22
PIERRE HI'BERT LA TECHNIQUE DU "RETOUR EN ARRIERE" DANS LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 1.00 OBJET D'ANALYSE, MI~THODE ET CORPUS Nous ne pr6sentons pas ce texte comme le produit d'un "sp6cialiste" du nouveau roman en France, pas plus que le fruit d'un "expert" de litt6rature compar6e. Pourtant, ces pages porteront sur le nouveau roman fran~ais, compar6, au surplus, au nouveau roman qu6b6cois. T6m6rit6? Outrecuidance? En revanche, portons ~t notre cr6dit une attention de longue date aux palpitations du roman au Qu6bec depuis 1960, attention doubl6e d'une propension avou6e pour les m6thodes critiques. Voil~t donc, limites et possibilit6s &ablis, l'objet de notre recher- che: 6tablir une comparaison, en ce qui a trait ~ la technique du retour en arri~re, entre le nouveau roman, au Qu6bec et en France. D'embl6e, ce champ de travail appelle des pr6cisions quant h la d6finition du mot ~ retour en arri~re~, au sens h donner au mot ~ comparaison, et, enfin, h l'6tablissement d'un corpus qui devra, somme toute, ~tre assez limit6. Nous avons parl6, donc, de ~ retour en arri6re,. D6sormais, nous pr6f6rerons le terme ~ analepse)), qu'a d6fini et utilis6 G6rard Genette :~ ~t 6vocation apr6s coup d'un 6v6nement ant6- rieur au point de l'histoire o/~ l'on se trouve [...].>) L'6tude des analepses seules, au d6triment des prolepses (anticipations), 1 G6rard Genette. Figures 111 (Paris: Seuil, Coll. ~ Po6tique ~>, 1972). Nous ne sommes pas sans savoir que la syst6matisation qu'a pr6sent6e ce po6ticien a fait l'objet de critiques serr6es, en particulier par C. J. Van Rees, dans ~ Some Issues in the Study of Conceptions of Literature: a Critique of the Instrumentalist View of Literary Theories~), Poetics, no 10, 1981. Mais il ne ressort pas de cet article d'aborder ces remises en questions. Neohelicon XU/2 [Akaddmiai Kiadd, Budapest John Benjamins B. V., Amsterdam

La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

PIERRE HI'BERT

LA TECHNIQUE DU " R E T O U R EN ARRIERE"

DANS LE NOUVEAU ROMAN

AU QUEBEC ET EN FRANCE

1.00 OBJET D'ANALYSE, MI~THODE ET CORPUS

Nous ne pr6sentons pas ce texte comme le produit d 'un "sp6cialiste" du nouveau roman en France, pas plus que le fruit d 'un "exper t" de litt6rature compar6e. Pourtant, ces pages porteront sur le nouveau roman fran~ais, compar6, au surplus, au nouveau roman qu6b6cois. T6m6rit6? Outrecuidance? En revanche, portons ~t notre cr6dit une attention de longue date aux palpitations du roman au Qu6bec depuis 1960, attention doubl6e d'une propension avou6e pour les m6thodes critiques. Voil~t donc, limites et possibilit6s &ablis, l 'objet de notre recher- che: 6tablir une comparaison, en ce qui a trait ~ la technique du retour en arri~re, entre le nouveau roman, au Qu6bec et en France. D'embl6e, ce champ de travail appelle des pr6cisions quant h la d6finition du mot ~ retour en arri~re~, au sens h donner au mot ~ comparaison, et, enfin, h l'6tablissement d 'un corpus qui devra, somme toute, ~tre assez limit6.

Nous avons parl6, donc, de ~ retour en arri6re, . D6sormais, nous pr6f6rerons le terme ~ analepse)), qu'a d6fini et utilis6 G6rard Genette :~ ~t 6vocation apr6s coup d'un 6v6nement ant6- rieur au point de l'histoire o/~ l 'on se trouve [...].>) L'6tude des analepses seules, au d6triment des prolepses (anticipations),

1 G6rard Genette. Figures 111 (Paris: Seuil, Coll. ~ Po6tique ~>, 1972). Nous ne sommes pas sans savoir que la syst6matisation qu ' a pr6sent6e ce po6ticien a fait l 'objet de critiques serr6es, en particulier par C. J. Van Rees, dans ~ Some Issues in the Study of Conceptions of Literature: a Critique of the Instrumental ist View of Literary Theories~), Poetics, no 10, 1981. Mais il ne ressort pas de cet article d 'aborder ces remises en questions.

Neohelicon XU/2 [Akaddmiai Kiadd, Budapest John Benjamins B. V., Amsterdam

Page 2: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

266 PIERRE ItI~BERT

pose p a r ai l leurs un e m b a r r a s m6 thodo log ique : l ' ana lyse du r6cit r end 6vidente la compl~mentar i t~ de ces deux manoeuvres t empore l l es et leur s6para t ion , ici, do i t ~tre compr i se dans Fin- t en t ion d 'homog6n6i t~ que nous vou lons accorder i~ nos ana- lyses. En outre , l ' ana lepse se pose c o m m e une figure d o m i n a n t e du nouveau roman .

S implemen t cons ta te r les mu ta t ions q u ' a subies la t echn ique de l ' ana lepse dans le nouveau r o m a n qu~b6cois et fran~ais por t e peu ~t cons6quence. En re tour , l '6 tude de l ' a spec t protdi- fo rme de cette technique peu t va lo i r quelque m6rite ~t la condi - t ion d '6 tabl i r , c o n c u r r a m m e n t / t l ' ana lyse des r6cits, une typo- logie capab le de syst6matiser les var ian tes et, en cons6quence, de m o n t e r en 6pingle l 'or iginal i t6 des oeuvres les unes p a r rap- po r t aux autres. G a r d o n s ainsi en m~moire que la raise au po in t de cette gril le de c o m p a r a i s o n d6signera l ' ob jec t i f u l t ime de no t re recherche, do rman t un po in t de rencont re aux deux l i t t6ratures et leur @ a r g n a n t de n ' avo i r qu'~t se sa luer d ' u n con t inen t h l ' au t re .

Face h l '6normit6 du corpus , il nous est a p p a r u o p p o r t u n de focal iser nos analyses ~t ces romans qui se si tuent , ch rono log i - quement , p a r m i les premiers de la s6rie cul turel le << nouveau roman>>. ~ Dans le r6per to i re qu6b6cois nous nous sommes pen-

2 Ajoutons tout de suite qu'il n'entre pas dans nos propos de d6finir le (~ nouveau roman>>. Nous le prendrons comme une 6videnee: darts les ann6es '50 en France et '60 au Quebec sont parus des oeuvres romanesques en rupture tr6s nette avec la production ant6rieure. Ce point de d6part ph6nom6nologique n'interdit pas qu'au Qu6bec, par exemple, on ait h6sit6 ~t parler d e ~ nouveau roman 7>: <~ A la diff6rence de l'avant-garde frangaise, le roman qu6b6cois tient qu'il faut raconter ~, affirme Gilles Marcotte (<~ La probl6matique du r6cit dans le roman qu6b6eois aujour- d'hui >>, Revue des Sciences humaines, 1979-1, 68). D'autre part, cet a priori n'est que temporaire: l'analyse que nous nous appr&ons ~ faire devrait justement montrer cet 6cart qu'offrent lesdits , nouveaux romans 7>. Enfin, le lecteur sera peut-~tre 6tonn6 de ce que le roman qu6- b6cois pr6c6de, darts notre analyse, le roman fran~ais, alors que chrono- logiquement il le suit. Cette anachronisme montre en r6alit6 les deu• objectifs que notre travail ne vise pas: donner une vis6e diachronique des formes, et d6celer nne influence entre les deux groupes de romans ou

Page 3: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NO U V EA U R O M A N AU QUEBEC ET EN FRANCE 267

ch6s sur L'Aquarium, de Jacques Godbout, Quelqu'un pour m'~couter, de R6al Benoit et Prochain ~pisode, d'Hubert Aquin, parus en 1962, 1964 et 1965. Dans le domaine frangais, Moderato Cantabile, de Marguerite Duras, La Modification, de Michel Butor et La Jalousie, d'Alain Robbe-Grillet, 1958, 1957 et 1957. L'6tude de ces romans devrait nous montrer, par le biais des analepses, leurs directions divergentes ou convergentes.

2.00 L'ANALEPSE TRADITIONNELLE: FONCTION, DISTRIBUTION ET PRI~SENCE

Nous attaquant ~t des romans de la modernit6, si l 'on peut dire, 6tablissons au pr6alable les caract6ristiques de l'analepse traditionneUe.

Darts la description th~orique qu'il fair de l'analepse, G6rard Genette lui attribue une fonction traditionnelle: r6cup6rer les ant6c6dents de l'histoire. Ainsi, l'analepse comble une ellipse, si eUe est interne, ou tout simplement livre des informations sur le pass6 des personnages on sur des 616ments lointains de l'histoire, si elle est externe et, dans Fun et l 'autre cas, elle se lie intimement au rfcit qu'elle pr6tend 6clairer en y raccordant les chainons rnanquants. Cette fonction s'av6re d'autant plus possible que les rep6res chronologiques du r6cit sont pr6cis et permettent l'embo~tement de tous le s morceaux. Simple d6s- ordre, l'analepse remplit une fonction tout autant utilitaire qu'esth6tique.

Outre cette fonction que leur assigne Genette, nous avons pu observer ~ que leur distribution pr6sente une certaine pr6visibi-

romanciers. La typologie que nous proposerons est (plus ou moins) a-chronique.

3 Voir hce sujet Jacques Michon ~ Les avatars de l'histoire: Les Grands- pores de Victor-L6vy Beaulieu )), Voix et Images, vol. V, no 2, hiver 1980 et notre th~se, Figures, temporalitO et forme du diseours narratif (Univer- sit6 Laval, 1977).

Page 4: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

268 PIERRE HRBERT

lit6, dans le r6cit traditionnel toujours. En effet, ces figures se concentrent en g6n~ral au d6but du texte, dans le premier tiers plus pr6cisSment; cette distribution ob6it en d6finitive ~ leur fonction, la r6cup6ration des ant6c6dents, qui doit s'exercer le plus t6t possible.

Fonction et distribution de l'analepse traditionneUe s'accom- pagnent d'une troisiSme m6canique probabiliste, leur pr6sence en texte, c'est-~t-dire la partie de texte qui leur est d6volue dans l'ensemble du r6cit. Cette pr6sence est presque toujours faible, voire n~gligeable (entre 5 ~ et 25 ~ du texte entier). ~

R6cup6ration des ant6c6dents, distribution dans le premier tiers, pr6sence faible par rapport au r6cit premier: telles sont les caract6ristiques dominantes de l'analepse dans le r6cit tra- ditionnel. Examinons, h ce stade-ci, les trois r6cits qu6b6cois que nous avons signal6s plus haut.

3.00 LE NOUVEAU ROMAN QUI~BI~COIS: LES AVATARS DE LA MI~MOIRE

3.10 L'Aquarium quelques suintements nouveaux

On connalt l '&ude int6ressante de Robidoux et Renaud 5 sur L'Aquarium, o4 les auteurs ne manquent pas de signaler Fin- t6r& de ta ~ composition tr6s personnelte du temps)> qui, de concert avec les autres 616ments du r6cit, cr6e un ~ roman- po6me)), sorte de nouveau roman. En focalisant nos propos sur les analepses, nous posons la question suivante: ~t la lumi~re des caract6ristiques traditionnelles que nous venons d'6voquer, qu'est-ce que L'Aquarium ~ apporte d'original, de distinctif?

Voir Jacques Michon. ~ Fonction et historicit6 des formes roma- nesques ~), Etudes Litt~raires, vol. 14, no 1, avril 1981, 76.

5 R6jean Robidoux et Andr6 Renaud. Le Roman canadien-francais du vingtidme si~cle (Ottawa: Universit6 d'Ottawa, 1966,) p. 196 sq.

Nous renvoyons /t la pr6sente section, celle des r6f~rences et des notes, les d6tails de l'analyse elle-m~rne, pour ne livrer, dans le texte,

Page 5: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 269

E n p a r l a n t du r6cit t r ad i t i o n n e l , n o u s a v o n s ~voqu6 la fonc - t i on , la d i s t r i b u t i o n et la pr6sence des ana lepses . E x a m i n o n s L'Aquarium se lon ces m~mes coo rdonn6es .

Si n o u s avons d i s t ingu6 deux cat6gories d ' a n a l epse s (cl: n o t e 6), c 'es t que p r6c i semen t leur f o n c t i o n est doub le , c o r r e s p o n d a n t h l ' u n e et l ' au t r e cat6gories. Les I 1 ana lepses de la deux i6me cat6gor ie se t a n g e n t sous la f o n c t i o n t r ad i t i onne l l e de r6cup6ra- t i on des ant6c6dents . Q u a n t aux 13 ana lepses c o n c e r n a n t ~( il~r

(p remie re cat6gorie) , elles exercent u n e au t re f o n c t i on , et il f au t ici d i s t ingue r les 6 qu i r e l a t en t ses activit6s h la Casa , et celles q u i c o n c e r n e n t sa mor t . Les activit6s de ~ i l~ ~t la Casa ne s o n t pas de s imples an t6c6dents , rnais r e t en t i s sen t j u s q u ' a u r~cit de ~ j e~ , a y a n t a ins i u n e inc idence j u s q u e d a n s le p r6sen t :

que les conclusions. Nous proc6derons ainsi pour chacune des analyses. Ainsi, pour L'Aquarium (Paris: Seuil, 1962, 157 p.), on se rappellera d 'abord l'histoire du roman: un groupe d'individus, parmi lesquels se trouve le narrateur-personnage (qui n 'aura d'autre identit6 que ~ je ~)), est retenu dans un pays tropical par la saison des pluies, pendant que s'or- ganise une r6volution. Le seul qui ne partageait pas leur amorphisme, connu sous le signifiant de ~ il ~>, s'est enlis6 et est mort sans que personne ne le secoure. Cette mort a d~jh eu lieu quand s'ouvre le roman, et elle obs~de le narrateur. Le r6cit pr6sente donc la hantise de cette mort, l 'immobilisme de tousles autres personnages et, enfin, au moment off 6clate la r6volution, la fuite de ~je r~ avec Andr6e, l'amie de ~ il ~ qu'eUe 6tait venue rejoindre.

L'analyse nous a permis d'&aler 24 analepses, r6parties en deux cat6- gories. Le personnage ~ il ~> fait les frais de 13 analepses, et les autres personnages subsument 11 figures temporelles. Quant aux 13 analepses concernant ~ il ~r, elles se subdivisent en deux classes: sa mort, et ses activit6s ~ la Casa avant cette mort. Ainsi nous avons:

24 analepses: 1.13 au sujet de ~ il ~r -- 7 au sujet de sa mort - - 6 au sujet de ses actions ~t la Casa

2.11 au sujet des autres personnages du r6cit.

Page 6: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

270 PIERRE HI'BERT

S'il vivait encore, il habiterait l'appartement au-dessus du mien. Cela me rend je l'avoue un peu nerveux -- il y a m~me des journ~es ol) je crois l'entendre marcher et jurer contre Dieu et diable -- ah il savait jurer avec gr~tce -- un cri, un riot de paroles [ . . . I.

(A, p, 23-24)

Mais ce n 'est pas surtout ~t ce niveau que l 'originalit6 du r o m a n nous frappe. Examinons la derni~re cat6gorie, les analepses rappor tant la mor t de ~ il)). Ces 7 anachronies rappor tent des tranches d 'un m6me 6vdnement, les circonstances de la mor t de <~ ib>. 7 L'histoire nous parvient en lambeaux, ~miett~e, et la totalit6 de l 'histoire exige la totalit6 des analepses plut6t qu 'une seule. L 'analepse traditionnelle r6cupdrait habituellement l 'ant6- cedent d 'un seul coup; ici, l '6v6nement nous parvient fragment6, et cette technique entralne un d6but de d6structuration de l 'hi- stoire.

Cet 6cart des analepses sur le plan de la fonct ion ne se re trouve pas en ce qui a t r a i t / t leur concentra t ion ou leur pr6sence: b, l ' instar du r6eit traditionnel, L'Aquariurn 6tale plus de la moiti6 de ses anachronies dans le premier tiers (13 sur 24) et, au sur- plus, la deuxi~me moiti6 du r6cit n 'offre que 5 analepses. Leur pr6sence rev& aussi les couleurs de la t rad i t iona l i t6 :18 pages sur 142, c'est-~t-dire un peu plus de 1 2 ~ .

Cette 6tude de L'Aquarium nous oblige enfin ~t ouvrir une nouvelle perspective: le mode d ' insert ion des analepses au r6cit premier. Le r6cit tradit ionnel ne posait pas ce probl6me, sub- o rdonnan t presque toujours l 'analepse au r6cit premier. Cette subordinat ion, explicite, s 'accomplissait au moyen d 'une for- mule type (~ II se rappela q u e . . . ))), d 'une indication temporelle (~ La semaine p r 6 c 6 d e n t e . . . ~ ) , ou d ' u n autre signal (par exemple, les astdrisques dans PoussiOre sur la ville, p. 20). Mais

Ces r~it~rations sont bien diff6rentes d'un autre type de r6p6tition que l'on retrouve, par exemple, dans Poussidre sur la vilIe, d'Andr6 Langevin, off l'avertissement de Kouri est r6it6r6 11 fois; dans ce cas, l'6v6nement est toujours le m~me, et l'interpr6tatlon qu'en donne le personnage change. On reconna~t 15, la structure du roman , cas de con- science ~.

Page 7: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 271

le r o m a n de G o d b o u t t roub le l ' eau en ce qui a t ra i t ~t l ' inser t ion de l ' anachronie , sur tou t p o u r les 7 analepses r a p p o r t a n t la mor t de ~ ib). Celles-ci sont parf0is s implement coordonn6es au r6cit premier , c 'es t -h-dire ra t tach6es p a r un mot , une id6e qui n 'expl ic i te pas la rup tu re :

Depuis deux semaines d6jh qu'il pleut sans arr&; interminable pluie, comme ces pierres qu'6gr6nent tes femmes du pays. -- Je vous e m m e r d e . . . qu'il criait e n pleurant. Je vous emmerde. Puis il est mort, et la pluie a commence de tomber, c'est la saison (A, p. 21; nous soulignons).

A la l imite, l ' ana lepse est s implement coordonn6e au r6cit (p. 22, 26, 34, p. ex,), pa r deux interlignes.SL'Aquarium pr6sente des analepses subordonn~es et coordonn~es .

Le r6cit de G o d b o u t ouvre donc de nouvelles voies: cer ta ines analepses 61argissent quelque peu la fonc t ion d6volue / t c e s anachronies en morce lan t l 'h i s to i re ; en outre, leur m o d e d ' in- ser t ion n 'offre pas l ' h a rmon ie ~ laquelle nous avai t habi tu6s le r6cit t radi t ionnel . Quelqu'un pour m'~couter va po r t e r un coup d6cisif ~t ces hab i tudes de lecture.

3.20 Quelqu 'un p o u r m '6cou te r o3 un narrateur fait tout pour ne pus Ytre entendu

Pour a b o r d e r la fonc t ion des analepses clans le texte de R6al Benoit , 9 nous respecterons la division nature l le en trois part ies .

s Cette technique d'espacement ne peut ~tre vue comme un signal d'anaehronie: elle est aussi employ6e en d'autres occasions.

9Quelqu'un pour m'deouter (Montr6al: CLF, 1968), 139 p. Pour m6moire: le r6cit de R6al Benoit se divise en trois parties in6gales. La premibre d6crit le personnage R6my, en train de faire sa valise, s'appra- tant h partir pendant que des souvenirs l'assaiUent; la deuxi~me inter- rompt franchement la di6g~se, au profit d'une interrogation du narrateur sur son exercice d'6criture; et la troisi~me reprend lh off la premi6re avait laiss6, c'est-h-dire R6my qui venait tout juste de partir de chez lui et qui, suite h une panne d'auto, passe la nuit chez des arnis; le lendernain, il se r6veille ~ beaucoup rnieux. ~ Nous pouvons d6celer, duns le texte, 28 analepses (15, 8 et 5, pour les parties I, II et liD.

Page 8: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

272 PIERRE HEBERT

Les 15 anachronies de la premi6re remplissent une fonction classique de r6cup6ration (p. ex. p. 13-14, 28, 59-60). Les ana- lepses, darts la deuxi~me partie, pr6sentent des fonctions diff6- rentes: le narrateur livrera un 6v6nement banal, in-signifiant (p. 85) ou, encore, une sorte d'analepse hypoth6tique, c'est-~- dire ce qu'il aurait pu raconter s'il avait poursuivi son r6cit; et, enfin, une analepse sur l'acte m~me d'6crire (p. 86). Quant /~ la troisi~me partie, elle se r6instalte dans la position classique de l'analepse, orient6e surtout autour du ills de R6my (p. 114, 118, 120, 122, 134). Consid6rons donc surtout la partie m6diane: l'analepse se montre plus audacieuse encore que dans L'Aqua- rium, en livrant une histoire hypoth6tique ou en contestant franchement cette histoire au moyen d'une interrogation sur l'acte d'~crire.

La distribution des analepses, eUe, pr6sente des traits de nouveaut6; en effet, si on divise le texte en trois parties 6gales, on obtient ce genre de r6partition: p. 9-52, 9 analepses; p. 53-96, 10 analepses; p. 97-139, 9 analepses. Cette organisation se d6tache carr6ment du r6cit traditionnel, car, plut6t que dans le premier tiers, c'est dans le roman tout entier qu 'on retrouve uniform6ment diss6min6es les analepses.

La pr6sence m~me des anachronies enrichit cette nouveaut6 formelle: 67 pages sur 130 sont consacr6es aux analepses, c'est- a-dire 51 ~ environ.

Reste le mode d'insertion de ces figures temporelles. Faut-il s'attendre Ace que les analepses se lient harmonieusement au r6cit premier? Non. Un examen attentif des moyens de jonc- tion entre l'analepse et le r6cit premier nous a fair prendre conscience du r61e jou6 par les points de suspension. Nous nous sommes rendu compte que plusieurs de ceux-ci - le r~cit en compte 284 en tout - avaient pour fonction d'encadrer une analepse. Prenons ce cas exemplaire:

I1 ne trouvait rien i~ dire, rien. II avait comme une boule d'~pingles darts la bouche.. . [D6but de l'analepse: ] un jour, chez les pr~tres, ~t la lecture des notes, il n'avait pu, fi son tour, dire ses r6sultats voix haute comme chacun le faisait, par ordre alphab6tique; le

Page 9: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUV EA U R O M A N AU QUEBEC ET EN FRANCE 273

prStre l'avait rappel6 ~ l'ordre trois lois, rien ne sortait, rien ne pouvait sortir, il 6tait en lui-mSme enterr6, alors le prStre s'6tait 61anc6 de sa tribune, l'avait projet6 h genoux... R6my avait tout juste eu le temps de crier sa note du mois. . . [Fin de l'analepsel ce soir il n'allait pas crier [.. ,] (Q, p. 81).

Compte tenu que le rfcit offre 28 analepses et que chacune peut atre introduite et/ou ferm6e par des points de suspension, nous avons un maximum de 56 cas de ce type de jonction au r6cit premier:

Parties Nombre d'analepses Nombre de points de susp. intro- duisant et/ou fermant

I 15 21/30 (709/0) II 8 14/16 (87 ~ )

III 5 3/10 (30~)

28 -38/56 (68~)

Quels enseignements tirer de cette organisation? Le point de suspension, comme mode d'insertion de l'analepse, soul6ve une antinomie irr6ductible. D'une part, par leur r6currence, ces signes explicitent la pr6sence d'une analepse aussi clairement que dans le r6cit traditionnel; d'autre part, la nature mSme des points de suspension provoque un d6chirement entre l'analepse et le r6cit premier. En effet, les points de suspension indiquent "que l'expression de la pens6e reste incompl6te pour quelque raison d'ordre affectif ou autre": cette caract6ristique que d6crit Grevisse, Bachelard la nomme "incursion dans l'implicite", Tel est done ce paradoxe: ces signes font d6vier le discours nar- ratif vers te discours seul et, explicitant une structure analepti- que, obliquent vers l'implicite. De plus, on aura observ6 que cet encadrement pr6sente trois modulations diff6rentes, ~t cha- cune des trois parties. La dislocation atteint son point maximal dans la partie centrale, 1~ off, nous l'avons signal6, la fonction des analepses s'6cartait davantage de la fonction traditionnelle, Et la troisi6me partie 6pouse les contours du texte classique.

18

Page 10: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

274 PIERRE H~BERT

Quelqu'un pour m'dcouter, au t i t re r6v61ateur, pose donc des probl6mes de communica t ion , c'est-i~-dire de l ia ison entre l '6met teur et le r6cepteur, en par t icu l ie r dans la par t ie m6diane, 1~ t an t pa r la fonct ion que pa r l ' inser t ion des analepses. Prochain Opisode poussera plus loin cette contes ta t ion .

3.30 P rocha in 6pisode: la transgression des eatOgories

Fonc t ion , d is t r ibut ion , pr6sence et inser t ion des analepses do iven t d ' a b o r d ~tre pr6c~d~es d ' u n e r6flexion d6cisive: qu 'es t -ce qui, dans Prochain ~pisode, :1 est ana lepse? Cons ide rons <<je>> en pr i son et son pro je t d 'dcr i re c o m m e le r6cit p remie r (nous pa r le rons alors de ~ je 1 >> et R1). << Je 1 >> se di t pr6occup6 p a r un seul p rob l~me: c o m m e n t s 'y p rend re p o u r ~crire un r o m a n d ' e s p ionnage? Ce r6cit pol ic ier , le R2 og figure ~ j e 2>>, sera pou r nous m6tadi6g6t ique/2 D~s lors, o~ si tuer les ana lepses? Bien stir, le R1 pr6sente ses p ropres analepses , peu nombreuses pa r ai l leurs (p. ex. p. 14, 23). Mais c 'es t le s ta tu t du r6cit m6ta- di6g6tique d ' e sp ionnage qui nous re t ient m a i n t e n a n t car il peut , tou t entier , ~tre vu c o m m e analept ique , 5. la condi t ion sine qua non de convenir que, r6cit sp6culaire, il r ep rodu i t sur un aut re

:0 A vrai dire, il serait juste d'affirmer clue Quelqu'un contient trois r~cits dans un, sur le plan formel. La premiere pattie se situe/t mi-chemin entre le r6cit traditionnel et le r6cit moderne, et ses analepses, par leur fonction et leur insertion, manifestent une 6mancipation mesur6e; la deuxi~me pattie donne franchement darts le nouveau roman (absence d'histoire, etc.), et les analepses pr~sentent une audace accrue; dans la troisi~me partie, nous revenons au r6cit traditionnel. Une 6tude des s6quences narratives corroborerait ce jugement: 3 s6quences dans la premi6re partie, aucune dans la deuxi~me et 6 dans la troisi6me.

11 Hubert Aquin. Prochain dpisode, Ottawa, ~d. du Renouveau P6da- gogique, 1969, 152 p. Rappelons, pour tirer profit des prochaines lignes, quc <<je ~>, incarcer6, 6crit un roman d'espionnage pour ponctuer son immobilit6, voire sa d6pression, roman d'espionnage off un autre ~ je >>, vraisemblablement le mgme que le premier, dispose de 24 heures pour tuer un certain de Heutz. L'6chec de * je 2 >> coincide avec l'6chec de ~ je 1 ~) pour achever son r6cit.

12 Voir G. Genette. Op. cit., p. 238 sq.

Page 11: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 275

plan la qu~te r6volutionnaire tent6e par <<je 1 >> avant son incarc6ration, et que cette qualit6 lui vaut d'etre un long retour en arri~re: << Quelque chose me dit qu'un module ant6rieur plonge mon improvisation dans une forme atavique [ . . . ] . Le geste futur me connMt depuis longtemps (P/~, p. 73)>>. Un per- sonnage en train <~ d'~crire ses m~moires>~ (p. 16) en les d~gui- sant en roman d'espionnage m&adi6g6tique et analeptique: il fallait &ablir cette situation avant l'&ude m~me des analepses.

Ainsi, la fonction des analepses est modifi6e, tout en ne l'&ant pas: les anachronies r6cup6rent des ant6c6dents, mais sous un << mode~> de transformation, et obligent au d6chiffre- ment plut6t que de projeter la clart6. En reprenant mutatis mutandis les roots de Benveniste, on pourrait dire que l'ana- lepse traditionnelle dolt ~tre reconnue, et que, dans le cas de Prochain Opisode, elle doit ~tre non seulement reconnue, mais aussi comprise, en tant que mode de signifiance, production d'un sens.

Les analepses, dans le texte, sont pr6sentes partout; l'on pourrait marne dire que, plus le r6cit avance, plus elles s'impo- sent. Cette pr6sence est de l'ordre de 82 pages sur 145,56 ~ du texte entier.

Et le mode d'insertion ? Contrairement/i toute attente peut- &re, le r6cit n'offre rien de caract6ristique. Les liaisons entre R1 et R2 s'6tablissent harmonieusement, en g6n6ral, par le r6pertoire des moyens dont disposait le r6cit traditionnel.

Ce qui caract6rise Prochain ipisode donc, c'est la transgression des eat6gories et, de l/l, l'allure de cryptogramme que se donne le r6cit d'espionnage analeptique. Faisons maintenant notre incursion dans le domaine franqais.

Page 12: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

276 PIERRE HI'BERT

4.00 LE NOUVEAU ROMAN FRAN~AIS: LA DIFFICILE CONQU~TE DU PRESENT

4.10 Moderato cantabile: l'analepse, c' est moi

Le cas de Moderato cantabile lz sera, pour ainsi dire, rite r6g16: bien que cette oeuvre s'inserive dans la foul6e du nouveau roman, ce n'est pas par le revers des analepses qu'elle entre clans la modernit& Ainsi, la pr6sence des anachronies est relative- merit faible: 20 pages environ sur 118, soit une proportion de 17 ~ environ. Moderato cantabile se place ici ~t l'enseigne de la traditionalit6.

L'insertion m~me des analepses rejoint la technique tradition- neUe de l'explicitation, le plus souvent par l'6vocation d 'une circonstance pr6eise: le eri (p. 35), le sang (p. 44), par exemple. La distribution et la fonction des anachronies signalent, pour leur part, quelque nouveaut6.

En ce qui a trait / t la distribution, on observera que, contraire- ment /t la structure habituelle, les anachronies se retrouvent diss6min6es darts le texte entier. Divison's celui-ci en tiers: 3 analepses dans le premier, 10 darts le deuxi~me et 5 dans le troisi~me. Ainsi remarquera-t-on que le souvenir, dans Moderato cantabile, atteint son paroxysme dans la pattie centrale. Cette observation ne peut ~tre d&ach6e de la fonction des analepses. Celles-ci, en effet, n 'ambitionnent pas de r6cuper un ant6c6dent, le meurtre, mais de l'interpr6ter, de le comprendre. Plus encore, ces significations accord6es au meurtre ne sont qu'un 6eho des significations qu'Anne Desbaredes essaie de trouver h sa propre vie. L'enjeu de Moderato cantabile est vraiment de se souvenir, et le meurtre est r6cuper6 ~t la fois hypoth6tiquement, quant

ses mobiles e t / t ses acteurs, et sp~culairement, quant/~ la vie d'Anne. On ne s'6tonnera done pas que l'analepse ne soit plus

13 Paris, 6d. de Minuit, 1958, 155 p. Dans cette histoire ok Anne Desbaresdes et Chauvin, qu'eUe a rencontr6 darts un bar, essaient en- semble d'interpr6ter un metartre qui s'est produit an d6but du r6cit, 13 des 18 analepses concernent ce meurtre, versions revues et eorrig6es.

Page 13: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 277

une ~ structure facile~r: c 'est d6sormais une conqu&e que le r6cit, le personnage plus pr6cis6ment, doit faire, parce que son existence, d6sormais, est li6e ~ sa facult6 mn6monique. Ces pro- pos expliquent la distr ibution des analepses: les deux premiers tiers, le deuxi~me surtout, regroupent des analepses reli6es au meurtre, sauf dans deux cas, vers la fin, ofl Anne est assaillie par des souvenirs qui, enfin, la concernent elle. Cette 6mergence de souvenirs personnels s'exerce avec une certaine crainte chez Anne : ~ je me rappelle, tout peut a r r i v e r . . . ~. Et tout arrive: dans le troisi6me tiers, 3 des 5 souvenirs concernent le person- nage d 'Anne . 14

L 'analepse n'est donc plus ici un simple rappel : h certains 6gards la structure anachronique ~ rappelle~r Prochain dpisode, en ce qu'elle est une affabulation de la vie du personnage. L ' au tonomie d 'Anne , c o m m e personnage du r6cit, n 'est plus r6f6rentielle, mais structurelle, si bien que ce personnage de roots pourrai t dire: le souvenir, c 'est moi.

4.20 La Modification ou: comment se souvenir au prdsent

Faut-il rappeler l ' importance de La Modification 15 dans le contexte du nouveau r o m a n ? Certes non. Et qu ' appor ten t d 'original, de neuf les analepses ? C'es t ce que nous nous propo- sons d 'examiner.

la Ainsi, on arrive h la structure contraire du , roman psychologique ~. En effet, si on examine la port6e (cf. Genette, Op. cir., p. 89), on d6couvre, pour le r6cit de M. Duras, un passage assez rigoureux de l'interne tt l'externe. Le r6cit psychologique reproduit usuellement le mouvement inverse, de l'externe tt l'interne. Dans le cas de Moderato cantabile, le r6cit conduit aux ant6c6dents, alors que dans le cas habituel, les ant6c6- dents conduisaient au r6cit.

15 Pas plus qu'il ne serait n6cessaire de rappeler l'histoire de L6on, de Paris fi Rome h Paris. En cr qui concerne la mise h jour des analepses, nous avons mis tt contribution l'analyse de Daphn6 Patai, ~( Temporal Structure as a Fictional Category in Michel Butor's La Modification ~, The French Review, vol. XLVI, no 6, mai 1973. Et l'6dition h laquelle nos �9 6f6rences renvoient: Paris: Minuit, coll. (( Double )~, 1981, 314 p.

Page 14: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

278 PIERRE FII~BERT

Les anachronies envahissent le texte: si elles sont au nombre de 40, elles oceupent aussi 108 pages sur 286, c'est-/t-dire pres- que 38~ . Cette importante proportion trouve dcho dans la distribution des figures temporelles: 6 darts le premiers tiers, 20 darts le deuxi6me et 14 dans le dernier, distribution qui dpouse celle de Moderato Cantabile et boude le roman traditionnel.

Ces remarques ne sont toutefois pas d 'un poids 6norme: nous les avons d@t faites ~ propos d'autres rdcits examinds antdrieure- ment. L~ oil La Modification apporte une contribution originale, c'est sur le plan de la fonction et de l'insertion.

La fonction des anachronies vise la rdcupdration des antdcd- dents, c'est bien dvident, et les critiques n 'ont pas manqud de signaler que celle-ci s'accomplissait du plus rdeent au plus ancien. 16 Cette rdcupdration, faut-il ajouter, est dminemment crdatrice: son incidence sur le comportement de Ldon est telle que le << vdritable r6cit)>, pourrait-on dire, s'enracine dans les souvenirs. Ceux-ci ne se prdsentent done plus comme de simples rappels, car leur effet immddiat finit par avoir prdsence, h l'instar du roman de M. Duras.

Comment Butor s'y prend-il pour rendre ces souvenirs au prdsent? Car il est question, ici, d'une technique savamment ddployde ~ cet effet. Nous avons pu observer une m6canique d'insertion des analepses partieulidrement originales: 37 des 40 retours en arri~re sont encadr6s, h l 'ouverture e t / l la fermeture done, d'dldments dont la pr6sence ne sert qu'k montrer l'dcoule- ment du temps ~ vdcu)> par Ldon pendant l'dmergence d'un souvenir. Avant que Ldon, par exemple, ne se rappelle son retour pdnible ~t la maison, lors de son voyage prdc~dent (p. 69-83), on peut life: la pluie <~ commence tout doucement, en tr~s fines gouttes [...]>>. Puis, apr+s cette dvocation du passd: << Au-del/t de la fen~tre, la pluie est devenue plus violente [...]~>. Ou encore, quand Ldon revoit son dernier voyage ~t Rome, le souvenir s'ouvre par: <~ on entre dans un tunnel et

~6 Voir F. Van Rossum-Guyon, Critique du roman, p. 240, et l'article de D. Patai, que nous avons d6j~t signal6.

Page 15: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 279

le bruit de la lourde machine redevient sourd [ . . . ] ) ) ; puis, au terme de l'analepse: ~ Voici la sortie du tunnel, le bruit du train devient plus sec [ . . . ] ) ) . Si Franqoise Van Rossum-Guyon a d6fit signal6 quelques-uns de ces motifs, il faut rench6rir pour dire, d'une part, qu'ils sont beaucoup plus nombreux encore (nous en avons rep6r6 une vingtaine) et faire apparaRre, d'autre part, les cons6quences de cette m6canique sur la fonction des analepses. Dans le r6cit traditionnel, l'analepse est le plus sou- vent d6ploy6e sans entacher le d6roulement du r6cit premier: elle s'exerce habituellement dans une totale ind6pendance du texte d'o/~ elle d6croche, parce qu'elle est prise en charge, somme route, par le narrateur. La Modification porte atteinte

cet ordre des choses: l'analepse abolit la distinction entre r6cit premier et r6cit analeptique puisque, en manifestant l'6cou- lement du temps du r6cit ~ premier)) pendant que s'exerce le souvenir, la technique que nous venons de faire voir la prive de son innocence: le souvenir est d6sormais partie prenante du r6cit premier. Le souvenir est pr6sent.

L'6tude des r6cits de Duras et Butor a lib6r6 beaucoup de remarques au sujet de ce qu'on pourrait appeler ~ l'effet de pr6sent)): par l'interm6diaire d 'un pseudo-souvenir, Anne Des- baresdes cherche h dire sa vie pr6sente et La Modification accen- rue cet effet de pr6sent en abolissant la dichotomie entre le r6cit premier et le rfcit de souvenirs. La Jalousie, elle, ne connaitra d'autre temps que le pr6sent.

4.30 La Jalousie ou: l'omni-pr~sent

On n'aborde pas La Jalousie 17 sans affronter des probl6mes ~normes, et in6dits: impossible d'6taler un ordre des 6v~nements,

17 Methuen Educational Ltd., London, t969, 112 p. Trois personnages: le marl, narrateur ~t partir de qui tout est focalis6, l'6pouse, nomm6e A . . . . et Franck, l'amant. Et ce mari-narrateur assailli de sc+nes, foyers de jalousie, entre A . . . et Franck, en particulier leur absence d'une nuit, lors d'un voyage e~a ville. Puis le retour, le lendemain et, un peu plus tard, l'apaisemcnt de l'6poux.

Page 16: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

280 PIERRE HI'BERT

une sgrie chronologique. Au moment o/a l'analyste t~tu croira avoir mis ~t jour une certaine ngcessit6 ternporelle, il se frappera

une phrase de ce type-ci, au sujet de la fameuse s6quence du mille-pattes 6cras6: l'6vgnement a eu lieu << au d6but du tools, le mois pr6c6dent peut-~tre, ou plus tard (p. 11)>>. La critique aurait pourtant dfi nous immuniser contre cette d~route: la reconstitution chronologique n'est pas toujours possible, et << etle devient oiseuse pour certaines 0euvres-limites comme les romans de Robbe-Grillet, o/a la r6f6rence ternporelle se trouve

dessein pervertie. >>18 Cette impossibilit6 se fonde sur plusieurs facteurs: une chronologie inexistante, des 6v6nements r6it6r6s avec des 616ments nouveaux et, parfois m~me, contradictoires, et, enfin, l'absence de r6cit premier au sens strict du terme.

Le lecteur a quand mgme l'impression, surtout ~t partir de s6quences descriptives, que s'effectuent certains retours dans le ~ pass6 ~>: si tel 6tait le cas, La Jalousie comprendait 56 analepses pour 90 pages, et cet envahissernent (65 ~o) s'accompagne d'un envahissement nurn6rique important: 10 dans le premier tiers, 22 dans le deuxi6me et 24 dans le troisifirne. Enfin, l'insertion des anachronies dans le texte s'accomplit au moyen de la techni- que limite: la juxtaposition. Toutes ces caract6ristiques poussent bien au del~ du r6cit traditionnel; et la fonction des analepses ne se pr~sente m~me plus comme une lib6ration de la tradition. Elle ouvre plut6t des voies in6dites.

Si on confronte les r6sum6s de La Jalousie que donnent cer- taines critiques ou certaines pr6sentations, on est tout de suite frapp6 par l'absence de conformit6: l'eeuvre ne se r6sume pas, l'histoire n'a m~me plus cette existence autonome que lui pr~- taient Propp et Bremond: ~ La pens6e d 'un 6crivain se r6alise dans une structure artistique d&ermin6e, dont elle est ins6pa- rable. ~9 La complexit6 du message s'exprime clans la complexit6 de la structure d6ploy6e pour le transmettre, et elle s'ancre,

1~ G6rard Genette. Op. cit., p. 79. 1~ Iouri Letman. La Structure du texte artistique (Paris: Gallimard,

1973), p. 39.

Page 17: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 281

pour nous, dans la structure temporelle. Les analepses montrent bien l ' importance, la primaut6 devrait-on dire dans ce cas, de la communica t ion esth6tique au d&riment de la communica t ion narrative :20 toute tentative pour ramener les analepses h la seule fonct ion narrative (ou s6mantique) est non seulement vou6e l '6chec mais, au surplus, condamne l 'essence m~me de la pro- duction artistique. << Pour moi, dit Robbe-Gril let , il n'existait aucun ordre possible en dehors de celui du livre. Celui-ci n'6tait pas une narrat ion emm~16e d 'une anecdote simple ext&ieure lui, mais ici encore le d6roulement m~me d 'une histoire qui n 'avai t d 'au t re r6alit6 que celle du r6cit [ . . . ] . >>2~

Ainsi les anachronies r6trospectives, dans La Jalousie, out pour fonct ion d 'abol i r la distinction que proposai t Genet te (reprise par F. Van Rossum-Guyon) entre l 'ordre des 6v6ne- ments de l 'histoire et l 'ordre des 6v6nements dans le discours, si bien que le discours se retrouve seul h por ter le flambeau. Cette r6duction (si l 'on peut dire) ne pouvai t s 'accomplir qu ' au profit de l 'emploi du pr6sent, c'est-h-dire au momen t o/1 l '6non- ciation s'exerce et o~t l ' impor tant n 'est plus l'616ment perr mais la perception de l'616ment. Ne soyons donc pas 6tonn6s si, pour titre de chapitres dans La Jalousie, nous ne re t rouvons que les premiers roots de ceux-ci: si le livre ne se pr&e h aucun

2o La communication esth6tique, par ailleurs, ne se traduit pas plus qu'elle ne r6sume; tousles textes s'6quilibrent entre une communication narrative, ou s6mantique (cf. A. Moles) et une communication esth6tique. Voir aussi Marie Grenier-Francoeur, ~ Jalons pour une s6miotique de la traduction litt6raire ~>, Le Journal Canadien de Recherche S~miotique, vol. VII, no 3, 109-123.

21 Alain Robbe-Grillet. Pour un nouveau roman, Gallimard, coll. <~ Id6es ~, p. 167. Ces propos entra~nent une remise en cause importante de la m6thodologie d'analyse de Genette. Le mod61e de ce dernier r6pond bien aux textes off la communication narrative et la communica- tion esth6tique s'entrem61ent; mais rien ne va plus quand La Jalousie pousse ~ l'extr~me la communication esth6tique. La critique devra alors r6agir h son tour et mettre au point une m6thodologie d'analyse; elle sera formaliste, on le sait, et puisera abondamment dans la th6orie de l'information.

Page 18: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

282 PIERRE HI'BERT

r6sum6, le chapi t re , lui aussi , r6pugnera i t 5. une fo rmule de condensa t ion . Le discours se ddploie dans l ' absolu , et chaque m o t p rend figure de totali t6.

5.00 POUR CONCLURE: UNE TYPOLOGIE DE CLASSEMENT

Nous tenons tou t d ' a b o r d ~t r6affirmer la pos i t ion que nous avons adopt6e au d6but de cette 6rude: no t re bu t &ai t , au moyen de l ' examen d'oeuvres, d '~ tab l i r une typo log ie p o u v a n t met t re en rel ief les var iantes des oeuvres sur le p l an oh nous nous sommes situ6s, et d ' e n ar r iver ainsi h une c o m p a r a i s o n assez r igoureuse . Ces vis6es expl iqueut en g rande par t ie p o u r q u o i nous avons acc616r6 le pas au fur et ~t mesure que nous avan- cions. N o u s o rgan i se rons tou tes les r emarques diss6min6es dans le texte et fo rmerons , ~ ce stade-ci , une typologie des analepses qui p o u r r a inclure les pa ram6t res suivants :

I. Distribution

En divisant le r6cit en trois parties 6gales, montrer dans quelle partie se retrouve le plus grand nombre d'analepses.

2. Pr&ence

Elliptiquement, ce mot d6signe l'importance de la pr6sence (c'ezt&-dire la longueur de texte) occup6e par les analepses

par rapport au r6cit premier. Ce taux de pr6sence sera estim6 en pourcentage.

3. Fonetion

L'analepse vise, toujours, ~t r6cup6rer un ant6c6dent, et tout se situedanslamani6redonts'exerce la r6cup6ration. L'ant6c6dent pourra ~tre r6cup6r6 de mani~re unique (qu'on finit toujours par retrouver dans un r6cit) ou r6p6titive; r6p6t6, l'ant6c6dent peut ~tre donn6 en entier ~. chaque r6it6ration, ou arrive frag- ment6.

4. Modalitd

Le mode d6signant la r6gulation de l'information, celle que livre l'analepse peut 6tre fournie de deux fa~ons: objeetivement (tel

Page 19: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 283

que le fait est cens6 ~tre arriv6) ou subjectivement. Dans ce deuxibme cas, off l 'intervention du narrateur ou du narrateur- personnage est dbterminante, nous ferons 6tat de trois variantes: l'hypoth+se (le narrateur rapporte l'6v6nement tel qu'il le croit 6tre arriv6), la transformation (le narrateur livre l'6v6nement d'une mani~.re autre qu'il s'est ~, r6ellement ~ produit) et l'illusion (sous des allures de r&rospection, la narration d'un 6v6nement qui ne s'est jamais produit).

5. Insertion

L'analepse peut 6tre raccroch6e au r6cit premier par une solution de continuit6, c'est-h-dire une liaison de subordination on de coordination. Si la subordination est cr66e par une phrase du type (~ Je me rappelle r), on la dira explicite; si le lien est plus flou (rep6re temporel du type (~ la veille ~r, double interligne, ast6risques), on parlera de subordination implicite. Le rapport de coordination, lui, se fait ~ l 'aide d'un objet, d 'un mot qui lie sans indiquer rexistence d'une s6quence anachronique. Enfin, l'analepse peut s'ins&er par discontinuit~ par rapport au r6cit d 'o0 elle d6croche. Dans ce cas, elle sera juxtapos6e off, h la limite, se pr6sentera avee un signe de rupture.

6. Rapports avec le r~cit premier

Face au r6cit premier, l'analepse peut entretenir plusieurs rap- ports. Elle peut se d6ployer dans une totale ind6pendance de celui-ci, comme dans le cas du roman traditionnel. Elle peut au contraire manifester une certaine d6pendance: soit que, mani- festement, le r6cit premier continue d'avancer pendant qu'est livr6e l'analepse, soit que, plus encore, l'analepse se distingue mal du rbcit premier et qu'elle ne puisse pas vraiment 6tre s6par6e de celui-ci. Nous parlerons de d6pendance temporelle, dans le premier cas, et di6g6tique, dans le deuxi6me.

O n r e t r o u v e r a ces p a r a m 6 t r e s et la p o s i t i o n des r o m a n s

&udi~s au T a b l e a u 1. C e t ab l eau p e r m e t ~t la lo i s de v o i r c o m -

m e n t ces ~ n o u v e a u x romans)~ se s i tuen t p a r r a p p o r t au r6ci t

t r a d i t i o n n e l et lesquels , p a r m i ceux qu i o n t 6t6 analys6s, s o n t

les p lus marqu6s . Ains i , s ' i l faUait g r adue r , en q u e l q u e sor te ,

Page 20: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

~

OD - ~

~ ,

I%

=

* *

0

Page 21: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

LE NOUVEAU ROMAN AU QUEBEC ET EN FRANCE 285

l 'originalit6 des six r6cits sur le plan des anachronies diff6rant du r6cit traditionnel, nous aurions : 2 2

L'Aquarium: 1 marque ; Quelqu'un: 3 marques ; Prochain ~pisode : 5 marques ; Moderato Cantabile: 4 marques ; La Modification: 4 marques ; La Jalousie: 8 marques.

Cette approche formelle et quantitative, dont le m6rite est, par l ' incidence d 'occurrence des marques, d '6tablir l 'originalit6 des oeuvres, ne dolt pas occulter une autre dimension impor- tante, le groupement de ses oeuvres en s6ries culturelles qui, elles, se diff6rencient 6galement. Le nouveau roman qu~b~eois, par exemple, sur le plan m~me des analepses, ne t6moigne pas de la m~me direction de recherche: l 'effort des romanciers qu6- b6cois vise ~t reconqu6rir la m6moire. En effet, les structures romanesques t6moignent d 'une facult6 mn6monique difficile ~t exercer: se souvenir n 'est pas facile pour le rornancier qu6b6cois des ann6es 1960-1970, et il pr6pare ainsi la vole ~t l '6closion des romans autobiographiques et des chroniques des ann6es 1970- 1980. Au contraire, le nouveau roman frangais, s ' implante pro-

32 Comment avons-nous 6tabli ces marques ? Ont 6t6 consid6r6s carac- t6res du roman traditionnel les param6tres suivants: sur le plan de

- - la distribution: une distribution dans le premier tiers; -- la pr6sence; une pr6sence de moins de 30~; -- la fonction: r6cup6ration unique ou r6p6t6e/totale; -- la modalit6: objective; - - l'insertion: la continuit6; -- les rapports: l'ind6pendance.

Toutes les autres marques, selon notre approche, ressortissent du nou- veau roman ou, h tout le moins, d'un type de roman qui rompt avec la traditionalit6.

Page 22: La technique du “retour en arriere” dans le nouveau roman au Quebec et en France

286 PIERRE HI~BERT

gressivement dans le pr6sent, dont un des aboutissements extremes sera l 'emploi du participe par Claude Simon.

I1 va sans dire que notre analyse m~me, limit6e ~ un corpus de six oeuvres, pourrai t ~tre &endue; que notre typologie accueil- lerait volontiers un certain affinement; que nos consid6rations finales sur le mouvement historique de ces formes accepteraient d '&re 6tay6es. La t~che que nous nous 6tions donn6e 6tait, essentiellement, ~t partir d 'une figure commune h une s6rie de textes litt6raires, relevant du syst6me narratif, de montrer com- ment cette s6rie et chacun des textes qui la composent mani- festent un usage particulier de ce syst6me.