34

La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 2: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

La pédagogie

dans les institutions thérapeutiques

Page 3: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

COLLECTION DIRIGÉE PAR GASTON MIALARET

Page 4: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

L ' É D U C A T E U R

La pédagogie dans les

institutions thérapeutiques

A N N I E C E R V O N I

C A T H E R I N E | C H A R B I T

P r é f a c e de R o g e r M i s è s Professeur de Psychiatrie de l'enfant

à l'Université de Paris

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Page 5: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

ISBN 2 13 039303 9

Dépôt légal — I édit ion : 1986, avril

© Presses Universi taires de France , 1986 108, boulevard Sa in t -Germain , 75006 Paris

Page 6: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 7: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 8: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 9: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 10: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

Préface

La coopération entre les spécialistes de la santé mentale infantile et les enseignants tend à se développer pour lutter notamment contre les mesures ségrégatives qui ont trop long- temps prévalu. Ainsi, de plus en plus, l'enfant est maintenu dans son école tout en bénéficiant d'actions coordonnées sur un double registre thérapeutique et pédagogique. Cependant, certains troubles mentaux du jeune âge ne sont pas compatibles avec le maintien dans un cadre scolaire normal et l'on se trouve alors devant l'obligation de recourir à une institution spécialisée : en pareil cas, une préférence est accordée aux hôpitaux de jour qui permettent de réaliser une cure intensive, tout en préservant les contacts avec la famille.

Dans ce contexte, se posent deux questions essentielles : comment concilier la scolarisation en hôpital de jour d'enfants gravement perturbés avec le déroulement d'un processus théra- peutique ? Comment aménager l'intégration des pédagogues dans une équipe soignante ? A partir d'une longue expérience acquise dans notre centre, A. Cervoni et C. Charbit s'efforcent de dégager le lien dialectique qui unit l'éducation, la pédagogie, le traitement, dans le dispositif institutionnel dont elles s'affir- ment partie prenante. Assurément, elles montrent bien com- ment, engagées dans une entreprise thérapeutique, elles ne perdent pas pour autant de vue la spécificité de leur fonction éducative et pédagogique au sein d'une équipe multidisciplinaire. Elles pointent avec pertinence la place originale que détient l'école, et la façon dont les enseignants se situent relativement

Page 11: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

aux décisions d'ordre médical. Cette décentration autorise une grande liberté dans le choix des options pédagogiques et des méthodes éducatives mais le rôle des institutrices n'est pas seulement de soutenir l'accès aux apprentissages scolaires en suivant les progrès réalisés par l'enfant dans le déroulement d'une thérapie qui se situerait à distance ; les institutrices sont appelées à participer également, à part entière, au processus curatif lui-même. A. Cervoni et C. Charbit, à travers les cas présentés et dans leurs essais de conceptualisation, montrent bien comment elles sont guidées par la demande de l'enfant, par la compréhension de ses mécanismes psychopathologiques, par l'appréhension de ses capacités virtuelles. Elles soulignent l'importance des réunions d'équipe pour la maîtrise des modes relationnels qui permettent d'assurer l'étayage, l'accompagne- ment de l'enfant.

Sur ces bases, tout ce qui se déroule dans le cadre scolaire prend, pour une part, valeur d'authentiques médiations psycho- thérapiques. L'implication des enseignants dans une trame insti- tutionnelle souple, mobile, sensible à ces déterminants mul- tiples est parfaitement mise en valeur : il est intéressant pour les psychiatres, les psychologues, les autres membres de l'équipe de se sentir ici en plein accord avec l'analyse de la dynamique institutionnelle qui nous est proposée alors que celle-ci est for- mulée par des praticiens soucieux d'affirmer en même temps leur position Renseignants.

Au terme de ce travail, la discussion est ouverte sur la valeur d'exemple fournie par ces expériences, différentes de celles réa- lisées dans d'autres centres spécialisés où l'instituteur est can- tonné dans des fonctions pédagogiques centrées sur les appren- tissages fondamentaux tandis que sont exclues les actions ouvertes, réservées aux seuls éducateurs. Les auteurs font la critique de ces méthodes réductrices en montrant de façon convaincante l'intérêt d'une pratique élargie, susceptible de prendre appui sur des instruments diversifiés dans des contextes multiples, de manière à soutenir l'avènement de temps, d'espaces qui permettent d'instaurer un climat de confiance partagée — d'où découle la possibilité pour l'enfant d'être contenu, ras-

Page 12: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

semblé, puis impliqué dans des réseaux de communications riches de significations. Ici, la visée pédagogique demeure, mais elle s'inscrit dans un mouvement où sont pris en compte les intérêts spontanés, où sont soutenues en priorité les expressions provenant de l'enfant lui-même. Une telle approche offre à l'enseignant des points d'éclairage multiples qui favorisent, par leur articulation, une saisie d'ensemble dynamique, favorable à la mise en œuvre de mesures adaptées à la levée des blocages ou à l'acceptation des mouvements régressifs transitoires. La construction progressive de nouveaux instruments théoriques n'est pas le moindre avantage de cette pratique par où l'enfant est pensé, porté, reconnu dans la position d'un sujet ouvert à des virtualités nouvelles sans qu'il soit un seul instant oublié que la partie se joue dans une classe définie par son groupe d'élèves, ses activités, son territoire, ses objectifs.

Rares sont les ouvrages écrits par des enseignants sur leur pratique en institution de soins : celui-ci a le grand mérite d'apporter à la fois des repères précis et des approfondissements théoriques de qualité.

Roger MISÈS, Professeur de Psychiatrie de l' Enfant

à l'Université de Paris.

Page 13: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 14: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

Introduction

Entouré d'un petit groupe d'enfants, Marc joue et il accompagne chaque geste de discours interminables avec une voix grave et forte qui envahit tout le groupe. Son infirmière lui demande alors :

— Dis-moi, Marc, lorsque tu es en classe, est-ce que tu parles tout le temps ?

— Ah, non ! dit l'enfant. Dans ma classe, on se tait quand la maîtresse travaille.

— Ce ne sont pas plutôt les enfants qui doivent se taire quand ils travaillent ?

— Non, quand la maîtresse écrit sur le cahier, faut pas faire de bruit.

Cette conversation se passe dans une institution psychia- trique. Marc a huit ans et fréquente depuis trois mois l'une des classes du centre de jour. Trois mois qui ne lui ont pas permis de comprendre ce que représente l'école, ni les raisons de sa présence en classe. Trois mois qui seront tout juste suffisants à son institutrice pour trouver une ébauche d'explication à ces propos confus. Il serait en effet bien imprudent d'ima- giner qu'on puisse d'emblée en saisir le sens. Une réflexion de ce type n'aurait rien de surprenant chez un petit enfant, mais à huit ans, une telle distorsion de la réalité peut inquiéter. On est en droit de se demander si ce défaut de perception ne risque pas de compromettre gravement les possibilités d'acquisition de l'enfant. Face à cette situation, l'enseignant

Page 15: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

peut-il apporter une contribution efficace à la prise en charge institutionnelle ?

Devant la gravité des difficultés de nos élèves, nous consta- tons la faillite des repères pédagogiques traditionnels. Inutile alors de se tourner vers de nouvelles techniques, c'est le mode d'intervention auprès des enfants qui doit être réexaminé. Ne passons-nous pas en fait plus de temps à comprendre avec eux pourquoi ils échouent, qu'à tenter de leur transmettre à tout prix des connaissances ? Une attitude créative constitue notre seule chance d'inventer une approche de chaque enfant axée sur l'écoute de ses besoins réels. Seule une pédagogie prenant en compte la problématique affective et cognitive de chacun semble susceptible de porter ses fruits. De fait, tout enseignant, qu'il exerce ou non dans une structure soignante, ne peut faire l'économie d'une remise en cause de ses acquis pédagogiques, dès lors qu'il est confronté à l'échec scolaire.

Ce livre s'est élaboré à partir de notre pratique d'institu- trices en milieu psychiatrique, lieu potentiellement idéal pour un travail psychopédagogique. Il est donc né d'une longue expérience vécue jalonnée de moments de réflexion, de remises en question de nos choix, de recherches personnelles. C'est pourquoi nous avons éprouvé le désir de faire connaître notre travail, d'autant que, parmi tous les modes de prise en charge proposés aux enfants dans les institutions de soins, celui des enseignants est probablement le moins connu si l'on en juge par la rareté des publications sur ce sujet. En ce qui nous concerne, cette méconnaissance de notre travail se traduit par un double mouvement : d'une part, on scolarise des enfants présentant des troubles graves de la personnalité et, d'autre part, on tend à nous cantonner dans une conception étroite de la pédagogie. Nous avons pris conscience, au fil des années, de l'ambiguïté de cette situation et nous considérons mainte- nant que l'enseignant doit être reconnu comme membre à part entière de l'équipe institutionnelle, même si son champ d'action et les moyens qu'il utilise sont tout à fait spécifiques. Nous exprimons donc ici, sans aucune prétention théorique, nos choix personnels de travail.

Page 16: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

Ces choix ont été élaborés à partir d'une réalité insti- tutionnelle dont nous sommes inévitablement dépendantes. C'est pourquoi, dans la première partie de ce travail, nous montrerons que les rapports entre l'école et l'hôpital psychia- trique ont une histoire reflétant la culture de chaque époque vis-à-vis de l'éducation et de la cure. Aujourd'hui il s'agit, pour ces deux réalités institutionnelles, de collaborer à travers les rôles d'enseignants et de soignants. Nous nous sommes donc efforcées de délimiter ce cadre institutionnel et de définir notre réelle marge de liberté par rapport à un contexte donné qui détermine un certain nombre de contraintes. Dans la deuxième partie, nous aborderons une dimension essentielle de notre travail : la gestion du groupe-classe. Le groupe représente entre l'enfant et l'enseignant un médiateur inté- ressant qui permet d'élaborer, dans un espace plus rassurant, une relation individualisée. Afin d'évaluer, d'une part, l'impact des symptômes psychopathologiques sur la vie collective et, d'autre part, la distance qui nous sépare de l'école extérieure, nous entrerons dans une classe et nous ferons connaissance avec les six enfants qui la composent. Avec la troisième partie, nous chercherons à mieux définir la nature de cette relation.

Puis nous aborderons les problèmes d'apprentissage en les intégrant dans une perception globale de la personnalité de chaque enfant. C'est en respectant ses mouvements et par un dialogue permanent avec lui que nous créerons des condi- tions favorables pour qu'un enseignement devienne possible. A partir d'exemples concrets qui illustrent la nature de nos interventions, nous dégagerons les limites dans lesquelles se situe le champ d'action de l'enseignant et nous définirons sa place dans le projet thérapeutique.

Dans ce travail de réflexion sur notre pratique, nous n'ou- blions pas qu'il existe de nombreuses manières d'envisager la scolarité des enfants en milieu psychiatrique. Elles s'organisent autour de trois grands axes qui vont de leur intégration dans les écoles maternelles ou primaires, à l'absence totale de scolarité, en passant par leur insertion dans des classes spécia- lisées à l'intérieur des institutions.

Page 17: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques
Page 18: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

son entourage) à une position de sujet plus autonome qui a des désirs propres et se donne les moyens de les satisfaire.

Dans ce lent et pénible cheminement, on le perçoit de plus en plus apte à tirer profit de toutes les ressources offertes par la cure institutionnelle. Avec l'utilisation de médiateurs très divers en fonction de la spécificité de chacun des membres de l'équipe, avec aussi une convergence évidente des modes d'action vers la réalisation d'un projet thérapeutique élaboré en commun, cette approche étoilée des problèmes de l'enfant, saisis dans toutes leurs implications familiales constitue, à notre sens, l'intérêt majeur de la prise en charge institution- nelle. Dans cet écheveau compliqué d'interactions, l'enseignant a un rôle à jouer, que nous avons essayé de délimiter. Pour- tant, nous verrons avec le cas de DENIS à quel point il est diffi- cile de définir précisément, pour chacun des intervenants, la portée et les effets de son action.

L'évolution positive d'un enfant est donc une œuvre collec- tive qui n'a d'ailleurs aucune chance de se développer sans la participation active de l'intéressé et de son entourage immédiat.

A son arrivée dans ma classe, DENIS apparaît d'emblée comme un petit garçon très handicapé. Il parle beaucoup, mais d'une manière incompréhensible, tant la prononciation est mauvaise : sa langue paraît très lourde dans sa bouche. Il marche avec difficulté, perd l'équi- libre et tombe souvent. Parfois, on le sent très fatigué, sa pâleur natu- relle s'accentue, il se couche sur la table, sans force. Il aime s'isoler, se mettre en dehors du groupe et souvent il attire l'attention sur lui en faisant des sottises. En règle générale, l'intervention de l'adulte provoque chez lui un mouvement de retrait : impossible de l'aider ou de lui donner des conseils, encore moins de lui faire découvrir des choses nouvelles. En promenade, il est perpétuellement en retard par rapport aux autres enfants. Refusant de nous rejoindre lorsque nous l'attendons, il m'oblige à aller le chercher. Dans les endroits publics en particulier, il fait une invraisemblable comédie pour avancer, se montre insolent, parfois même violent, oppose une inertie ironique à mes exhortations. Un comportement similaire apparaît dans l'insti- tution à des moments critiques, en particulier quand il faut quitter la classe. En outre, alors qu'il est capable de réussir des jeux de tri ou d'identification avec un matériel neutre comme les blocs logiques, je note que jouer avec moi aux dominos reste impossible ; ou bien il refuse d'attendre son tour, ou bien il envoie tout par terre quand le bon

Page 19: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

domino ne se trouve pas dans son jeu. Quand il veut se faire prendre en charge, il a tendance à mettre en avant ses problèmes moteurs ; de même, ses difficultés d'élocution s'accentuent lorsqu'il envahit l'espace sonore d'une bouillie de mots totalement incompréhensibles qui n'ont vraiment aucune valeur d'échange ou de communication. Enfin, il oppose une inertie très « efficace » à mes sollicitations ou bien réagit de manière violente lorsqu'il n'est pas content.

Dans ces conditions, je me vois réduite à une impuissance à peu près totale, me rendant bien compte que DENIS refuse non seulement d'entrer en relation avec moi mais aussi de s'intégrer au groupe. Ceci remet bien sûr en question toute idée d'apprentissage. A partir de ces premiers constats, je ressens avec urgence la nécessité de mieux comprendre ce qui se passe et j'entreprends un examen approfondi du dossier de cet enfant.

Je note alors des antécédents médicaux multiples : épisodes convul- sifs, EEG perturbé, plusieurs hospitalisations assez longues. Un retard de langage avec troubles articulatoires et phonatoires est également constaté. La maman semble beaucoup souffrir des handicaps de son fils. Elle le trouve désobéissant et ne le comprend pas. Dans le dossier, je prends connaissance d'une lettre où Mme S. dénonce l'inefficacité de l'hôpital de jour et le peu de progrès accomplis par son fils en deux ans de prise en charge. Se posant très nettement en rivale, elle y ouvre le procès de l'infirmière qui s'occupe plus particulièrement de DENIS. L'équipe décide alors en synthèse d'envisager une scolarisation pro- gressive de ce petit garçon de sept ans, à la rentrée suivante. Son arrivée dans ma classe est donc en partie liée à cet épisode assez conflictuel.

J'apprends enfin du dossier que DENIS, son petit frère et ses parents habitent chez la grand-mère paternelle et ne regagnent leur pavillon que pour le week-end. Un jour, je rencontre cette vieille dame dans la rue, désemparée, flanquée d'un DENIS buté, refusant d'avancer, vio- lent ; je me rends compte alors qu'en promenade je me trouve dans des situations tout à fait comparables. De même, au cours d'un entre- tien, la maman se plaint des repas interminables au cours desquels DENIS finit par manger très vite lorsqu'elle est bien en colère. Je me vois alors en classe, essayant de lui donner des explications qu'il refuse d'entendre sans se départir de son air buté.

Tous ces éléments glanés dans le dossier, auprès de l'équipe ou lors de la première synthèse viennent donner un peu plus de sens à ce que je vis quotidiennement avec DENIS. Je commence à mieux com- prendre le fonctionnement de cet enfant et sa place dans l'économie familiale. Je peux aussi m'interroger sur les sentiments que son compor- tement éveille en moi. A partir de ce moment, je me fixe un objectif prioritaire qui consiste à refuser de reproduire le fonctionnement familial. Laissant de côté les exigences proprement scolaires, je vais m'appliquer à vivre d'abord avec ce petit garçon si opposant des

Page 20: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

moments agréables à partir des intérêts qu'il manifestera spontané- ment. Or, c'est au cours des séances de gymnastique que nous nous entendons le mieux et je comprends que ma relation avec lui peut s'améliorer dans ces moments-là. Ce choix de travail se trouve justifié par le désir évident de DENIS de mobiliser toute son énergie pour mieux maîtriser son corps : quand il faut sauter un obstacle, avancer à cloche- pied, marcher sur la poutre, il admet que je l'aide. Je l'encourage beau- coup, le complimente, accueille ses prouesses avec joie, ce qui lui fait visiblement plaisir. Il commence enfin à accepter mes conseils, mes remontrances aussi, il se détend, rit même de ses maladresses, il a envie de faire comme les autres, patiner, sauter, courir, se bagarrer. Peu à peu, il devient affectueux avec moi, charmeur, très collant même parfois. Il aime se frotter à moi et appuyer très fort sa tête sur mon ventre.

Parallèlement, les acquisitions scolaires, même d'un niveau infé- rieur aux possibilités qu'on devine en lui. restent rares et peu sûres. Il se met en retrait, s'isole, se bute, refuse de s'intégrer à des activités de groupe et j'abandonne mes essais infructueux.

Sur le plan des apprentissages proprement dits, la deuxième année que je vis avec DENIS ne change pas fondamentalement les choses. Il n'en est pas là. Pourtant, il s'intéresse à l'écriture de son prénom et commence à dessiner le bonhomme. Par contre, quel changement au niveau du comportement ! Il se sent plus à l'aise dans son corps, il fait toujours beaucoup d'efforts en gymnastique, efforts d'ailleurs cou- ronnés de réussites assez appréciées par sa mère et par lui-même. Mme S. nous raconte qu'il vient d'apprendre à faire du vélo et que, depuis, « le roi n'est pas son cousin ». Belle victoire pour DENIS qui sait agir comme son petit frère ! De surcroît, il devient plus coquet, éprou- vant un réel plaisir quand je le complimente sur un pull-over inconnu ou un pantalon neuf. Restent pourtant les jours plus sombres où il trouve ses affaires moches, se complaît à remarquer un fil tiré à son pull, abîme avec application son vêtement. Après l'avoir vu en examen, le P Misès dit de lui lors d'un séminaire :

« Il se montrait comme quelqu'un qui est abîmé, qui s'en va tout en morceaux. Il avait l'air de montrer une plaie ou de se déchirer lui- même. Il n'était pas à l'aise avec sa peau, avec ce qu'il avait sur lui. »

En fin d'année, il devient possible de jouer avec lui et d'y prendre un plaisir partagé. Il manifeste alors un goût prononcé pour les jeux éducatifs et de société. Il en possède un grand nombre chez lui et, de toute évidence, il est très sollicité sur ce terrain par sa famille. J'ai sou- vent l'impression que la perspective d'étonner et de gratifier sa mère constitue l'élément capital de ses motivations scolaires. Dans un premier temps, je me contente de cette réalité pour élargir le champ de ses acqui- sitions. Il apprend alors à trier, classer, nous jouons à toutes sortes

Page 21: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

de dominos, à la bataille, à divers lotos. Il se complaît dans des puzzles de plus en plus compliqués, de manière quelque peu obsessionnelle. Vers la fin de cette deuxième année scolaire, il connaît malgré tout quelques lettres qu'il « dessine » correctement. L'équipe note aussi une meilleure adaptation à la vie de groupe ; aux repas, il commence à perdre l'habi- tude de tout mélanger dans son assiette pour faire de ce qu'il doit avaler une bouillie repoussante. La vie familiale s'assouplit considérablement. La grand-mère qui s'occupe toujours beaucoup des enfants devient moins importante pour le père qui dialogue davantage avec sa femme. DÉNIS n'apparaît plus tout à fait comme un enjeu entre sa mère et sa grand-mère. Depuis le début de l'année, Mme S. a d'ailleurs entrepris une psychothérapie.

Au début de l'année suivante, un entretien avec la famille montre que DENIS est reconnu par ses parents autrement que comme un enfant amoindri. Pendant les vacances, ils ont pu l'amener au restaurant et moins le surveiller à la plage. La maman nous raconte même que son fils reconnaît le mot « papa ». ce qui lui donne beaucoup d'espoirs quant à sa capacité d'apprendre à lire.

De fait, la troisième année de prise en charge scolaire démarre sur des bases très encourageantes. Je n'ai plus de problèmes avec DENIS sur le plan du comportement en classe. Il participe aux activités du groupe, écoute avec intérêt les histoires que je lis, les promenades se passent bien en général, il pose beaucoup de questions. Avec moi, il est à présent tout à fait détendu et confiant. Je l'encourage et le valorise toujours mais il peut aussi accepter d'être grondé ou de recommencer une tâche mal accomplie. Surtout, il reconnaît ses difficultés, nous pou- vons en parler et il admet mon aide. Je peux proposer à DENIS des exer- cices de lecture très simples bien que ses réticences et le caractère peu sûr de ses acquisitions me découragent parfois. Il devient fréquent que sa bouillie de mots fasse place à un authentique langage ayant vrai- ment valeur de communication. Il emploie le « je ». Incontestablement, DENIS va mieux, s'ouvre à autrui, s'intègre au groupe et on évoque pour lui la possibilité de passer dans la « classe des grands » du centre de jour. J'insiste bien sur la nécessité d'être prudent et sur la fragilité encore réelle de cet enfant, mais je donne mon accord pour qu'il aille, dans le courant du deuxième trimestre, faire connaissance une matinée par semaine avec cette classe sûrement plus stimulante pour lui. A ce moment, je crains que ce lent cheminement vers le travail scolaire au cours duquel je l'ai accompagné pas à pas ne constitue un frein à son évolution future : un changement de personne lui permettrait peut-être d'aborder les apprentissages avec quelqu'un qui serait repéré d'emblée comme une institutrice.

Lorsque je parle à DENIS de ces projets, il se montre assez heureux pour que je sois rassurée et confiante. Bien sûr, ce grand saut l'effraie, il en parle souvent avec moi, je le rassure, et quand l'expérience

Page 22: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

commence, il semble heureux qu'on lui témoigne une telle confiance. La lecture l'intéresse maintenant, c'est incontestable. Dans la classe d'Odile, il découvre des méthodes nouvelles et lorsqu'il est en diffi- culté, il vient me le confier pour que je l'aide à vaincre l'obstacle. Je suis très contente en fait de constater à quel point cet enfant que j'avais connu si replié sur lui-même prend maintenant une part active à nos projets communs. Au début du troisième trimestre, il est d'accord pour quitter définitivement ma classe. Hélas ! en synthèse de fin d'année, le bilan est plutôt désastreux ! Dans l'équipe, c'est le décou- ragement ! Odile juge « qu'on a placé la barre bien trop haut et qu'on s'est complètement cassé la figure à vouloir lui apprendre à lire ». A travers ce qu'elle dit, il me semble que DÉNIS est reparti à zéro. Avec une institutrice nouvelle, dans un groupe nouveau, il reprend la relation à son début. La psychologue note à ce moment : « On est confronté depuis quatre ans aux mêmes illusions. Il retrouve sa toute- puissance en mettant l'autre en situation d'impuissance et il en tire des satisfactions. C'est cela qui est insupportable. »

Cette sombre synthèse se termine par la décision de maintenir DENIS dans la grande classe avec quelques aménagements car il ne serait pas souhaitable de lui témoigner un manque de confiance en ses capacités. Or, il se trouve qu'un événement imprévisible (le départ d'Odile et l'absence de remplaçante) va amener DENIS à réintégrer ma classe. Je lui présente ce retour le mieux possible en lui expliquant que, de toute façon, il lui sera possible de progresser s'il le veut vrai- ment, même en compagnie d'enfants moins « grands ». Contrairement à mes craintes, DENIS acquiesce avec un enthousiasme assez surprenant.

A l'orée de cette quatrième année d' « école », il semble donc prêt à continuer avec moi son cheminement. Nous ne nous étions d'ailleurs pas perdus de vue car il venait souvent me confier ses problèmes l'an dernier. Je sens bien qu'il me fait pleinement confiance : notre relation est maintenant riche de trois années d'efforts communs. Trois années où se sont succédé les conflits (parfois très durs car j'étais décidée à tenir fermement la barre), les heures pénibles à lutter contre tel ou tel obstacle, les joies partagées lorsqu'une étape décisive était franchie, les jeux que j'enrichissais sans cesse pour obliger DENIS à ne pas se contenter de répéter inlassablement les mêmes expériences. C'est toute une histoire que nous avons en commun et cela compte beau- coup. Je sais quels objectifs proposer à DENIS en fonction de ses possi- bilités. Je sais aussi qu'il résistera dans un premier temps devant l'inconnu, mais je peux me permettre d'insister en faisant référence aux réussites passées. Tout ce vécu est là, à notre disposition, et je réalise alors à quel point il a dû manquer à Odile. DENIS est encore un enfant fragile, peu sûr de lui, qui a tendance à se dévaloriser. Nous, adultes, sommes convaincus qu'il est prêt aux apprentissages scolaires. Pour lui, la lecture demeure un domaine réservé aux autres.

Page 23: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

Et puis, est-il si facile pour DÉNIS de renoncer à polariser l'attention de toute une famille profondément marquée par ses problèmes ? Est-il si facile de remettre en question le statut privilégié qu'il a par rapport à son frère?

Dès le début de l'année, il m'apporte un cahier de vacances qu'il a rempli pendant l'été avec sa maman. Sans aucun doute, il a beau- coup travaillé son écriture et il est très fier du résultat. Il m'annonce aussi que « sa maman l'engueulera s'il ne travaille pas bien ». Toute l'année, je sens le poids de l'exigence de cette mère sur les épaules de DENIS. Elle trouve que je ne lui demande pas assez ; alors, elle le fait tra- vailler chaque soir. Elle suit page par page une méthode de lecture connue qui n'a rien à voir avec celle que j'emploie en classe. Il faut noter aussi l'entrée du petit frère à l'école primaire. DENIS a un peu d'avance sur lui — ce qui surprend Mme S. Il écrit mieux, reconnaît bien ses lettres. Dans cette compétition de toute première importance avec son frère, DENIS s'en sort honorablement. En classe, il me parle de tout cela avec force détails. Il assemble assez facilement consonnes et voyelles et je vois régulièrement son orthophoniste pour faire le point, coordonner notre travail, noter ses manques. Nous remarquons que, lorsqu'il marque un temps d'arrêt avec l'une, il n'est pas rare que l'autre ressente une évolution positive. Sur le plan du compor- tement, les progrès sont spectaculaires. DÉNIS devient curieux, posé, ses caprices se raréfient, il supporte mieux l'échec, on peut travailler avec lui sérieusement pendant de longs moments. Il commence à se poser en rival avec les plus grands, même si cela se termine encore souvent par un appel au secours ou des pleurs vite réprimés. Au mois de mars, je note qu'il commence à déchiffrer tout seul des phrases courtes et simples en comprenant bien leur sens. Son langage se struc- ture. A peu près à cette période, Mme S. demande à me rencontrer. Elle se dit débordée par la demande de DENIS qui veut travailler chaque soir : elle n'est pas institutrice, elle ne sait comment procéder. Bref, elle vient me demander conseil et voudrait que je lui indique une bonne méthode de lecture. Ce rôle de conseillère en pédagogie me paraissant difficile à tenir, je fais remarquer à Mme S. que le travail un peu ingrat de l'apprentissage systématique m'incombe plutôt : ce n'est pas avec sa mère qu'on apprend le mieux à lire. Par contre, partager avec elle le plaisir de découvrir un conte, lui montrer ce qu'on a appris tout en vérifiant qu'on l'a bien acquis, découvrir combien maman apprécie ces résultats, tout cela présente pour l'enfant un intérêt majeur. S'il renonce aux bénéfices accompagnant son statut d'enfant en difficulté, il faut que DENIS en découvre d'autres, à un autre niveau. C'est pour- quoi j'encourage Mme S. à continuer à répondre à la demande de son fils sans s'inquiéter de progression ou de méthode. Elle admet ma manière de voir les choses, du moins en apparence, et je mesure là le chemin qu'elle a parcouru dans son effort de remise en question

Page 24: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

personnelle : il y a quelques années, elle serait repartie fort mécon- tente. Elle se met davantage à la place de son enfant, elle l'écoute, elle l'admet et désire profondément l'aider, persuadée maintenant qu'il parviendra à apprendre. Certes, elle est toujours très soucieuse des résultats scolaires. Quoi de plus légitime ? Mais elle se pose beaucoup moins en rivale vis-à-vis de moi. C'est une mère inquiète, impatiente, attentive, dynamique, qui néanmoins accepte de laisser à son enfant un espace suffisant pour que j'intervienne aussi. DENIS d'ailleurs en profite pleinement. Il me montre ses travaux du soir et peu à peu il établit entre sa mère et moi un va-et-vient de connaissances. Les acquisitions deviennent plus sûres, il s'en sert, il les investit, heureux de montrer ses progrès à ses parents comme à moi. A l'entretien de synthèse du mois de mars, la mère nous dit que son fils « l'étonne », elle parle à son sujet de « respect de la personne ». En effet, il a bien changé par rapport à l'enfant qu'il était autrefois : passif, soucieux des répri- mandes à venir, opposant, vide et buté devant les apprentissages. Il éprouve maintenant un grand plaisir à « épater sa mère » quand il lui montre ce qu'il a acquis avec moi. Et la réciproque est tout à fait vraie car à la maison il apprend beaucoup aussi. Mme S. n'a pas abandonné sa méthode de lecture, au contraire. DENIS ne veut plus se faire lire des histoires, il veut apprendre à lire lui-même. Je me demande souvent qui lui a véritablement appris à lire. Son orthophoniste ? Sans nul doute. Sa mère? Incontestablement, elle y a beaucoup contribué car outre les exercices systématiques et très « scolaires » qu'elle lui a pro- posés — sans doute avec le petit frère —, elle a montré une appréciable capacité à se mobiliser, à l'encourager, à le stimuler, à envisager l'avenir avec confiance, ce qui a considérablement aidé DENIS. Quant à moi, je suis progressivement devenue une institutrice qui non seulement peut transmettre un savoir, mais encore est dépositaire d'un vécu commun très riche et d'une longue histoire. La transmission des connaissances passe par des voies bien compliquées ! Dans un cheminement si singulier, la chose remarquable réside finalement dans le fait que cet enfant a pu et su tirer parti des aides (diverses mais convergentes) qui lui étaient offertes.

A la fin de l'année, DENIS ne lit pas couramment ; il déchiffre avec facilité et comprend bien des textes courts. Quelques sons restent à étudier. Il commence aussi à avoir envie de s'exprimer par écrit mais le temps nous manque pour explorer vraiment cette nouvelle appétence.

Le moment nous semble alors venu de passer le relais et de réin- tégrer DENIS à l'extérieur, d'autant plus que la fin de l'année scolaire approche. En fin de compte, et avec l'accord des parents, nous choisis- sons une classe de perfectionnement dynamique, bien intégrée dans son école où toutes les possibilités de recyclage dans le cursus normal restent ouvertes. Nous prévoyons en outre que DENIS revienne chaque mercredi pour continuer sa prise en charge orthophonique car il faut

Page 25: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

encore le soutenir sur le plan du langage. Nous aurons ainsi fréquem- ment de ses nouvelles.

Dernièrement, un DENIS plus grand que moi, parlant encore assez mal mais détendu, est arrivé dans ma classe. Il était au cours moyen et « ça allait pas mal ». J'ai alors écrit au tableau :

« DENIS est revenu dans son ancienne classe. »

Il a ri, a saisi la craie et s'est lancé dans une analyse grammaticale tout à fait orthodoxe de chaque mot de ma phrase. Inutile de décrire sa joie devant ma stupéfaction !

Page 26: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

C o n c l u s i o n

Bon nombre d'établissements fonctionnent d'une manière très différente de celle que nous présentons dans ce livre. La tendance actuelle de l'Education nationale semble d'ailleurs favoriser des interventions beaucoup plus ponctuelles des enseignants spécialisés dans les institutions qui prennent en charge des enfants gravement perturbés. Un certain souci de « rentabilité » est évident puisque chaque enseignant peut s'occuper d'une dizaine d'élèves à tour de rôle, au lieu de six à temps plein. Dans cette optique, un enfant bénéficie de séquences scolaires d'une heure et demie environ plusieurs fois par semaine. Il vient soit seul, soit avec un ou deux enfants du même niveau d'efficience que lui, pour accomplir un travail précis dans les temps qui lui sont impartis.

Soyons justes, la rentabilité n'est pas le seul argument avancé par les partisans de ce fonctionnement.

Pourquoi, disent-ils, des journées d'école aussi longues, pour des enfants si peu prêts à s'impliquer dans des appren- tissages scolaires et dans une réelle vie de groupe ? Ne serait-il pas plus raisonnable d'individualiser et de raccourcir les prises en charge, en faisant le pari que le travail s'adapte alors mieux à leurs besoins et que l'élimination des perturbations engendrées par le groupe augmente l'efficacité de chacun ? Sous-jacente à ces arguments, on trouve en outre l'idée que les activités n'ayant pas un rapport direct avec l'apprentissage de la lecture et du calcul (peinture, activités manuelles ou d'expression) peuvent sans inconvénients être réalisées par le personnel éducatif. En fin de compte, l'école interviendrait alors avec des objectifs très circonscrits, par exemple un travail très orienté vers les apprentissages de base, dans l'optique d'un recyclage éventuel. On peut aussi envisager, pour les enfants plus perturbés, des travaux individualisés de niveau

Page 27: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

préscolaire. Les apprentissages de base seraient introduits à un rythme approprié bien sûr, c'est-à-dire très lent en général.

Ce fonctionnement ne paraît, en définitive, satisfaisant que pour l'esprit. Sur le terrain, nous affirmons qu'il a des conséquences fâcheuses pour les enfants comme pour les enseignants, car il signifie une modification radicale du rôle de l'école.

Dans toutes les classes normales, l'enseignant n'est pas cantonné dans le rôle unique de celui qui transmet les connais- sances. Nous savons à quel point les activités sportives, manuelles, d'éveil, sont importantes pour créer avec les enfants des relations plus souples qui favorisent une meilleure accep- tation des contraintes scolaires et de l'effort indispensable à un travail fructueux. On arriverait, dans les institutions de soins, à une situation paradoxale qui consisterait à proposer à des enfants déjà en échec dans le système scolaire ordinaire, une image plus étroite de l'école. Les enseignants se trouve- raient ainsi paralysés car ils n'auraient plus aucun moyen de contourner les difficultés et d'essayer de rétablir avec les enfants une bonne relation sur un terrain moins angoissant.

C'est une conception qui va exactement à l'encontre de nos propres choix professionnels. Ses inconvénients, multiples, touchent à l'intérêt même des enfants. Pour les mesurer, essayons d'examiner ce qui fait la richesse et l'originalité de notre expérience.

Notre situation est singulière à plus d'un titre. D'abord, tous nos élèves se trouvent en échec scolaire. Leur passé d'écolier, souvent traumatisant, a laissé des traces très précises dans leur mémoire. Ceux qui n'ont jamais fréquenté l'école ne sont pas davantage rassurés, dans la mesure où nous repré- sentons l'accès au monde des grands, à la vie sociale, à l'auto- nomie. Cette anxiété, d'ailleurs, n'est que le reflet d'une peur beaucoup plus générale d'explorer le monde : comment ne pas établir un lien entre le blocage massif et spécifique de telle fillette en lecture et sa peur inconsciente de découvrir un secret familial qui concerne sa naissance ? Quelle nouvelle épouvantable craint-elle de trouver dans le message écrit ?

Page 28: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

A cette angoisse quasi générale devant l'apprentissage, s'ajoutent de très grandes difficultés relationnelles. Certains enfants revendiquent toute l'attention de l'adulte, jalousent les camarades, supportent mal les rivaux. D'autres, à l'opposé, se replient sur eux-mêmes, se font oublier, fuient le contact. De toute manière, l'autre pose problème. Les activités propo- sées représentent autant de menaces et, dans un premier temps, l'enfant les abordera de manière à les détourner de leur sens.

L'enseignant se trouve donc dans une situation au départ très inconfortable et sa tâche peut sembler à peu près insur- montable. En écho à l'angoisse des enfants, la sienne propre apparaît, se traduisant souvent par une difficulté à supporter des phénomènes aussi hétérogènes et l'absence de vie de groupe. Dans ces conditions, la transmission d'un savoir ressemble fort à un véritable défi. Toutes les bases d'un travail pédagogique se trouvent bouleversées. Aucune méthode ou technique n'est adaptable d'emblée. Tâtonnements et erreurs deviennent inévitables et s'accompagnent de sentiments d'im- puissance. La seule possibilité, qui demeure alors, consiste à inventer un mode d'approche de ces enfants qui permette de tenir compte d'une telle réalité tout en assumant un rôle de pédagogue.

Notre travail se développe donc autour de grands axes qui en constituent la trame. Quels sont-ils ?

Pour que l'incohérence s'estompe et que s'instaure une recherche plus sereine de solutions dynamiques, il s'agit, en tout premier lieu, de créer un climat de confiance et de sécurité réciproques, sans lequel aucun progrès n'est réalisable. Pour cela, nous faisons le choix de protéger le lieu-classe. Par sa nature même, il est très repérable, avec la référence qu'il implique à un adulte et un seul. De surcroît, nous signifions bien à l'enfant que ce qui s'y passe le concerne particulière- ment ; il a toute liberté de n'en rien laisser sortir. Dans ce cadre bien repéré, fiable, protégé de l'extérieur sans en être coupé, la vie collective, pour pénible et aléatoire qu'elle paraisse, devient moins angoissante. Cette conception du lieu-

Page 29: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

classe répond à un besoin important, particulièrement pour les enfants psychotiques : être soutenu, contenu, rassemblé. Le groupe peut alors devenir un médiateur précieux, en même temps qu'un élément dynamisant. Il permet la découverte d'expériences relationnelles diverses, soit entre enfants, soit entre l'adulte et l'enfant.

La recherche d'une sécurité plus grande motive enfin la mise en place d'un large éventail d'activités qui nous permet de prendre en compte les intérêts spontanés et donne à chacun davantage de chances d'aborder la scolarité de manière posi- tive. La visée strictement pédagogique n'est pas primordiale, mais elle coexiste avec la recherche d'un terrain de commu- nication privilégié et avec le partage de moments de plaisir. Une histoire du groupe et de chacun en son sein se tisse peu à peu ; elle deviendra un point d'appui important pour construire avec chacun une relation plus confiante. Longtemps, l'enfant a besoin de mettre l'adulte à l'épreuve, de vérifier maintes et maintes fois qu'il est fiable, d'observer ses réactions, de prendre la mesure de ses exigences et de ses limites.

Un autre travail devient alors possible. La vie collective prend une tonalité plus sereine, enfants et adulte se sentent plus à l'aise. La classe devient un lieu où l'enseignant ne se contente plus de gérer l'imprévisible. Il est alors à même de réfléchir, d'établir des liens entre des phénomènes en apparence hétéroclites. Il peut observer ce qui se passe, repérer de menus événements, des comportements répétitifs, comparer les réac- tions de l'enfant dans des activités différentes. De cette juxta- position des observations peut naître une cohérence, comme l'ébauche d'une image sort de l'organisation de quelques pièces d'un puzzle. C'est un pas en avant très important dans la mesure où l'on se rend toujours compte qu'un blo- cage scolaire doit être compris comme l'une des manifes- tations d'une souffrance plus essentielle et d'une difficulté d'être.

On sait que la personnalité d'un enfant se structure dès la toute petite enfance et que sa relation à l'adulte y prend forme. Ce mode de relation élaboré dans les premières années

Page 30: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

de la vie reste prévalent en classe, si bien que l'enseignant se sent souvent « piégé » dans un fonctionnement perturbé qui, en général, a motivé le recours à une prise en charge dans une institution de soins. Il s'agira alors de se distancier de ce fonctionnement.

C'est par une démarche volontaire vers l'enfant considéré dans sa globalité que ce travail peut s'amorcer. Elle part d'un constat : le comportement a valeur de communication au même titre que la parole. Cela signifie qu'on peut comprendre quelque chose de l'enfant sans attendre passivement qu'il change et l'admettre tel qu'il est sans jugement de valeur. A partir de cette ouverture dynamique, l'angoisse cède un peu et, après bien des hésitations, il se permet généralement de s'expri- mer davantage. De son côté, l'enseignant accroît sa vigilance et devient capable, tout en repérant des mouvements signifi- catifs, d'orienter son travail de manière plus astucieuse. Sou- lignons à ce propos le rôle capital de l'apport institutionnel. Une équipe vaste et pluridisciplinaire permet la convergence d'observations variées, la diversité des approches, la mise à notre disposition d'outils théoriques précieux, le soutien de l'équipe soignante. L'institution représente elle aussi un cadre sécurisant où l'on peut tenter des expériences, dans la mesure où elles seront parlées, élaborées, éclairées sous divers angles. La démarche vers l'enfant s'en trouve toujours considérable- ment enrichie. Généralement il ne reste pas insensible à cette volonté d'aller vers lui, pourvu qu'elle le respecte et ne devienne pas trop intrusive. Une certaine réciprocité s'installe, un espace sécurisant se crée progressivement, qui va permettre d'établir un échange plus authentique.

Que devient alors le projet pédagogique ? En vérité, il ne représente jamais un objectif isolé. Il s'intègre dans un ensemble plus large qui prend en compte la globalité du développement de l'enfant. L'acquisition de connaissances reste bien sûr un objectif constant qui doit être resitué dans une perspective thérapeutique. Certaines étapes du développement psycho- affectif, parfois essentielles, ont été manquées. Ainsi, un adolescent psychotique peut être capable d'aborder des notions

Page 31: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

complexes de mathématiques sans avoir intériorisé le fait que l'absence d'une personne ne signifie pas pour autant sa dispa- rition. Dans ce cas, l'enseignant attribuera autant d'impor- tance aux moments où il joue à cache-cache avec lui comme avec un tout petit enfant, qu'aux temps d'apprentissage sco- laire. Il en résulte une sorte d'incohérence de notre projet. Celle-ci n'est qu'apparente. L'enfant est multiple, il doit être pris dans sa totalité, il devient le lieu d'une cohérence plus profonde.

Ainsi, le projet pédagogique, en s'adaptant à chacun de nos élèves, s'intègre dans le projet thérapeutique de l'ensemble de l'équipe institutionnelle. Certaines conduites régressives sont tolérées alors que toute demande scolaire n'est pas systématiquement prise au pied de la lettre. Elle est différée si, par exemple, elle semble ne servir qu'à alimenter un envahis- sement fantasmatique. A certains stades de la prise en charge, l'aspect relationnel prime. Rien n'est jamais posé, chaque projet évolue, suivant le plus près possible les mouvements de l'intéressé. Il faut que l'enfant s'autonomise, devienne capable de se situer davantage comme un sujet ayant ses désirs, ses goûts, ses choix propres. C'est généralement un cheminement très lent. Ce travail ne se comprend que dans la durée. Introduit à un moment inopportun (par exemple si l'enfant ne se montre pas encore assez actif dans sa progression), tout changement est plutôt un frein à son évolution. Il doit être préparé, désiré, expliqué.

La verbalisation représente un outil précieux dans cette approche. Elle prend appui sur des comportements compris comme messages significatifs plus ou moins conscients. A certains moments, nous possédons une hypothèse étayée par une multitude d'observations convergentes. En nous appuyant sur l'histoire de chacun dans le groupe, nous verbalisons une réalité vécue, en introduisant notre propre perception de cette réalité.

L'intérêt de ces verbalisations est multiple. D'une part, l'enfant perçoit notre volonté de le comprendre et notre capacité à l'aider. D'autre part, il reprend confiance dans ses

Page 32: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

possibilités d'échange. Enfin, il peut partager ses difficultés avec un adulte prêt à le soutenir et l'encourager. En définitive, nous l'aidons à éclairer certaines zones d'ombre qui semblent représenter des entraves à l'action pédagogique. Il n'est pas nécessaire pour cela de nous référer aux raisons inconscientes des difficultés scolaires. Ce travail est fait ailleurs. Notre objectif reste de redonner à l'enfant l'envie de connaître et d'apprendre, afin que l'acquisition du savoir puisse reprendre un sens.

Ainsi donc, nos orientations de travail tendent à concilier deux types d'exigences presque contradictoires, étant donné notre population scolaire. D'une part, la classe reste la classe avec son groupe d'élèves, ses activités, son territoire. D'autre part, elle essaie d'être réellement adaptée à des enfants souf- frant de troubles graves de la personnalité. Ainsi, au sein d'une équipe pluridisciplinaire, pouvons-nous délimiter un espace qui soit le nôtre et participer pleinement à l'élaboration puis à la réalisation du projet thérapeutique institutionnel mis en place cas par cas. Cela suppose bien sûr que les institutions prennent conscience de la nature de notre intervention.

En définitive, nous pensons que l'école a sa place en milieu psychiatrique. Les enseignants y réalisent un travail complexe mais passionnant, sûrement trop méconnu encore. Par notre témoignage, nous souhaitons avoir contribué à définir un champ d'action propre au pédagogue qui lui permette d'appor- ter une contribution spécifique, originale et digne d'intérêt à la cure institutionnelle. Nous avons conscience que s'ouvre là un vaste domaine de réflexion et de recherche encore bien peu exploré. C'est à nous d'en souligner la richesse. Notre travail dépasse sans aucun doute le cadre strictement pédagogique mais il ne sort pas de nos compétences. On nous perçoit tour à tour comme des super-pédagogues, de pseudo-psycho- logues ou des rééducatrices classiques. Nous revendiquons notre identité d'enseignantes. D'ailleurs nos hypothèses de départ et nos options professionnelles sont-elles en réalité si éloignées des préoccupations de nombreux collègues inter-

venant sur les classes dites normales » ?

Page 33: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

B I B L I O G R A P H I E S O M M A I R E

Bauer (S.), L'évolution d'une institution d'enfants de type asilaire : la Fondation Vallée, mémoire de stage (directeurs spécialisés) déposé au CNEFASES, Beaumont-sur-Oise, 1968.

Bettelheim (B.), La forteresse vide, Paris, Robert Laffont, 1969. Bettelheim (B.), L'amour ne suffit pas, Paris, Fleurus, 1970. Bettelheim (B.), Un lieu où renaître, Paris, Robert Laffont, 1975. Bettelheim (B.), Zelan (K.), La lecture et l'enfant, Paris, Robert

Laffont, 1981. Bigeault (J.-P.) et Terrier (G.), Une école pour Œdipe, psychanalyse et

pratique pédagogique, Paris, Privat, 1975. Bigeault (J.-P.) et Terrier (G.), L'illusion psychanalytique en éducation,

Paris, PUF, 1978. Castets (B.), L'enfant fou, Paris, Fleurus, 1969. Chiland (C.), L' enfant de six ans et son avenir, Paris, PUF, 1976. Dolto (F.), Psychanalyse et pédiatrie, Paris, Seuil, 1971. Equipe du Centre d'observation et de traitement accéléré « Le Coteau »,

Méthodes psychologiques, pédagogiques et sociales en psychiatrie infantile, Monographie de l'Institut national d'Hygiène, n° 24, Ministère de la Santé publique et de la Population, Paris, 1961.

Foucault (M.), Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961. Freinet (C.), La méthode naturelle, l'apprentissage de la langue, t. I,

Paris, Delachaux & Niestlé, 1973. Freud (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1958

(trad. franç. par J. Jankélévitch). Freud (S.), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard,

1962 (trad. franç. par B. Reverchon-Jouve). Gloton (R.), A la recherche de l'école de demain, Paris, Armand Colin,

1970. Halimi (Y.) et Vincent-Dars (A.), Vers une nouvelle famille, l'école,

Information psychiatrique, vol. 58, n° 2, févr. 1982. Hamaide (A.), La méthode Decroly, Paris, Delachaux & Niestlé, 1966. Laine (T.) et Karlin (D.), La raison du plus fou, Paris, Editions

Sociales, 1977. Laing (R.-D.), La politique de la famille, Paris, Stock, 1972. Laing (R.-D.), Le moi divisé, Paris, Stock, 1970.

Page 34: La Pédagogie dans les institutions thérapeutiques

Lebovici (S.), Soulé (M.), Decobert (S.), Noël (J.), La connaissance de l'enfant par la psychanalyse. Paris, PUF, 1970.

Lentin (L.), Clesse (C.), Hébrard (J.), Jan (J.), Du parler au lire, t. 3, Paris, ESF, 1979.

Lézine (I.), Propos sur le jeune enfant, Paris, J.-P. Delarge, 1976. Mannoni (M.), L'enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, 1964. Mannoni (M.), Education impossible, Paris, Seuil, 1973. Mannoni (M.), L'enfant, sa maladie et les autres. Paris, Seuil, 1967. Mialaret (G.), Introduction à la pédagogie, Paris, PUF, 1967. Misès (R.), L' enfant déficient mental, Paris, PUF, 1975. Misès (R.) et Bailly-Salin (M.-J.), Breon (S.), Feder (F.), Forta-

bat (J.-L.), Gilbert (E.), La cure en institution, l'enfant, l'équipe, la famille, Paris, ESF, 1980.

Misès (R.), « La Fondation Vallée, de l'asile au secteur de psychiatrie infantile », Information psychiatrique, num. spéc., vol. 47, oct. 1971.

Mucchielli (R.), La personnalité de l'enfant, Paris, ESF, 1980. Neill (A.-S.), Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspero, 1970. Oury (F.) et Vasquez (A.), Vers une pédagogie institutionnelle, Paris,

Maspero, 1967. Oury (F.) et Vasquez (A.), De la classe coopérative à la pédagogie

institutionnelle, Paris, Maspero, 1971. Piaget (J.), Six études de psychologie, Genève, Gonthier, 1964. Piaget (J.), Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, 1969. Postic (M.), La relation éducative, Paris, PUF, 1980. Rogers (C.), Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1972. Ropert (S.), Ecoute maîtresse, une institutrice chez les enfants fous,

Paris, Stock, 1980. Tustin (F.), Autisme et psychose de l'enfant, Paris, Seuil, 1977. Wallon (H.), L' évolution psychologique de l'enfant, Paris, Armand

Colin, 1941. Winnicott (D. W.), La consultation thérapeutique de l'enfant, Paris,

Gallimard, 1972. Winnicott (D. W.), Jeu et réalité. l'espace potentiel, Paris, Gallimard,

1975. Zimmermann (D.), Recherche pédagogique dans une classe de perfec-

tionnement, Paris, ESF, 1976.