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IUFM académie de Créteil – université de Paris 12 Marie-Sylvie CLAUDE Marie-Sylvie Claude, IUFM Créteil. In Quand se rencontrent littérature et arts plastiques, G Di Rosa MS Claude Sceren CRDP mai 2006. 1 Les peintures murales de Delacroix dans la Chapelle des Saints-Anges, église Saint-Sulpice. La chapelle des Saints-Anges, orientée au sud, est la première à droite en entrant dans l’église Saint-Sulpice. La décoration en est entièrement peinte par Delacroix. Sur les deux murs latéraux, deux grandes peintures de 715 cm sur 485 cm chacune : à droite en entrant, Héliodore chassé du temple ; à gauche, Le combat de Jacob avec l’ange. Au plafond, Saint Michel terrassant le démon. La première mention d’une commande pour Saint-Sulpice apparaît dans le Journal de Delacroix en 1847 ; mais il s’agit de la décoration du transept. La Révolution de 1848 annule le projet mais dès 1849 une nouvelle commande officielle est passée pour la première chapelle en entrant, à droite : l’inauguration n’aura lieu que le 31 juillet 1861 - une aventure de 14 ans ! Cette longueur s’explique par des causes diverses : série de malentendus avec ses commanditaires et ses assistants ; interférences d’autres commandes (notamment la galerie d’Apollon au Louvre) ; mais surtout diverses difficultés techniques : impossibilité de travailler l’hiver à cause du froid et du manque de lumière, efforts physiques nécessaires pour peindre des murs humides de grande surface – conditions rudes pour un artiste déjà âgé, puisque Delacroix meurt deux ans après l’inauguration. Le cartel qui accueille le visiteur dans la chapelle des Saints Anges présente à tort ces peintures comme des fresques : la fresque est une technique qui consiste à appliquer le pigment mélangé à de l’eau sur un enduit frais (fresca) qui s’en imprègne ; cet enduit étant composé pour partie de chaux, il forme en séchant une croûte colorée. La technique utilisée par Delacroix est différente : il utilise une peinture à l’encaustique, appliquée sur un mur préalablement imbibé d’huile et recouvert d’une couche de blanc de céruse (carbonate de plomb), d’une couleur ocre jaune. Mais l’huile ne permet pas toujours de pallier suffisamment l’humidité, de sorte que Delacroix se plaint beaucoup dans son journal des murs de Saint Sulpice, qui boivent excessivement la peinture. Pour le plafond, Delacroix a vite renoncé à la peinture murale : il s’agit d’une toile marouflée, c'est-à-dire peinte en atelier puis collée. Ces conditions concrètes du travail, son aspect humain et quotidien, intéressent les élèves, ainsi que les questions techniques que se pose Delacroix : nous proposons page ? une activité qui permettra d’entrer de façon plus détaillée dans le récit de cette longue histoire et des questions techniques que se pose le peintre. Les sujets. Le 29 juillet 1861 les invitations sont imprimées pour l’inauguration : « M. Delacroix vous prie de vouloir bien lui faire l’honneur de visiter les travaux qu’il vient de terminer dans la chapelle des Saints Anges à Saint Sulpice. Ces travaux seront visibles au moyen de cette lettre depuis le mercredi 31 juillet jusqu’au samedi 3 août inclusivement, de 1 heure à 5 heures de l’après-midi. Première chapelle à droite en entrant par le grand portail. Sujets : Plafond – l’archange saint Michel terrassant le démon. Tableau de droite – Héliodore chassé du temple. Tableau de gauche – La lutte de Jacob avec l’ange. »

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Marie-Sylvie Claude, IUFM Créteil. In Quand se rencontrent littérature et arts plastiques, G Di Rosa MS Claude Sceren CRDP mai 2006.

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Les peintures murales de Delacroix dans la Chapelle des Saints-Anges, église Saint-Sulpice.

La chapelle des Saints-Anges, orientée au sud, est la première à droite en entrant dans l’église Saint-Sulpice. La

décoration en est entièrement peinte par Delacroix. Sur les deux murs latéraux, deux grandes peintures de 715 cm

sur 485 cm chacune : à droite en entrant, Héliodore chassé du temple ; à gauche, Le combat de Jacob avec l’ange.

Au plafond, Saint Michel terrassant le démon.

La première mention d’une commande pour Saint-Sulpice apparaît dans le Journal de Delacroix en 1847 ; mais

il s’agit de la décoration du transept. La Révolution de 1848 annule le projet mais dès 1849 une nouvelle

commande officielle est passée pour la première chapelle en entrant, à droite : l’inauguration n’aura lieu que le 31

juillet 1861 - une aventure de 14 ans ! Cette longueur s’explique par des causes diverses : série de malentendus

avec ses commanditaires et ses assistants ; interférences d’autres commandes (notamment la galerie d’Apollon au

Louvre) ; mais surtout diverses difficultés techniques : impossibilité de travailler l’hiver à cause du froid et du

manque de lumière, efforts physiques nécessaires pour peindre des murs humides de grande surface – conditions

rudes pour un artiste déjà âgé, puisque Delacroix meurt deux ans après l’inauguration.

Le cartel qui accueille le visiteur dans la chapelle des Saints Anges présente à tort ces peintures comme des

fresques : la fresque est une technique qui consiste à appliquer le pigment mélangé à de l’eau sur un enduit frais

(fresca) qui s’en imprègne ; cet enduit étant composé pour partie de chaux, il forme en séchant une croûte colorée.

La technique utilisée par Delacroix est différente : il utilise une peinture à l’encaustique, appliquée sur un mur

préalablement imbibé d’huile et recouvert d’une couche de blanc de céruse (carbonate de plomb), d’une couleur

ocre jaune. Mais l’huile ne permet pas toujours de pallier suffisamment l’humidité, de sorte que Delacroix se plaint

beaucoup dans son journal des murs de Saint Sulpice, qui boivent excessivement la peinture. Pour le plafond,

Delacroix a vite renoncé à la peinture murale : il s’agit d’une toile marouflée, c'est-à-dire peinte en atelier puis

collée.

Ces conditions concrètes du travail, son aspect humain et quotidien, intéressent les élèves, ainsi que les

questions techniques que se pose Delacroix : nous proposons page ? une activité qui permettra d’entrer de façon

plus détaillée dans le récit de cette longue histoire et des questions techniques que se pose le peintre.

Les sujets.

Le 29 juillet 1861 les invitations sont imprimées pour l’inauguration :

« M. Delacroix vous prie de vouloir bien lui faire l’honneur de visiter les travaux qu’il vient de terminer dans la

chapelle des Saints Anges à Saint Sulpice.

Ces travaux seront visibles au moyen de cette lettre depuis le mercredi 31 juillet jusqu’au samedi 3 août

inclusivement, de 1 heure à 5 heures de l’après-midi.

Première chapelle à droite en entrant par le grand portail.

Sujets :

Plafond – l’archange saint Michel terrassant le démon.

Tableau de droite – Héliodore chassé du temple.

Tableau de gauche – La lutte de Jacob avec l’ange. »

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� L’archange Michel terrassant le dragon représente la victorieuse « guerre dans le ciel » de Michel, protecteur

angélique d’Israël, contre Satan et ses anges, est un épisode de l’Apocalypse.

� Héliodore chassé du temple est un épisode du second Livre des Maccabées, dans L’Ancien Testament

Ces deux livres montrent le peuple juif luttant pour sa liberté religieuse et politique. Leur titre est le nom de l’un

des principaux héros, Maccabée. L’un des messages principaux est que le Temple de Jérusalem est sacré. C’est le

cas du récit choisi par Delacroix : le Temple, où officie grand prêtre Onias, est à cette époque, dit le texte biblique,

respecté des rois, notamment de Seleucus, le roi d’Asie. Mais un certain Simon, administrateur du temple pour

l’autorité royale, a des démêlés avec Onias et pour se venger prétend qu’il y a dans le temple un trésor inestimable,

qu’il faut livrer au roi. Seleucus averti se laisse convaincre et envoie l’un de ses officiers, Héliodore, prendre le

trésor. Onias reçoit Héliodore, lui dit que ces richesses sont utilisées pour aider les veuves et les orphelins; qu’il

n’y a pas grand chose et que de toutes façons on ne peut pas « dépouiller ceux qui s'étaient confiés à la sainteté de

ce lieu ». Mais selon Héliodore l’ordre du roi est intangible. Le jour fixé pour la saisie des richesses du temple, la

ville entière est en émoi : Onias est consterné ; les prêtres, « revêtus de leurs habits sacerdotaux », et tous les

habitants, dans le temple et dans la ville, prient Dieu de protéger le trésor. C’est à ce moment que dans le texte

biblique a lieu le miracle que Delacroix représente :

« Pendant que les Juifs suppliaient le Seigneur Tout-Puissant de garder intacts, en toute sûreté, les dépôts à ceux

qui les avaient confiés, Héliodore exécutait son dessein. Déjà il était là avec ses satellites près du trésor, lorsque le

Seigneur des esprits, le Dominateur de toute puissance, fit une grande manifestation, de sorte que tous ceux qui

avaient osé venir là, atteints par la force de Dieu, furent frappés d'impuissance et d'épouvante. A leurs yeux apparut

un cheval monté par un cavalier terrible, et richement caparaçonné; s'élançant avec impétuosité, il agita sur

Héliodore ses pieds de devant; le cavalier paraissait avoir une armure d'or. En même temps, lui apparurent deux

autres jeunes hommes, pleins de force, brillants d'un vif éclat et vêtus d'habits magnifiques; s'étant placés l'un d'un

côté, l'autre de l'autre, ils le flagellaient sans relâche, lui portant une multitude de coups.

Héliodore tomba subitement par terre, environné de profondes ténèbres; on le ramassa, pour le mettre dans une

litière; et cet homme qui venait d'entrer dans la chambre du susdit trésor avec une suite nombreuse de coureurs et

de satellites armés, on l'emporta incapable de s'aider lui-même et ayant visiblement éprouvé la puissance de Dieu ».

Delacroix représente Héliodore au centre de la partie inférieure du tableau, cible impuissante des verges brandies

par deux des anges, tenu en respect sous le sabot du cheval monté par le troisième ange, ailé. Les Juifs et le prêtre

Onias contemplent la scène depuis la tribune. Au premier plan Delacroix a représenté des éléments du trésor, urnes,

plats précieux, bijoux s’échappant d’un coffre ciselé. Dans l’écoinçon en bas à droite, les soldats d’Héliodore, deux

« satellites » armés et un « coureur » encore chargé de l’urne qu’il vient de voler.

Le texte biblique rapporte ensuite que pendant qu’Héliodore anéanti est transporté hors du temple, ses compagnons

prient Onias de le sauver. Le prêtre, qui a peur que la mort d’Héliodore ne nuise aux Juifs, offre un sacrifice pour

lui. Les anges reviennent voir Héliodore pour lui annoncer que grâce à ce sacrifice il est sauvé. Héliodore se

convertit et dit au roi qu’il ne faut plus tenter de prendre le trésor car Dieu le protège.

� La lutte de Jacob avec l’ange est un épisode de la Genèse (III).

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Jacob est un patriarche, fils d’Isaac et frère jumeau d’Esaü. Jacob ayant soustrait par ruse son droit d’aînesse à son

frère, il doit fuir son ressentiment. Pendant le voyage, alors qu'il dort, il a la vision d'une échelle qui va du ciel vers

la terre : cette vision signifie la promesse qu'il serait protégé par Dieu. Après vingt ans d’exil, il veut rentrer dans

son pays mais craint la vengeance de son frère : en signe de paix Jacob prend avec lui des bêtes de ses troupeaux

pour les lui offrir : chèvres, brebis, béliers, chamelles, vaches, ânes... Il fait donc chemin avec ses troupeaux, des

serviteurs pour les conduire, ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants… Le groupe s’installe pour

passer la nuit au gué de Yabboq. Jacob fait partir ses compagnons en avant. Dans la peinture de Delacroix on voit

la caravane qui s’éloigne : dans l’écoinçon en bas à droite, un troupeau de mouton poussé par un berger, un

cavalier monté sur un cheval, un autre sur un chameau, un homme portant une amphore ; le regard du spectateur

suit la troupe sur le chemin qui serpente dans la montagne, passant de l’autre côté des arbres, jusqu’à l’arrière plan

nimbé de lumière où se devinent encore des personnages en marche, la tête de la caravane se perdant dans le

lointain. Jacob resté seul est provoqué pour un étrange combat, que Delacroix représente au premier plan.

Remarquons que les différents plans correspondent à différents moments du récit biblique, puisque dans le texte le

combat commence alors que Jacob est déjà seul.

« Il resta seul, et quelqu'un lutta avec lui jusqu'à l'aurore.

Quand l'adversaire vit qu'il ne pouvait pas vaincre Jacob dans cette lutte, il le frappa à l'articulation de la hanche, et

celle-ci se déboîta.

Il dit alors: «Laisse-moi partir, car voici l'aurore.» — «Je ne te laisserai pas partir si tu ne me bénis pas», répliqua

Jacob.

L'autre demanda: «Comment t'appelles-tu?» — «Jacob», répondit-il.

L'autre reprit: «On ne t'appellera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté contre Dieu et contre les hommes, et tu as été

le plus fort.»

Jacob demanda: «Dis-moi donc quel est ton nom.» — «Pourquoi me demandes-tu mon nom?» répondit-il. Alors il

bénit Jacob.

Celui-ci déclara: «J'ai vu Dieu face à face et je suis encore en vie.» C'est pourquoi il nomma cet endroit Penouel —

ce qui veut dire "Face de Dieu" »

Encadré. Approche pédagogique des sujets bibliques.

Il est important que les élèves connaissent les sujets avant toute activité d’analyse des peintures murales.

Plusieurs démarches nous semblent possibles en fonction du niveau des élèves :

� Un travail direct sur les textes (voir CD Rom) : lecture et échanges selon le questionnement suivant : De qui et

de quoi parle ce texte ? Quelle était selon vous la visée de ceux qui l’ont écrit ? Comment le comprenez-vous

personnellement ?

Remarquons qu’un extrait plus bref peut suffire, encadré par des résumés de ce qui suit et précède, comme nous

l’avons proposé ci-dessus.

� Une découverte plus ludique, en partant des tableaux –voir les diaporamas dans le CD Rom :

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• projeter la reproduction et demander aux élèves de faire des hypothèses : où sommes-nous ? qui sont ces

personnages ? que font-ils ? Les amener à reconstituer un récit (que semble-t-il s’être passé juste avant ? que

semble-t-il pouvoir se passer ensuite ?)

• présenter la lecture du texte comme un moyen de confirmer ou d’invalider les hypothèses (tout en montrant

que les diverses propositions peuvent avoir un intérêt pour le commentaire du tableau, l’univocité et la stricte

fidélité au texte n’étant pas le propre d’un grand tableau, surtout au 19° !).

Remarquons qu’il peut être intéressant de partir non pas de Delacroix mais des tableaux sur le même sujet de

Raphaël (pour Héliodore chassé du temple) et de Rembrandt (pour Le combat de Jacob avec l’Ange) ; cette

démarche complexifie un peu les choses mais elle a l’avantage d’amener des élèves à repérer la diversité des

traductions picturales du même sujet biblique, auquel les différents peintres ne donnent pas tout à fait le même

sens.

Pistes d’analyse pour Héliodore chassé du temple.

Dans son Journal Delacroix écrit que « le caractère distinctif des hommes rares, c’est d’avoir un cachet particulier,

de sorte que le beau se teint toujours de leur personnalité » L’esprit « vraiment inspiré » « tire le nouveau de ce

qu’il y a de plus rebattu »1. Les sujets religieux, pense Delacroix, ont l’avantage d’offrir au peintre des situations

frappantes qu’il pourra ensuite traiter à sa manière particulière. Ainsi écrit-il à un ami le 5 octobre à propos des

sujets qu’il a choisi pour Saint Sulpice : « Vous me voyez dans ces différents sujets côtoyant des grands maîtres

bien imposants. Mais les sujets religieux, entre tous les genres d’attrait qu’ils présentent, ont celui de laisser toute

carrière à l’imagination, de manière que chacun y trouve à exprimer son sentiment particulier. »2

Affirmation qui pourrait paraître paradoxale : un sujet religieux, qui plus est commandé pour une église, n’impose-

t-il pas à l’artiste une fidélité contraignante à la fois au texte et au message biblique ? Si Héliodore chassé du

temple n’est pas un sujet particulièrement « rebattu », Delacroix n’est pas le premier à le traiter – voir notamment

dans le diaporama la chambre d’Héliodore, l’une des chambres de Raphaël au Vatican. En quoi lui appose-t-il la

marque de sa personnalité ? Quelle part de liberté se permet-il avec la lettre et la leçon du texte biblique ? Dans

quelle mesure renouvelle-t-il la tradition ?

La représentation du miracle.

Le surgissement du surnaturel miraculeux au cœur du naturel est un topos de la peinture religieuse

chrétienne auquel la tradition propose des réponses iconographiques que Delacroix s’approprie. D’abord, le

miracle, miraculum, de mirari, s’étonner, suppose par définition que l’intervention surnaturelle provoque à la fois

la surprise et l’admiration des hommes. Delacroix dispose sur la tribune et en haut de l’escalier le prêtre Onias et

des fidèles, tous penchés, tournés vers le lieu du châtiment d’Héliodore, spectateurs comme nous-mêmes du

1 Cité par Maurice Serullaz. Les peintures murales de Delacroix. Les éditions du temps. 1963 2 Ibid

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miracle : ils sont les relais à l’intérieur du tableau de notre propre regard ; leurs mains levées et leurs corps désaxés

manifestent la surprise. Autres spectateurs, les soldats d’Héliodore au premier plan à droite ont le visage dans la

lumière de manière à faire voir l’effroi qui marque leurs traits. De part et d’autre de la scène centrale, une femme

sur les escaliers à gauche, un soldat à droite, regardent vers le ciel ; les bras en prière de la femme et la lance du

soldat, dressée verticalement comme une flèche, soulignent la direction de leur regard, qui signale le lieu d’où sont

venus les anges. Ainsi la physionomie et l’attitude des personnages secondaires marquent-ils l’irruption du miracle.

L’apparition bouleverse les hommes et simultanément l’équilibre de leur un monde. Ainsi pour souligner le

contraste avec le mouvement des anges le peintre donne-t-il des repères de stabilité par l’architecture du temple,

qui, à la manière de Véronèse, par exemple dans les Noces de Cana, construisent fermement l’image : les trois

puissantes colonnes affirment les verticales alors que les horizontales sont constituées par les limites supérieures et

inférieures de la tribune. Les moulures de la tribune et les éléments décoratifs des colonnes rappellent en écho ces

verticales et horizontales ainsi que les marches des escaliers d’une part et les encadrements des portes d’autre part,

soulignés par d’autres colonnes. Cette architecture rectiligne convient à la description de la Bible, qui évoque « la

majesté inviolable d'un temple vénéré dans tout l'univers ». Le miracle est représenté par un mouvement animant

brusquement le décor, qu’il déstabilise mais ne désorganise pas. L’œil est d’abord attiré par le rideau rose orangé,

qui, au centre de la partie supérieure, est encadré par les deux colonnes. Ce rideau est nettement agité par un souffle

qui vient de la gauche. Delacroix ébauche ce mouvement dans un premier rideau à l’extrême gauche du tableau : ce

rideau, qu’on devine tendu entre la première colonne et celle qui lui fait face dans le hors champ, est donc le

pendant du rideau central, de même couleur que lui. Il est légèrement gonflé seulement. La gradation du souffle du

premier au second rideau signale clairement qu’il ne s’agit pas d’un vent ordinaire dont l’intensité faiblirait mais

d’un souffle miraculeux. Le mouvement se poursuit : Héliodore, au centre de la partie inférieure du tableau, est

couché sur un tissu de même couleur que les rideaux, affecté d’un mouvement semblable : le tissu apparaît

semblablement froissé par le travail pictural sur deux valeurs d’une même couleur. L’œil du spectateur est incité à

relier ces deux éléments en suivant la courbe harmonieuse tracée par la jambe de l’ange qui plonge sur Héliodore

puis par son bras. La ceinture de cet ange, faite d’un tissu de même couleur volant au vent, ponctue ce parcours, qui

se poursuit vers une dernière récurrence du tissu rose orangé à reflets clairs, la jupette du cavalier. C’est alors

l’encolure du cheval, en arc de cercle très fermé, qui poursuit ce mouvement en spirale et le clôture, venant finaliser

l’action divine dans ce superbe animal qui punit le criminel sous son sabot.

C’est donc dans le regard du spectateur, guidé par différents repères, lignes et récurrences chromatiques,

que se construit le mouvement en spirale qui figure la fulgurance d’un souffle surnaturel venant contrarier l’action

des profanateurs du temple de Jérusalem. Le motif du souffle divin est récurrent dans la Bible : dans le second récit

de la création de la Genèse, Yahvé après avoir modelé « l’homme avec la glaise du sol », « insuffla dans ses narines

une haleine de vie et l’homme devint un être vivant ». Mais le souffle aussi un des moyens par lequel Dieu se rend

sensible aux sens des hommes : par exemple, Elie dans le Premier livre des Rois reçoit la parole divine portée par

« une brise légère » qui suit un ouragan, un tremblement de terre et le feu. Remarquons que nul souffle

n’accompagne dans l’extrait du livre des Maccabées l’apparition des anges punisseurs : « le Seigneur des esprits, le

Dominateur de toute puissance, fit une grande manifestation ». Le souffle que Delacroix rend perceptible par

l’animation du rideau et le mouvement en spirale est donc un moyen graphique conçu par le peintre pour traduire le

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sème de puissance, récurrent dans les choix lexicaux du texte. Aucune progressivité de l’apparition miraculeuse

dans le texte : « A leurs yeux apparut », « En même temps, lui apparurent » : le divin qui était absent est

soudainement présent. Dans le vocabulaire courant, c’est par métaphore qu’on parle du souffle divin animant un

paysage, une personne, une œuvre ; Delacroix par le mouvement dont il anime son image représente littéralement

cette métaphore. Que ce mouvement se clôture en spirale transpose l’idée de fulgurance.

Le lexique de la lumière est quant à lui explicite dans la description biblique des trois anges : le cavalier

porte une « armure d'or », les deux autres brillent « d'un vif éclat ». Par opposition, Héliodore est « environné de

profondes ténèbres ». La lumière est un moyen de manifestation de la présence divine, beaucoup plus fréquent dans

les Ecritures que le vent, Dieu est « revêtu de majesté et de splendeur, enveloppé de lumière comme un manteau »

(psaume 104), et guide par son éclat les hommes vers le Salut (« Yahvé est ma lumière et mon Salut », psaume 27).

Inutile de multiplier les exemples : l’idée est récurrente que Dieu est lumière. La vue suffisant à son appréhension,

il est normal que les peintres aient largement recours à ce signe du surnaturel. Delacroix use à son tour de ce

procédé conventionnel : un faisceau lumineux, nimbant le rideau, vient en oblique de la gauche ; Gaëtan Picon écrit

que « c’est d’ailleurs que vient la lumière qui tombe sur Héliodore flagellé par les anges, renversé par le cavalier :

d’un espace que nous ne pouvons pas voir »3, ainsi l’image représente-t-elle par le subterfuge du hors cadre un au-

delà qui serait la source de cette lumière, ainsi désignée comme surnaturelle. L’éclairage porté sur les bras et les

jambes de l’ange qui plonge, des mèches de ses cheveux, accompagne le mouvement du regard vers la scène

centrale. La lumière rebondit sur la lance de l’ange cavalier, sur son armure et sur son casque d’or, sur le précieux

harnachement du cheval et environne le sabot posé sur Héliodore, tandis que d’autres éclats de lumière font briller

les objets précieux du trésor éparpillés au premier plan : les signes martiaux ainsi articulés à l’objet du vol

blasphématoire signalent la puissance de la punition divine. Les contrastes entre zones de lumière et ombres portées

tracent plusieurs obliques constructives très visibles, renforçant la cohérence de l’image et du message qu’elle

délivre : c’est le cas notamment de la courte ligne d’ombre en haut à droite, de même mesure et parallèle à la lance

du cavalier en bas à gauche ; quant à l’ombre qui coupe en diagonale l’escalier de gauche, elle matérialise une ligne

qui, passant juste au dessus de leur deux têtes, relie l’ange cavalier et le prêtre Onias.

Physionomie des spectateurs marquée par l’effroi, ample mouvement contrastant avec la stabilité des

architectures, lumière : ces procédés sont très proches de ceux qu’utilisent les peintres de la Renaissance italienne

pour représenter le miracle. Le tableau du Tintoret, le Miracle de Saint-Marc peint en 1548 (musée de l’Académie

à Venise), peut aider à montrer cette filiation : Saint-Marc auréolé de lumière plonge du ciel, son mouvement,

souligné par la traîne rouge de son vêtement qui flotte au dessus de lui, traverse un monde solidement stabilisé par

les architectures et la disposition équilibrée des figures.

La fidélité au message biblique.

Le peintre transpose par des procédés picturaux appropriés le surgissement fulgurant du surnaturel dans le

monde des hommes tel que le décrit la Bible. Le récit biblique (en première, on parlera d’apologue) est au service

3 Gaëtan Picon, 1863, Naissance de la peinture moderne, page 37, édition Gallimard.

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d’une mise en garde : celui qui ose attaquer ce que Dieu protège s’expose à coup sûr au châtiment du ciel. Dans la

peinture de Delacroix de même, les hommes apparaissent comme les objets impuissants de la décision divine.

Ainsi le tableau travaille-t-il très nettement l’opposition entre le naturel et le surnaturel, entre les anges et

les hommes. Tout d’abord les anges sont parfaitement maîtres d’eux-mêmes : les visages au profil parfait (le

cavalier esquisse d’ailleurs un léger sourire) ne trahissent que leur concentration, aucun signe ni de ressentiment –

il ne s’agit pas d’une vengeance personnelle - ni d’effort – ils sont les rouages bien rodés de la justice divine. Leurs

gestes harmonieux et sûrs montrent qu’ils maîtrisent parfaitement leur corps athlétique. Ces anges sont des

justiciers sans colère, Dieu n’est pas servi par des voyous ! Les rênes de l’ange cavalier sont flottantes alors que sa

monture a l’encolure parfaitement incurvée à la manière d’un cheval de haute école : cet animal autonome, à la

crinière sage, bien différent de certains Pégase aux naseaux fulminants de Delacroix ou de Géricault, dont on dirait

dans le vocabulaire de l’équitation qu’il se place avec perfection, est comme une métaphore de la maîtrise de soi.

En opposition, les mortels sont affectés d’une désarticulation de pantins : la panique et tout un panel de sentiments

divers, selon qu’ils sont du bon ou du mauvais côté, se lit sur leur visage. Plusieurs des hommes, aussi bien le grand

prêtre Onias que le soldat au premier plan, ont les mains levées vers le ciel, les doigts ouverts en signe

d’impuissance, alors que les anges ont les poings vigoureusement fermés sur les armes qu’ils tiennent, signe de

puissance et de tranquille autonomie par opposition à l’hétéronomie caractéristique des mortels.

Autre aspect de l’opposition : alors qu’Héliodore est écrasé à terre (nouvelle fidélité au texte biblique :

« sous le coup de la force divine, étendu muet, privé de toute espérance et de tout secours » ; plus loin : « celui qui

gisait »), deux des anges sont suspendus dans l’air ; le cheval qui n’a qu’un demi-pied à terre maintient pourtant

Héliodore sans l’écraser, contre toutes les lois de la physique... Les autres mortels sont cloués au sol, souvent

accroupis, pliés, penchés vers le bas.

Enfin, les anges forment un groupe cohérent et uni ; outre leur ressemblance physique, leurs gestes sont

symétriques, un bras replié en angle droit et l’autre presque tendu, et leurs mouvements se rencontrent tous au

même point : en prolongeant la lance de l’ange cavalier, chacun des deux bras de l’ange central et l’axe du corps de

celui qui est à gauche, on obtient des lignes qui toutes se croisent à l’endroit où le pied du cheval maintient le corps

d’Héliodore. Les personnages de la scène du châtiment sont d’ailleurs unis dans un cercle dont le centre serait situé

sur le poitrail du cheval. Par opposition, les soldats d’Héliodore prennent la fuite en désordre et ne font aucun geste

en direction de leur chef.

En somme les hommes n’ont aucune chance face à la décision divine : pour que le message porte, et que les

fidèles s’en approprient le sens, il est nécessaire de frapper les imaginations. D’où tout d’abord le travail sur une

image toute en contraste, en écho à l’opposition centrale des anges et des hommes : contrastes chromatiques (vert et

oranger pour les colonnes, violet et rouge pour les vêtements de l’ange central, jaune et rouge pour l’ange

cavalier…) ; contrastes entre les matières duveteuses et soyeuses d’une part (ailes de l’ange, robe du cheval, tissus)

et la rigidité du métal d’autre part (armures, trésor, dorures) ; contraste entre les nappes d’ombre et de lumière ; les

verticales et les horizontales.

Ensuite, cette peinture murale reste en place et doit donc tous les jours susciter l’émotion des fidèles :

ambitionner l’universel condamne à l’exagération. Baudelaire dans son article nécrologique paru dans L’Opinion

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nationale4 (voir dans le CD Rom) parle d’un dessin « épique ». Delacroix donne une présence sculpturale à ses

personnages, qu’il représente grandeur nature (un rapide calcul à partir d’une reproduction permettra aux élèves de

constater que les personnages du premier plan mesurent à peu près 1 mètre 80). Surtout, il travaille le modelé à la

manière de Michel Ange, sculpteur avant d’être peintre, comme le montre la comparaison que nous proposons dans

le diaporama avec le prophète Jonas, qui semble sortir de la voûte de la chapelle Sixtine. Autre modèle pour ce

grandissement épique : Véronèse, à qui Delacroix emprunte le travail sur les coloris vifs et lumineux et accroche la

lumière en appliquant sur le fond foncé une valeur claire afin de donner l’illusion du volume, notamment pour la

représentation des anges (voir le rapprochement d’un détail de Delacroix avec un détail des Noces de Cana). Ce

travail ajoute à l’effet de réel : tout invraisemblable que soit cet ange fendant les airs, la peinture le rend présent.

Par ailleurs, Delacroix donne à voir le moment de plus grande tension dramatique : les anges surprennent

les pilleurs en pleine action (l’un d’eux porte encore une urne), et châtient Héliodore : l’image, qui s’appréhende

globalement, ne raconte pas de la même manière que le texte, qui se déroule dans le temps. Ici le peintre prend

l’action à son épicentre et compte sur le spectateur pour reconstituer par l’imagination – culture biblique à l’appui –

l’avant et l’après qu’elle n’aborde que par allusion : trésor éparpillé au premier plan, geste de supplication du grand

prêtre Onias à la tribune, prêtres « revêtus de leurs habits sacerdotaux », posture de la femme à gauche qui dos

tourné lève les mains vers le ciel (allusion à la description des fidèles en prière avant le miracle). Il pourra être

intéressant de comparer cette façon de transposer le déroulement narratif avec celle qui consistait, jusqu’au 17°, à

représenter plusieurs moments du récit dans la même toile ou dans des panneaux différents (prédelle dans un

retable notamment) : le parcours que nous proposons au musée du Louvre permet cette réflexion sur récit et

peinture. Le choix de Delacroix lui permet de frapper l’imagination par la dramatisation.

Dramatisation que renforce la théâtralisation de la représentation, qui donne à la scène la présence d’un

spectacle : l’architecture peut évoquer celle d’un théâtre avec les rideaux et une tribune où se tiennent des

spectateurs, regards tournés vers les acteurs du drame ; ceux-ci sont au centre du premier plan et sous la lumière,

sur un palier qui évoque une scène, d’autant mieux que le spectateur placé devant le tableau est un peu en dessous

d’eux. Les personnages secondaires sont d’ailleurs dans des attitudes codifiées, comme des comédiens de théâtre :

supplication, surprise, effroi. L’espace architectural est conçu comme un scénographie signifiante : les escaliers par

exemple, occupés par les personnages pieux, sont une métaphore d’un lien vers ciel, alors que les alliés d’Héliodore

sont massés dans l’écoinçon en bas à droite : le couloir derrière eux semble descendant ; quant à Héliodore lui-

même, sa chute vers le bas de l’escalier semble imminente. De même comme au théâtre certains accessoires ont

valeur de signes : la lance du soldat pointée vers le ciel, le trésor éparpillé… Les échos chromatiques et graphiques

entre l’armure du cavalier et les décorations murales suggèrent le lien entre l’ange envoyé de Dieu et le temple, lieu

sacré : équivalence centrale dans le message biblique.

Par ailleurs, comme si l’arrière plan était un décor peint pour le théâtre, la perspective en est accélérée : la

diminution considérable de la taille des personnages qui sont sur la tribune par rapport à ceux du premier plan

creuse très rapidement l’espace, ce qui donne l’impression d’un temple très haut et profond qui s’ouvre dans les

murs de la chapelle, en écho à l’église Saint Sulpice elle-même. De quoi faire forte impression sur le visiteur…

4 2 septembre, 14 et 22 novembre 1863. Voir à ce propos l’activité pédagogique p

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Le travail de Delacroix serait donc au service fidèle du texte biblique, transposant par des procédés

picturaux son message sans le trahir. Cependant cette lecture n’épuise pas l’œuvre, qui résiste à une interprétation

univoque.

Complexification et épaississement du sens.

La scène centrale quand on la regarde à deux fois brouille l’opposition entre les anges et les hommes qui

apparaissait d’abord. Deux des anges sont dépourvus d’ailes. La foi enseigne que l’Ange est esprit, dans le psaume

103 par exemple: « O Dieu, vous avez créé vos Anges purs esprits ». Ici pourtant les anges ont un corps et quel

corps ! Plus troublants, de nets parallèles unissent Héliodore et ses divins bourreaux ; les quatre visages se

ressemblent étrangement sous les mèches blondes ; d’ailleurs le bras de l’ange et celui d’Héliodore, qui

s’effleurent, sont presque symétriques – de même que sa jambe reliée dessine la même courbe que celle du

cavalier ; le costume d’Héliodore ressemble étrangement à celui de l’ange cavalier (l’armure or et l’armure argent

sont de même coupe) et le tissu sur lequel gît le pilleur est en écho chromatique avec le rideau qui incarne le souffle

divin. D’ailleurs Héliodore est pris dans le même cercle que les anges et sur le même plan qu’eux.

Delacroix ne s’en tient donc pas à la transposition aussi transparente que possible de la lettre et du message

de l’extrait biblique, qui voudrait une opposition univoque entre anges et hommes. Comment interpréter ceci ?

Rappelons que dans le texte Héliodore est sauvé suite au sacrifice qu’Onias offre pour lui à Dieu. Par la suite il

témoignera de la puissance du Dieu des Juifs. Delacroix, en travaillant la ressemblance entre Héliodore et ses

bourreaux, en exposant Héliodore dans la même lumière que les anges, annonce sa réhabilitation à venir. Comme

c’est souvent le cas lorsqu’un peintre choisit un épisode de l’Ancien Testament pour sujet d’un tableau d’église,

Delacroix donne ainsi une coloration nettement évangélique à l’épisode d’Héliodore : le message du Christ donne

une place centrale au pardon accessible à ceux qui ayant péché s’en repentent. L’histoire de Saint-Paul en est un

exemple : Paul, né en Asie Mineure vers l’an 10, est un personnage très important du christianisme pour ses actions

d’évangélisation et ses épîtres, lettres ni vraiment privées ni vraiment littéraires, centrées sur la mort et la

résurrection du Christ. Sa conversion, alors qu’il a plus de 25 ans, est racontée dans les Actes des Apôtres : ce

citoyen romain, ennemi du christianisme, s’appelle encore Saul ; alors qu’il se rend à Damas pour persécuter des

chrétiens, il est tout à coup renversé à terre, aveuglé par une lumière éblouissante ; une voix, qui se présentera

comme celle de Jésus, lui dit alors : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? ». Il est frappé de cécité pendant trois

jours ; un Chrétien, Ananias, averti en songe par le seigneur, lui rend la vue au nom de Jésus qui entend lui faire

« porter (son) nom devant les nations païennes, les rois et les Israëlites ». Pour son baptême il prendra le nom de

Paul, par humilité (paulus, signifie le petit). Il prêchera surtout pour les païens (les Gentils, c'est-à-dire les non

Juifs), et obtiendra que les Chrétiens convertis du paganisme ne soient pas soumis à la loi juive, ce qui contribue à

la séparation du christianisme et du judaïsme : preuve de son rôle déterminant, et donc du pardon qui selon le

Nouveau Testament a été accordé par Dieu à ce repenti qui sans avoir connu le Christ est appelé apôtre. Peut-on

faire l’hypothèse que Delacroix s’est souvenu pour son Héliodore du tableau du Caravage, La chute de Saint Paul ?

Le peintre représente Paul à terre, violemment éclairé, aux pieds de son cheval. Echos entre les deux œuvres : la

position du cheval, dont un pied est levé, et surtout celle du cavalier, terrassé à terre, les bras écarté et la nuque

renversée. Ces échos confirmeraient l’épaississement du sens conféré à l’épisode d’Héliodore : le message de

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l’Ancien Testament se prolongerait par celui du Nouveau. Peut-être peut-on lire dans le tableau d’autres allusions

au Nouveau Testament : cette femme aux longs cheveux qui à gauche implore le ciel, une allusion à Marie-

Madeleine ? Ces deux femmes, cet homme et cet enfant en haut du même escalier, la Sainte famille ? Enfin le

trésor au premier plan renvoie à l’épisode des marchands du temple, relaté dans les quatre Evangiles : juste après

son entrée dans Jérusalem, Jésus va dans le temple ; Jean raconte qu’il se fait un fouet avec des cordes pour chasser

les brebis, les bœufs, les colombes vendus pour les sacrifices et disperse la monnaie des marchands en disant :

« Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce. »

Ce renouvellement d’un message de l’Ancien Testament à la lumière du Nouveau n’a rien d’étonnant dans

la culture chrétienne. Mais la liberté de Delacroix avec sa source va peut-être plus loin : la lumière elle-même,

matérialisation de la présence divine, vient de biais, pas du haut, où le chapiteau des colonnes, sous la voûte de la

chapelle, se perd dans l’ombre, dans un espace très sombre, mystérieux ; la lumière apparaît d’ailleurs étrange

lorsqu’on l’analyse : l’oblique très nette sur la tribune est une ombre portée dont il est difficile d’identifier

l’origine, de plus l’éclairage de la scène centrale, surexposant certaines parties des corps des anges, ne peut émaner

de la même source que celle qui vient de la gauche du tableau et accompagne le souffle qui gonfle le rideau.

L’origine divine de la punition, bien que très présente, est plus mystérieuse qu’il n’y paraissait d’abord… Un autre

élément vient troubler le spectateur : le tableau est comme compartimenté par les éléments architecturaux

délimitant des espaces ayant chacun un point de fuite différent : au premier plan à gauche la scène principale, où

tous les personnages sont sur le même plan, en avant d’une perspective déterminée par les lignes vertes sur le mur

reliant les deux colonnes ; au premier plan à droite l’espace des soldats, derrière lesquels se devine un large passage

bordé d’une colonnade ; au second plan à droite l’espace du prêtre Onias et de ses compagnons, devant un escalier

construit selon une perspective qui lui est propre ; enfin au second plan à gauche l’espace de la famille sur le palier

de l’escalier, devant une colonnade suggérant un quatrième point du fuite. Ce cloisonnement, très nettement

marqué par les puissantes colonnes et la tribune massive, ne permet pas au spectateur de s’en tenir à un point de

vue unique et l’amène à promener son regard d’un espace à l’autre, comme pour lui interdire de s’en tenir à une

lecture univoque.

Autre inconfort pour le spectateur : si Delacroix a beaucoup emprunté à la Renaissance italienne, ce qui le

séduit ici n’est pas du côté de la rationalisation du regard qu’elle porte sur le monde, mais plutôt, comme l’écrit

Focillon : « dans ses débordements d’énergie, dans sa fougue naturaliste, bien plus, dans son maniérisme, dans son

écume, dans ses volutes. » A ce goût du baroque s’ajoute une technique moderne qui acheva sans doute de troubler

en 1861 : contrastes audacieux entre les couleurs inspirés par les recherches scientifiques récentes (notamment une

théorie sur les couleurs primaires et complémentaires élaborée par Chevreul, directeur des teintures à la

manufacture des Gobelins, en 1839), touche fragmentée et visible qui affiche le geste du peintre ; lorsqu’on regarde

de près un détail, par exemple le bras de l’ange plongeur, on distingue très bien les traces du pinceau (Ingres

appelait Delacroix « le balai ivre ») et les couleurs autres que les couleurs chair que Delacroix utilise pour que se

reconstitue dans l’œil du spectateur la couleur de la chair.

Delacroix ne se contente donc pas d’épaissir le message de l’Ancien Testament en le prolongeant par celui

du Nouveau. Il impose à son spectateur un inconfort troublant : ainsi n’est-il pas étonnant que certains des

contemporains de Delacroix n’aient pas beaucoup aimé la chapelle des Saints-Anges. Ils critiquent l’excès de

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violence, l’excessive dramatisation, l’agitation des corps et des esprits et apprécient peu ces outrances baroques qui

troublent la sérénité de l’église mais aussi la transparence du message délivré. Dans La révolte des Anges d’Anatole

France, un personnage, l’abbé Patouille, se demande : « pourquoi le peintre a-t-il représenté sur ces murs

uniquement des anges irrités ? ». Ce sont « des peintures sulfureuses, des compositions violentes, qui, loin

d’inspirer aux âmes la paix et le recueillement, la quiétude, les jette dans une sorte d’agitation pleine d’effroi. » Ce

qui irait à rebours du message christique centré sur l’amour et le pardon.

Mais Baudelaire quant à lui, dans une approche toute romantique, voit dans la liberté de Delacroix la

preuve de son génie, qui en s’appropriant les sujets bibliques vivifie les émotions qu’ils recèlent :

« L'imagination de Delacroix! Celle-là n'a jamais craint d'escalader les hauteurs difficiles de la religion; le ciel lui

appartient, comme l'enfer, comme la guerre, comme l'Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-

poète! Il est bien un des rares élus, et l'étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son

imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres.

Tout ce qu'il y a de douleur dans la passion le passionne; tout ce qu'il y a de splendeur dans l'Eglise l'illumine. Il

verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu'il ajouterait volontiers,

comme surcroît, son faste naturel aux majestés de l'Evangile. »5

Ce génie est un enthousiasme au sens propre, que le peintre transmet au spectateur :

« Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l'agrément des

contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d'une volupté surnaturelle. Il vous

semble qu'une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. »

Cette exaltation religieuse que voit et partage le poète, c’est bien celle dont parle Delacroix dans son

journal lorsqu’il revient à plusieurs reprises sur la permission qu’il demande et que lui refuse l’abbé de Saint-

Sulpice de travailler le dimanche car la musique de l’orgue, pendant les offices, l’aide à se pénétrer d’une

atmosphère religieuse. Lors de l’été 1855, il se réjouit d’avoir pu profiter d’une occasion exceptionnelle : « Le

matin de ce jour, j’ai travaillé beaucoup à l’église, inspiré par la musique et les chants d’église. Il y a eu un office

extraordinaire à huit heures ; cette musique me met dans un état d’exaltation favorable à la peinture. »6

Loin de mettre son art au service d’une édification religieuse univoque, Delacroix complexifie donc le

message de l’épisode biblique, refusant au spectateur le confort d’un décodage transparent, le confrontant à une

inquiétude : trahison du message religieux ou expression d’un enthousiasme plus exaltant en étant plus subjectif et

plus diffus ? Liberté affirmée de l’artiste en tout cas, qui teinte résolument le sujet de sa palette intime, de son

« sentiment particulier ». Ainsi Delacroix note-t-il dans son Journal le 2 septembre 1854 : « Les savants ne font

autre chose, après tout, que trouver dans la nature ce qui est. La personnalité du savant est absente de son œuvre ; il

en est tout autrement de l’artiste. C’est le cachet qu’il imprime à son ouvrage qui en fait une œuvre d’artiste, c'est-

à-dire d’inventeur. »7« Le caractère distinctif des hommes rares, c’est d’avoir un cachet particulier, de sorte que le

5 L'oeuvre et la vie d'Eugène Delacroix. L'opinion nationale, 2 septembre, 14 et 22 novembre 1863. Voir l’article complet dans le CD Rom. 6 Journal, le 30 août 1855. 7 Journal, le 2 septembre 1854, 10-18 page 198.

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beau se teint toujours de leur (personnalité) ». L’esprit « vraiment inspiré » « tire le nouveau de ce qu’il y a de plus

rebattu ». Quand bien même c’est encore dans la mythologie biblique que Delacroix choisit son sujet, extrayant son

image d’un « continuum » existant avant elle, puisant « le plus digne objet, le meilleur moment, le meilleur état »

dans « la réserve d’un monde, d’un imaginaire et d’une connaissance »8 partagés par tous. Delacroix se situe pour

Gaëtan Picon juste avant la « naissance de la modernité », c'est-à-dire, avec le Déjeuner sur l’herbe qui refuse tout

prétexte mythologique et même toute narration (voir pages…), la « fin de l’imaginaire, fin de tout ce qui appartient

à une mémoire et à une rêverie collectives, fin des modèles que la vie individuelle ne rencontre pas mais peut

reconstituer, réanimer : légendes et mythes, grandes actions et grandes figures de l’histoire, figurations idéales de la

beauté, objets idéaux du désir… »9

D’un ange à l’autre.

Sans entrer dans l’analyse détaillée des deux autres peintures, remarquons cependant qu’une perception

globale de la chapelle des Saints Anges montre que c’est à l’ensemble que Delacroix imprime « son sentiment

particulier », son cachet intime, au-delà de la lettre des textes bibliques, au-delà de l’anecdote. L’impression de

cohérence vient principalement des parallèles de composition entre les deux grandes peintures murales qui se font

face : le chêne dans Le combat de Jacob avec l’Ange joue le même rôle structurant que la colonne centrale dans

Héliodore chassé du temple. A gauche, la rencontre de l’homme et de l’ange dans les deux cas. A droite, en

écoinçon, des personnages secondaires : soldats d’Héliodore dans un cas, dans l’autre serviteurs, porteurs, bergers.

Nature morte au tout premier plan : trésor dans un cas, équipement de voyage déposé par Jacob dans l’autre.

Creusement de la perspective au fond : derrière Onias à droite le temple semble d’une vertigineuse profondeur,

autant que le défilé entre les deux montagnes, à gauche cette fois, dans le Combat de Jacob avec l’ange. Les

similitudes physiques entre les personnages sont frappantes : le cavalier qui punit Héliodore et l’ange de Jacob ont

le même profil. Jacob, Héliodore et les anges se ressemblent d’ailleurs comme des frères.

Sur le plan thématique les sujets sont cohérents : l’ange dans tous ses états ! Dans les Ecritures l’ange est un

messager, un envoyé de Dieu, qui transmet aux hommes ses volontés ou les exécute : c’est le sens aussi bien du

terme hébreu, malakim, que grec, aggeloï et latin angeli. C'est-à-dire que l’ange est défini par sa fonction et non par

sa nature, sur laquelle nous avons fort peu de précision (seul Marc nous renseigne un tant soit peu sur le sexe des

anges : ni femme ni homme !). Remarquons que dans les textes ils n’ont pas d’ailes, tout juste une échelle pour

aller de la terre au ciel dans la vision de Jacob. Cette imprécision des descriptions laisse une grande liberté aux

peintres. Delacroix retient de l’iconographie traditionnelle les ailes mais, nous l’avons souligné, donne à ses anges

un corps très humain, très masculin. Dans Héliodore chassé du temple, les anges sont le bras de la Providence, ils

protègent les hommes pieux contre les méchants qui ne respectent pas Dieu. Le combat de Jacob avec l’ange donne

une autre fonction à l’ange, plus complexe : suite à ce combat Jacob prendra le nom d’Israël, ancêtre éponyme du

peuple de Yahvé, il est alors objet de la faveur divine. On peut donc interpréter cette lutte comme une épreuve

initiatique ; mais l’identité du mystérieux combattant de Jacob est problématique et donne lieu, en fonction des

8 Gaëtan Picon, 1863, Naissance de la peinture moderne, Gallimard, page 38. 9 Ibid page 41.

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traductions, à des interprétations différentes. A l’issue du combat, son adversaire dit à Jacob qu’il a « lutté avec

Dieu ». Jacob affirme : « j’ai vu Dieu ». Mais un homme peut-il lutter avec Dieu ? Cet ange est-il comme un double

de Jacob qui lutterait contre lui-même, impression que peut donner la représentation de Delacroix ? Enfin, au

plafond, est représenté Michel. Archange comme Raphaël et Gabriel, les seuls anges nommés, Michel est le chef de

la milice céleste et combat dans l’Apocalypse combat contre le démon, chef des anges rebelles.

Encadré.

Une visite à Saint-Sulpice.

Il est préférable de découvrir ces peintures de grande taille sur place plutôt que par des reproductions ;

contrairement à ce qui se passe au musée, les élèves voient l’œuvre dans son lieu premier de destination, ce qui

permet de les faire réfléchir sur la façon dont le contexte peut influencer leur réception et sur les effets qu’il a pu

avoir sur le processus de création.

Signalons que cette visite peut donner lieu à un travail avec le professeur de physique sur le gnomon,

particulièrement bien adapté au programme de seconde. Il s’agit d’un instrument astronomique installé dans le

transept par un curé éclairé au XVIII ; la fonction du dispositif est d’établir avec certitude la date de l’équinoxe de

mars, donc celle de Pâques, le premier dimanche suivant, qui change donc chaque année. Dans le vitrail situé dans

le bras sud du transept on aperçoit sur la droite deux petites ouvertures, des lentilles par lesquelles passe le soleil

qui à midi vient frapper le méridien, matérialisé par une baguette de cuivre scellée dans le sol. Aux équinoxes et

aux solstices, le soleil atteint l’un des repères du dispositif : un carré de marbre dont part la baguette de cuivre ; une

plaque de cuivre ovale au sol devant le chœur ; un obélisque de marbre blanc surmonté d’une boule et d’une croix.

Il nous semble utile de prendre soin, avant une telle visite, de travailler avec les élèves sur le statut

juridique d’une église en France. Il est d’ailleurs possible d’envisager un travail interdisciplinaire avec l’ECJS au

lycée ou l’éducation civique au collège, ce qui pourrait permettre en outre de clarifier la notion de laïcité et

d’expliquer pourquoi elle est compatible avec l’enseignement du fait religieux contenue dans l’analyse de tableaux

à sujet biblique. Pour cette peinture religieuse, il nous semble souhaitable que les élèves, surtout les lycéens,

réfléchissent à ce qu’ils font et qu’ils sachent selon quelles garanties de respect de leurs convictions personnelles on

les confronte à des œuvres étroitement liées au christianisme.

Le titre III de la loi de séparation des églises et de l’Etat de 1905 définit le statut des édifices de culte.

L’article 12 stipule qu’ils « sont et demeurent propriétés de l'Etat, des départements, des communes », avec les

« objets mobiliers » qu’ils contiennent. Rappelons que les églises et cathédrales de France sont propriétés publiques

depuis Révolution car les révolutionnaires avaient considéré qu’ayant été payées par la dîme, donc par des fonds

« publics », elles appartenaient au peuple. La loi de 1905 déclarant le statut juridique désormais privé du culte, dont

l’Etat ne se chargera plus de l’encadrement (titre 1, article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne

subventionne aucun culte »), elle prévoit que l’Etat mettra gratuitement les édifices qui lui appartiennent à la

disposition d’associations cultuelles constituées par les croyants et désormais chargées d’organiser les différents

cultes : c’est ce que définit l’article 13 du titre III (les édifices de culte « seront laissés gratuitement à la disposition

des établissements publics du culte, puis des associations appelées à les remplacer »). Mais le culte n’est qu’une des

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fonctions de ces édifices, qui demeurent des éléments du patrimoine artistique et culturel public : à titre d’œuvres

d’art ils sont accessibles gratuitement par tous en dehors d’une préoccupation religieuse10.

Proposition d’une activité d’analyse des tableaux.

Les questions indiquées en italiques nous semblent difficiles pour les collégiens. A tous les niveaux, il nous paraît

indispensable d’avoir mené au préalable le travail sur les textes bibliques. Les pages…peuvent être photocopiées et

distribués aux élèves avec le questionnaire. Les élèves doivent aussi disposer d’une photocopie des textes (dans

leur version longue ou courte : voir dans le CD Rom).

Il nous semble important de rappeler aux élèves qu’il y a toujours plusieurs réponses possibles et que le but n’est

pas de deviner une réponse que le professeur attendrait, mais de bien regarder et de proposer des éléments

d’analyse personnels. Le travail peut se faire en équipe, les professeurs accompagnateurs aidant les élèves qui les

sollicitent. L’évaluation nous semble pouvoir porter sur la compréhension des consignes, l’approfondissement et la

cohérence des réponses, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte de l’aide éventuellement apportée.

La meilleure démarche nous semble être de poursuivre le travail après la visite, en classe sur des reproductions ; à

partir des éléments de réponse proposés par les élèves, on pourra construire avec eux l’analyse, comme pour un

texte.

A lire au préalable : quelques éléments sur Saint-Sulpice

L'église actuelle conserve quelques vestiges d’une petite église qui avait été construite au début du XIIe siècle en

souvenir de l'évêque de Bourges, qui s’appelait Sulpice. Au XVIIe siècle commence le chantier de l’église actuelle,

qui est presque achevée en 1745. Mais il lui manque une façade, que réalisera l’architecte Nicolas Servandoni, et

quelques embellissements intérieurs.

Lorsque la Révolution survient, Saint Sulpice comme la plupart des églises est désaffectée et pillée. Elle sera à un

moment consacrée à une sorte de culte athée rationaliste, mis en place par certains révolutionnaires.

Après la Révolution, les bâtiments religieux, qui depuis 1789 appartiennent à l'État ou aux villes, sont réparés à

leurs frais. Entre 1820 et 1875, la municipalité de Paris se préoccupe de la décoration de Saint Sulpice, en

particulier des vingt-trois chapelles qui s’ouvrent à droite et à gauche de la nef. Dix-sept artistes sont sollicités,

parmi lesquels Eugène Delacroix, chargé en 1849 de la première chapelle à droite en entrant. Il choisit de

représenter différents épisodes de la Bible où apparaissent des anges, ce qui explique le nom qu’on donne

aujourd’hui à cette pièce : la chapelle des Saints-Anges.

Allez dans la chapelle des Saints Anges :

1. Vos premières impressions sur ce lieu : donnez les en quelques mots.

2. Questions techniques.

Informations à lire . 10 Pour plus de précisions sur la question, voir Henri Pena Ruiz, Qu’est ce que la laïcité ? Folio actuel 104, Gallimard 2003, notamment le chapitre VIII.

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Marie-Sylvie Claude, IUFM Créteil. In Quand se rencontrent littérature et arts plastiques, G Di Rosa MS Claude Sceren CRDP mai 2006.

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Il est indiqué dans la chapelle que ces peintures sont des fresques : erreur ! Il s’agit bien comme dans le cas de la

fresque de peintures murales, c'est-à-dire que le tableau n’est pas réalisé sur une toile mais sur le mur.

Pour la technique de la fresque, les pigments réduits en poudre, mélangés à l’eau, sont appliqués sur un enduit frais

(d’où le nom de fresque) ; cet enduit, qui absorbe la couleur, est composé pour partie de chaux : quand il sèche, il

forme une croûte dure, colorée. Le peintre doit donc mettre ses couleurs avant que la partie qu’il a recouverte

d’enduit soit sèche : il doit prévoir d’enduire seulement la surface qu’il sera capable de peindre en une journée.

Delacroix a préféré la méthode de la peinture à l’huile et à la cire, qui permettait une technique qui se rapprochait

davantage de celle de la peinture à l’huile sur une toile, la cire empêchant que le mur absorbe trop la peinture.

Malgré tout le mur absorbait beaucoup plus la couleur qu’une toile, ce qui a posé bien des problèmes à Delacroix,

qui a mis beaucoup de temps à finir cette chapelle, alternant avec d’autres travaux car le chantier de Saint Sulpice

l’épuisait (la commande date de 1847 et le travail est fini en 1861, deux ans avant sa mort).

A vous !

� Observez bien ces peintures murales et leur environnement. Travailler ici ou travailler dans son atelier, ce

n’est pas la même chose pour un peintre : essayez d’imaginer puis expliquez les problèmes matériels qui se

sont posés à Delacroix.

� Et pour vous ? découvrir une peinture ici ou dans un musée, ce n’est pas la même chose pour un

spectateur : expliquez les différences.

3. Des textes bibliques à la représentation de Delacroix.

Avant toute chose, souvenez-vous des textes de la Bible et repérez les deux scènes : Héliodore chassé du temple ;

la lutte de Jacob avec l’ange. Ecrivez le titre sur la photocopie correspondante.

Reprenez vos deux textes bibliques :

� Soulignez dans les textes ce qui concerne le lieu où se passe l’action : pour chacun des tableaux, expliquez

si le lieu tel que le peint Delacroix ressemble à celui qu’évoque le texte biblique

� Soulignez dans chacun des textes les lignes qui correspondent au moment précis que Delacroix a choisi de

représenter.

� Comment expliquez-vous ce choix ?

� Certains éléments représentés par Delacroix évoquent d’autres moments du récit : expliquez.

� D’après les textes bibliques, retrouvez qui sont les personnages représentés dans le tableau, et indiquez leur

nom sur les photocopies noir et blanc.

D’après la Bible certains des personnages sont célestes, d’autres sont humains :

� rayez la mention inutile !

� Expliquez comment vous avez différencié les personnages célestes et les personnages humains.

� Est-il possible d’hésiter ? Quelque soit votre réponse, justifiez et efforcez vous de commenter. Il

serait bon que vos réponses soient développées et nuancées.

4. Zoom sur Héliodore chassé du temple.

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� Nous avons fait apparaître sur la photocopie une ligne qui nous paraissait très visible. Repérez et faites

apparaître d’autres lignes qui vous semblent très visibles aussi. Repérez si possible des figures

géométriques (par exemple : cercle, triangle, losange…). Essayez de commenter en cherchant quelles

nouvelles impressions vous avez sur le tableau après avoir vu ces lignes.

� Repérez les éléments d’architecture et indiquez les sur votre photocopie (notez par exemple : escalier,

couloir, balcon...). Expliquez comment les personnages se répartissent par rapport à ces éléments

d’architecture et essayez de commenter (quel sens donnez-vous à cette répartition ?).

� Delacroix utilise des contrastes de couleurs qui étonnèrent. Baudelaire est admiratif : « jamais (…)

Delacroix n’a étalé un coloris plus splendidement et plus savamment surnaturel ». Mais d’autres

contemporains trouvent que c’est un bariolage de très mauvais goût. A vous de dire ce que vous en

pensez… Quelque soit votre réponse, essayez de commenter.

� Observez d’aussi près que vous pouvez la peinture, par exemple les bras et jambes au premier plan :

nommez les couleurs que Delacroix a utilisé pour les peindre. Essayez de commenter ses choix.

� Cherchez dans vos souvenirs…Regardez bien les différents personnages, regardez ce qu’ils font, leur

position… : certains d’entre eux pourraient évoquer des personnages issus de la culture chrétienne (et non

plus judeo-chrétienne) – avez-vous une idée ?

5. D’autres que vous ont écrit sur la Chapelle des Saints Anges… … expliquez si vous voyez les choses comme eux :

� Dans un roman d’Anatole France, auteur presque contemporain de Delacroix, La révolte des Anges, un

personnage, l’abbé Patouille, se demande : « pourquoi le peintre a-t-il représenté sur ces murs uniquement

des anges irrités ? ». Expliquez ce que ressent Patouille ; êtes d’accord avec lui ?

� Sur La lutte de Jacob avec l’ange, voici ce qu’écrit Delacroix lui-même : « Jacob accompagne les

troupeaux et autres présents à l’aide desquels il espère fléchir la colère de son frère Esaü. Un étranger se

présente qui arrête ses pas et engage avec lui une lutte opiniâtre, laquelle ne se termine qu’au moment où

Jacob, touché au nerf de la cuisse par son adversaire, se trouve réduit à l’impuissance.

Cette lutte est regardée, par les livres saints, comme un emblème des épreuves que Dieu envoie quelquefois

à ses élus ».

Reformulez la dernière phrase. Pensez-vous que le tableau favorise cette interprétation ? Pensez-vous

qu’on puisse dire la même chose à propos d’Héliodore ?

6. Bilan.

Expliquez si la visite vous a plu, si le travail vous a posé des difficultés et faites le point sur ce que vous avez

appris.

AJOUTER LES REPROS AVEC POINTILLES A REMPLIR.

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Encadré. Propositions pour des travaux d’écriture.

Ces travaux peuvent être faits en classe après la visite, à partir de reproductions, ou soumis aux élèves lors d’une

visite : ils prennent alors sur place des notes préparatoires au brouillon. Dans tous les cas il est important de

prévoir un travail de réécriture. Nous proposons le dispositif suivant, possible quelque soit la consigne :

- Chaque élève rédige un premier jet en autonomie.

- Quelques élèves volontaires lisent leur texte. La classe recherche, à partir de ces lectures, les

critères qui font qu’un texte est réussi. Ce travail peut aussi se faire en équipe, les élèves se basant

sur les premiers jets des différents membres de l’équipe pour déterminer des critères de qualité,

qui seront confrontés lors d’une mise en commun.

- Une fois la liste des critères établie, on les retient comme critères d’évaluation ; les élèves sont

invités à modifier leur premier jet en fonction de ces critères ; il nous semble très intéressant

d’imposer et d’évaluer une explicitation des choix de réécriture, en donnant par exemple la

consigne suivante : faire la liste des améliorations réalisées et expliquer pour chaque amélioration

quel critère vous avez cherché à atteindre.

- Rien n’empêche d’insérer une autre étape de réécriture, avant ou après une évaluation du

professeur.

� Souvenir de la première découverte.

Jean-Paul Kauffmann a écrit en 2000 La Lutte avec l’ange, sur la chapelle des Saints Anges. Il raconte sa première

découverte, avec un ami qui connaît bien les lieux :

« Je me rappelle, quand nous sommes entrés, du choc à la fois sec et moelleux de la porte – l’inimitable bruit de

Saint Sulpice ! Le saisissement lumineux et doux du sanctuaire, ce demi-jour tamisé de persienne et la vision du

Delacroix surgissant brusquement au milieu du clair-obscur… Un éblouissement provoqué par le contact subit avec

la chapelle qui s’offre de manière imprévue, presque comme une fausse note dans la pénombre (…).

En y réfléchissant, j’avais été alors plus intrigué qu’intéressé. Je trouvais inattendue la présence de Delacroix dans

cette église. J’étais fasciné par les gros mollets de l’Ange. Dans sa posture quelque chose d’inélégant, d’emprunté

paraissait donner à l’ensemble un caractère rudimentaire, maladroit. »

Consigne. Ecrivez à votre tour le souvenir que vous laisse votre découverte des lieux. Vous reprendrez la même

structure de la description. Vous utiliserez à la même place les expressions suivantes : « Je me rappelle, quand nous

sommes entrés ». « En y réfléchissant, j’avais été alors… ».

Evaluation sur deux travaux :

- Présentation de la structure de la description dans le texte de Kauffman.

- Rédaction du texte

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� Récits autour d’Héliodore chassé du temple.

I. En quatre lignes, racontez ce qui pourrait se passer immédiatement après le moment représenté :

1. En respectant le registre du texte biblique

2. Sur un registre comique.

Pensez à ce que font les anges, Héliodore, mais aussi les autres personnages.

II. En cinq lignes, racontez ce qui s’est passé juste avant le moment représenté en prenant pour narrateur :

- L’ange cavalier,

- Héliodore,

- Le soldat au premier plan à gauche ;

- L’enfant qui regarde en haut à gauche.

Chacun des textes doit vous permettre de dire :

- pourquoi votre narrateur est là ;

- ce qu’il voit,

- ce qu’il pense,

- ce qu’il ressent.

Vous pouvez choisir la fidélité au registre du texte biblique ou non.

� Tentative d’épuisement d’un lieu parisien : la place Saint-Sulpice.

Ce travail ne concerne pas les œuvres de Delacroix mais nous paraît permettre un prolongement intéressant

d’une visite à Saint-Sulpice.

Rappelons que le projet de Pérec était d’ « épuiser » douze lieux parisiens, c'est-à-dire de choisir un lieu

d’observation et pendant un temps donné de décrire, raconter, inventorier tout ce qui s’y passe et surtout ce

que d’habitude un passant ne remarque pas, un auteur n’écrit pas. Place Saint-Sulpice, Pérec s’est installé

café-tabac de la Mairie entre le 18 et le 20 octobre 1974. Les autres projets « d’épuisement » n’ont pas été

réalisés.

1. Expliquez le titre du texte de Perec.

2. Choisissez un lieu d’observation sur la place Saint Sulpice et réalisez à votre tour le projet que Perec

explique en introduction (nous nous contenterons d’une seule journée !).

Encadré.

Peintures de Delacroix à Saint Sulpice et écrits de Baudelaire : pistes pour des travaux pédagogiques.

Ces activités nous semblent possibles seulement si les élèves ont déjà analysé les peintures de Delacroix. On

trouvera de plus larges extraits des textes de Baudelaire dans le CD Rom.

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1. Lecture analytique de la description d’Héliodore chassé du temple dans un article de La revue fantaisiste,

15 septembre 1861

Il s’agit de l’article que Baudelaire a fait paraître rapidement après l’ouverture de la chapelle au public (à partir

d’août 1861). Il décrit les trois peintures après avoir rappelé l’épisode biblique choisi par Delacroix. A propos

d’Héliodore chassé du temple, voici ce qu’il écrit juste après avoir cité le passage du Livre des Maccabées :

« Dans un temple magnifique, d'architecture polychrome, sur les premières marches de l'escalier conduisant à la

trésorerie, Héliodore est renversé sous un cheval qui le maintient de son sabot divin pour le livrer plus

commodément aux verges des deux Anges; ceux-ci fouettent avec vigueur, mais aussi avec l'opiniâtre tranquillité

qui convient à des êtres investis d'une puissance céleste. Le cavalier, qui est vraiment d'une beauté angélique, garde

dans son attitude toute la solennité et tout le calme des Cieux. Du haut de la rampe, à un étage supérieur, plusieurs

personnages contemplent avec horreur et ravissement le travail des divins bourreaux. »

La lecture analytique de la description de Baudelaire a une double finalité. D’une part, elle permet de faire

réfléchir les élèves aux effets de sens des signes picturaux et des signes verbaux et aux spécificités de chacun des

deux langages. On les amènera à se demander comment, par ses choix stylistiques, Baudelaire s’attache à

transposer un système de signes (pictural) dans un autre système de signes (verbal). D’autre part, seconde direction,

il s’agit de montrer la subjectivité de tout regard sur une œuvre d’art : la description de Baudelaire, loin d’être

objective, relève d’une réception personnelle de l’œuvre de Delacroix. La lecture analytique permet de montrer ce

qui caractérise cette vision particulière du poète. Les élèves perçoivent ainsi les jeux de dialogue entre textes et

images : Delacroix a transposé un texte, le texte biblique, dans son propre langage et selon sa propre vision ; sa

peinture fait à son tour l’objet d’une appropriation subjective par Baudelaire dans un nouveau texte. Nous

proposons d’autres jeux de dialogues dans le chapitre….

Il est possible d’aborder cette lecture analytique selon le scénario suivant, familier aux élèves : susciter

leurs premières réactions – Baudelaire voit-il le tableau de la même façon que vous ? – puis partir de leurs

impressions pour les amener à chercher ce qui est particulier dans la vision de Baudelaire et quels choix stylistiques

leur permet de le savoir.

Mais une approche pédagogique par l’écriture, amenant les élèves à entrer à leur tour dans le dialogue des

images et des textes, nous semble plus stimulante et mieux appropriée. On trouvera dans le CD Rom un diaporama

permettant de mettre en œuvre la procédure que nous suggérons, qui peut bien sûr faire l’objet de larges

transformations et améliorations et qui est d’ailleurs adaptable à d’autres objets. Il s’agit d’écrire collectivement

avant de découvrir la description de Baudelaire une description de même structure. Les étapes sont les suivantes :

- La reproduction est projetée ; on demande aux élèves de décrire en une quinzaine de mots au maximum : le

lieu de l’action ; Héliodore ; le cheval ; les deux anges qui fouettent Héliodore ; l’ange cavalier ; les autres

personnages. Il est possible répartir le travail dans la classe, par exemple cinq élèves par tâche (chacun

rédigeant sa description en autonomie – on obtiendra alors cinq textes différents – ou ces élèves travaillant

en équipe sur la même description). On peut imposer le début de la description, afin d’imiter au plus près le

texte de Baudelaire (par exemple pour le lieu, commencer par « dans un temple… », pour Héliodore

commencer par son nom etc…).

- Sur le diaporama, on note sous la dictée des élèves leur description.

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- Puis on insère leur texte à côté de celui de Baudelaire en leur demandant de réfléchir aux différences entre

leur vision et celle du poète : les élèves sont alors plus sensibles aux choix stylistiques, qui diffèrent des

leurs, et à leurs effets.

Quelques pistes possibles pour l’analyse :

Baudelaire perçoit les anges de Delacroix comme étant de caractère à la fois composite et harmonieux, ils

concilient des catégories qui concernant des humains pourraient sembler antinomiques : la violence du châtiment

(fouettent, verges, opiniâtre bourreau) s’alliant avec leur sérénité (maintient, commodément, tranquillité, garde,

solennité, calme). Remarquons dans le syntagme beauté angélique le jeu sur la polysémie de l’adjectif qui au sens

courant connote la douceur. Aucun désordre dans leur action, Dieu maîtrise sa colère, Baudelaire est ici fidèle à

Delacroix - du moins à ce que en avons nous-mêmes perçu. Des figures oxymoriques soulignent ce caractère

composite des anges - opiniâtre tranquillité, divin bourreau - tandis que l’abondance des liens de subordination

suggère la parfaite coordination de leurs actions, impression que Delacroix obtient par des procédés picturaux,

notamment le croisement de plusieurs lignes au niveau du pied du cheval. En réponse à la série d’oppositions entre

les anges et les hommes dans le tableau, les choix stylistiques de Baudelaire soulignent l’appartenance des anges à

une catégorie surnaturelle qui les distingue des hommes – divin(s) ; angélique ; investis d'une puissance céleste Le

mot travail évoque l’idée qu’ils ne sont pas des hommes qui se vengent mais les instruments dociles de la

Providence. Enfin les spectateurs contemplent avec horreur et ravissement la scène : on retrouve l’idée de

théâtralité que nous percevions aussi dans le tableau.

En revanche et contrairement à ce que nous percevions dans le tableau de Delacroix, le texte de Baudelaire ne

suggère aucun dépassement de l’opposition entre Héliodore et les anges. Héliodore étant sujet d’un verbe à la voix

passive, renversé sous un cheval, puis désigné par des pronoms en fonction COD : pur objet des anges, Héliodore

est immobilisé comme le sont aussi ses divins bourreaux, le seul mouvement étant dans le geste mécanique de la

flagellation – fouettent avec vigueur : Baudelaire ne perçoit pas le mouvement en spirale qui nous semblait

traverser le tableau de Delacroix, évoquant l’irruption fulgurante des anges, et anime au contraire le fouet

immobilisé par Delacroix.

2. Autres directions de travail sur le dialogue entre Baudelaire et Delacroix.

� Comparaison de la description de Baudelaire avec le texte de Delacroix sur les invitations : « S’étant présenté

avec ses gardes pour enlever les trésors, il est tout à coup renversé par un cavalier mystérieux : en même

temps, deux envoyés célestes se précipitent sur lui en le battant de verges avec furie, jusqu’à ce qu’il soit

rejeté hors de l’enceinte sacrée. »

On pourra remarquer que Delacroix, contrairement à Baudelaire, prend Héliodore et les anges dans un même

mouvement fulgurant qu’il prolonge jusqu’à l’exclusion d’Héliodore : en attestent les verbes d’action, les adverbes

ou locutions adverbiales (tout à coup, en même temps) et l’enchaînement fluide des actions (passé – « s’étant

présenté » ; présent : « il est renversé », « se précipitent », « en le battant », le participe présent insistant sur la

simultanéité

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� Lecture d’un sonnet des Fleurs du Mal, « le Rebelle ».

Ce sonnet fait partie des pièces ajoutées en 1868 dans le recueil mais il est paru le 15 septembre 1861 dans La

Revue européenne, soit le jour même de la sortie de l’article sur la chapelle des Saint Anges dans la Revue

fantaisiste. Même si la référence à Delacroix n’est pas explicite elle est très probable.

Les deux premiers vers évoquent de très près Héliodore chassé du temple ; les procédés stylistiques sont au service

de l’expression d’un mouvement fulgurant comme l’étaient les procédés picturaux : image de l’aigle, allitération en

[f], diérèse.

On peut poursuivre le parallèle : double fonction de l’ange, qui protège les humbles et combat les méchants ; nature

composite de l’ange, qui châtie (durement !) « autant ma foi qu’il aime » - sans toutefois parvenir à sauver le

mécréant.

Il serait possible d’aller plus loin en montrant qu’un tel poème se lit un peu comme un tableau, puisqu’une lecture

successive ne suffit pas, le lecteur en appréhende le sens par la perception de parallèles et d’oppositions,

thématiques et phoniques, entre les premiers vers et les derniers, séparés par les paroles de l’ange, qui mettent en

position centrale le message évangélique de l’amour et de l’humilité. Cette lecture fait percevoir une progression

baroque en spirale : la situation finale répète en l’aggravant la situation initiale : voilà le mécréant devenu

anathème puis définitivement damné…

� Lecture d’un extrait d’un article plus général de Baudelaire : « L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix ».

Article nécrologique paru dans L’Opinion nationale, 2 septembre, 14 et 22 novembre 1863.

Cette lecture est bien sûr particulièrement intéressante pour l’étude du romantisme. Couleur et dessin sont au

service de l’expression d’une vision personnelle et non de la fidélité à la nature. Ce qui existe n’est qu’un aiguillon

pour l’artiste, une « pure excitation », un réservoir dont il pourra extraire des lignes et des couleurs qui ne valent

qu’en fonction de la combinaison libre qu’il en fera au service de l’expression de ses émotions.

Comme nous l’avons vu, cet article éclaire l’analyse d’Héliodore chassé du temple : notamment concernant la

liberté de l’artiste y compris dans les sujets religieux, qui ont la force nécessaire pour enflammer son imagination

mais ne le contraignent pas pour autant. Retenons aussi la réflexion sur le registre épique et l’importance de la

couleur.

De la création Baudelaire glisse à la réception, insistant sur progressivité de la découverte d’un tableau : que ce soit

la lumière et la couleur qui frappent d’abord ou les formes et le dessin, tout commence par le plaisir, l’émotion

pure, l’analyse ne vient qu’ensuite...