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La Rumeur d’Orléans

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Edgar Morin

avec la collaboration de

Bernard Paillard, Évelyne Burguière, Claude Capulier, Claude Fischler, Suzanne de Lusignan, Julia Vérone

La Rumeur

d’Orléans

édition complétée avec

LA RUMEUR D’AMIENS

Éditions du Seuil

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ORLÉANS. Orléans est le chef-lieu du département du Loiret

(430 000 habitants). La ville proprement dite compte 88 000 habitants et

l’agglomération 170 000 habitants en 1968 (16 communes). L’agglomération

comptait 90 000 habitants en 1953, et s’est accrue de 60 000 habitants dans la

décennie. Orléans est à mi-chemin entre l’est et l’ouest de la France, et à

110 kilomètres au sud de Paris.

Les activités économiques sont diverses (industrie, commerce, services) et

aucune n’est particulièrement développée par rapport aux autres. Orléans est

une ville moyenne à de nombreux titres, ce qui a retenu l’intérêt des instituts

de sondages d’opinion.

« Le département du Loiret est celui du “juste milieu”.

Équilibre, harmonie, tels sont les mots qui peuvent nous résumer. »

Guide pratique de poche : Orléans et le Loiret,

Éditions P. P., 1969, page 9.

ISBN 978-2-02-119940-6

(ISBN 2-02-002290-7, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 1969

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation

collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé

que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une

contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Synthèse

par Edgar Morin

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Préface

à l’édition de 1970

Depuis la première publication de cet ouvrage etgrâce à des lettres de lecteurs, il nous est apparu que lesphénomènes de même nature que la rumeur d’Orléans,mais d’ampleur moindre, étaient bien plus nombreuxque ceux que nous avions déjà recensés et pouvaientêtre relevés dans la plupart des villes de France1. Deplus il y eut en mars 1970 l’affaire d’Amiens, conformedans presque tous ses traits, de façon étonnante, à larumeur d’Orléans.

Tout cela renforce à la fois notre présupposé métho-dologique et notre présupposé sociologique. Notreprésupposé sociologique nous conduisait à chercherl’élucidation d’un mythe, non pas dans les caractèressinguliers d’une ville, mais dans les traits fondamen-taux d’une société, et à interpréter le phénomène de larumeur, non pas dans le cadre localisé, mais dans lecadre socialisé de la cité orléanaise. Notre présupposéméthodologique nous poussait à considérer l’événe-ment comme le révélateur d’une structure, à voir dans

1. Pour la « Rumeur de Strasbourg », cf. F. Raphael, « Presse etRumeurs à propos des affaires d’Orléans et d’Amiens », Revue desDroits de l’Homme, IV, 1-71.

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l’extraordinaire le dénonciateur de l’ordinaire, à détec-ter dans l’épidémique la présence de l’endémique.

Notre information dispose donc aujourd’hui d’unnombre accru de bruits et d’une seconde granderumeur (Amiens). Il faut à la fois distinguer et associer,ici, le phénomène « bruit » et le phénomène « rumeur ».Ils concernent le même mythe, mais à des paliersdifférents. Les bruits ne disposent ni de la puissance nide la diffusion de la rumeur. Ils demeurent localisés, soitdans un quartier, soit dans un ou quelques collèges, soiten des milieux féminins et juvéniles. Depuis dix ans, lesbruits visant des commerçants, presque tous juifs, selivrant soi-disant à la traite des Blanches, se sont multi-pliés et répétés dans des villes démographiquement,économiquement, sociologiquement, provincialementles plus diverses, comme dans certains quartiers etmilieux parisiens. Ce sont ces bruits qui nous révèlent etnous confirment que l’origine et la thématique de larumeur précèdent et dépassent Orléans ou Amiens.

Par contre, c’est seulement à Orléans et à Amiens,jusqu’à présent, que des bruits se sont transformés enrumeurs, c’est-à-dire qu’ils ont trouvé un terrain depropagation et d’amplification puissantes et rapides.Pourquoi ? Ici, Amiens vient encourager l’hypothèseque nous avions avancée pour Orléans. Amiens commeOrléans sont deux anciennes capitales provinciales, quiont connu la même expansion démographique et écono-mique dans les dix dernières années, et qui, dans cetteexpansion, se sont profondément déstructurées. L’uneet l’autre sont désormais à la fois trop près de Parispour demeurer capitales provinciales, et trop loin pourdevenir banlieues de la grande métropole ; ce sont demoins en moins des cités (polis) et de plus en plus des

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agglomérations. Est-ce pour cela qu’à la différence dela Ville suprême et des villes de province plus éloi-gnées, où des bruits ne se sont pas transformés enrumeurs, Orléans et Amiens, villes où la cité se rétrécitau profit de l’agglomération, villes « moyennes » à touségards, se sont trouvées les lieux d’une des émergencesdu Moyen Âge moderne ? Attendons encore de nou-veaux événements, peut-être de nouvelles rumeurs avantde nous prononcer…

En ce qui concerne le mythe lui-même, les élémentsd’informations nouveaux nous renforcent dans notreconception d’un jumelage mythologique entre deuxthématiques distinctes, l’une de traite des Blanches,l’autre concernant le juif ; celles-ci, aussitôt associées,se combinent pour constituer un mythe à deux faces,qui, en se développant, transforme des latences antisé-mitiques en virulences.

Jusqu’à présent, les deux grandes rumeurs et la trèsgrande majorité des bruits recensés associent la traitedes Blanches à des commerçants juifs. Mais il est descas (Rouen, Dinan, mini-rumeur de Rodez) où le bruitpersécute une boutique non juive. Il faudrait mainte-nant une enquête nationale rétrospective, portant sur lesdouze dernières années, pour voir de quel ordre est lafréquence d’association entre la traite des Blanches etle commerçant juif. De toute façon, il s’agit toujours,dans tout ce que nous avons pu recenser, d’un bruitdont le foyer originaire est féminin, et particulièrementadolescent et juvénile. De toute façon, celui qui estvisé, c’est celui ou celle qui présente quelque singula-rité par rapport à la communauté, c’est l’Autre (la femmeseule, l’étranger à la ville, le commerçant qui a fait unerapide – donc bizarre – fortune). Ce qui s’intègre fort

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bien dans notre système explicatif : le juif est l’Autreidéal, mais il n’est pas seul à pouvoir tenir le rôle inquié-tant, symbolique et émissaire que requiert l’incarnation dumythe.

Il reste donc à éclairer la probabilité et l’élasticitédans l’attraction que le thème de la traite des Blanchesfait subir au thème du juif. D’autre part, le cours futurde notre société nous dira si, dans toutes ces affaires,c’est le grouillement de fantasmes, d’angoisses, de fasci-nations et de désirs incarnés dans le scénario de traitedes Blanches qui est sociologiquement, historiquementet politiquement le plus important ou, au contraire, leréveil de l’antisémitisme.

Ainsi l’épreuve du temps semble confirmer notreméthode, nos analyses, nos hypothèses et surtout lescénario que nous avons proposé. Si nous n’avonspas manqué de hardiesse dans la reconstitution de cescénario événementiel-mythologique, nous n’avonspas manqué de prudence dans la zone d’interférencemythologique, puisque nous avons laissé un certain jeu,une ouverture certaine entre les deux mythes, les deuxproblématiques.

Il est certes immodeste de manifester ainsi notreautosatisfaction sociologique. Mais cela nous est néces-saire, puisque nous sommes poursuivis par l’hostilité de lasociologie-qui-ne-trouve-rien, la sociologie-questionnaire-et-non-questionneuse, la sociologie décharnée et diafoi-resque des « experts ». Il ne nous déplaît pas de démontrer,sous le nez des généraux Gamelin et Westmoreland dela sociologie, assurés de leur ligne Maginot et de leursbombardiers lourds, que l’enquête-éclair, la recherchedu franc-tireur ont une efficacité qui leur est incompré-hensible.

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Si nous tenons donc à souligner l’efficacité de notrerecherche, nous ne devons pas dissimuler que notreentreprise de démythification a été d’une inefficacitétotale.

Il est bien entendu qu’une étude comme la nôtre nepeut modifier en rien le dispositif mythologique qu’elledévoile, et ne pouvait nullement prévenir la rumeurd’Amiens. Mais elle n’a pas pour autant modifié lesréactions à cette rumeur. Le corps enseignant d’Amiensa réagi comme celui d’Orléans. Du côté de l’antimythe,nous avons vu refleurir la thèse de l’agent d’intoxicationpolitique, alors qu’un tel agent, dans l’état actuel deschoses, serait tout au plus capable de répandre desbruits calomnieux, mais non de provoquer la lame defond d’une rumeur. De toute part, on veut obstinément,inconsciemment, se détourner des problèmes de fondau profit de rationalisations politisées, simplistes, abs-traites, et de surcroît mythologiques1.

Répétons-le : il s’agit à Orléans comme à Amiensnon pas d’une persistance de l’antisémitisme politiqueclassique, mais d’une résurgence d’un antisémitismearchaïque en une ère où la grande prescription effacedans le souvenir collectif l’holocauste qui avait valuau juif une immunité de vingt ans, et où, en mêmetemps, les remous amplifiés autour d’Israël réveillent,de façon nouvelle, la vieille étrangeté de l’être à doubleappartenance. Cette résurgence n’est pas le résultatde provocations politiques délibérées. Elle est le pro-duit de déterminations inconscientes, dans des conditions

1. Notre collaborateur Claude Fischler est allé enquêter à Amiens.Le lecteur trouvera page 287 le texte qu’il a rédigé pour cette éditionde La Rumeur d’Orléans.

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d’une sous-politisation nouvelle et plus largement d’un« Moyen Âge moderne ».

La rumeur d’Orléans nous ramène à ces sous-sols denotre modernité. L’incapacité de l’intelligentsia à saisirces problèmes, l’aptitude à les refouler font, ellesaussi, partie du « Moyen Âge moderne ». Il faudraitpourtant comprendre qu’une dépression cyclonale secreuse sous ce qui semble le plus assuré de notre civili-sation.

Post-scriptum. Des biologistes m’ont reproché l’emploiintempérant du mot « enzyme ». Ils ont raison. Dans monesprit, je voulais donner un équivalent psychosociologiqued’une biocatalyse effectuée par des éléments singuliers ouminoritaires déclenchant, accélérant, amplifiant unprocessus. Il faudrait trouver un autre terme.

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Introduction

Une rumeur de disparitions de femmes agitant touteune ville alors qu’aucune n’est signalée à la police ; laquasi-certitude pour des milliers d’habitants d’Orléansque la traite des Blanches s’organise, au centre de lacité, dans les salons d’essayage de six magasins, tousjuifs, sans que rien dans la presse, la radio, la télévi-sion, ne mentionne le moindre fait dans ce sens ; unesorte de panique médiévale s’emparant un jour ou deuxd’une ville moderne au siècle des mass media ; unefantasmagorique menace sexuelle qui soudain fait sur-gir le spectre juif des antisémitismes ; tout cela nousavait fascinés, à la lecture des articles du Monde, deL’Express, du �ouvel Observateur. Nous étions tentésde faire une enquête sur le vif, à chaud, dans le sens decette sociologie « événementielle » ou « clinique » quenous essayons de fomenter dans notre section de « Socio-logie du présent » au Centre d’études des communi-cations de masse1, et dont nous exposons les principesdans le texte annexe au présent ouvrage (p. 317).

Mais les organismes officiels qui déversent leur mannesur les recherches sociologiques, non seulement ne

1. École pratique des hautes études, sixième section.

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s’intéressent guère aux problèmes qui nous passionnent,mais ne peuvent programmer des crédits en fonction d’unévénement inattendu. Aussi avions-nous renoncé à plon-ger dans les étranges événements d’Orléans lorsque, audébut juillet, le Fonds social juif unifié nous sollicitaet nous offrit les moyens d’une telle recherche. Quesoient remerciés ici M. Kaufmann qui prit cette res-ponsabilité, Léon Poliakov, qui lui suggéra l’idéed’une enquête sociologique, et notre ami Gérard Rosen-thal, qui fut l’artisan actif d’une rencontre pour nousféconde.

Après quatre jours d’étude préalable de l’affaire,une équipe constituée par Évelyne Burguière, ClaudeCapulier, Suzanne de Lusignan, Edgar Morin, Ber-nard Paillard, Julia Vérone s’est abattue sur Orléans.Un mois s’était écoulé depuis les événements. La rumeurn’était pas seulement disloquée, apparemment dispa-rue, mais son secret s’était refermé sur lui-même ;secret des adolescentes, où avait incubé la rumeur, àl’égard de la société adulte ; secret des Orléanais à l’égardde l’étranger, du Parisien-qui-rira-de-lui ; peur désor-mais, devant des inconnus, des poursuites engagées pour« propagation de fausses nouvelles ».

Nous avons bénéficié au départ de l’aide des mili-tants antiracistes, de journalistes de la presse régionaleet des victimes de la rumeur, que nous avons invitéeset confrontées au cours d’un « banquet sociologique »initial, où nous passâmes des gênes, intimidations,inhibitions réciproques des hors-d’œuvre aux jaillisse-ments de vérité du dessert ! Nous avons pu, exquis pri-vilège, un peu interroger un officier de police et un peuconfesser un prêtre. Mais dès le départ, notre problèmeétait de nous évader des milieux militants ou officiels

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pour plonger dans la zone d’ombre, où la rumeur avaitfermenté pour se répandre avec une puissance incroyablesur la ville. Pour cela, nous avons renoncé aux magné-tophones qui remplissaient le coffre de notre voiture.Nous avons procédé par entretiens, prenant les contactspar remontée (de connaissances en connaissances), pardérive (au hasard des rencontres). Et surtout les cinqjeunes enquêteurs ont procédé par « dragage sociolo-gique » dans les bistrots de jeunes, les salons de coif-fure et autres lieux de rencontres.

Nous nous rendîmes compte dès les premiers contactsque, contrairement à l’opinion des militants, des offi-ciels et des victimes, la rumeur n’était pas morte, maiss’était métamorphosée en un grouillement de mini-rumeurs, de micro-mythes. L’affaire apparemment closecontinuait de façon souterraine et dérivée, s’infiltrantdans l’inconscient de la ville en même temps qu’elle sefaisait digérer par les structures traditionnelles de lapolis.

Du coup nous nous rendîmes compte que nous enquê-tions non pas trop tard, mais en un moment privilégiéqui nous permettait d’embrasser tout le cycle d’unerumeur, de sa naissance et ses germes jusque dans sesrésidus. Tout était fini dans un sens, ce qui permettait larétrospection historique. Mais dans un autre sens rienn’était fini, ce qui permettait l’enquête sur le vif dusujet.

Ainsi avons-nous travaillé à la fois à froid et à chaud,disons à tiède, la tiédeur des fins de combustion, la tié-deur des bouillons de culture.

Une telle enquête sécrète et modifie, sur le terrainmême, son orientation, sa stratégie, ses hypothèses. Elleest très proche du reportage journalistique pour la part

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faite à l’improvisation, la détection, le flair, l’aventure.Mais elle s’en différencie, non seulement par la consti-tution plus systématique d’une documentation, l’utili-sation plus réfléchie des techniques d’investigation,et la substitution du journal personnel du chercheur àl’article pour le journal de presse, mais aussi par le rôleattribué à l’échange, la critique et l’autocritique dans letravail d’équipe, et également le temps considérable deréflexion nécessaire entre l’enquête et la rédactiondéfinitive. Si notre travail sur le terrain a été fécond enun temps extraordinairement court, cela tient à l’inter-communication incessante des découvertes, à la dis-cussion quasi permanente ; ce qui supposait, entre lesmembres du groupe, sympathie, mutuel intérêt, fran-chise, disons amitié, et en même temps passion pourles êtres rencontrés et les problèmes sans cesse jaillis-sant, amour, volonté frénétique de connaître.

Autrement dit, ce type de recherche exige, non seu-lement une curiosité quasi cynique, mais aussi le pleinemploi de la subjectivité du chercheur, qui va vivre,par mimétisme hystéroïde, la situation et les senti-ments qu’il étudie. Il ne faut pas que les sentimentsétouffent la conscience, mais il faut que la consciencesache se laisser porter par les sentiments, sans se lais-ser déséquilibrer par eux, comme le surfer sur la crêtede la vague.

C’est dans ce sens que notre entreprise a cherché,non seulement sa stimulation, mais aussi sa stratégie,son autocorrection, sa régulation. Dans ce sens égale-ment, elle se distingue de l’enquête sociologique stan-dard comme du reportage journalistique.

Les trois jours d’enquête sur le terrain ont été suivispar la révision, la mise en question de toutes les hypo-

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thèses accumulées, la réflexion, la tentative de consti-tuer un discours sur le phénomène étudié. Opérationsenrichies, recommencées qui nous ont totalement occu-pés pendant près de deux mois, et qui aboutissent à cetexte, encore insuffisamment refroidi, que nous livronsau lecteur.

Bien des erreurs, espérons-le de détail, et des lacunesimportantes doivent se trouver dans ce travail fondésur une rapide enquête – dragage. Nous serions trèsreconnaissants à tous ceux, d’Orléans ou d’ailleurs,qui nous apporteraient leurs informations, leurs cor-rections, leurs critiques que nous pourrions incorpo-rer dans une seconde édition, si évidemment elle alieu.

À cette étude proprement dite nous joignons dansune seconde partie, malheureusement à l’état fragmen-taire, les journaux d’enquête des chercheurs. L’intenseactivité sur place, à Orléans, nous a privés de temps pourtenir ce journal au jour le jour, comme nous l’avionsvoulu. En ce qui concerne Bernard Paillard et moi-même, nous nous sommes dès le retour attelés au tra-vail de réflexion, de décantation, et il ne nous a plus étépossible, psychologiquement, de reconstituer le tissubroyé, redistribué et restructuré après passage à la mou-linette sociologique. Par ailleurs, il ne nous est pas pos-sible de livrer au public des notations ou des proposqui pourraient alimenter la malignité ou le comméragelocal au détriment de ceux qui, sans le savoir, se sontlivrés à nous.

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Enfin, on trouvera en annexe, d’une part les docu-ments que constituent les articles et communiquésparus dans la presse, d’autre part un texte définissantles principes de « sociologie du présent » qui ont animénotre recherche.

Ainsi, le lecteur passera de la synthèse au matériau,du rapport qui se veut objectif à ses adhérences sub-jectives, de façon qu’il puisse rouvrir personnellementla dialectique entre les informations et la pensée sys-tématisante qui veut les ordonner, c’est-à-dire qu’ilpourra participer à son tour, de façon critique, à larecherche.

Cette rumeur dont nous avons sur le tard poursuivi latrace jusqu’à la retrouver, encore vivante, déjà méta-morphosée, elle a fait frissonner toutes les branches,toutes les feuilles de l’arbre orléanais. Nous aurions pu,en prenant cette onde de choc comme test et prétexte,faire enquête sur Orléans même, cette ville si proche etsi lointaine, si particulière et si commune, si moyenne,si centrale et soudain si étrange… L’enquête nouspoussait effectivement vers deux directions : d’une partvers une polis, avec ses structures économiques, socialeset politiques, sa psyché propre, d’autre part vers lesinfrastructures mentales d’un mythe, les bas-fonds inex-plorés d’un inconscient collectif dont Orléans n’a étéque le point privilégié d’émergence, vers une crise quinous éclaire peut-être sur le corps social tout entier.Nous avons réprimé, refoulé l’enquête sur Orléans.Nous avons conduit la recherche, non en fonctiond’Orléans, mais en fonction d’un mythe. Nous avons

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Ma philosophie(avec Stéphane Hessel,

entretiens avec Nicolas Truong)Éditions de l’Aube, 2013

Mes Berlin1945-2013

Le Cherche Midi, 2013

transcriptions de l’oral

Planète, l’aventure inconnue(en collab. avec Christophe Wulf)

Mille et une nuits, 1997

À propos des sept savoirsPleins Feux, 2000

Reliances

Éditions de l’Aube, 2000

ItinéranceArléa, 2000

et « Arléa poche », 2006

Nul ne connaît le jour qui naîtra(avec Edmond Blattchen)

Alice, 2000

Culture et barbarie européennesBayard, 2005

Mon chemin

Entretiens avec Djénane Kareh TagerFayard, 2008

Seuil, « Points Essais » n° 671, 2011

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RÉALISATION : NORD COMPO À VILLENEUVE-D’ASCQIMPRIMERIE : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI

DÉPÔT LÉGAL : OCTOBRE 1982. N° 6280-8Imprimé en France