation) parce que le mot guojia (pays) traduit toutl’esprit de la nationalité, dans le sens où il implique des sentiments individuelset familiaux avec l’Etat. Cela explique pourquoi le gouvernement chinois préfèrela rhétorique patriotique (l’amour pour « guojia ») à nationaliste (l’amour pour« minzu »). » 28

Notons que l’auteur parle de sentiments familiaux et individuels avec l’Etat en ce quiconcerne le terme guojia car le caractère jia (�) signifie tout à la fois maison et foyer,ce qui pourrait être traduit par « home » en anglais. Il estime par ailleurs que le termede minzu, qu’il traduit uniquement par nation, ce qui n’est pas faux mais incomplet, n’estpas nécessaire au mandarin. Pourtant le terme existe. Il ne peut d’ailleurs seulement êtretraduit par « nation », contrairement à ce qu’affirme ZHANG Haiyang. C’est justement lamultiplicité de ses significations qui fait de ce concept un terme nécessaire au chinois tant ilest nécessaire au discours politique chinois. C’est ce que nous montrerons dans cette partie.

Minzu se retrouve dans nombre d’expressions en chinois. Ainsi, il peut être question de« minzu wenti » (����), c’est-à-dire de problème ethnique. La traduction correspond dansce cas à l’idée d’ethnie. Pourtant cela n’est pas toujours le cas. Lorsque l’on parle de « minzuyichan » (����), « minzu geming » (����), ou encore « minzu yundong » (����),c’est-à-dire respectivement d’« héritage national », « révolution nationale » et « mouvementnational », le concept qui prévaut est celui de nation. Le terme minzu peut donc tour àtour correspondre au sens d’« ethnie » ou de « nation » selon l’expression dans laquelleil se trouve. Il est très rare qu’une expression puisse accepter les deux sens, la plupart dutemps cela correspond à un sens bien précis. Le tableau qui suit répertorie des expressionsformées avec le terme minzu, en les classant selon qu’elles traduisent l’idée d’ethnie oude nation :

27 ZHANG Haiyang, Wrestling with the Connotation of Chinese 'Minzu', in Economic and Political Weekly, Vol. 32, No. 30

(26 juillet - 1er août 1997), PE 86 (p. 7)28 Notre traduction.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

Bellot Marie - 2010 21

Tableau 2: Expressions composées du terme minzu : traduction par « nation » ou« ethnie »29

TERMES TRADUITS PAR « NATIONAL » TERMES TRADUITS PAR « ETHNIE »���� minzu geming Révolution

nationale���� Shaoshu

minzuEthnie minoritaire

���� minzu jiefang Libérationnationale

���� Minzu diqu Région ethnique

���� minzu jingshen Esprit national ������ Minzu fenliezhuyi

Séparatismeethnique

���� minzu tonghua Assimilationnationale

���� Minzufengge

Style ethnique

��� minzuxing Caractèrenational

���� Minzu lilun Théorie ethnique

���� minzu zhuyi nationalisme ���� Minzu tese Caractèreethnique

���� minzu fuxing Renaissancenationale

���� Minzuwenhua

Culture ethnique

���� Zhonghuaminzu

La Chine (lanation chinoise)

���� Minzu yixue Médecineethnique

��� minzuyu Languenationale

���� Minzufuzhuang

Costumeethnique

���� Minzu shehui Sociéténationale

���� Minzu ganbu Cadre ethnique(du PCC)

���� Minzu secai Style national ���� Minzuchuantong

Traditionethnique

���� Minzu liyi Intérêt national ��� minzuxue ethnologie���� Minzu qijie Intégrité

nationale���� Minzu tuanjie Cohésion entre

les ethnies���� Minzu tuanjie Unité nationale ���� Minzu

zhengcePolitique desethnies

���� Minzu guanxi Relationinterethnique

En étudiant attentivement ces deux catégories, il apparaît que des sens prévalent danschacune des colonnes. Dans la première, qui se rapporte au terme « nation », beaucoupde substantifs connotent une idée positive. C’est le cas des termes « unité », « intégrité »,« libération », « renaissance » par exemple. Par ailleurs, certains termes peuvent être liés àune idée de mouvement, tels « libération », « assimilation », « révolution », « renaissance ».La deuxième colonne apparaît dans ses connotations comme un négatif de la première.Ainsi, à l’idée de mouvement et à une connotation méliorative s’opposent un sentimentd’éléments figés et une connotation plutôt péjorative. « Tradition », « culture » et « costume »laissent de fait transparaître une idée de fixité, tandis que le terme « séparatisme ethnique »est clairement négatif et utilisé comme tel.

La deuxième colonne, correspondant au sens d’ethnie, mérite d’être analysée plus endétail. Les expressions se référant à l’idée d’ethnique sont en effet elles aussi à classerselon qu’elles concernent toutes les minzu de Chine, soit tant les minzu minoritaires que

29 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse dela "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, p. 106

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

22 Bellot Marie - 2010

les Han, ou seulement les minzu minoritaires, en excluant les Han de cet univers designification. Il est important de faire cette différence car un amalgame est souvent faitentre minzu et minzu minoritaire. Ainsi, l’Université centrale des minzu à Pékin (zhongyangminzu daxue ������), s’intéresse à l’étude des minzu minoritaires mais en aucun casà l’étude des Han. Il serait donc plus logique qu’elle s’appelle « Université centrale desminzu minoritaires » (zhongyang shaoshu minzu daxue ��������). De même, lorsqueles autorités parlent de « politique des ethnies » (minzu zhengce ����), il s’agit la plupartdu temps de politiques concernant les minzu minoritaires et non les Han, même si touteéventualité de concerner uniquement les minzu minoritaires n’est pas forcément exprimée.Il se peut donc qu’à de très rares occasions les politiques des ethnies fassent cas des Hanégalement.

Le tableau 3 répertorie les expressions dans lesquelles se trouvent le terme minzu prisdans le sens de « ethnie », selon si celles-ci se rapportent à toutes les minzu ou seulementaux minzu minoritaires en omettant l’adjectif « peu nombreux ».

Tableau 3 : Minzu traduit par ethnie –différents degrés de compréhension30

TERMES POUVANT CONCERNER LES HANET LES NON HAN

TERMES CONCERNANT LES NON HANEXCLUSIVEMENT

��� minzuxue ethnologie ���� Shaoshuminzu

Ethnieminoritaire

���� Minzu lilun Théorieethnique

���� Minzu diqu Régionethnique

���� Minzu tuanjie Cohésionentre lesethnies

������ Minzu fenliezhuyi

Séparatismeethnique

���� Minzu guanxi Relationinterethnique

���� Minzu fengge Style ethnique

���� Minzu zhengce Politique desethnies

���� Minzu ganbu Cadre ethnique(du PCC)

���� Minzu tese Caractèreethnique

���� Minzu wenhua Style ethnique���� Minzu yixue Médecine

ethnique���� Minzu

fuzhuangCostumeethnique

���� Minzuchuantong

Traditionethnique

Dans la première colonne, les termes n’excluent pas explicitement les Han même sicela en est souvent le cas. Dans la seconde colonne par contre, cela ne peut en aucuncas concerner la minzu Han, seulement les minzu minoritaires. En effet, on ne pourrait parexemple parler de séparatisme ethnique pour ce qui est vu comme la « majorité » et estcatégorisé comme représentant 92% de la population de la RPC. Il apparaît clairement avecce tableau que les termes minzu et shaoshu minzu ont tendance à être confondu. Lorsque

30 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse dela "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, p. 107

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

Bellot Marie - 2010 23

l’on fait cas de minzu en Chine, la plupart des personnes vont donc automatiquement penserà des shaoshu minzu, plutôt qu’aux minzu minoritaires ainsi qu’à la minzu Han.

Le terme minzu est donc porteur de nombreuses significations, à la fois ethnie et nation,minzu et minzu minoritaire, ce qui ne facilite pas sa compréhension. C’est ce que soulèveJoël Thoraval clairement en affirmant :

« Ainsi, parler d’une nation chinoise pluriethnique ou multinationale selon laformule officielle « la Chine est un Etat multinational unifié », cela revient doncà dire que la Chine est un grand minzu, composé lui-même de nombreux minzu,fixé au nombre de cinquante-six. Un ensemble porte donc le même nom que leséléments qui le compose. »31

Une telle nébuleuse sémantique autour d’un seul mot ne peut être fortuite. Il apparaît plutôtcomme ce qui donne de l’importance au terme minzu tant cela engendre sa signification.Qu’il ne soit peu ou pas questionné par les analystes démontre à quel point il a pu êtreessentialisé par la répétition des discours officiels chinois. Cependant, qu’un concept aussiambigu soit au centre des discours des officiels n’est pas anodin, il convient donc d’analyserpar la suite les modalités de sa mise en place.

Chapitre 2. Le contexte d’apparition du terme« minzu » : la création de l’Etat-nation chinoismoderne ou les tentatives d’élaboration d’une« imagined community » (B. Anderson)

Au vu de la relative récente apparition du terme et du panel de traduction, il convient des’intéresser aux modalités de l’arrivée du mot sur la scène politique et sémantique : quelcontexte, quelle origine et quel processus ont permis l’utilisation du terme minzu. Ceci aurapour objectif de mieux comprendre les différentes traductions.

Il est souvent fait état dans les discours chinois que la Chine est depuis longtempsun Etat nationaliste unitaire. En replaçant la création du terme minzu dans son contexte,ce chapitre va montrer en quoi ces assertions sont plutôt le fait d’un mauvais usage desconcepts de nation et nationalisme, utiles cependant pour étayer le discours officiel du PCC.La nation chinoise n’est que récente, il a donc fallu trouver des moyens de la construire et dela légitimer. Il s’agit de voir en quoi le concept de minzu constitue un de ces moyens, moteurde la nation chinoise. Pour cela, il convient de retracer un historique de la construction del’Etat-multinational chinois, en s’attachant tout d’abord à la conception que l’Empire chinoisavait de lui-même, de sa périphérie et du monde en général.

La Chine impériale n’entendait pas le concept de nation chinoise, il existait desdynasties, mais la dénomination « Chine » n’apparaissait pas clairement. Au tournantdu XIXème et du XXème siècle, la confrontation avec les Occidentaux a engendré destentatives de réformes et une refondation de la vision chinoise du monde et d’elle-même.

1. La Chine des Qing, une communauté culturelle plutôt que nationale31 THORAVAL Joël, Ethnies et Nation en Chine, Service du film de recherche scientifique : CERIMES , Vanves, 2003

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

24 Bellot Marie - 2010

En Chine, il est de coutume de se référer aux diverses communautés historiques qui onteu cours par les dynasties (chaodai ��), plutôt que par le terme pays (guojia ��). Celaimplique donc qu’il n’était pas fait état d’une nation chinoise, étant entendu qu’un conceptsupérieur, dynastique, régnait. Que des dynasties, parmi celles qui ont été en place pendantdes temps longs puissent correspondre à ce qui est aujourd’hui appelé minzu minoritaire (ladynastie Yuan, au pouvoir de 1279 à 1368 était mongole, la dynastie Qing, la dernière ayantrégné, de 1644 à 1911, était mandchoue) ne semble pas corroborer les discours actuelsde la Chine comme pays unitaire et national depuis plusieurs millénaires. Nous allons doncnous pencher sur les conceptions que la Chine impériale pouvait avoir d’elle-même, sur lesreprésentations du monde qu’elle pouvait avoir, et des implications que cela engendrait.

a. La vision du monde dans la tradition chinoise et son implication sur lesfrontièresLa Chine à l’époque impériale se désignait par le terme tianxia (��), signifiant littéralement« sous le ciel ». La tradition chinoise veut que le ciel soit rond et la terre carrée. Les quatrecoins n’étant pas couverts par le ciel correspondent à des territoires vus comme barbaresou incultes, en dehors de la civilisation. En se dénommant tianxia, on peut imaginer que laChine impériale se conçoit comme sous le ciel, soit comme le seul espace civilisé du monde.

Schéma 1 : Représentation du monde dans la tradition chinoise

Se considérant comme le seul espace civilisé du monde, la Chine n’entendait pas leconcept d’Etat-nation parmi d’autres Etat-nations, et plus particulièrement ne se plaçait passur un pied d’égalité par rapport à d’autres entités, quelles qu’elles soient. Il y avait doncun principe hiérarchique mettant la Chine au-dessus du reste du monde, considéré commebarbare. Il convient ici de préciser que nous utilisons le terme « Chine », qui n’avait pascours alors, cette entité se désignant par ses dynasties comme nous l’avons souligné. Nousvoyons cela comme une erreur méthodologique, tendant à indiquer la Chine comme uniqueet fixe dans le temps. Nous savons qu’il n’en a pas été le cas, divers gouvernements ayantrégné sur divers territoires, l’exemple le plus connu étant sûrement celui des trois royaumes(san guo ��). Gardant cela à l’esprit, nous employons cependant le terme « Chine », afind’éviter des périphrases trop lourdes et susceptibles de nuire à la compréhension globale.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

Bellot Marie - 2010 25

En se plaçant au centre de la civilisation, la Chine se donne à voir comme unecommunauté culturelle plutôt que nationale ou biologique. En effet, il existe une distinctionentre l’univers chinois et celui de ceux qui sont dits « Barbares » qui s’opère selon uneligne que l’on ne pourrait considérer comme raciale ni ethnique mais plutôt sur la capacitéà intégrer les valeurs culturelles chinoises et au premier chef, le système confucéen. Defait, la Chine pouvait sans problème aucun être dirigée par des Mandchous ou Mongols tantque ceux-ci adoptaient des pratiques culturelles données. Il était donc possible de devenirChinois dès qu’il y avait intégration des valeurs culturelles chinoises. Cette conception étaitcelle d’une communauté culturelle et non d’une communauté nationale.

Il était donc plutôt question de sinocentrisme que de nationalisme, dans le sens où lacapacité à passer de barbare à Chinois n’était pas basée sur l’idée de race, d’ethnie maissur la capacité à intégrer des pratiques culturelles de l’Empire.

Cette conception avait une implication sur les frontières. En effet, celles-ci n’étaientpas fixes. L’assimilation de ceux qui étaient considérés à l’origine comme « Barbares »permettait ainsi aux frontières de s’élargir lorsqu’il y avait intégration. Sur ce point il estd’ailleurs intéressant de noter qu’il existe une notion en chinois, bianjiang (��), que l’onpeut traduire par « zone frontalière ». Ce terme est composé par deux caractères dont lessignifications pourraient sembler antagonistes. Ainsi alors que bian signifie la frontière, laborne dans les sens de quelque chose de ponctuel, précis, jiang, définit quant à lui plutôt unezone, un territoire. C’est d’ailleurs le caractère que l’on retrouve dans la dénomination de laprovince Xinjiang (��), littéralement « nouvelle frontière » ou « nouvelle zone frontalière »,qui désigne ici un territoire grand comme trois fois la France. L’addition des deux caractèrespour en faire un mot permet au pouvoir impérial de jouer sur différentes significations enfonction du contexte politique. Il conserve un caractère non définitif qui correspond auxpossibilités d’extension de l’Empire lors de l’intégration de « Barbares », tout en admettantdans certaines situations la possibilité d’une frontière moins perméable. Ainsi, comme lenote PENG Youjun :

« La notion de bianjiang ou « zone frontalière » est conforme à la conception del’Empire qui ignore, théoriquement, toute frontière extérieure. Dans la pratique,cependant, les rapports de force entre Chinois et « Barbares » créent desfrontières de fait mais floues et changeantes en raison du mode de vie nomadedes « Barbares ». Lorsque l’Empire est puissant, c’est le sens de jiang, territoire,qui prévaut : le bianjiang, lui permet de prétendre à des régions situées del’autre côté de la Grande Muraille. (…) Lorsqu’il est faible, en revanche, ons’appuie provisoirement sur le terme bian, borne ou frontière, pour se défendre etpréserver les territoires acquis. »32

La Chine impériale avait donc un système que l’on pourrait qualifier d’universalisant tant ilpouvait intégrer toute population à l’entité « chinoise » dès lors qu’il y avait adoption desvaleurs culturelles en vigueur.

b. Le « Barbare », l’Autre in(com)préhensibleIl convient tout d’abord de faire une explication rapide sur la façon dont on définissait les« Barbares » du point de vue chinois. Ceci est éclairant sur la façon dont les Chinois eux-mêmes se considéraient, en opposition à cet Autre non civilisé. Par ailleurs, il est possible de

32 PENG Youjun, Frontières et minorités chinoises, in Monde Chinois, n°3, Hiver 2004-2005, p. 90

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26 Bellot Marie - 2010

faire un parallèle entre « Barbares » et minzu minoritaires, tant dans les deux cas, c’est parun principe d’exclusion, c’est-à-dire par opposition à ces entités que le « Centre » se définit.

Le caractère généralement utilisé pour le terme « barbare » est le caractère yi (�), dontvoici l’étymologie :

Evolution du caractère yi (étrange, étranger, différent, inhabituel)33

Le premier caractère est la représentation d’un personnage qui agite ses bras et porteun masque sur le visage (comme dans le caractère gui -�- qui signifie démon). Ainsi, commele souligne Vanessa Frangville :

« yi signifie : étranger, étrange, inhabituel ; in(com)préhensible. L’Autre sesitue donc « en dehors » de ce que l’on connaît. (…)Par extension, celui quiest déterminé comme Autre est pensé comme fondamentalement différent,physiquement mais aussi moralement ou intellectuellement. Quoi qu’il en soit,yi désignait tout ce qui était étranger à une civilisation chinoise supposéespécifique, unique et supérieure. »

Ce qui est donc mis en exergue quant à celui qui n’est pas Chinois n’est finalement pasune différence civilisationnelle, une infériorité culturelle, sociale, économique ou politiquemais bien une incompréhension. Est alors mis en dehors de la civilisation celui que l’onne comprend pas car il est différent. On le suppose inférieur de fait mais sans pouvoir ledémontrer. C’est ce que souligne WANG Fuzhi, un philosophe chinois du XVIIème siècle(1619-1692), lorsqu’il écrit :

« Il y a sous le Ciel, deux grandes lignes de défense : l’une sépare les Chinoisdes Barbares ; l’autre les gens de bien (junzi##) des gens de rien (xiaoren##). Cen’est pas qu’il y ait à l’origine des différences entre les uns et les autres et quenos anciens rois aient établi entre eux de force des séparations. Les terres oùsont nés Barbares et Chinois sont différentes et par suite les émanations localessont différentes ; par suite les habitudes sont différentes et, les habitudes étantdifférentes, il n’est rien dans leurs connaissances et leurs comportements qui nesoit différent. »34

Le principe hiérarchique qui régit la représentation du monde pendant la Chine impérialeplace cette dernière au sommet. Par conséquent, le « Barbare » vu comme différent seraplacé dans une position subalterne.

33 Étymologie tirée de l’ouvrage de Père Léon Wieger, Caractères chinois, étymologie, graphie, lexique, Taichung, KuangchiPress, 1962, première partie sur les leçons étymologiques, cité par FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de ladifférence en République populaire de Chine : analyse de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat :Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, p. 6434 WANG Fuzhi, cité par Jacques Gernet, La raison des choses. Essai sur la philosophie de WANG Fuzhi (1619-1692),

Paris, Gallimard, 2005, p.377

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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c. La signification du fait d’ « être Chinois » sous l’EmpireComme nous l’avons signifié précédemment, être Chinois pendant l’époque impérialecorrespond à une pratique culturelle plus qu’à une transmission biologique. Celui qui n’estpas Chinois, « Barbare » donc, étant en position subalterne aspire, aux yeux des Chinois,à se siniser.

Sans rentrer dans les détails, en pratique être Chinois correspondait au fait d’êtrele sujet d’un Empereur universel, ayant reçu mandat du ciel. Il y avait donc allégeancetant politique que religieuse qui s’ajoutait à une pratique culturelle commune, celle quicorrespond à la civilisation, ou tout du moins à un idéal de civilisation, étant entendu que cequi n’est pas chinois est vu comme en dehors de la civilisation (cf. Schéma 1). Il est possiblede devenir « civilisé » en adoptant les pratiques du Centre, c’est-à-dire en se sinisant. S’ily a deux catégories définies, les Chinois d’une part, civilisés, et les « Barbares » d’autrepart, en dehors de la civilisation, il n’y a pas imperméabilité de ces deux entités. L’oppositionentre les civilisés et les autres peut ainsi être graduée : le « Barbare cru » (shengfan ��)deviendra « Barbare cuit » (shufan ��), c’est-à-dire acculturé et sinisé en pratiquant :

« l’infinie variété des rites, comportements requis pour le maintien du bon ordresocial et cosmique, qui distinguent de manière normative les vrais humains desautres. »35

Par ailleurs, que la Chine pendant l’Empire correspondait à une communauté culturelle peutêtre argumenté par le fait qu’il était possible d’adopter, donc de transmettre un patronymesans lien de sang, dès lors la personne adoptée rendait culte aux ancêtres.

La Chine avant 1911 se structurait donc sur une base hiérarchique qui distinguaitcivilisés et non-civilisés. Cependant, ce principe hiérarchique peut être relativisé par sagraduation lorsque les « Barbares » intégraient les pratiques culturelles chinoises. Nousverrons par la suite que la catégorisation en tant que minzu minoritaire reprend ce principehiérarchique mais en le rendant moins perméable tant elle fige les minzu minoritaires dansdes catégories fixes, exclusives et subalternes par rapport à la minzu Han, transposition du« centre » de l’époque impériale.

d. RésuméSchéma 2 : Représentation de l’Empire chinois et des possibilités de l’intégrer

35 GENTELLE Pierre, Chine : un continent…et au-delà ?, La documentation française, Paris, 2001, p. 59

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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Ce schéma résume la représentation de la Chine et du monde du point de vue chinoisavant la République. Au centre se trouve la Chine, tianxia, ce qui est sous le ciel, donc civiliséselon la tradition. Il y a ensuite des cercles concentriques correspondants aux évolutionspossibles de l’Empire, dont la frontière n’est pas fixe, en fonction de l’assimilation des« Barbares ». Ces cercles peuvent aussi correspondre à des zones sous influence chinoise,comme cela a pu être le cas de la Corée par exemple. Enfin, aux quatre points cardinauxse trouvent les noms donnés à ces « Barbares » en fonction de leur origine, c’est pourquoiles caractères sont différents. Tout ce qui est en dehors des cercles est en dehors de lacivilisation et donc appelé hua wai zhi di (����) « terre en dehors de la civilisation ».

L’intérêt d’un tel système est de permettre la coexistence sous une même autorité depopulations fort différentes, grâce par exemple à des liens de vassalité entre l’Empereur etles chefs de certaines communautés. Le passage d’un tel type de structure à un Etat nationalqui se veut construit sur une solidarité de type nationale va donc être problématique. Il va eneffet être difficile de mettre en place un Etat-nation fondé sur les principes d’homogénéité etde cohérence et d’intégrer des populations très hétérogènes, d’autant plus quand de tellesdisparités étaient intégrées dans le système précédent.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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2. D’une communauté culturelle à une communauté nationale, lacréation de la « nation chinoise »

En 1914, Max Weber affirme que:« Only fifteen years ago, men knowing the Far East, still denied that the Chinesequalified as a “nation”; … yet today, not only the Chinese political leaders butalso the very same observers would judge differently”36 “Il y a seulement quinzeans, les personnes connaissant l’Extrême-Orient, refusaient que les Chinoissoient qualifiés de « nation » ; …. aujourd’hui cependant, non seulement lesleaders politiques Chinois mais également les mêmes observateurs jugeraientdifféremment. »37

De cette citation, l’on peut tirer deux observations. La première est qu’au moment où Weberprononce ces paroles, c’est-à-dire au début de la République en Chine, il est fait état de« nation », concept bien loin de ce que nous avons présenté en première partie sur lareprésentation que la Chine avait du monde sous l’Empire. Si on peut parler de « nationchinoise » seulement quelques années après la fin d’un régime où il ne pouvait en êtrequestion, une deuxième observation est possible. Qu’un concept aussi crucial que celui denation puisse être associé à un Etat en l’espace de quelques années nous interroge sur lesmodalités de sa mise en place. Comment et dans quel but peut-on « inventer » une nation ensi peu de temps ? Nous essaierons de répondre à ces questions dans les développementssuivants.

a. La confrontation avec l’étranger et ses implicationsA partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, la Chine a été de plus en plus confrontéeà des puissances étrangères, occidentales d’abord, auxquelles s’est ajouté le Japon par lasuite. Le système de représentation ayant cours sous l’Empire est alors de moins en moinsplausible. L’Empire du milieu ne peut nier la présence d’autres entités puissantes, qu’ellene peut plus appréhender seulement à travers la classification de « Barbare ». D’ailleurs,le traité de Tianjin de 186038 abolit la dénomination de « Barbare » dans les documentsofficiels en ce qui concerne les citoyens de la couronne britannique au profit du terme« étranger » (waiguoren ���, littéralement « personne d’un pays extérieur »).

L’introduction de frontières fixesLe premier pas qui contribue à un changement du système de représentation du mondeconnu sous l’Empire date du XVIIème siècle. En 1689, par le traité de Nertchinsk, laRussie et la Chine de l’empereur Kangxi délimitent une frontière. La structure précédente defrontières malléables en fonction de l’intégration de nouveaux territoires dont les populationsse trouvent assimilées dans la culture chinoise se voit alors en contradiction avec la relative

36 WEBER, Max “The nation”, in From Max Weber: Essays in Sociology. New York: Oxford Galaxy 1958 cité par ZHAO

Suisheng A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford University Press,

Standford, 2004, chapitre 2, p. 7737 Notre traduction.38 Signé entre la Chine, la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, la Russie et la Chine en 1858, ratifié en 1860, le traité de Tianjinfait partie de ce que les Chinois ont par la suite appelé les « Traités inégaux ».

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fixité des frontières imposée par ce traité. La vision universaliste chinoise est renduecaduque dans le sens où les « Barbares » ne sont plus assimilables et qu’ils ne peuvent plusêtre intégrés par l’apprentissage. Notons que le changement n’est pas total, qu’il n’y pasune rupture en 1689, cette année marquant seulement le début d’une suite d’événementscontraignant le schéma chinois, qui sera peu à peu remplacé aux XIXème et XXème siècles.Parmi ces événements, nous pouvons citer la définition de frontières pour le reste duterritoire chinois, sous la pression occidentale au XIXème siècle.

L’introduction du terme minzu et son étymologieLa représentation du monde où la Chine est la seule entité viable, c’est-à-dire civilisée et parconséquent supérieure aux autres est remise en cause par la confrontation avec d’autresentités, puissantes également. Par ailleurs, d’autres changements sont à observer, euxaussi conséquence d’une interaction avec l’étranger. Il convient ici de rappeler que la Chinen’était pas fermée précédemment, il y a toujours eu des relations avec l’extérieur, seulement,la Chine restait dans une position supérieure. Dorénavant, des échanges intellectuels, parexemple, ont cours, symbole de l’acceptation d’un Autre non-Barbare. C’est ainsi que leterme minzu est amené en mandarin.

Ceci est le résultat de l’interaction de deux points cités précédemment. L’acceptationde théories étrangères et l’effondrement d’un système de représentation appelant à laformation d’un nouveau.

Le terme minzu vient du japonais minzoku (��, les mêmes caractères mais uneprononciation différente du chinois). Il est utilisé au Japon dès 1870 dans la revue« Japonais » (« ��� » Nihonjin). Un réformiste chinois, LIANG Qichao, alors au Japondécide d’importer ce terme pour exprimer l’idée de nation, nouvelle en Chine. Cecicorrespond bien aux aspirations chinoises d’alors, à savoir se libérer des impérialismesoccidentaux et japonais en s’imposant comme nation, c’est-à-dire sur le plan même où lesChinois étaient mis en porte à faux. Notons que par nation, nous entendons :

« Une communauté politique imaginaire et imaginée comme intrinsèquementlimitée et souveraine. »39

Nous reviendrons dans le point suivant sur les raisons de l’avènement de la nation en Chine.Retenons seulement ici le caractère « imaginé » de la nation, ce qui ne signifie pas qu’ellesoit une entité créée à partir de rien mais qu’elle est un point de convergence entre lesnationaux, dans l’esprit, chacun ne pouvant connaître tous les autres membres de cettecommunauté. Il faut donc user d’artifices, de symboles et de représentations afin de lier lesmembres de la communauté nationale dans un creuset commun.

Ce nouveau terme est composé de deux caractères. Le premier, min �, signifie peuple.Le second, zu �, est plus difficilement traduisible et renvoie à l’idée de descendance et defiliation. A l’origine, il se peut qu’il signifie « unité militaire » étant donné que l’on retrouvel’élément qui correspond à la flèche et une partie que l’on retrouve dans le caractère qi �signifiant drapeau. Il prend par la suite le sens de « clan » puis exprime l’idée de filiation.Comme le souligne Joël Thoraval,

39 ANDERSON Benedict, L’imaginaire national : réflexions sur les origines et l’essor du nationalisme, Paris, La

Découverte, 2002, p. 19

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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« ce qui est intéressant ici c’est que le phénomène moderne de la nation estperçu sur le modèle du groupe de parenté, comme si les Chinois constituaientune sorte de vaste lignage, descendant d’un ancêtre commun. » 40

L’utilisation d’un caractère donnant l’idée de lignage afin de désigner la nation permet lalégitimation de certains discours. Il est ainsi souvent fait référence à une parenté communede tous les habitants de Chine, descendant de l’Empereur Jaune (huangdi ��).

L’introduction du concept de nationPour le réformiste LIANG Qichao, l’introduction du terme minzu permet de donner un corpscommun à différentes communautés rassemblées dans l’Empire des Qing. Ainsi, à ses yeux,l’Etat-nation chinois devrait inclure la Mandchourie, le Tibet, le Turkestan et la Mongolie.De fait, il cherche à faire coïncider grâce à ce nouveau concept le territoire des Qing quicomprend ces régions et la communauté chinoise que d’autres voudraient restreindre àla plaine centrale. De fait, le critère d’appartenance à la Chine devient la territorialité plusque des pratiques culturelles. L’introduction du terme minzu, dans son sens de nation,correspond alors au passage d’une communauté culturelle à une communauté politiquedont la base est le territoire.

b. De nation chinoise à nation chinoise multiethniqueL’introduction du terme minzu ainsi que des théories nationalistes en Chine se fait dans uncontexte particulier. En effet, l’écho de telles théories est d’autant plus grand que la Chineimpériale au début du XXème siècle ne possède pas des institutions politiques stables.Le régime impérial apparaît à bout de souffle. L’idée de nation telle qu’amenée par LIANGQichao est donc utilisée sur un principe clair : elle permet de justifier le territoire chinoisobtenu par les Qing d’une part ; elle intègre les populations de ces territoires d’autre part touten instaurant un principe hiérarchique implicite de domination des Han sur les quatre autresnationalités définies à l’époque : les Mandchous, les Tibétains, les Hui et les Mongols.

Au début du XXème siècle, minzu porte autant l’idée de race que celui de nation. L’idéede race est notamment due au caractère zu qui implique les notions de descendance,de lignée et de fait la transmission par le sang. Cela permet de justifier une différencefondamentale avec les Occidentaux, ceux-ci n’étant pas du même sang. Il faut alors lesbouter hors de Chine. Plus particulièrement, les mots d’ordre réformistes imposent l’idéede « préservation de la race chinoise » (baozhong ��) qui serait menacée dans sa survie.Ceci permet de valoriser le concept de nation tout en pointant l’origine du mal qui serait,plus que l’ingérence occidentale, la mauvaise gestion de l’Empire par les Mandchous41.Par conséquent, les théories qui adviennent à cette période prônent un changement derégime sur la base d’une nation chinoise multiethnique à la tête de laquelle dominent lesHan, catégorie construite négativement, soit la totalité des citoyens chinois à laquelle ontété soustraits les Hui, Mandchous, Mongols et Tibétains.

La théorisation de la nation chinoise sur une base multiethnique, ce qui comprendl’acception de minzu comme l’ensemble des cinq groupes de populations citésprécédemment, est avalisée et légitimée par Sun Yat-sen. En effet, le concept de Zhonghuaminzu���� est revisité dans les discours de celui-ci. Alors qu’à l’origine Zhonghuafait référence à une nationalité spécifiquement chinoise (zhong � signifiant « milieu »

40 THORAVAL Joël, Ethnies et Nation en Chine, Service du film de recherche scientifique : CERIMES , Vanves, 200341 Rappelons que la dernière dynastie qui règne sur l’Empire chinois jusqu’en 1911, la dynastie Qing, est mandchoue.

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correspond à la dénomination que les Chinois se donnaient en tant qu’Empire du Milieu ;hua � étant un autre terme que les Chinois utilisent pour se nommer), la prise de consciencede l’importance des territoires acquis sous les Qing fait que le sens accordé à zhonghuaminzu est élargi.

Le territoire à la fin de la dynastie Ming A la fin de la dynastie QingDans ces deux schémas, en jaune est représenté les territoires des dynasties à la fin

de chacune de celle-ci. Pour le premier, le noir correspond à la Chine actuelle (Taiwan enplus). Dans le second, la partie en gris correspond à l’actuelle Mongolie, le territoire maximaldes Qing correspondant aux actuelles Chine et Mongolie. Taiwan serait à hachurer, n’ayantpas été sous autorité chinoise complète pendant toute la période Qing, loin de là. Enfin, ilconviendrait de rajouter l’île de Hainan, absente des deux cartes.

Sun Yat-sen revisite donc le concept de Zhonghua minzu en l’interprétant de façonplus large c’est-à-dire en y incluant cinq groupes dont un est politiquement et culturellementdominant, le groupe Han. Dans cette vue, il y aurait alors coïncidence du territoire hérité desQing et de la nation chinoise, Zhonghua minzu. De fait, Sun Yat-sen rapproche les notionsde minzu et de guojia ��, pays. Il résume cela par la formule :

« ##########yi ge minzu zaocheng yi ge guojia » « Une seule nation a fondé unseul pays »42

Ce qui est important ici, c’est l’évolution par rapport au système impérial. Les frontièressont fixes et englobent un territoire jugé indivisible et que l’on fait correspondre à la nation.Celle-ci inclut dorénavant les populations qui étaient auparavant seulement assimilables enpassant de « Barbares crus » à « Barbares cuits ».

Le délitement de l’Empire Qing s’opérant parallèlement à l’arrivée des étrangers etde théories étrangères au début du XXème siècle aboutit à l’émergence de nouveauxconcepts pour définir la Chine. L’idée de nation chinoise en est la pierre angulaire et amèneà reconsidérer le statut de certaines populations en les intégrant à une certaine idée de lanation chinoise. Il va alors falloir justifier cette « communauté imaginée »43 en lui donnantcorps.

c. Justifier la nationAprès l’affaiblissement du pays avec les guerres de l’Opium, les invasions étrangères et lacapacité de moins en moins importante de la part des autorités Qing à diriger celui-ci defaçon viable, l’introduction de la notion de nation a donc été vu comme une possible sortie

42 SUN Yat-sen, discours «minzu zhuyi» (nationalisme).43 Expression de Benedict ANDERSON.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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de crise, comme une voie de reconstruction d’un pays par la cohésion de ses populations.Dru Gladney dans son ouvrage insiste sur ce point et définit le nationalisme d’alors en Chinecomme un « nationalisme culturel », c’est-à-dire comme :

« un processus par lequel des éléments culturels sont utilisés dans des butsnationalistes à la fois par l’Etat-nation et par les peuples qui le composent ».44

De fait, afin de donner de la cohésion à la nation et dans le but de légitimer celle-ci, deséléments culturels particuliers vont être mis en avant, magnifiés au point d’être actuellementvus comme un corps de représentations culturelles et historiques symbole de la Chine oud’un supposé « monde Han ».

Un certain discours peut être privilégié par les autorités dans un but politique. Ceci estle fait de toute nation. Ce qui pose problème est de ne plus voir ce processus de constructiond’éléments symboliques et de ne les considérer que comme des faits tangibles. D’autre part,l’absence d’interrogation sur le contexte politique qui a donné naissance à ces symbolesne permet pas de voir leur but, à savoir l’intégration de populations disparates au sein d’unensemble artificiel, et que de fait, les éléments mis en avant ont pu être sans aucun lienavec les différentes populations visées.

Afin de consolider la toute nouvelle nation chinoise, il a fallu légitimer plusieurs points :l’unité du territoire national au cours de l’histoire ainsi que la pertinence de toutes lespopulations à appartenir à la nation.

Un discours supplante les autres en Chine, celui qui prône une Chine vieille de 5000ans. Ce n’est pas tant la durée, invérifiable, qui est intéressant ici mais plutôt le fait que cetteexpression sous-entend invariablement l’idée d’une Chine une et unie pendant cette longuepériode. D’ailleurs la Constitution chinoise ouvre son préambule sur la phrase :

« ################.»45 « La Chine est un des pays du monde dont lequell’histoire est la plus longue. »46

Aucune précision n’est apportée quant à la signification de pays, de sa taille, de sonadministration au cours de cette histoire. De fait, une lecture rapide laisse entendre qu’unecertaine unité a prévalu durant cette période et que la Chine d’aujourd’hui n’est pas sidifférente dans sa composition de celle d’hier. Les différents groupes, au nombre de quatre,qui ont été considérés comme les entités constituant la Chine dans les discours sur lanation de SUN Yat-sen mais qui, au moment de l’introduction du concept de nation chinoise,n’étaient pas forcément vus comme tels ne sont pas questionnés quant à leur pertinencedans cette Chine de 5000 ans. Il faut donc prendre en compte l’ambivalence d’un discoursde légitimation de la nation assez bien fait pour ne savoir que celle-ci est moderne et estnée dans un contexte particulier. Pour légitimer cette nation et la justifier, il a fallu en écrireune histoire.

Le fait que des études en Chine ou à l’étranger reprennent cette vision simpliste d’uneChine multimillénaire est la preuve du bon fonctionnement des discours qui avaient pourbut la légitimation de la nation.

En ce qui concerne ce qui forme actuellement la population chinoise, les autorités nelaissent place à la contingence et expliquent à force de mythes comment il ne peut en être

44 GLADNEY Dru cité par CASTETS Rémi, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other Subaltern

Subjects, in Critique internationale, n°24, 2004/3, p. 20145 Première phrase du préambule de la Constitution chinoise de 1982.46 Notre traduction.

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autrement. Le caractère zu � du terme minzu a pour signification l’idée de descendance etde lignage. La nation chinoise est donc donnée à voir comme une grande famille, de sangcommun, descendant d’un même ancêtre, l’ancêtre suprême, souvent dessiné sous la formed’un dragon. Ainsi, en 1995, lors du cinquantenaire des Nations-Unies, une célébration estdonnée à Pékin au cours de laquelle cinquante-six dragons représentent les cinquante-six minzu chinoises (la minzu Han et les cinquante-cinq minzu minoritaires). Assimilertoutes les minzu au dragon, lui-même symbole de la Chine est donc un moyen de montrerleur pertinence au sein de la nation. C’est également en faire une grande famille, ce quecorrobore la signification du caractère zu �.

L’idée d’un sang commun comme élément unificateur des membres de la nationchinoise a d’ailleurs aussi été mise en avant par SUN Yat-sen, qui prononce, dans sondiscours sur les principes de la nation, la phrase suivante :

« La plus grande force est celle d’un sang commun. Les Chinois appartiennent àla race jaune car ils sont issus du lignage sanguin de la race jaune. Le sang desancêtres est hérité à travers la race, c’est pourquoi la parenté par le sang est uneforce immense. »

En faisant des liens de sang le critère d’appartenance à la nation chinoise, les frontièressémantiques sont donc posées en termes de « race », ce qui va à l’encontre de ce qui sepassait à l’époque impériale où la question culturelle primait avec l’assimilation de peuplespériphériques.

En utilisant des éléments qui pourraient remonter à la mythologie chinoise, le but estde placer la nation chinoise comme un élément indissociable de la Chine dans toute sonhistoire, celle-ci étant d’ailleurs sous-entendue comme unique. L’état actuel est vu commele résultat logique d’un schéma historique linéaire. La nation chinoise s’en trouve justifiée.

3. La République populaire de Chine et les minzu : un Etat supposémultinational

Dans le chapitre premier nous avions montré la diversité de signification du terme minzu quel’on avait d’ailleurs appelé « signifiant flottant » selon les termes de Claude Lévi-Strauss.« Nation » mais aussi « ethnie » étaient deux possibilités de traduction en fonction descontextes. Ayant fait état dans la partie précédente de l’introduction du terme en Chine dansson acception de nation, il convient dans cette partie de voir comment minzu, considérécomme « ethnie » a pris une importance considérable en République populaire de Chine.

a. Les communistes et les minzu minoritaires, de l’auto-détermination àl’assimilationDans les années vingt et trente, les communistes parlent d’autodétermination pour lesrégions qui ont été conquises par la dynastie Qing, qui se trouvent à la périphérie de laChine. A titre d’exemple, citons cette lettre datant de 1920, dans laquelle MAO Zedong écrit :

« we must… assist Mongolia, Xinjiang, Tibet and Qinghai to achieve self-government and self-determination. »47 “nous devons assister la Mongolie,

47 cité par ZHAO Suisheng, A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford

University Press, Standford, 2004, chapitre 5, p. 320

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le Xinjiang, le Tibet et le Qinghai à obtenir leur propre gouvernement etl’autodétermination. »48

Le parti communiste chinois, dans ces mêmes années avance des raisons pratiques quant àune supposée auto-détermination des populations des régions citées dans la lettre de MAO.En effet, il semble pour le PCC difficile de mettre en place un Etat et d’organiser un systèmeunitaire qui s’appliquerait à « des peuples avec des situations économiques différentes, deshistoires nationales différentes et des langues différentes ».49

Pourtant, dès son arrivée au pouvoir en 1949 et la création de la République populairede Chine, le PCC met en place des politiques visant à répertorier, à classer et à catégoriseren minzu minoritaires les différentes populations de Chine, notamment dans les régionscitées, ainsi que dans le Yunnan, la province au sud-ouest du pays. Cela nous amènelogiquement à nous interroger sur les raisons d’un tel basculement.

Il semblerait que pendant la Longue marche, les communistes se seraient retrouvésdans des régions où beaucoup de peuples leur auraient demandé un traitement spécial, nevoulant se reconnaître comme Chinois. Pressés par les troupes nationalistes et les Japonaisauxquels ils faisaient face, les communistes auraient donné un accord de principe auxpeuples précités contre une certaine protection afin de ne pas être pris entre deux feux.Une fois arrivés au pouvoir, les communistes ont cependant changé de discours en faisantappel aux théories marxistes selon lesquels il y a plusieurs stades de développement.Les communautés auxquelles ils avaient donné accord sur une possible indépendanceauraient donc intérêt à rester au sein du régime chinois afin d’atteindre un meilleur stadede développement.

Il va dès lors être question d’assimilation ethnique (minzu ronghe ����) comme unprocessus dans lequel les différentes minzu vont « s’influencer et apprendre les unes desautres »50. Le but ultime de cette assimilation est d’absorber les minzu minoritaires qui sontconsidérées comme arriérées au niveau tant politique qu’économique par rapport à uneminzu Han vu comme moderne. Nous détaillerons ce point dans un troisième chapitre.

b. La procédure de classification en minzu Lorsqu’il arrive au pouvoir, le PCC procède à une classification des minzu minoritaires. Lebut avoué d’une telle entreprise est d’atténuer le « chauvinisme grand Han » (da hanzu zhuyi�����) en donnant aux populations que l’on ne considère pas comme Han une visibilitésur le plan politique par la représentation de ses membres.

La classification se fait au travers des critères staliniens, tels que signifiés par Stalineen 1913 afin de définir une nationalité :

« la nation est une communauté stable historiquement déterminée de langue,de territoire, de vie économique, de formation psychique qui se traduit dans lacommunauté de culture. »51

48 Notre traduction.49 BRANDT, Conrad, BENJAMIN Schwartz and FAIRBANK John, A documentary History of Chinese Communism. London: Allenand Unwin, 1952, cité par par ZHAO Suisheng, A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, StandfordUniversity Press, Standford, 2004, chapitre 5, p. 317

50 ZHAO Suisheng, A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford University Press,Standford, 2004, chapitre 5, p. 32551 Dans « Le Marxisme et la question nationale », texte de 1913.

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Les autorités chinoises se targuent d’utiliser cette définition. Elle apparaît de fait dans uneformulation similaire dans les dictionnaires chinois :

« Personnes, à travers leur histoire, formant un corps stable et qui a en communune langue, des territoires et une vie économique, qui déterminent un espritcommun sur le plan culturel et psychologique. »52

Il est d’ailleurs rappelé dans la commission d’Etat pour les affaires ethniques de 1983 quece sont les critères de Staline qui sont utilisés dans le sens où ils représentent une « véritéuniverselle » et qu’ « ils ont fait leur preuve dans une longue période d’enquête ». Il vasans dire pourtant que ces critères ont été adaptés à la situation chinoise. Les Hui sontainsi considérés comme une minzu minoritaire en Chine sous la catégorie « musulmanssinophones ». En aucun cas on ne peut parler d’une communauté stable sur un territoireprécis, les Hui étant dispersés sur le territoire chinois et leur catégorisation comme minzuminoritaire n’étant due qu’à leur seule religion. Leur donner un statut de minzu minoritairea plutôt été un moyen de les récompenser pour leur lutte antijaponaise pendant la guerre.Les critères de Staline sont donc peut-être utilisés, mais avec pragmatisme.

L’identification des minzu commence au début des années cinquante. Les groupespeuvent en faire la demande. S’ensuit une enquête sur le terrain au cours de laquelle sontenvoyés des anciens ethnologues ainsi que des cadres du parti. Environ 400 groupes ontdemandé à être classés en tant que minzu minoritaire53, seulement 41 sont enregistréesdans le premier recensement de 1953, 53 en 1964 et 55 en 1982 et 1990.

c. Minzu, ce qui lie les individus et les fait converger vers la nationLe terme minzu accepte plusieurs acceptions comme nous avons vu dans le premierchapitre. L’idée de nation a fait de minzu un moteur dans le changement de régime, del’Empire à la République. Depuis 1949, une autre signification de minzu est elle aussiprégnante, celle d’ « ethnie ». En effet, la classification comme minzu minoritaire permetun statut spécial, offrant par exemple la possibilité d’avoir plus d’un enfant ou accordantdes points supplémentaires aux concours d’entrée à l’université pour ne citer que cela. Plusgénéralement, l’assignation à telle ou telle minzu, qu’elle soit minoritaire ou non, fait partiede l’identité de tout citoyen de la RPC vis-à-vis de ses concitoyens, tant il est considérécomme un marqueur inaliénable de toute personne. Ainsi, une des premières informationsque l’on peut lire sur une carte d’identité chinoise, et qu’il est obligatoire de signifier, est son« appartenance ethnique ».

Il semble donc que dorénavant, l’appartenance à la nation chinoise se fasse parl’appartenance primordiale à une minzu, un groupe « limité » et « souverain » dans lestermes de Benedict Anderson, que par une culture commune. Minzu au sens d’ethnie faitdonc converger les citoyens chinois vers un creuset commun, minzu au sens de nation, etpermet d’établir celle-ci.

Minzu, parce que « signifiant flottant », se voit au cœur du processus de constructionnationale chinois. La multiplicité de ses significations et de ses utilisations le rend

52 Définition de minzu « d’après les critères staliniens » dans le dictionnaire du Cihai, Shanghai chubanshe, 1979, p.3198,

cité par Vanessa Frangville, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine :

analyse de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007,

p.79 53 GLADNEY C. Dru, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other Subaltern Subjects, Chicago, The

University of Chicago Press 2004, p. 9

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difficilement compréhensible. « Ethnie » autant que « nation », il est également supposémettre tout citoyen sur un pied d’égalité vis-à-vis de son semblable. Pourtant, des inégalitéssemblent perdurer entre les membres de ces minzu censées converger vers la modernité.Il convient donc de s’interroger si la catégorisation en tant que minzu, qui, à l’origine estvue comme devant permettre à chacun de trouver sa place dans la nation chinoise, n’estpas en fait un catalyseur de différences, et par conséquent, exacerbe les frontières au seinde la société.

Chapitre 3. Minzu, principe organisateur de la sociétéchinoise, instaurateur d’ordre

Ce chapitre a pour but de montrer que les concepts de minzu et de minzu minoritairepermettent d’expliquer le monde et plus particulièrement l’Etat chinois d’une façon unique.Auparavant, la représentation du monde s’opérait autour de la dichotomie entre Chinois, ouplutôt sujet d’un Empire qualifié de tianxia (littéralement « sous le ciel »), et des « Barbares »vus comme en dehors de la civilisation. La confrontation avec l’étranger et l’ingérence deces puissances de l’extérieur en Chine a eu raison de ce schéma.

La conception traditionnelle du monde mise à mal, elle est remplacée par un nouveauschéma qui introduit notamment la notion de nation. Celle-ci est présentée comme un pointde convergence entre les différentes communautés de Chine, afin de mettre de l’ordre dansla société chinoise, de la lier entre elle, de la classer et de créer donc un moteur pour luipermettre d’avancer. Elle est également le moyen de prendre en compte deux différences :celle entre la Chine et les autres nations d’une part, celle entre les différentes populationsqui se trouvent sur le territoire hérité des Qing. Le concept de minzu tel qu’introduit en Chine,met donc côte à côte deux principes, l’un d’inclusion de tous à la nation, l’autre d’exclusionquant aux autres nations et étrangers.

Dans ce chapitre nous nous intéresserons au principe d’inclusion, afin de voir quellessont les modalités de cette convergence de tous vers le creuset national. Ce seral’occasion de s’interroger quant au réel but de l’instauration d’une catégorisation selon descritères « ethniques ». Si cela est présenté comme relevant d’un projet scientifique, nousdémontrerons ici qu’il s’agit plutôt d’instaurer un ordre politique définissant des relations depouvoir entre les différents groupes.

1. Segmenter la société chinoise en figeant les rapports sociauxLa constitution chinoise affirme que toutes les minzu sont soumises à un principe d’égalitéet qu’elles sont de fait toutes considérées de la même façon. D’ailleurs, cette mêmeconstitution insiste sur le fait qu’il est du devoir de l’Etat de protéger les minzu minoritairescontre un chauvinisme grand Han car une minzu ne saurait être supérieure aux autres. Sansmême parler de supériorité (nous considérerons ce point plus tard), cette partie s’attache àmontrer les différences imposées entre la minzu Han d’une part et les minzu minoritaires.Sous couvert d’égaliser la société, la catégorisation en minzu, serait plutôt une façon de lasegmenter entre Han d’une part et le reste de la population d’autre part.

a. Han ou minzu minoritaire : des regards scientifiques différents

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L’élaboration de catégories précises de minzu minoritaires qui s’opère au début des annéescinquante en Chine se fait parallèlement à un évènement non négligeable : l’interdictionde l’ethnologie, discipline jugée bourgeoise, au même titre que la sociologie. Cependant,les autorités chinoises estiment que les minzu minoritaires sont, pour la plupart, dans dessituations géopolitiques suffisamment importantes pour mériter un traitement particulier. Secréent alors, sous la tutelle de l’Etat des instituts de recherche spécialisés sur les minzuminoritaires. Deux conséquences peuvent alors en être tirées.

Ces instituts sont appelés « institut des nationalités » (minzu yanjiu suo �����), cequi, malgré une proximité consonantique, n’est pas un « institut d’ethnologie » (minzuxueyanjiu suo������). Leur but est l’élaboration de politiques concernant les minzuminoritaires. Il ne s’agit donc pas d’études scientifiques autonomes telles qu’elles pourraientêtre faites dans une visée ethnologique. Ceci constitue la première conséquence. Laseconde est qu’en s’intéressant uniquement aux minzu minoritaires, la minzu Han ne va pasfaire l’objet des mêmes attentions que les minzu minoritaires en se voyant « soustraite duregard ethnologique »54. Alors que les minzu minoritaires sont l’objet d’études linguistiques,folkloriques, historiques en général, les Han sont très peu traités sur ces points. Plusparticulièrement si jamais un regard se pose sur eux en ce terme, il prend le groupe commeune entité immuable et s’intéresse de fait à ce groupe dans sa totalité.

La minzu Han et les minzu minoritaires se voient alors aux deux extrémités d’un axeanalytique. D’un côté se trouve un groupe vu comme homogène et analysé dans ce sens.De l’autre, chaque communauté prise comme une minzu minoritaire, aussi petite en nombresoit-elle55, voit ses comportements, son artisanat, ses codes vestimentaires décortiqués,analysés le plus finement possible, comme pour en constituer un catalogue.

Il y a donc bien une différenciation nette, une segmentation opérée entre Han et minzuminoritaires.

b. « Barrières sémantiques »56 et fixation des rapports sociauxAux Etats-Unis, lors des recensements figure une catégorie où chacun doit définir sonappartenance « ethnique ». Il s’agit donc d’une auto-évaluation. En Chine, on ne se déclarepas appartenir à telle ou telle minzu. On peut le devenir, certes, mais dans de très rarescas et à grand renfort de preuves. L’appartenance à une minzu se transmet de parent àenfant. Dans le cas où les parents n’appartiennent pas à la même minzu, leur descendantdoit choisir, une fois majeur, celle qui figurera sur sa carte d’identité. De fait, il y a ce que l’onpeut considérer comme une imposition, par le système, d’un critère conçu comme identitaireen RPC. La fragmentation de la population en différentes catégories, selon certains critèresdéfinis au préalable, participe donc d’un projet politique.

En figeant l’univers préexistant à l’Etat moderne dans un cadre compris en termes de« tradition » et de « culture », on se prive d’éléments nécessaires à la compréhension dela société actuelle. En effet, cela sous-entend qu’un groupe donné, défini en 1950, peutêtre compris dans le même cadre d’analyse des décennies plus tard. C’est donc faire fi des

54 THORAVAL Joël, Ethnies et Nation en Chine, Service du film de recherche scientifique : CERIMES , Vanves, 2003.55 Parmi les 55 groupes catégorisés comme minzu minoritaire, certains ne comptent que quelques que milliers de membres,

bien loin donc des près de 1,2 milliard de Chinois constituant la minzu Han.56 Le terme est utilisé par Vanessa Frangville dans sa thèse Construction nationale et spectacle de la différence en

République populaire de Chine : analyse de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat :

Etudes chinoises, Lyon 3, 2007,

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perpétuels changements inhérents à toute société. C’est faire fi également des liens qui seredéfinissent jour après jour entre les membres du groupe et entre ce groupe et la sociétéen général. De fait, la situation actuelle de chaque minzu minoritaire est expliquée en Chinepar son passé.

Lorsqu’il s’agit de représenter les minzu minoritaires en Chine, sont bien souventconfondues nature et culture, occasionnant par la-même de nombreux stéréotypes. Ainsitous les Kazakhs doivent savoir monter à cheval, tous les Ouighours savent danser etchanter. Il en est de même pour la plupart des minzu minoritaires qui sont considéréescomme ayant chacun des traits particuliers désignés comme naturels. Comme le souligneVanessa Frangville :

« La culture devient comme une «seconde nature » qui détermine l’individudépendamment de la nationalité (minzu) à laquelle il appartient. »57

Les comportements des minzu minoritaires sont analysés à partir de cette seconde natureainsi qu’à partir de leur histoire, qui aurait permis la transmission d’une culture unique etimmuable, expliquant la situation actuelle de vie de chaque communauté.

La barrière sémantique imposée par la définition de chaque individu en fonction ded’une identité « ethnique » primordiale a pour conséquence de fixer les rapports sociauxen créant des catégories sociales. Chaque minzu est ainsi comprise comme agissant selonun cadre de pensée précis expliqué par son passé. De fait, lorsque l’on parle d’une minzuminoritaire, il y a des attentes concernant ses agissements. L’imposition d’une catégorie faitque la dénomination elle-même implique un certain fonctionnement de la part de tous lesmembres de la catégorie visée. C’est ce que nous appelons « barrière sémantique » dansle sens où le terme même utilisé pour désigner une minzu minoritaire implique des attenteset comportements particuliers.

Il y a donc bien division de la société chinoise en différents groupes imperméablesles uns aux autres. Par ailleurs, les concepts de minzu et minzu minoritaire permette doncd’interpréter la nation chinoise d’une façon unique et de l’organiser en fixant les rapportssociaux dans un cadre présupposé.

2. Hiérarchiser pour mieux régnerAprès avoir vu comment la nation chinoise est fragmentée et compartimentée par l’usagedu terme minzu, il convient d’aller plus en avant et de voir que non content de produiredes frontières infranationales, la catégorisation en minzu est également un moyen dehiérarchiser la nation, et donc, un facteur d’ordre.

a. Une domination implicitement exposéePlusieurs dénominations existent pour désigner la Chine ainsi que ses habitants. Il y a ainsile terme zhonghua minzu (����), qui s’applique à toutes les personnes de nationalitéchinoise. Nous avons déjà expliqué le sens de minzu, ici il recouvre l’idée de nation. Ence qui concerne les caractères zhong � et hua �, il est intéressant de noter que ces deuxéléments sont des références à des éléments que l’on pourrait qualifier de Han si ce n’étaitanachronique. Le caractère zhong�, « milieu », est celui utilisé pour désigner la Chine

57 AMSELLE Jean-Loup, M’BOKOLO Elikia (Dir.), Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La

Découverte, 1999, 225 p., article « Ethnies et espaces : pour une anthropologie anthropologique », pp. 11-48. Le terme

« barrière sémantique » dans le cas du terme « ethnie » est cité page 34.

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(zhongguo �� pays du milieu), et fait référence à ce qui est vu aujourd’hui comme le berceaude la civilisation chinoise, la plaine centrale. Le caractère hua � vient quant à lui de huaxia��, le nom d’un ancien royaume dont les Han clament la descendance58.

En utilisant le terme zhonghua minzu pour désigner l’ensemble de la populationchinoise, les autorités affectent implicitement une supériorité à la minzu Han, ce qui estcontraire à la lettre de la constitution qui met toutes les minzu sur un plan d’égalité. Cela vadans le sens d’une hiérarchisation de la société.

Par ailleurs, on retrouve ce passage dans la constitution chinoise :

« ###################################.»59 « L'État aide les régions de minzuminoritaires à accélérer leur développement économique et culturel en tenantcompte de leurs particularités et de leurs besoins. »

Il est donc clair que les minzu minoritaires ne sont pas traitées de la même façon que laminzu majoritaire et sont dans ce sens distinctes de cette dernière. Les minzu minoritairessont en outre mises dans une position subalterne étant donné qu’il faut aider à accélérer leurdéveloppement culturel et économique. Elles sont de fait implicitement considérées commeinférieures, moins avancées.

Alors qu’il est de bon ton de faire valoir un principe d’égalité entre les différentesminzu et que la domination d’une minzu sur une autre est explicitement condamnée dansla constitution, le même texte est une preuve de l’inverse.

Sous couvert d’une neutre égalité, les us et coutumes sémantiques de la RPC sontl’expression d’une inégalité dissimulée entre la majorité et les minzu minoritaires, la premièreétant sur un piédestal vis-à-vis de la seconde.

b. Un discours officiel d’unité autour d’un « centre » Han et développéNon content d’opérer une nette distinction entre Han et minzu minoritaire, et alors quela Constitution chinoise rappelle le principe d’égalité entre toutes les minzu, les discoursdominants concernant les relations entre Han et minzu minoritaires en Chine donnent àvoir une place dominante des premiers sur les seconds. Il n’est pas ouvertement expliquéqu’un groupe est dominant. L’explication se fait plutôt au travers d’une légitimation dela domination sous couvert d’arguments géographico-culturels. Le principe fait écho à lareprésentation traditionnelle du monde sous l’Empire, se basant sur une distinction entreun centre civilisé et une périphérie dans l’orbite de ce centre, attirée par lui. Le but est devaloriser une entité artificiellement créée, un centre dynamique économiquement, qui estHan.

Alors que les minzu minoritaires sont dispersées sur le territoire chinois, leuremplacement géographique est cependant défini tout particulièrement comme périphériquedans la majorité des discours officiels ou autres écrits universitaires. Deux éléments sontalors occultés. Le premier est la dispersion des personnes appartenant à une minzuminoritaire. En effet, il est généralement sous-entendu que les groupes sont répartis surun territoire précis, et ne sont donc pas présents sur tout l’espace de la RPC. Le secondélément est la présence de minzu minoritaires dans des zones autres que périphériquesdu territoire chinois.

58 BOVINGDON Gardner, The not-so-silent majority : Uyghur Resistance to Han rule in Xinjiang, in Modern China, vol. 28 n°1, janvier2002, p. 5359 Extrait de la constitution chinoise de 1982.

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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La carte suivante illustre bien cela. En effet, on y voit les minzu minoritaires réparties surle territoire selon des sources chinoises. Il y a effectivement une plus grande concentrationd’habitants catégorisés comme appartenant à une minzu minoritaire au sud-ouest, à l’ouestet au nord. C’est une réalité que l’on ne peut nier. Cependant, il est intéressant de noterque toute la Chine côtière, celle qui est économiquement dynamique, ne compte aucunecommunauté de minzu minoritaire, pas même dans les grandes villes. Cette « Chine », plusriche et développée que l’intérieure du pays serait donc Han.

Or, en recoupant avec une autre source chinoise, le recensement officiel de 2000,et en ne s’intéressant qu’à la population de Pékin, il est possible de faire apparaître uneincohérence. Seules les valeurs supérieures à 150 000 personnes par minzu minoritairesont représentées sur la carte. D’après le recensement concernant la capitale chinoise, ilconviendrait de représenter deux groupes de minzu minoritaire sur Pékin, les Mandchous etles Hui. Or cela n’est pas fait et l’est chinois reste Han dans la représentation qui en est faite.

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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Tableau 4 : Population de Pékin, par minzu, selon le recensement officiel de 2000

Minzu Population PourcentageHan 12 983 696 95, 69 %Mandchous 250 286 1, 84 %Hui 235 837 1, 74 %Mongols 37 464 0, 28 %Coréens 20 369 0, 15 %Tujia 8 372 0, 062 %Zhuang 7 322 0, 054 %Miao 5 291 0, 039 %Ouighours 3 129 0, 023 %Tibétains 2 920 0, 022 %

Le but d’une telle manœuvre est de donner à penser la Chine comme binaire : uneChine de l’est plus riche, plus développée et peuplée par les Han à laquelle fait face uneautre Chine, plus pauvre, presque « arriérée », celle des minzu minoritaires. On peut ainsiciter une sociologue chinoise, MA Rong, qui fait état du centre Han avancé et modernequi devrait entraîner magnétiquement dans un processus de développement la périphérie« ethnique » :

“(the) ethnic groups have evolved around a core nationality and formed apolitical, economic and entity with a strong magnetic force, like a family withmany members. This core nationality is the Han group, which is located atthe central zone of the geographic and ecological system, is relatively moreadvanced in science, technology and agriculture, and has a huge populationthat has assimilated other ethnic groups.”60 “(les) groupes ethniques ont évoluéautour d’une nationalité de base et ont formé une entité politique et économiqueavec une forte force magnétique, comme une famille de plusieurs membres. Cettenationalité de base est le groupe Han, qui se situe dans une zone centrale dusystème écologique et géographique, est relativement plus avancé en science,technologie et agriculture, et a une immense population qui a assimilé d’autresgroupes ethniques. »61

Le discours officiel chinois donne donc à voir une conception hiérarchique de la sociétéoù les Han dominent économiquement et scientifiquement des minzu minoritaires moinsmodernes, voir même « arriérées », comme le prouve l’extrait d’un ouvrage chinois62, datantde 2003. On ne saurait donc lui reprocher une date de publication ancienne. Pourtant lediscours prôné semble être d’un autre siècle, d’une autre époque. Il est en effet fait état

60 MA Rong, “Zhonghua minzu ningjuli fazhan chutan” �����������, Preliminary study of the development of the

Chinese nation’s coherence) Xueshu yanjiu ���� (Academic Studies) n° 10, 1999, citée par ZHAO Suisheng, A Nation-

state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford University Press, Standford, 2004, chapitre 5

« The challenge of ethnic nationalism, self determination versus the unitary Chinese nation-state », p. 33761 Notre traduction.62 XING Li, LIAO Pin, YU Bingqing, LAN Peijin, China’s ethnic minorities, Foreign Language Press, Beijing, 2003, Introduction, p. 7

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I. Minzu, un terme moderne aux significations plurielles et ambiguës

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de minzu minoritaires, qui, lors de la fondation de la République Populaire, vivaient dans« des conditions similaires à un stade tardif de société primitive ou esclavagiste », tandisque d’autres minzu minoritaires auraient quant à elles atteint « une phase de transition entresociété esclavagiste et société féodale » voire même le stade de la « société féodale »63.

Cette société officiellement multiethnique et égalitaire n’est donc en fait une façadederrière laquelle se cache une société segmentée et hiérarchisée.

c. Les avantages d’une telle situationFaire un groupe qui semble uni, les Han, autour duquel gravite des minzu minoritaires offreun double avantage. D’une part cela permet d’avancer quant à la question de la nation,forgeant un noyau central fondamental quant à l’appartenance à celle-ci. D’autre part, celapermet de se mettre en accord avec les idées marxistes de développement et de progrès.Ainsi les Han correspondent à un centre civilisé et les minzu minoritaires des peuples enretard sur l’échelle du développement qu’il va falloir civiliser pour les amener vers le niveausupérieur. Ainsi, plus les minzu minoritaires apparaissent comme arriérées, plus les Hanssont mis en valeur et plus leur mission semble pertinente. Cette mission de développementprend donc tout son sens. Peut ainsi être légitimée la mission de développement del’ouest chinois (xibu da kaifa �����). La situation est présentée comme une aide de l’estdéveloppé (des Han donc en lisant entre les lignes) envers les régions autonomes de l’ouestdont la moindre avance dans le développement est expliquée par un environnement peupropice ainsi que par la « culture » des minzu minoritaires les peuplant.

Pour qualifier de cette situation, Dru Gladney utilise la notion, développée par MichaelHechter à propos de l’attitude du gouvernement britannique vis-à-vis des Celtes, decolonialisme interne (« internal colonialism »)64. Dru Gladney transpose cela à la Chine enmontrant que les divisions opérées au sein de la population chinoise par le biais du conceptde minzu mettent en exergue des inégalités, motrices du développement national.

Il apparaît donc que la classification en tant que minzu est un moyen paradoxal dediviser la société chinoise afin de lui permettre de perdurer. Les frontières ainsi créées sontun enjeu de développement national. Définir certains groupes comme minzu minoritairessemble avoir donc plus à voir avec un projet politique plutôt que scientifique.

63 Notre traduction.64 GLADNEY C. Dru, Internal Colonialism and the Uyghur Nationality : Chinese Nationalism and its subaltern subjects, in

Cemoti n°25, janvier-juin 1998, pp. 47-64

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II. De la légitimation de la différencesocioéconomique à la création d’unnouveau modèle politique

« In all Indian cultures “the Whiteman » serves as a conspicuous vehiclefor conceptions that define and characterize what “the Indian” is not… “TheWhiteman” comes in different versions because “the Indian” does, and it is justfor this reason – that conceptions of the former constitute negative expressionsof the latter (and vice versa) – that in rendering Whitemen meaningful, “theWhiteman” renders Indians meaningful as well.”65 “Dans toutes les culturesindiennes, “l’Homme blanc” est un moyen manifeste de véhiculer les conceptionsqui définissent et caractérisent ce qu’est « l’Indien » et ce qu’il n’est pas…« L’Homme blanc » apparaît sous différentes versions parce que « l’Indien »apparaît ainsi, et c’est seulement pour cette raison – les conceptions du premierconstituent des expressions négatives du second (et vice versa) – qu’en donnantdu sens à « Hommes blancs », « l’Homme blanc » donne également du sens à« Indiens ». »66

Dans cette partie, plusieurs questions vont être abordées. Rappelons qu’à la fin de lapremière partie, nous arrivons à la conclusion que le projet de classification en minzuopéré par la RPC relève plus d’un projet politique que scientifique. Ici, il va être questiondes représentations sur les minzu minoritaires, et en particulier sur la minzu minoritaireOuighour. Nous aborderons donc ces représentations en nous demandant quelles sont-elles et dans quel but elles sont utilisées.

L’imaginaire du « centre » chinois quant à la région qui correspond actuellement à laprovince du Xinjiang, et les populations qui l’habitent, n’est pas nouvelle. Sous la dynastieQing, de nombreux ouvrages d’écrivains chinois portant leur vue sur ce lieu et les personnesy résidant ont été édités.67 Il convient cependant de s’interroger plus amplement quant àl’intérêt porté par les autorités sur les habitants de l’ouest chinois au travers du concept deminzu. En effet, comme le souligne Laura Newby:

« The Qing –specifically the Qianlong emperor- designated the Turkic-Muslimsas possessors of culture, while the Chinese narrative, official and unofficialalike, continued to confine that culture to the status of fengsu.”68 “The Qing –

65 Keith H. Basso, Portraits of “the Whiteman” cité par BLUM Susan, Portraits of Primitives, Ordering Human Kinds in the

Chinese Nation, Rowman and Littlefield Publishers, 2001, p. 366 Notre traduction.

67 Pour plus de détails sur la littérature chinoise concernant le Xinjiang depuis les Qing, voir NEWBY Laura, The Chineseliterary conquest of Xinjiang, in Modern China, 25, n°4, 1999, pp.451-47468 NEWBY Laura, The Chinese literary conquest of Xinjiang, in Modern China, 25, n°4, 1999, p. 460

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II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique

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spécifiquement l’empereur Qianlong- désignaient les Musulmans turciques69

comme détenteurs d’une culture, alors que les conteurs chinois, aussi bienofficiels que non-officiels, continuent à limiter cette culture au statut defengsu70. »71

Le concept de fengsu, de coutumes, traditions donc, plutôt que de culture, est révélateur del’image de Pékin sur les minzu minoritaires du Xinjiang. Pourquoi est-on passé de culture àcoutumes ? Comment cela s’inscrit-il dans le projet politique de l’Etat-nation chinois ?

Il va s’agir d’illustrer la conclusion de la première partie, de montrer comment le projetpolitique basé sur une segmentation et hiérarchisation des minzu se construit autour dereprésentations dont l’essence est répétée à l’infini. Les photos présentées, les films etdiscours dont il est question, ne constituent qu’un infime extrait de tout ce que l’on voit enRPC quand il s’agit de représenter les minzu minoritaires. Ils sont néanmoins révélateursdu discours dominant, tant les documents iconographiques émanant de l’Etat (sur les minzuminoritaires) sont répétés de telle sorte que leur caractère artificiel est remplacé par unsentiment de représentation naturelle de la catégorie.

Il convient de noter que nous aborderons dans cette partie les représentations quiémanent de sources officielles, d’Etat, ou tout du moins qui sont guidées par l’Etat. Nouscommencerons par ce point en gardant en tête cette phrase de Michel Foucault : « le regardqui voit est celui qui domine ». L’intérêt de cette partie porte en effet plus sur l’image donnéede la minzu minoritaire Ouighour que sur la minzu minoritaire elle-même, sachant que cesimages ont pour but principal de satisfaire l’imaginaire de la majorité plutôt que d’être lereflet de la réalité.

Il va être l’occasion d’analyser, à travers les représentations sur la minzu minoritaireOuighour, les tenants et les aboutissements du projet politique de catégorisation en minzu.Nous partirons du constat qu’il existe des inégalités économiques et sociales qui s’articulentle long de lignes « ethniques ». Ces différences en matière économique et sociale seretrouvent notamment entre la minzu majoritaire et la minzu ouighour. Nous démontreronsbrièvement ce constat dans un premier temps, ce qui sera l’objet du chapitre quatre.

Ces inégalités sont articulées autour de deux axes, ces derniers ayant pour fonctionde les normaliser. Le premier de ces deux axes est la création de frontières au sein de lasociété chinoise, par le biais d’une division selon des minzu. Finalement, ce dont il va êtrequestion, est de voir comment les représentations qui créent de la « frontière », nommées« barrières sémantiques » précédemment, sont en fait un moyen de création d’une nouvelleunité politique. Cette unité politique légitime elle-même des inégalités socio-économiquesen les faisant passer pour des disparités culturelles héritées naturellement de l’Histoire. Ellecrée à partir de cela un nouveau modèle politico-culturel trouvant sa source dans la miseen scène et l’encadrement de différences culturelles.

Nous allons donc nous intéresser à la façon dont est créée l’Altérité que constituentles minzu minoritaires et, dans le cas étudié, la minzu ouighour. Il s’agit de mettre à jourl’image de la minzu ouighour qui nous donnée à voir, la façon dont ceci s’inscrit dans unprocessus politique de standardisation de l’Autre, et comment ceci est lié à la constructiond’une image de Soi.

69 C’est-à-dire de culture turque mais pas de nationalité turque.70 Fengsu (��) peut être traduit par « coutumes », « traditions » en français.71 Notre traduction.

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Chapitre 4. Une réalité, la « stratification socio-économique »72

Etant entendu que nous souhaitons montrer comment les inégalités économiquesexistantes entre Han et minzu minoritaire sont légitimées par la catégorisation et utiliséespour le bon fonctionnement de celle-ci d’une part ; et que l’on cherche à déplacer cesinégalités économiques sur des différences culturelles d’autre part, ce court chapitre a pourbut d’identifier rapidement ces inégalités économiques.

Il convient bien entendu de ne pas nier une amélioration générale des infrastructuresde transport, santé, éducation dans les zones urbaines dont bénéficient en partie lesOuighours. Il s’agit cependant de s’interroger sur la proportion dans laquelle cela profite àla population et notamment aux groupes Han et Ouighour. Notons que certaines donnéesde ce chapitre sont un peu datées, elles proviennent du recensement de 1990. Ce sontcependant les seules auxquelles nous avons pu avoir accès. Si l’on ne peut y voir un refletexact de la situation actuelle, cela permet cependant de donner un aperçu, et ce, d’autantplus que d’autres données plus récentes les accompagnent.

1. Des différences économiques articulées le long de lignes« ethniques »…

a. Des revenus inégauxLa Chine est souvent divisée en trois parties lorsqu’il s’agit de définir des niveaux dedéveloppement et de dynamisme économique. Il y aurait alors trois « Chines » : la Chinecôtière très développée, densément peuplée et jouant le rôle d’interface avec le monde ;la Chine de l’intérieur, plutôt rurale, moins développée et moins riche, et les provinces del’ouest vues comme des confins enclavés. Il est donc logiquement fait état de différencesde revenus entre la Chine de l’est et celle de l’ouest.

Les recensements effectués par les autorités chinoises offrant par ailleurs denombreuses informations traitées par minzu, il est possible de voir qu’il existe un fosséentre le PIB des Han des provinces côtières et celui des zones où se concentrent les minzuminoritaires de l’ouest. Ainsi, en 1990, cet écart s’élevait à 580,43 milliards de Renminbi(RMB) soit 1066,9 RMB de différence concernant le PIB per capita. En 1997, l’écart secreuse et passe à 2 953,95 milliards de RMB soit une différence de 5 377 RMB parpersonne.73

Par ailleurs, les différences se jouent au sein même des populations du Xinjiang. Lesautorités chinoises mettent souvent en avant le développement de la région qui seraitplus rapide ces dernières années que la moyenne nationale. Il faut cependant noter quel’on n’observe pas les mêmes retombées économiques selon l’appartenance ou non à

72 Expression de CASTETS Rémi, Entre colonisation et développement du Grand Ouest : impact des stratégies de

contrôle démographique et économique au Xinjiang, in Outre-Terre, n°16, 2006/4, p. 26373 D’après HUAN Baoqing, « Xibu minzu diqu jingji shehui xiangzhuang yu fazhan yanjiu » ����������������� Study

of the economic and social development in the ethnic areas of western China, in Minzu yanjiu ���� (Ethnic Studies), n°5, 1999 citépar ZHAO Suisheng, A Nation-state by construction: dynamics of modern Chinese nationalism, Standford University Press, Standford,2004, chapitre 5, p. 365

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II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique

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une minzu minoritaire. D’après Solomon M. Karmel, le PIB du Xinjiang a certes augmentédurant les années quatre-vingt dix, mais cette augmentation a été concomitante d’uneaugmentation de la disparité entre les revenus moyens des Ouighours et les revenusmoyens des Han.74

Il se trouve que les populations Han et Ouighour, pour ne citer que ces deux minzuparmi toutes celles qui vivent au Xinjiang, sont réparties de façon peu homogène sur leterritoire de la province. Il y a donc des zones où les Han constituent une très forte majorité.Il en est de même pour d’autres zones, cette fois avec des Ouighours. Or, les revenus etleur augmentation ne sont pas les mêmes selon ces municipalités. Entre 2001 et 2004,il y a eu une augmentation du PIB de 51,7% dans la municipalité de Karamay, de 53,7%dans celle de Shihezi, de plus de 54,2% dans la préfecture autonome de Changji, c’est-à-dire dans trois endroits où le peuplement majoritaire est Han. A l’inverse, dans des zonesde peuplement majoritairement ouighour, la préfecture d’Aksu, la préfecture autonome deKizilsu et la préfecture de Khotan, les augmentations n’ont été respectivement que de 37%,33% et 32,6%.

Si de tels écarts peuvent être expliqués par les différents secteurs d’activité occupéspar les Han et les Ouighours (ces derniers occupant ainsi plus de postes dans le secteuragricole, moins rémunérateur, que les premiers), il faut cependant noter qu’au sein d’unmême secteur, les inégalités sont également présentes. Le revenu moyen d’un ménagerural d’une zone à majorité Han est ainsi largement plus haut que son équivalent dans unezone peuplée majoritairement par les Ouighours. Dans la préfecture de Tacheng (à majoritéHan), le revenu moyen en 2004 est de 5 268 RMB. Il est de 5 968 RMB dans la préfecturede Bayangol et de 6 225 dans celle de Changji, elles aussi majoritairement peuplées par laminzu Han. Cependant ce même revenu en zone rurale et pour la même année n’est quede 3 508 RMB pour la préfecture d’Aksu, de 1 707 RMB pour celle de Kashgar et de 1 167RMB pour celle de Khotan, dans lesquelles vivent une majorité de Ouighours. Il convientdonc de s’interroger sur les raisons de tels différentiels.

b. Une structure professionnelle figéeLes inégalités dont nous faisions état précédemment peuvent être expliquées par plusieursraisons économiques.

En premier lieu, notons que la répartition de la population active par branched’activité n’est pas proportionnelle à la répartition de la population par minzu. Ainsi,en 1990, les Ouighours constituent 54% de la population de la province mais plus de76% de la population agricole, moins rémunérée que la plupart des autres secteurs. Al’inverse, les Ouighours ne représentent que 41% des professions libérales et techniqueset moins de 30% des directeurs et administrateurs, professions mieux rémunératricesdans l’ensemble75. Le tableau suivant, plus complet montre bien une représentation plusimportante des Ouighours que les Han dans les secteurs qui offrent les revenus les moinshauts, et inversement.

74 Karmel Solomon M., “Ethnic nationalism in Mainland China”, in Michael Leifer, ed. Asian Nationalism. London, 2000, citépar ZHAO Suisheng, op. cité, chapitre 5, p. 367

75 cf. Emily Hannum, Yu Xie, “Ethnic stratification in Northwest China: occupational differences between Han Chinese andnational minorities in Xinjiang, 1982-1990”, Demography, vol. 35, n°3, 1998, p. 328, cité par CASTETS Rémi, Entre colonisation etdéveloppement du Grand Ouest : impact des stratégies de contrôle démographique et économique au Xinjiang, in Outre-Terre, n°16,2006/4, p. 264

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Tableau 5 : Répartition de la population active des Han et des Ouighours par branched’activité économique, en 1990 (en %)76

HAN OUIGHOURSAgriculture, sylviculture,pêche

71, 3 85,2

Industrie 14,0 4,4Mines 0,1 0,0Bâtiment 1,9 0,6Transports, communications 1,9 0,8Commerce, restauration,hôtellerie

4,1 2,9

En ce qui concerne des différences de revenu au sein d’une même branche entre Han etOuighours, Michel Jan explique cela par une adaptation différente à la réforme économiquede 1978 grâce à des structures de soutien différentes. Les Han auraient plus diversifié leursactivités agricoles grâce à l’encadrement du Corps de Construction et de Production duXinjiang77 (CCPX), alors que les ruraux Ouighours et des autres minzu minoritaires auraientgardé une activité moins intensive du fait de la moindre implication dans le CCPX78.

Enfin, les inégalités de revenu seraient du à une discrimination à l’embauche, surtoutdans le secteur privé, le secteur public se devant d’aménager des postes pour les minzuminoritaires. Ceci a été prouvé par une commission américaine, la Congressional ExecutiveCommission on China, qui montre comment les pratiques discriminatoires favorisent lesHan lors d’une embauche79. De fait, est perpétuée une structure professionnelle fixe ethiérarchisée le long de lignes « ethniques », en général en faveur des Han.

Ces différences économiques entre minzu Han et minzu ouighour sont cependant à nepas détacher des conditions sociales. L’un et l’autre aspect étant plutôt conjugués, et doncindissociables

2. … renforcées en retour par des différences sociales

a. Un capital scolaire inégalIl existe une nette différence d’accès aux structures d’enseignement entre Han et Ouighoursau Xinjiang. Pour toutes les données traitées dans le tableau suivant, la colonne

76 Source : recensement de 1990 cité dans ATTANE Isabelle (sous la direction de), La Chine au seuil du XXIème siècle :questions de population, questions de société, Institut national d’études démographiques, « Les cahiers de l’INED- 148, Paris, 2002,p. 228

77 Le corps de construction et de production du Xinjiang (Xinjiang Shengchan Jianshe Bingtuan ��������, abrégé enBingtuan), est un organisme de développement économique et d’organisation politique, semi-militaire, émanant de l’Etat central etspécifique à la région autonome ouighour du Xinjiang. D’après les statistiques du Bingtuan délivrées par Pékin, il était notammentcomposé en 2002 par 88,1% de Han (2 204 500 personnes) et 6,6% de Ouighours (165 000 personnes).

78 JAN Michel, L’intégration du Xinjiang dans l’ensemble chinois : vulnérabilité et sécurité, in Cemoti, n°25, janvier-juin 1998,en ligne : http://cemoti.revues.org/document51.html

79 CECC, « recruitment for state jobs in Xinjiang discriminates against Ethnic Minorities », 26 mai 2009, http://www.cecc.gov/pages/virtualAcad/index.phpd?showsingle=122703

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II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique

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« Ouighours » donne des effectifs moins importants, sauf dans le cas de l’analphabétismeféminin, qui est cependant relativement proche de celui des Han. Sur ce dernier point,notons d’ores et déjà que cela va à l’encontre des discours officiels sur la place de la femmechez les minzu minoritaires du Xinjiang, laquelle serait discriminée du fait de l’Islam. Il peuty avoir discrimination, mais pas dans une mesure plus large que chez les Han, qui ne sontmusulmans.

Ce qu’il convient de noter également, c’est que ce tableau ne prend en compte quedes compétences « validées » par les autorités chinoises, langue chinoise et sciences, cequi exclut le haut niveau de certains Ouighours en arabe et perse. Cependant, ce sontbien souvent lesdites compétences considérées par l’Etat chinois comme de l’éducation quipermettent un accès à l’enseignement secondaire et universitaire, et par conséquent unemeilleure insertion dans la structure professionnelle.

Tableau 6 : Caractéristiques de l’éducation, d’après le recensement de 199080, en %

HAN OUIGHOURSTaux d’analphabétismemasculin

12,4 24,5

Taux d’analphabétismeféminin

31,2 28,8

Taux brut de scolarisation81

dans le primaire masculin140 117

Taux brut de scolarisationdans le primaire féminin

131 115

Taux brut de scolarisationdans le secondairemasculin

52 29

Taux brut de scolarisationdans le secondaire féminin

41 33

Proportion chez les 25-29ans de ceux qui ont atteintun niveau secondaire ouuniversitaire

73,7 43,9

Il y a donc un accès inégal au système éducatif. Ceci devrait être, en théorie,compensé par un système de bourses et de quotas favorable aux minzu minoritaires. Malgrécela, le désengagement partiel de l'Etat chinois du système d’enseignement provoqueun investissement financier de plus en plus important de la part des familles, du à uneaugmentation des frais de scolarité et à une diminution du nombre de bourses. Au vu desinégalités de revenus, ce que nous avons développé précédemment, il est clair que lasituation actuelle conduit à un renforcement des inégalités dans l’accès à l’enseignement.

L’urbanisation des Ouighours est environ deux fois plus faible que celle des Han (14 à15% pour les premier, 27% pour les seconds)82. Or, les enseignants étant rémunérés parles municipalités, cela pénalise les zones rurales, et donc encore une fois les Ouighoursplus que les Han.

80 ATTANE Isabelle, op. cité, p. 233-23482 ATTANE Isabelle, op. cité, p. 225

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Un tel système d’enseignement favorise la perpétuation des inégalités et constitue doncune autre source du système professionnel figé et hiérarchisé le long de lignes « ethniques »dont nous faisions état précédemment.

b. Des conditions de vie dégradées chez les minzu minoritaires par rapportaux HanGrâce au tableau suivant (tableau 7), nous pouvons observer que les trois variablesdonnées sont défavorables aux Ouighours : moindre espérance de vie, quotient demortalité plus élevé que chez les Han. Ceci s’expliquerait en partie par des conditionsprofessionnelles plus difficiles chez la minzu minoritaire ainsi que des revenus inférieurs. Eneffet, alors que le désengagement de l’Etat chinois s’opère également au niveau du systèmede santé, les dépenses dans ce secteur demandent de plus en plus un investissementpersonnel, peu aisé dans les ménages à faible revenu.

Tableau 7 : Indicateurs de mortalité, chez les Han et les Ouighours en 1990

HAN OUIGHOURSEspérance de vie à lanaissance

70,5 63,4

Quotient de mortalitéinfanto-juvénile (p. 1000)

33 95

Quotient de mortalité des15-50 ans (p. 1000)

67 104

Il existe donc de réelles inégalités économiques et sociales entre Han et minzuminoritaires. Pourtant, celles-ci sont comme niées par l’Etat, qui leur substitue desdifférences culturelles, supposées à l’origine d’un développement moins avancé dans leszones peuplées en majorité par des minzu minoritaires. Tout conflit est présumé comme du àdes différences culturelles, comme le souligne cette phrase de deux chercheuses chinoises :

« It is inevitable that troubles and conflicts will occur among differentnationalities because of various customs, ideas, religions, cultures, and patternof thinking and behavior. »83 “Il est inévitable que des troubles et conflits vont seproduire parmi différentes nationalités à cause de différentes coutumes, idées,religions, cultures et cadres de pensée et de comportement. »84

Pas une fois n’est posée la question de différences socioéconomiques. Si conflit il y a, il nepeut être donc que culturel. La possibilité d’inégalités de niveau de vie comme pouvant êtreà l’origine d’affrontements entre les communautés est tout simplement balayée, pas mêmeenvisagée. Il s’agit donc bien pour l’Etat chinois de montrer que les différences qui se jouententre différents groupes sont culturelles, donc préexistantes à la formation de l’Etat-nationchinois. De fait, on ne peut imputer à celui-ci la persistance d’inégalités. On ne peut nonplus lui demander d’y remédier, car le conflit, s’il advient, est présenté comme inhérent à lacohabitation de plusieurs « nationalités ».

Pour conclure, nous utiliserons l’indice de fécondité, qui résume bien les diversesappréhensions des différences entre minzu. Alors que les autorités présentent l’indice de

83 REN Qiang et YUAN Xin, dans IREDALE Robyn, BILIK Naran, GUO Fei, China's minorities on the move : selected case

studies, Armonk, New-York, 2003, chapitre 5: Impact of Migration to Xinjiang from the 1950’s, p. 11784 Notre traduction.

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fécondité des Ouighours (4,62 enfants par femme en valeur absolue en 1989), bien plusélevé que celui des Hans (2,69 en 1989), comme une différence culturelle, « protégée »d’ailleurs par une politique préférentielle en faveur des minzu minoritaires leur permettantd’avoir plusieurs enfants, la conclusion de Youssef Courbage est bien différente :

« Il ressort donc que, contrairement à ce que l’on aurait intuitivement pensé,la fécondité des minorités chinoises est encore tributaire des conditions (…)économiques et sociales, inégalement réparties selon l’appartenance. Lesdifférences de fécondité ne seraient donc pas le reflet de facteurs spécifiquementethniques, mais celui des conditions de vie. »85

Chapitre 5. Légitimer les inégalités économiques parla labellisation d’un Autre subalterne« We are on a train bound for Beijing, traveling through the gray desert landscapeof eastern Xinjiang. The woman in charge of the onboard broadcast systemselects a tape to lift people’s spirits and take their minds off the more than 50hours’ journey ahead. A tinny electronic piano picks out a tune that soundsvaguely Uyghur, but the tempo and inflection are wrong. Synthesized percussionsets a pace that is impossibly fast and ridiculously peppy. The lyrics are inChinese. A male chorus sings through audible smiles about the water of theIli River, the green pastures, and a soldier keeping watch on the riverbank. Afemale chorus adds bright harmony, rhapsodizing about happy passerby. Therefrain is upon us: “Yakxi ya-ke-xi, what’s yakxi? The people’s lives are ya-ke-xi!” What? No Han living outside Xinjiang would have any idea what theselines mean. Ya-ke-xi is not Chinese, neither is it Uyghur, although it imitatesthe Uyghur word yaxši, meaning “good”. (…) This Chinese song forms part ofthe predominant representation of Xinjiang in China proper: a remote, pastorallandscape peopled with contented, simple Uyghurs who are “good at singingand skilled in dance”.”86 “Nous sommes dans un train pour Pékin, voyageantà travers les paysages de désert gris de l’est du Xinjiang. La dame en chargedu système de diffusion à bord sélectionne une cassette pour élever l’espritdes gens et les distraire pour les plus de 50 heures de voyage à venir. Un pianoélectronique nasillard entame un air qui sonne vaguement ouighour, mais letempo et l’intonation sont faux. Des percussions de synthé établissent un rythmequi est remarquablement rapide et ridiculement plein d’entrain. Les parolessont en chinois. Un chœur masculin chante, avec un sourire audible, l’eau de larivière Ili, les pâturages verts et un soldat qui surveille la rive. Un chœur fémininajoute une brillante harmonie, s’extasiant à propos de joyeux passants. Lerefrain : « Yakxi ya-ke-xi, qu’est ce qui est yakxi ? La vie des gens est yakxi ! »85 Courbage Youssef, dans ATTANE Isabelle, op. cité, p. 245. Pour une démonstration complète, voir les p. 241 à 245.86 BOVINGDON Gardner, The not-so-silent majority : Uyghur Resistance to Han rule in Xinjiang, in Modern China, vol. 28 n

°1, janvier 2002, p.53-54

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Quoi ? Aucun Han vivant en dehors du Xinjiang n’aurait la moindre idée de lasignification de ces lignes. Yakxi n’est pas chinois, ni ouighour, bien que celaimite le mot ouighour yaxši, signifiant « bien, bon ». (…) Cette chanson chinoisefait partie de la représentation prédominante du Xinjiang, qu’il convient d’avoir enChine : un paysage reculé de pâturages peuplé de Ouighours simples et heureuxqui sont « bon pour chanter et adroits en danse ». »87

Cet extrait est révélateur à lui seul de l’essence des représentations chinoises sur lesOuighours. Il était nécessaire à nos yeux de le noter dans son intégralité, tant chaqueélément est symbole de la mise en spectacle à laquelle on assiste lorsqu’il s’agit de l’imagedes minzu minoritaires donnée par la majorité.

Nous relèverons ici le mélange entre langue chinoise et imitation de langue ouighour,les références au chant, à la danse ou encore à une nature vierge de toute dénaturationcausée par l’activité humaine. Pourquoi de tels éléments sont-ils mis en avant lorsqu’il s’agitde montrer la minzu minoritaire ? Ce qui interpelle peut-être le plus est le paradoxe ressentilorsque l’on imagine une telle scène. En effet, il existe une sorte d’incohérence entre l’imaged’un spectacle, qui normalement, en mettant les protagonistes en scène, les place dans uneposition supérieure et les met en lumière et, ici, la spectacularisation imposée de manièregrotesque. Celle-ci opère de fait un mouvement inverse, en plaçant cette fois le spectateurdans une position de surplomb quant à une scène imaginée. En se rendant maître de l’imagede la minzu minoritaire, l’acteur officiel tire les ficelles du jeu, tel un marionnettiste.

A son retour de voyage en Chine en 1974, Roland Barthes faisait état de « briques »idéologiques quant aux discours chinois, c’est-à-dire de morceaux de discours obligé dumaoïsme. Cette idée peut être appliquée aux représentations sur les minzu minoritaires.En effet, les éléments dont il est fait état dans l’extrait ci-dessus sont invariablement reprislorsqu’il s’agit des minzu minoritaires. Chants, danses, paysages naturels semblent être desparties indissociables du corps du Ouighour. Nous nous intéresserons donc à cela dans unpremier temps, afin de définir les implications de telles images, ainsi qu’à la façon dont laminzu minoritaire est mise à distance tout en étant mise en spectacle. Nous verrons par lasuite ce qui permet de corroborer l’intuition selon laquelle la spectacularisation de la minzuminoritaire participe, non d’une mise à l’index, mais d’une mise en position subalterne. Ils’agira de voir comment il est nécessaire d’avoir un autre subalterne, pour légitimer enretour une position paternaliste de l’Etat chinois et de son acteur principal : la communautéimaginée Han.

1. Créer une frontière avec une minzu minoritaire lointaine maisvisible

a. Etablir une frontière géographique : l’ancrage dans un lieu lointainIl y a des ressortissants chinois des différentes minzu minoritaires sur tout le territoirede la République populaire de Chine. Comme nous l’avons noté dans le chapitre trois,certains lieux, et notamment les grandes villes, comptent même des communautés assezimportantes, d’un point de vue numérique tout au moins, de personnes appartenant à desminzu minoritaires. En ce qui concerne les Ouighours, ils sont même connus pour tenirde nombreux restaurants de spécialités ouighours sur l’ensemble du territoire. Pourtant, etc’est ce que nous montrions sur la carte présentée au chapitre trois, les minzu minoritaires

87 Notre traduction.

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sont présentées comme vivant exclusivement dans des zones périphériques de la Chine.Plus encore, elles ne sont présentées que par un point, et ne peuvent donc se trouver enplusieurs lieux de la RPC. Il existe ainsi ces cartes de Chine pour enfants, sous la forme depuzzle, chaque pièce représentant une province, région autonome ou municipalité spéciale.Avec ces puzzles, les enfants chinois trouveront une plaquette d’autocollants à l’effigie dechacune des cinquante-cinq minzu minoritaires chinoises. Il n’y a qu’un seul autocollant parminzu, représentant dans la plus grande partie des cas une femme et toujours en costume.Il n’est donc possible de placer la minzu que dans un seul lieu.

A partir de cet exemple qui peut sembler anodin, nous souhaiterions montrer comment,par ces éléments, est créée une frontière géographique imaginée, visant à démontrer uneséparation physique et naturelle entre les Han occupant le « centre » (c’est-à-dire lesgrandes villes de la façade est de la Chine) et les minzu minoritaires reléguées dans despériphéries lointaines. Chacune des minzu minoritaires est d’ailleurs intégrée dans un lieupropre qui la distingue des autres et la place encore une fois comme un groupe unique ethomogène. Les Ouighours sont de fait cantonnés au Xinjiang, ce qui est renforcé par lenom de « région autonome ouighour du Xinjiang ». Il en est de même pour les Tibétains auTibet, les Hui du Ningxia88ou les Mongols en Mongolie Intérieure. Il y a donc un ancrage dechaque groupe dans un ensemble géographique délimité et éloigné du « centre ».

Les lieux dans lesquels sont confinés, dans les esprits, les minzu minoritaires sontégalement bien définis par plusieurs critères. Il s’agit en effet de présenter ces espacescomme reculés économiquement et culturellement tout autant que géographiquement. Cesont donc en grande majorité des paysages vierges de toute intervention humaine qui sontdonnés à voir. Pour les Ouighours, on insiste sur les déserts de la province, vus commeimpénétrables, sur l’immensité du plateau du Pamir, sur l’altitude presque divine des montsdu Karakoram ou encore sur l’aridité du bassin de Turpan. On ne place pas les Ouighoursdans un milieu urbain, à moins de vouloir montrer un mouvement contraire à l’unité de laRPC et à l’harmonie des populations y cohabitant. Dans les autres cas, il s’agira de façonquasi-systématique de présenter un paysage intact, dans lequel la minzu minoritaire vit enpleine harmonie. Ainsi, le film « Enfants de la plaine » (caoyuan ernü ����)89 s’ouvre surune large plaine, sur laquelle viennent danser quelques minutes après deux personnagesvêtus de costumes de couleur vive, chantant et dansant.

L’importance de paysages autant vierges de toute activité humaine quesymboles d’immensité est d’ailleurs prouvée par la récurrence du terme« plaine », « steppe » (caoyuan ��) dans les titres de plusieurs films chinois, portant sur lesminzu minoritaires90, réalisés dans les années 60 et 70, c’est-à-dire autour de la RévolutionCulturelle, quand la production cinématographique était peu importante en Chine. En 1964,deux films comportent ce mot dans leur titre, « Sœurs héroïques de la plaine » (caoyuan

88 En ce qui concerne les Hui, les études de Dru Gladney, notamment l’ouvrage Dislocating China: Reflections on Muslims,Minorities, and Other Subaltern Subjects, Chicago, The University of Chicago Press 2004, 421 p, est montrent à quel point il y acréation d’un groupe que rien ne relie si ce n’est leur religion. Les Hui sont dispersés sur tout le territoire chinois et seule une partievit au Ningxia, pourtant appelée « région autonome Hui du Ningxia ».

89 1975, Enfants de la plaine, Caoyuan Ernü ���� (aka Sons and Daughters of the Grassland/ Children of the Grassland),de Fu Jie ��, Tianshan (Xinjiang), avec Cai Guobo, Zhang Chunzeng.

90 De tels films sont appelés shaoshu minzu pian (�����) en chinois, c’est-à-dire « films sur les minzu minoritaires ». Pourune analyse complète de ces films ainsi que leur rôle dans la construction nationale chinoise, lire la thèse de Vanessa Frangville,Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse de la "minzu minoritaire" dans lecinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, 428 p

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yingxiong xiao jiemei �������)91 et « Les Aigles de la steppe » (caoyuan xiongying ����)92, auxquels s’ajoute le film « Enfants de la plaine » en 1975. D’autres titres font euxréférence à la montagne, toujours dans ces mêmes années, tels « Fleurs rouges des Tianshan »93 (tianshan de honghua �����)94 en 1964 également, ainsi que « Les visiteurs dela montagne glacée » (bingshan de laike �����)95, réalisé l’année précédente.

La minzu minoritaire se voit donc ancrée dans un paysage naturel, seulement minéralet végétal, au sein duquel elle semble attachée de façon naturelle. Point d’élément donnantune quelconque idée temporelle ne vient briser cette image d’Epinal. La minzu minoritaireest a-historique. Cela renforce encore l’idée de sociétés reculées, privées de la modernité,à laquelle ni leur environnement, ni leur culture, ne donne accès.

Des paysages vierges, étendus, et des minzu minoritaires figées dedans : les minzuminoritaires font parties de « leurs » paysages qui n’ont encore souffert d’une quelconquedétérioration due à l’action humaine. Nature et culture sont donc confondues judicieusementquand il s’agit de représenter la minzu minoritaire, prise dans une culture globalisante etimmuable.

De telles représentations sont répétées à l’infini, empruntant tous les médiumspossibles afin d’en faire des réalités supposées que tout un chacun peut croire. Tel en est lecas pour beaucoup. Pour preuve, cet extrait d’un essai d’un étudiant dont le sujet est « lesminzu minoritaires », qui résume bien ce que nous avons détaillé précédemment :

« Minority nationalities always live in remote places and mountains. Many ofthem keep an original (i. e., primitive) life style –self sufficiency; their meansof production are very far behind. Some of them do not even have enoughfood and clothes. The conditions are very bad, and they don’t even haveschools or entertainment. A few of the minority nationalities are still living inforests, depending on hunting and gathering….”96 “Les minzu minoritairesvivent toujours dans des places reculées et des montagnes. Beaucoup d’entreelles gardent un mode de vie originel (i. e. primitif) – auto-suffisant ; elles ontbeaucoup de retard quant aux moyens de production. Certaines d’entre ellesn’ont même pas assez de nourriture et de vêtements. Leur condition est trèsmauvaise et elles n’ont même pas d’écoles ou de distractions. Quelques minzuminoritaires vivent encore dans les forêts, dépendant de la chasse et de lacueillette… »97

91 1964 : Soeurs héroïques de la plaine, Caoyuan yingxiong xiao jiemei ������� (aka The Little Sisters on the Grassland/Heroic Little Sisters), de Qian Yunda ���,Shanghai, dessin animé.

92 1964, Les Aigles de la steppe, Caoyuan xiongying����(aka Majestic Eagle of the Grasslands), de Ling Zifeng ���etDong Kena � ��, Beijing, avec Abudulaheman Afanzi, Nu’ernisa Simayi.

93 Le massif des Tian shan est le massif montagneux au nord du Xinjiang. Shan (�) signifie « montagne » en chinois.94 1964 : Fleurs rouges de Tianshan, Tianshan de honghua ����� (aka Red Blossoms in the Tian Moutains/ Red Flower of

Tianshan), de Cui Wei��, Beijing/ Xi’an, avec Fadiha, Alibieke.95 1963 : Les visiteurs de la montagne glacée, Bingshan shang de laike����� (aka Visitors on the Icy Mountain/ Strangers

on the Ice Mountain/ Guest on an Iceberg), de Zhao Xinshui ���, Changchun, avec Liang Yin, En Hesen, Abudoulimiti.96 BLUM Susan, Portraits of Primitives, Ordering Human Kinds in the Chinese Nation, Rowman and Littlefield Publishers,

2001, p. 6897 Notre traduction.

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Pour un résumé de cela, voir en annexe le tableau des caractéristiques des minzuminoritaires selon un sondage effectué auprès de Han.

En dernier lieu, il convient de noter que les régions périphériques dans lesquels lesminzu minoritaires sont supposées vivre exclusivement ont un lourd passif dans l’histoirechinoise, et sont toujours synonyme d’exil. Dès la dynastie Qing, le Xinjiang était utilisécomme une terre de bagne où étaient envoyés les prisonniers, fonctionnaires déchus ouautres opposants au régime. Plus récemment, les laogai�� (les « camps de réforme parle travail ») sont et étaient en majeure partie situés au Xinjiang. La terre associée auxOuighours est donc parallèlement également associée à l’exil.

La frontière géographique autant que culturelle se voit donc créée dans l’imaginairechinois. Les minzu minoritaires se retrouvent confinées dans un espace lointain, séparéphysiquement du centre, reculé, dans une nature encore vierge de toute incursion humaine.La différence entre Han et minzu minoritaire peut de fait être légitimée par cette différencede « milieu naturel ».

b. Dessiner une frontière culturelle : mettre la différence en spectacleAprès avoir analysé de quelle façon a été créée une frontière territoriale entre Han etminzu minoritaire, il convient de voir comment cela s’accompagne d’une exacerbation dela visibilité de différences supposées entre ces deux groupes. Non content d’établir unefrontière physique, il y a également mise en place d’une frontière culturelle.

Dans ce but, nous nous intéresserons aux caractéristiques des minzu minoritairesparticulièrement mises en avant dans l’image que l’on donne d’elles, à savoir leurscostumes, et leur supposée habileté naturelle à chanter, danser, faire de la musique. Le butest de montrer en quoi ces représentations correspondent à une folklorisation des minzuminoritaires. Par folklorisation, nous entendons :

« toute transformation de pratique populaire originale en tradition populairereprésentée, mise en spectacle, à des fins affichées de divertissement, maisaussi à des fins cachées de captation idéologique ou politique, de profittouristique ou commercial. »98

La minzu minoritaire est d’abord rendue visible de telle façon qu’il n’est pas possible dela manquer, et ce, dès le premier regard. En effet, toute personne de la minzu minoritaireest forcément représentée dans un costume censé correspondre à son groupe. Cetaccoutrement particulier est constitué de plusieurs couches de vêtements colorés, ainsi quenombre de bijoux, parures, chapeaux (cf. image 199).

Image 1 : Photographie choisie pour représenter les Ouighours dans un livre chinoissur les minzu minoritaires

98 CUISENIER Jean, Repenser la notion de tradition populaire, in Cahiers slaves, Civilisation russe, F. Conte (Direction),

Paris, Université de Paris, septembre 1997, p.899 XING Li, LIAO Pin, YU Bingqing, LAN Peijin, China’s ethnic minorities, Foreign Language Press, Beijing, 2003, 118 p

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Ainsi, dès son apparition, la minzu minoritaire possède des signes sociaux permettantà tout un chacun de l’appréhender comme minzu minoritaire. Chaque mise en spectaclede la minzu minoritaire (comme par exemple lors de la soirée de nouvel an à la télévisionchinoise) la présente ainsi, ce qui contraste très fortement avec la sobriété des vêtementsdu public, qui est, dès lors, compris comme étant Han. Dans le documentaire de MylèneSauroy, intitulé « Le torrent qui porta le chant aux Ouighours »100, on assiste notamment àun spectacle à Kashgar (province du Xinjiang) où le contraste entre la scène et le public estfrappant : sur scène seulement des Ouighours en costumes aux couleurs de l’arc en cielaccompagnées de paillettes, le tout complété par des bottes et d’un pantalon bouffant pourles hommes. Chapeau de fourrure, tunique rose avec des sequins d’or et pantalon bleu pourles femmes. Face à ces extravagances, le public est habillé de noir, dans des vêtements detous les jours, ceux-là mêmes portés par les Ouighours quand ils ne sont pas une « image »de minzu minoritaire (cf. image 2).

Image 2 : Photographie prise à KashgarMarché aux bestiauxmai 2009

100 SAULOY Mylène, Le torrent qui porta le chant aux Ouigours, La Huit, Paris, 2005

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Si les documents iconographiques semblent suffisant à affirmer que les minzuminoritaires revêtent des costumes particuliers, un tel constat est cependant égalementrelayé dans les écrits. Ainsi, on peut lire dans un ouvrage de présentation des minzuminoritaires que :

« The minority people’s great accomplishments in the crafts of weaving andembroidery are fully demonstrated in their local costumes. Their clothes are ofhigh-quality materials, excellent workmanship and dazzling splendor. Since theseethnic groups live in different regions and engage in various kind of productivelabor, their clothes are of diverse designs. For instance, the northern nationalitiesinhabiting the Mongolian Plateau, the Qinghai-Tibet Plateau and Xinjiang Basinpasture land usually wear long garments, which are quite different in designfor each nationality.”101 “Les grandes réalisations des minorités dans les artsdu tissage et de la broderie sont pleinement démontrées dans leurs costumeslocaux. Leurs vêtements sont faits avec des matériaux de bonne qualité, sontd’excellente fabrication et d’une splendeur éblouissante. Etant donné que cesgroupes ethniques vivent dans différentes régions et se livrent à de nombreusessortes de travaux, leurs vêtements sont conçus différemment. Par exemple, lesnationalités du nord habitant le plateau mongol, le plateau du Qinghai-Tibet et lespâturages du bassin du Xinjiang portent en général de longs vêtements, qui ontune conception quelque peu différente pour chaque nationalité. »102

101 XING Li, LIAO Pin, YU Bingqing, LAN Peijin, China’s ethnic minorities, Foreign Language Press, Beijing, 2003, p.2102 Notre traduction.

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La différence est visible, et se veut visible car elle permet de repérer l’Autre que constituela minzu minoritaire. Sous couvert de s’extasier sur des talents particulier de celle-ci, lediscours précédent est plutôt un moyen d’encadrer la minzu minoritaire dans une tâcheparticulière, qui, tout comme le paysage vierge, est en dehors de tout cadre temporel.

Lorsque l’on pousse un peu plus la connaissance de la minzu minoritaire, il estforcément fait état de ses compétences particulières en chant et en danse. Les Ouighoursen sont un parfait exemple. On ne peut donc décrire ces derniers sans dire qu’ils sont des« danseurs et chanteurs experts ».103 La meilleure démonstration des compétences sansnul autre pareil des minzu minoritaires en chant et en danse est le programme télévisé duréveillon du Nouvel An (qui totalise depuis de nombreuses années la meilleure audience dumonde), proposé sur CCTV. Sur les 4h de programme, plus de la moitié sont consacréesaux chants et aux danses des 55 minzu minoritaires, qui pourtant, ne constituent qu’environ9% de la population chinoise, d’après les sources officielles. Au programme du réveillon2010, des Ouighours chantaient et dansaient dans de fameux costumes104, sur un air dontle refrain était :

« Shenme Yakexi105 ? Shenme Yakexi ? ##### ? ##### ? Dang zhongyang dezhengce Yakexi ! ######### ! » « Qu’est-ce qui est Yakexi ? Qu’est-ce qui estYakexi ? La politique du comité central du parti est Yakexi ! »106

Le vêtement, la danse et le chant sont donc des éléments indissociables de la minzuminoritaire, qui permettent dès le premier coup d’œil de la reconnaître, et de l’appréhenderdans son folklore « ethnique ».

Les différences sociales sont donc déplacées sur deux autres terrains : le territoired’une part et la culture, ou plutôt le folklore d’autre part. La minzu minoritaire acquiert uneplace particulière du seul fait de sa supposée culture, une place déterminée spatialementmais pas temporellement. La rendre visible d’une manière si singulière permet en creuxd’appréhender son contraire : la minzu Han, moins haute en couleur, certes, mais à l’inverseplus civilisée et plus moderne, occupant une place imaginée comme centrale dans la Chinemoderne.

2. Réifier la minzu minoritaire dans une position subalterneLes concepts de Han et de minzu minoritaire ne fonctionnent l’un sans l’autre. Ils forment unbinôme qui se répond. La minzu minoritaire est colorée, en creux, le Han est alors vu commesobre. La minzu minoritaire vit dans une périphérie, le Han se retrouve de fait au « centre ».La minzu minoritaire semble arriérée, au contraire, le Han se distingue par sa modernité etson développement. Dans un tel binôme, non content de s’opposer, les concepts participentégalement d’une relation de pouvoir. Prôner la différence de la minzu minoritaire ne suffitpas, le but n’est pas de se contenter de l’éloigner, il faut plutôt s’en servir pour valoriser leHan. De fait, la différence est également marquée par une promotion de l’infériorité de laminzu minoritaire, faite implicitement.

a. Des êtres « primitifs » et incontrôlables103 XING Li, LIAO Pin, YU Bingqing, LAN Peijin, op. cité, p.3104 La vidéo est disponible sur Internet : http://www.youtube.com/watch?v=uEjSaxjmSJ8 , dernière consultation 5 août 2010.

105 Yakexi n’a pas de sens en mandarin mais il imite le terme ouighour yaxši, dont la signification est « bon».106 Notre traduction.

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Pour reprendre très rapidement un élément déjà détaillé précédemment, notons que lechant et la danse sont omniprésents chez la minzu minoritaire. D’une part cela permetde la rendre visible, certes. Mais il y a également une autre utilité. En effet, la minzuminoritaire ne semble être représentée que chantant et dansant. Ces états apparaissentcomme étant son état naturel, son moyen de vivre et de communiquer. Plus encore, chanteret danser semblent être des actions incontrôlables, et comme pris de frénésie, les membresde la minzu minoritaire se mettent automatiquement à effectuer de tels actes dès lors quel’expression de sentiments est nécessaire. La conséquence d’une telle représentation est decomprendre la minzu minoritaire comme un groupe d’êtres primitifs, incapables de contrôlerleurs actes.

Cet aspect primitif de la minzu minoritaire est rendu clair grâce à deux éléments trèssouvent mis en avant lorsqu’il s’agit de donner une image de celle-ci. Il s’agit d’une partd’une érotisation et d’autre part d’une exotisation.

A Pékin existe depuis quelques années un parc des minzu minoritaires, qui, à nos yeux,n’est pas loin d’une exposition coloniale. Ce parc est composé par de nombreuses aires,chacune étant destinée à une minzu minoritaire. Ont été reproduits l’environnement supposéde celle-ci : maisons, jardins, dans lesquelles des groupes de personnes se produisenten de courts spectacles de chant et de danse dans la plupart des cas. Il est intéressantde noter qu’une grande majorité des personnes représentant les minzu minoritaires sontdes femmes, rendues visibles par les procédés expliqués précédemment. Représenter laminzu minoritaire à travers des images de femmes est largement fait. Une universitaire arelevé les images représentant les minzu minoritaires dans la presse du Yunnan (provincedu sud-ouest de la Chine). Parmi tous les documents iconographiques analysés, près de lamoitié représentaient des femmes, 18% des maisons de minzu minoritaires et seulement13% des hommes107. Pour en revenir au parc des minorités de Pékin108, il convient devoir comment celui-ci apporte de l’exotique dans la ville. Cependant, ce lieu de différencesest bien délimité. Dans cette enclave peut s’exprimer la diversité, laquelle ne se mélangepas avec la modernité du reste de la ville. Le parc se voit donc entouré par ce qui ledomine, le « centre », celui qui a le pouvoir de mettre en scène cet exotisme. En parquantune certaine idée des minzu minoritaires, représentées par une exacerbation de tous leséléments folkloriques déjà définis, les autorités se mettent dans une position supérieure,celle de celui qui regarde. Enfin, l’infériorité des minzu minoritaires est explicitement dévoiléetous les matins, lorsque tous les acteurs sortent du parc, de l’enclave exotique donc, pourarriver en terrain dominateur et rendre honneur au drapeau chinois, le tout au son de l’hymnenational chinois.

Image 4 : Photographie prise devant le parc des minzu minoritaires, à Pékin, le matin,au lever du drapeau chinois au son de l’hymne national

107 BLUM Susan, Portraits of Primitives, Ordering Human Kinds in the Chinese Nation, Rowman and Littlefield Publishers,2001, p. 70

108 D’autres parcs de la même nature existent dans d’autres villes en Chine, à Shenzhen notamment.

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Dru Gladney109 met en lumière l’érotisation de la minzu minoritaire à travers l’utilisationomniprésente du corps féminin dans les représentations. Il présente ainsi la « Yunnanschool », une école et un courant de peinture qui s’intéresse principalement aux minzuminoritaires. Notons que les artistes n’appartiennent en grande majorité pas à uneminzu minoritaire. Les tableaux représentent très souvent des femmes, dénudées, parfoisdans des positions de soumission. Elles sont objectivées dans des postures colorées etexotiques.110 Dans chacune des images se trouvent des éléments « ethniques », certainsartistes allant même jusqu’à rajouter des éléments pris dans ce qu’ils estiment être une« culture africaine ».

La toile suivante a été réalisée par un artiste de la Yunnan school. Le titre est « SilkRoad » (« Route de la Soie ») et la personne représentée est censée être Ouighour. Leschameaux et dromadaires parsemés en arrière plan ont pour but de préciser le lieu où setrouve cette minzu : un désert, en l’occurrence un désert qui se trouve au Xinjiang auquelces animaux sont associés. Il est paradoxal de voir que les minzu minoritaires sont érotiséesdans les représentations, comme ici, et que dans le même temps on a tendance à présenterles minzu minoritaires de confession musulmane comme particulièrement discriminantes àl’égard des femmes, comme nous le verrons dans la partie suivante.

Image 3 : Toile de TING Shaokuang, « Silk Road »

109 GLADNEY C. Dru, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other Subaltern Subjects, Chicago, TheUniversity of Chicago Press 2004.

110 A noter que pas un seul tableau ne représente une femme Han. La représentation de celles-ci ne porte en effet que trèspeu sur des aspects sensuels. Elles sont constamment données à voir couvertes.

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II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique

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Dans une autre toile d’un artiste de la même école, ZHAO Yixiong, le sujet est unefemme Ouighour dénudée, qui, comme le titre l’indique « s’éveille » de sa vie traditionnelle.La vie moderne à laquelle elle accède apparaît grâce aux avions, installations nucléairesqui se trouvent en arrière-plan. Aucun doute n’est possible, ici encore, quant au lieu servantde décor à cette œuvre : la minzu minoritaire, représentée sous les traits d’une femme peuhabillée, est dans son environnement « naturel », même si celui-ci est en train de changer(pour aller vers un mieux) grâce au développement que l’on soupçonne apporté par le grandfrère Han. Le lien est clair entre la minzu minoritaire, cette femme et la modernité. En effet, ilsemble qu’en présentant ainsi un « réveil », l’artiste suggère que le seul moyen dont disposeles Ouighours pour arriver dans l’ère moderne est de se débarrasser d’une tradition arriéréeavec des femmes couvertes, des mosquées et des caravanes.

La représentation des minzu minoritaires à travers des images féminines permet biensouvent une érotisation mettant la minzu minoritaire en position subalterne vis-à-vis desHan. Les représentations visant à rendre ces mêmes groupes exotiques participe du mêmeprocessus, tendant à montrer les personnes des minzu minoritaires comme des êtresprimitifs, ou tout au moins, beaucoup moins avancés que les Han.

Image 4 : Toile de Zhao Yixiong, The awakening of Tarim

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b. Utiliser le facteur religieux pour montrer l’arriérationLa religion est largement utilisée par les autorités chinoises pour montrer l’arriération desminzu minoritaires. Dans la Chine actuelle, la région n’est pas interdite comme elle a pu l’êtreau plus fort de la période communiste. Cinq religions sont donc officiellement reconnues :le catholicisme, l’islam, le taoïsme, le bouddhisme et le protestantisme. La tolérance n’estcependant pas totale, et ce d’autant plus que certaines religions, et en particulier l’islam, sontconsidérées par les autorités comme un instrument de déstabilisation. Ce n’est pas tant lareligion qui est visée que certaines minzu minoritaires de confession musulmane. Le but dePékin est donc ambivalent. Il faut démontrer son support à l’islam tout en le contrôlant. Defait, alors que certains éléments de folklore sont mis en avant lorsqu’il s’agit de représenterles Ouighours, il convient dans le même temps d’obscurcir la force de la religion.

Dans ce but, est souvent utilisé ce que Roland Barthes appelait des « briquesidéologiques”, en insistant sur la possibilité de tomber dans des activités religieuses illégalesdès lors que l’on fait référence à la religion.

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A ce titre, on peut s’intéresser aux slogans muraux présents en nombre au Xinjiang.L’accent est en effet mis sur les activités religieuses illégales. Activités d’ailleurs considéréescomme illégales à partir du moment où elles n’ont pas été reconnues par les autoritéschinoises qui sont relativement strictes quant à la religion. A Turpan (ville du Xinjiang, à l’estd’Urumqi la capitale de la province), en ne marchant que pendant quelques minutes dansun des quartiers uniquement habité par la population ouighour (autour du minaret Emin), onpeut observer des dizaines de ces slogans :

« ################## ! » Celui qui tient un prêche alors qu’il n’en a pas lesqualifications se rend coupable d’activités illégales ! « ######### ! » Chacundoit boycotter la tentation des religions illégales ! « ######### ! » Participer àdes croyances illégales peut sérieusement endommager la vie ! « ########## ! »Attaquons sévèrement les activités religieuses illégales ! « ######### ! » Prendrepart à des croyances illégales peut détruire une famille ! « ######## ! » Participerà une croyance illégale appauvrit l’homme ! « ############## ! »111Tenir unprêche clandestin est une activité religieuse illégale !

A la lecture de ces slogans, on peut légitimement se poser plusieurs questions. Quel est lecritère de l’illégalité par exemple ? Sont-ce des activités qui sont réellement jugée illégalesdans d’autres pays également ou s’agit-il d’un jugement propre aux autorités chinoises ?En effet, à ce sujet, après 1949, la Chine a vu une réécriture des pratiques religieuses etculturelles afin qu’elles soient conformes aux dogmes du parti. Dans le cas des Ouighours,le problème est lui aussi très important tant la place de la religion dans la vie quotidiennes’est vue dorénavant contrôlée par le parti. Dans ces slogans on peut surtout voir l’influencedu « document 7 » du bureau politique du Parti Communiste Chinois (PCC), publié en1996. Ce document insiste en effet sur les activités religieuses illégales, sur les influencesétrangères et sur l’infiltration islamique dans la région. Il donne alors une liberté totale auxautorités locales pour exercer une répression sur toute activité qui échappe au contrôledirect du gouvernement. En martelant ces slogans sur presque tous les murs des quartiersmusulmans, les autorités ne cherchent pas seulement à limiter les activités religieusesillégales. En effet, l’illégalité n’étant pas même clairement définie, il semble que ces slogansont surtout pour but une limitation des activités religieuses.

Parallèlement, en associant minzu minoritaires et notamment la minzu ouighour etreligion (et sa supposée dérive illégale), on tend à rappeler le côté primitif de ces personnes.La religion serait alors une des sources du moindre avancement des Ouighour ou detoute autre minzu minoritaire. Alors que dans la majeure partie de la Chine, les différencesentre les deux sexes dans le monde professionnel sont considérées comme dues à un« conservatisme idéologique », les universitaires Chinois estiment que chez les Ouighours,les mêmes inégalités sont le fait de l’islam et notamment de sa structure patriarcale112.Le machisme dont souffrent les femmes au Xinjiang serait donc du à l’Islam. Le but estde montrer une société musulmane où la femme est dominée. Ainsi, comme le souligneVanessa Frangville, dans le film « Fleurs rouges de Tianshan »113, les hommes :

111 Slogans muraux à Turpan, relevés en mai 2009.112 BELLER-HANN Ildiko, Work and gender among Uighur villagers in Southern Xinjiang, in Cemoti, n°25-Les Ouighours au

XXème siècle, n°25, janvier-juin 1998, en ligne: http://cemoti.revues.org/document55.html113 1964 : Fleurs rouges de Tianshan, Tianshan de honghua ����� (aka Red Blossoms in the Tian Moutains/ Red Flower

of Tianshan), de Cui Wei��, Beijing/ Xi’an, avec Fadiha, Alibieke.

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« qui s’apprêtent à voter refusent de voir une femme à la tête du village. L’und’eux affirme que : « Allah lui-même n’aime pas que les femmes soient (chef)» (lian zhenzhu dou bu xihuan nüren shi (duizhang) ########## (##)). »114

Le problème qui se pose est de ne pas lier cette condition féminine à celle observable au« centre », qui malgré l’absence de l’Islam, n’est pas mieux.

Toujours en ce qui concerne la religion, lorsque le déplacement n’est pas fait sur unaspect primitif de celle-ci, il s’opère par un basculement dans le champ des coutumes,du folklore et des traditions. Certains sites de pèlerinage deviennent ainsi des attractionstouristiques ce qui permet au gouvernement tant de « démontrer publiquement son soutienà l’Islam »115 que de limiter « les aspects de la pratique religieuse considérés comme hostilesà l’Etat ». Un autre exemple se trouve dans un documentaire116, au cours duquel desOuighours de Chine et d’autres exilés au Kazakhstan expliquent comment dans certaineschansons « Allah » a été remplacé par « ami » ou par « des choses plus modernes, l’amour,le travail ».

En ce qui concerne la religion musulmane, les Ouighours se voient donc traités de deuxfaçons par l’Etat chinois. Il s’agit d’une part de limiter cet aspect de la culture, au profit d’unefolklorisation toujours plus grande. Il s’agit également de pointer en quoi la croyance de laminzu minoritaire fait d’elle un groupe encore primitif.

Les représentations sur les minzu minoritaires ont un but politique très important enRPC. Il ne s’agit pas tant de représenter ces groupes dans une certaine réalité, maisde créer une image de la minzu minoritaire. Cette dernière présente un groupe isolégéographiquement et culturellement. Différent donc, mais également inférieur à celui auquelil s’oppose, tant ce sont les aspects folkloriques qui sont mis en exergue. Peu importe laréalité socio-économique, les discours et images qui inondent les médias, manuels scolaireschinois se doivent de créer l’ombre bienfaitrice du Han à chaque fois qu’il est question deminzu minoritaire.

Chapitre 6. L’Autre subalterne et l’aplanissementdes différences : fonder un nouveau modèle d’unitépolitique et sociale

Une nouvelle fois, nous partirons d’un exemple pour l’introduction de chapitre. L’imagesuivante, dont le titre est « J’aime la Grande Muraille » (wo ai changcheng ����), noussemble en effet tout à fait significative de l’intégration du concept de minzu dans unprojet d’unité politique en RPC. Cette toile, réalisée en 1985 pour l’Association Islamique

114 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine :

analyse de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007 ,

p. 166115 HARRIS Rachel et DAWUT Rahilä, Mazar Festivals of the Uyghurs: Music, Islam and the Chinese State, in British Journal

of Ethnomusicology, Vol. 11, No. 1, Red Ritual: Ritual Music and Communism, 2002, p. 107116 SAULOY Mylène, Le torrent qui porta le chant aux Ouigours, La Huit, Paris, 2005

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Chinoise117, représente des minzu minoritaires musulmanes, au vu de leurs costumeset positions symbolisant une joie simple, ainsi que l’instrument de musique tenu par undes personnages. Une fois n’est pas coutume, ces protagonistes ne sont pas ancrés ausein d’un paysage vierge de toute intervention humaine puisqu’ils se retrouvent sur laGrande Muraille. La présence de celle-ci dans une toile représentant l’unité chinoise danssa multiethnicité peut sembler paradoxale tant la Grande Muraille est souvent présentéecomme l’instrument historique de protection de l’invasion de « Barbares ». Cependant,passant d’un symbole à un autre, l’édifice est aujourd’hui souvent présenté commel’exemple même de l’unité de toutes les « ethnies » de Chine, lesquelles auraient contribuéà sa construction. La Grande Muraille serait donc le symbole de l’union de tous pour lanation chinoise.

117 L’Association Islamique Chinoise (�������� zhongguo Yisilanjiao xiehui) est un organe officiel, créé en 1953, dont les butsprincipaux sont « d’aider les autorités chinoises à mettre en place la politique de liberté de religion », « de perpétuer la tradition del’Islam », « de chérir la patrie » ou encore « d’unifier les musulmans autour du projet de construction socialiste de la patrie », d’aprèsle site officiel.

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A travers cet exemple, nous souhaitons démontrer dans ce chapitre que la folklorisationdes minzu minoritaires n’a pas pour seul objectif de créer des rapports de pouvoir. Sila folklorisation permet de rendre visible la différence, nous tendrons à montrer queson utilisation dans la Chine contemporaine est également un moyen d’uniformiser ladiversité. Uniformisation mais également encadrement seraient donc les maîtres motsde la représentation des signes de différences en RPC. Fort de ce constat, nous nousinterrogerons sur le but d’un tel processus. En quoi une telle mise en spectacle d’unecertaine image des minzu minoritaires, le tout orchestré par les autorités, peut-il être utileà la formation de la nation chinoise ? Pour répondre à cette question, il nous sembleraintéressant de repenser cette représentation dans le cadre d’un modèle de nation chinoisejeune, qui, au moment de sa formation, avait pour volonté de se détacher des modalitésde l’Empire.

Ce chapitre aura donc pour sujet l’uniformisation de la diversité qui s’opère enRépublique populaire de Chine, et ses implications. Il sera ainsi question de la participationde ce processus dans la fondation d’un modèle culturel nouveau, d’unité politique et sociale.Enfin, il conviendra de se pencher sur les avantages de la constitution d’un tel modèle, outrecelui de participer à la conception idéelle de la nation chinoise moderne.

1. L’uniformisation de la diversitéIl est de bon ton en RPC de rappeler la liberté laissée aux minzu minoritaires, qui par leursspécificités enrichissent la culture chinoise dans son ensemble. Cependant, les autoritéssont en réalité jamais loin et les manifestations de ce qui pourrait passer pour de la tolérancesont en fait bien souvent guidée par la politique officielle. Un tel encadrement a l’effet inverseà celui qui est mis en exergue : une standardisation de la diversité et des particularités.

a. Une diversité culturelle standardLa tolérance semble être au cœur des politiques mises en place par l’Etat chinois àl’égard des minzu minoritaires. Est ainsi souvent fait cas des « politiques préférentielles »concernant ces dernières : possibilité d’avoir plus d’un enfant, points supplémentairesdonnés lors du concours d’entrée dans les universités… En matière culturelle, la même idéeest mise en avant dans les discours, et les différentes mises en scène des minzu minoritairesen seraient le témoin. En réalité, comme nous l’avons vu précédemment, cela participe dela relégation de la minzu minoritaire dans une position de groupe arriéré, légitimant par là-même la mission de civilisation du Han et de l’Etat chinois.

Cependant, cette exhibition d’images de particularismes imaginés comme locauxintervient dans le cadre d’un tout autre but. En effet, les autorités chinoises, sous couvertde tolérance, ont en fait un rôle qui consiste à contrôler toute manifestation de différenceculturelle au sein de la RPC. A travers les différents spectacles, mettant en avant toujoursles mêmes éléments (chants, danse, costumes, exotisme, primitivisme, couleurs, etc.), lePCC encadre la manifestation de la différence. Comme prise dans un cahier des charges,celle-ci devient alors uniformisée et standardisée. Le choix de telle ou telle cérémonie, detelle manifestation plutôt qu’une autre est à la charge des autorités, qui orientent donc defaçon générale le sens à donner à de tels événements.

Par ailleurs, l’encadrement de la différence culturelle dans le but de la standardiserapparaît également à travers l’utilisation qui est faite des symboles d’une essence supposéede la culture des minzu minoritaires. Dans le cas des Ouighours, les nouvelles modesconsistent à reprendre des éléments culturels vus comme essentiels, pour les calibrer dans

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un cadre officiel. Tout comme la chanson diffusée dans le train dont nous faisions état enintroduction du chapitre cinq, il s’agit souvent d’imiter une musique dite Ouighour et del’adapter à la pop-musique en vogue en Chine. De nombreux chanteurs ont suivi cette voie,notamment WANG Luobin, surnommé « Roi de la chanson du Nord-ouest » (xibuge wang����), qui chante en mandarin sur des airs à connotation Ouighour. Il en est de mêmepour DAO Lang et de son album « La première neige de l’année 2002 » (2002 ������2002 nian de diyi changxue) qui s’inspire de la musique du Xinjiang. Il ne s’agit pas bien sûrde réprouver ces mouvements au seul motif qu’ils ne respecteraient pas l’authenticité de lamusique ouighour, tout simplement car on ne saurait définir cette authenticité ; égalementcar les cultures se sont toujours influencées et ont toujours emprunté les unes aux autres.

Le problème se pose plutôt dans le sens où ces chansons sont utilisées de la mêmefaçon que les représentations du pouvoir central, en utilisant les mêmes symboles : lesclips sont ainsi souvent tournés dans des déserts, apparaissent des Ouighours en costumeen arrière-plan etc. Pour reprendre un artiste cité précédemment, DAO Lang, le clip dela chanson « La nuit de la prairie » (���� caoyuan zhi ye)118 met ainsi en scène uncouple de Ouighours en costume dans une prairie entourée de montagnes, avant d’avoirdes plans de déserts. De fait, par l’intermédiaire de ces chansons, il y a transmission deschoix de représentation définis par les autorités, les nouvelles pop-stars prenant le relais,et deviennent ainsi porte-paroles de la diffusion de l’image de la minzu minoritaire. Lemême phénomène est également décrit dans le documentaire de Mylène Sauloy119, où lesmukams120 sont repris en insérant des passages en mandarin et sont diffusés dans différentslieux du Xinjiang par les haut-parleurs publics.

Au nom de la promotion de la diversité, et de la tolérance vis-à-vis de celle-ci, il y a enfait en RPC des processus visant à enfermer les manifestations culturelles dans un cadredéfini au préalable par les autorités. Ce cadre étant le même, ou tout au moins suivant lesmêmes lignes, pour tout le territoire chinois, on peut observer une standardisation de ladifférence culturelle en Chine.

b. L’encadrement de la religion par le PCCEn ce qui concerne la religion, le processus à l’œuvre est le même que celui que l’on vientde définir. Il s’agit en effet de contrôler tout ce qui a trait à la religion dans le but d’imposerles lignes définies par le parti. Officiellement, c’est un discours de tolérance et de liberté dereligion qui prime. Il n’empêche que les autorités ont plutôt tendance à s’insérer au cœurdes questions religieuses. La religion doit être orientée dans le même sens que la politiqueofficielle.

A ce propos, le document n°7 émanant d’une session spéciale du Standing committeedu Politburo sur dix questions majeures à propos du Xinjiang, et datant de mars 1996, estparticulièrement significatif. Les grandes orientations qui en ressortent sont les suivantes :« renforcer la direction et le contrôle sur la religion », « mettre en place la politique desreligions du Parti », « les positions dirigeantes dans les mosquées et les organisationsreligieuses (doivent être) attribuées à des personnes talentueuses et dignes de confiancequi aiment leur mère patrie », « ceux qui sont hésitants ou supportent le séparatismeethnique doivent être rapidement remplacés », « renforcer l’éducation idéologique et

118 Pour consulter ce clip http://www.youtube.com/watch?v=BKZsLjV3O8s (dernière consultation 8 août 2010). A noter quele titre présente encore le terme « prairie » (caoyuan ��).

119 SAULOY Mylène, Le torrent qui porta le chant aux Ouigours, La Huit, Paris, 2005120 Musique traditionnelle ouighour.

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politique des personnes religieuses dans le but de former une jeune génération de dirigeantsreligieux qui défendront l’unité et l’unité ethnique de leur mère patrie ».

La politique du parti supplante donc toute orientation religieuse, laquelle ne pourra êtrevalable que si elle rentre dans les critères définis par les autorités. Il s’agit donc de rendrela pratique religieuse standard à la politique générale chinoise.

En résumé, on observe donc un comportement schizophrène de l’Etat chinois quipromeut et professe la différence de l’Autre alors que dans un même temps il met en placeles conditions de son éradication. Cette dernière serait alors dûe au processus inévitablede modernisation auquel toute nation est confrontée, et non pas à une action proprementmenée par Pékin. Tel est en tout cas le message donné.

2. La définition d’un nouveau modèle politiqueLe XIXème siècle est considéré en Chine comme un siècle d’humiliation et de débâcles dontsont rendus responsables tant les occidentaux que le gouvernement Qing en place. De fait,lorsque le régime communiste est instauré, il s’agit de définir un nouveau modèle politique,afin de se démarquer du précédent. On peut comparer sur certains aspects l’utilisation desminzu minoritaires dans la définition de ce modèle à la façon dont la IIIème République, enFrance, a insisté sur les particularismes locaux lors de la définition de la nation.

a. L’utilisation de l’environnement des minzu minoritaires pour définir lanationAfin d’affirmer la Chine comme un pays particulier, ont été mis en avant les éléments dela nature qui la rendaient unique. Dans le registre des records, « le plus… du monde », laChine présente nombre d’exemples, très largement utilisés. Il s’agit de fait de promouvoirles montagnes les plus hautes du monde (Himalaya) ou tout autre élément que l’on pourraitfaire sien pour se placer dans une posture positive. A ce titre est souvent utilisé le bassin deTurpan, comme étant le plus bas du monde, la ville de Turpan, comme le point le plus chaudde Chine, ou encore le K2 à la frontière entre la Chine et le Pakistan, dans la province duXinjiang, comme le deuxième plus haut sommet de la planète. Ce qu’il convient de noterici, c’est que ces lieux se situent justement dans les espaces que l’on associe aux minzuminoritaires. Par conséquent, celles-ci se voient directement associées dans le nouveaumodèle politique.

Au-delà des « records », l’environnement particulier des minzu minoritaires estégalement largement plébiscité lorsqu’il s’agit de décrire l’environnement chinois. Le désertdu Taklamakan, les montagnes de feu, le plateau du Pamir ou encore les montagnescélestes121 sont à ce jeu fortement valorisés lorsqu’il s’agit de vanter la beauté des paysageschinois. De fait, le territoire auquel on associe les minzu minoritaires, le Xinjiang dans lecas des Ouighours, est largement utilisé pour définir le modèle culturel de la RPC. Grâceaux paysages cités précédemment, il y a introduction d’une certaine authenticité dont lesgrands centres urbains chinois sont dépourvus.

b. L’intégration des minzu minoritaires à l’histoire chinoiseLes minzu minoritaires sont également présentées comme ayant leur rôle à tenir dansl’histoire chinoise. Plutôt que de faire prévaloir un système où un groupe est supérieur aux

121 Ces lieux sont tous dans la région autonome ouighour du Xinjiang.

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autres, comme cela était le cas sous l’Empire, il s’agit dorénavant de présenter l’histoirechinoise comme résultant d’un syncrétisme entre les différentes minzu. Tout en légitimantla place des minzu minoritaires dans l’Etat national chinois actuel, un tel processus permetde construire un modèle politique multiethnique.

Au musée de la région autonome ouighour du Xinjiang, à Urumqi, la notice introductivequant aux œuvres présentées est le moyen d’insister sur l’importance des locaux dansl’histoire chinoise :

« Xinjiang (…) is a region where multi nationalities live and many kinds ofreligions prevail. (…) In the long historical development process, the peopleof all nationalities living in here have worked in unity and helped one another,worked together. (…) We have selected a batch of fine works from them andrun this exhibition of these precious relics and auxiliary exhibits from the StoneAge to Qing dynasty for the purpose to show the contributions the people ofall nationalities in Xinjiang have made for safeguarding the reunification of themotherland, for enriching the motherland’s cultural treasure-house, and to makethe masses of audiences receive the education in patriotism.”122 “Le Xinjiang(…) est une région où vivent plusieurs nationalités et où de nombreuses sortesde religions ont prédominé. (…) Dans le long processus de développementhistorique, les peuples de toutes les nationalités vivant là ont travaillé dansl’unité, se sont aidés et ont travaillé ensemble. (…) Nous avons sélectionné unlot d’excellents de leurs travaux et conçu cette exposition de reliques précieuseset de pièces secondaires de l’Age de Pierre à la dynastie Qing dans le but demontrer les contributions faites par les peuples de toutes les nationalités duXinjiang pour garantir la réunification de la mère patrie, pour enrichir les trésorsculturels de celle-ci et pour faire en sorte que de nombreux publics puissentrecevoir une instruction patriotique. » 123

Le système politico-culturel en vigueur se doit donc de faire prévaloir une apparencemultiethnique dans la construction historique de la Chine, dans le passé mais également auprésent. Ainsi, toutes les manifestations faisant écho à un quelconque événement historiquesont le moyen de mettre en scène les minzu minoritaire. Plus récemment, tous les grandsévénements en ont eux aussi été le théâtre. La rétrocession de Hong Kong et de Macaoà la Chine populaire, les spectacles de Nouvel An, la cérémonie d’ouverture des JeuxOlympiques de 2008 à Pékin ont en commun d’avoir eu une représentation scénique deminzu minoritaire. Encore une fois, il ne s’agit pas de donner à voir la réalité à un momentdonné d’un de ces groupes, mais d’utiliser l’image que l’on donne des ceux-ci à une finpolitique. Ici, il s’agit de co-construire le sens du modèle politique et culturel de multiethnismeprôné par les autorités. Il n’y a dans ce sens pas de problème à ce que, parmi les 55enfants représentant les 55 minzu minoritaires lors de la cérémonie d’ouverture des JeuxOlympiques de Pékin, la plupart ne fassent pas partie des minzu minoritaires. L’importanceréside beaucoup plus dans le spectacle donné.

Il y a donc une promotion des régions, ou plutôt de l’image de caractéristiques propresà chaque région, si possible de minzu minoritaire, dans le but de la construction de la nation.

122 Extrait des panneaux d’information dans le musée de la RAOX à Urumqi. Relevé en mai 2009.123 Notre traduction.

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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A travers les représentations qu’elle en donne, Pékin fait de la minzu minoritaire unobjet de légitimation politique. L’altérité se trouve alors réifiée à travers des stéréotypes etpeut ainsi s’adapter au besoin du régime en place.

3. L’ « orientalisme oriental124 » au service de l’intérêt nationalIl sera ici question de l’intérêt apporté par la catégorie minzu minoritaire, ainsi que parles représentations qui en sont données, dans la Chine actuelle. Nous distinguerons deuxtypes d’intérêts. Le premier, que l’on pourrait qualifier d’idéologique, concerne la façon dontl’image des minzu minoritaire sert la création de la catégorie Han. Le second, plutôt detype économique mais politique également, se constitue à travers l’utilisation de la minzuminoritaire pour renforcer l’économie nationale. Les deux intérêts se construisent à traversla notion d’ « orientalisme oriental ».

a. La construction de la catégorie Han à travers l’image des minzuminoritairesLe concept d’ « orientalisme oriental » développé par Dru Gladney correspond à l’utilisation,par les élites chinoises, d’images et de représentations qui étaient celles de l’Occident surl’Orient. Il y a donc réception de celles-ci, intégration, puis reformulation à propos des minzuminoritaires. Nous ne détaillerons pas les représentations premières, résumons les plutôtpar une idée générale d’un fantasme d’un groupe exotique, lointain, incompréhensible, maiscependant considéré comme inférieur.

A propos des minzu minoritaires, ces représentations correspondent à tout ce que nousavons détaillé en amont de ce travail. Le concept de minzu minoritaire et tout ce qui lui estrattaché n’a finalement pas tant d’intérêt en soi. Il semblerait plutôt que sa fonction principalesoit la construction d’une catégorie ad hoc, celle de Han. Il est en effet difficile de trouverdes caractéristiques à celle-ci. Sa construction s’est donc opérée au travers d’une imagenégative, celle de la minzu minoritaire. Présenter les minzu minoritaires de façon colorée,exotique, arriérée, aurait donc pour but principal de définir en creux un Han sobre, développéet moderne.

La représentation de la minzu minoritaire en Chine participe donc du projet deconstruction nationale. Une telle représentation des minzu minoritaires a plus à voir avec laconstruction d’une représentation particulière des Han que des minzu minoritaires. Il s’agitde se construire, de construire Soi par opposition à l’Autre, diamétralement opposé sur unecertaine échelle du développement.

Par ailleurs, l’image de la minzu minoritaire a aujourd’hui l’avantage de présenter uneidée (pas forcément juste) de « l’authenticité ». Alors que les réformes sont nombreusesen RPC, et que les changements se font rapides, le rappel de la simplicité et du « vrai »contenus dans l’image de la minzu minoritaire joue le rôle de stabilité pour certains citadinsHan. L’image de la minzu minoritaire et de sa vie simple est alors largement prisée par lacatégorie de ceux qui se trouvent au milieu des changements de la Chine contemporaine,et devient alors un instrument de consommation.

b. L’utilisation de la minzu minoritaire pour renforcer l’économie nationale

124 Expression utilisée par Dru Gladney afin de qualifier la vision des minzu minoritaires par les Han. Celle-ci est parallèle

à la vision que l’Occident peut avoir ou a pu avoir de l’Orient.

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II. De la légitimation de la différence socioéconomique à la création d’un nouveau modèlepolitique

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Les minzu minoritaires deviennent attraction touristique. Entre quête de l’authenticité desurbains chinois et promotion de l’économie nationale, les éléments sont réunis pour queles minzu minoritaires et ce qui leur est rattaché (les régions de la périphérie du territoirechinois, les costumes, chants, danses etc.) constituent des instruments de consommation,sur deux points. D’une part la minzu minoritaire et son environnement naturel tendent à êtreconsidérés comme des destinations touristiques prisées ; d’autre part des produits locauxassociés à ces lieux et personnes sont dorénavant promus, en remplacement de produitsétrangers.

Il est ainsi de bon ton de consommer en Chine du vin de Turpan, ville connues pour sesraisins, plutôt que du vin français. Tout en gardant un certain exotisme, le consommateurachète dorénavant sur le marché intérieur. Il en est de même pour le tourisme. Pourquoialler à l’étranger lorsqu’il y a déjà tant à voir sur le sol chinois. Les zones associéestraditionnellement aux minzu minoritaires deviennent ainsi les nouvelles destinations àla mode en RPC. Cela présente un intérêt pour l’économie nationale autant que pourl’idéologie d’une « société harmonieuse » d’ « unité de toutes les minzu »125. Par ailleurs,cela ne demande pas une réflexion plus à propos sur l’idée de minzu minoritaire.

Pour preuve de l’inflation touristique que connaissent les régions associées aux minzuminoritaires, le tableau suivant présente le nombre de touristes au Xinjiang au début età la fin de la décennie quatre-vingt dix. Nous n’avons pas trouvé de statistiques fiablesplus récentes, mais la forte augmentation du nombre de visiteurs a semble t’il continuédans les années suivantes. Pour donner un ordre d’idée, un article de l’agence officielle depresse Xinhua faisait état de 8,740 millions de touristes au Xinjiang entre janvier et juin 2008(Chinois et étrangers confondus).126

Tableau 8 : Caractéristiques du tourisme au Xinjiang dans la décennie quatre-vingtdix127

1990 1999TOURISTES CHINOIS 1 672 200 6 946 000TOURISTES ETRANGERS 79 833 223 829NOMBRE D’ HOTELS 49 176

Entre 1990 et 1999, le nombre de touristes au Xinjiang a donc augmenté, qu’ils soientChinois ou étrangers. Cependant le nombre de touristes chinois a augmenté dans uneproportion plus grande que les étrangers (multiplication par 4,1 contre multiplication par 2,8).

Avec l’augmentation du volume de touristes, une tendance à faire des minzuminoritaires des objets de plus en plus folklorisés est rendue plus prégnante. Dans cescas là, souvent, l’on peut observer une reprise des critères imposés par les Chinois (parles autorités et l’opinion commune de fait) par les minzu minoritaires elles-mêmes à desfins commerciales. C’est le cas par exemple dans les environs de Kashgar, au tombeaud’Abakh Hoja. A l’arrivée au tombeau, après une courte visite, le touriste est tout desuite accompagné vers un spectacle de danse. Alors, entre des arbres fruitiers, commesortant d’une exposition coloniale, des jeunes femmes dans les tenues les plus affriolantespossibles s’avancent et se lancent dans une danse, le sourire aux lèvres. Devant un tel

125 Deux slogans en vogue en RPC : la construction d’une « société harmonieuse » (hexie shehui ����), lancé en 2003 ainsique « l’unité des nationalités » (minzu tuanjie ����).

126 http://www.french.xinhuanet.com/french/2008-07/20/content_676053.htm , dernière consultation 8 août 2010.127 MACKERRAS Colin, China’s ethnic minorities and globalisation, Routledge Curzon, London, 2003, p. 113

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spectacle, il faut retenir deux choses : d’une part, il s’agit encore une fois de femmesmises en scène pour représenter les minorités. D’autre part, elles entrent totalement dansla représentation que l’on a donnée de cette minorité : costumes colorés, danse, chant,visage bonhomme. Avec le développement du tourisme depuis les années 1990, de telsspectacles sont de plus en plus courants.

Ce sont d’ailleurs la description de tels spectacles qui confèrent tout leur pouvoird’attraction aux nouvelles zones touristiques. L’environnement naturel exceptionnel estdonc vanté, certes, mais l’insistance se fait toute particulière en ce qui concerne lapopulation locale, ainsi décrite par un officiel de Hami128, lors d’un discours donné pour ungroupe de chercheurs lors de leur passage dans cette ville :

"Here all is harmonious, and the people are as one (…) in our march toward abright tomorrow [on] the silk road, the homeland of song and dance.”129 “Icitout est harmonieux, et les gens ne forment qu’un (…) dans notre marche versun lendemain brillant, sur la route de la soie, la patrie de la chanson et de ladanse. »130

Dans un tel contexte, toute utilisation de l’image de la minzu minoritaire est donc contraintepar le pouvoir central. La spectacularisation de plus en plus importante permise par ledéveloppement du tourisme « ethnique » renforce l’idée imaginée de la minzu minoritaire,laquelle ne peut plus être appréhendée dans sa forme originale. Le Ouighour croisé dansune rue de Pékin ou d’une autre grande agglomération de la Chine de l’est n’est pas laminzu minoritaire telle que représentée dans les esprits, et ne fait figure que de pâle copieaux yeux de bien des personnes. La minzu minoritaire, soustraite de ses attributs et de son« environnement naturel » se retrouve alors quasiment invisible.

L’intérêt le plus important porté par un tel processus est d’effacer toute questionéconomique ou sociale sur les relations entre les différents ressortissants de la RPC, auprofit d’une seule représentation imaginée. La représentation des minzu minoritaires sousles formes décrites au préalable peut être décomposée en deux étapes. Il s’agit dans unpremier temps de rendre visible la différence de l’Autre afin de constituer une hiérarchiedans laquelle le Han supplante tous les autres. Dans un second temps, l’intérêt de l’imagede la minzu minoritaire créée est de participer à la formation d’un modèle d’unité politique.En remplaçant la description de la réalité par une image maintes et maintes fois répétée,les autorités chinoises ont réussi à rendre caduque tout questionnement quant aux réalitéssocio-économiques des minzu minoritaires, ces dernières ne représentant que des groupeshomogènes et unis de joyeux lurons.

On peut légitiment se demander quelle utilisation est faite, de la part des minzuminoritaires elles-mêmes, et dans notre cas, de la part des Ouighours, du bloc dereprésentations donné par l’Etat chinois. Y-a-t’il un rejet de ces images, une intégrationde celles-ci, une utilisation du corpus en vue d’obtenir certains avantages politiques et/ouéconomiques ?

128 Ville du Xinjiang, célèbre à travers la Chine pour ses melons.129 FRANK Andre Gunder, On the Silk Road: An 'Academic' Travelogue, in Economic and Political Weekly, Vol. 25, No. 46,

17 novembre 1990, p. 2538130 Notre traduction.

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III. Intégration et rejet de l’image de la minzu minoritaire créée, le cas des Ouighours en Chine ethors de Chine

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III. Intégration et rejet de l’image dela minzu minoritaire créée, le cas desOuighours en Chine et hors de Chine

Cette courte partie, comparée aux précédentes, a pour objectif de s’intéresser au degréd’intégration du corpus de représentations donné par les autorités chinoises sur la minzuminoritaire Ouighour par cette dernière. Le terrain peut être assez glissant, dans le sens oùil est difficile d’analyser la situation pour un groupe entier. Le traiter ainsi serait accepter lavision d’une entité unique et homogène, ce que nous nous récusons à faire. L’analyse serade fait moins précise que les précédentes, s’intéressant surtout aux enjeux que supposentune intégration des représentations et une réutilisation de celles-ci. Nous soulèverons doncdes pistes plutôt que donnerons de véritables réponses.

Nous avons montré en introduction comment le groupe Ouighour est une entitéconstruite, dont la genèse est principalement due à l’Etat chinois. Nous nous permettonscependant d’entreprendre le sujet de l’intégration (ou non) des représentations par lesOuighours pris comme individus de cette entité dans le sens où, de nos jours, la pertinencede ce groupe n’est pas remis en question par les individus même.

Comme le souligne Elisabeth Allès :« Le Xinjiang demeure un espace où il est toujours malaisé de dégager desprincipes d'identité commune ou une véritable forme d'unité. Toutefois,sous l'effet du temps, de la répression, des discriminations, des distorsionséconomiques et des migrations hors du Xinjiang, un sentiment d'appartenance àcette entité spécifique fait son chemin en ce tournant du XXIème siècle. »131

Partant du constat qu’aucune des sources étudiées ainsi qu’aucune discussion sur placene faisait état d’une remise en cause de la catégorie Ouighour, nous prendrons donc cegroupe sans en questionner sa nature, en admettant qu’avec un raisonnement tel que celuidonné dans la citation, il est possible de conclure à un sentiment d’appartenance communau groupe Ouighour de nos jours.

Il va s’agir de se demander si la vision chinoise d’une minzu minoritaire apte à chanter,danser dès que l’occasion lui en est donnée, toujours en costume folklorique, colorée etjoyeuse dans son environnement immaculé est intégrée ou non par celle-ci. Auquel casil convient de s’interroger sur les raisons de se conformer à un tel point de vue, et de sedemander quels peuvent donc bien être les enjeux sous-jacents.

Nous faisions état, en introduction générale, de notre parti pris pour le principe d’uneidentité relationnelle plutôt que primordiale. Nous essaierons d’étayer ce constat à traversquelques éléments pris sur les groupes Ouighours hors de Chine. Il s’agira ainsi de voir siceux-ci posent les mêmes idées générales dans leur construction d’une certaine identitéouighour que ce qui peut être donné à voir et dit en Chine populaire. Il nous semble

131 ALLES Elisabeth, Usages de la frontière : le cas du Xinjiang (XIXe-XXe siècles), in Extrême-Orient, Extrême-Occident,

Année 2006, Volume 28, Numéro 28, p. 10

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particulièrement intéressant d’avoir ces groupes témoins dans un contexte mondialisé. Ace propos, les thèses développées par Arjun Appadurai dans « Après le colonialisme, lesconséquences culturelles de la globalisation »132 seront utilisées, notamment sur l’idée decommunautés déterritorialisées qui recréent une territorialité dans un espace nouveau. Pourcela, l’auteur montre l’importance de l’imagination, qui permet de perpétuer des élémentsidentitaires que beaucoup ne liaient qu’à la territorialité. Nous tenterons de voir en quoi ceprocessus marche-t-il dans le cas de communautés Ouighours hors de Chine et quellesinteractions peut-il y avoir avec les représentations des autorités chinoises sur la minzuminoritaire Ouighour. Rappelons que ces dernières sont concomitantes de la constructionde la nation chinoise. Il convient donc de se demander si elles sont reçues de la mêmefaçon chez des groupes en dehors de ce processus de construction nationale.

Nous chercherons à savoir dans quelle mesure la thèse d’Appadurai est applicableau cas étudié. Ce dernier montre le bricolage auquel se livre l’imaginaire collectif lorsqu’ils’approprie des éléments extérieurs, pour les orienter selon ses propres finalités, dans unprocessus de construction identitaire. Nous essaierons donc de voir à quoi ressemble oupeut ressembler ce bricolage dans le cas des Ouighours de Chine et de l’étranger. Nousdévelopperons pour ce faire deux chapitres. Le premier concerne la réappropriation ou nondes représentations faites par les autorités chinoises, à propos des Ouighours par eux-mêmes et les interprétations que nous pouvons en faire ; le second porte sur le rapportdes communautés de Ouighours hors de Chine aux éléments culturels ouighours et ce quecela connote.

Chapitre 7. Une réappropriation des représentationsfaites par la RPC sur les Ouighours par ces derniers ?

Comme nous l’avons précisé en introduction de cette partie, nous prendrons le groupeOuighour comme tel, c’est-à-dire sans refaire l’historique de sa genèse et les enjeux quecela implique. Nous utiliserons donc les termes « Ouighours » et « Han » comme desartefacts de recherche. Le passage ci-dessous explique notre position:

« The forms of resistance presented here show that the CCP’s ideological projectin Xinjiang – to win recognition as the sole legitimate representative of Uyghurinterests and to make Uyghurs think of themselves as Chinese (jonggoluq133)and citizens of the PRC- has not been successful. In other words, this resistanceexposes the gap between the state’s vision of Uyghurs as PRC citizens andthe Uyghurs’ understanding of themselves as first and foremost Uyghurs.”134 “Les formes de résistance présentées ici montrent que le projet idéologique duPCC au Xinjiang – gagner la reconnaissance de constituer le seul représentantlégitime des intérêts ouighours et faire que les Ouighours se considèrent comme

132 APPADURAI Arjun, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001133 Ce terme signifie « Chinois » en ouighour. Il est proche du terme chinois « zhongguo ren » (prononcé djonggouo jen)

dont la signification est la même.134 BOVINGDON Gardner, The not-so-silent majority : Uyghur Resistance to Han rule in Xinjiang, in Modern China, vol. 28

n°1, janvier 2002, p. 44

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Chinois (jonggoluq) et citoyens de la RPC- n’a pas réussi. En d’autres termes,cette résistance révèle le fossé entre la vision étatique des Ouighours commecitoyens de la RPC et la compréhension que les Ouighours ont d’eux commeétant d’abord Ouighours. »135

Bien sûr, nous ne considérons pas pour autant les Ouighours comme un groupe homogène,différentes opinions guidant en effet chacun de ses membres. Cet extrait a plutôt pour butde montrer l’appropriation de la catégorie de « Ouighour » opérée depuis sa mise en placeau début du régime communiste chinois. Notons également le développement des moyensde transport et de télécommunication dans la même période comme des facteurs ayantfacilité l’appréhension, par des personnes d’horizons divers, de la catégorie à laquelle ilsaffirment dorénavant appartenir. Enfin, une telle approche n’enlève pas de notre esprit lamultiplicité des identités de chacun. Nous ne sous-entendons pas que les Ouighours voientcette identité comme primordiale par rapport à d’autres aspects de leur identité. Le but est icide souligner la prégnance de l’auto-affirmation comme Ouighour plutôt que comme citoyende la RPC.

Après la mort de Mao, les années quatre-vingt ont constitué une décennie àl’atmosphère plus libérale, notamment sur le plan culturel. Des pratiques (religieuses ounon), interdites jusque là, ont de nouveau été autorisées. D’aucuns parlent à ce propos de« réveil culturel »136, c’est-à-dire que les Ouighours :

« se réapproprient leur identité et leur histoire par le biais des romans historiquesou de travaux de chercheurs ouigours - comme Turgun Almas- qui bénéficientde l’atmosphère libérale du moment. Les manifestations de l’identité culturelleouigoure vont se multiplier (activités artistiques traditionnelles, associationsculturelles, vêtements, etc.) »137

Peut-on pour autant dire que ce « réveil culturel » signifie que les Ouighours ont adhéréaux représentations de Pékin sur ce groupe, qui se voulaient être sur le terrain culturel, enaccentuant certains points plutôt que d’autres, certes, ce qui nous amenaient à parler defolklorisation ? Quelles sont les implications de l’utilisation de tels éléments ? Par ailleurs,utiliser le champ culturel de cette façon veut-il dire qu’il y a adhésion totale aux vues dePékin ?

Nous répondrons à cela en trois points. Il va d’abord être question de la naturerelationnelle de l’identité. Il s’agit de montrer que la construction d’un groupe se faiten référence à d’autres groupes et en confrontation avec l’Etat dans le cadre d’unecommunauté infra-étatique. Il est donc normal de retrouver des perceptions communes avecla définition faite par Pékin. Par la suite nous montrerons en quoi les Ouighours utilisentmajoritairement le champ culturel comme détournement du champ politique. L’espacepolitique, trop contrôlé ne peut être utilisé. Au contraire, le champ culturel, notammentlorsqu’il se sert des biais mis en avant dans les représentations développées par Pékinpermet plus de liberté. Enfin, il sera question des nuances qu’il y a quant à la conceptionde la minzu minoritaire faite par les autorités.

135 Notre traduction.136 KELLNER Thierry, L'évolution de la situation des Ouïghours au Xinjiang / Turkestan oriental depuis 1949, in Monde Chinois,

numéro 21, printemps 2010, p. 60137 KELLNER Thierry, article cité, p. 60

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1. L’identité relationnelle : la minzu minoritaire Ouighour et l’Etatnational chinois

Ce premier point se veut surtout être un rappel quant au principe d’identité relationnelle dontnous avons fait état, et de la façon dont cela s’applique aux interactions entre le groupeouighour « imaginé » et l’Etat-nation chinois.

La construction d’une identité d’un groupe peut se voir à travers un processusdialogique. Il y a d’une part des éléments dus à sa propre perception de lui-même, lesquelsinteragissent avec le contexte sociopolitique. De fait, la réunion de différentes personnessous l’ethnonyme « Ouighour » a joué dans les rapports de ceux-ci avec d’autres personnes,qui n’appartiennent pas à cette catégorie. Ceci mène à une cristallisation des identités dites« ethniques ». Dru Gladney rapporte à ce propos les paroles d’une universitaire qui avait étéprofesseur et étudiante de langue au Xinjiang au début des années 1950, dans un villagedont la majorité des habitants étaient Ouighours, mais qui comptait également des Kazakhset des Hui dans ses rangs. A cette époque, où la catégorisation en tant que minzu minoritaireHui, Kazakh ou Ouighour était très récente, elle avait observé peu de divisions entre lesdifférentes communautés, toutes musulmanes. Les pratiques religieuses se tenaient dansles mêmes mosquées. Au cours d’un voyage, en 2001, au même lieu, elle s’est renducompte que les prières se faisaient de façon séparées entre les différentes minzu. Cesdernières avaient également une plus forte conscience d’éléments les séparant.138

La reconnaissance, par l’Etat, de groupes officiels, et la catégorisation comme telsa donc mené à une cristallisation d’un sentiment identitaire particulier, le long de lignesdéfinies par les autorités.

Il convient de ne pas faire pour autant de cette supposée identité un élément totalementartificiel, dû seulement à l’action des autorités. Celles-ci jouent un rôle important, certes,mais que l’on ne peut appréhender de façon isolée. La catégorisation en tant que minzu desOuighours a été un révélateur. Les éléments qui sont aujourd’hui opposés aux autres minzune sont pas forcément artificiels, ils ont été sélectionnés parmi des éléments présents dansl’histoire et la culture des personnes qui figurent depuis le début 1950 sous l’ethnonymeouighour. Comme le souligne Ildiko Beller-Hann :

“Modern ethnic categories may have been largely created by the Chinesesocialist state, but these categorical ascriptions would have no force in thepresent without historical antecedents in the form of sentiments of territorialrootedness and belonging.”139 “Les catégories ethniques modernes ont peut-être été largement créée par l’Etat socialiste chinois, mais l’attribution deces catégories n’auraient pas de force dans le présent sans des antécédentshistoriques sous la forme de sentiments d’appartenance et d’ancrageterritorial. »140

Plus qu’un ancrage territorial, car comme le souligne Arjun Appadurai, ce n’est pastant l’appartenance à une localité qui permet de se créer une certaine identité, c’est

138 Propos rapportés par GLADNEY C. Dru, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other SubalternSubjects, Chicago, The University of Chicago Press 2004, p. 242139 BELLER-HANN Ildiko, Community Matters in Xinjiang 1880-1949, Towards a historical anthropology of the Uyghur,

Brill, China Studies, 2008, p. 20140 Notre traduction.

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plutôt la conscience et le savoir d’un héritage culturel choisi qui a pu servir de baseà l’ « ethnogenèse »141 du groupe ouighour moderne. Laquelle trouve ensuite tout sondéveloppement dans l’interaction avec l’Etat-nation chinois.

Pour conclure, il semble que l’on peut voir la minzu ouighour comme ayant opéré uncercle : un groupe identifié à l’origine par l’Etat-nation chinois a depuis fait sienne cettecatégorie. Reste à savoir si la catégorie a été redéfinie par le groupe lui-même afin del’exploiter dans ses propres termes, et si oui, de quelle manière.

2. L’utilisation du champ culturel pour faire face à l’absence d’espacepolitique

La thèse que nous développerons ici est l’utilisation de la scène culturelle par les Ouighourssuite à l’impossibilité d’agir sur un terrain politique fermé. L’affrontement se passe alors sur lemême terrain que celui utilisé par les autorités : les coutumes, traditions ainsi que l’utilisationde l’histoire en vue de s’inscrire dans un territoire défini comme « historiquement » sien.Nous montrerons comment la détermination des critères d’action se fait primordialementpar opposition à ce qui est prôné par l’Etat chinois. Cela soutient une fois de plus l’idéed’une identité relationnelle.

a. Une scène politique bloquéeToute revendication politique exprimée de façon expresse par un membre d’une minzuminoritaire est très rapidement taxée de « séparatisme ethnique », ce qui est contraire à laconstitution chinoise, et sévèrement puni.

La récente adoption d’une loi par les autorités régionales dans le but de criminaliserl’utilisation d’Internet pour « miner l’unité nationale, inciter au séparatisme ethnique ou nuireà la stabilité sociale »142 démontre bien le contrôle strict en matière de revendication politiqued’un membre de la minzu minoritaire ouighour. En dehors d’Internet, où la législation a étéplus récente, toute autre atteinte supposée à l’unité du pays est considéré comme un crime.Cela inclut toute « discrimination ethnique » ou toute « exacerbation d’un sentiment anti-ethnique »143. Il y a donc une criminalisation de l’action politique dès lors que celle-ci nes’inscrit pas en adéquation totale avec la ligne prônée par le Parti.

Nous ne développerons pas plus ce constat, pouvant être étayé par de nombreuxexemples. Nous partirons du fait que la politique de contrôle et de répression de l’actionpolitique s’exerce sur les membres des minzu minoritaires, et à ce titre sur la plupart desOuighours. Face à cela, l’alternative est bien souvent de passer par des réponses infra-politiques, en utilisant le canal dans lequel versent les autorités : celui de la coutume, dela tradition, du folklore et de l’histoire.

b. Le choix de l’espace « identitaire »

141 Terme de Dru Gladney, op cité, titre du chapitre 10, p. 350142 KELLNER Thierry, L'évolution de la situation des Ouïghours au Xinjiang / Turkestan oriental depuis 1949, in Monde Chinois,

numéro 21, printemps 2010, p. 62143 GLADNEY C. Dru, Internal Colonialism and the Uyghur Nationality : Chinese Nationalism and its subaltern subjects, in

Cemoti n°25, janvier-juin 1998, pp. 47-64, en ligne: http://cemoti.revues.org/document48.html

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En l’absence d’un espace politique permettant d’exprimer ses opinions, le relais est prisdans d’autres champs. Ce sont donc les affirmations d’ordre identitaire et religieux quisupplantent les autres.

Plusieurs questions méritent d’être soulevées quant à cette utilisation du domaineculturel, par la minzu minoritaire, quand il s’agit de se représenter et de donner à voir uneimage de soi-même aux autres. Tout d’abord, on pourrait s’interroger quant à la conscienceou non d’utiliser un domaine particulier et des éléments particuliers plutôt que d’autres.L’utilisation du champ culturel est-elle faite sciemment ou non ? Dans ce domaine, fairevaloir certains éléments plus que d’autres, l’est-il également ? Il convient également de sequestionner quant à la nature des représentations.

Prenons l’exemple, développé plus haut, de la spectacularisation des minzuminoritaires. Celle-ci est utilisée à des fins touristiques, entre autres, comme dans les parcsde minzu minoritaires par exemple. Un autre exemple de lieu de spectacle a été décrit àla fin de la seconde partie, à propos du tombeau d’Abakh Hoja. Nous y faisions référenceconcernant l’utilisation du tourisme sur les minzu minoritaires. Ici, ce qu’il convient de noterquant à cet épisode concerne les protagonistes du spectacle. En effet, le spectacle de danseest exécuté par des personnes de la minzu minoritaire Ouighour mais dans un cadre quicorrespond à ce qui est dicté par Pékin : danse, costumes « traditionnels » colorés, sourires,chant.

A travers ces deux exemples, les parcs à thème et les spectacles, ont peut voir lemême phénomène qui se décline différemment selon le lieu. Dans les deux cas il y a bienappropriation par des personnes des minzu minoritaires de codes qui leur ont été à l’origineassignés par les autorités chinoises. La question est de savoir si cela se fait consciemmentou inconsciemment. Nous pencherions plutôt pour, dans la majeure partie des cas, uneréappropriation consciente. En effet, il semble difficile d’admettre que les minzu minoritairesdeviennent elles-mêmes sujettes d’une vision chinoise sachant que cette dernière a undestinataire a priori : les Han. Par le truchement des minzu minoritaire, les autoritéschinoises ont cherché à trouver un autre inférieur pour définir le Soi de la minzu Han. Lesreprésentations des minzu ne se destinent donc en priorité pas aux minzu minoritaires maisaux Han. De fait, une intégration par une minzu minoritaire d’une description destinée auxHans semble peu plausible, ou tout du moins, seulement en partie.

Il s’agirait donc d’une réappropriation avec laquelle les minorités garderaient unecertaine distance. A défaut de combler les inégalités socio-économiques par des moyenspolitiques, ceux-ci étant automatiquement taxés de séparatisme (donc n’améliorent pasla situation et au contraire l’aggravent), les minzu minoritaires utilisent les moyens àdisposition. Elles usent donc du canal même utilisé par les autorités : celui de la culture etdu folklore. D’ailleurs c’est ce que signale Colin Mackerras :

« My explorations leave me in no doubt that the minorities want tourism, becausethey believe –correctly- that it will raise their standard of living.”144 “ Mesexplorations ne me laissent aucun doute sur la volonté des minorités d’avoir dutourisme, parce qu’elles croient –à juste titre- que cela va augmenter leur niveaude vie.”145

Il convient cependant de nuancer ce propos en s’intéressant aux destinataires de telsfonds. L’argent ne profite pas seulement aux minzu minoritaires, il existe déjà sûrement

144 MACKERRAS Colin, China’s ethnic minorities and globalisation, Routledge Curzon, London, 2003, p. 27145 Notre traduction.

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des différences entre les élites des minzu minoritaires qui en touchent plus que le simplecitoyen lambda, les représentants Han également, les agences de tourisme en Chine et àl’étranger. Il y a donc des chances que les élites de minzu minoritaires aient tout intérêt àverser dans de telles actions d’un point de vue économique autant que politique tant celamontre l’accointance avec la ligne centrale du Parti. Il convient donc, comme à chaque foisde ne pas voir la minzu comme un groupe homogène.

Après s’être intéressé à la forme, voyons ce qu’il en est sur le fond. Les éléments mis enavant dans cette période de « réveil culturel » sont-ils ceux accentués par la représentationofficielle, à savoir une « authenticité » simple et naturelle ?

Après la Révolution Culturelle, la décennie 1980 a été vue comme une période delibéralisme, tout au moins relatif. Il y a eu de fait nombre de romans écrits par des Ouighoursqui ont pu être publiés. D’après l’étude de Gülzade Tanridagli146, la plupart de ces romansutilisent des aspects historiques d’une part, mais sont surtout le moyen d’« inciter unesociété dominée à se réapproprier sa culture » par l’intermédiaire de la description de« mode de vie, usages et coutumes ayant un caractère de spécificités nationales » tels « lemariage, la naissance, le décès, les habitudes alimentaires et vestimentaires, en un mot lesmanières de vivre traditionnelles des Ouïgours ». Ce qu’il est intéressant de noter ici estla prégnance de thèmes traditionnels, qui semblent être les mêmes depuis des siècles. Aaucun moment il n’est fait état de différences sociopolitiques ni socioéconomiques, la seuleaspérité semble être d’ordre culturel. Par ailleurs, en insistant sur des éléments qui ont un« caractère de spécificités nationales », expression d’ailleurs non définie, la minzu ouighourest figée dans une culture une, unique et a-historique. Pas de référence au monde modernenon plus, ni à une interaction avec des personnes d’autres minzu. La minzu ouighour estdonc décrite comme vivant en vase clos.

La description correspond aux éléments mis en avant pendant un demi-siècle par lesautorités sur les minzu minoritaires. En faisant le choix de se présenter sous un aspect« authentique », les minzu minoritaires font en fait preuve de l’intégration des clichésvéhiculés par le pouvoir officiel.

La question religieuse est moins tranchée. On peut en effet observer depuisune trentaine d’années un phénomène de réislamisation consécutif au mouvement delibéralisation religieuse pris suite à la mort de Mao. De nombreuses mosquées ont ainsiété reconstruites ou restaurées dans cette période. Des écoles coraniques, le plus souventnon déclarées, ont également vu le jour. Un tel mouvement peut être analysé comme lavolonté de se distinguer des valeurs prônées par le centre, qui tolère du bout des lèvresla religion. La minzu minoritaire ouighour orienterait donc des éléments de son identité enfonction du « centre » mais contre lui, ce qui nuance notre précédent argument sur lesromans. Cependant, ces dernières années la religion a été de plus en plus liée aux quelquesmouvements politiques. Or, ceci est particulièrement contrôlé et ne permet qu’une faiblevisibilité. Cela a donc constitué un moyen pour Pékin de souligner le caractère arriéré de lareligion dans ces contrées et de justifier la position qui était et est la sienne, de contrôle dela religion et de dénigrement implicite de celle-ci comme élément d’arriération.

On peut conclure à mi-parcours que, sous couvert de se placer en opposition netteavec le régime de Pékin ou tout au moins avec les orientations politiques de celui-ci (par larevalorisation du champ religieux par exemple), la minzu ouighour a cependant tendanceà tomber dans les travers des représentations dominantes et de ne se considérer qu’à

146 TANRIDAGLI Gülzade, Le roman historique, véhicule du nationalisme ouigour, in Cemoti n°25, janvier-juin 1998, en ligne :http://cemoti.revues.org/document56.html

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travers des points qu’elle estime inévitables dans la définition de son identité : la religionet les coutumes. Certes, une certaine conscience prévaut : l’utilisation du même terrainque les autorités est un moyen de déjouer la fermeture de l’espace politique. Cependant, ilsemblerait que la majorité des représentations que la minzu ouighour donne d’elle-mêmesoit conditionnée par le flot de représentations délivré par Pékin.

c. Une tentative de légitimation par l’histoirePékin aime à user de l’histoire pour définir la Chine et sa grandeur. L’histoire est un moyenprisé de légitimation de bien des éléments, dont la présence de certains territoires au seindes frontières actuelles de la RPC. C’est par une utilisation toute particulière de l’histoire quele Xinjiang et ses populations sont considérés comme des éléments inaliénables du territoirechinois. Nous ne reviendrons pas sur la pertinence ou non de cela. Notons seulement quela question historique est en retour largement utilisée par les élites intellectuelles ouighouren réponse. Il est intéressant de noter le recours excessif de chacun à un élément, dontla pertinence n’est que peu défendable. Comment en effet faire prévaloir un groupe sur unautre sur ce territoire dès lors que ces deux entités, telles qu’elles sont définies aujourd’hui,ont à peine un siècle ? Avant de se placer sur le terrain historique, il faudrait recontextualiserles événements et les protagonistes afin que les arguments ne soient pas anachroniquestels qu’ils le sont de nos jours.

Dru Gladney rend compte dans un de ses articles d’une interview avec un de ses guidesqui lui déclara :

“The elegant paintings and wrapping in this tomb date to the Han Dynasty (206B.C.-220 A.D.) and are comparable in beauty and sophistication. A mummy inthe Xinjiang Provincial tombs also found in this area dates over 6 000 years oldand proves the Uyghur people are even older than the Han Chinese.”147 “Lesélégantes peintures et fourreaux dans cette tombe datent de le dynastie Han (206av. JC – 220 ap. JC) et sont comparables en beauté et sophistication. Une momiedes tombes provinciales du Xinjiang ayant également été trouvée dans cette zonea plus de 6 000 ans ce qui prouve que les Ouighours sont encore plus vieux queles Chinois Han. »148

Un tel argument est utile dans sa seule opposition avec son équivalent chinois. Sinon ilapparaît caduque tant il est anachronique et place le groupe ouighour il y a de nombreuxmillénaires alors que la genèse de ce dernier est l’œuvre de la Chine communiste.

Dans les ouvrages publiés après 1980 par des Ouighours149, la quasi-totalité relatedes événements historiques comme par exemple la révolution de Kumul150, qui est d’aprèsl’auteur de cet article « une des révoltes les plus sensationnelles de l’histoire ouïgoure ».Cette révolte a pourtant éclaté en 1913, à une date où on ne pouvait clairement pas parlerde groupe ouighour. Tout au long de l’article, l’auteur fait référence à des faits de l’histoire« ouighour » pour désigner des époques où le groupe ne constituait pas la communauté

147 GLADNEY C. Dru, Internal Colonialism and the Uyghur Nationality : Chinese Nationalism and its subaltern subjects, in

Cemoti n°25, janvier-juin 1998, p. 8148 Notre traduction.

149 TANRIDAGLI Gülzade, article cité, p. 3150 On la retrouve dans trois romans publiés en quelques années : La trace, L’homme qui se réveille tôt et La terre sanglante.

(TANRIDAGLI Gülzade, article cité)

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d’aujourd’hui. La démarche de Pékin de catégorisation des minzu minoritaires n’est doncpas remise en cause. La catégorie est réutilisée pour les événements d’aujourd’hui, soit,mais également pour ceux d’hier, ce qui est plus problématique. Cependant, ce qui reste leplus intéressant à relever est le recours constant à l’histoire de la part des Ouighour, qui, cefaisant, se placent sur le même terrain que les officiels et ne remettent en cause les règlesdu jeu édictées par ce dernier.

Tout l’intérêt de ces ouvrages réside cependant dans la description qu’ils font desOuighours et des autres protagonistes, appelés « Chinois ». A un « Chinois » ruséfait face un Ouighour victime, ignorant de la malice, et d’une simplicité déconcertante.Ceci correspond exactement à l’image des Ouighours créée par les représentationssuccessivement faites par Pékin.

L’intermédiation des politiques chinoises a eu comme résultat de créer un groupe quiessaie de se présenter comme uni alors que comme il a été démontré en première partie,historiquement on ne peut pas vraiment parler d’unité, et qui, bien souvent, reprend danssa propre description des traits de caractère qui lui ont été assignés par la représentationofficielle.

Il semble donc que, sans être totale, l’intégration de l’image de Pékin sur la minzuminoritaire par cette dernière est une réalité que l’on ne peut ignorer.

3. Des nuances quant à la position exercée par PékinNous concluions précédemment sur le constat d’une intégration assez importante de lapart de la minzu ouighour des représentations de Pékin sur elle-même. Nous souhaiterionsmontrer maintenant comment, sans remettre en cause cette conclusion, des événementsrécents viennent la nuancer.

a. Détourner la voie culturelleIl s’agit ici de voir qu’aussi objectif soit-il, le regard posé sur les minzu minoritaires par l’Etatchinois l’est moins lorsqu’il est repris à leur compte par les protagonistes mêmes. Nousrelevions précédemment une intégration de certains éléments « identitaires » créés parl’Etat chinois, par les minzu elles-mêmes. Il s’agit d’intégration dans certains cas, mais il peutégalement s’agir de réappropriation. Ce que nous entendons ici, c’est que dès lors que lesminzu minoritaires reprennent à leur compte un élément de folklorisation construit par Pékinà leur égard, elles peuvent parfois le détourner, tout en gardant une apparence d’exotisme.De fait, accepter certains de ces caractéristiques peut être compris comme une forme derésistance face à l’Etat chinois, étant entendu que ces stéréotypes présentent souvent desvaleurs que l’on ne souhaite applicables à la majorité. En créant une image négative du Hanappliquée aux minzu minoritaires, les autorités permettent à ces dernières de se représentercomme différentes, même en revendiquant certains traits qu’elles n’auraient pas revendiquéauparavant.

Il convient ici de ne pas voir dans une telle remarque une marque de relativisme. Toutesles traits assignés aux Ouighours par les autorités ne sont pas repris ni revendiqués parla minzu minoritaire. Ainsi, en 1987, un groupe d’artistes ouighours protesta contre uneexposition, à Urumqi, de portraits de Ouighours et de Centrasiatiques réalisés par desartistes Han. La plupart des tableaux représentaient des Ouighours en train de chanter,danser, mais également nombre de femmes nues. Tant la sensualité que la simplicité d’espritdes personnes présentées sur les toiles ont été remises en cause par les revendicateurs,

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qui se sont dits outrés d’être présentés ainsi, et seulement ainsi. Une des toiles visées estune de celles que nous avons présentée, « Silk road » de TING Shaokuang. 151

Etant conscient des différences entre les valeurs de modernité et de développementprônées par le gouvernement et ce qui est donné à voir des minzu, on peut légitimementvoir dans la reprise des représentations données par Pékin sur les minzu minoritaires unmoyen de faire valoir son désaccord quant aux valeurs prônées par l’Etat central.

b. Nuancer l’appartenance primordiale au groupe OuighourSi dans la plupart des cas, est mise en avant une appartenance au groupe Ouighour plutôtqu’à un autre, les exceptions existent quant à cette règle. Depuis le début de cette partie, laminzu minoritaire Ouighour a été plus ou moins traitée comme une entité, tout en gardanten tête le biais méthodologique auquel nous nous exposions.

Il existe cependant des exceptions à cet aspect, dont nous nous devons de faire état.Deux exceptions seront ici exposées : la revendication d’une origine « xinjiangaise » ainsique la revendication de l’appartenance à l’Umma.

En ce qui concerne le fait d’être un habitant du Xinjiang, il convient de noter que larevendication en tant que tel est assez récente. Elle advient en général dans les grandesvilles de l’est de la Chine, où Han, Hui ou Ouighours migrants du Xinjiang vers ces lieuxs’affirment d’abord comme étant « Xinjiangais » (« wo shi Xinjiangren » �����), etvantent alors la beauté des paysages de leur région d’origine ainsi que les merveilles desa gastronomie. Effectivement il s’agit encore là d’éléments choisis par les autorités lorsde la représentation des minzu minoritaires. Seulement, dans ce cas-là, il est intéressantde noter que plutôt que de se déterminer selon sa minzu, ce qui est généralement fait enRPC, les personnes vont se définir d’abord selon un territoire. De fait, les décorations dansles restaurants vont mettre en scène les images de plusieurs minzu minoritaires (Kazakh etOuighour par exemple dans un restaurant tenu par des Ouighours), ou vont prendre formedans la calligraphie des noms de plusieurs villes du Xinjiang, quel que soit la proportion dechaque minzu dans celles-ci.

On ne peut faire que des suppositions pour expliquer un tel changement, qui, rappelonsle, n’est pas général. L’intérêt de la création d’images de minzu minoritaires subalternestient sa place dans le processus de construction nationale. La force d’un tel systèmeréside dans l’éloignement tant physique que mental, de la minzu minoritaire, celle-ci étantmise au ban. Le fait que le ban en question est actuellement occupé pour moitié pardes minzu minoritaires mais également pour moitié par des Han, qui souvent y sont nés,change quelque peu la donne. La cohabitation réduit la mise à distance créée par lesreprésentations, même si celle-ci reste très présente. Par ailleurs, la prise de consciencede problèmes communs engendrés par la zone nucléaire chinoise installée au Xinjiang, àLob Nor, renforce peut-être la genèse de revendications d’une identité de la région. Ce nesont ici que des suppositions, que l’on ne peut considérer comme des affirmations devantle peu de preuves apportées.

La nuance apportée quant à une appartenance primordiale au groupe Ouighour passeégalement par le canal de la religion. Récent, cet élément peut sûrement être lié au contexteinternational, et notamment à l’intervention américaine en Irak en 2003. En somme, lesentiment qui émerge à partir de 2003 chez la plupart des musulmans de Chine est celuid’une attaque contre l’Islam sur la scène internationale, nécessitant de leur part une réaction

151 Episode relaté par Dru Gladney, Dislocating China: Reflections on Muslims, Minorities, and Other Subaltern Subjects,Chicago, The University of Chicago Press 2004, p. 271

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certaine, au travers notamment d’une des institutions représentant la religion auprès dugouvernement chinois telle l’Association Islamique de Chine. Avant cette date, il était trèspeu question d’une transversalité entre les différentes minzu minoritaires musulmanes,depuis qu’elles avaient été classées ainsi au début des années 1950. Il était plutôt questiond’une concurrence entre elles, notamment dans le cas du Xinjiang, où, à mesure que laquestion ouighour est mise en avant, les autres minzu minoritaires sont placées en retrait.La compétition pour le leadership dans la région se fait entre l’Etat et la minzu ouighour, lesautres minzu minoritaires étant souvent laissées de côté.

Or, depuis quelques années, les revendications se font sur une appartenance communeà l’Umma, au-delà de l’appartenance à chacune des minzu minoritaires. Cela nous amèneà nous questionner sur les modalités de ce changement transversal chez toutes lesminzu minoritaires de Chine catégorisées comme musulmanes, et donc notamment chezles Ouighours. Deux explications peuvent être plausibles et se compléter. D’une part ledéveloppement des nouveaux moyens de télécommunication et d’information qui ont facilitél’apparition de communautés transnationales. D’autre part, on peut se demander si lastigmatisation des populations musulmanes en Chine en tant que telles n’a pas poussécelles-ci à se percevoir d’autant plus comme appartenant à l’Umma. On revient ici àl’idée selon laquelle il y a une double construction des groupes, dans laquelle le contextesociopolitique joue un rôle très important.

L’identité est multiple et avant tout relationnelle ce qui fait que tout un chacun nese présente pas de la même façon en fonction de son interlocuteur, nous en sommesconvaincu. Il ne change pas sa personnalité mais divers aspects vont être mis en avant.Alors qu’en RPC, nombre de Ouighours ont tendance à faire valoir cet aspect de leurpersonnalité plus qu’un autre, et ce, dans la plupart des cas, il est cependant intéressantd’observer des évolutions quant à cette tendance. Cela prouve que l’appartenance à telleou telle minzu, présentée comme un élément inaliénable de l’identité personnelle, peut êtrepassée outre.

c. Vers une voie médiane ? L’exemple du feuilleton Filles du Xinjiang(Xinjiang guniang ����)En 2004 a été diffusé en Chine un feuilleton de la réalisatrice ouighour Wuliya Simayinuowa(��� •�����), dont le titre était « Filles du Xinjiang » (Xinjiang guniang ����). Nousutiliserons celui-ci, ainsi que l’analyse qui en est faite par Vanessa Frangville152, dans le butde montrer le paradoxe existant entre la volonté de la part de la minzu minoritaire de sereprésenter comme différente de ce qui est donné à voir par Pékin, et la résurgence desthèmes utilisés par ce dernier.

Il convient tout d’abord de noter qu’aussi bien la réalisatrice que les actrices sontOuighours. Ces dernières sont accompagnées d’un acteur Han. L’histoire se déroule autourde la vie de quatre sœurs ouighours, dont le père est professeur à l’Université centraledes minzu (zhongyang minzu daxue ������), située à Pékin. Deux d’entre elles habitenttoujours à Pékin, les deux autres sont à Urumqi. Il est intéressant, dans un premier temps,de considérer le lieu du déroulement de l’intrigue : Pékin. Ville de l’est de la Chine, maiségalement capitale politique de la RPC, la mise en contexte d’un feuilleton sur une minzuminoritaire dans un espace différent de celui traditionnellement utilisé est d’ores et déjànotable. Il s’agit de sortir la minzu minoritaire de la périphérie à laquelle elle est d’ordinaire

152 FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence en République populaire de Chine : analyse de la"minzu minoritaire" dans le cinéma de 1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, pp 327-330

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confinée : ni environnement naturel intact, ni zone synonyme d’authenticité autant qued’arriération, la minzu minoritaire est donc soustraite, une fois n’est pas coutume, à un deséléments la réifiant dans une position d’altérité subalterne. Par ailleurs, comme VanessaFrangville le souligne, il est intéressant de noter la volonté de la réalisatrice :

« de donner une vision complexe de l’identité des personnages : la sœurtraductrice exprime son trouble et sa difficulté à se situer en tant qu’individuféminin moderne dans une communauté déterminée culturellement ; une autresœur est tiraillée entre son attachement pour son ami han et le souvenir de sonmari ouigour qui l’a abandonné. La plus jeune sœur refuse de rentrer dans unXinjiang qu’elle n’a jamais connu et s’obstine à mener une vie plus indépendanteen s’engageant dans des troupes de danse à l’étranger. La sœur aînée paraît laplus stable, tant dans sa vie conjugale que dans sa vie professionnelle, ou dansson rapport à sa famille et au monde extérieur.153»

Le déroulement de l’action à Pékin autant que la complexité des personnages révèlebien la volonté de dépasser la vision Han de minzu minoritaires bonhommes, simples,arriérées et coupées de la modernité par leur éloignement géographique. Un tel effort estlouable, d’autant plus que relativement rare. Cependant, d’autres éléments du feuilletonsont révélateurs de l’emprise mentale des représentations majoritaires. Leur multiplicationet leur omniprésence dans l’espace public chinois sont telles que leur réutilisation par lesOuighours eux-mêmes, même lorsqu’il s’agit de traits de caractère peu flatteurs, constitueune réalité.

En premier lieu, tous les personnages ouighours présentés dans les différents épisodessont tous rattachés à la famille, membres de celle-ci ou appelés à le devenir. Au sein mêmede cette famille, les conflits ne sourdent pas et ne peuvent même être considérés : l’harmonieet l’unité au sein de la famille sont les seuls aspects développés.

Par ailleurs, une des quatre filles de la famille ne peut se marier avec son prétendant, unjeune homme han, car le grand-père ouighour l’interdit, au motif que la différence culturelleest trop grande entre les deux communautés, la minzu ouighour n’ayant pas encore atteintle stade de développement de la minzu Han.

La minzu ouighour se met donc d’elle-même dans une position d’infériorité vis-à-visdes Han, en reprenant à son compte l’image largement diffusée par l’idéologie officielle. Ilsemble donc que l’appartenance à une minzu soit encore un élément primordial dans lesrelations entre individus en RPC. En fonction de la minzu dont un individu est issu, sescomportements auront donc tendance à être régis a priori afin de calquer les discours etreprésentations portés sur sa minzu. La société chinoise se voit donc divisée entre sesdifférentes minzu, séparées les unes des autres par des frontières mentales et sémantiquesconstruites au travers de la catégorisation en minzu minoritaires et minzu majoritaire.

Chapitre 8. Convergences et divergences de l’impactdes représentations de l’Etat chinois sur la minzuouighour par les Ouighours hors de Chine153 Frangville Vanessa, thèse citée, pp. 328

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Les Ouighours de Chine sont aujourd’hui fortement marqués par les représentations quisont faites sur eux par l’Etat chinois. Cet impact est d’autant plus fort que l’appartenance àune minzu revêt une importance indéniable dans la régulation des rapports entre individusen RPC.

Nous avons répété notre parti pris pour le caractère relationnel de l’identité, cettedernière étant donc fortement liée au contexte sociopolitique dans lequel elle est entendue,et donc liée à l’Etat dans lequel l’individu évolue. Parallèlement, concernant les rapportsentre identité et localité, la thèse d’Arjun Appadurai154 s’oppose à l’idée de certains selonlaquelle, avec la mondialisation, des groupes d’individus, notamment migrants, perdraientde leur identité/culture avec la perte de leur localité. Pour l’auteur, le concept de localitéintrinsèque n’existe pas, le local ne pèse pas sur une identité, mais ce sont les groupes quiproduisent leur local dans un contexte historique déterminé. Avec ces deux idées en tête,émerge un questionnement quant aux formes de représentations de l’identité Ouighour parla diaspora ouighour. Comment celles-ci s’opèrent-elles, entre fondements « imaginés » deculture présents en Chine et contraintes étatiques diverses ?

Ce chapitre, également, sera plutôt l’occasion d’aborder des pistes de réponses quede véritables réponses et aura tendance à prendre les Ouighours hors de Chine commeune entité, sous le terme de diaspora, alors qu’il est clair que chaque individu de ce groupepossède une unicité, une histoire, et un rapport avec un Etat particulier qui ne permet pasde les plonger dans un même creuset. Nous prendrons cependant ce risque, dans le butd’observer les principales différences entre la minzu minoritaire ouighour et la diasporaouighour.

Concernant le terme diaspora, certains l’appliquent au groupe dont nous faisons état,d’autres non. Nous l’utiliserons car à nos yeux la définition moderne du terme diaspora peutcorrespondre à l’entité considérée. D’après un dictionnaire de relations internationales,

« La diaspora est la dispersion à l’étranger, ou en dehors de la terre natale voireancestrale, d’un peuple ou d’une ethnie. Ses membres revendiquent leurs racineshistoriques et cultivent, même s’ils résident dans plusieurs pays, un sentimentd’appartenance commune. Certains auteurs considèrent qu’une véritablediaspora doit être plus nombreuse que le foyer d’origine. La diaspora ne doit pasêtre confondue avec la situation des réfugiés, des personnes momentanémentdéplacées, ou des peuples transfrontaliers. »155

Les Ouighours hors de Chine pourraient donc prétendre au statut de diaspora, d’après cettedéfinition, à la condition de ne pas prendre en compte la proportion du nombre de personneshors du foyer d’origine ramené à ce même foyer. En effet, la proportion des Ouighours horsde la RPC par rapport à ceux qui y sont toujours est d’environ de un à dix. Cependant laréflexion moderne autour du concept de diaspora dépasse souvent ce critère. Nous nousautorisons donc à utiliser le terme diaspora à propos des Ouighours hors de la RPC.

1. Du passé au présent : convergence de la coutume et lienstransnationaux

154 APPADURAI Arjun, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001, voir lapréface de Marc ABELES155 CHAIGNEAU Pierre (sous la direction), Dictionnaire des relations internationales, Economica, Paris, 1998, 592 p,

entrée diaspora

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a. La tradition comme sentiment d’appartenance communeCe qu’il est de plus simple à observer chez la diaspora, c’est la perpétuation d’élémentsde l’ordre de la coutume. Moins dépendants du contexte sociopolitique, même s’ils nepeuvent être considérés indépendamment, ces derniers constituent le socle le plus visiblede la revendication d’appartenance à la communauté ouighour, particulière par rapport aupays d’accueil. Ainsi, dans une ville turque, les immigrés ouighours se sont regroupésdans un quartier, avec la possibilité de « continuer un mode de vie très proche de celuiqu’ils avaient dans leur pays, conservant leurs tenues vestimentaires, leurs habitudesalimentaires et jusqu’à la culture spécifique, dans les potagers, de légumes importés duTurkestan Oriental et introuvables en Turquie »156. L’idée d’habitudes vestimentaires seraitpeut être controversée. Il n’y a en effet nulle explication pour l’illustrer. Par ailleurs, desphotos d’habitants de Kashgar dans les années 1930 et 1940, soit avant l’exil, ne montrentpas un accoutrement particulier qui serait vu comme différent en Turquie. Il est donc difficileà nos yeux de parler de « tenues vestimentaires » comme devant être conservées, tel unmarqueur sociologique de son origine. Sur la culture légumière par contre, il y a là un signepeu discutable de recréation d’éléments culturels, dans un espace différent de la localitéd’origine. On retrouve ici l’idée d’Appadurai selon laquelle les éléments culturels ne sontpas dissous dans la mondialisation du fait de changement de localité, celle-ci pouvant êtrerecréée par l’imagination.

Dans le but de la préservation de leur identité « ethnico-culturelle », les communautésont également recours à des « groupes folkloriques », des « commémorations d’événementshistoriques ou de personnages symboliques »157. Il est intéressant de noter que ce sont lesmêmes thèmes que ceux utilisés en RPC : histoire, folklore et coutume. En somme, que desdomaines tolérés par l’Etat central tant cela ne vient pas contrevenir ses propres domaines.

Ces points sont sûrement ceux sur lesquels la proximité avec le foyer d’origine estla plus tangible. Point de problème à avoir recours à des ressources folkloriques oumémorielles car elles constituent un socle commun que la plupart des membres de lacommunauté ne remettront en cause. Comme dans le cas des Ouighours du Xinjiang,l’utilisation de tels thèmes lors de revendications de l’identité ouighour est moins susceptibled’entrer en contradiction avec des autorités politiques, et est par conséquent plus facilementutilisable. Ce sont donc généralement des éléments qui ne sont que peu influencés par lecontexte sociopolitique. Notons cependant la question vestimentaire dont on ne sait si laprésence a été influencée par une intégration, par l’auteur de l’article, des représentations del’Etat chinois, laissant penser à celle-ci que les costumes des Ouighours étaient particuliers.

b. Des conceptions « passées » d’une communauté à l’autreIl est difficile de considérer séparément diaspora et foyer d’origine. Si la différence decontexte sociopolitique entraine une évolution différente entre les communautés des diverspays, il existe cependant des liens entre ces différentes entités. Des idées, des conceptionssont donc transmises des uns vers les autres.

Dès lors que des informations sortent du Xinjiang, elles sont transmises à la diasporaqui dispose d’une plus grande marge de manœuvre pour les publier. Le but premier estexplicite : faire savoir quelle est la situation au Turkestan Oriental, aussi bien dans le pays

156 BESSON Frédérique-Jeanne, Les Ouïgours hors du Turkestan oriental : de l’exil à la formation d’une diaspora, in Cemoti, n°25-Les Ouighours au XXème siècle, janvier-juin 1998, en ligne : http://cemoti.revues.org/document60.html

157 BESSON Frédérique-Jeanne, article cité, p. 7

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d’accueil que dans d’autres pays, les destinataires étant tant les membres de la diasporaouighour que les membres des pays d’accueil. Cependant, le but que nous relèveronsplutôt est l’éducation des communautés émigrées. Or, les conclusions que nous avonsprécédemment tirées montraient un effet de retour des représentations de l’Etat chinois surla minzu ouighour, de tel façon qu’il est assez difficile de sortir de celles-ci lorsqu’il s’agitde se représenter. Les représentations portées par Pékin peuvent donc se transmettre,par capillarité, à la diaspora. Il convient ici de prendre en compte la moindre atteinte decette dernière qui ne vit pas dans un environnement où les représentations chinoises sontomniprésentes.

A titre d’exemple, notons ce livre de l'écrivain Tursun Almas, Uigurlar ("les Ouïgours"). Ila été publié en Chine en ouïgour alphabet arabe. Par la suite il a été repris en russe, traduiten cyrillique par les Ouighours du Kazakhstan ; traduit également en turc par les Ouighoursd’Allemagne. Il a été édité également au Kazakhstan et en Australie. Comme le souligneFrédérique-Jeanne Besson, un tel ouvrage publié auprès de nombreuses communautésdans divers pays a pu jouer un rôle de « catalyseur d'une cristallisation identitaire »158

tant auprès de la diaspora qu’auprès du foyer d’origine, en incarnant le symbole de larevendication au travers de l’histoire. Or, le canal historique est particulièrement utilisé enRPC comme réaction à la réécriture de l’histoire opérée par Pékin. Il y aurait donc unimpact de l’image des Ouighours en Chine populaire transmise par le pouvoir central commeinstrument de construction nationale, sur les Ouighours hors de Chine.

2. Actualité de la divergence : la diversité des terreaux sociopolitiques

a. La possibilité d’un espace politique pour la diasporaEn RPC, il est difficile d’utiliser la voie politique pour faire valoir ses opinions tant cet espaceest bloqué, et d’autant plus bloqué lorsqu’il s’agit de revendications émanant des minzuminoritaires. De fait, les minzu minoritaires utilisent souvent le canal culturel, au risque detomber dans les clichés exprimés par les autorités. Il semblerait donc que les expressionsde l’identité de la minzu minoritaire Ouighour en RPC soient intrinsèquement liées au régimepolitique en place. Il convient de fait de se demander ce qu’il en est chez les diasporas, quielles ne sont opposées frontalement à un tel régime.

Dans la diaspora ouighour, la voie politique est largement utilisée et permet de faire defaçon légale ce qui est bien souvent interdit en RPC. Les rassemblements, la publicationde journaux, l’utilisation d’internet pour porter ses revendications constituent ainsi desinstruments dont use régulièrement la diaspora, et beaucoup moins les Ouighours de Chine.

Concernant les rassemblements, on peut par exemple citer celui organisé à la mortd’Isa Yusuf Alptekin159 dans chacune des communautés. Cela a été vécu par les populationsde la diaspora comme un « événement national »160. Il peut donc y avoir utilisation du champpolitique pour construire un sentiment d’appartenance commune sur des points autres queculturels. Alors que l’on évoquait la récente prise de conscience de l’appartenance à l’Ummachez une partie des Ouighours de Chine, et donc une représentation d’eux-mêmes quipasse par l’élément religieux, ceci est beaucoup moins le cas dans les diasporas, hormis

158 BESSON Frédérique-Jeanne, article cité, p.7159 Dirigeant politique ouighour, mort en 1995 en Turquie. Il avait été à la tête de la première république du Turkestan Oriental

(1933-1934), avant de s’exiler lors de l’arrivée au pouvoir des communistes en 1949.160 BESSON Frédérique-Jeanne, article cité, p. 8

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peut-être celle d’Arabie Saoudite. Il n’y a bien sûr pas un rejet de la religion mais la possibleutilisation de l’espace politique fait qu’il n’y a pas un déplacement des représentations etune occupation du champ religieux telle que l’on peut la voir en Chine où elle constitue unmoyen de marquer sa différence par rapport au régime.

Par la récurrence de ces « événements nationaux », il y a création d’une nouvellecommunauté imaginée, déterritorialisée, qui tisse de nouveaux réseaux d’une communautéà l’autre, et que l’on pourrait nommer « Ouighours de l’extérieur ». Ceci est renforcé par lapossibilité de publier des journaux, qui sont d’ailleurs de plus en plus souvent en ouighour.La vocation n’est alors plus à la seule information de chaque communauté dans un lieudonné, mais de créer un lien entre toutes ces communautés et si possible la patrie d’origine.Seulement, au vu des conclusions tirées précédemment, il est peu aisé de se mobiliser enRPC. Il y a donc un projet politique qui a les moyens de se créer à l’extérieur, qui s’éloignedes réalités et des moyens dont disposent les Ouighours de Chine. Si ces derniers onttendance a largement utiliser des représentations culturelles, seul espace à leur disposition,ce n’est pas le cas de la diaspora qui, peut se permettre de revendiquer un futur politiqueou tout au moins des droits élargis pour la minzu minoritaire Ouighour en RPC sans avoirà subir directement les foudres de Pékin.

Enfin, l’utilisation d’internet est plus facile dans les communautés de Ouighours del’extérieur qu’en Chine populaire. Les profits dont la diaspora en tire sont donc plusimportants. Elle peut se permettre d’y être plus voyante. Ainsi, une association dont le siègeest en Allemagne a créé un serveur qui diffuse en ouighour, anglais et turc des informationsconcernant le Turkestan Oriental et la diaspora.

Deux implications sont à observer. D’une part, et cela est surtout le cas en Turquie, lerenforcement de la représentation provoque un changement d’attitude dans la communautévis-à-vis du pays d’accueil. La voie politique est largement utilisée pour faire entendre la voixde la communauté, quitte même à présenter un candidat originaire du Turkestan Orientalaux élections. L’utilisation de la scène politique est donc totale, même s’il ne faut oublierune imbrication de plus ne plus forte dans le pays d’accueil, réduisant par là même lespossibilités de manœuvrer politiquement.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il convient de retenir est la différence dans l’utilisation de lascène politique dans la diaspora et en Chine. L’image qui est donnée des Ouighours n’estpas la même et le rapport avec l’Etat étant différent, les discours de la communauté sur elle-même et les éléments choisis afin de la représenter vont se retrouver également divergents.

b. Divers rapports à la religionLa diaspora ouighour ne présente pas qu’un seul visage, loin s’en faut. Les pôles saoudienet allemand s’opposent ainsi sur la teneur du message religieux. Pour simplifier les choses,les cadres allemands sont autant anti-islamistes qu’ils étaient anti-communistes, alors queleurs homologues saoudiens ont tendance à s’engager du côté de l’extrémisme religieux.La question se pose surtout quant à la nature d’un possible Etat du Turkestan Oriental, lesuns prônant la laïcité lorsque les autres souhaitent une forme politico-religieuse.

Pour les nouveaux migrants, le plus surprenant est la nature du débat. La problématiqueislam-laïcité n’a jamais été posée pour eux auparavant, et ils ne s’attendaient pas à de telsquestionnements en quittant la Chine. D’après eux, la religion est une des composantesidentitaires importantes même si non obligée auxquelles ils sont attachés. Partir de Chine,où pour eux, la religion est opprimée et arriver dans un pays dans lequel le concept de

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laïcité est ancré peut être déroutant. Que parmi les élites de la diaspora, certains prônentla laïcité peut l’être encore plus.

Le débat n’est pas ici pour nous. Il s’agit seulement de montrer que les divers contextessociopolitiques dans lesquels évoluent tant les différentes communautés de Ouighours del’étranger que la minzu minoritaire ouighour ont des répercussion sur la façon dont cesgroupes s’imaginent, sur les critères qu’ils considèrent entrer dans un ancrage communà une identité « imaginée ». L’incompréhension existant entre les différentes vagues demigration quant à la place de la religion est révélatrice de l’impact que peut voir un contextesociopolitique sur la représentation de Soi.

Une étude rapide de la diaspora ouighour montre que si celle-ci n’évapore pas sesorigines dans la délocalisation, la confrontation avec un autre contexte fait cependantévoluer son rapport à elle-même. Les représentations faites par Pékin sur la minzuminoritaire Ouighour influencent grandement les éléments mis en valeur par ces dernierslorsqu’il s’agit de se (re)présenter. La nature du régime politique chinois y est pourquelque chose. Le fait que la catégorie minzu minoritaire soit un moyen de construire lanation également. Cependant, les communautés diasporiques montrent bien que cela estégalement le cas dans tout pays, sur des terrains différents, certes.

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Conclusion

Pris comme un présupposé de base en général, le concept de minzu mérite en réalité uneétude approfondie. Il est au cœur du projet politique de construction nationale en Républiquepopulaire de Chine. A la fois ethnie et nation, son ambigüité n’est pas fortuite. Ne sont pasfortuits non plus les amalgames entre les termes minzu et minzu minoritaire. L’instaurationde catégories de citoyens, labellisés selon une appartenance dite « ethnique », a été unmoyen de créer des frontières au sein de la société chinoise à une fin paradoxale : diviser lanation pour lui permettre de perdurer. A des minzu minoritaires placées dans une positiontant géographique que sociale subalterne, est opposée la minzu Han, centrale et dominante.Ceci mène à la création d’un ordre social binaire. L’une et l’autre catégorie se définissantréciproquement, elles ne peuvent vivre l’une sans l’autre, légitimant par là leurs positionsrelatives. La classification en minzu et minzu minoritaire en RPC relève donc d’un projetpolitique, celui de bâtir la nation. Parallèlement il permet la fixation des rapports sociaux lelong de lignes définies par l’appartenance à une minzu minoritaire ou à la minzu Han.

La légitimation de la minzu minoritaire comme un Autre subalterne se fait au travers desreprésentations qui en sont données. Sous couvert de consacrer un Etat multiethnique ettolérant, ces dernières relèvent en fait d’une mise en spectacle de la minzu minoritaire, selondes critères définis au préalable par le pouvoir. Une double frontière est créée dans le but deplacer l’altérité dans un espace lointain, et donc perceptible par la minzu Han seulement autravers de ces représentations. Cette double frontière correspond à l’établissement d’unefrontière géographique qui place les minzu minoritaires en périphérie du territoire chinoisd’une part ; à une frontière mentale d’autre part, la minzu minoritaire étant donnée à voircomme colorée, arriérée, simple d’esprit, exotique…

L’image créée de la minzu minoritaire porte tout son intérêt dans la lecture en filigranede l’image du Han. Il faut être bien conscient des artefacts que cela représente. Lesreprésentations sur les minzu minoritaires sont intégrées à un projet politique qui vise surtoutà définir un « centre ». Il y a donc création d’une image pour définir une autre image, toutautant artificielle. Le centre n’a pas plus de sens que la périphérie imaginée. Chacune deces deux entités étant à la fois centre et périphérie, selon le référentiel choisi, mais surtoutne pouvant constituer une seule entité, homogène et définissable.

Le centre a une seule utilité intellectuelle, celle de désigner l’origine des politiques,discours et représentations officielles. Considérer le centre comme unique reviendrait àprendre notre problème à l’envers, et ne voir la minzu minoritaire que comme réceptricepassive de ce qui émane de Pékin. En effet, l’importance de la classification en minzuminoritaire est attribuable aux autorités mais ne serait rien sans une attitude dialogique dela minzu minoritaire qui se réapproprie l’image ainsi créée. Toute l’importance réside encoreune fois dans l’attention que l’on porte au contexte.

Il est donc primordial de s’attacher à toutes les images véhiculées sur le groupeOuighour : l’image qui en est donnée par Pékin, la réception de celle-ci par la minzuminoritaire, l’utilisation que celle-ci en fait et la reprise de cette dernière par le pouvoir. Lesimages se croisent et permettent ainsi la genèse d’un spectacle complet dans lequel on nesait distinguer ce qui correspond à l’image de la minzu minoritaire, à la minzu minoritaireimaginée et fétichisée en somme, de ce qui est réel.

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Enfin, on ne peut oublier l’importance que la classification en minzu minoritaire a surle groupe Han. Défini en négatif car le contraire est impossible, ce dernier n’est pas nonplus l’entité naturelle qui nous est donnée à voir. La minzu minoritaire est différente et sadifférence est exponentiellement diffusée. A l’inverse, la minzu Han doit être vue commeunie et unique. Pas de place par conséquent pour la préservation de particularités régionalesou linguistiques. Pas de place ni d’intérêt non plus de reconnaître ces dernières commefaisant partie de la réalité. Admettre que le groupe Han est pluriel revient à remettre enquestion le principe même de construction de l’Etat-nation chinois moderne.

Peu de chances donc que les récentes revendications des Cantonais pour préserverleur langue soient entendues et ne serait-ce que relayées dans la presse chinoise. Al’inverse, pas de surprise à voir surgir de telles demandes lorsque l’on comprend la minzuHan comme un groupe créé dans le but de développer le sentiment national. Un récentarticle du journal « Le Monde »161 a souligné la possibilité qu’une telle motivation apparaissecomme « paradoxale ». A nos yeux, cela ne peut légitimement pas en être le cas.

161 PEDROLETTI Brice, « Les Cantonais défendent leur langue », Le Monde, 4 août 2010

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VOIRON Lionel, Géopolitique de la Turquie, chapitre « Les populations turcophones dela Chine, mythes et réalités », in Revue française de géopolitique, n°4, 2006, p.111-120

ZHANG Haiyang, Wrestling with the Connotation of Chinese 'Minzu', in Economic andPolitical Weekly, Vol. 32, No. 30 (26 juillet - 1er août 1997), pp. PE74- PE79+PE82-PE84

Travail universitaire

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Créer une altérité subalterne. Représentations et discours sur la minzu ouighour en Républiquepopulaire de Chine

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FRANGVILLE Vanessa, Construction nationale et spectacle de la différence enRépublique populaire de Chine : analyse de la "minzu minoritaire" dans le cinéma de1950 à 2005, Thèse de doctorat : Etudes chinoises, Lyon 3, 2007, 428 p.

DVD

SAULOY Mylène, Le torrent qui porta le chant aux Ouigours, La Huit, Paris, 2005

THORAVAL Joël, Ethnies et Nation en Chine, Service du film de recherchescientifique : CERIMES, Vanves, 2003

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Annexes

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Annexes

Annexe 1 : Découpage administratif de la Chine,2008162

Annexe 2 : plusieurs millénaires d’empires chinois163

162 D’après Marie-Françoise Durand, Philippe Copinschi, Benoit Martin, Delphine Placidi, Atlas de la mondialisation,

dossier spécial Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2008163 D’après Marie-Françoise Durand, Philippe Copinschi, Benoit Martin, Delphine Placidi, Atlas de la mondialisation,

dossier spécial Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2008

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Annexe 3 : Evolution démographique des principalesnationalités au Xinjiang entre 1949 et 2000 (En milliersde personnes)164

Population totale Ouïghours (pourcentagede la populationtotale)

Hans (pourcentagede la populationtotale)

Kazakh (pourcentagede la populationtotale)

Hui (pourcentagede la populationtotale)

1949 4 330 3 291 (75 %) 291 (6,7 %) 443 (10,2 %) 122 (2,8 %)1964 7 440 4 020 (54 %) 2440 (32,8 %) 501 (6,7 %) 271 (3,6 %)1982 13 082 5950 (45,4 %) 5287 (40,4 %) 904 (6,9 %) 571 (4,3 %)1990 15 291 7249 (47,4 %) 5746 (37,5 %) 1 161 (7,4 %) 688 (4,5 %)2000 18 494 8 523 (46 %) 7250 (39,2 %) 1 318 (7,1 %) 844 (4,5 %)

164 Source : Fenjin de sishi nian : 1949-1989. Xinjiang fenci (The advancing 40 years. 1949-1989. Xinjiang volume),

Urumchi, Zhongguo tongji chubanshe, 1989, p. 332; 2002 Xinjiang tongji nianjian (Annuaire statistique du Xinjiang), Pékin,

Zhongguo tongji chubanshe, 2002, pp. 107, 109

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Annexes

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Annexe 4 : Population du Xinjiang par nationalité en2004165

Annexe 5 : Tableau des attributs des minzuminoritaires d’après les Han166

Attributsmentionnéspour les minzu

Festivals, coutumes, vêtements, chanter et danser, manuels, mariages, funérailles, faire la cour, contes folkloriques, leurs propres

165 Source : 2005 Xinjiang tongji nianjian (Annuaire statistique du Xinjiang), Pékin, zhongguo tongji chubanshe, 2005, p.

110-111166 source: BLUM Susan, Portraits of Primitives, Ordering Human Kinds in the Chinese Nation, Rowman and Littlefield

Publishers, 2001, pp. 118-120 , d’après une enquête réalisée auprès de Han dans la région de Kunming (sud-ouest de la

Chine). Les réponses étaient ouvertes, le classement a été fait après coup par la chercheuse.

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minoritaires engénéral

caractéristiques/coutumes/langue/vêtements, auto-détermination, régionautonomesJamais exprimésquant à un Han

Franc, simple, honnête, naturel : impliqué avec lanature et les animaux, libre, timide, modeste, direct,hospitalier, très belles filles et femmes, chaleureux,facile d’être d’accord avec lui, a appris des Han,maintenant socialiste

Pourraient être ditpour un Han

Intelligent, confiance en lui, gentil, généreux,courageux, enthousiaste, actif, industrieux, appliqué,rude

Caractéristiquespositives

Fétichisés Mystérieux, magique, nourriture gouteuse,d’intéressantes coutumes de mariage, différentsstyles de construction, nourriture simple maisnourrissante, bon en sport, bien bâtis, magnifiquesjupes, des vêtements et bijoux exquis, fait à la main,grande longévitéMatériel Nomadisme, dépendent

de la chasse, sacrifice devache/taureau, échange non-monétaire, pastoralisme, troc,mangent avec les mains,boivent de l’alcool, mangentdes choses bizarres (maïs,œufs de fourmis, mousse,viande crue, viande aigre, pasde porc, pas de vin, lait)

Presque neutres

Social et culturel Toujours un systèmematriarcal, sauvage, systèmepatriarcal, croyance dansl’islam, le bouddhisme ou lechristianisme, relations libresentre les sexes, superstitieux,religieux

Niveau dedéveloppement

Arriéré, sauvage, rude, (semi)-primitif, non civilisé, mal élevé

Conséquences de lasituation historique

Ignorance du monde extérieur,vivent dans des lieux enclavés,montagnes, pas de distraction,conditions de vie difficiles(montagnes, mauvais climat,pas d’eau), pauvre, ignorant,pas d’école, pas de notion dela compétition, pas éduqué,beaucoup d’illettrisme, bête

Caractéristiquesnégatives

Péjoratifs

Griefs Privilégiés (soustrait à lapolitique de l’enfant unique,points supplémentairesà l’examen d’entrée àl’université, écoles spéciales),pas soumis à la loi nationale

Caractéristiquesdangereuses

Utilise des punitions cruelles, Sans peur face à la bataille (spécialementles Hui), Unis, Disposent d’armes (spécialement les Hui), Séparatistes,détestent les Han (surtout les Hui et Tibétains) Non grégaires,

Caractéristiquesdétestables

Conservateurs, conventionnels, sales (surtout les Tibétains), mauvaiscaractère (caractère de minzu –minzu piqi ����), paresseux, peausombre, entêté, brutal, cupide, avidité

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Annexes

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Annexe 6 : Photographie d’un garçon en 1943Lorsqu’il s’agit de la réalité et non de l’image de la minzu minoritaire, les vêtements sontpeu impressionnants.

Annexe 7 : Photographie de deux mariés à Kashgar en1932167

167 Source BELLER-HANN Ildiko, Community Matters in Xinjiang 1880-1949, Towards a historical anthropology of the

Uyghur, Brill, China Studies, 2008, p. 439

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Annexe 8 : Début du film « Enfants de la plaine »168

La plaine sans aucune dénaturation de l’homme et les vêtements colorés de deux danseurs,un vrai début de shaoshu minzu pian.

168 1975, Enfants de la plaine, Caoyuan Ernü ���� (aka Sons and Daughters of the Grassland/ Children of the

Grassland), de Fu Jie ��, Tianshan (Xinjiang), avec Cai Guobo, Zhang Chunzeng

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Annexes

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Annexe 9 : Prospectus d’une auberge de jeunesse,Urumqi

Ceci est révélateur de l’utilisation de l’image de la minzu minoritaire Ouighour à des finstouristiques : couleurs, instrument de musique, drapés des vêtements, femmes, désert,turban, barbe… Tous les éléments mis en exergue pour représenter la minzu ouighour sontrassemblés ici.

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Annexe 10 : Fresque murale à Turpan (photographieréalisée en mai 2009)

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Annexes

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Annexe 11 : Fresque murale 2 à Turpan (photographieprise en mai 2009)

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Les enfants de la minzu minoritaire « arriérée » courent vers la modernité et l’instructionapportées par l’institution chinoise. Les enfants sont judicieusement placés en dessous etdoivent donc « s’élever » vers la Chine moderne.

Annexe 12 : Photographie du « centre » à Turpan(prise en mai 2009)

Ecrit en arrière-plan : « Le district de Turpan célèbre les 60 ans de la fondation de la NouvelleChine. Match de chœurs de travailleurs « Etre reconnaissant à la patrie ». »

La municipalité de Turpan est connue en Chine comme un lieu de culture du raisin,mais également comme une municipalité surtout habitée par des minzu minoritaires.En l’occurrence quand il s’agit de représenter ce lieu, ce sont généralement des minzu

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Annexes

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minoritaires et les attributs qu’on leur connaît qui sont mis en exergue. Ici, rien de cela, étantdonné que sont célébrés les 60 ans de la « Nouvelle Chine », celle qui est censée êtremoderne et dynamique.

Annexe 13 : Ticket d’entrée au tombeau d’Abakh Hoja

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Annexe 14 : Article du Monde, 4 août 2010Les Cantonais défendent leur langue

es aurait-on pris pour des Tibétains ou des Ouïgours, ces Cantonais descendus dansla rue dimanche 1er août, à Canton, pour défendre leur langue et qui ont fait l'expériencede la brutalité policière ?

Une vidéo sur YouTube montre des policiers rudoyant des manifestants qui crient"Non au mandarin !" (langue officielle en Chine alors que le cantonais est désigné commedialecte). Qualifiant la manifestation de "rassemblement illégal", les autorités ont banni toutreportage sur le sujet.

Cette fermeté, certes sans commune mesure avec la répression au Tibet (2008) ouau Xinjiang (2009), contraste avec la relative tranquillité d'un premier rassemblement pour"défendre le cantonais", le 25 juillet.

Mobilisés par textos et par l'Internet, des centaines de Cantonais, des étudiants, maisaussi de jeunes "bobos", s'étaient retrouvés. Ils protestaient contre la proposition, au débutdu mois, d'un comité de la conférence consultative du peuple de la province du Guangdong,sorte de sénat à l'échelon local, d'élargir le nombre de bulletins d'information en mandarinà la télévision de Guangzhou, ou d'y lancer une nouvelle chaîne en mandarin. Le prétexteavancé étant la tenue prochaine à Canton, du 12 au 27 novembre, des Jeux asiatiques.

RÉACTION PARADOXALEDans cette Chine où les tensions ethniques affleurent, la réaction épidermique des

Cantonais peut sembler paradoxale : ce sont des Han, l'ethnie majoritaire chinoise. Et leur"dialecte", largement parlé dans tout le Guangdong et à Hongkong, est dominant dansles médias locaux. Pratique destinée, à l'origine, à influencer Hongkong et Macao, alorssous contrôle étranger. En outre, la culture populaire cantonaise, incarnée par les stars deHongkong, a longtemps tenu le haut du pavé en Chine, même si elle est relativement endéclin.

"Nous, les Cantonais, sommes pragmatiques, on travaille beaucoup, et on sepréoccupe peu de notre culture. Or, notre province a joué un rôle important dans l'histoire dela Chine. Culturellement, elle s'affaiblit. Ces manifestations, c'est l'expression d'un certainparticularisme", analyse Ou Zhihang, un animateur de la télévision du Guangdong.

Depuis la manifestation du 25 juillet, les autorités locales sont sur le pied de guerre.Une étudiante de l'université de Guangzhou, qui est un des organisateurs de la campagne,a dû s'engager, sous peine de sanction, à annuler la manifestation de dimanche, qui s'estquand même tenue. Ye Du, un blogueur influent de Canton, a été immédiatement arrêté pardes policiers à son arrivée sur le lieu du rassemblement : "Ils m'ont gardé pendant quatreheures dans un café, nous a-t-il confié. Les nerfs des Cantonais sont à vif. Avec les Jeuxasiatiques, de vieux quartiers ont été démolis, la culture du sud de la Chine est partout enpéril. Et puis c'est tellement typique du mépris des autorités vis-à-vis de l'opinion publique !"

A Hongkong, deux cents personnes ont organisé dimanche une manifestation desolidarité. De quoi contrarier Pékin, qui se méfie de la contamination démocratique enprovenance de l'ex-colonie britannique, dotée d'une société civile plus mature.

Brice Pedroletti (Pékin, correspondant)Article paru dans l'édition du 04.08.10

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Resume

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Resume

Souvent pris comme un présupposé, le terme chinois minzu (traduit par « minoritéethnique », ou encore « ethnie minoritaire » en général) mérite que l’on s’arrête sur lesmodalités de sa genèse et de son incorporation dans le vocable chinois moderne. Cetravail correspond à cette remise en contexte, dans le but d’analyser par la suite l’utilitéd’un tel concept dans la construction nationale en Chine. Ceci se fait au travers de l’étudedes représentations et des discours sur les Ouighours vivants en République populaire deChine. L’image donnée de ces personnes, perçues comme un groupe, est le moyen decréer une altérité subalterne en vue de légitimer la nation chinoise moderne. Les frontièrescréées au sein de la société chinoise par la classification selon une appartenance à uneminzu engendrent donc une fixation des rapports sociaux et une hiérarchisation sociétale,laquelle permet à cette nation de perdurer.

Mots clés : Ouighours, Xinjiang, Chine, minzu, minorité ethnique, identité,représentations, nationalisme, Han