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Paru in La liberté:approche plurielle Mélanges offerts au Pr. Rachid Alami Idrissi Université Cadi Ayyad. Faculté des Sciences Juridiques Economiques et Sociales Marrakech, 2018, pp. 17- 42 LA LIBERTE, MOTIF FONDATEUR DES SCIENCES HUMAINES par Jacques MICHEL Professeur émérite Institut d’Etudes Politiques de Lyon Parler de la liberté tente les discours qui se veulent imposants. Comme revendication des individus ainsi que des peuples, sa puissance requiert le talent de ses avocats. Elle est lutte et aussi plaidoirie. Mais n’est-elle pas aussi affaire de science et d’enquêtes, autrement dit de démonstration ? Notre compréhension des sciences sociales nous pousse souvent à analyser les déterminismes, les contraintes, les rapports de forces, en bref à mettre au jour ce qui s’oppose à la liberté et, tout autant, la suscite de manière réactive. La question du pouvoir y est centrale et cela est juste, il y a bien à parler de libération. Mais il est une voie quelque peu différente qui fait de la liberté un point de départ ou plutôt un fondement. Cette voie que nous voudrions voir à l’œuvre dans l’anthropologie sociale doit sa manière de chercher à certains courants philosophiques qui l’ont particulièrement animée. Notre propos se portera plus spécialement vers l’école française de sociologie et ses prolongements ethnographiques qui mettent en valeur les apports de Rousseau et de Kant et en font les promoteurs d’une manière nouvelle de questionner. La science sociale est science des mœurs, enquête positive sur les règles et les normes qui ordonnent les actions des hommes dans le cadre des rôles sociaux qu’ils sont amenés à tenir. Tenter de cerner ce qu’il faut entendre par liberté c’est affronter une difficulté positivement mise au jour par l’ordonnancement de nos sociétés modernes. Leur rhétorique légitimatrice  s’est centrée sur l’individu, siège, prétend celle-ci, d’une faculté de libre décision. Mais où trouver cet homme dit libre, cet être capable d’autodétermination, doté d’une volonté autonome, apte à s’abstraire de sa condition empirique, de s’observer quasiment « de haut » et de délibérer de son cas comme en une sorte d’intime chambre du conseil selon l’expression de Gabriel Tarde, en bref, cet individu capable de mesurer son degré de liberté, capable d’établir, en son for intérieur, les lois qui le jugent ? Comment, en quelque sorte être juge et partie ? En quel lieu déterminable et en quel instant ce débat se déroule-t-il ? Et s’il se déroule, d’où provient le juge et les lois devant lesquels comparait la partie ? La raison, peut-on dire, est ce juge, présent en chaque conscience, mais cette réponse, pour nous être avantageuse, est bien brève. L’affaire était plus simple lorsque notre responsabilité était mesurée selon la 

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Paru in La liberté:approche plurielleMélanges offerts au Pr. Rachid Alami Idrissi

Université Cadi Ayyad. Faculté des Sciences Juridiques Economiques et Sociales

Marrakech, 2018, pp. 17­ 42

LA LIBERTE, MOTIF FONDATEUR DES SCIENCES HUMAINES

par Jacques MICHELProfesseur émérite

Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Parler de la liberté tente les discours qui se veulent imposants. Comme revendication des individus ainsi que des peuples, sa puissance requiert le talent de ses avocats. Elle est lutte et aussi plaidoirie. Mais n’est­elle pas aussi affaire de science et d’enquêtes, autrement dit de démonstration ?

Notre compréhension des sciences sociales nous pousse souvent à analyser les déterminismes,les contraintes, les rapports de forces, en bref à mettre au jour ce qui s’oppose à la liberté et, tout autant, la suscite de manière réactive. La question du pouvoir y est centrale et cela est juste, il y a bien à parler de libération. Mais il est une voie quelque peu différente qui fait de laliberté un point de départ ou plutôt un fondement. Cette voie que nous voudrions voir à l’œuvre dans l’anthropologie sociale doit sa manière de chercher à certains courants philosophiques qui l’ont particulièrement animée. Notre propos se portera plus spécialement vers l’école française de sociologie et ses prolongements ethnographiques qui mettent en valeur les apports de Rousseau et de Kant et en font les promoteurs d’une manière nouvelle dequestionner. 

La science sociale est science des mœurs, enquête positive sur les règles et les normes qui ordonnent les actions des hommes dans le cadre des rôles sociaux qu’ils sont amenés à tenir. Tenter de cerner ce qu’il faut entendre par liberté c’est affronter une difficulté positivement mise au jour par l’ordonnancement de nos sociétés modernes. Leur rhétorique légitimatrice  s’est centrée sur l’individu, siège, prétend celle­ci, d’une faculté de libre décision. Mais où trouver cet homme dit libre, cet être capable d’autodétermination, doté d’une volonté autonome, apte à s’abstraire de sa condition empirique, de s’observer quasiment « de haut » etde délibérer de son cas comme en une sorte d’intime chambre du conseil selon l’expression deGabriel Tarde, en bref, cet individu capable de mesurer son degré de liberté, capable d’établir,en son for intérieur, les lois qui le jugent ? Comment, en quelque sorte être juge et partie ? En quel lieu déterminable et en quel instant ce débat se déroule­t­il ? Et s’il se déroule, d’où provient le juge et les lois devant lesquels comparait la partie ? La raison, peut­on dire, est ce juge, présent en chaque conscience, mais cette réponse, pour nous être avantageuse, est bien brève. L’affaire était plus simple lorsque notre responsabilité était mesurée selon la 

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conformité de nos actes à des commandements issus d’autorités considérées comme étant supérieures et même antérieures, la « liberté » étant alors plus liée à une capacité à faire le malplutôt qu’à se soumettre au bien. Mais nos sociétés d’aujourd’hui veulent une liberté positive, bénéfique bien qu’immédiatement liée à une nature humaine individuelle faite de désirs, de passions et d’intérêts. Dans cette configuration, l’utilitarisme ne pouvait que venir à point pour résoudre la difficulté qu’il pouvait y avoir à prendre les hommes tels qu’ils sont et à estimer leurs comportements1. 

CONTRE L’UTILITARISME

Comme l’a bien montré, il y a maintenant longtemps, Elie Halévy, la pensée libérale s’est appliquée, spécialement dans la seconde moitié du XIXème siècle, à simplifier l’enquête en débarrassant l’utilitarisme de ses riches complexités initiales, naturalisant l’homo oeconomicus en dessinant une caricature de l’individu calculateur de ses intérêts2, prétendant ainsi fournir une clé susceptible de rendre compte des diverses facettes de l’activité humaine. Sur ce socle épuré de toute histoire, l’économie pouvait s’ériger en enseignement propédeutique des sciences de l’homme et prétendre à terme parvenir à faire de ses traités des théories générales de l’action humaine3. C’était en fait – et c’est toujours – raturer une vraie science de l’homme, renoncer à l’enquête, court­circuiter la question de la liberté au profit d’un axiome individualiste dont l’évidence devait être établie par le programme même du libéralisme le plus dur et le plus cynique. C’était se détourner de toute science des mœurs, faire de la morale une question subalterne ou secondaire et donner au droit une simple fonction d’ordre assurant la tranquillité et la sûreté des transactions. Dans le même temps la grandiose liberté individuelle ainsi proclamée pouvait se poser comme une présomption générale de validité des conventions, le droit naturel lui­même perdant toute capacité interrogatrice en se coulant dans les lois naturelles des économistes4.

Plus d’un siècle plus tard, Lévi­Strauss caractérisera en des termes finalement proches cette prétention de l’économie libérale à absorber toute interrogation en sciences humaines, voyant dans des juristes, vaincus par les économistes et soumis à eux, des « théologiens » qui « traitent un système artificiel comme s’il était réel » se référant ainsi à une sorte de transcendance non plus surnaturelle mais « surculturelle ». Cette vision­là du droit, à la remorque « d’économistes qui n’hésitent pas à proclamer, pour justifier l’étroitesse de leur visée, que la rationalité économique constitue un état privilégié de la nature humaine 5», n’a d’autre effet que de repousser toute analyse normative en faisant du droit un corps de règles, certes complexifié, mais fondé in fine sur ce que peut nous dire de l’individu une sommaire psychologie du comportement. 

1 Cf. le livre devenu classique d’Albert O. Hirschman : Les passions et les intérêts (1977), Paris PUF, 1980, trad.P. Andler ; 2 Telle est la conclusion de l’ouvrage d’Elie Halévy : La formation du radicalisme philosophique (1901­1904), Paris, PUF, 1995, T.3, p. 250­251.3 Telle est bien la prétention en 1963 de Ludwig von Mises qui donne pour titre L’action humaine à son traité d’économie (Paris, PUF, 1983). 4 Cf. Elie Halévy qui fait de Spencer l’un des vecteurs de cette nouvelle forme de naturalisation du droit, o. c., p. 250.5 Claude Lévi­Strauss : « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines » (1964), in Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, p. 361.

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Ce programme déjà bien ancien de simplification des données – en réalité programme socio­politique de simplification – est aujourd’hui proposée à tous les hommes comme une promesse de liberté et se nomme mondialisation. Quelles que soient par ailleurs les probabilités de victoire de cette perspective insensée qui fait des cultures des adversaires, le projet nous amène à revenir aux débuts de la science sociale pour voir combien celle­ci – et spécialement en France – a vite éprouvé la nécessité d’une critique de la compréhension économique libérale de la liberté. Car c’est bien la liberté qui est en jeu dans le débat qui s’ouvre entre une sociologie et une économie, toutes deux naissantes et grosses de luttes politiques. Si la sociologie se propose de mettre au jour  les déterminismes qui expliquent les actions humaines, ce n’est certainement pas pour s’en tenir là, car s’il convient bien de les analyser c’est  bien plus fondamentalement pour trouver ce qui caractérise l’homme comme être susceptible d’inventer des organisations lui permettant d’augmenter sa puissance d’agir. A l’inverse du postulat économiste qui isole l’individu pour mieux le promouvoir, qui le mutile pour davantage le sacraliser, la sociologie va en fournir une autre définition en lui accordant un tout autre statut et un tout autre sens. 

Si l’on veut bien suivre Auguste Comte la liberté telle que la comprennent les légistes de l’âgemétaphysique, autrement dit ceux qui inspirèrent la structure de nos codes civils modernes, estune colossale abstraction, parfaitement ajustée à la critique d’un âge théologique mais incapable de donner un fondement positif à une organisation sociale solide. Admirateur d’Aristote, Comte veut regarder l’homme où il se trouve, en compagnie de ses semblables et dans les lieux où sa vie est organisée. L’espace que l’économie politique naissante assigne aux individus est une abstraction dangereuse sur laquelle se construit cette « fausse science » qui répète « avec une impitoyable pédanterie, (son) stérile aphorisme de liberté industrielle absolue », défigurant les « heureux aperçus » d’Adam Smith « par un vain et puéril étalage des formes scientifiques6 ». 

Durkheim reviendra sur ces points et ne ménagera pas ses critiques envers ce qu’il appelle « l’économie politique orthodoxe » faite de « spéculations abstraites » qui « ne constituent pasune science, à exactement parler, puisqu’elles ont pour objet de déterminer non ce qui est, en fait, la règle suprême de la moralité, mais ce qu’elle doit être ».  « Les lois (de cette économie), écrit­il,  ne méritent généralement pas cette qualification, (elles) ne sont que des maximes d’action, des préceptes pratiques déguisés7 ». C’est que cette « économie orthodoxe » n’a que faire d’enquêter à partir des faits qui sont, par ailleurs, bien gênants en cequ’ils ne montrent jamais cet individu dépouillé de tous ses attributs sociaux. Tout à l’inverse,cette sociologie dont Durkheim veut énoncer les règles va se nourrir d’autres aliments que ceux des économistes. Il ne s’agit pas d’exiler l’homme de ses lieux d’action mais de l’observer dans les milieux positifs et complexes où il  bâtit ses fonctions et ses rôles. Cela signifie histoire, bien sûr, mais également enquête sur ce qui fait que seul l’homme a une histoire où les valeurs entrent en scène et animent les événements. A un empirisme mutilé et défiguré par l’économie la science sociale va opposer les ressorts d’un rationalisme qui prend au sérieux les questions inquiètes de l’empirisme pour mieux retrouver « les formes les plus 

6 A. Comte : Cours de philosophie positive, 47ème leçon, Paris, Hermann, 1975, T. 2, pp. 94­96.  On a parfois souligné la méconnaissance de Comte s’agissant des « classiques » de l’économie. Si cette affirmation n’est pas fausse, on doit pour le moins accorder à l’auteur du Cours de fort justes intuitions quant au devenir de ce savoir. Pour plus de développements, cf. Philippe Steiner : « La tradition française de critique sociologique de l’économie politique », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 17, mai 2008, pp. 63­847 Durkheim : Les règles de la méthode sociologique (1894 et 1902), Paris, PUF, 1973, p. 26.

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hautes de l’intelligence intuitive8 » et s’engager par là dans le décryptage de la morale. Par cette décision, les hommes vont se donner de nouveaux champs d’exploration jusque là soustraits à l’investigation scientifique et la religion, objet privilégié, sera rapatriée dans le patrimoine intellectuel de l’humanité. Au cœur de ce mouvement, l’enquête sur les mœurs  – donc sur la morale – va se lier à la question de la liberté sur un plan d’immanence qui voudra en finir avec les réponses décevantes de la métaphysique sans pour autant en sacrifier les questions. Bien plus, ne peut­on pas dire que c’est la volonté d’affronter ces questions qui va donner à la sociologie son énergie spécifique et faire d’elle l’un des meilleurs alliés de la liberté ou, comme on le voudra, un adversaire décidé des soumissions ou des résignations ? 

CONSTRUIRE LA QUESTION

Il nous paraît intéressant de privilégier ici Durkheim qui exposa de manière très claire dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) la manière dont il comprenait le rapport entretenu par la sociologie avec les courants philosophiques dominants. Dès son début l’ouvrage est très clair, Durkheim est, contre les empiristes, du côté du rationalisme. Plus précisément, il penche clairement vers Kant, ce que confirment les dernières pages de l’enquête qui se trouve ainsi comme encadrée par les thèses du philosophe allemand. En d’autres études, la référence à Kant conduit l’interrogation de manière vigoureuse, ainsi dans un texte de 1906 intitulé « Détermination du fait moral » le sociologue marque sa distance envers le dispositif kantien mais reconnaît aussi sa dette en faisant du criticisme un moment particulièrement décisif de ses propres recherches9. C’est la liberté, cœur de la philosophie pratique de Kant, qui est le souci majeur de Durkheim. Il ne s’agit pas vraiment de contester les thèses de Kant mais de les reprendre pour leur donner d’autres assises que celles fournies par la déduction transcendantale. Ainsi, Les formes élémentaires… reprennent de manière plusradicale les questions que posent en creux les déterminations mises au jour par Le Suicide ou La division du travail social : de quoi les faits sont­ils faits ? Quel est le régime du fonctionnement de ces faits, ne sont­ils pas davantage des actes qui sollicitent le jugement et se rapportent à des valeurs qui, pour être admises comme des sortes de vieilles conventions devenues habitudes, n’en sont pas pour autant des options arbitraires, provisoires ou conjoncturelles. Pour Durkheim, l’organisation sociale n’est pas, en son fond, une réponse mécanique ou réflexe aux sollicitations de l’environnement, sa nécessité est, tout à la fois et différemment, cognitive et morale. Mais dans ces deux registres distincts, que Durkheim visualise dans leur unité religieuse initiale, le sociologue  nous paraît vouloir trouver et prouver  l’existence d’une capacité spécifiquement humaine tant de généralisation sur le plan de la connaissance que d’universalisation sur le plan moral, ce qui le fonde à se rapprocher de Kant qui, nous dit­il, a bien compris qu’il fallait faire « de la raison spéculative et de la raison pratique deux aspects différents de la même faculté10 ».

8 Nous empruntons ici à Alexandre Koyré qui voit dans le privilège qu’on accorde à la raison calculatrice l’un des symptômes d’une anthropologie  totalitaire qui met celle­ci « si haut qu’elle la dénie au commun des mortels » et en confie l’exercice à l’élite. cf. Réflexions sur le mensonge (1943), Paris, Allia, 1996, p. 45. Certes, on pourrait a contrario prétendre que, bien au contraire, le libéralisme économique d’aujourd’hui accorde à tous une égale aptitude à mesurer avantages et inconvénients, pertes et gains, mais ne peut­on pas dire aussi que la pensée totalitaire s’est déplacée des Etats vers cette dite mondialisation où des experts en calculs prescrivent aux peuples et aux nations d’observer des règles de comportement qu’ils ne sont pas eux­mêmes en mesure de maîtriser. 9 Durkheim : « Détermination du fait moral », in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974, pp. 51­83.10 Durkheim : Les formes élémentaires…, o. c., p. 635.

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Kant donc, mais aussi Rousseau dont Durkheim est, comme le philosophe allemand, un attentif lecteur ; c’est à eux deux particulièrement qu’il emprunte l’idée que la liberté est nécessaire à la morale et que la morale légifère, s’exprime par des lois, comme telles générales et impersonnelles. En effet, c’est, comme le dit Lévi­Strauss, par « une démarche enintériorité » que Rousseau dégage cette sorte d’impersonnalité initiale qui anime le sentiment de pitié et d’identification à autrui où l’affectif manifeste déjà son intimité avec l’intellect11.  C’est par une autre démarche, elle aussi « en intériorité », que Kant approche la loi morale, fruit d’une raison pratique pure et totalement libre, une raison appliquée elle aussi à ne pas se laisser distraire par les sollicitations de  l’extériorité. Dans ce mouvement, cette fois c’est l’intellect qui ouvre à l’affectif un champ en réalité attendu car la loi morale n’est pas sans provoquer l’émotion. Mais les deux pensées se croisent en ce que leurs exigences respectives conduisent à espérer des formes d’organisation politique et sociale qui pourraient, sinon réaliser leurs idéaux, au moins se régler sur eux. Et peut­être est­ce là, à ce croisement de ces deux pensées qui réciproquement se questionnent que Durkheim introduit ses propres interrogations. La liberté, qui trouve avec Rousseau un ton très politique pendant qu’avec Kant c’est plutôt par le droit qu’elle aménage son champ positif d’exercice, exige pour se manifester dans l’anthropologie durkheimienne que soient finalement réunies, ou combinées, et en un certain sens dépassées, ces deux pensées qui bouleversent si profondément l’appréhension de l’homme.

Démarches « en intériorité », avons­nous dit reprenant la formule de Lévi­Strauss, que celles de Rousseau et de Kant. Les deux références de Durkheim s’appliquent à être au plus près, pour le premier du sentiment, pour le second de la raison. Mais le dépouillement qu’ils opèrent est bien loin d’être une fermeture ou un repli, tout au contraire il est la voie qui déborde l’individu et ouvre l’accès à autrui, figure de l’universalité. Rousseau et Kant sont bien au départ de la réflexion durkheimienne et au cœur de son développement. Itinéraire en apparence étrange que celui du sociologue. Car ces deux références qui pourraient paraître bien éloignées d’une perspective sociologique sont en réalité celles­là mêmes qui permettent àDurkheim, précisément sur la question de la liberté, de bâtir sa problématique.

L’affaire peut paraître en effet étonnante.  Rousseau n’est­il pas celui qui nous a dit qu’il fallait commencer « par écarter tous les faits » ? et Kant celui qui s’est employé à traiter de la liberté en pure raison et en disqualifiant tout recours à quelque donnée d’ordre empirique ? Or, dans l’attitude de Durkheim il n’y a en réalité nulle étrangeté. Les deux penseurs sur lesquels il se penche avec une grande minutie sont d’une radicalité extrême et c’est cela qui aiguise sa recherche : il s’agit de trouver « l’origine et les fondements » de cette liberté nouvellement proclamée, il s’agit aussi de faire voir la présence active de la raison dans les mœurs humaines car celles­ci ne sont pas, en dépit de leurs variétés, les produits mécaniques de l’environnement. Les hommes disposent plus que d’une capacité à être libres –  ce que leuraccorderait, au moins en droit, un libéralisme bien intéressé à les flatter –  ils sont comme déterminés à l’être, quelles que soient par ailleurs les données psychologiques ou historiques qui semblent manifester et prouver le contraire. Chez Kant comme chez Rousseau, la mise à l’écart des faits pour mieux saisir la faculté dont dispose l’homme de s’avancer ou de d’éleververs l’universel est peut­être plutôt leur mise « entre parenthèses » (pour reprendre l’expression de Husserl) toute provisoire et destinée à les requalifier d’un point de vue supérieur et plus fondamental permettant leur appréciation ou leur jugement. En ce sens, ce 

11 Lévi­Strauss : Le totémisme aujourd’hui (1962), Paris, PUF, p. 151.

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qu’ouvrent les deux penseurs c’est l’espace et le terrain que l’anthropologie durkheimienne vas’employer à peupler. 

Ainsi, Rousseau et Kant, ensemble, vont permettre à Durkheim de poser la question morale dela liberté selon toutes ses exigences, selon un fond d’universalité apte à caractériser l’homme et à le distinguer des autres vivants. Permettons­nous d’emprunter à Lévi­Strauss pour tenter d’exprimer ce que Durkheim leur doit.

Le souci d’une science est celui de l’universalité de ses propositions, ce qui suppose d’unifier les faits selon la loi générale de leur développement et non pas de s’en tenir à la phénoménalité de leurs expressions nécessairement diversifiées. Face à cette difficulté,  il est bien vrai que la tentation est grande de nous porter vers ce qui nous semble le mieux connu. Or, ce « mieux connu » n’est souvent rien d’autre que notre propre société qui devient ainsi la mesure des autres formations sociales, ce qui est de fait devenant par là ce qui doit être de droit.  Cet usage illégitime de ce qui est sous nos yeux et qui nous éblouit est porteur d’une illusion, « un sort particulier (étant fait) à la société de l’observateur, attribuant à celle­ci une valeur transcendantale12 ». Certes, cela permet d’unifier le divers mais au profit indu d’une situation particulière qui demeure non interrogée. Davantage : devenue titulaire de la signification à accorder à l’action humaine, cette situation se soustrait à l’interrogation. Là encore, ce que Rousseau et Kant permettent à Durkheim d’éviter méthodologiquement c’est leredoutable piège de l’anthropocentrisme qui n’est, au fond, que la forme moderne de l’illusiontranscendantale dénoncée par Kant et qui, comme le dit précisément Lévi­Strauss, guette les sciences sociales.  

Cette considération nous permet d’ailleurs, avec encore Claude Lévi­Strauss, de distinguer lessciences humaines des sciences sociales. Si notre compréhension de cet auteur est juste entendons que les sciences sociales rendent compte des phénomènes sociaux en les expliquantpar les déterminations provenant de leurs environnements tandis que les sciences humaines, plus en retrait, tendent à mettre au jour les instruments propres à l’intellect humain et par lesquels celui­ci structure pratiquement ses institutions. En ce sens, c’est bien une démarche « en intériorité » qu’adoptent les sciences humaines, une démarche extrême qui, ainsi que l’exprime notre auteur, leur permet de ne pas « être de mèche » avec l’objet qui leur est empiriquement donné. Car les cultures et leurs institutions conservent l’empreinte de l’outil qui les a forgées ou formées, et c’est de cet outil qu’il convient de s’enquérir. La démarche « en intériorité » tend à approcher cet instrument à sa racine et si ce qui est particulier est toujours sous la dépendance d’une contingence extérieure, la liberté se déploie et puise son énergie à poursuivre l’universalité. Universalité et liberté sont intimement liées, ce qui montreque la notion de loi n’est satisfaite et n’acquiert son plein sens qu’à être rapportée à une faculté propre à l’homme, faculté qui lui permet de produire la loi et non point de la recevoir d’une instance qui lui serait extérieure et supérieure. 

C’est donc bien une « intériorité » en acte qu’il s’agit de trouver et les indications de Rousseau comme celles de Kant indiquent le chemin à suivre. Mais cette intériorité, déjà touteimpersonnelle chez ceux­là, doit pour Durkheim trouver un lieu d’exercice autre, s’ancrer dans l’existence positive des hommes et cependant être dotée de qualités qui ne sont pas le produit mécanique de rencontres interindividuelles. L’individu n’intéresse guère la sociologie de Durkheim, il s’agit davantage de comprendre des rôles, évidemment plus ou moins bien 12 Lévi­Strauss : art.cit . pp. 360­361.

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tenus par les individus, mais définis moralement et organisés institutionnellement à un niveau qui les sollicite et les dépasse, les qualifie et leur confère une identité protectrice. Durkheim a bien conscience du problème que pose la société moderne toute tournée vers cet individu libreet autonome qu’elle promeut au rang d’acteur majeur de la société. De la division du travail social (1893) expose le problème, en reprenant pour partie les inquiétudes formulées antérieurement par Comte. L’individualisme qui s’oppose aux réglementations pulvérise la société, l’anarchie qui règne est « douloureuse à (l’individu) lui­même13 ». La question est radicalement politique, comme l’avait bien vu Rousseau14, mais elle est aussi devenue redoutable. « Comment se fait­il, écrit Durkheim, que, tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut­il être à la fois plus personnel et plus solidaire ?15 ». Question de forme du gouvernement, mais question qui doit être traitée selon toute l’épaisseur socio­anthropologique qu’elle exige. Car le problème apparaît d’autant mieux qu’il est refoulé par les simplifications de l’économie utilitariste. Le mérite, si l’on peut dire, de cette présentation élémentariste est, par son excès même, un défi que doit relever la science sociale. La liberté individuelle doit être fondée en tant qu’exigence sociale et cela déborde cette privatisation qui échoue à produire quelque sens commun. Les individus, à qui est nouvellement donné le soin d’ouvrir des situations juridiques, c’est­à­dire d’agir pratiquement dans le monde, assument des rôles qui ne peuvent avoir pour fondement leurs seules volontés particulières. Celles­ci ne peuvent trouver une légitimité dans la perspective de leur harmonie future promise par le libéralisme, les normes ne sont pas à la remorque de tels faits et le présent ne peut attendre. Ce que cette représentation simpliste recouvre c’est en réalité la négation même du droit et l’impossibilité de tout jugement tant juridique que moral. En ce sens, ce que tend à raturer ce courant économique dominant c’est beaucoup plus que les seules contradictions sociales pourtant bien présentes, c’est la faculté même des sociétés humaines à se donner leurs propres normes, comme si elles étaient vouées à les recevoir de l’extérieur, autrement dit à ne pas être libres. 

C’est nous semble­t­il sur ce fond général que Durkheim intervient pour aborder les problèmes que soulève la société qui est la sienne, et qui est toujours la nôtre. C’est aussi en ce sens que ses analyses relèvent plus des sciences humaines que des sciences sociales, pour reprendre la distinction faite par Claude Lévi­Strauss. La question de la liberté doit donc être autrement instruite, il convient d’élargir le champ de l’enquête au­delà des bornes que voudrait lui fixer le libéralisme économique. Dans le fond, c’est bien ce que préconisait Rousseau : « quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudierl’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences, pour découvrir les propriétés16 ». Il convient alors d’aller à l’origine, vers un sentiment communautaire devenu étouffé « lorsque de nouveaux besoins, introduits par les hommes, 

13 Durkheim : De la division du travail social,  Préface à la 2nde édition (1902), Paris, PUF, 1973, p. XVII. Durkheim fait référence à ce propos à son travail sur le suicide.14 Rousseau : Les confessions (1766­69), Paris, Garnier­Flammarion, 1968, p. 159 : «  … mes vues s’étaient beaucoup étendues par l’étude historique de la morale. J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ». 15 Durkheim : o.c., Préface à la 1ère édition, p. XLIII.16 Rousseau : Essai sur l’origine des langues (1755), Paris, Aubier, 1974, pp. 118­119.

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forcèrent chacun de ne songer qu’à lui­même et de retirer son cœur au­dedans de lui 17». Le sentiment communautaire a partie liée avec la liberté.

S’INSTRUIRE DE ROUSSEAU

Durkheim donne à Rousseau une place éminente, en faisant un « précurseur » de la sociologie18. Il le suit mais également s’en démarque. Retenons spécialement sa compréhension du Contrat social qui lui fait dire en conclusion que « Rousseau n’aperçoit que deux pôles de la réalité humaine, l’individu abstrait, général, qui est l’agent et l’objectif de la vie sociale, et l’individu concret, empirique, qui est l’antagoniste de toute existence collective… ces deux pôles se repoussent et pourtant le premier sans le second n’est qu’une entité logique19 ». Rousseau montre bien la dramatique propre à une société moderne ainsi queses difficultés spécifiques mais, pour Durkheim, il ne fait, dans le fond,  que les montrer. Comment coordonner ces deux pôles de l’existence ? La volonté générale, qui résout idéalement cette antinomie est­elle susceptible de prendre corps aujourd’hui ? Ne sommes­nous pas trop loin de ces toutes premières sociétés où Rousseau, dans son  Second discours, pensait trouver quelque référence positive afin d’appuyer ses convictions ? Et le citoyen de Genève ne le sait­il pas d’ailleurs fort bien : par son intelligence l’homme peut penser des institutions satisfaisant les aspirations de son cœur, mais les faire entendre et proposer de les inscrire dans la positivité du droit est affaire politique qui rencontre l’adversité des intérêts particuliers. Aussi, confie Rousseau, il n’est pas surprenant que ce soit en tant qu’ Etranger que l’on doive parler à son propre pays de liberté civile et politique, en se situant comme au­delà de ce monde­ci pour mieux lui signifier ce qui lui manque et dont il souffre20. 

Ce statut d’étranger dont Rousseau apprécie pour lui­même les avantages concrets, n’est pas sans rappeler la fonction que Platon accorde à celui­là dans Les Lois. L’étranger a l’éminente qualité de n’être  pas engagé dans la mêlée des intérêts individuels et des contradictions sociales. Car il s’agit de penser au niveau politique, au niveau du Bien commun, il s’agit de « se tenir toujours le plus près de la loi21 ». Cet effort, qui suppose de délaisser les motifs personnels qui nous animent pour penser selon l’universalité, constitue la problématique même du Contrat social et permet d’entendre le sens qu’il convient d’accorder à l’idée de « volonté générale », cette « décision latente et continue par laquelle chaque individu accepte d’exister en tant que membre d’un groupe22 ».

17 Idem, p. 138. Ainsi que le dit Angèle Kremer­Marietti dans sa note (p. 184) : « cette intériorisation est une réaction de défense… Rousseau veut revenir « dans un présent originaire et refoulé, permanent sous la couverture des civilisations ».18 Lévi­Strauss ira plus loin, pour lui Rousseau est le « fondateur des sciences de l’homme », cf. Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, pp. 45­56.19 Durkheim : Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, Paris, Rivière, 1965, p. 91.20 Cf. Rousseau : Confessions (1764­69), Paris, Garnier­Flammarion, 1968, pp. 159­161.21  L’expression est de Rousseau. Idem, p. 159.22 La définition est de Claude Lévi­Strauss qui précise : « la volonté générale n’est pas, (chez Rousseau), la volonté de la totalité, ou de la majorité de la population, exprimée en des occasions particulières », ajoutant plus loin que cette «  idée  (est) la plus profonde qui est « la mieux susceptible d’être généralisée… de ce que peuventêtre les conditions théoriques de toute organisation politique possible », in  Georges Charbonnier : Entretiens avec Claude Lévi­Strauss (1959), Paris, Ed. 10/18, 1961. p. 43.Nous nous permettons ici cette référence au grand anthropologue car elle nous semble être extrêmement proche de la compréhension de Durkheim, surtout lorsqu’on regarde les œuvres postérieures de celui­ci. Elle a aussi le mérite de congédier une interprétation comptable trop répandue de la notion (unanimité vs. majorité).

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Durkheim ne rejette pas les intuitions rousseauistes, elles sont justes en tant qu’elles posent unproblème réel. Mais au proudhonien qu’il demeure, ce qui ne convient guère c’est la logique tout abstraite qui gouverne, selon lui, le raisonnement de l’auteur du Contrat social, c’est ce fractionnement de la société en individus séparés et en relation directe de soumission exclusive envers la Cité. Ce en quoi il préfère Montesquieu à Rousseau, tout en voyant bien que le second pointe une réalité plus profonde : la nécessité pour les hommes d’être inscrits dans un milieu moral qui, tout à la fois et dans un même mouvement, d’une part provienne d’eux et d’autre part les entoure d’un système de valeurs qui les protège.  Durkheim accepte lastructure générale de la problématique rousseauiste de la liberté, elle est bien une relation entre l’individu et le milieu qui lui confère identité, qui le construit tout autant qu’il est construit par lui. Mais  le milieu politique que pense Rousseau, celui de la patrie républicaine, manque pour Durkheim d’assises concrètes, il est en déficit de médiations ancrées dans le tissu des activités sociales. Pour lui, les individus ont toujours déjà des identités denses (familiales, territoriales, religieuses, professionnelles…) qu’il faut observer, reconnaître et comprendre, il le dit : l’analyse de ces divers « milieux internes », produits quasi institutionnels de l’activité organisée des hommes, est le travail du sociologue, travail d’enquête sur la genèse et la nécessité de ces normes qui font la spécificité de l’espèce humaine. « L’origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la constitution du milieu social interne », affirme fortement Durkheim et tel est l’objet propre à la sociologie23. Aussi, la problématisation de Rousseau doit­elle être retenue car celui­ci est bien à la recherche du système apte à construire un milieu politique interne, il veut penser une instance normative qui naîtrait de l’intérieur même du désir humainde liberté et qui s’accomplirait institutionnellement sans que celui­ci soit sacrifié au bénéfice d’un pouvoir qui deviendrait  extérieur, et, comme tel, oppresseur. La liberté humaine pour Rousseau n’est pas affaire de déclaration mais de pratique et d’expression continue, c’est par son engagement pour la Loi qu’elle vit de sa propre énergie qui entretient constamment les termes du contrat social. Le milieu politique provient donc des individualités sollicitées et associées, promues de ce fait à une existence supérieure gouvernée par le droit et non plus déterminée par les faits qui n’engendrent, eux, qu’inégalités et servitude. 

Pour Durkheim, Rousseau a donc pensé juste, mais au niveau du milieu le plus élevé et le plusexigeant, ce milieu politique où doit se révéler  avec un maximum de densité la signification même de cette notion de « milieu interne » que Durkheim met au centre de son argumentation24. Le milieu politique fournit bien comme un modèle. Car c’est à ce niveau, quitranscende tous les autres, que s’actualise selon lui l’universalité morale qui accorde le citoyen et le sujet. La citoyenneté convoque l’individu pour qu’il se refuse comme tel, effort colossal pour atteindre la pureté morale ou la vertu que requiert son honnête et loyale 

23 Cf. Durkheim : Les règles de la méthode sociologique (1894 et 1902), Paris, PUF,  1973, pp. 111­112.24 Durkheim s’inspire de très près de Claude Bernard qui use lui du terme de « milieu intérieur » pour rendre compte des processus physiologiques suivis par les organismes pour développer ce qui est nécessaire à leur relative indépendance vis­à­vis de leur environnement, autrement dit de leur « milieu externe ». Il transporte le schéma bernardien vers l’analyse des institutions sociales et quand le physiologiste peut dire « la vie c’est la création », il peut, lui, penser ces milieux internes par lesquels les groupes sociaux affirment leur indépendance et donc, finalement, leur liberté. De même que la vie est déterminée à créer, l’existence sociale des hommes les conduit au fur et à mesure de la complexification de ses formes à augmenter leurs capacités d’action, autrement dit leur liberté. Cf. sur ce point notre étude : « Emile Durkheim et la naissance de la science sociale dans le milieu bernardien », in La nécessité de Claude Bernard (dir. J. Michel), Paris, Klincksieck, 1991, pp. 229­256.

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participation à l’énonciation de la Loi. Telle est la perspective de la liberté selon Rousseau, perspective d’un but difficile à atteindre mais dont l’idée correspond à l’épanouissement. Durkheim conclut de manière très critique son appréciation de Rousseau : l’autorité du législateur « a des assises si peu solides dans le donné, qu’elle apparaît comme un édifice toujours chancelant, dont l’équilibre, délicat à l’excès, ne peut en tous cas s’établir et se maintenir que grâce à un concours presque miraculeux de circonstances25 ». Mais, nous l’avons déjà dit, Rousseau sait bien les difficultés de son projet, et les réserves de Durkheim sont peut­être plus faites pour distinguer sa propre analyse que pour affaiblir les intuitions de Rousseau. Quoi qu’il en soit, l’application de Durkheim à dégager la problématisation de l’auteur du Contrat social  met au second plan les critiques qu’il peut lui adresser quant à faisabilité de son système de gouvernement. Rousseau a vu le lien qui existe entre moralité et socialité, l’être moral est social, il y a « un abyme… au point de vue moral entre la volonté générale et une volonté particulière quelle qu’elle soit26 ». La liberté de l’individu  ne se penseni ne se déduit de son isolement mais de son insertion sociale et politique, plus généralement elle se révèle par l’étude des milieux où il trouve sa place et prend sa part. 

Rousseau a pensé sa démocratie comme la résolution politique du problème de la dualité qui caractérise l’existence humaine : à la fois individuelle et sociale. Au pouvoir individuel qui nefait qu’accomplir le déterminisme des intérêts, il oppose la puissance du collectif des citoyens et la liberté se fait soumission à la Loi. Il convient de sauvegarder ce dualisme qui installe l’humanité en l’homme, de le parfaire en faisant de l’homme lui­même son promoteur et son gardien. Au centre de la question se trouve la parole de la Loi, langage public et comme tel sacré,  non appropriable sauf à perdre tout sens. Car c’est bien du sens qu’il s’agit fondamentalement, du sens commun et du droit commun. Charger de sens la Loi, c’est gagnerla liberté et la démocratie rousseauiste pense montrer le chemin qui y conduit. Quelles que soient ses réserves à cet endroit, Durkheim retient l’intelligence de Rousseau qui ne pense passeulement procédures mais cultures. L’enquête ethnographique portera donc sur les modalités par lesquelles une société relie des individualités dans une communauté de sens. Et Rousseau a encore bien senti les choses sociales lorsqu’il pense la religion civile comme adjuvant nécessaire au contrat social. La dualité de l’homme est sa richesse, elle l’entraîne vers une liberté difficile mais nécessaire, une liberté qui n’est pas à rabattre sur la médiocrité de l’individu isolé mais à penser selon les formes qu’elle a empruntées, formes qui ne peuvent être aperçues comme telles si l’on s’en tient à la définition mutilée de l’utilitarisme. 

REPRENDRE AVEC KANT

Kant occupe une place particulière dans la formation de la pensée sociologique27. Comte déjà en relève avec grand respect la singularité. « L’illustre Kant, écrit­il, a noblement mérité une éternelle admiration en tentant, le premier, d’échapper directement à l’absolu philosophique 25 Durkheim : Montesquieu et Rousseau…, o.c. p. 198. Durkheim est probablement trop dur ici avec Rousseau qui sait bien 26 Idem, p. 161. 

27 Cf. les fortes questions posées par Roger Bastide dans un article intitulé « Kantisme et sociologie » et paru in Filosofia, Ciências e Letras, São Paulo, n° 7, août 1940, pp. 7­14. (Bastidiana, 47­48, juil.­dec. 2004) : « La sociologie, écrivait­il,  prétendait accepter le point de départ kantien et ne vouloir que le prolonger. En réalité le positivisme a fini par détruire complètement ce que Durkheim avait préalablement reçu de Kant ».

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par sa célèbre conception de la double réalité, à la fois objective et subjective 28». Ce que Comte veut nous dire, c’est que le philosophe allemand, dans sa rude détermination à fonder la liberté humaine, a pointé avec justesse l’instance sociale, mais que dans « sa marche métaphysique » il ne l’a pas vraiment atteinte ni distinguée. Pour le créateur du terme de « sociologie »29, Kant avait justement vu que la question morale ne pouvait être traitée au niveau des phénomènes généraux de la vie, il l’avait correctement distinguée selon sa nature propre mais l’avait finalement traitée de manière formelle et abstraite.

Durkheim aura une analyse beaucoup plus précise des thèses de Kant. Le philosophe de l’absolue liberté morale occupera une place centrale dans la réflexion du sociologue, à tel point d’ailleurs que beaucoup font de Durkheim un auteur typiquement néo­kantien30. Cette question mériterait plus d’attention mais nous n’en traiterons que peu ici car elle demande de longs développements d’ordre épistémologique31. Contentons nous de dire ici que Durkheim va poursuivre de manière très approfondie sa fréquentation des thèses kantiennes et que ses efforts porteront sur la question de l’universalité des catégories de l’entendement au regard dela diversité des cultures. Pour aller très vite disons que Durkheim, ethnologue, s’installe directement dans la question morale kantienne  « Que dois­je faire ? » et que sa recherche de l’universalité formelle demeure constamment en dialogue avec celui qui, nous dit­il, a bien compris qu’il fallait faire « de la raison spéculative et de la raison pratique deux aspects différents de la même faculté ». On peut même penser, sur ce point, qu’il a voulu aller plus loin que Kant pour rendre compte de cette unité de la raison. Ne conclut­il pas son ouvrage enrapprochant la religion (la morale) de la science (le savoir), toutes deux impliquant « que l’individu est capable de s’élever au dessus de son point de vue propre et de vivre d’une vie impersonnelle 32» ? 

Kant, bien différent de Rousseau, en est un lecteur attentif. Il opère lui aussi un décapage extrême pour dégager une faculté de disponibilité morale propre à l’entendement et qui est son énergie. La déduction transcendantale de l’impératif moral manifeste la liberté selon toutesa pureté rationnelle. Elle établit une instance de jugement devant laquelle peuvent comparaître nos actions et nos volitions positives. Certes, c’est un être rationnel et non point l’homme empirique qui découvre son autonomie morale mais Kant n’en quitte pas pour autantles hommes, tout au contraire il les approche d’une manière toute nouvelle et selon cette finitude qu’ils doivent désormais reconnaître et affronter. La vie de l’homme est un débat tragique entre sa part d’être rationnel et moralement libre d’un côté et son existence empiriqued’un autre. Ce débat, qui signale déjà les aspects historiques et sociaux du problème à 

28 Comte : Cours de philosophie positive, o.c., 58ème leçon, T.2, pp. 727­728.29 On sait les critiques portées contre le terme utilisé par Comte. Combinant des racines d’une part latine et d’autre part grecque, celui­ci, pour certains, était le signe de la faiblesse des thèses de l’auteur. Notons que si Comte avait voulu être un puriste de la langue, il aurait pu parler d’ »anthropologie » ou de « politologie », ce qui d’ailleurs aurait mieux montré l’objet de ses recherches.30  Sur ce point, on peut s’étonner que le tout récent ouvrage de Salvador Juan consacré à cette école ne mentionne jamais Kant. Cf. : L’école française de socioanthropologie, Paris, Ed. Sciences humaines, 2015. En regard, signalons les analyses importantes de Warren Schmaus (Rethinking Durkheim and his tradition, Cambridge University Press, 2004) et d’Anne Warfield Rawls (Epistemology and Practice, Durkheim’sThe Elementary Forms of Religious Life, Cambridge University Press, 2004) qui ont fait l’objet de nombreux commentaires.31 Le lecteur peut se reporter à notre article : « Avec le temps… », in Mélanges en hommage à Claude Journès, sous presses (parution 2017) éditions Epitoge.32 Les Formes élémentaires…, o.c., p. 636­637.

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résoudre, est celui­là même que Durkheim relève et retient, il est celui qui va l’aider à préciser, d’une manière à la fois similaire et différente d’avec Rousseau, sa propre recherche.

Dans la Critique de la raison pratique Kant entoure cette liberté morale de deux postulats : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Telle est la nécessité dans laquelle se trouve la poursuite d’un Souverain Bien. C’est la pureté même, l’universalité des maximes morales qui exigent nécessairement ces fondements constitutifs et immanents de l’usage pratique de la raison pure. Mais c’est de ses seules ressources propres que la raison tire ce qui lui nécessaire pour donner réalité à son but, le Souverain Bien. L’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme sont en accord avec le caractère illimité de la liberté morale. Mais il s’agit là d’un accord non d’une déduction et Durkheim comprendra bien qu’une science de l’homme ne peut se dessaisir de son objet au profit d’une extériorité car si elle se terminait par là ce serait le signe qu’elle a en fait commencé par là. Le plan d’immanence doit donc avec vigilance être maintenu et conservé, c’est à l’homme qu’il faut imputer la responsabilité de sa liberté, et pour ce faire il faut établir qu’il est l’auteur des lois qu’il respecte.

La morale de Kant se donne comme une métaphysique des mœurs. En ce sens, ainsi que le dit Victor Delbos, elle doit être « constituée à part de l’anthropologie pratique, qui n’a affaire à des règles d’action que dans leurs rapports avec la connaissance empirique de la nature humaine » 33. Mais il s’agit bien d’une métaphysique des mœurs, autrement dit de la partie rationnelle d’une anthropologie générale.  Davantage, on assiste à la production d’une théorie qui pour être certes suscitée, mais non produite, par l’observation et l’étude des comportements humains n’en est pas moins ce qui en permet l’analyse et l’exacte compréhension. Autrement dit, ce qui vient après l’observation et qui semble même l’abandonner voire la rejeter, se hisse à un niveau ontologiquement prioritaire. 

Les thèses morales de Kant sont une réponse à cette finitude humaine qu’il a lui­même posée. En ce sens, elles constituent une véritable provocation. Si tout pensable n’est pas forcément possible, par contre le possible n’est possible que s’il est pensé et ordonné selon les règles strictes de la raison. La raison triomphe donc dans le champ moral, mais à quel prix ? A s’isoler ou à s’épurer la raison pratique ne perd­elle pas cette forme de positivité qu’elle revendique pourtant ? Le monde sensible, celui des hommes, de leur histoire et de leurs cultures ne s’éloigne­t­il pas en perdant, une fois encore, sa propre densité ? Comment relier ce dernier à cette loi morale ? Or, le recul pris par Kant en faisant abstraction des empiricités fournit un instrument dont la puissance illimitée peut permettre d’inaugurer une nouvelle manière de lire les règles positives suivies par les hommes. Il ne s’agit plus de décrire mais decomprendre avec des principes généraux ce qui est, ou paraît être, de l’ordre du variable et du particulier. Kant n’est pas un moraliste précisément parce qu’il ouvre la voie à une vraie science des mœurs qui peut s’affranchir de ses références dogmatiques. 

Durkheim est à cet égard exemplaire qui trouve chez Kant comme un aiguillon le forçant à approfondir et à préciser ses propres thèses. Comme le philosophe, le sociologue veut dégager« la partie rationnelle d’une anthropologie générale », il veut une vraie science des mœurs et la question de la liberté est pour lui tout aussi cruciale. Durkheim suit Kant, au plus près, et lorsqu’il dit s’en séparer pour redonner une place à cette sensibilité que le philosophe a écartée, on voit bien que ce sont toujours les  rudes exigences de la Critique qui conduisent 

33 Victor Delbos : « La morale de Kant », préface aux Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant (1785), Paris, Delagrave, 1969, p. 36.

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ses investigations. « Mes efforts, dit­il, tendent précisément à tirer la morale du subjectivisme sentimental où elle s’attarde et qui est une forme ou d’empirisme ou de mysticisme, deux manières de penser étroitement parentes 34». Ses adversaires désignés étaient déjà ceux de Kant et Durkheim d’ailleurs ne considère pas que ce dernier fait fausse route, bien au contraire, « son analyse de l’acte moral, écrit­il, est partiellement exacte35 ». 

Mais qu’est­ce donc qu’une exactitude partielle ? Pour Durkheim, Kant a vu juste, la manière dont celui­ci pose le problème des mœurs, et en même temps celui de la liberté, localise la question de manière précise et finalement donne à l’entreprise sociologique sa vraie portée de science de l’homme. Il est très significatif de voir Durkheim revendiquer les idéaux comme ledomaine propre de la sociologie, et il est très offensif sur ce point : « la sociologie, dit­il,  se place d’emblée dans l’idéal ; elle n’y parvient pas lentement, au terme de ses recherches ; elle en part. L’idéal est son domaine propre36 ». Et n’est­il pas remarquable que Durkheim parle d’une faculté d’idéal37 que la sociologie a pour tâche de mettre au jour et d’analyser, qu’il la rattache à une faculté de juger (qui) « fonctionne différemment selon les circonstances, mais sans que ces différences altèrent l’unité fondamentale de la fonction 38».

Il y a chez Kant comme une sorte d’expérience de pensée de l’erreur, de la faute et aussi de l’infraction ? Il nous propose de tester l’universalité de nos maximes pour en connaître la validité et la valeur. Pour être théorique la consigne n’est pas abstraite, elle s’assure en fait d’un socle négatif qui, a posteriori, lui confère sa fonction de jugement des 39actes et non pointd’appréciation des faits. Kant est bien celui qui initie une réflexion moderne sur les normes enles liant à la liberté. La liberté est bien cette capacité de se donner ses propres normes, et les normes ne pouvant dériver des faits s’offre ainsi une faculté de juger qui protège l’action humaine des risques d’une dépréciation psychosociologique. Pour juger des actes il faut d’abord qu’il y en ait et il n’y en a que dans leur rapport à une norme indemne de toute fréquentation particulière. C’est la norme qui permet de transformer un fait en acte et de faire du particulier un cas, autrement dit de donner un sens à sa particularité même. Un cas n’est jamais isolé en tant qu’il questionne la liberté. Isoler le particulier ce serait le ranger du côté d’une singularité inappréciable du point de vue moral et le renvoyer à des déterminismes physiques ou psychologiques. On ne pourrait rien dire, on ne pourrait que le constater ou le décrire.

Durkheim affronte Kant selon une perspective qui lui paraît pouvoir rivaliser avec l’ambition propre à la déduction transcendantale. Les différences que l’empirisme relève et qui pourtant ruinent ses prétentions scientifiques sont les manifestations bien concrètes de l’unité fondamentale d’une faculté de juger génératrice de normes qui pour être suscitées par l’expérience n’en acquièrent pas moins une supériorité quasi ontologique. L’idéal dont Durkheim veut faire l’objet fondamental et fondateur de la sociologie ne peut être posé comme « à l’extérieur » de l’expérience sociale, il lui est contemporain. C’est ce qu’exprime 

34 Durkheim : « Détermination du fait moral – réponses aux objections » (1906), in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, p. 88.35 Idem, p. 62.36 Idem, p. 120.37 Idem, p. 2138 Idem, p. 12039 Problème de la punition, problème du droit pénal qui se refuse à s’appliquer  lorsqu’une action ne peut être imputée à une volonté libre, lorsqu’il n’y a pas lieu de juger mais seulement d’administrer un fait dommageable pour la société.

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Georges Canguilhem – dont on peut penser, même s’il ne le cite guère, qu’il fut un lecteur extrêmement attentif des thèses du sociologue –  lorsqu’il écrit : « pour reprendre une expression kantienne, nous proposerions que la condition de possibilité des règles ne fait qu’un avec la condition de possibilité de l’expérience des règles40 ». C’est dire que l’effort kantien pour fonder en raison la liberté n’a effectué qu’un travail préparatoire41 il doit être poursuivi avec les ressources de l’observation elle­même pour que la vérité de cette liberté soit totalement posée et ne conserve pas ce statut majestueux mais abstrait, et de ce fait, « partiel », que Kant lui accorde. Pour Durkheim c’est la vie positive des hommes qui doit témoigner de la présence comme de l’activité de cette faculté de liberté et de jugement. L’affaire doit être expérimentalement traitée et c’est l’analyse comparative propre à la sociologie qui a pour tâche d’apporter les preuves de la justesse des thèses kantiennes. 

Durkheim déplace le lieu de la question. Là où Kant est comme contraint de congédier le monde pour ne retenir qu’un « être rationnel », Durkheim entend montrer que cette recherche de l’universalité des lois morales est la caractéristique même des sociétés et que c’est cette recherche qui accompagne l’organisation des peuples. Kant n’a­t­il pas fait de la liberté une faculté totalement pratique ?  Ce n’est donc point le trahir que de vouloir voir cette faculté à l’œuvre. Mais il va falloir, encore une fois, « porter sa vue au loin », ce qui ne va pas sans modifier sérieusement notre compréhension de la liberté. Durkheim va s’appliquer à déceler ce qui pourrait tenir lieu d’instance transcendantale, en assurer la fonction. Toute son œuvre est marquée par ce souci de lier la morale aux pratiques sociales, de faire de celle­là  l’armature de l’efficacité de celles­ci. Dans sa dernière grande œuvre qui récapitule ses travaux, Les formes élémentaires de la vie religieuse, il veut prendre le problème à sa racine et se porte vers les premières sociétés, celles qui sont loin – mais seulement empiriquement – des nôtres. Dans le fond, ces sociétés élaborent des normes dont le but est de donner aux activités de leurs membres les meilleurs moyens de bien s’effectuer, en ce sens elles les libèrent des contingences et les fortifient. Certes, vues à partir de notre actualité ces sociétés nous paraissent être fort loin de cette liberté individuelle dans laquelle nous nous représentonsnos existences. Mais à les opposer aux nôtres de manière radicale et finalement hautaine nous ne ferions que nous ignorer nous­mêmes et surtout manquer de voir ce qui, chez nous, fait obstacle à la liberté, précisément cet individualisme sur lequel certains voudraient que nos actions soient repliées. 

Cependant, cet individualisme signale un problème. Les individus ne cherchent­ils pas la  satisfaction de leurs désirs et plus simplement leur bonheur ? N’est­ce pas aussi là, qu’ils investissent leur liberté ? Kant veut une liberté morale pure mais à vouloir séparer la sensibilité et l’entendement n’a­t­il pas fermé l’accès à une vraie et totale compréhension de l’homme ? Kant est conscient du problème42 , et Durkheim le traite : n’est­ce pas au niveau decette « conscience collective » et de ses représentations que la raison tend à se défaire des particularités et de leurs mobiles sensibles, et les analyses du Suicide, spécialement dans sa forme « altruiste », n’ont­elles pas observé des situations animées par le respect de principes qui ont une valeur universelle ? Est­il donc si nécessaire de séparer aussi durement la 40 G. Canguilhem : Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 179.41 Durkheim est tout près de la critique sévère de son ami Hamelin envers Kant, mais cette référence   produitfinalement une exploration très positive de Kant  lui­même. Il est intéressant  de noter qu’Hamelin dit discutercontre « le demi­idéalisme de Kant » ce qui n’est loin de l’expression « vérité partielle » de Durkheim Cf.   O.Hamelin : Essai sur les éléments principaux de la représentation (1907), Paris, PUF, 1952, p. 67.

42 Cf. le bel ouvrage de Miklos Vetö : De Kant à Schelling, Paris, Millon, 1998, pp. 176 à 194 spécialement.

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sensibilité et l’entendement ? Le temps et l’espace ne sont­ils pas des formes toujours déjà nourries de travail social (et donc moral), et la vie quotidienne et­elle si décevante qu’il faille la déprécier autant ? Pour Durkheim ce que Kant a posé en se privant des empiricités est bien positivement actif, non pas avec toute la pureté que sa déduction transcendantale dégage mais avec une énergie qui lui est parente. Kant a mis au jour une faculté autrement dit une force, unpouvoir qui s‘exerce, une contrainte aussi qui rendent compte également d’eux­mêmes dans les systèmes normatifs moraux et juridiques dont les groupes sociaux se dotent et qui sont l’objet du sociologue. Kant avait bien pointé cela en faisant du droit une anticipation positive de la morale elle­même43. 

L’homme est double, répète Durkheim, et c’est ce qui le distingue des autres vivants. Cette dualité que Kant a marquée du sceau de l’impératif moral est le signe de la condition humaineet également le vecteur de son histoire si l’on veut bien donner à celle­ci un sens et un but. Ce ne sont donc pas les seules imperfections des sociétés qu’il convient de relever en les évaluantà l’aune de la raison pure, c’est surtout l’énergie dont cette raison est porteuse qu’il faut savoirapercevoir, présente bien que cachée ou contrariée par les contradictions sociales. En ce sens, ne peut­on pas dire que Durkheim est la vérité de Kant, au sens où ce dernier lui offre une puissante problématique où lui sont proposés des concepts dont il sait faire des instruments d’analyse ? N’est­ce pas cette philosophie pratique de la liberté qui indique de manière décidée son chemin à l’anthropologie ? Ne revenait­il pas à elle de nourrir de concret les concepts épurés de la philosophie critique ? 

Gilles Deleuze écrit que pour Kant, « la loi morale… prescrit un but sans condition » et que « dans ce but, c’est la raison qui se prend elle­même pour fin, la liberté qui se donne un contenu comme fin suprême déterminée par la loi ». Ce but, ajoute­t­il, c’est « l’homme, maisl’homme comme noumène et existence suprasensible, l’homme comme être moral44 ».  Ce but« est l’organisation des êtres raisonnables sous la loi morale, ou la liberté comme raison d’existence contenue en soi dans l’être raisonnable45 ». L’organisation : une perspective historique entée sur la raison. Permettons­nous d’ajouter que Durkheim vérifie, avère ce but affirmé par Kant, l’homme comme être moral c’est l’homme social, organisé, l’homme des institutions. La liberté n’a pas d’autre espace que celui des lois de la solidarité sociale, celui où la faculté de juger trouve son lieu d’exercice. 

Faculté de juger. Les conditions de possibilité du jugement. L’examen du problème est, on le sait, effectué dans la Troisième critique de Kant, titrée précisément Critique de la faculté de juger. Cette œuvre est peut­être celle qui se rapproche le plus de l’intention anthropologique en ce qu’elle approfondit autrement cette « démarche en intériorité » que nous avons relevée. Exposons les choses simplement, quitte à les simplifier quelque peu : lorsqu’un individu prononce la phrase « c’est beau » pour dire son plaisir à contempler quelque œuvre d’art, il exprime un sentiment tout personnel, c’est sa subjectivité qui se prononce. Pour autant, il n’entend pas que son sentiment soit sans valeur, il veut qu’il soit partagé, qu’il soit en quelquesorte universel et sa satisfaction n’est n’atteinte que lorsque d’autres sont en accord avec lui. Ce type de jugement que Kant qualifie de réfléchissant nous montre que l’œuvre jugée n’est pas belle en elle­même mais parce qu’elle offre une occasion de partager avec d’autres une 

43 Tel est bien le sens de son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), Paris, Bordas, 1988, trad. J.M. Muglioni.44 Gilles Deleuze : La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1967, p. 99.45 idem

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satisfaction, parce qu’elle est le support d’un jugement commun. Ce qui montre que l’accord sur des valeurs se fait hors des concepts, car nous n’avons pas le concept du Beau. C’est par lefait qu’en cette occasion une communauté prend corps que notre individualité se dépasse et sesent satisfaite46. 

N’en est­il pas de même de la liberté dont on peut toujours énumérer les composantes juridiques ? Ce dernier point n’est évidemment pas sans énorme valeur et il ne s’agit pas d’oublier ce qu’a coûté historiquement leur inscription dans le droit. Mais la liberté n’est pas un concept descriptif, elle est un concept normatif ou plus exactement une idée qui relève davantage que de l’ordre du seul droit. Comme telle, la liberté accordée à l’individu fait signe aux milieux dans lesquels celui­ci évolue et agit. L’énergie individuelle s’épuise et s’étiole si elle n’est pas une force qui se dépasse et se transforme par la recherche d’un sens qui ne se forme que dans et par le groupe social où elle agit. Il y a là une question générale, désignée par Rousseau, par Kant, et que l’anthropologie a reprise à son compte. Le mérite de celle­ci fut de questionner quand d’autres, dominants, voulaient que la liberté de l’individu signe la fin des interrogations. Tout au contraire, l’anthropologie a entrepris de rendre à l’individualitétoute son épaisseur significative. La liberté peut conduire l’individu vers une existence supérieure à condition de donner à ses forces une autre destination que celle de ses intérêts personnels, celle précisément de l’obtention du sens. Il ne s’agit pas de raturer ces forces particulières mais de les dégager des contradictions sociales qui s’opposent à la promotion de milieux organiques (organisateurs), seuls susceptibles de leur donner du sens dans le cadre d’un humanisme plus complet.

L’état de notre monde, ce qu’on nomme « mondialisation », voudrait achever les simplifications de la liberté que l’utilitarisme a tôt entreprises. Il voudrait que nous ne voyionsplus autre chose que ce qu’il nous dit de l’individu. Aussi fait­il  des cultures des obstacles qu’il conviendrait d’ôter et entreprend leur destruction en les confinant dans une représentation exotique et touristique. Or, ces cultures ne sont pas statiques et contiennent des principes qui nourrissent nos questionnements. D’une certaine manière elles ne contiennent pas que leur passé et nous fournissent des leçons fondamentales si l’on veut bien les examinerde l’intérieur d’elles­mêmes et non point les évaluer de l’extérieur pour les déprécier. Pour le libéralisme dominant il conviendrait de les ignorer comme si elles n’étaient que de l’ordre d’une préhistoire. Or c’est ce même libéralisme qui refuse l’histoire au profit d’une représentation évolutionniste où l’homme ne ferait que s’adapter à un environnement qu’il ne saurait maîtriser et qui nous dit que la sagesse serait d’en finir avec l’idée que l’homme peut faire son histoire. Tel est le moralisme que nous distillent les chantres de l’individualisme, à l’image d’un Hayek ou d’un Von Mises. Aussi, ceux­là n’ont­ils à offrir à la liberté que le solipsisme de l’individu. Le mépris dans lequel ils tiennent toute culture les met aux antipodes

46 L’ouvrage de Bourdieu La distinction – Critique sociale du jugement (1979) fait de Kant une sorte de virtuosede la dénégation philosophique du rapport social oubliant que Kant tend à établir une faculté de jugement et qu’ilnous  permet  précisément  d’en  comprendre   l’exercice  historique  et  pratique  dans   la  mêlée   idéologiquementordonnée  des   rapports   sociaux  de  domination.  Contrairement   à   ce  que prétend   rétablir   l’auteur,  c’est   toutel’analyse de l’idéologie qui se trouve par là rendue impossible autrement que sur le mode du constat et de ladescription, description probablement exacte en tant que telle mais qui ignore précisément le substrat humain etcette faculté dont les qualités communautaires mêmes rendent compte du fait qu’elle puisse être soumise auxnormes   sociales   des   dominants   et   qu’elle   puisse   être   ainsi   dévoyée.   Et   il   devient   également   difficile   decomprendre la valeur des formations culturelles et  morales des groupes particuliers  autrement  que sous uneforme réactive et relative.

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de la vraie raison lorsqu’ils réduisent celle­ci à n’être que calculatrice. C’est la raison intuitivequi est rejetée. Pour ceux­là la liberté bien comprise n’a pas à chercher la justice, et les hommes ne doivent pas être mus par quelque idéal, contrairement à ce que pensaient Kant, Rousseau et Durkheim.

Tout à l’inverse, ceux­ci et leurs successeurs nous apprennent à questionner la signification que nous donnons aux termes que nous employons. Car les mots dont nous usons ne désignentqu’un état des lieux, et souvent nous leur donnons naïvement un statut de vérité. Telle une monnaie dont on ne questionne plus la valeur, ils subissent le cours forcé des rapports de domination et leur absence de sens ne se manifeste que dans les crises. N’en est­il pas ainsi deces mots de liberté, de justice, d’égalité ou de démocratie ? Le regard éloigné47 de l’anthropologie nous permet comme un « déniaisement » salutaire. Dans le fond, la liberté est bien activement présente en des lieux où ne savons plus l’apercevoir, et il en est de même pour la démocratie. Aveuglés par les définitions dominantes, prisonniers des concepts, nous ne voyons plus ce qui, venus de loin, pourrait enrichir les idées qui nous animent pourtant. Auregard éloigné qu’il conviendrait de pratiquer, nous substituons un éloignement dommageable.

Claude Lévi­Strauss, que nous regardons comme un continuateur des questions rousseauistes, kantiennes ou durkheimiennes nous instruit à ce sujet48. Rechercher dans l’œuvre de l’éminentanthropologue des instruments nous permettant d’approfondir la question de la liberté est chose relativement aisée. Non seulement parce que tout son travail ébranle nos certitudes quant à la compréhension de ces sociétés­autres, mais parce que certains de ses textes sont précisément centrés sur notre problème. Tel est spécialement le cas des Entretiens qu’il accorda à Georges Charbonnier en 195949. Dans ses propos l’ethnologue nous rapporte comment, par des rituels préalables, des sociétés lointaines « se purgent »  de leurs  motifs de dissension avant de prendre une décision importante, de telle sorte que celle­ci se trouvera affectée d’une tonalité d’unanimité quand bien même elle ne serait pas l’opinion de chacun, cette « procédure » bouleversant les compréhensions quantitatives actuelles de nos notions de majorité et de minorité. Lévi­Strauss n’hésite pas à qualifier ces sociétés de « démocratiques »tout en étant parfaitement conscient de la torsion ou du retournement que cela fait subir à notre vocabulaire50. Elles sont démocratiques en un sens très simple ; si elles peuvent être ainsi qualifiées c’est parce qu’elles veillent à ne pas produire d’exclusions, elles construisent, organisent et lient des contraires mais se gardent des contradictions. Les contradictions sociales ! voilà l’obstacle qui veut contenir l’énergie morale de la liberté et qui pour se poursuivre, voire se consolider,  n’offre à cette énergie que le repli sur les intérêts privés et luifait perdre tout sens.

Pour conclure, disons de manière simple que la liberté ne se comprend qu’à conjuguer le cœuret la raison. Certes il convient de repenser ce cœur et cette raison51, de les délivrer d’une compréhension psychologique pour l’un et dogmatique pour l’autre. Mais c’est bien la liberté à la recherche de ses origines et de ses fondements qui a été et demeure la préoccupation 47 Tel est le titre que, dans une inspiration rousseauiste, Lévi­Strauss donne à l’un de ses ouvrages (Paris, 1983).48 Lévi­Strauss n’a pas refusé la qualification que Paul Ricoeur donnait à son entreprise : « un kantisme sans sujet transcendantal ». Cf : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 19. 49 Georges Charbonnier : Entretiens avec Claude Lévi­Strauss (1959), Paris, Ed. 10/18, 1961.50 Idem, p. 32.51 Dans une phrase d’une extrême densité Claude Lévi­Strauss écrit : « grâce à la notion de signe, il s’agit pour nous de rendre les qualités secondes au commerce de la vérité » (Le cru et le cuit, o.c., p. 22).

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centrale des sciences humaines. Particulièrement dans cette école française de sociologie et ses prolongements, la liberté fut et demeure leur motif premier et leur but permanent. Sans chercher quelque provocation, osons dire que la liberté est affaire de science, de science humaine précisément, ce qui en fait une question générale et permanente en deçà et au­delà des définitions auxquelles on tend à la réduire.