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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole Doctorale de Philosophie THÈSE pour l'obtention du grade de docteur en Philosophie de l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne Présentée et soutenue publiquement par Thomas Pradeu le 21 novembre 2007 L’immunologie et la définition de l’identité biologique Composition du jury Edgardo D. CAROSELLA Directeur du Service de Recherche en Hémato-Immunologie (CEA), Hôpital Saint-Louis, Paris (Co-directeur de thèse) Stéphane CHAUVIER Professeur de Philosophie à l’Université de Caen Basse Normandie François DUCHESNEAU Professeur de Philosophie à l’Université de Montréal, Québec, Canada Jean GAYON Professeur de Philosophie à l’Université de Paris 1 Panthéon- Sorbonne. (Directeur de thèse) Richard C. LEWONTIN Alexander Agassiz Research Professor, Université de Harvard, Cambridge, Massachusetts, USA Michel MORANGE Professeur de Biologie à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, Directeur du Centre Cavaillès (ENS)

L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole Doctorale de Philosophie

THÈSE

pour l'obtention du grade de

docteur en Philosophie de l'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Présentée et soutenue publiquement par

Thomas Pradeu

le 21 novembre 2007

L’immunologie et la définition

de l’identité biologique

Composition du jury

Edgardo D. CAROSELLA Directeur du Service de Recherche en Hémato-Immunologie (CEA), Hôpital Saint-Louis, Paris (Co-directeur de thèse)

Stéphane CHAUVIER Professeur de Philosophie à l’Université de Caen Basse

Normandie François DUCHESNEAU Professeur de Philosophie à l’Université de Montréal, Québec,

Canada Jean GAYON Professeur de Philosophie à l’Université de Paris 1 Panthéon-

Sorbonne. (Directeur de thèse) Richard C. LEWONTIN Alexander Agassiz Research Professor, Université de Harvard,

Cambridge, Massachusetts, USA Michel MORANGE Professeur de Biologie à l’Ecole Normale Supérieure de Paris,

Directeur du Centre Cavaillès (ENS)

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L’immunologie et la définition

de l’identité biologique

Thomas Pradeu

Thèse

en vue de l’obtention du Doctorat

de l’Université Paris 1

en Philosophie

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Sommaire

Remerciements 5

Introduction générale 7

I. Analyse critique de la théorie du soi et du non-soi 21

1. Comment définir l’immunologie et ses deux concepts 23

centraux, le soi et le non-soi ?

2. Pourquoi la théorie du soi et du non-soi s’est-elle imposée 63

à l’immunologie ?

3. Les insuffisances de la théorie du soi et du non-soi 113

II. La théorie de la continuité 177

4. La théorie de la continuité 183

5. La théorie de la continuité face aux autres 247

théories immunologiques

III. L’interactionnisme immunologique et la construction de

l’identité de l’organisme 315

6. Qu’est-ce qu’un organisme ? L’immunité et l’individualité 321

de l’organisme

7. L’intérieur et l’extérieur : l’apport de l’immunologie à la thèse 375

co-constructionniste

Conclusion générale 435

Bibliographie 439

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Remerciements

Je voudrais commencer par remercier toutes celles et tous ceux qui, au cours des cinq dernières années, m’ont aidé à préciser mes arguments, en étant des commentateurs attentifs et, je l’espère, des critiques sans complaisance, de mes propositions : Eric Bapteste, Anouk Barberousse, Christophe Benoist, Pierre-Alain Braillard, Cédric Brun, Edgardo Carosella, Hannah-Louise Clark, Melinda Fagan, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-Smith, Philippe Huneman, Richard Lewontin, Marie-Claude Lorne, Francesca Merlin, Michel Morange, Anne-Marie Moulin, Susan Oyama, Arthur Silverstein, Kim Sterelny, Alfred Tauber, Guy-Cédric Werlings et Charles Wolfe. Je remercie tout particulièrement mes deux directeurs de thèse, Jean Gayon et Edgardo Carosella, qui m’ont fait confiance dans ce projet quelque peu insolite consistant à tenter d’élaborer une philosophie de l’immunologie. Merci également à Alfred Tauber qui, sauf erreur de ma part, est, avec Anne-Marie Moulin, le seul philosophe de l’immunologie dans le monde. Il m’a consacré beaucoup de temps lorsque je vivais à Boston. Bien que cette thèse exprime sur plusieurs points mes désaccords avec lui, j’espère que ces derniers apparaîtront pour ce qu’ils sont : des raffinements (que j’espère utiles, bien entendu) sur fond d’une entente sur pratiquement tous les points essentiels, au premier rang desquels l’idée qu’il est nécessaire d’analyser de manière critique le vocabulaire immunologique du soi et du non-soi. Tous mes remerciements à mon laboratoire, l’Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (IHPST), qui m’a offert l’environnement de travail que tout jeune chercheur peut espérer. Jacques Dubucs, son directeur, m’a accompagné pendant trois ans de ses chaleureux encouragements et de ses constants soutiens. Lui, Jean Gayon, et une poignée d’autres personnes, ont permis à la philosophie de la biologie de se développer considérablement à l’IHPST. Je les remercie, notamment, de leur aide au moment de la création du séminaire de Philosophie de la Biologie en 2005. Peggy Cardon, ingénieur d’étude, m’a aidé avec une efficacité et une gentillesse remarquables pendant ces trois années, je lui dis ici toute mon amitié. Anouk Barberousse s’occupe de tous les doctorants de l’IHPST d’une manière qui force l’admiration. Les thèses de l’IHPST auraient un tout autre visage sans son aide. Merci enfin à tous les doctorants et doctorantes de l’IHPST, qui en font un lieu à la fois convivial et intellectuellement passionné. Merci à mes étudiants de l’Université de Paris 1, avec qui j’ai eu, je crois, des rapports amicaux et productifs. J’ai beaucoup appris à leur contact ; j’espère que la réciproque est au moins partiellement vraie. J’adresse des remerciements tout particuliers à Peter Godfrey-Smith et à Susan Oyama. Peter suit mon travail depuis quatre ans, en dépit d’un emploi du temps

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surchargé. Il m’a aidé plus que je n’étais en droit de l’espérer. Susan a été depuis deux ans une interlocutrice régulière, patiente et attentive. Je me permets de dire ici toute l’amitié que j’ai pour eux. La rencontre avec Richard Lewontin à Harvard en 2004 a été pour moi un grand événement intellectuel et humain. Je le remercie pour les longues discussions que nous avons eues dans son bureau du Museum of Comparative Zoology – sous le regard attentif d’un impressionnant cerf empaillé. J’exprime mes remerciements très amicaux à Hannah-Louise Clark, qui m’a constamment aidé à améliorer la qualité de mes productions en anglais et qui m’a donné accès à toutes les publications scientifiques dont j’avais besoin. Merci à Patrice et Sibeth. Enfin, depuis que j’ai commencé à faire de la philosophie des sciences, Michel Morange a été pour moi un guide et un ami. Au cœur de toutes les tendances de l’histoire et de la philosophie de la biologie, au-dessus de toutes les mêlées, son savoir, sa modestie, son goût pour l’argumentation honnête et mesurée me semblent être un modèle pour nous tous. Pour finir, merci à Magali, ma compagne, sans qui la rédaction de cette thèse aurait été beaucoup plus difficile, et merci à Camille, ma fille, sans qui la rédaction de cette thèse aurait été beaucoup plus facile, mais tellement moins agréable.

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Introduction

Deux individus dits « identiques », comme des vrais jumeaux par exemple,

peuvent-ils néanmoins être distingués ? Quelles sont les frontières spatiales d’un

organisme colonial, comme par exemple les coraux des fonds sous-marins : un tel

organisme constitue-t-il un seul ou bien plusieurs individus ? Qu’est-ce qui assure

qu’une larve est le « même » être vivant que la mouche adulte qu’elle devient, en

dépit des considérables changements qu’elle subit ? Toutes ces questions font

partie d’un problème plus général, que l’on peut formuler ainsi : qu’est-ce qui fait

l’identité d’un être vivant ? Tel est le problème, celui de la définition de l’identité

biologique, que nous souhaitons poser ici. Après avoir défini la question de

l’identité biologique telle que nous l’envisagerons ici, nous montrerons pourquoi

une discipline des sciences du vivant contemporaines, l’immunologie, a considéré

cette question comme son domaine propre.

1. Qu’est-ce que l’identité biologique ?

La question « Qu’est-ce qui fait l’identité de X ? » peut se poser à propos de

toute entité, les objets inertes par exemple. Ici, cependant, nous la posons à propos

des êtres vivants, en nous demandant : « Qu’est-ce qui fait l’identité d’un être

vivant ? » L’objectif de ce travail est de tenter d’apporter une réponse à ce

problème, que nous appellerons le problème de l’identité biologique.

Se demander ce qui fait l’identité d’un être vivant revient en réalité à se poser

deux questions. D’une part, celle de savoir ce qui en fait l’unicité, et d’autre part

celle de savoir ce qui en fait l’individualité, c'est-à-dire encore l’unité. La

première question, celle de l’unicité, est celle-ci : qu’est-ce qui fait qu’un être

vivant est différent de tous les autres êtres vivants, y compris ceux qui

appartiennent à la même espèce que lui ? Par exemple, pour reprendre la question

posée ci-dessus, existe-t-il des moyens de distinguer deux vrais jumeaux ? Un

organisme de son « double » obtenu par la technique du clonage ?

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La deuxième question, celle de l’individualité (ou unité), est la suivante : qu’est-

ce qui compte comme un être vivant ? Ou, en d’autres termes, qu’est-ce qui

constitue une unité discrète et cohésive, clairement délimitée, dans le monde du

vivant ? Le problème de l’individuation est en effet un problème de découpage, de

délimitation, du réel : il consiste à savoir comment déterminer les frontières des

entités que l’on décrit. Il s’agit du problème que l’on appelle parfois celui du

« mobilier du monde » (i. e. qu’est-ce qui compte comme une chose, comme une

entité ?), appliqué, dans notre cas, aux êtres vivants. Dans le domaine du vivant

tout au moins, un individu n’est jamais strictement « indivisible » – contrairement

à l’étymologie du terme « individu ». Par conséquent, comprendre ce qui fait

l’unité d’un être vivant consiste à déterminer en quoi il est l’unité d’une pluralité,

c'est-à-dire pourquoi, bien que formé de constituants divers et partiellement

isolables, il constitue un tout unifié. Pour reprendre, là encore, un exemple évoqué

ci-dessus, on peut se demander ce qui compte comme « un » individu chez un

corail : un corail est-il un seul vaste individu dont les polypes (c'est-à-dire chaque

petit « tube » surmonté d’une bouche et de tentacules) sont autant de « parties »,

ou bien chaque polype doit-il être considéré comme un individu ? On voit par cet

exemple que l’enjeu de l’individuation biologique est de disposer de critères nous

permettant de déterminer avec précision quelles sont les frontières d’un être

vivant.

Ces deux aspects que sont l’unicité et l’individualité, bien que souvent

confondus, sont en droit distincts : deux entités sont deux individus dès lors qu’il

est possible, précisément, de dire qu’elles sont deux, ce qui ne présuppose pas que

chacune doive nécessairement être considérée comme unique. Par exemple, deux

tables qui seraient parfaitement identiques ne seraient par définition pas uniques,

et pourtant elles seraient bien deux individus, puisqu’on les distinguerait et les

compterait comme deux entités. De même, deux êtres vivants qui seraient

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identiques n’en seraient pas moins deux êtres, et donc la question de l’unicité

biologique et celle de l’individualité biologique doivent être distinguées1.

La question de l’identité biologique, en particulier dans sa dimension de

l’individualité biologique, est l’une des plus débattues parmi les biologistes2 et

philosophes de la biologie3 contemporains. La littérature actuelle sur les niveaux

d’individualité et sur les transitions entre ces différents niveaux est immense4. Du

côté de l’épistémologie historique française, Georges Canguilhem a offert sans

doute les analyses les plus pénétrantes sur le problème de l’individualité

biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de

l’individuation, dont la principale application concerne les êtres vivants6. La

question de l’identité biologique est en outre posée par de nombreux philosophes

métaphysiciens, passés et présents, notamment parce que l’être vivant, ou plutôt

un certain type d’être vivant, à savoir l’organisme, a servi d’exemple typique de

1 Bien entendu, on pourrait, avec Leibniz, affirmer que deux entités ne sont jamais complètement identiques, qu’elles sont toujours uniques d’un certain nombre de points de vue. Cependant, en pratique, il y a des entités que l’on souhaite qualifier d’ « identiques », tout particulièrement en biologie : pensons, par exemple, aux membres d’une colonie chez une plante clonale. La question de l’unicité biologique ne doit donc pas être considérée comme réglée d’avance ; y répondre présuppose au contraire d’établir des critères biologiquement pertinents, ce que nous nous efforcerons de faire dans la suite de ce travail. 2 M. T. Ghiselin, « A Radical solution to the species problem » (1974) ; L. Buss, The Evolution of

Individuality (1987) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002), en particulier la section intitulée « The Evolutionary Definition of Individuality » (p. 595 sq.) 3 D. Hull « A Matter of Individuality » (1978) et « Individual » (1992) ; J. Wilson, Biological

Individuality. The Identity and Persistence of Living Entities (1999) ; E. Sober, Philosophy of

Biology (2000 [1993]). 4 J. Maynard-Smith and E. Szathmary, The Major Transitions in Evolution (1995) ; R. E. Michod, Darwinian Dynamics. Evolutionary Transitions in Fitness and Individuality (1999). Ces deux ouvrages disent leur dette à Leo Buss (op. cit.). Voir également R. E. Michod, « Evolution of the individual » (1997). 5 Ses analyses se trouvent dans plusieurs textes. Son article sur « La théorie cellulaire » (1965 [1945]), en particulier, pose la question de savoir où se trouve l’individualité biologique véritable dès lors que l’on conçoit que l’organisme est composé de cellules. Ces dernières sont-elles des individus indépendants, et doit-on alors voir l’organisme comme une société de cellules ? Ou bien sont-elles fortement intégrées, et doit-on alors voir l’organisme comme une communauté de cellules ? Voir D. Lecourt, « La question de l’individu d’après Canguilhem » (1993) et J. Gayon, « The Concept of Individuality in Canguilhem’s Philosophy of Biology » (1998b). Des trois périodes que distingue Jean Gayon dans la problématique de l’individualité chez Canguilhem (axiologique, ontologique, gnoséologique), la deuxième (qui va de 1945 à 1960, et à laquelle appartient donc le texte cité ci-dessus) est incontestablement la plus importante pour nous. 6 G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (2005). (Rééd. de sa thèse complète, dont L’Individu et sa genèse physico-biologique, paru en 1964, ne constituait qu’une partie).

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ce qui compte comme un individu, et par là même d’exemple typique d’entité

dont on peut étudier l’identité1.

Les questions et distinctions conceptuelles que nous avons proposées ci-dessus

sont classiques en métaphysique. Pourtant, elles sont rarement posées avec

précision à propos des êtres vivants. Notre ambition, précisément, est de poser une

question d’ordre métaphysique, à savoir « Qu’est-ce qui fait l’identité d’un

être ? », en l’appliquant au monde vivant, en nous demandant : « Qu’est-ce qui

fait l’identité d’un être dans le domaine du vivant ? ». D’où les deux problèmes au

cœur de ce travail : premièrement, qu’est-ce qui compte comme un individu dans

le monde du vivant ? ; deuxièmement, chaque être vivant est-il unique et, dans le

cas où il y a bien unicité, qu’est-ce qui assure cette unicité ?

Il est remarquable que l’une des branches de la biologie contemporaine,

l’immunologie, considère ces questions comme son domaine propre. Au cœur de

l’immunologie, traditionnellement définie comme la science des défenses de

l’organisme contre toute entité étrangère susceptible de pénétrer en lui, se trouvent

les notions de « soi » et de « non-soi ». Or, en proposant de définir

scientifiquement ces deux termes de « soi » et de « non-soi », les immunologistes

prétendent répondre à la fois au problème de l’unicité de chaque être vivant, et à

celui de son individualité. L’un des principaux objectifs de notre travail est

d’établir la signification précise de ces deux notions de « soi » et de « non-soi »,

afin de déterminer si elles peuvent effectivement constituer le fondement d’une

définition de l’identité biologique.

1 Pour prendre seulement deux exemples, cela est vrai aussi bien chez Aristote, chez qui l’exemple habituel de substance première est « l’homme individuel ou le cheval individuel » (Catégories 5 ; Métaphysique Z) que chez David Wiggins (Sameness and Substance renewed, 2001), qui reprend très exactement les mêmes exemples. Bien entendu, de nombreux autres philosophes posent la question de l’identité biologique, en particulier Locke (Essai concernant l’entendement humain, 1690, II, 27), Leibniz (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765, II, 27), William James (Principles of Psychology), ou encore Hans Reichenbach (The Philosophy of Space and Time, 1958 [1928]). Nous nous situerons par rapport à certains de ces philosophes lorsque nous argumenterons en faveur d’une « genidentité » biologique (voir le chapitre 6).

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2. L’identité de l’être vivant, question centrale de l’immunologie

2.1. Du « soi » à l’identité

Qu’est-ce qui permet aux immunologistes d’affirmer que leur discipline pose la

question de l’identité biologique ? Pour le comprendre, il convient de partir des

deux concepts qui sont au centre de cette discipline depuis les années 1950-60,

ceux de « soi » et de « non-soi ». Que signifient ces concepts pour les

immunologistes ? Le soi est le propre de l’organisme, à la fois ce qui le définit et

ce qui lui appartient de manière unique. Le non-soi est tout ce qui n’est pas le soi,

ce qui diffère du contenu du soi. Par exemple, dans le cas d’une transplantation

chez l’animal, une greffe d’un organisme sur lui-même (« autogreffe » ou greffe

de « soi » à « soi ») est tolérée, alors qu’une greffe d’un organisme sur un autre

(« allogreffe » ou greffe de « soi » à « non-soi », ainsi que « xénogreffe » ou

greffe d’un organisme d’une espèce donnée sur un organisme d’une autre espèce)

est, pratiquement dans tous les cas, rejetée. Ainsi, à partir de 1949, avec l’aide de

son confrère Frank Fenner, le virologiste australien Frank Macfarlane Burnet

(1899-1985) a proposé, en s’appuyant tout particulièrement sur les expériences de

transplantation, d’interpréter l’immunité à partir du vocabulaire du « soi » et du

« non-soi »1. Depuis, les immunologistes considèrent que l’organisme est capable

d’une reconnaissance immunitaire du soi et du non-soi, grâce à laquelle il

déclenche une réponse de défense et de rejet contre toute entité étrangère, c'est-à-

dire toute entité différente du soi, alors qu’il n’attaque pas, sauf dans des cas

pathologiques, les constituants du soi. Ainsi, l’immunologiste Jean-Michel

Claverie affirme :

C’est bien le caractère d’individualité qui est en jeu dans ce processus [le rejet de greffe],

puisqu’une greffe de l’individu à lui-même (autogreffe) est toujours tolérée. C’est donc

l’autre, l’étranger qui apparaît, au sens propre, épidermiquement intolérable.2

Le « non-soi » désigne ainsi, pour l’organisme, toute entité étrangère susceptible

de pénétrer en lui. Il peut s’agir aussi bien de pathogènes (bactéries, virus, 1 F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies, (1949 [1941]). 2 J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), italiques dans l’original.

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champignons, macro-parasites, etc.) que d’une greffe. Le texte publié par Burnet

et Fenner en 1949 n’évoque que des « marqueurs du soi », mais peu à peu fut

élaborée ce que l’on a appelé la « théorie du soi et du non-soi », théorie

interprétant les réactions immunitaires à partir de ces deux concepts centraux de

« soi » et de « non-soi ». Cette théorie domine l’immunologie depuis maintenant

soixante ans. Selon ses partisans, l’étude du système immunitaire montre que

l’être vivant connaît sa propre identité et la défend contre toute menace

extérieure : il saurait distinguer entre ses propres constituants et tout constituant

étranger, et éliminerait tout corps étranger qui pénétrerait en lui. La question de

l’identité biologique serait ainsi l’objet propre de l’immunologie. Ainsi, Jan Klein

a appelé l’immunologie « la science de la discrimination entre le soi et le non-

soi »1 ; Jean Dausset a affirmé que le système d’histocompatibilité constituait la

« carte d’identité » de l’organisme (sans cesse surveillée par le système

immunitaire) ; même le philosophe de l’immunologie Alfred Tauber, qui a

pourtant analysé de manière critique l’usage des termes « soi » et « non-soi » en

immunologie, annonce au début de son article sur « La notion biologique du soi et

du non-soi »2 que la définition des caractéristiques de l’identité qui permet de

distinguer deux organismes individuels est précisément ce à quoi est consacrée

l’immunologie3.

La reconnaissance du soi et du non-soi par le système immunitaire ferait donc

de l’identité biologique une question à laquelle l’immunologie pourrait apporter

une réponse. Cependant, nous avons dit que les immunologistes affirmaient que

leur discipline éclairait à la fois la dimension de l’unicité et celle de

l’individualité de l’être vivant. Sur quoi se fonde une telle affirmation ? Nous

allons montrer successivement en quoi l’immunologie répond, ou tente de

répondre, à la question de l’unicité et à celle de l’individualité de l’être vivant.

1 J. Klein, Immunology : the science of self-nonself discrimination (1982). 2 A. I. Tauber, « The Biological Notion of Self and Non-self » (2006 [2002]). 3 Avec la question « des mécanismes qui défendent les organismes contre leurs prédateurs » (Ibid.)

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2.2. L’immunologie et l’unicité de l’être vivant

L’immunologie s’est appropriée la question de l’unicité biologique, en intégrant

et en prolongeant les investigations de la génétique. Cette dernière montre que,

dans le cas de la reproduction sexuée, deux êtres vivants, à l’exception des vrais

jumeaux, sont toujours différents. En effet, lors de la fécondation, les brassages

interchromosomique et intrachromosomique assurent la singularité de tout

organisme. Tout être vivant issu de la reproduction sexuée, autrement dit, est

génétiquement unique (toujours à l’exception des vrais jumeaux). L’immunologie,

elle, prolonge cette investigation en posant la question de l’unicité à deux niveaux.

Le premier est le niveau immunogénétique : il y a une grande diversité des gènes

de l’immunité, ainsi que de nombreux processus de variation et de recombinaison

génétiques, à tel point que, à partir d’un nombre finalement limité de gènes, il est

possible de créer un nombre considérable de récepteurs immunitaires différents.

En outre, il existe un très important polymorphisme des gènes du CMH ou

« Complexe Majeur d’Histocompatibilité » – souvent appelé « HLA » pour

Human Leucocyte Antigens chez l’être humain1. Le deuxième niveau est d’ordre

phénotypique : il s’exprime par la diversité des récepteurs immunitaires et des

molécules du système d’histocompatibilité. Ainsi, chez les mammifères, les

protéines qui sont les acteurs clés de l’immunité, surtout les immunoglobulines,

les récepteurs de lymphocytes T et les molécules du complexe majeur

d’histocompatibilité (CMH), témoignent d’un très haut degré de diversité

phénotypique. Chez l’être humain2, par exemple, on estime le nombre potentiel

d’immunoglobulines différentes à 5 1013 et le nombre de récepteurs de

lymphocytes T différents à 1018. Les acteurs de l’immunité permettent donc

d’établir d’une des manières les plus abouties qui soit l’unicité de chaque

1 Nous expliquerons plus loin le fonctionnement du complexe majeur d’histocompatibilité et montrerons pourquoi il est lié au système immunitaire. Ce qui nous importe pour l’instant est seulement d’insister sur la grande diversité des gènes impliqués dans l’immunité. 2 C. A. Janeway et al., Immunobiology (2005), p. 151 et 183. Notons bien que en réalité le nombre d’immunoglobulines et de récepteurs T est immense mais n’atteint pas le nombre potentiel ici indiqué.

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organisme1. Autrement dit, les caractéristiques phénotypiques immunitaires sont

l’un des meilleurs moyens, voire le meilleur, pour distinguer entre deux individus,

pour singulariser biologiquement l’individu. Jean Dausset dit ainsi à propos du

système HLA : « Le système HLA est la meilleure définition de l’être par rapport

à un autre individu de la même espèce, puisque l’expérience de la transplantation

nous démontre que c’est la barrière maximale »2.

Un aspect très important de ce deuxième niveau (celui de l’expression

phénotypique de l’unicité) est celui de la construction de l’unicité de l’être vivant

au cours du temps : les récepteurs immunitaires des lymphocytes B et T sont

produits en fonction des antigènes que rencontre l’organisme, en vertu d’un

mécanisme dit de « mémoire immunitaire ». Par ce mécanisme, un organisme qui

réagit à un antigène, par exemple une bactérie, produit des récepteurs

immunitaires spécifiques de cette bactérie, récepteurs qu’il conserve par la suite

durant toute sa vie, de telle sorte qu’il répondra de façon beaucoup plus rapide et

efficace en cas de deuxième rencontre avec ce même antigène. En cela, le système

immunitaire contribue de manière importante à l’unicité diachronique de l’être

vivant, de même que le système nerveux : mon « soi » immunitaire

m’individualise par rapport à tous les autres êtres vivants, y compris au sein de

mon espèce. De fait, même deux vrais jumeaux (appelés pourtant parfois

« identiques », comme nous l’avons dit) sont différents du point de vue de leur

système immunitaire.

2.3. L’immunologie et l’individualité

L’immunologie prétend éclairer la question de l’individualité de l’être vivant en

montrant que les frontières de ce dernier sont définies par son système

immunitaire, qui surveille en permanence ses constituants, et élimine tout ce qui

est différent de lui-même. Comme l’écrit Jean Hamburger, le premier médecin à

avoir réalisé une greffe de rein chez l’homme :

1 La diversité phénotypique exprimée par le système nerveux est très probablement la seule qui soit comparable à celle du système immunitaire. 2 Jean Dausset, « La définition biologique du soi » (1990), p. 27.

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Non seulement notre personne physique est tout à fait originale, mais encore cette

originalité est défendue, toute notre vie durant, par un dispositif de surveillance

remarquablement efficace que nous avons en nous. Le détail de la machinerie compliquée

de ce dispositif intéresse le spécialiste, mais quelques faits méritent d’être connus de tous,

car ils apportent un éclairage nouveau sur la personne, le soi, les liens et différences entre

un homme et les hommes1.

Le système immunitaire reposerait sur une connaissance des constituants du soi

et permettrait le maintien de l’identité de l’être vivant grâce au rejet de toute entité

exogène, c'est-à-dire étrangère (les pathogènes en particulier). Il définirait donc

l’individualité de l’être vivant et garantirait le maintien de son identité à travers le

temps, ce que l’on peut appeler, avec Burnet, le « maintien de l’intégrité »2. Le

système immunitaire assurerait que l’on a affaire à un être, et maintiendrait l’unité

de cet être à travers le temps.

La dimension de l’individualité converge avec celle de l’unicité dans les

développements que connaît le domaine de la transplantation dans la première

moitié du XXe siècle. En montrant l’acceptation des autogreffes et des greffes

issues de vrais jumeaux, le champ de la transplantation a permis de définir avec

précision l’expression de l’individualité des organismes, faisant de cette question

un enjeu fondamental de l’immunologie3. Dans son livre intitulé L’Unicité de

l’individu, Peter Medawar écrit ainsi : « Aucune autre propriété ne sépare aussi

finement un individu d’un autre individu que l’incompatibilité »4. Quant à Jean

Hamburger, il écrit:

Au sein d’une même espèce animale, il n’y a pas – hors les jumeaux vrais – deux

individus semblables ; chacun d’entre eux est capable de reconnaître l’un quelconque de

ses congénères comme différent de lui et, ayant reconnu comme étrangers les éléments

provenant de ses frères, de les détruire et de les éliminer, alors qu’à l’inverse il est

capable de reconnaître pour sien un fragment de son propre corps et de ne point le

rejeter5.

1 J. Hamburger, L’Homme et les hommes (1976) p. 29. Italiques dans l’original. 2 F. M. Burnet, The Integrity of the Body (1962). 3 L. Loeb, « Transplantation and Individuality » (1930) ; L. Loeb, The Biological Basis of

Individuality (1945) ; P. B. Medawar, « The Immunology of Transplantation » (1956). 4 P. B. Medawar, The Uniqueness of the Individual (1957). 5 J. Hamburger, L’Homme et les hommes (1976), op. cit., p. 13-14.

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3. Conflit entre l’immunologie et d’autres domaines de la biologie

sur la définition de l’identité biologique

Les immunologistes s’appuient donc sur des arguments expérimentaux qui

semblent solides lorsqu’ils affirment traiter de l’identité de l’être vivant, au double

sens de son unicité et de son individualité. Il paraît peu probable, en revanche, que

l’immunologie soit la seule discipline biologique susceptible de répondre à ce

problème. Par exemple, la question de l’unicité apparaît bien plus comme le

domaine de la génétique que comme celui de l’immunologie : l’unicité de chaque

être vivant (toujours chez les organismes à reproduction sexuée) est en effet

d’abord d’ordre génétique1. Certes, les immunologistes avancent des arguments

immunogénétiques et phénotypiques pour dire que l’unicité de chaque être vivant

est plus grande encore que ne le dit la génétique, mais peuvent-ils vraiment, dans

ces conditions, considérer la question de l’unicité biologique comme leur domaine

propre ?

Quant à la question de l’individualité, si elle est, comme nous le disions, au

centre de nombreux débats en biologie et philosophie de la biologie depuis plus de

trente ans, c’est uniquement d’un point de vue évolutionnaire2. La théorie de

l’évolution par sélection naturelle permet en effet de répondre à la question de

l’individuation biologique en définissant toute une hiérarchie d’« individus

évolutionnaires », qui sont les entités sur lesquelles s’exerce la sélection

naturelle3. Dans cette hiérarchie de niveaux d’individualités évolutionnaires,

l’organisme n’apparaît que comme l’un des individus biologiques possibles, à

1 Voir par exemple E. Mayr, « The evolution of living systems » (1976) ; R. Lewontin, Human

Diversity (1982) ; F. Jacob, La Souris, la mouche et l’homme (2000) ; F. Gros, « L’individualité génétique » (2006). Voir aussi G. Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et

d’information (2005), op. cit., qui pose la question de savoir ce que change la reproduction sexuée à l’individuation de l’être vivant (section « Individuation et reproduction », p. 174sq.) 2 Il est remarquable que tous les philosophes et biologistes que nous avons cités ci-dessus pour signaler qu’ils s’intéressaient à la question de l’identité biologique (Buss, Ghiselin, Gould, Hull, Maynard-Smith, Michod) le font d’un point de vue évolutionnaire. La seule (relative) exception serait Jack Wilson. 3 R. Lewontin, « The units of selection » (1970) ; D. H. Janzen, « What are dandelions and aphids? » 1977 ; D. Hull (1978), op. cit. ; S. J. Gould (2002), op. cit.

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17

côté du gène, du génome, de la cellule, voire du groupe, de l’espèce, etc. Il semble

difficile pour l’immunologie, par conséquent, de considérer qu’elle seule répond à

la question de l’individuation biologique.

L’immunologie doit donc tenir compte de ces autres disciplines biologiques qui

prétendent elles aussi éclairer la question de l’identité biologique. Nous devrons

déterminer quelles relations le discours immunologique entretient avec ces autres

disciplines : doit-on parler de complémentarité des différentes approches ? De

conflit entre elles ? Ou encore existe-t-il en réalité des différences d’objets, qui

font que les unes et les autres n’entendent pas la même chose par les termes

« unicité » ou « individualité » ?

4. Le problème de l’échelle du vivant à laquelle se pose la question

de l’identité biologique

La confrontation, que nous venons d’esquisser, entre immunologie et biologie

de l’évolution sur la question de l’individuation met en évidence un problème

important, celui de savoir à quelle échelle du vivant se pose la question de

l’identité biologique. En effet, l’individuation par la théorie de l’évolution paraît

s’appliquer à toute une hiérarchie d’êtres vivants (gène, cellule, organisme, etc.),

tandis que l’individuation par l’immunologie semble ne concerner que le niveau

des organismes. Or, rien n’indique que la question de l’identité de l’être vivant

doive se poser uniquement au niveau de l’organisme. Les immunologistes ne

prennent-ils pas le risque de se méprendre sur les conditions générales

d’individuation des êtres vivants en restreignant leur problème aux seuls

organismes ? En conséquence, nous devrons nous demander quels sont les

arguments de l’immunologie pour affirmer que penser l’identité d’un être vivant

revient avant tout ou uniquement à la penser au niveau de l’organisme.

Même si l’on admet que le problème de l’identité biologique se pose au niveau

d’un organisme (et non à un autre niveau du vivant), une question cruciale se

pose : sur quels organismes précisément porte l’immunologie ? Pour que

l’immunologie soit en mesure de nous offrir une conception générale de ce qui

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fait l’identité d’un organisme individuel, encore faudrait-il qu’elle s’applique à

tous les organismes, ou du moins à la grande majorité d’entre eux. Or, pour

Burnet, qui comme nous l’avons vu est le fondateur de la théorie du soi et du non-

soi, l’immunologie ne portait que sur les vertébrés supérieurs, eux seuls possédant

un véritable « système immunitaire ». Si Burnet a raison, alors l’immunologie ne

peut prétendre éclairer la question de l’identité de l’être vivant que pour une

fraction négligeable des êtres vivants, ce qui est en soi problématique, et qui en

outre mettrait l’immunologie considérablement en retrait par rapport à la biologie

de l’évolution, qui, elle, porte sur de nombreux niveaux du vivant. Dès le prochain

chapitre, cependant, nous montrerons, en nous appuyant en particulier sur les

recherches récentes sur l’immunité innée, que tous ou presque tous les organismes

possèdent un système immunitaire. Cela étant dit, le problème de savoir de quels

êtres vivants parle l’immunologie nous acompagnera tout au long de ce travail.

5. La biologie en quête de l’identité

À partir des analyses qui précèdent se posent les problèmes suivants :

i) La théorie immunologique du soi et du non-soi permet-elle de fonder

une conception satisfaisante de l’identité biologique ? Nous allons montrer que

cette théorie est inadéquate d’un point de vue expérimental et imprécise d’un

point de vue conceptuel. Nous en conclurons qu’elle ne peut pas fonder une

conception satisfaisante de l’identité biologique.

ii) Une autre théorie immunologique permet-elle de fonder une conception

satisfaisante de l’identité biologique ? Nous allons proposer une autre théorie, dite

« théorie de la continuité », en soulignant les arguments expérimentaux qui nous

semblent la valider. Nous montrerons que cette théorie peut permettre de fonder

une conception satisfaisante de l’identité biologique.

iii) Quel sens précis du terme d’ « identité » appliqué aux êtres vivants

l’immunologie peut-elle éclairer ? Nous montrerons que l’immunologie apporte

des éléments précis et décisifs à propos d’un sens particulier du terme, à savoir

celui de l’individualité diachronique des êtres vivants.

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iv) À quelle échelle du vivant la conception immunologique de l’identité

biologique se situe-t-elle ? Nous montrerons qu’elle se situe au niveau des

organismes seulement, mais qu’elle englobe tous les organismes, des

unicellulaires aux pluricellulaires. Nous verrons que ce domaine est suffisamment

vaste pour que l’utilité de l’immunologie pour traiter la question de l’identité

biologique soit manifeste.

v) À quoi aboutit le recours à l’immunologie pour répondre à la question

de l’identité biologique ? Nous verrons qu’il aboutit à une définition précise de ce

qui compte comme un organisme. L’une de nos thèses sera que l’organisme n’est

pas une réalité endogène, autrement dit que l’organisme n’est pas l’ensemble des

constituants biologiques issus des divisions successives et autonomes d’une

cellule œuf. Nous montrerons pourquoi et en quel sens l’organisme est, au

contraire, une réalité hétérogène, c'est-à-dire faite de constituants d’origines

différentes.

vi) Comment articuler l’apport de l’immunologie et celui d’autres

domaines, en particulier celui de la biologie de l’évolution, pour rendre compte de

l’identité biologique ? Nous montrerons que l’immunologie permet une

individuation physiologique des êtres vivants qui, une fois articulée à

l’individuation évolutionnaire des êtres vivants, permet de préciser cette dernière

et d’affirmer que l’organisme est probablement le meilleur exemple d’individu

biologique qui se trouve dans la nature.

Notre problème est donc de savoir ce qui fait l’identité d’un être vivant. Pour

tenter d’y répondre, nous allons procéder à un examen de l’immunologie

contemporaine. Cet examen sera partiellement historique, centré sur les thèses que

Burnet a proposées des années 1950 aux années 1970. Néanmoins, il consistera

principalement en une investigation conceptuelle et théorique à propos de

l’immunologie actuelle (essentiellement depuis les années 1990 et surtout depuis

les années 2000), ainsi qu’en l’examen d’une question d’ordre métaphysique à

partir d’arguments scientifiques.

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Notre objectif est de montrer que la compréhension de l’identité biologique ne

peut pas se passer des résultats de l’immunologie contemporaine, autrement dit

que l’immunologie est essentielle à la question de l’identité des êtres vivants.

Nous souhaitons montrer que l’immunologie offre un point d’ancrage original et

fécond pour définir l’identité biologique, sous sa modalité de ce qui fait

l’individualité de l’être vivant à travers le temps.

Pour tenter de montrer ce que l’immunologie contemporaine peut apporter à la

définition de l’identité biologique, et plus précisément pour répondre aux

problèmes posés ci-dessus, nous avons divisé notre travail en trois parties. Dans la

première, nous analysons de manière critique la théorie du soi et du non-soi, qui

domine l’immunologie contemporaine. Dans la deuxième, nous proposons notre

théorie, la théorie de la continuité, en montrant ce qui la fonde et ce qu’elle

apporte. Enfin, dans la troisième partie, nous montrons comment la conception de

l’immunité que nous défendons permet d’offrir une définition de l’organisme en

tant qu’individu biologique, et de repenser certaines interactions entre l’organisme

et son environnement.

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Première partie

Analyse critique de la

théorie immunologique du

soi et du non-soi

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CHAPITRE 1

Comment définir l’immunologie

et ses deux concepts centraux, le

soi et le non-soi ?

Ce premier chapitre s’efforce de poser deux questions, qui fondent la suite de

notre argumentation :

1) Comment définir l’immunologie ? Nous donnerons de ce terme la

définition courante (celle que les immunologistes donnent le plus fréquemment),

la définition institutionnelle (c'est-à-dire ce qui distingue l’immunologie en tant

que discipline de la biologie), puis notre propre définition. Nous pourrons à partir

de là poser une question qui est impliquée par la question plus générale de la

définition de l’immunologie, à savoir : quels organismes possèdent un système

immunitaire ? Par exemple, existe-t-il un système immunitaire chez les

invertébrés et chez les plantes ?

2) Comment définir les notions centrales de l’immunologie, à savoir le

« soi » et le « non-soi » ?

Ce chapitre fait appel à des données scientifiques récentes et parfois complexes,

mais nous avons essayé de bien mettre en évidence les thèses que nous souhaitons

établir. Par souci de clarté, ces thèses sont rappelées dans la conclusion du

chapitre.

1. Qu’est-ce que l’immunologie ?

1.1. La définition courante de l’immunologie

L’immunologie se définit comme la science de l’immunité. Le mot

« immunité » vient du latin immunitas, « exemption, dispense, remise », dérivé de

immunis, qui, en droit romain, signifiait « dispensé de toute charge, d’impôt ». Il

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renvoie donc à l’idée d’exception au cas général, de spécificité. En français, le

mot « immunité » désigne d’abord la franchise, puis constitue un terme de droit

constitutionnel (immunité parlementaire) et international (immunité

diplomatique). On retrouve bien dans ces sens l’idée d’exception. Au XIXe siècle

(1865, Littré et Robin), le mot est repris en biologie pour désigner la propriété que

possède un organisme d’être réfractaire à certains agents pathogènes. On

considère généralement que l’immunité biologique renvoie à l’idée selon laquelle

un organisme dispose d’une capacité de réagir à un pathogène afin d’échapper à la

pathologie. L’immunologie apparaît donc comme l’étude des moyens par lesquels

un organisme échappe aux effets pathogènes de certaines substances.

Sur cette base, l’immunologie a traditionnellement été définie comme la

discipline qui étudie les systèmes de défense des êtres vivants contre les

organismes pathogènes, c'est-à-dire susceptibles d’induire des maladies, qu’il

s’agisse de micro-organismes (virus, bactéries) ou de macro-organismes

(macroparasites, champignons). Nous verrons plus loin que cette définition

fonctionnelle de l’immunologie comme science qui étudie les moyens de défense

des organismes pose un certain nombre de difficultés. Néanmoins, il s’agit là de la

définition la plus couramment admise de la discipline, aussi bien par les

immunologistes eux-mêmes1 que par le grand public2. En outre, c’est au sein de

cette définition de l’immunité comme défense que s’est constituée l’immunologie

comme discipline autonome.

1.2. La constitution de l’immunologie comme discipline autonome au

sein des sciences biologiques

À la question « qu’est-ce que l’immunologie ? », on peut répondre qu’il s’agit

de la discipline qui étudie les moyens de défense contre les agents pathogènes, 1 Voir par exemple C. A. Janeway, « How the immune system protects the host from infection » (2001) : « La fonction principale (main job) du système immunitaire est de protéger contre les agents infectieux » (p. 1167). 2 Voir le numéro spécial de la revue de vulgarisation scientifique Scientific American intitulé « Life and Death of the Immune System » (1993). Voir en particulier, dans ce numéro de Scientific

American : Nossal G. « Life, Death and The Immune System » (p. 53-62). En français, voir le dossier spécial de la revue Pour la Science intitulé « Les défenses de l’organisme », Octobre 2000.

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mais on peut aussi apporter une réponse de type académique ou institutionnel, en

disant qu’il s’agit d’une branche particulière des sciences biologiques. Pour

autant, répondre à la question « qu’est-ce qui caractérise en propre l’objet de

l’immunologie par rapport aux autres objets de la biologie ? » n’est pas facile.

L’immunologie ne constituait pas, avant les années 1930, une discipline propre,

étudiée comme telle par les médecins ou les biologistes. On peut distinguer trois

étapes dans la constitution de l’immunologie comme science autonome :

l’immunisation, l’élaboration d’une théorie de l’immunité, et enfin la mise en

place de la discipline immunologique (enseignement identifié, spécialisation,

constitution d’une société savante qui témoigne d’une réflexion commune, d’où

l’élaboration de programmes de recherche et la création de centres de recherche et

instituts).

1.2.1. Première étape : l’immunisation ou vaccination

La première étape de la constitution de l’immunologie comme discipline

autonome est celle de l’immunisation ou vaccination scientifique. D’une manière

générale, la vaccination est un acte médical qui a pour but de prévenir le

développement d’une maladie. Plus spécifiquement, l’immunisation est le

processus par lequel le contact d’un organisme avec un agent pathogène lui

permet ultérieurement de résister aux effets destructeurs de celui-ci. Déterminer

les origines historiques de la vaccination est une tâche très difficile1, car on en

trouve des traces en de nombreux endroits du monde, depuis la Chine du Xe siècle

jusqu’à l’Empire ottoman du début du XVIIIe siècle, sans qu’il soit aisé de

déterminer un acte de naissance qui serait accepté par tous.

Ce n’est qu’au XIXe siècle, cependant, que l’immunisation devient

« scientifique », au sens où elle se fait à grande échelle et débouche sur

l’éradication de plusieurs maladies. Les trois figures majeures de cette époque

1 A-M. Moulin (ed.), L’aventure de la vaccination (1996a) et A-M. Moulin, Le dernier langage de

la médecine. Histoire de l’immunologie de Pasteur au Sida (1991a), section intitulée « Le mythe des origines » (pages 19 à 22).

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sont l’Anglais Edward Jenner (1749-1823), l’Allemand Robert Koch (1843-1910)

et le Français Louis Pasteur (1822-1895). Jenner est à l’origine de la

« vaccination », au sens de l’inoculation à l’homme du virus de la variole des

vaches (« vaccine ») pour prévenir la variole humaine. L’apport de Robert Koch

est d’une importance majeure : c’est lui et son équipe qui montrent que les

maladies infectieuses sont causées par des micro-organismes, chacun d’entre eux

étant responsable d’une pathologie particulière1. Pasteur, pour sa part, emploie le

terme de « vaccination »2, mais pour désigner, d’une façon générale, toute

inoculation de germes atténués ou inactivés par des procédés de laboratoire qui

prévient l’éruption d’une maladie. L’époque de Pasteur est marquée par de

grandes ambitions et par d’immenses espoirs concernant la possibilité de

supprimer toutes les maladies. Elle reste l’époque la plus importante pour

comprendre ce que les réflexions sur l’immunisation ont apporté à la constitution

de l’immunologie3, et ce bien que de nombreux historiens des sciences

contemporains aient contesté la manière dont Pasteur interprétait ses propres

expériences4.

L’immunisation est une étape très importante car c’est alors que l’on prend

conscience de l’existence de ce qu’on appelle la « mémoire » immunitaire. Cette

dernière désigne la capacité d’un organisme de réagir de façon plus rapide et plus

intense lors d’un deuxième contact avec un antigène donné. Le système

immunitaire semble capable d’« apprendre » à attaquer plus efficacement un

antigène donné. C’est ce phénomène de mémoire immunitaire qui est utilisé dans

le cas des vaccins. Pour autant, la mémoire immunitaire n’est pas un composant

nécessaire de l’immunité : l’immunologie contemporaine distingue deux types

d’immunité, l’une dite « innée » et l’autre dite « adaptative ». Les organismes

1 Les travaux de Robert Koch, parfois insuffisamment mis en valeur en France en raison de l’idée persistante d’une concurrence avec Pasteur, lui valurent le Prix Nobel de Physiologie-Médecine en 1905. Koch a, en particulier, découvert le bacille de la tuberculose (1882), qui porte son nom. 2 Attesté en 1801, donc bien avant la naissance de Pasteur. (Rey A. Dictionnaire historique de la

langue française, Le Robert, 1992). 3 C. A. Janeway, « How the immune system protects the host from infection » (2001), op. cit. 4 Voir M. D. Grmek, « L'âge héroïque : les vaccins de Pasteur » (1996). Voir aussi B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes (1994).

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dotés d’une immunité adaptative sont ceux qui sont capables de déclencher une

réaction immunitaire plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre

avec un antigène – autrement dit ceux qui sont dotés d’une « mémoire »

immunitaire1.

Néanmoins, on ne peut pas encore véritablement parler d’unité et d’autonomie

de l’immunologie à cette époque, puisqu’on ne dispose pas de théorie de

l’immunité.

1.2.2. Deuxième étape : l’élaboration d’une théorie de l’immunité

La deuxième étape correspond à l’amorce de la constitution de l’immunologie

comme science, ce qui ne fut possible que grâce à l’élaboration d’une théorie de

l’immunité, théorie que l’on doit à Elie Metchnikoff, zoologiste russe devenu

directeur de l’Institut Pasteur à Paris. Le rôle décisif qu’a joué Metchnikoff pour

l’immunologie théorique a été bien montré par Alfred Tauber et Leon Chernyak2.

Metchnikoff propose de placer les cellules phagocytaires ou macrophages au

centre du fonctionnement de l’immunité. Ces cellules sont, selon lui et ses

collaborateurs, responsables à la fois de toutes les formes de destruction des

pathogènes, et du maintien de l’équilibre cellulaire de l’organisme (les phagocytes

– du grec ancien fagein, manger – avalant aussi bien les pathogènes que les

cellules mortes de l’organisme, ou même des éléments inertes). Ainsi se constitue

rapidement avec Metchnikoff ce qu’on a appelé la théorie cellulaire de

l’immunité. Cette théorie cellulaire entre en conflit avec sa concurrente, la théorie

humorale de l’immunité, représentée, en particulier, par Robert Koch et Emil von

Behring. Comme l’a montré l’historien de l’immunologie Arthur Silverstein, ce

conflit fut très intense3. C’est l’élaboration théorique due à Metchnikoff,

1 Nous montrons plus bas pourquoi cette distinction doit être relativisée. Nous nous en tenons, ici, à la manière dont l’immunologie est habituellement présentée. 2 A. I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the origins of immunology (1991a). Nous revenons sur Metchnikoff au prochain chapitre. 3 A. Silverstein, A History of Immunology (1989). Voir en particulier le chapitre intitulé « Cellular versus Humoral Immunity: Determinants and Consequences of an Epic Nineteenth-Century Battle », pp. 38-58.

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zoologiste profondément darwinien1 s’imposant peu à peu à l’Institut Pasteur,

malgré les réticences qu’il suscitait initialement, quelques années après la mort de

son fondateur, qui donne une première unité véritable à la science

immunologique.

1.2.3. Troisième étape : l’institutionnalisation de la discipline

Ce n’est qu’à partir des années 1930 que l’immunologie commence à être

considérée comme une discipline autonome, identifiée comme une spécialité dans

le parcours universitaire, d’abord pour les médecins, puis pour les biologistes.

Jusqu’alors, on ne saurait parler de l’immunologie comme d’un domaine bien

délimité au sein de l’ensemble des sciences biologiques : elle est, la plupart du

temps, considérée comme une branche de la microbiologie. Il semble en effet que

la première chaire proprement consacrée à l’immunologie au monde ait été celle

d’Arthur Coca, à l’Université de Cornell, en 19252. Cependant, même après la

création de cette première chaire, suivie peu à peu par d’autres à travers le monde,

l’immunologie ne joue, jusque dans les années 1960, qu’un rôle secondaire dans

les cursus universitaires3. Les années 1960 constituent de fait un tournant décisif

pour l’immunologie4, qui s’autonomise tout à fait en devenant l’une des branches

les plus dynamiques, les plus actives, de la biologie – ce qu’elle est encore

aujourd'hui. Les expériences sur la transplantation humaine (notamment la

première greffe de rein en 1959) jouent un rôle majeur dans la constitution de

l’immunologie comme science autonome et influente5. Elles contribuent aussi, à

travers l’idée de « compatibilité » entre donneurs, à forger la thèse selon laquelle

1 À une époque où les savants français n’étaient guère enclins à adopter le darwinisme, Metchnikoff, formé à l’école russe qui, pour sa part, avait été très influencée par la pensée de Darwin, parvient au prix de nombreux efforts à imposer une vision darwinienne de l’activité des cellules immunitaires. Voir A. Silverstein, « Darwinisim and Immunology : from Metchnikoff to Burnet » (2003). 2 A-M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991a), op. cit., pp. 121 et 140. 3 A-M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991a), op. cit., p. 11. 4 T. Söderqvist and C. Stillwell, « Essay Review : The historiography of immunology is still in its infancy » (1999). 5 P. M. H. Mazumdar, « History of Immunology » (2003). Voir également P. M. H. Mazumdar, Species and Specificity : an interpretation of the history of immunology (1995).

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l’objet de l’immunologie est la « défense contre le non-soi », le « non-soi »

désignant tout ce qui est étranger à l’organisme considéré.

1.3. La définition de l’immunologie que nous proposons

La définition de l’immunologie comme science étudiant la défense des

organismes contre leurs pathogènes est fortement liée à la théorie du soi et du

non-soi. Or, dans la suite de ce travail, la validité de la théorie du soi et du non-soi

est critiquée. Il en résulte une possible conséquence négative : si nous refusons

d’adopter la théorie du soi et du non-soi, allons-nous nous retrouver sans

définition structurante de l’immunologie, c'est-à-dire sans une définition de

l’immunologie nous permettant, tout au long de ce travail, de savoir de quoi on

parle exactement quand on emploie ce terme ? Au contraire, nous proposons de

définir l’immunologie d’une manière structurante comme la discipline qui étudie

les interactions spécifiques entre les récepteurs immunitaires et les motifs

antigéniques, interactions susceptibles de conduire à des mécanismes de

destruction ou de prévention de la destruction des antigènes cibles. Cette

définition peut être acceptée par tous les immunologistes, y compris ceux qui

défendent la théorie du soi et du non-soi. Que signifie précisément cette

définition par la reconnaissance spécifique ?

Cette définition consiste à rattacher l’immunité à l’idée de reconnaissance, c'est-

à-dire en réalité à l’idée de réaction spécifique, ce qui permet de comprendre toute

immunité comme une spécificité. L’immunité serait une capacité à échapper de

manière spécifique à des antigènes. Nous devons donc commencer par définir ce

qu’est un antigène. Originellement, on appelait antigène1 toute substance capable

de se lier à un anticorps (les anticorps ou immunoglobulines sont les molécules de

surface des lymphocytes B, ou sécrétées par eux)2. Aujourd'hui, on appelle plus

généralement antigène n’importe quelle molécule susceptible de provoquer une

1 Le terme initial était celui d’antisomatogène. 2 Nous décrivons ci-dessous les principales cellules du système immunitaire : voir section 1.5, « Présentation du système immunitaire », et le tableau résumant le nom des principales cellules immunitaires.

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réaction immunitaire dans un organisme. Deux remarques s’imposent cependant.

Premièrement, tout antigène n’est pas nécessairement immunogène : seuls les

antigènes qui déclenchent effectivement une réponse immunitaire effectrice sont

appelés immunogènes. Deuxièmement, tout antigène (et tout immunogène) n’est

pas nécessairement pathogène : seuls les antigènes qui déclenchent une

destruction ou une maladie sont dits pathogènes.

Selon notre définition, il n’y a proprement immunité que là où il y a une

réaction spécifique entre un antigène et des récepteurs portés par des acteurs du

système immunitaire. Dès lors, la distinction entre immunité « spécifique » et

immunité « non-spécifique » perd, dans notre problématique, de sa pertinence : on

appelle d’ordinaire immunité « spécifique » l’immunité caractérisée par la grande

diversité des récepteurs portés par les cellules concernées, donc essentiellement

l’immunité assurée par les lymphocytes B et T, tandis que l’immunité « non-

spécifique » désigne l’immunité assurée par les surfaces épithéliales, les

macrophages, les cellules dendritiques, le complément, les cellules tueuses

naturelles (ou NK pour « natural killer », qui sont de grands lymphocytes

granulés)1, etc. Or, selon la définition que nous proposons, cette dichotomie se

trouve complètement modifiée : certains acteurs de l’immunité dite « non-

spécifique » seront considérés comme tout simplement en dehors du champ de

l’immunité, car aucune interaction spécifique avec l’antigène ne se produit grâce à

eux (ce qui concerne aussi bien, par exemple, les surfaces épithéliales que les

substances antifongiques indifférenciées), alors que d’autres acteurs de

l’immunité dite « non-spécifique » seront en réalité classés dans l’immunité (par

définition spécifique), au sens où ils disposent bien de récepteurs susceptibles de

réagir avec des antigènes, et où leur prétendue « non-spécificité » n’est en fait que

le signe que le motif qu’ils reconnaissent (de manière proprement spécifique) est

très répandu dans la nature. C’est le cas par exemple des récepteurs « Toll-like »

(« TLR » pour Toll Like Receptors), situés sur les cellules présentatrices

d’antigènes. Ces molécules de surface, nommées à partir des récepteurs

1 W. M. Yokoyama, S. Kim and A. R. French, « The dynamic life of natural killer cells » (2004).

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31

découverts chez la mouche drosophile (récepteurs « Toll »), sont susceptibles de

se lier avec des motifs pathogéniques très répétés dans la nature1. Nous incluons

donc dans notre définition de l’immunité les macrophages, les cellules

dendritiques, les cellules tueuses naturelles, etc. – c'est-à-dire toutes les cellules

immunitaires dotées de récepteurs. Il ne faut en effet pas confondre l’absence de

spécificité et la spécificité pour un motif très répété. Toute immunité présuppose

une réaction spécifique entre un antigène et des récepteurs portés par les acteurs

immunitaires.

En résumé, notre définition de l’immunité s’appuie sur deux thèses :

1) Il n’y a immunité que lorsqu’il y a réaction spécifique avec un antigène.

(Autrement dit : toute immunité est spécifique).

2) Il y a immunité dès lors qu’il y a un récepteur susceptible de reconnaître

un motif antigénique (ou ligand), quand bien même ce motif antigénique serait

très répété dans la nature.

L’immunologie est donc l’étude de l’ensemble des réactions spécifiques de

liaison entre les récepteurs immunitaires de l’organisme et des motifs antigéniques

ou ligands. Ici, on pourrait nous faire une objection : le terme « immunitaire »

dans l’expression « récepteurs immunitaires » ne tend-il pas à montrer que notre

définition de l’immunologie est circulaire, puisque l’on définit « l’immunologie »

par « l’immunitaire » ? En réalité, cette définition n’est pas circulaire car les types

de cellules immunitaires sont clairement définis et observables, de même que sont

parfaitement observables les liaisons entre les récepteurs cellulaires et un

antigène. Dès lors, on peut dresser une liste des cellules dont les récepteurs sont

susceptibles de se lier à des antigènes, et définir l’immunologie comme l’étude de

toutes ces liaisons spécifiques. Ces cellules immunitaires sont, chez les

mammifères : les monocytes, qui se différencient en macrophages, les mastocytes,

les cellules dendritiques, les granulocytes ou polynucléaires (neutrophiles,

éosinophiles, basophiles), les lymphocytes (B et T) ainsi que les cellules tueuses

1 C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Viral interference with IL-1 and Toll signaling » (2000) ; C. A. Janeway, « How the immune sytem protects the host from infection » (2001), op. cit. ; R. Medzhitov, « Toll-like receptors and innate immunity » (2001) ; K. Takeda, T. Kaisho and S. Akira, « Toll-Like Receptors » (2003).

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naturelles1. Nous définissons donc l’immunologie par ses objets, ce qui est

souvent le cas quand on efforce de définir une science2. Il s’agit ici d’une

définition d’ordre biochimique, puisque le critère de définition est la spécificité

des interactions entre récepteurs et ligands. Comment, cependant, savoir quelles

sont les cellules que l’on est en droit d’inclure parmi les cellules immunitaires et

celles que l’on va exclure ? Comme nous l’avons dit dans notre définition

préliminaire, c’est leur capacité de réactivité, c'est-à-dire leur capacité de

déclenchement de mécanismes effecteurs (soit activateurs, soit inhibiteurs), qui

permet de définir ces cellules, et donc en définitive leur capacité à détruire ou

prévenir la destruction des cibles avec lesquels elles réagissent. Ainsi, puisque

l’on peut observer et recenser les interactions spécifiques entre les récepteurs

immunitaires et leurs ligands, la définition proposée n’est pas circulaire. Nous

pouvons donc bien maintenir notre définition selon laquelle l’immunologie

désigne l’ensemble des réactions spécifiques de liaison entre les récepteurs portés

par les cellules immunitaires de l’organisme et des motifs antigéniques.

1.4. Quels organismes disposent d’une immunité ?

La définition de l’immunité que nous venons de donner nous permet de préciser

un point décisif, sur lequel nous aurons constamment à revenir dans la suite de

nos analyses : quels sont les organismes qui possèdent une immunité ? Etant

donné qu’il s’agit d’un problème crucial, qui définit le domaine d’extension de

tout notre travail, nous allons ici présenter la thèse de Burnet3 sur cette question,

avant de montrer pourquoi nous allons, pour notre part, adopter une conception

très étendue du domaine de l’immunité, en affirmant que tous les organismes –

unicellulaires comme pluricellulaires – possèdent un système immunitaire. 1 De nouveau, on peut ici se rapporter au tableau des cellules du système immunitaire qui se trouve dans la section 1.5. 2 Bien entendu, ces objets varient selon les espèces : le système immunitaire d’une mouche drosophile, par exemple, n’est que partiellement similaire à celui de l’être humain. L’immunologie comme discipline intègre donc dans son domaine de travail l’ensemble de ces objets. L’important est en effet que, dans tous les cas, on définit les acteurs de l’immunité à partir d’un seul et même critère, celui de la spécificité des interactions. 3 Comme nous l’avons souligné dès l’introduction, Burnet, le fondateur de la théorie du soi et du non-soi, est l’immunologiste qui a eu le plus d’influence sur la discipline.

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33

1.4.1. La thèse de Burnet quant au domaine d’extension de l’immunité

La réponse de Burnet sur ce point est que seuls les vertébrés à mâchoires

possèdent un véritable système immunitaire. Sans anticiper sur le prochain

chapitre, qui, à partir d’un examen précis de la théorie du soi et du non-soi,

montrera en détail quel est son domaine d’extension, nous voudrions ici mettre en

évidence trois points qui expliquent que Burnet ait limité l’immunité aux seuls

vertébrés à mâchoires. Premièrement, Burnet pensait que seule l’immunité assurée

par les lymphocytes était réellement spécifique, et donc constituait une véritable

immunité. Deuxièmement, dans une vision de l’immunologie qui était, comme on

l’a vu ci-dessus en décrivant la naissance de la discipline, très marquée par

l’importance des phénomènes de vaccination, il considérait qu’il n’y avait de

véritable immunité que là où existaient des phénomènes de mémoire

immunitaire1. Or, jusqu’à très récemment, il y avait un consensus pour considérer

que, au cours de l’évolution, c’est seulement avec les vertébrés à mâchoires

qu’apparaît la mémoire immunitaire2. Ces trois raisons expliquent en grande

partie pourquoi, dans la pensée de Burnet, l’immunité au sens strict ne pouvait

concerner que les vertébrés supérieurs. Le prochain chapitre nous permettra de

mieux expliquer sa théorie immunologique, il nous suffit ici de signaler comment

l’immunologie contemporaine a modifié la conception de Burnet quant au

domaine d’extension de l’immunité.

1.4.2. L’extension de l’immunité aux animaux à immunité innée dans

l’immunologie contemporaine

La plupart des immunologistes considèrent aujourd'hui, à l’encontre de Burnet,

que l’on peut parler de système immunitaire chez tous les animaux, vertébrés

1 C'est-à-dire, comme on l’a souligné ci-dessus, de mécanisme assurant une réponse immunitaire plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec le même antigène. 2 Nous montrons plus bas que cette thèse est en réalité erronée.

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comme invertébrés. Les invertébrés disposent d’excellents systèmes immunitaires,

souvent aussi efficaces et aussi complexes que ceux des vertébrés, voire

davantage.

L’idée selon laquelle des animaux invertébrés ont une immunité n’a pas été

acceptée sans un long travail de démonstration de la part des premiers

investigateurs de l’immunité dite « innée »1. Les travaux sur les insectes, au

premier rang desquels les mouches drosophiles (Drosophila melanogaster), ont

joué un rôle décisif dans cette mise en évidence d’une immunité chez les

invertébrés. Montrons rapidement pourquoi on peut parler d’une véritable

immunité chez les drosophiles2. Outre les épithelia qui constituent des barrières

physiques à l’entrée des microbes, la drosophile dispose de plusieurs mécanismes

immunitaires3. Il s’agit principalement d’une part d’une réponse de type cellulaire,

à savoir la phagocytose des pathogènes grâce à des cellules appelées

« plasmatocytes »4, et d’autre part d’une réponse de type humoral, assurée par le

« corps gras » (l’équivalent du foie des mammifères). Ces mécanismes impliquent

une véritable interaction spécifique avec des motifs de surface portés par les

cibles5. La réponse cellulaire est principalement réalisée par les plasmatocytes, qui

peuvent éliminer à la fois des micro-organismes et des cellules apoptotiques

(c'est-à-dire subissant une mort cellulaire programmée). Elle repose sur

l’interaction entre des récepteurs spécifiques et des motifs situés en surface des

1 C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition » (2002). Voir également l’article fondateur de Charles Janeway, « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology » (1989). 2 Dans les pages qui suivent, nous allons décrire les détails cellulaires et moléculaires de l’immunité des mouches drosophiles, puis des plantes, et enfin des êtres unicellulaires comme les bactéries et archaebactéries. Il est bien évident qu’il n’est pas nécessaire de suivre tous les détails de ces descriptions pour comprendre la thèse principale que nous voulons défendre ici, à savoir que l’immunité est un phénomène ubiquitaire dans la nature. 3 Pour cette analyse de l’immunité des drosophiles, nous nous appuyons ici principalement sur B. Lemaitre et J. Hoffmann, « The Host Defense of Drosophila melanogaster » (2007). 4 Les plasmatocytes sont une sous-famille des hémocytes de la drosophile, constituant entre 90 et 95% de ces derniers. 5 Les immunologistes emploient le terme de « reconnaissance » pour désigner une telle interaction : voir C. A. Janeway and R. Medzhitov (2002), op. cit. et C. A. Brennan et K. V. Anderson, « Drosophila: The Genetics of Innate Immune Recognition and Response » (2004).

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micro-organismes ou des cellules apoptotiques1. La réponse humorale, quant à

elle, mobilise des récepteurs immunitaires appartenant à plusieurs familles, mais

dont la mieux connue est celle des récepteurs « Toll »2. Contrairement à ce qui se

passe dans le cas de la réponse cellulaire, la reconnaissance qui déclenche la

réponse humorale est dite « indirecte » car elle n’est pas effectuée par les

récepteurs de surface portés par les cellules immunitaires, mais par des protéines

distinctes. De fait, la détection des microbes nécessite un contact direct entre une

protéine de l’hôte que l’on appelle un « récepteur de reconnaissance d’un motif »

(« PRR » pour pattern recognition receptor) et une molécule microbienne. Deux

familles de protéines sont principalement impliquées, les « protéines de

reconnaissance des peptidoglycans » (« PGRP » pour peptidoglycan recognition

proteins)3 et les protéines de liaison à des bactéries à Gram négatif (« GNBPs »

pour Gram-negative binding proteins). Suite à l’interaction avec des pathogènes,

des gènes codant pour des peptides antimicrobiens spécifiques sont activés. Cette

immunité complexe de la mouche drosophile repose sur des voies de

reconnaissance spécifiques et aboutit à la destruction d’une grande variété de

pathogènes. Elle présente en outre de nombreux points communs avec l’immunité

des vertébrés, qui reflètent même parfois la conservation de certains mécanismes à

travers l’évolution4.

Un autre élément décisif pour montrer que les invertébrés ont une immunité est

venu de la démonstration que, contrairement à ce que l’on a cru pendant des

décennies, plusieurs de ces derniers possèdent des mécanismes de « mémoire »

immunitaire, c'est-à-dire peuvent déclencher une réponse immunitaire plus rapide

1 M. Ramet et al. « Drosophila scavenger receptor CI is a pattern recognition receptor for bacteria » (2001) ; C. Kocks et al., « Eater, a transmembrane protein mediating phagocytosis of bacterial pathogens in Drosophila » (2005). 2 Comme nous l’avons souligné ci-dessus, des équivalents des récepteurs Toll ont été découverts chez les vertébrés, et notamment chez l’être humain, d’où leur nom de « Toll-like receptors » (TLR) dans ce cas. 3 M. Gottar et al., « The Drosophila immune response against Gram-negative bacteria is mediated by a peptidoglycan recognition protein » (2002) ; K-M. Choe et al., « Requirement for a Peptidoglycan Recognition Protein (PGRP) in relish activation and antibacterial immune responses in Drosophila » (2002) ; T. Michel et al., « Drosophila Toll is activated by Gram-positive bacteria through a circulating peptidoglycan recognition protein » (2001). 4 R. J. Khush, F. Leulier and B. Lemaitre, « Pathogen surveillance – the flies have it » (2002).

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et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec un antigène. En effet,

l’existence de mécanismes d’augmentation de l’intensité et de la rapidité de la

réponse immunitaire a été mise en évidence aussi bien chez des animaux

invertébrés1 que chez de nombreuses plantes2. Plusieurs invertébrés possèdent une

immunité de type adaptatif3, ce qui a privé les vertébrés à mâchoires de ce que

l’on considérait comme l’une de leurs propriétés exclusives.

La thèse selon laquelle les plantes disposent elles aussi d’une immunité, qui

semble évidente depuis longtemps aux agronomes, est aujourd’hui admise de

manière de plus en plus courante par les immunologistes classiques. Nous allons

montrer pourquoi il est indispensable d’admettre cette idée dans le point suivant,

qui est pour nous l’occasion, plus généralement, d’établir notre thèse quant au

domaine d’extension de l’immunité, à savoir que l’on trouve cette dernière aussi

bien chez les invertébrés que chez les vertébrés, mais aussi chez les plantes et

chez les organismes unicellulaires.

1.4.3. Notre thèse : il existe une immunité chez tous les organismes,

unicellulaires comme pluricellulaires

La réponse que nous défendons ici, et qui nous permettra en définitive de

proposer une théorie véritablement générale de l’immunité, est que l’on trouve un

système immunitaire chez tous les organismes, pluricellulaires comme

unicellulaires. Au vu des découvertes très récentes dans le domaine de l’immunité

dite « innée », cette réponse ne devrait pas apparaître comme controversée, du

1 J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity » (2003). Voir également G. Hemmrich et al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007). Pour une perspective d’ensemble, voir G. W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of immunity ? » (2007). 2 S. Ryals et al. « Systemic acquired resistance » (1996). Toutefois, le phénomène de résistance systémique acquise chez les plantes est non-spécifique et sa durée est seulement de quelques heures ou quelques jours. 3 J. Kurtz and S. A. O. Armitage, « Alternative adaptive immunity in invertebrates » (2006) ; G. W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of immunity ? » (2007), op. cit. C’est le cas également des vertébrés sans mâchoire : M. N. Alder et al., « Diversity and function of adaptive immune receptors in a jawless vertebrate » (2005).

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moins en ce qui concerne les organismes pluricellulaires1. L’immunologie

contemporaine, en effet, a trouvé des mécanismes d’interaction spécifique

susceptibles de conduire à la destruction de la cible chez tous les organismes pour

lesquels elle a effectué des recherches. Autrement dit, partout dans le vivant, et

contrairement à ce que l’on croyait il y a encore dix ou quinze ans, des

mécanismes immunitaires sont à l’œuvre. En un sens, cela ne devrait pas nous

surprendre, car tous les organismes, même les plus simples, sont soumis à l’action

de pathogènes2. Cependant, la question est ensuite de savoir si ces organismes

possèdent des mécanismes de reconnaissance spécifique de ces pathogènes,

susceptible de conduire à leur élimination. Nous avons vu comment l’idée qu’il

existe une immunité des insectes était parfaitement acceptée aujourd'hui, après

avoir suscité de nombreuses réticences. Montrons à présent pourquoi on peut

parler d’immunité chez les plantes3.

a) L’existence d’une immunité chez les plantes

Les plantes disposent de nombreux mécanismes immunitaires4, dont certains

sont très spécifiques. Un premier mécanisme immunitaire chez les plantes

consiste en la reconnaissance de motifs moléculaires associés à des pathogènes

(« PAMPs »)5. Cette immunité est induite par la reconnaissance, grâce à des

récepteurs situés sur la surface des cellules des plantes, de motifs microbiens

conservés au cours de l’évolution6. Par exemple, les plantes reconnaissent de

multiples constituants de surface des bactéries à Gram négatif, y compris le

1 Nous pensons que, d’ici peu, tous les immunologistes admettront qu’il existe une immunité chez tous les organismes pluricellulaires. À l’opposé, la thèse selon laquelle il existe une immunité chez les unicellulaires nous semble bien fondée, mais ne sera sans doute pas acceptée sans un long débat. 2 Comme le souligne Edwin Cooper dans un article récent de la revue Science : voir M. Leslie, « A slimy start for immunity » (2007). 3 Je remercie très chaleureusement Roselyne Richter, qui m’a beaucoup aidé à m’orienter dans la littérature sur l’immunité des plantes, sujet fondamental pour de nombreux biologistes (en particulier en agronomie), mais peu traité dans les grandes revues d’immunologie. 4 L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2002). 5 Dans la description de ce mécanisme, nous nous appuyons sur S. T. Chisholm et al. « Host-microbe interactions : shaping the evolution of the plant immune response » (2006). 6 T. Nurnberger et al. « Innate immunity in plants and animals : striking similarities and obvious differences » (2004).

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lipopolysaccharide et la flagelline. Cette reconnaissance de motifs microbiens

s’effectue grâce à des protéines qui se trouvent en surface des cellules de la

plante, comme par exemple, dans le cas d’un récepteur à flagelline que l’on trouve

chez la plante Arabidopsis, une kinase dite « receptor-like kinase », qui consiste

en des motifs extracellulaires riches en leucine (« LRR » pour leucine-rich

repeats) et un domaine intracellulaire serine/threonine.

L’une des réponses que la plante peut déclencher est ce que l’on appelle la

« réponse hypersensible » (hypersensitive response), qui est une forme de mort

cellulaire programmée localisée au niveau du site d’infection. Cette réponse

locale, limitée, est la conséquence d’une interaction spécifique avec le pathogène,

permettant de circonscrire le lieu de déclenchement de la mort cellulaire

programmée.

Un deuxième mécanisme immunitaire chez les plantes consiste en la

reconnaissance spécifique d’effecteurs pathogéniques. Les pathogènes aussi bien

bactériens, viraux que fongiques, sécrètent en effet de nombreux effecteurs, qui

inhibent ou du moins entravent le premier mécanisme immunitaire que nous

venons de décrire (à savoir la reconnaissance des PAMPs). Ce deuxième

mécanisme, connu depuis plus de trente ans et appelé « résistance gène pour

gène » (gene for gene resistance)1, permet aux plantes d’interagir de façon

spécifique avec ces effecteurs pathogéniques (appelés aussi parfois « Avr », pour

avirulence proteins), et de les éliminer. Cette résistance conduit à l’induction

d’une mort cellulaire programmée sur le site de l’infection et à l’inhibition de la

croissance du pathogène. Les plantes possèdent en effet des gènes de résistance

(appelés « R »), qui codent pour des protéines qui reconnaissent les effecteurs

pathogéniques spécialisés. D’un point de vue biochimique, l’application de

l’hypothèse « gène pour gène » est un modèle récepteur-ligand dans lequel les

plantes activent des mécanismes de défense après reconnaissance, grâce aux

protéines R, des produits pathogéniques issus du pathogène2. On peut classer les

1 H. H. Flor, « Current status of the gene-for-gene concept » (1971). 2 E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-gene » (1998). La première démonstration incontestable d’une interaction directe entre des

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protéines de résistance de la plante en deux catégories. La première catégorie est

une famille de protéines contenant un site de liaison à un nucléotide (« NBS »

pour nucleotide binding site) et des domaines répétés riches en leucine (« LRR »

pour leucine-rich repeat). Chez la seule Arabidopsis, on compte plus de cent

cinquante protéines de la famille NBS-LRR1. Notons que les protéines NBS-LRR

existent aussi chez les animaux, chez qui elles sont un constituant important du

système immunitaire inné2. La deuxième catégorie est constituée de protéines

avec des domaines répétés riches en leucine extracellulaires (« eLRR »). Toutes

ensembles, ces protéines participent à la résistance à tous les types de pathogènes.

Les plantes possèdent donc des mécanismes d’interaction spécifique avec des

motifs antigéniques, susceptibles d’aboutir à la destruction de la cible, selon un

modèle récepteur-ligand. On peut donc parler d’immunité des plantes, dans le

sens précis du terme d’immunité que nous avons adopté3. En particulier, le

deuxième mécanisme décrit ci-dessus, celui qui implique la reconnaissance

spécifique d’effecteurs pathogéniques, comporte d’importants points communs

avec l’immunité adaptative des vertébrés et notamment des mammifères :

L’évolution des plantes a contré [les pathogènes] avec des protéines qui détectent les

molécules effectrices spécifiques, un mécanisme appelé « immunité induite par les

effecteurs », qui correspond à une deuxième ligne de défense. L’immunité induite par les

effecteurs chez les plantes est plus proche de l’immunité adaptative des mammifères en ce

que des effecteurs pathogéniques, plutôt que des éléments conservés tels que les PAMPs,

sont reconnus de manière spécifique4.

protéines NBS-LRR et des effecteurs pathogéniques n’a été réalisée qu’en 2000, sur le riz : Y. Jia et al. « Direct interaction of resistance gene and avirulence gene products confers rice blast resistance » (2000). 1 J. L. Dangl and J. D. G. Jones, « Plant pathogens and integrated defence responses to infection » (2001). 2 Pour une analyse fine des points communs et des différences entre plante et animal de ce point de vue, voir G. Rairdan and P. Moffett, « Brothers in arms ? Common and contrasting themes in pathogen perception by plant NB-LRR and animal NACHT-LRR proteins » (2007). 3 Voir E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones (1998), op. cit., p. 456 : « Chez la plante, les protéines NB-LRR spécifient la résistance gène-pour-gène aux pathogènes animaux, fongiques, bactériens et viraux, et, prises ensemble, elles constituent un système de détection des pathogènes. Cet appareil inné de réponse fondée sur une reconnaissance génétique ressemble au système immunitaire animal ». (NB : l’expression « NB-LRR » renvoie à la même chose que « NBS-LRR ».) 4 B. J. DeYoung and R. W. Innes (2006), op. cit., p. 1243.

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b) La question de l’existence d’une immunité du génome : les différentes formes

du « silence ARN »

De plus en plus d’immunologistes s’accordent à dire que, en plus du système

immunitaire de l’organisme, il existe un système immunitaire propre au génome1.

Cette immunité génétique porte le nom générique de « silence ARN » (RNA

silencing)2. On retrouve ce phénomène chez tous les organismes eucaryotes, c'est-

à-dire possédant des cellules dotées d’un noyau. Le silence ARN nous semble

satisfaire la définition de l’immunité que nous avons donnée, comme nous allons

l’expliquer à présent. En tout état de cause, si les immunologistes des années à

venir confirment la thèse selon laquelle il s’agit bien d’une forme d’immunité, le

domaine de la discipline aura été considérablement étendu.

Sous le terme de « silence ARN », on réunit des mécanismes différents, mais

qui partagent un même principe de fonctionnement, consistant en ce que

l’expression d’un ou plusieurs gènes est partiellement ou complètement inhibée

par l’introduction d’un ARN anti-sens3. Le mécanisme le plus important et le plus

connu de silence ARN est « l’interférence ARN », qui désigne le phénomène par

lequel un micro ARN exprimé de façon endogène (miRNA) ou un petit ARN

interférent exogène (siRNA) induisent la dégradation de l’ARN messager

complémentaire. L’interférence ARN a été découverte chez le nématode

Caenorhabditis elegans en 1998, par Andrew Z. Fire et Craig C. Mello,

récompensés par le Prix Nobel de Physiologie et de Médecine en 2006. Ces deux

chercheurs ont montré que la synthèse de certaines protéines pouvait être réduite

de façon spécifique en introduisant un ARN double brin dans les cellules du

nématode. L’ARN dit « interférent » se lie spécifiquement avec l’ARN messager

cible, conduisant à sa dégradation et donc à l’inhibition de la synthèse de la

protéine correspondante. Il est très rapidement apparu que l’interférence ARN

était un mécanisme immunitaire particulier, situé au niveau du génome, car il

permet d’éliminer des génomes pathogènes, en particulier de virus et des

1 R. H. A. Plasterk, « RNA silencing : the genome’s immune system » (2002). 2 Ibid. 3 Un ARN antisens est un ARN complémentaire d’une portion d’un autre ARN et inhibant sa fonction. Il peut être naturel ou artificiel (obtenu par génie génétique).

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bactéries1. Plus généralement, en plus de l’interférence ARN, démontrée chez de

nombreux animaux et de nombreuses plantes, les phénomènes de silence

génétique post-transcriptionnel et de co-suppression chez la plante, de résistance

aux virus par l’intermédiaire de l’ARN également chez la plante, ainsi que

d’autres mécanismes chez les champignons ou les algues, font tous partie du

« silence ARN ». Ces mécanismes jouent un rôle que l’on sait aujourd'hui

essentiel dans l’immunité des plantes2 et des animaux. Par exemple, l’interférence

ARN est le seul mécanisme identifié à ce jour de défense des drosophiles contre

des virus, alors même que, comme nous l’avons souligné, cette espèce doit faire

face à une forte menace virale3.

Nous pensons que notre définition de l’immunologie s’applique au silence ARN

en général, et à l’interférence ARN en particulier. En effet, dans ces phénomènes,

il y a bien reconnaissance spécifique d’un ARN cible, et réponse effectrice en

fonction de cette reconnaissance. Il s’agit donc d’une reconnaissance spécifique

d’acides nucléiques. Autrement dit, il y a certes un changement d’échelle par

rapport à la réponse immunitaire habituelle (on passe d’une reconnaissance

principalement effectuée par des protéines situées en surface des cellules à une

reconnaissance effectuée de manière intra-cellulaire), mais la nature du

phénomène est la même. En outre (c’est un point sur lequel nous reviendrons dans

le chapitre 4, consacré à la théorie de la continuité que nous proposons), le

mécanisme de silence ARN ne fonctionne pas seulement à l’encontre des ARN

« étrangers » ; il semble plutôt s’exercer sur des ARN anormaux, que ces derniers

soient endogènes ou exogènes4.

1 Voir notamment la conférence Nobel d’A. Z. Fire : « Double stranded RNA as a specific biological effector » (2006). 2 O. Voinnet, « RNA silencing as a plant immune system against viruses » (2001). Voir également A. Saumet and C-H. Lecellier, « Anti-viral RNA silencing : do we look like plants ? » (2006). 3 Voir B. Lemaitre et J. Hoffmann (2007), op. cit. Les auteurs signalent que 40% des mouches sont infectées par des virus transmis horizontalement, sachant que la transmission verticale de virus est elle aussi fréquente chez elles. Plus de 25 virus distincts de la drosophile ont été identifiés, tous des virus à ARN. Voir l’article fondamental de X-H. Wang et al. « RNA interference directs innate immunity against viruses in adult Drosophila » (2006). 4 P. D. Zamore, « Ancient pathways programmed by small RNAs » (2002). Voir également E. J. Sontheimer and R. W. Carthew, « Silence from within: endogenous siRNAs and miRNAs » (2005).

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Il importe d’ailleurs de remarquer que, dans l’immunité telle qu’elle est

classiquement comprise aujourd'hui, il existe des liens importants entre le niveau

de la réponse immunitaire impliquant plusieurs cellules spécialisées et le niveau

génétique. Ainsi, de nombreux récepteurs de l’immunité innée, notamment

certains récepteurs « toll-like » (par exemple le TLR91) détectent les pathogènes à

l’intérieur de la cellule2, au niveau des ADN et des ARN. D’une façon générale,

les dix dernières années ont mis en évidence tout un système de surveillance

propre au génome.

L’analyse que nous venons de mener de l’immunité du génome nous conduit à

une question importante : les organismes unicellulaires comme les bactéries

disposent-ils eux aussi d’une immunité génétique, et plus généralement de

mécanismes que l’on pourrait qualifier d’ « immunitaires » ? La réponse à cette

question est difficile et complexe. Nous concentrons ici nos analyses sur les

bactéries et archaebactéries3.

c) L’existence d’une immunité chez les unicellulaires

Notre définition de l’immunité rassemble donc au minimum tous les organismes

pluricellulaires. Mais qu’en est-il, à présent, des organismes unicellulaires, et en

particulier des bactéries et archaebactéries ? Ces dernières sont soumises à la

pression de pathogènes, au premier rang desquels se trouvent des virus que l’on

appelle « bactériophages ». Bien que les bactériophages aient été identifiés par

Frederick William Twort en 19154, le terme lui-même fut introduit par Félix

1 K. J. Ishii and S. Akira, « Innate immune recognition of, and regulation by, DNA » (2006) ; E. Latz et al., « Ligand-induced conformational changes allosterically activate Toll-like receptor 9 » (2007). 2 Voir par exemple H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate control of adaptive immunity : dendritic cells and beyond » (2007). 3 On divise aujourd'hui habituellement le vivant en trois domaines : les eucaryotes, les bactéries et les archaebactéries (les deux derniers étant constitués d’organismes procaryotes). Cette classification nouvelle a été proposée par Carl Woese dans les années 1970 : voir C. Woese and G. Fox, « Phylogenetic structure of the prokaryotic domain: the primary kingdoms » (1977a) et C. Woese, L. Magrum and G. Fox, « Archaebacteria » (1978). Elle est très largement acceptée de nos jours. 4 F. W. Twort, « An investigation on the nature of ultra-microscopic viruses » (1915).

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d’Herelle en 19171. D’Herelle observe des trous arrondis sur des cultures de

bactéries dysentériques, qu’il interprète comme une maladie contagieuse due à un

virus. Corrélativement, à partir des années 1910-1920, est étudiée la lysogénie,

qui désigne le pouvoir que possède et transmet une bactérie de produire du

bactériophage2. Il s’agit d’un phénomène qui a en particulier beaucoup intéressé

Burnet, personnalité au cœur de notre prochain chapitre sur la théorie du soi et du

non-soi3.

L’étude de ces « virus de bactéries » se poursuit tout au long du 20e siècle. Les

bactériophages constituent le plus grand groupe de virus connu, et même

probablement l’entité biologique la plus abondante sur notre planète4. En outre, ils

sont l’une des entités biologiques les plus simples que l’on puisse trouver. C’est

pour cette raison que Max Delbrück, fortement marqué par le raisonnement

atomiste de la physique de Bohr (selon lequel c’est en étudiant un phénomène à

son niveau le plus élémentaire que l’on peut le mieux le comprendre), se propose

à partir des années 1940 de comprendre le « secret de la vie » à l’échelle du

phage. Il donne naissance au « groupe du phage »5.

Les bactériophages connaissent un regain d’intérêt à l’époque actuelle,

notamment parce qu’ils pourraient être un moyen de détruire les bactéries

pathogènes en évitant le risque de sélection des souches les plus pathogènes lié à

1 F. d’Herelle, « Sur un microbe invisible antagoniste des bacilles dysentériques » (1917). 2 A. Lwoff, « The Prophage and I » (1966). 3 Voir en particulier F. M. Burnet, « The bacteriophages » (1934). Sur la question de la lysogénie, voir J. Gayon and R. Burian, « Lamarckism in Pastorian studies of lysogeny in the 1920s » (2003). 4 S. Chibani-Chennoufi, A. Bruttin, M-L. Dillmann, and H. Brüssow, « Phage-Host Interaction: an Ecological Perspective » (2004) et M. Breitbart and F. Rohwer, « Here a virus, there a virus, everywhere the same virus? » (2006). Plus généralement, les virus sont probablement, et de très loin, les entités biologiques les plus abondantes sur Terre (nous évitons le terme « êtres vivants », puisque la plupart des biologistes refuse de voir les virus comme des êtres vivants). À titre d’exemple, Breibart et ses collaborateurs ont montré que les indices standards de diversité biologique fondés sur les modèles mathématiques de données métagénomiques prédisent que les virus situés dans seulement un kilogramme de sédiments de surface marine en bord de mer sont plus divers que tous les reptiles connus sur Terre : M. Breitbart et al., « Diversity and population structure of a nearshore marine sediment viral community » (2004). La grande majorité des virus connus étant des bactériophages, on comprend la forte pression que ces derniers exercent sur les bactéries. 5 Voir M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire (1994), Chapitre 4 « Le groupe du phage », p. 55-68.

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l’utilisation d’antibiotiques1. En outre, les bactéries étant très utilisées dans des

applications industrielles, notamment dans le domaine agroalimentaire (pensons

aux yaourts et aux fromages), de nombreux chercheurs voudraient favoriser des

mécanismes de résistance aux bactériophages chez les bactéries2.

Les bactéries ont développé des mécanismes de réponse à ces pathogènes

extrêmement fréquents dans la nature. Il est certain en effet que, dans une « course

aux armements » évolutionnaire, les bactéries ont acquis la capacité d’identifier la

présence d’agents pathogènes ayant pénétré en elles et de les éliminer3. La

question est de savoir par quels mécanismes précis ce phénomène se produit.

Les études sur les bactéries utilisées dans la fermentation du lait industriel ont

apporté depuis quelques années déjà des éclairages importants sur les mécanismes

naturels de résistance des bactéries aux bactériophages4. Ces mécanismes vont du

blocage de l’injection d’ADN par le phage5 à des systèmes d’interférence avec la

réplication de l’ADN, la transcription de l’ARN, le développement et la

morphogenèse du phage6.

Peut-on parler, dans le cas des bactéries, de véritable « système immunitaire » ?

Plusieurs chercheurs, ayant très récemment mis en évidence chez les bactéries un

mécanisme analogue à l’interférence ARN des eucaryotes, répondent clairement

par l’affirmative7. Ils soutiennent que les gènes CRISPR (pour clustered regularly

interspaced short palindromic repeats) et cas (pour CRISPR-associated)

joueraient le rôle clé dans ce mécanisme8. Ils proposent l’hypothèse selon laquelle

1 S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit. 2 J. M. Sturini and T. R. Klaenhammer, « Engineered bacteriophage-defence systems in bioprocessing » (2006). 3 À titre d’exemple récent, la co-évolution entre la bactérie Prochlorococcus et le cyanophage P-SSP7 sont étudiés par D. Lindell et al., « Genome-wide expression dynamics of a marine virus and host reveal features of co-evolution » (2007). 4 S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit. 5 S. McGrath, G. F. Fitzgerald and D. van Sinderen, « Identification and characterization of phage-resistance genes in temperate lactococcal bacteriophages » (2002). 6 S. Chibani-Chennoufi et al. (2004), op. cit. 7 K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in prokaryotes : computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic RNAi, and hypothetical mechanisms of action » (2006). 8 Les CRISPR sont une classe d’éléments répétés présente dans de nombreux génomes de procaryotes. Un élément CRISPR consiste en une séquence répétée directe (direct repeat) de 28 à 40 paires de base, les copies étant séparées par une séquence unique de 25 à 40 paires de bases.

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« le système CRISPR-Cas est un mécanisme de défense contre les phages et les

plasmides susceptibles d’envahir la bactérie, qui fonctionne de manière analogue

aux systèmes d’interférence ARN des eucaryotes »1. Nous ne pouvons pas entrer

ici dans les détails de ce mécanisme complexe, nous souhaitons simplement

donner une idée générale de la raison pour laquelle les spécialistes parlent de

« système immunitaire » à son propos. En outre, il convient d’être

particulièrement prudent dans l’analyse de ces résultats récents, et qui demandent

à être confirmés par d’autres études. Les auteurs eux-mêmes sont d’ailleurs très

prudents dans leurs formulations. On peut noter cependant que leur analogie entre

le système CRISPR et l’interférence ARN (que nous avons décrite ci-dessus) se

fonde sur au moins deux arguments décisifs. Premièrement, le fait qu’au moins

certains des inserts uniques des CRISPR proviennent de gènes de phages ou de

plasmides. Deuxièmement, l’abondance de constituants du système associé aux

CRISPR qui sont clairement impliqués dans la dégradation, la présentation et

peut-être la recombinaison, des acides nucléiques.

Dans des analyses de ce travail publiées en même temps que l’article original,

trois chercheurs – Eric Bapteste, Patrick Forterre et Martjin Huynen – en

confirment l’importance. Le premier, en particulier, souligne les risques

épistémologiques inhérents à toute analogie, mais admet que les raisons sont

fortes en l’occurrence de rapprocher le système associé aux CRISPR du système

d’interférence ARN des eucaryotes2.

L’hypothèse de Makarova et ses collaborateurs vient en outre de recevoir une

confirmation importante dans la revue Science3. Dans cet article, Rodolphe

Barrangou et ses collaborateurs analysent les séquences CRISPR de plusieurs

souches de Streptococcus thermophilus et montrent que :

1 Ibid., p. 1. 2 Je remercie d’ailleurs Eric Bapteste d’avoir bien voulu répondre à mes questions sur le système associé aux CRISPR. 3 R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes » (2007).

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i) En devenant résistants aux bactériophages, le locus CRISPR1 des

bactéries est modifié par l’intégration de spacers nouveaux, apparemment dérivés

de l’ADN du bactériophage lui-même.

ii) La présence d’un spacer CRISPR identique à la séquence du phage

apporte une résistance contre les phages contenant cette séquence particulière.

Les auteurs concluent que « les procaryotes semblent avoir acquis un système

d’‘immunité’ fondé sur la reconnaissance d’acides nucléiques, dans lequel la

spécificité est dictée par le contenu du spacer CRISPR, tandis que la résistance est

assurée par la machinerie enzymatique Cas »1.

Nous déduisons de ces analyses que les bactéries, et plus généralement les

unicellulaires, possèdent très certainement un système immunitaire, au sens d’un

ensemble de mécanismes moléculaires permettant l’interaction spécifique avec

des motifs pathogéniques (viraux en particulier) et l’élimination ou l’inactivation

de ces pathogènes. L’hypothèse selon laquelle un tel système immunitaire

s’appuie sur des mécanismes du type interférence ARN nous semble assez

probable, bien que non encore parfaitement établie à l’heure actuelle. James

Shapiro, s’appuyant sur les travaux montrant les réponses des bactéries aux

bactériophages mais également au stress2, va jusqu’à dire que les bactéries

disposent de capacités de perception et de cognition3. Nous ne le suivons pas du

tout dans cette manière de présenter les choses, mais il n’en reste pas moins que

des interactions spécifiques entre les bactéries et leurs pathogènes, conduisant à la

destruction de ces derniers, sont possibles, et qu’en ce sens nous pouvons parler

d’immunité des bactéries.

1 Ibid., p. 1711. Des séquences de résistance liées aux phages rencontrés étant conservés par les bactéries, les auteurs parlent même d’immunité bactérienne « adaptative », qui de surcroît serait transmise à la descendance, contrairement à ce qui se passe chez les animaux. Là encore, ils prolongent les hypothèses de Kira Makarova et ses collaborateurs. 2 G. Rowley et al., « Pushing the envelope: extracytoplasmic stress responses in bacterial pathogens » (2006). 3 J. A. Shapiro, « Bacteria are small but not stupid: Cognition, natural genetic engineering, and sociobacteriology » (2007).

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Bien que nous ayons essayé de présenter les mécanismes immunitaires de la

drosophile, des plantes et des unicellulaires de la manière la plus intelligible, il

n’est pas aisé de décrire en termes simples des phénomènes aussi complexes.

Nous espérons, cependant, que la conclusion de cette analyse est, pour sa part,

parfaitement claire : de notre point de vue, l’immunité est un phénomène

ubiquitaire dans la nature. En particulier, nous pensons qu’il est fort probable que

les études sur les unicellulaires nous permettent d’ici peu de dire qu’ils possèdent

une « immunité » au sens où nous avons défini ce terme. Cela étant dit, même s’il

devait apparaître que notre définition ne s’applique en réalité qu’aux organismes

pluricellulaires, cela serait déjà, si nous ne nous trompons pas, un résultat

remarquable, puisqu’une telle définition nous offrirait une perspective beaucoup

plus large que celle de Burnet sur l’immunité. Un tel domaine d’extension va nous

permettre de proposer une théorie véritablement générale de l’immunité. De fait,

dans ce travail, quand nous parlerons d’immunité, nous aurons à l’esprit tout

autant les plantes et les insectes (voire les unicellulaires eux-mêmes) que l’être

humain1.

1.5. Présentation du « système immunitaire »

À partir de la définition de l’immunologie que nous venons de proposer

comme la discipline qui étudie les réactions de reconnaissance spécifique entre les

récepteurs immunitaires et les motifs antigéniques, susceptibles de conduire à des

mécanismes de destruction ou de prévention de la destruction des antigènes cibles,

nous pouvons mettre en évidence, dans un souci de clarté, l’ensemble des

1 Les immunologistes médecins pensent presque toujours l’immunité de l’être humain et pour l’être humain. C’est ce que l’on observe en discutant avec des immunologistes et en lisant les productions scientifiques du domaine. Ce souci est légitime dès lors que l’immunologie est une science médicale, et qu’elle a été à l’origine d’un grand nombre des progrès de la médecine du 19e siècle à nos jours (voir AM. Moulin, Le dernier langage de la médecine, 1991). Cependant, nous pensons que, en tant que philosophe de la biologie, notre perspective doit être différente : il nous faut comprendre l’immunologie comme une science fondamentalement biologique avant d’être médicale et tenter de s’extraire en conséquence de son anthropocentrisme. C’est ce que nous nous efforçons de faire en envisageant la question de l’immunité au niveau de l’ensemble du monde vivant et en adoptant, en plusieurs points fondamentaux de notre démonstration, une perspective évolutionniste sur l’immunité.

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composants de ce que l’on appelle habituellement le « système » immunitaire. Il

s’agit d’un « système » au sens où il est constitué par un ensemble d’éléments

interconnectés. Puisqu’on ne saurait être exhaustif sur cette question, nous nous

contentons ici de dire quelques mots sur le système immunitaire humain, puis sur

celui de la mouche drosophile, et enfin sur celui des plantes.

1.5.1. Le système immunitaire humain

Le système immunitaire humain nous est bien connu car il présente un intérêt

médical évident. Il importe néanmoins de souligner que le système immunitaire de

la plupart des mammifères en est très proche. En particulier, la souris possède des

mécanismes d’immunité et des composants immunitaires qui ressemblent très

fortement à ceux de l’être humain, ce qui explique qu’elle constitue le modèle de

laboratoire le plus utilisé dans la discipline. En conséquence, ce que nous

décrivons ici à propos de l’immunité humaine possède en réalité un certain niveau

de généralité.

Le système immunitaire humain est constitué d’un ensemble d’organes

spécifiques, à savoir la moelle osseuse, le thymus, la rate, les ganglions

lymphatiques ; d’un système de circulation, à savoir le circuit lymphatique, qui

communique avec le circuit sanguin ; de cellules, à savoir les monocytes, qui se

différencient en macrophages (les « éboueurs » de l’organisme), les cellules

dendritiques (cellules présentatrices d’antigène dites « professionnelles »), les

lymphocytes (B et T)1 ainsi que les cellules tueuses naturelles (NK), les

mastocytes, les granulocytes ou polynucléaires (neutrophiles, éosinophiles,

basophiles); de molécules, à savoir principalement les cytokines, mais aussi du

système appelé « complément »2. Le tableau 1 ci-dessous résume quelles sont les

1 Les lymphocytes T sont des cellules lymphoïdes qui terminent leur maturation et leur sélection dans le thymus, d’où le nom de « T ». Quant aux lymphocytes B, ils furent d’abord mis en évidence chez les aviaires, chez qui la maturation a lieu dans la bourse de Fabricius, d’où le nom de « B ». Plus tard, on put garder l’appellation « B » lorsqu’on s’aperçut que la maturation des lymphocytes B se faisait, chez les mammifères, dans la moelle osseuse (bone marrow). 2 Les molécules du complément peuvent notamment recruter des cellules inflammatoires, faciliter la phagocytose de la cible ou même la détruire directement.

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principales cellules immunitaires chez l’être humain1. L’ensemble des éléments de

ce système assure la reconnaissance spécifique par laquelle nous avons défini

l’immunologie.

Que se passe-t-il dans le cas de la pénétration d’un pathogène dans

l’organisme ? La première action est le fait des acteurs de l’immunité « innée » :

les macrophages, les granulocytes, le complément, etc. Cette action se produit le

plus souvent sur le lieu de pénétration du pathogène. Si ce dernier n’a pas été

éliminé de la sorte, la deuxième action, dont les lymphocytes sont les chefs

d’orchestre, peut avoir lieu : les cellules présentatrices d’antigène (principalement

les cellules dendritiques, mais aussi les macrophages) migrent vers les organes

lymphoïdes secondaires où elles présentent des fragments du pathogène aux

lymphocytes B et T circulants. Certains d’entre eux possèdent des récepteurs très

spécifiques de ces antigènes, vont se multiplier, et subir des mécanismes de

sélection qui vont conduire à l’expression de récepteurs susceptibles d’interagir

très fortement avec ces antigènes. Ces lymphocytes immunocompétents rejoignent

alors le site d’infection ou de lésion, où ils organisent la réponse adaptative

effectrice, en association avec les constituants de l’immunité innée : les

lymphocytes T CD8 peuvent tuer directement des cellules infectées par un

pathogène, les lymphocytes T CD4 favorisent la reconnaissance du pathogène par

d’autres cellules immunitaires2, les lymphocytes B deviennent des plasmocytes,

sécréteurs d’anticorps, qui interagissent spécifiquement avec l’antigène par des

mécanismes divers et qui permettent l’ingestion du pathogène par les

macrophages, etc.

1 Certaines cellules de l’immunité innée, en particulier les cellules dendritiques, interviennent dans l’immunité acquise. Cependant, elles-mêmes n’assurent pas une immunité acquise, au sens d’une « mémoire immunitaire ». 2 L’abréviation « CD » renvoie à l’expression « cluster of differentiation ».

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Immunité dite « innée » Immunité dite « acquise »

Granulocytes dits également polynucléaires (neutrophiles, basophiles, éosinophiles)

Lymphocytes B (se développent dans la moelle osseuse ; en cas d’infection, se transforment en plasmocytes sécréteurs d’anticorps)

Monocytes (se différencient en macrophages)

Lymphocytes T (se développent dans le thymus). Il en existe plusieurs sous-populations, mais sont principalement mentionnés ici :

- Les lymphocytes CD8 cytotoxiques (tueurs).

- Les lymphocytes CD4, dits « auxiliaires » (helpers) : permettent l’activation d’autres cellules immunitaires, et la sous-population des lymphocytes régulateurs CD4+CD25+ (souvent Foxp3+), qui inhibent la réponse immunitaire.

Macrophages (« éboueurs de l’organisme »

Cellules dendritiques (cellules présentatrices d’antigène professionnelles)

Mastocytes

Cellules NK (tueuses naturelles)

Tableau 1. Les principales cellules immunitaires chez l’être humain (et plus généralement

chez les mammifères).

1.5.2. Le système immunitaire de la drosophile

Le système immunitaire de la mouche drosophile est assez différent de celui de

l’être humain, bien que des éléments aient été conservés au cours de l’évolution,

comme nous l’avons souligné. En ce qui concerne la réponse cellulaire, les

plasmatocytes, après interaction spécifique avec leur cible, se débarrassent de

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cette dernière. Il peut s’agir aussi bien d’un pathogène que d’une cellule

apoptotique de la drosophile elle-même. En ce qui concerne la réponse humorale,

on distingue principalement deux voies d’activation immunitaire. La première, la

voie « Toll », est majoritairement dirigée contre les champignons, levures et les

bactéries à Gram positif. Dans cette voie, le récepteur transmembranaire Toll est

activé suite à sa liaison avec une forme clivée de Spätzle (une cytokine

extracelullaire)1 qui est présentée par des cascades protéolytiques, elles-mêmes

activées par des molécules de reconnaissance secrétées. La deuxième voie, dite

voie « Imd », est principalement dirigée contre les bactéries à Gram négatif. Elle

est activée par la liaison directe entre des protéines de reconnaissance des

peptidoglycans (« PGRP ») et des activateurs bactériens. Ces deux voies

conduisent à l’activation de gènes différents et donc à la synthèse de peptides

antimicrobiens qui sont relativement spécifiques du pathogène2. Comme nous

l’avons fait remarquer en parlant des mécanismes de reconnaissance immunitaire

de la drosophile ci-dessus, ce système immunitaire est particulièrement précis et

efficace, lorsque l’on sait le nombre de pathogènes auxquels les drosophiles sont

soumises3.

1.5.3. Le système immunitaire des plantes

Le meilleur moyen de décrire simplement le système immunitaire des plantes

est d’adopter un point de vue évolutionnaire sur les interactions entre plantes et

microbes4. Les plantes sont constamment exposées à des microbes. Pour exercer

une activité pathogénique, les microbes doivent pénétrer à l’intérieur de la plante,

soit par les feuilles ou les racines, soit par des ouvertures (dues à des blessures, ou

bien naturelles, comme les stomates). Une fois l’intérieur de la plante atteint, les

1 A. N. Weber et al. « Binding of the Drosophila cytokine Spätzle to Toll is direct and establishes signaling » (2003). 2 B. Lemaitre, J. Reichhart and J. Hoffmann, « Drosophila host defense: differential induction of antimicrobial peptide genes after infection by various classes of microorganisms » (1997). 3 B. Lemaitre and J. Hoffmann, « The host defense of Drosophila melanogaster » (2007), op. cit. 4 S. T. Chisholm et al. (2006), op. cit. Dans ce qui suit, nous nous appuyons principalement sur cet article.

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microbes doivent pénétrer dans ses cellules, et pour ce faire passer le « mur

cellulaire », une surface rigide et constituée de cellulose qui entoure toutes les

cellules de la plante. Au moment où il essaie de passer le mur cellulaire, le

microbe est susceptible d’induire une interaction spécifique avec l’hôte, au niveau

des récepteurs extracellulaires de surface. On a vu comment ces récepteurs

extracellulaires pouvaient reconnaître les motifs moléculaires associés aux

pathogènes (PAMPs). Cependant, au cours de l’évolution, les pathogènes ont

développé des moyens de supprimer cette immunité dirigée contre les PAMPs, en

interférant avec la reconnaissance au niveau de la membrane plasmique ou en

sécrétant des protéines effectrices dans le cytosol de la cellule de la plante qui

altèrent la résistance de cette dernière. À leur tour, les plantes ont développé des

mécanismes de reconnaissance spécialisée des pathogènes, qui sont

principalement assurés, comme on l’a vu, par des protéines NBS-LRR. Ces

dernières interagissent de manière spécifique avec les effecteurs pathogéniques ou

avec des protéines de l’hôte qui sont modifiées par l’action du pathogène. Lorsque

la plante détecte le pathogène, elle déclenche une réponse de type mort cellulaire

programmée, qui cible spécifiquement le site de l’infection. Elle peut ainsi

éliminer un très grand nombre de pathogènes.

1.5.4. La question du critère d’immunogénicité

La définition structurante de l’immunologie que nous avons donnée est

volontairement très large. Nous venons de montrer comment elle pouvait

s’appliquer à des très nombreux organismes, et notamment des plantes aux

mammifères. Nous pensons qu’elle pourrait sans problème faire consensus parmi

les immunologistes. La difficulté, cependant, est de savoir si l’on peut s’engager

plus avant, en répondant au problème suivant : on dit que l’immunité se fonde sur

une reconnaissance spécifique, mais de quoi est-elle la reconnaissance ? La

réponse que, au moins depuis Burnet, les immunologistes donnent habituellement

à cette question est : les constituants immunitaires reconnaissent le « non-soi »,

qu’ils différencient du « soi ». À la fin de la première partie de ce travail, nous

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montrerons pourquoi il nous semble inexact de fonder l’immunogénicité dans la

discrimination entre le soi et le non-soi. Dans la deuxième partie, tout en

conservant notre définition générale de l’immunologie (par la reconnaissance

spécifique), nous la préciserons en montrant qu’il s’agit, selon la théorie de la

continuité que nous proposons, de la reconnaissance d’une différence moléculaire

avec les antigènes présents dans l’organisme. Cependant, avant d’en arriver à

cette proposition concurrente à la théorie du soi et du non-soi, nous devons

comprendre ce que signifient exactement ces termes de « soi » et de « non-soi »

tels qu’ils sont utilisés en immunologie et ce qui a pu justifier leur domination

dans la discipline.

2. Que signifient les termes « soi » et « non-soi » en immunologie ?

2.1. L’immunologie, « science du soi et du non-soi » ?

L’immunologie est couramment définie comme « la science du soi et du non-

soi ». Elle l’est par Frank M. Burnet, rétrospectivement, en 1969, quand il écrit :

« En 1949, Burnet et Fenner […] introduisirent l’idée que la différenciation entre

soi et non-soi était le problème central de l’immunologie »1. Le texte de 1949 dit,

en effet :

C’est une nécessité physiologique évitente et un fait parfaitement établi par l’expérience

que les propres cellules du corps ne doivent pas provoquer la formation d’anticorps. […]

L’échec de la production d’anticorps contre des cellules autologues exige de postuler une

capacité active des cellules réticulo-endothéliales de distinguer motifs du « soi » et motifs

du « non-soi » dans le matériel organique issu de leur substance2.

En outre, l’idée de la discrimination du soi et du non-soi est clairement

exprimée par Burnet en 1962 : « Le problème de savoir pourquoi un motif

1 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 51. 2 « It is an obvious physiological necessity and a fact fully established by experiment that the body’s own cells should not provoke antibody formation. […] The failure of antibody production against autologous cells demands the postulation of an active ability of the reticulo-endothelial cells to recognize ‘self’ pattern from ‘not-self’ pattern in organic material taken from their substance » (F. M. Burnet and F. Fenner, 1949, p. 85).

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chimique n’est pas antigénique chez un animal qui possède ce motif comme partie

de sa structure corporelle est probablement la plus importante de toutes les

questions immunologiques »1, mais aussi en 1969 dans son grand livre sur le soi

et le non-soi, où, s’appuyant sur les greffes de peau et de tissus, Burnet écrit : « Le

temps était venu d’insister sur l’importance du ‘soi’ et du ‘non-soi’ pour

l’immunologie et de rechercher la manière dont la reconnaissance de la différence

pouvait se faire »2. Cette définition comme science du soi et du non-soi est reprise

par les immunologistes des années 1970 et 1980, notamment Jan Klein, qui,

comme on l’a vu, publie en 1982 un ouvrage explicitement intitulé Immunology:

the science of self-nonself discrimination3. Elle devient acceptée par tous, aussi

bien au sein de la communauté des immunologistes que par le grand public4. En

1980, le Prix Nobel Jean Dausset affirmait « La reconnaissance du soi et du non-

soi est le fondement de l’immunologie »5. En 1990, dans un livre important

intitulé Soi et non-soi, sous la direction de Jean Bernard, Marcel Bessis et Claude

Debru, Jean Dausset donnait comme définition de l’immunologie « la science de

la défense contre le non-soi dans le respect de soi »6. L’exemple des greffes est ici

particulièrement éclairant : il semble parfaitement illustrer le fait que l’organisme

reconnaît sa propre individualité (son « soi ») et rejette tout ce qui est étranger à

celle-ci (c'est-à-dire relevant du « non-soi »). Comme l’écrit Burnet : « C’est

comme si le corps pouvait reconnaître sa propre individualité et n’acceptait rien

qui est incompatible avec cette individualité »7. Les phénomènes de rejet de

greffe, qui constituent l’un des thèmes les plus importants de l’immunologie,

paraissent indiquer clairement pourquoi cette discipline considère le soi et le non-

1 « The problem of why a chemical pattern is not antigenic in any animal which possesses that pattern as part of its bodily structure is probably the most important of all immunological questions. » (F.M. Burnet, The Integrity of the Body, 1962, p. 36). 2 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 7. 3 J. Klein, Immunology: the science of self-nonself discrimination (1982). 4 Voir par exemple D. Wilson, The Science of Self: A Report of the New Immunology (1971). Wilson est alors journaliste scientifique à la BBC. Il publie ce livre en 1971 pour signaler l’intérêt qu’a selon lui l’immunologie contemporaine pour le grand public. 5 J. Dausset, « Définition biologique du soi : applications et perspectives » (1980), p. 10. 6 J. Dausset, « La définition immunologique du soi » (1990). 7 F. M. Burnet (1962), op. cit., p. 14.

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soi comme ses objets d’étude centraux1. L’organisme connaîtrait son « soi » et

serait en mesure de le défendre contre toute menace issue du « non-soi » (c'est-à-

dire provenant d’un constituant étranger, qu’il s’agisse d’un micro-organisme ou

d’un organe issu d’un donneur).

Cependant, que signifient exactement les termes de « soi » et de « non-soi » ?

Il est, au moins au premier abord, étonnant, pour un philosophe, de constater

qu’une discipline aussi fortement expérimentale que l’immunologie adopte pour

concepts centraux des termes issus de la psychologie et, en amont, de la

philosophie, et plus précisément de sa branche métaphysique2. En effet, Burnet

reconnaît explicitement3 que l’idée d’employer les termes de « soi » et de « non-

soi » lui est venue à la lecture de l’ouvrage The Science of Life de H.G. Wells, J.S.

Huxley et G .P. Wells, paru en 19294, dans lequel les auteurs parlent du soi

psychologique5. Le terme anglais ‘self’, au-delà, semble bien avoir d’abord été

employé en philosophie : selon le Oxford English Dictionary6, la première

occurrence du terme ‘self’ se trouve dans l’Essai sur l’entendement humain de

John Locke7. Dans sa traduction de l’Essai de Locke parue en 1700, Pierre Coste

a du mal à trouver l’équivalent français de ce terme et, lorsqu’il propose le terme

« soi », il s’en justifie dans une longue note, en précisant bien que s’il emploie un

néologisme en français, c’est parce que Locke lui-même emploie un néologisme

en anglais8. Le terme « soi » utilisé en immunologie trouve donc ses racines en

philosophie puis en psychologie. Rien ne s’opposerait, cependant, à ce que

l’immunologie soit en mesure de donner une définition expérimentale très précise 1 B. D. Kahan « Individuality : the barrier to optimal immunosuppression » (2003). 2 J’ai essayé de préciser les origines du terme immunologique de « soi » dans T. Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie » (2005). 3 F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940). 4 H. G. Wells, J. S. Huxley and G. P. Wells, The Science of Life (1929). 5 Nous détaillons cet héritage au prochain chapitre. 6 Oxford English Dictionary, Article « Self ». 7 J. Locke, Essai sur l’entendement humain (1690), Livre II, Chapitre 27. 8 J. Locke, Essai sur l’entendement humain, Traduction par P. Coste [1700], Vrin, 1972, Note 1 page 264 : « Le moi de Mr. Pascal m’autorise en quelque manière à me servir du mot soi, soi-

même, pour exprimer ce sentiment que chacun a en lui-même qu’il est le même ; ou pour mieux dire j’y suis obligé par une nécessité indispensable ; car je ne saurais exprimer autrement le sens de mon Auteur, qui a pris la même liberté dans sa Langue. Les périphrases que je pourrais employer dans cette occasion, embarrasseraient le discours, et le rendraient peut-être tout à fait inintelligible. »

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56

de ces notions initialement non biologiques et non expérimentales. Le cas des

greffes, de nouveau, semble donner un contenu précis au terme de « soi » lorsqu’il

est employé en immunologie. Néanmoins, un examen minutieux de la littérature

immunologique sur le « soi » et le « non-soi » montre que ces deux notions

peuvent être comprises en des sens assez différents, rarement explicités. Par

exemple, peut-on dire que le terme « soi » est synonyme du terme « organisme » ?

Il semble que oui lorsqu’on se penche sur les greffes, mais dans d’autres

contextes, par exemple celui du développement du système immunitaire,

l’organisme et le soi semblent distincts, puisque l’on affirme que « l’organisme

apprend à reconnaître le soi ». Autrement dit, doit-on dire que l’organisme est le

soi, ou bien que l’organisme a ou possède un soi ? Par ailleurs, le soi est-il le

« propre » de l’organisme ? Bien que dans certaines langues, en particulier en

espagnol, le « soi » immunologique se traduise par le « propre » (propio), le

propre se situe plutôt du côté de l’avoir (il est ce que j’ai de manière exclusive),

alors que le soi se situe du côté de l’être (il est ce qui définit mon identité). Mais

s’il y a bien une différence entre le « soi » et le « propre », quelle signification a-t-

elle pour le biologiste ? Un autre enjeu décisif, posé par exemple par Ilana Löwy1

lorsqu’elle analyse la pensée de Ludwik Fleck2, est celui de savoir si le soi est

fixé, « donné » (à la naissance ou peu après la naissance), ou bien le produit d’une

construction progressive, éventuellement par un dialogue avec l’environnement3.

Nous retrouverons ces enjeux, en particulier le dernier, tout au long de ce travail.

Pour l’instant, efforçons-nous de donner les cinq principales significations que le

terme « soi » peut avoir dans le langage des immunologistes.

2.2. Les différents sens du terme « soi » en immunologie

On trouve au moins cinq sens différents du terme « soi » utilisé en

immunologie, sans que ces sens soient, la plupart du temps, distingués et précisés.

1 I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991). 2 L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique (2005 [1935]). 3 Dans son article, Ilana Löwy montre bien l’opposition entre Ludwik Fleck (Genèse et

développement d’un fait scientifique) et Charles Richet (L’Anaphylaxie, 1911) sur ce point.

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57

Nous reviendrons largement et en détail, dans la suite de ce travail, sur ces

différentes significations, mais il importe ici d’en donner une première définition,

de manière à démontrer que notre problème qui consiste à savoir ce que désignent

les notions immunologiques de « soi » et de « non-soi » ne saurait recevoir de

réponse simple et univoque :

1) Le « soi » défini comme l’organisme dans son ensemble. Le soi serait

alors la somme de tous les constituants (organes, cellules, protéines, etc.) de

l’organisme, et le système immunitaire serait en mesure de reconnaître chacun

d’eux de toutes les entités qui en diffèrent, réagissant aux secondes, mais non aux

premiers. Dans ce cas, le soi est défini principalement au niveau phénotypique.

Comme nous le verrons, les problèmes liés à cette définition du soi sont

nombreux ; ils concernent principalement la question de la tolérance immunitaire :

si le soi est tel organisme, alors comment rendre compte avec la théorie du soi et

du non-soi de l’acceptation, par cet organisme, d’un constituant issu d’un individu

génétiquement identique ?

2) Le « soi » défini comme le génome de l’individu. Le soi est alors conçu

au niveau génétique, et non plus phénotypique. Cette définition permet de rendre

compte, dans le domaine de la transplantation, de la compatibilité entre deux vrais

jumeaux. Burnet lui-même a d’ailleurs été de plus en plus attiré par l’idée de

fonder le soi génétiquement. Cependant, les phénomènes de tolérance

immunitaire, de nouveau, ne sont pas convenablement expliqués si l’on adopte

cette définition du soi : comment comprendre, en effet, l’absence de rejet à l’égard

d’un corps qui est pour moitié génétiquement étranger comme dans le cas de la

tolérance par la mère de son fœtus ? Comment comprendre, de même, la tolérance

à l’égard de bactéries commensales ? Là encore, nous reviendrons sur ces

questions pour montrer la fragilité d’une définition purement génétique de la

notion de « soi ».

3) Le « soi » défini comme l’ensemble des marqueurs du complexe majeur

d’histocompatibilité (CMH), appelé HLA chez l’être humain. Cette définition du

soi est phénotypique, comme la première, mais elle est beaucoup plus précise, car

elle se concentre sur le niveau tissulaire. Il a souvent été remarqué, en particulier à

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la suite des travaux de Jean Dausset sur le système HLA, que le CMH constituait

une véritable « carte d’identité » moléculaire de l’organisme1. Le « soi » serait

donc l’identité histologique2 de l’organisme3. L’avantage de cette définition tient

à la raison même pour laquelle elle a été proposée : elle permet de penser

correctement les phénomènes de rejet et d’acceptation de greffes. En revanche,

elle ne permet pas davantage que les précédentes de comprendre les phénomènes

de tolérance immunitaire : les tissus du fœtus porté par la mère, par exemple, sont

différents de ceux de l’organisme dans lequel il se trouve, et il n’est pourtant pas

rejeté.

4) Le « soi » défini comme l’ensemble des peptides présentés aux

lymphocytes T lors de leur sélection, qui se produit dans le thymus. Nous pensons

ici à l’interprétation du « soi » immunitaire qui a été proposée au milieu des

années 1980 par Philippe Kourilsky et Jean-Michel Claverie, sous le nom de

« modèle du soi peptidique »4. Comme le montre J-M. Claverie dans son article

« Soi et non-soi : un point de vue immunologique »5, les lymphocytes T, qu’il

décrit comme les chefs d’orchestre de toute réponse immunitaire adaptative,

reconnaissent le soi seulement sous la forme de peptides associés à des molécules

du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH), d’où l’expression de

« restriction CMH ». Les lymphocytes subissent une sélection dans cet organe

spécialisé qu’est le thymus : ils y « apprennent » à ne pas attaquer les peptides du

soi. Puisque, depuis Medawar, on sait que des constituants étrangers introduits

très tôt dans un organisme peuvent ensuite être tolérés par lui, l’idée du modèle du

soi peptidique est que le « soi » immunitaire d’un organisme est l’ensemble des

1 J. Dausset (1990), op. cit. 2 L’expression « identité histologique » renvoie à l’identité de l’individu au niveau de ses tissus, et non à l’idée que chaque tissu de l’organisme aurait une identité particulière. 3 Jean Dausset lui-même, cependant, n’accepte pas la définition du soi immunologique comme ensemble des molécules du système HLA : selon lui, HLA n’est pas le soi, il est l’amorce de la reconnaissance du soi (J. Dausset, 1990, op. cit.) Jean Dausset semble plutôt opter pour la définition génétique du soi : selon lui, l’individu doit, pour se défendre contre les entités exogènes, « avoir une connaissance exacte de son propre patrimoine, le soi, afin de pouvoir le différencier de tout ce qui lui est étranger, c'est-à-dire le non-soi » (J. Dausset, 1980, op. cit., p. 10). 4 P. Kourilsky and J-M. Claverie, « The peptidic self model : a hypothesis on the molecular nature of the immunological self » (1986). Voir également P. Kourilsky et al., « Working principles in the immune system implied by the "peptidic self" model » (1987). 5 J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990).

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peptides qui ont été présentés à ses lymphocytes pendant le processus de leur

sélection. Cette définition du soi est utile et féconde, mais, comme nous le

verrons, se heurte à plusieurs difficultés, en particulier la sous-estimation du rôle

des autres acteurs de l’immunité (en particulier ceux de l’immunité dite « innée »,

comme les cellules dendritiques) dans le déroulement de la réponse immunitaire.

5) Le « soi » défini comme ce qui ne déclenche pas de réaction

immunitaire. Cette définition est tautologique : elle consiste à affirmer dans un

même mouvement que le « soi » ne déclenche pas de réaction immunitaire, et que

l’on doit appeler « soi » ce qui ne déclenche pas de réponse immunitaire. Arthur

Silverstein et Noel Rose soutiennent cette conception du soi1. La conséquence est

que l’ensemble des constituants tolérés par un organisme font, par définition,

partie intégrante du « soi » : fœtus porté par la mère, bactéries commensales,

parasites non rejetés, etc. La difficulté est qu’alors le « soi » et le « non-soi » ne

sont que des synonymes des termes « non-immunogène » et « immunogène », et

que, par conséquent, la théorie du soi et du non-soi cesse de fournir une

explication de l’immunité.

Cette liste de cinq sens du terme « soi » n’est pas exhaustive, elle rassemble

simplement les significations les plus souvent données par les immunologistes

lorsqu’ils s’efforcent de définir ce qu’il faut entendre par cette notion. D’autres

définitions du « soi », et plus encore d’autres manières d’analyser ou de diviser le

« soi » en différentes significations, sont possibles. Dans leur article intitulé

« Reconnaissance du soi et du non-soi immunologiques : l’incompatibilité et la

tolérance au sein d’un même système »2, Edgardo D. Carosella et Joël Le Maoult

distinguent cinq types de soi, qui constituent autant de points de vue possibles sur

le soi immunitaire : le « soi peptidique » (ensemble des peptides endogènes et

normaux, donc ne déclenchant pas de réponse immunitaire) ; le « soi individuel »

(ensemble des molécules du système HLA de l’organisme) ; le « soi de l’espèce »

1 A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997). Ce même point de vue est repris et approfondi dans A. M. Silverstein, « Sur la mystique du soi immunologique » (2006). 2 E. D. Carosella et Joël Le Maoult, « Reconnaissance du soi et du non-soi immunologiques : l’incompatibilité et la tolérance au sein d’un même système » (2006).

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(molécules HLA-G de l’organisme, qui, en permettant la tolérance du fœtus,

garantissent la survie de l’espèce) ; le « soi emprunté » (apparence du soi dans les

cas de trogocytose, par laquelle des fragments de membrane peuvent être

transférés d’une cellule à une autre, par exemple d’une cellule infectieuse à une

cellule immunitaire) ; et enfin le « soi adopté » (l’identité biologique d’un

organisme consécutive à une modification forte, par laquelle des éléments

étrangers ont été intégrés par cet organisme, comme dans le cas d’une allogreffe

réussie).

Nous nous en tiendrons pour notre part aux cinq significations du terme « soi »

que nous avons dégagées plus haut, car elles sont le reflet du discours des

immunologistes sur le soi depuis les années 1950. Comme nous le montrerons, ces

cinq significations permettent d’illustrer de façon tout à fait claire le fait que

l’immunologie se pose en propre la question de l’identité de l’organisme, dans le

double sens de l’unicité et de l’individualité.

2.3. Burnet face à la problématisation de l’individualité biologique

2.3.1. Questions à partir des cinq sens du « soi »

Toute une série de questions émerge des cinq définitions du soi que nous avons

présentées plus haut. Peut-on distinguer les significations des termes de « soi » et

de « non-soi », qui ne sont pas toujours spécifiées par les immunologistes eux-

mêmes ? Peut-on hiérarchiser les différents sens que nous avons distingués ?

Certains peuvent-ils être exclus, tandis que d’autres seraient préférés ? Certains de

ces sens permettent-ils de donner un fondement solide à la théorie du soi et du

non-soi ? Burnet est celui qui a proposé le vocabulaire du soi et du non-soi, puis la

théorie du soi et du non-soi, en faisant de ce couple de notions, pour la première

fois, un problème. Pour comprendre la signification précise des termes de « soi »

et de « non-soi », ainsi que les fondements, puis les évolutions, de la théorie du

soi et du non-soi, nous nous proposons de mener une analyse conceptuelle de la

pensée de Burnet. Il semble indispensable, en effet, de s’interroger sur celle-ci

pour comprendre ce qu’était dans les années 1950 et ce qu’est devenue

Page 61: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

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aujourd'hui la théorie du soi et du non-soi. Burnet développe-t-il les cinq sens du

terme soi que nous détaillions plus haut ? Dans quel contexte ? Nous allons

explorer les différents sens des termes « soi » et « non-soi » en montrant comment

le fondateur de la théorie du soi et du non-soi, Burnet, évolue sur la question de

savoir comment définir le soi d’un point de vue immunitaire. Mais auparavant il

faut confronter la problématique de Burnet à la nôtre. Notre problème, posé dans

l’introduction, consiste à déterminer quel peut être l’apport de l’immunologie sur

la question de la définition de l’identité d’un être vivant, c'est-à-dire à la fois son

unicité et son individualité. Burnet pose-t-il la même question, ou bien cherche-t-

il à résoudre un problème différent ? Quelle est, en d’autres termes, la

problématique centrale de Burnet ?

2.3.2. La problématique de Burnet est-elle celle de l’identité biologique ?

Chronologiquement, la première problématique d’ensemble que pose Burnet

n’est pas celle de savoir ce qui fait l’identité d’un être vivant mais celle de l’unité

théorique de l’immunologie. Il se demande : dispose-t-on d’une théorie unifiée

correcte pour rendre compte de l’ensemble des données dont nous disposons, en

priorité concernant les anticorps1 ? Cependant, rétrospectivement, Burnet affirme

que sa problématique générale a bien été celle de comprendre comment

l’organisme reconnaît sa propre individualité et maintient son intégrité en

rejetant tout ce qui se distingue de cette individualité2. La réponse de Burnet à

cette problématique va donc consister à formuler la théorie du soi et du non-soi.

Par conséquent, la problématique fondamentale de la pensée de Burnet est bien

celle de savoir ce qui fait l’identité d’un organisme, c'est-à-dire très exactement la

problématique que nous souhaitons traiter ici à propos de l’identité de l’être

vivant, en l’occurrence appliquée au niveau de l’organisme3. On remarque

1 F. M. Burnet and F. Fenner (1949), op. cit. 2 F. M. Burnet, The Integrity of the Body (1962), op. cit. Voir tout particulièrement p. 14. Voir également F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969). 3 Nous reviendrons longuement sur la question de savoir si l’immunologie éclaire l’identité de tout être vivant ou bien seulement de l’organisme.

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d’ailleurs qu’il y a un lien fort entre la problématique chronologiquement

première de Burnet et la problématique de l’identité biologique : dès la fin des

années 1950, Burnet s’efforce de montrer que la théorie immunologique qui

permet d’unifier toutes les données est la théorie de la sélection clonale (CST),

théorie qui, comme nous allons le voir, fonde la théorie du soi et du non-soi elle-

même.

Ce chapitre nous a permis d’établir quatre thèses :

1) L’immunologie peut être définie comme la discipline qui étudie les

interactions spécifiques entre les récepteurs immunitaires et les motifs

antigéniques, interactions susceptibles de conduire à des mécanismes de

destruction ou de prévention de la destruction des antigènes cibles.

2) Le domaine d’extension de l’immunologie est très vaste : il s’étend à

tous les organismes pluricellulaires, ainsi probablement qu’aux unicellulaires.

3) L’immunologie prétend répondre à la question de la définition de

l’identité de l’être vivant en proposant les concepts de « soi » et de « non-soi ».

Ces concepts sont au cœur d’une théorie de l’immunité proposée par Burnet,

ultérieurement appelée « théorie du soi et du non-soi ».

4) Les termes de « soi » et de « non-soi » tels qu’ils sont utilisés en

immunologie sont fortement polysémiques. Nous avons distingué cinq sens du

terme « soi ».

En distinguant ainsi plusieurs sens du terme « soi » tel qu’il est employé en

immunologie, nous avons amorcé le travail de clarification conceptuelle que nous

devons mener à présent : pourquoi Burnet introduit-il les notions de « soi » et de

« non-soi » en immunologie ? Préexistent-elles d’une certaine façon à son travail

théorique ? Quelle signification exacte leur donne-t-il ? Comment et sur quels

fondements empiriques s’élabore la théorie du soi et du non-soi, dont on a montré

qu’elle dominait encore aujourd'hui l’immunologie ?

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CHAPITRE 2

Pourquoi la théorie du soi et du

non-soi s’est-elle imposée à

l’immunologie ?

Nous avons essayé, dans le chapitre précédent, de donner une définition

générale des termes de « soi » et de « non-soi » en immunologie. Cependant, bien

que ces deux notions soient considérées par la majorité des immunologistes

comme centrales à leur discipline, leurs significations sont variables et parfois

imprécises. Ici, nous essayons donc de procéder à une analyse historique des

concepts de « soi » et de « non-soi », avec pour finalité de tenter de clarifier et de

préciser leur sens. Notre objectif principal est de déterminer ce que signifient les

termes de « soi » et de « non-soi » chez celui qui les a pour la première fois érigés

en un problème scientifique, à savoir Frank Macfarlane Burnet. Nous

commencerons cependant par montrer que les concepts de « soi » et de « non-

soi » ont une histoire et que l’idée qui les sous-tend, à savoir que l’étranger est

immunogène, était déjà exprimée chez les prédécesseurs de Burnet,

principalement Elie Metchnikoff, Charles Richet et Paul Ehrlich. Par conséquent,

nous devrons établir quel a été l’apport spécifique de Burnet. Nous verrons qu’il

n’a pas seulement introduit les termes de « soi » et de « non-soi », mais qu’il a,

beaucoup plus fondamentalement, opéré un passage de la simple affirmation de la

connaissance immunitaire du soi à la tentative d’élucidation des mécanismes par

lesquels un organisme apprend à ne pas attaquer le soi. C’est en cela qu’il formule

une véritable théorie, celle dite du soi et du non-soi. Néanmoins, le problème de la

discrimination entre le soi et le non-soi n’était pas historiquement premier pour

Burnet : la question qu’il jugeait fondamentale pour l’immunologie était

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l’établissement de la théorie de la sélection clonale de l’immunité ; nous

soulignerons comment cette théorie répond selon Burnet au problème de savoir

comment le système immunitaire apprend à reconnaître le soi du non-soi. Les

notions de « soi » et de « non-soi » sont ainsi élaborées par Burnet

progressivement, à partir de la constitution en problème de l’acquisition de la

reconnaissance du soi et de la proposition de la théorie de la sélection clonale.

Nous montrerons donc de quelle manière la définition que donne Burnet du

« soi » et du « non-soi » change entre la première occurrence significative, en

19401, et les développements ultérieurs. Une fois la définition des termes fixée et

la théorie de la sélection clonale bien articulée, Burnet a pu mettre en avant une

véritable théorie du soi et du non-soi. Nous examinerons quels sont les

fondements de cette théorie et quelles sont les expériences qui sont venues la

renforcer, pendant, mais aussi après, la période d’activité scientifique de Burnet

(approximativement des années 1920 aux années 1970). En guise de bilan, nous

montrerons pourquoi la théorie du soi et du non-soi a maintenu sa domination sur

l’immunologie des années 1970 à nos jours, tout en soulignant les doutes

importants qu’elle a fait naître quant à la précision de ses concepts et quant à sa

validité expérimentale.

1. Le soi et le non-soi avant Burnet : l’élaboration progressive de

la théorie du soi et du non-soi

De la fin du 19e siècle à la fin des années 1930, trois grands courants de pensée

ont préparé la conceptualisation du soi et du non-soi par Burnet, en influençant

fortement ce dernier : l’affirmation d’un lien entre immunité et identité chez

Metchnikoff et Richet ; la thèse de l’horror autotoxicus formulée par Ehrlich ;

enfin, les expériences sur le rejet et la tolérance des greffes.

1 F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940).

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1.1. Immunité, identité et reconnaissance de l’étranger chez

Metchnikoff (fin du 19e siècle, début du 20e siècle)

En dépit de ce que semble dire Burnet à plusieurs reprises, notamment dans son

autobiographie1, il n’est pas du tout le premier à avoir affirmé que l’immunité

avait un rapport avec la définition de l’identité et de l’individualité de

l’organisme. Cette thèse, en effet, s’impose dès la fin du XIXe siècle, avec,

notamment, Elie Metchnikoff et Charles Richet. Que signifie précisément, du

début du XIXe siècle aux années 1930, ce lien entre immunité et identité ? Par

ailleurs, y a-t-il un apport spécifique de Burnet sur ces questions, et si oui quel

est-il ?

Comme nous l’avons vu, en plaçant au cœur de l’immunité les cellules

phagocytaires, Metchnikoff offre à l’immunologie sa première élaboration

théorique. Il lie l’immunité et la question de l’identité de l’organisme à partir du

concept d’intégrité : toute réaction immunitaire est une réponse à une menace à

l’égard de l’intégrité de l’organisme provoquant une inflammation2. Ces menaces

peuvent aussi bien être exogènes (corps étranger) qu’endogènes (cellules

mourantes ou malignes par exemple)3. Les acteurs de l’immunité sont les

phagocytes, qui selon Metchnikoff sont à la fois les responsables de l’ingestion

des entités étrangères et les « éboueurs » de l’organisme puisqu’ils ingèrent

également les cellules mortes qui, en raison de l’activité métabolique de ce même

organisme, sont autant de déchets à éliminer :

Nous avons aussi montré qu’une fonction des cellules amoeboïdes du mésoderme est de

dévorer les parties de l’organisme qui sont devenues inutiles, ainsi que tous les corps

1 Dans cette autobiographie, Burnet affirme avoir « introduit le concept de la différence entre soi et non-soi » en 1937 : F. M. Burnet, Changing Patterns. An atypical Autobiography (1968), page 190. 2 E. Metchnikoff, Leçons sur la pathologie comparée de l’inflammation (1892). 3 « Les phagocytes sont les éléments destinés à garantir l’intégrité de l’organisme animal » : E. Metchnikoff, Immunity in infective diseases (1905 [1901]), p. 522. Metchnikoff établit également un lien entre l’aspect défensif de l’immunité et son rôle dans la réparation des tissus, notamment, mais pas seulement, chez les plantes : ces deux processus permettent la « préservation de l’intégrité de l’individu » (ibid., p. 34).

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étrangers qui auraient transpercé l’ectoderme ; ou, s’il s’avère impossible de dévorer de

tels corps, de les entourer et de les isoler1.

On voit donc que Metchnikoff pensait déjà que ce qui était la cible de

l’immunité était soit l’étranger, soit les cellules mourantes2. La reconnaissance des

constituants étrangers est donc clairement affirmée comme fondement de

l’immunité chez Metchnikoff, bien avant qu’elle ne le soit chez Burnet ;

simplement, chez Metchnikoff, cette reconnaissance de ce qui est étranger n’est

que l’un des aspects de l’immunité, l’autre aspect important étant l’ingestion des

cellules mourantes par les cellules phagocytaires. Il est même remarquable que

l’argumentation de Metchnikoff vis-à-vis de ses contemporains ne porte pas sur le

rôle homéostasique des phagocytes en tant qu’ils ingèrent les cellules mortes,

mais sur leur possible rôle dans l’immunité :

Ces observations montrent toutes clairement que les phagocytes ne doivent pas être vus

comme des cellules capables de saisir seulement les corps morts de micro-organismes et

de cellules animales, toujours effrayés par les poisons et cherchant à les éviter, et

seulement capables de se présenter protégés par quelque autre fonction antitoxique. Sans

conteste, les phagocytes présentent souvent une susceptibilité négative à de nombreux

poisons, lorsque ces derniers sont introduits dans l’organisme animal en quantité trop

importante. Mais ces cellules sont très résistantes aux substances toxiques et protègent les

éléments supérieurs contre le poison. Dans ces conditions, il est assez naturel d’assigner

aux phagocytes, dans l’organisme animal, le rôle de combattants contre les poisons, et

nous pourrions même nous demander si ces éléments ne produisent pas les antitoxines3.

Le concept d’intégrité permet à Metchnikoff d’articuler explicitement immunité

et identité de l’organisme : cette dernière est définie par le phagocyte, car c’est lui

qui discrimine entre ce qui fait partie de l’organisme, et ce qui n’en fait pas partie

et doit en conséquence être ingéré ou détruit4. C’est par l’activité immunitaire des

phagocytes que se construit l’identité de l’organisme, c’est-à-dire qu’est établie la

1 E. Metchnikoff, « Untersuchung ueber die intracellulare Verdauung bei wirbellosen Thieren » (1884). 2 A.I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the Origins of Immunology (1991). 3 E. Metchnikoff, Immunity in infective diseases (1905 [1901]), op. cit., p. 420. Les pages 526sq. sont consacrées à la réfutation, par Metchnikoff, de la thèse avancée par ses adversaires, selon laquelle les phagocytes pourraient effectivement ingérer les bactéries, mais seulement lorsque ces dernières sont déjà mortes, éliminées par un autre mécanisme. 4 A. I. Tauber, The Immune Self (1994), p. 19.

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distinction entre ce qui entre dans la cohésion de l’organisme et ce qui n’y entre

pas. Metchnikoff est donc le précurseur de Burnet sur deux idées décisives,

pourtant mises généralement au crédit de ce dernier : d’une part, l’établissement

d’un lien entre l’immunité d’un organisme et la définition de son identité ; d’autre

part, l’affirmation que l’une des causes du déclenchement d’une réponse

immunitaire est la pénétration dans l’organisme de substances qui lui sont

étrangères.

Cette analyse des thèses immunologiques défendues par Metchnikoff confirme

donc que Burnet n’est pas le premier à penser l’immunité : i) à partir de

l’opposition entre ce qui est propre au corps et ce qui lui est étranger ; ii) comme

l’un des principaux fondements de la définition de l’identité de l’organisme

(identité comprise à la fois comme individualité-unicité et comme maintien de

l’intégrité). Cependant, c’est la pensée de Paul Ehrlich qui marque l’étape

décisive : celui-ci n’affirme pas seulement que l’organisme peut distinguer, à

travers ses mécanismes immunitaires, entre ce qui lui est propre et ce qui pour lui

est étranger, il va jusqu’à dire que l’immunité repose sur le principe selon lequel

l’organisme ne peut pas déclencher de réponse immunitaire destructive contre lui-

même (il y aurait, autrement dit, prévention de l’auto-immunité). Qu’affirme

précisément Ehrlich, en quoi est-il l’un des principaux fondateurs de l’idée de

discrimination entre soi et non-soi, et comment ses idées ont-elles été retenues par

les immunologistes ultérieurs ?

1.2. Pourquoi un dogme de l’impossibilité de l’autoréactivité s’est-il

imposé ? Ehrlich et « l’horror autotoxicus » comme ancêtre de la

théorie du soi

Paul Ehrlich, immunologiste allemand (1854-1915), ne se contente pas

d’affirmer qu’une substance étrangère introduite dans un organisme déclenche

une réponse immunitaire, il se pose la question : qu’est-ce qui fait que, en dépit de

la variété des substances susceptibles de déclencher une réponse immunitaire,

l’organisme, dans l’immense majorité des cas, ne prend pas ses propres

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constituants pour cibles ? Dans son article de 1900 intitulé « On immunity with

special reference to cell life »1 et dans celui de 1901 écrit avec J. Morgenroth2, Il

répond à cette question par sa doctrine de l’horror autotoxicus. Il s’agit par cette

dernière d’affirmer qu’il est tout simplement inconcevable qu’un organisme

puisse s’attaquer lui-même au point de se détruire. On peut dire, par conséquent,

que l’organisme doit se reconnaître lui-même, qu’il doit être capable de distinguer

entre ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger. Ehrlich s’appuie donc sur

l’idée que l’organisme a une identité, ce qu’indique clairement l’emploi du terme

« autos », et que ses constituants immunitaires ne sauraient menacer celle-ci.

L’idée d’un organisme qui ne serait pas capable d’auto-identification au sens où il

produirait des « auto-poisons » semblait en effet à Ehrlich complètement « anti-

téléologique »3. L’intuition qui se trouve derrière cette affirmation est que la vie

ne saurait se nuire à elle-même. Néanmoins, comme l’a montré Arthur Silverstein

dans un article consacré à la thèse de l’horror autotoxicus4, Ehrlich ne pensait pas

que des cellules autoréactives étaient par principe impossibles, mais il affirmait

que, si de telles cellules venaient à exister, des mécanismes régulateurs

s’imposeraient immédiatement et supprimeraient l’éventualité de cette

autoréactivité pathologique. En dépit des subtilités de l’analyse d’Ehrlich, l’idée

qui fut rattachée à son nom est bien celle d’une stricte impossibilité du

déclenchement de réponses immunitaires contre les constituants propres de

l’organisme, donnant naissance à ce que l’on est en droit d’appeler le « dogme »

de l’horror autotoxicus, en accord avec Noel Rose5 et avec Anne-Marie Moulin

qui a parlé du « tabou » de l’auto-immunité6. La formulation de ce dogme est

d’autant plus étonnante que l’existence d’auto-anticorps fut démontrée dès le

début du XXe siècle. Cependant, d’une part cette démonstration ne détruisait en

1 P. Ehrlich, « On immunity with special reference to cell life » (1900). 2 P. Ehrlich and J. Morgenroth, « Über Hämolysine : fünfte Mittheilung » (1901). 3 « It would be dysteleologic in the highest degree, if under these circumstances self-poisons of the parenchyma – autotoxins – were formed » (P. Ehrlich, Collected Studies on Immunity, 1906, p. 388). 4 A. Silverstein, « Autoimmunity versus horror autotoxicus: The struggle for recognition » (2001). 5 N. Rose, « Life amidst the contrivances » (2006). 6 AM. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990).

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réalité pas la thèse d’Ehrlich, comme nous venons de le voir, et d’autre part elle

ne changeait rien à la pertinence du dogme, aux yeux des immunologistes de cette

époque, tant que ces auto-anticorps étaient vus comme des exceptions

pathologiques au fonctionnement normal de l’immunité de l’organisme.

La thèse de l’horror autotoxicus a non seulement fortement influencé Burnet,

dont nous verrons quelle transformation il lui fait subir, mais aussi l’ensemble des

immunologistes du XXe siècle, puisque l’idée même de discrimination entre le soi

et le non-soi qui se trouve au cœur de « la théorie du soi et du non-soi » est très

souvent interprétée comme l’affirmation de la radicale impossibilité, sauf cas

pathologiques, de l’autoréactivité. De nombreux immunologistes contemporains

font référence, dans leurs articles, à l’horror autotoxicus, voire ont repris à leur

compte cette expression pour décrire des phénomènes de prévention de l’auto-

immunité1.

1.3. Richet : individualité et anaphylaxie

Charles Richet eut une influence importante sur la mise en évidence d’un lien

entre individualité de l’organisme et phénomènes d’immunité. Il découvrit en

1902, avec Paul Portier, l’anaphylaxie, ce qui lui valut le Prix Nobel de

Physiologie-Médecine en 1913. Le terme d’anaphylaxie vient d’une découverte

surprenante : Richet et Portier remarquent qu’une seconde injection d’extraits des

tentacules d’Actinaria n’induit pas une augmentation de la protection d’un animal,

mais au contraire provoque un choc violent, parfois mortel. Cette expérience,

pratiquée pour la première fois sur un chien à bord du yacht du Prince Albert de

Monaco, est ensuite reprise par Richet et son équipe, dans son laboratoire de

Paris. Richet et Portier désignent ce phénomène de choc violent sous le nom

d’« anaphylaxie », aussi appelé « choc anaphylactique », ou encore, plus tard, en

1905, « réaction d'hypersensibilité » par von Pirquet et Schick.

1 R. M. Steinman and M. C. Nussenzweig, « Avoiding Horror Autotoxicus: The Importance of Dendritic Cells in Peripheral T Cell Tolerance » (2002) ; R. Pedotti and D. Mitchell, « An unexpected version of horror autotoxicus: anaphylactic shock to a self-peptide » (2001).

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Ce phénomène d’anaphylaxie remettait en question, d’une certaine manière, le

dogme de l’horror autotoxicus. Néanmoins, l’interprétation de l’anaphylaxie

n’était en rien évidente, et Richet lui-même dut reconnaître qu’il ne comprenait

pas parfaitement les raisons du phénomène. En tout état de cause, il s’agit d’une

réponse excessive par laquelle, certes, l’organisme réagit de façon violente contre

lui-même, mais en réponse à une substance étrangère, en cas de deuxième contact

avec elle. Par conséquent, l’anaphylaxie vient interroger l’horror autoxicus sans

pour autant en remettre en question le fondement, puisqu’elle n’est pas une

« auto-réponse » au sens strict1.

Charles Richet pense que l’immunisation et l’anaphylaxie permettent de penser

l’intégrité et l’individualité de l’organisme : d’une part, l’organisme réagit contre

la pénétration en son sein de « protéines étrangères »2, et ce faisant il maintient sa

constitution initiale propre ; d’autre part, l’individualité de chaque organisme,

c’est-à-dire le fait qu’il soit unique, à nulle autre pareil, se construit en fonction

des antigènes qu’il rencontre au cours de son existence :

L’anaphylaxie, comme l’immunisation, crée des différences humorales entre différents

individus. Les rencontres avec des antigènes forcent la cellule à sécréter des substances

particulières, et ces substances toxiques et ces antitoxines, qui soit circulent dans le sang

soit se fixent elles-mêmes sur les cellules, créent, pour chaque organisme, un état humoral

spécifique, en fonction des antigènes reçus par cet organisme. […] Chacun de nous, par

sa constitution chimique, par dessus tout par son sang et aussi probablement par le

protoplasme de chaque cellule, est lui-même [himself] et personne d’autre. En d’autres

termes, chacun a une personnalité humorale3.

Comme l’écrit Ilana Löwy dans un article spécifiquement dédié à Charles

Richet :

Richet s’est particulièrement intéressé à la vaste variabilité des réponses des individus

lorsqu’ils recevaient une deuxième injection d’une substance stimulatrice. Ses

observations l’ont conduit à développer un nouveau concept : la « personnalité

1 En revanche, il est clair que ces résultats sur l’anaphylaxie remettaient en question la valeur adaptative de la reconnaissance du soi et du non-soi et de la mémoire immunitaire. (Merci à Michel Morange de m’avoir signalé cet aspect). 2 C. Richet, « Anaphylaxis » (1913), p. 489. La même idée est exprimée dans C. Richet, L'Anaphylaxie (1911). 3 C. Richet, « Anaphylaxis » (1913), p. 489. Notre traduction.

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humorale » formait la constitution chimique spécifique d’un individu, exprimée

(principalement) dans le sang. En tant que telle, elle était un équivalent de la

« personnalité psychologique », c'est-à-dire la constitution psychologique d’une personne,

exprimée (principalement) dans le cerveau. Ces deux personnalités, selon Richet,

reflétaient l’histoire des interactions entre la constitution héréditaire unique de la personne

et l’histoire unique de ses expériences avec des stimuli externes. En étudiant les réponses

anaphylactiques hautement variables de chaque personne, on pouvait évaluer

l’individualité de façon quantitative et la soumettre à des examens contrôlés. Pour Richet,

cela offrait une approche expérimentale à un problème central en médecine, à savoir le

fondement biologique de l’individualité1.

Ainsi, pour Richet, non seulement les phénomènes immunitaires garantissent la

stabilité de la constitution chimique des espèces, mais aussi ils modèlent la

physiologie de chaque individu2. Bien entendu, le « himself » de Richet n’est pas

encore le « self » de Burnet, mais ce terme recouvre très clairement deux des

aspects fondamentaux de la définition du « soi », à savoir d’une part

l’individualité comprise comme unicité de l’organisme et d’autre part la défense

de l’intégrité3.

1 « Richet took special interest in the wide variability of individuals’ responses when they received a second injection of a stimulating substance. His observations led him to develop a new concept: the ‘humoral personality’ constituted an individual’s specific chemical make-up expressed (mainly) in the blood. As such, it paralleled the ‘psychological personality’, that is a person’s psychological make-up expressed (mainly) in the brain. Both these personalities, Richet argued, mirrored the history of interactions between the person’s unique hereditary makeup and his/her unique history of experiences with external stimuli. By studying the person’s highly variable anaphylactic responses, individuality could be evaluated quantitatively and made subject to controlled investigations. For Richet, this provided an experimental approach to a central problem in medicine, namely individuality’s biological basis » (I. Löwy, « On guinea pigs, dogs and men: anaphylaxis and the study of biological individuality », 2003). 2 I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991). 3 Il faut préciser cependant que, de nos jours, l’allergie et le choc anaphylactique sont certes considérés comme des processus immunitaires, mais pas comme des processus immunitaires classiques ou exemplaires : ils sont plutôt des dysfonctionnements de l’immunité, impliquant qui plus est des entités qui d’ordinaire n’interviennent pas, ou interviennent peu, dans la réponse immunitaire – immunoglobuline E et mastocytes en particulier.

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1.4. L’importance des expériences de transplantation dans

l’élaboration de la question de l’identité immunitaire

Le domaine de la transplantation animale, et surtout humaine, en particulier

dans l’après Deuxième Guerre mondiale, révolutionne la conception

immunologique de l’identité de l’organisme. Les médecins comprennent que

l’acceptation et le rejet de greffe impliquent des mécanismes immunitaires,

autrement dit qu’ils constituent une question immunologique, ce qui n’allait pas

de soi auparavant. Dans son Histoire de l’immunologie de la transplantation1,

l’immunologiste Leslie Brent2 a fait le passionnant récit de la constitution de ce

nouveau domaine de la médecine expérimentale. Ici, la question que nous

souhaitons poser est simple : quelle a été l’influence de ces découvertes

concernant la transplantation sur l’élaboration de la théorie immunologique du soi

et du non-soi ? Corrélativement, quelle conception de l’identité de l’organisme ces

expériences suggèrent-elles ?

Dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, le lien entre transplantation

et individualité est affirmé, puisque la distinction entre les résultats d’une

autogreffe (greffe d’un tissu ou d’un organe d’un individu sur lui-même) et d’une

allogreffe (greffe d’un individu sur un autre individu), quoique pressentie bien

avant3, est clairement établie4. Les mécanismes de cette distinction, cependant,

sont méconnus. Dans une période qui s’étend de 1913 à 1925, James B. Murphy5

fait une série d’expériences remarquables, parues dans le Journal of Experimental

1 L. Brent, A History of Transplantation Immunology (1997). Le livre de Silverstein sur l’histoire générale de l’immunologie contient aussi des analyses importantes sur la transplantation, divergeant parfois de celles de Brent : A. Silverstein, A History of Immunology (1989). 2 Leslie Brent est une spécialiste de la transplantation. Elle fut, en particulier, co-auteur de l’article le plus célèbre de Medawar, celui paru en 1953 : R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells » (1953). 3 Leslie Brent cite le chirurgien italien Gaspare Tagliacozzi, qui vivait à Bologne au XVIe siècle : « The singular character of the individual entirely dissuades us from attempting this work on another person. For such is the force and the power of individuality, that if any one should believe that he could accelerate and increase the beauty of the union, nay more, achieve even the least part of the operation, we consider him plainly superstitious and badly grounded in physical science. », in G. Tagliacozzi (1597), De Curorum Chirurgia, Chapter 18, 6, translated by M.T. Gnudi & J.P. Webster, In The Life and Times of Gaspare Tagliacozzi (1950), p. 285, H. Reichner, N. Y. 4 Leslie Brent la trouve en particulier chez le Français Paul Bert (1833-1886). 5 L’article le plus important et le plus célèbre est J. B. Murphy, « Transplantability of tissues to the embryo of foreign species » (1913).

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Medicine. Elles concernent principalement la transplantation allogénique de

tumeurs. Murphy est le premier à affirmer clairement que l’acceptation et le rejet

de greffe sont principalement sous la dépendance des cellules lymphocytaires.

Malheureusement, les expériences de Murphy attirent trop peu l’attention de ses

contemporains, et il faudra attendre plusieurs années pour que soit

« redécouverte » l’idée selon laquelle les lymphocytes jouent un rôle majeur dans

le rejet de greffe.

L’influence expérimentale mais surtout théorique de Leo Loeb1 sur l’idée d’un

lien entre transplantation et identité est décisive, tout particulièrement à travers ses

articles de 19302 et de 19373, mais aussi son ouvrage majeur paru en 1945, The

Biological Basis of Individuality4. La question principale pour lui est celle de la

différence individuelle entre les êtres vivants : dans ses textes majeurs, il souligne

l’unicité de chaque organisme et s’intéresse donc en priorité à la question de

l’identité synchronique. Leo Loeb montre en quoi l’immunologie des années

1930, ayant intégré les résultats d’abord très surprenants des expériences de

transplantation d’organes, devient une discipline biologique majeure pour penser

l’unicité de chaque être vivant et les degrés de différence entre deux organismes

donnés, y compris au sein d’une même espèce :

Il y a de façon inhérente dans tout organisme individuel supérieur quelque chose qui le

différencie de tous les autres individus, et qui peut être découvert en observant les

réactions de certaines cellules et de certains tissus appartenant à un individu à l’égard des

tissus et cellules d’un autre individu de la même espèce. […] En outre, ces cellules ne

reconnaissent pas seulement les différents individus comme tels, elles font plus que cela,

elles reconnaissent, pour parler d’une manière métaphorique, le degré de différence entre

deux individus, sur la base de leurs constitutions génétiques5.

1 Leo Loeb, d’origine allemande, quitte son pays natal en 1897 pour aller s’installer aux Etats-Unis, où il fait carrière. 2 L. Loeb, « Transplantation and Individuality » (1930). 3 L. Loeb, « The Biological Basis of Individuality » (1937). 4 L. Loeb, The Biological Basis of Individuality (1945). Ce gros ouvrage prolonge les réflexions amorcées dans l’article de 1937, qui porte le même titre. 5 « There is inherent in every higher individual organism something which differentiates him from every other individual, which can be discovered by observing the reactions of certain cells and tissues belonging to one individual towards the tissues and cells of another individual of the same species. [...] And not only do these cells recognize the different individuals as such, they do more

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Comme le raconte Brent, Loeb fut critiqué par un généticien très influent,

Clarence Cook Little1. Selon ce dernier, les affirmations de Loeb sur les « degrés

d’individualité » manquent de solidité scientifique car, toujours selon lui, les

possibilités d’accepter une greffe dépendent en fait d’une stricte identité génétique

entre donneur et receveur2. Cette idée selon laquelle la transplantation doit être

fondée dans l’individualité génétique eut beaucoup d’influence sur Burnet.

Néanmoins, celui qui a eu le plus d’influence sur l’élaboration d’une conception

de l’identité immunitaire, à travers son poids sur la pensée du soi et du non-soi de

Burnet, est Sir Peter Medawar, sans doute la figure la plus importante du domaine

de la transplantation au XXe siècle. C’est d’ailleurs l’interprétation que Burnet fit

des expériences de Medawar sur la tolérance immunitaire qui lui valut de partager

le Prix Nobel de Physiologie/Médecine avec ce dernier en 1960.

Dans cette section, nous avons montré que l’idée d’un lien entre transplantation

et individualité était clairement affirmée au début du XXe siècle. Nous allons

montrer à présent que Burnet est l’héritier de cette idée qui, conjuguée aux thèses

immunologiques de Metchnikoff et surtout d’Ehrlich, explique en grande partie

son recours aux termes de « soi » et de « non-soi ». Cependant, il apparaîtra

également que, si l’idée du soi et du non-soi préexiste aux expériences de

Medawar sur le rejet et la tolérance de greffes, ce sont néanmoins ces dernières

qui fondent l’apport réel de Burnet à l’immunologie, à savoir la constitution en un

problème de la discrimination entre le soi et le non-soi.

2. La théorie du soi et du non-soi de Burnet

Du point de vue de la conceptualisation du « soi », il convient de distinguer

deux périodes dans la pensée de Burnet : la première, qui s’étend

approximativement de 1937 à 1945, est celle de l’affirmation de la discrimination

than that, they recognize, to speak in a metaphorical way, the degree of difference between two individuals as based on their genetic constitution » (L. Loeb, « The Biological Basis of Individuality » 1937, p. 2). (Notre traduction). 1 C. C. Little, « The genetics of tissue transplantation in mammals » (1924). 2 H. Auchincloss and H. J. Winn, « Clarence Cook Little (1888–1971): The Genetic Basis of Transplant Immunology » (2003).

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entre le soi et le non-soi ; la deuxième, qui commence vers 1945, est celle de la

constitution de cette discrimination en un problème scientifique, qui est le

véritable apport de Burnet.

2.1. Le soi et le non-soi avant le problème de la tolérance au soi : la

vision « écologique » (1937-1945)

Comme nous l’avons démontré dans la première partie de ce chapitre, Burnet

n’est pas le premier à proposer la thèse selon laquelle l’organisme peut, à travers

les mécanismes immunitaires, distinguer entre ce qui lui est propre et ce qui lui est

étranger. Cette thèse est en effet présente chez plusieurs de ses prédécesseurs,

sous la forme d’une double affirmation : i) tout organisme attaque ce qui lui est

étranger ; ii) l’organisme ne peut pas se prendre lui-même pour cible dans une

réponse immunitaire. Il n’est pas même évident que l’on doive considérer Burnet

comme le premier à avoir avancé l’idée qui sous-tend le recours au terme de soi,

puisque l’autos d’Ehrlich en est très proche1. Quant aux expériences sur la

transplantation, elles ont démontré l’existence de « marqueurs d’individualité ».

En réalité, l’apport de Burnet n’est pas l’affirmation du fait de la discrimination

entre le soi et le non-soi, dont il parle toujours, dans ses écrits, comme d’une

donnée expérimentale évidente. Par exemple, la distinction entre le soi et le non-

soi apparaît très clairement dans l’ouvrage de 1949 écrit avec Fenner, mais elle est

présentée comme une évidence, et non pas comme une découverte ou une

affirmation nouvelle : « C’est une nécessité physiologique évidente et un fait

complètement établi par l’expérience que les propres cellules du corps ne doivent

pas provoquer la formation d’anticorps »2. Jusqu’à la fin des années 1940, Burnet,

1 Bien qu’Anne Marie Moulin (« La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité », 1990) remarque que l’autos marque l’origine de l’impulsion d’un mouvement, là où le soi n’indique qu’une réflexion. On doit noter d’une part qu’en grec ancien, l’autos peut en réalité aussi marquer la simple réflexion, et d’autre part que la dimension de l’impulsion n’est pas explicitement mise en avant par Ehrlich. En conséquence, il semble exact que l’on puisse proposer une différence entre autos et soi, mais elle ne paraît pas thématisée par Ehrlich et Burnet, et distinguer leurs pensées. 2 F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies (1949), op. cit., p. 85. Citation complète : « It is an obvious physiological necessity and a fact fully established by experiment that the body’s own cells should not provoke antibody formation. […] The failure of antibody production against autologous cells demands the postulation of an active ability of the reticulo-

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s’il utilise les termes de « soi » et de « non-soi », ne les prend pas pour l’objet de

sa démonstration, ils servent simplement à désigner cette indéniable donnée

physiologique selon laquelle un organisme ne peut pas se prendre lui-même pour

cible d’une attaque immunitaire.

L’examen attentif des écrits de Burnet nous invite donc à nous méfier de ses

propres reconstructions rétrospectives. Par exemple, il écrit dans son

autobiographie, comme nous l’avons vu, qu’il a « introduit le concept de la

différence entre soi et non-soi » en 19371. En 1969, revenant sur sa démarche

ayant consisté, dans les années 1950, à proposer une théorie sélective de

l’immunité (sur laquelle nous revenons plus bas), il écrit : « Le temps était venu

d’insister sur l’importance du ‘soi’ et du ‘non-soi’ pour l’immunologie et de

rechercher la manière dont la reconnaissance de la différence pouvait se faire »2,

et plus loin : « En 1949, Burnet et Fenner […] introduisirent le concept selon

lequel la différenciation entre le soi et le non-soi était le problème central de

l’immunologie. »3 Enfin, dans un remarquable numéro spécial de la revue

Scientific American consacré à l’immunologie, paru en 1976, et dont la direction

avait été confiée à Burnet lui-même, alors à la toute fin de sa vie scientifique, il

écrit :

Dans toute discussion de l’immunité depuis qu’Ehrlich a parlé pour la première fois

d’horror autotoxicus, le problème de savoir pourquoi et comment le matériel étranger

introduit dans un animal provoque la production d’anticorps et la suppression de ce

matériel étranger a eu comme contrepoids un autre problème, celui de savoir pourquoi et

comment le corps tolère sa propre substance apparemment sans réponse immune. Depuis

de nombreuses années, j’ai laissé entendre que la caractéristique fondamentale de

l’immunité était la capacité à différencier entre le soi et le non-soi4.

endothelial cells to recognize ‘self’ pattern from ‘not-self’ pattern in organic material taken from their substance ». 1 F. M. Burnet, Changing Patterns. An atypical Autobiography (1968), page 190. 2 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 7. 3 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 51. 4 Burnet F. « Tolerance and Unresponsiveness » in Burnet (ed.) Scientific American (1976), p. 114.

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De tels phénomènes de reconstruction, par les scientifiques, de leurs propres

conceptualisations et expériences, sont fréquents et bien connus1. Il est tout

simplement inexact que Burnet a inventé l’idée d’une discrimination

immunologique entre l’individu et l’étranger. Il importe d’ailleurs de remarquer

que, dans la citation qui précède, Burnet est tout à fait conscient de s’inscrire dans

la continuité de ses prédécesseurs, et tout particulièrement d’Ehrlich.

Pourquoi Burnet prétend-il avoir « introduit le concept de la différence entre soi

et non-soi » en 1937 ? Il fait en réalité ici référence à un texte paru en 1940, mais

écrit en 1937-19382, dans lequel il s’interroge, pour la première fois, sur les

mécanismes qui permettent à tout organisme, aussi simple soit-il, de reconnaître

sa propre individualité de ce qui s’en distingue. Evoquant la compétence qu’a une

amibe à digérer des ingrédients externes, en particulier des microorganismes, sans

digérer sa propre substance, il lui attribue une capacité de discrimination entre le

soi et le non-soi et écrit :

Le fait que l’un soit digéré, tandis que l’autre ne l’est pas, exige que d’une manière ou

d’une autre la substance vivante de l’amibe puisse distinguer entre les caractéristiques de

la structure chimique du « soi » et toute structure chimique suffisamment différente,

reconnue comme « non-soi »3.

La première vision du soi de Burnet est donc générale au monde vivant (elle

s’applique des unicellulaires à l’être humain), et non spécifique à l’immunologie.

Les deux idées sont complémentaires : l’idée de Burnet est qu’une capacité

minimale de discrimination entre le « soi » et « l’extérieur » est indispensable

pour la nutrition, donc pour la survie, et cela vaut nécessairement pour tous les

organismes à travers l’évolution. On note que, dès la première occurrence du

terme « soi », ce dernier est associé à celui de « non-soi ». S’il utilise, dès le

départ, ce couple de notions, c’est parce que Burnet entend désigner une

différence de comportement physiologique : un organisme ne réagit pas de la

même manière à ses propres éléments et à ce qui lui est extérieur. 1 Georges Canguilhem en a analysé plusieurs facettes, notamment « l’invention des prédécesseurs » : voir G. Canguilhem, « L’objet de l’histoire des sciences », in Etudes d’histoire et

de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1994), p. 11. 2 F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Diseases (1940). 3 F.M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Diseases (1940), p. 29.

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Par ailleurs, il est tout à fait remarquable que Burnet, dans son autobiographie1,

ait pris le soin d’expliquer l’origine de son recours au terme de « soi », qui

marque aussi le contexte intellectuel dans lequel il hérite de l’idée d’identité de

l’organisme. Il dit avoir trouvé une bonne partie de son inspiration biologique, et

le terme de « soi » lui-même, dans l’ouvrage The Science of Life, rédigé par H. G.

Wells, J. S. Huxley et G. P. Wells, et publié en 19292. Il reconnaît même cette

dette intellectuelle dès la préface du texte de 19403. Les auteurs proposent une

vision écologique du monde vivant, insistant, en particulier, sur les interactions

entre l’organisme et son environnement. Ils suggèrent également de voir

l’organisme lui-même comme un écosystème, comme le lieu et le produit

d’interactions multiples entre des espèces différentes. Burnet est séduit par cette

manière de voir, qui fait écho à ses propres préoccupations du moment concernant

les interactions entre l’homme et des virus. Il intitule le premier chapitre de son

ouvrage de 1940 « Le point de vue écologique », puis introduit, dans le deuxième

chapitre, le terme « soi »4. Ce dernier est lui-même tiré de The Science of Life. En

réalité, les auteurs, à partir d’une interprétation de Jung, introduisent ce terme

seulement pour faire référence à une capacité psychologique de connaissance de

soi, que l’on trouve chez l’être humain et, peut-être, chez certains animaux.

Burnet s’approprie le terme « soi », qu’il fait converger avec la vision écologique

de l’organisme, et postule donc une capacité, chez tous les organismes (l’amibe

par exemple, comme on l’a vu), de discriminer entre lui-même et l’extérieur. Ce

« soi » est défini écologiquement, en conséquence il s’agit d’une réalité complexe,

hétérogène, et dynamique, c'est-à-dire en changement permanent. Ainsi, la

première période dans la conceptualisation du soi est avant tout l’affirmation

d’une vision de l’organisme. Burnet revendique à cette époque une telle vision

1 F. M. Burnet, Changing Patterns (1968), p. 23. 2 H. G. Wells, J. S. Huxley and G. P. Wells, The Science of Life (1929). 3 « In its own much more limited field I should like to think that this book expresses the same general point of view that runs through Wells, Huxley and Wells’s Science of Life » : F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940). 4 Hyung Wook Park, un jeune historien de l’immunologie, a beaucoup insisté sur l’importance de la vision écologique de Burnet dans la construction du concept de « soi » : voir H. W. Park, « Germs, Hosts, and the Origin of Frank Macfarlane Burnet’s Concept of ‘Self’ and ‘Tolerance’, 1936–1949 » (2006).

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holiste, écologique, « biologique », qu’il tire de Wells et Huxley. En un sens,

Burnet est resté fidèle au dernier point toute sa vie : il ne s’est en effet jamais

départi de l’idée selon laquelle les phénomènes immunologiques ne pouvaient

prendre sens que dans une conception biologique globale1, impliquant pour lui-

même de connaître pratiquement toute la biologie de son temps (ce à quoi il

s’attacha remarquablement) et également de ne jamais oublier qu’un phénomène

biologique ne peut pas s’expliquer sans prendre en compte son histoire évolutive.

En revanche, comme nous allons le voir, Burnet abandonne peu à peu la vision

« écologique » du soi pour lui préférer une définition génétique du soi. Le « soi »

de Burnet durant la période qui s’étend approximativement de 1937 à la deuxième

moitié des années 1940 est : i) organismique (le soi est défini

« phénotypiquement ») ; ii) écologique (l’organisme est un « écosystème ») ; iii)

valable pour tous les organismes, de l’amibe à l’être humain. Or, il deviendra peu

à peu : i) génétiquement défini ; ii) l’expression d’une homogénéité génétique que

le système immunitaire doit maintenir ; iii) important surtout pour les vertébrés

supérieurs, qui selon Burnet possèdent seuls une véritable immunité. Dans la

première période, le terme de « non-soi » est présent mais il n’est pas un terme

clé ; ce qui importe, c’est de mettre en avant une vision de l’organisme, qui peut

être compris comme un « soi ». Dans la deuxième période, le « non-soi » devient

le terme le plus important : il s’agit de montrer que l’immunogène, c'est-à-dire ce

qui vient menacer l’intégrité d’un organisme, se définit par l’étranger, au sens de

la différence génétique ; le « soi » est alors reconnu comme ce que l’organisme

défend, à l’opposé du « non-soi », qui désigne l’ensemble de ce qu’il doit rejeter

pour survivre.

Si l’on met de côté les termes mêmes de « soi » et de « non-soi », qui se sont

maintenus jusqu’à notre époque, l’apport de Burnet à une théorie de l’immunité

est, dans la première période de son activité (jusqu’au milieu des années 1940),

négligeable : il se contente de reprendre ce qu’ont dit ses prédécesseurs, à savoir

que l’étranger, et seulement l’étranger, est immunogène. En réalité, le véritable

1 E. Crist and A. I. Tauber, « Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of Frank Macfarlane Burnet » (2000).

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apport de Burnet, comme nous allons le voir à présent, est d’avoir érigé la

discrimination entre le soi et le non-soi en problème scientifique.

2.2. La tolérance et le problème de la capacité à distinguer entre le soi

et le non-soi

2.2.1. La discrimination du soi et du non-soi érigée en problème

S’il est faux de croire que Burnet est le premier immunologiste à affirmer que

l’immunité repose sur la distinction entre le « soi » et « l’étranger », en revanche

il est le premier à ériger en problème biologique cette capacité de distinction.

L’apport de Burnet a consisté à faire passer le fait de la discrimination entre le soi

et le non-soi du statut d’explanans à celui d’explanandum. Il est le premier à

affirmer que ce fait lui-même nécessite une explication : comment se fait-il,

demande Burnet, que l’organisme soit capable d’une telle reconnaissance du soi et

du non-soi ? Cette « reconnaissance », doublée d’une « mémoire » (puisque, chez

certains organismes du moins, une deuxième rencontre avec un même antigène

provoque une réponse plus rapide et plus forte), est-elle innée ou acquise ?

Or, ce qui conduit Burnet à une véritable problématisation du soi et du non-soi,

ce sont les expériences sur les greffes et sur la tolérance immunitaire menées par

Ray D. Owen mais aussi surtout par Peter Medawar et ses collègues : elles

montrent que la capacité de discrimination du soi et du non-soi est acquise, et

donc que, loin d’être une évidence physiologique pour le chercheur, elle nécessite

une explication. Dans son autobiographie1, Medawar raconte avoir commencé à

s’intéresser à la question de la transplantation au tout début de la Seconde Guerre

mondiale, après qu’un aviateur anglais se fut écrasé dans son jardin et que le choc

eut occasionné d’importantes blessures corporelles. Medawar part alors à

Glasgow travailler avec le chirurgien Thomas Gibson sur les greffes de peau.

Ensemble, ils publient en 1943 un article qui fait date dans l’histoire de la

1 P. B. Medawar, Memoir of a Thinking Radish (1986), p. 76.

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transplantation, intitulé « The fate of skin homografts in man »1. Puis, dans deux

articles parus en 19442 et 19453, Medawar montre qu’une allogreffe est

systématiquement rejetée et qu’une deuxième greffe issue d’un même donneur est

toujours rejetée plus rapidement et plus fortement. Il en déduit le caractère

fondamentalement immunologique du mécanisme de rejet de greffe4. Cependant,

en 1945, Owen fait une observation surprenante sur des veaux faux jumeaux5 :

pendant toute leur vie, ces veaux, dont on sait qu’ils partagent le même placenta,

conservent des cellules de l’autre et peuvent accepter ses cellules ou tolérer une

greffe de ses tissus, sans déclencher de réponse immunitaire. Les deux veaux sont

ce que l’on appelle des « chimères », c'est-à-dire des organismes qui possèdent

des cellules génétiquement différentes des leurs, sans qu’il y ait de rejet

immunitaire.

Burnet est au courant de ces expériences, qu’il considère immédiatement

comme très importantes pour ses propres recherches. Dès 1949, Burnet et Fenner

citent l’expérience d’Owen, pourtant très récente, en complément de celle de

Murphy. Burnet y fera d’ailleurs constamment référence dans tous ses ouvrages,

de même qu’aux travaux de Medawar. Dès ce moment-là, il comprend que ce qui,

jusque-là, était vu comme une évidence physiologique, à savoir la capacité, pour

un organisme, à accepter ses propres constituants tout en rejetant tout ce qui en

diffère, est en réalité le résultat d’un processus complexe d’ « apprentissage du

soi », qui exige une explication scientifique.

1 T. Gibson and P. B. Medawar, « The fate of skin homografts in man » (1943). 2 P. B. Medawar, « The behavior and fat of skin autografts and skin homografts in rabbits » (1944). 3 P. B. Medawar, « A second study of the behavior and fate of skin homografts in rabbits » (1945). 4 Medawar, comme la plupart des scientifiques qui pratiquent la transplantation dans les années 1940, est un zoologiste. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1950 que les immunologistes acceptent de voir dans les expériences de transplantation un domaine pertinent pour leur discipline. Voir L. Brent, A History of Transplantation Immunology, op. cit., p. 73. À ce propos, remarquons également que, dans son ouvrage paru en 1969, donc une vingtaine d’années après les expériences principales de Medawar, Burnet doit encore convaincre son lecteur du fait que la transplantation est un phénomène qui relève de l’immunologie : F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 23-25. 5 R. D. Owen, « Immunogenetic consequences of vascular anastomoses between bovine twins » (1945).

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2.2.2. L’apprentissage de la tolérance au soi chez Burnet

Burnet opère la synthèse entre des observations venues de l’embryologie – celle

d’une possible immaturité de la capacité de rejet d’un organisme (Owen), et les

démonstrations du rôle des acteurs de l’immunité dans le phénomène de rejet de

greffe (Medawar1). Il pose alors le problème suivant : comment l’organisme

apprend-il à ne pas attaquer le soi, c'est-à-dire à ne pas déclencher de réponse

immunitaire contre le soi ? On le voit, les années 1940-50 constituent un moment

clé de rencontre entre l’immunologie et la biologie du développement : en

s’intéressant aux embryons et aux nouveaux-nés, on va comprendre pourquoi la

discrimination entre le soi et le non-soi est acquise, et non innée2. Cela apparaît

très nettement dès l’ouvrage de 1949, rédigé par Burnet et Fenner, dont le

septième chapitre s’intitule « Le comportement immunologique des jeunes

animaux ».

Selon Burnet, les expériences d’Owen sur les veaux faux jumeaux montrent

qu’une tolérance immunitaire est possible, chez l’embryon mais aussi chez

l’adulte, autrement dit il considère qu’il n’y a rien d’évident ou d’immédiat dans

l’affirmation selon laquelle l’organisme rejette l’étranger tout en tolérant ses

propres constituants. En effet, l’affirmation du principe de l’horror autotoxicus a

bien établi l’idée générale : l’exogène est immunogène, tandis que l’endogène ne

l’est pas. Cependant, puisque des exceptions à cette règle sont observées dans le

cas des transplantations expérimentales, il faut, selon Burnet, comprendre

comment se fait, dans la très grande majorité des cas, l’apprentissage de la

tolérance au soi. Comme Burnet le souligne rétrospectivement, l’idée que le soi

doit être appris n’est en rien évidente. On pourrait même penser qu’il s’agit d’une

1 Medawar insiste beaucoup, pendant une longue période, sur le rôle exclusif des anticorps dans le rejet de greffe. Puis il se range à l’idée, en réalité proposée dès Murphy en 1913, selon laquelle les lymphocytes jouent le rôle essentiel dans ce processus. Voir L. Brent, A History of

Transplantation Immunology (1997), op. cit. 2 Malheureusement, en immunologie comme en de nombreux autres domaines, la prééminence de la génétique dans la deuxième moitié du XXe siècle éclipsera complètement les nombreux apports possibles de la biologie du développement. Pour une remarquable illustration de ce que peut donner, aujourd'hui, une articulation entre immunologie et biologie du développement, voir S. F. Gilbert, « The genome in its ecological context » (2002). Nous revenons sur cette question dans la troisième partie.

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nécessité si impérieuse pour tout être vivant qu’une telle reconnaissance du soi

devrait être innée :

À première vue, il semble qu’il n’y ait aucune raison pour laquelle la capacité d’un corps

à opposer son veto à l’action immune contre ses propres composants ne dépende pas

simplement de qualités génétiquement programmées. Il est clairement essentiel qu’une

telle tolérance existe et ce fut presque une surprise de constater que la tolérance n’était

pas fixée génétiquement mais devait être apprise1.

On voit donc bien de quelle manière Burnet nie l’évidence de l’horror

autotoxicus pour l’ériger en question scientifique nécessitant expérimentation et

conceptualisation. En affirmant que Burnet opère le passage du fait de la

discrimination entre le soi et le non-soi au problème de savoir ce qui la rend

possible, nous retrouvons une thèse avancée par Anne Marie Moulin2, selon

laquelle Burnet a transformé le dogme négatif de l’horror autotoxicus en la

question positive de l’apprentissage de la tolérance au soi. En effet, Burnet ne

pose plus la question « Pourquoi est-il impossible qu’un organisme s’attaque lui-

même ? », mais « Comment l’organisme apprend-il à ne pas s’attaquer lui-

même ? ».

Dès 1949, Burnet et Fenner affirment qu’il y a bien apprentissage du soi, et que

l’immunologie doit expliquer les processus qui conduisent à un tel apprentissage.

Ils notent que les fœtus de mammifères et les embryons de poulets sont immatures

sur le plan immunitaire, puisqu’ils ne sont pas capables de produire des anticorps,

et écrivent : « Le processus par lequel le motif du soi devient reconnaissable a lieu

pendant les étapes embryonnaires ou immédiatement post-embryonnaires ».

Burnet et Fenner conçoivent par ailleurs le développement de l’organisme

comme un « durcissement », un « figement » : au cours du développement,

affirment-ils, « les motifs gravés pendant la vie embryonnaire durcissent en

quelque sorte et deviennent des possessions permanentes ». Autrement dit, les

motifs présents dans la vie immature se durcissent, se figent et seront pour

toujours ce que l’organisme ne rejettera pas. C’est pourquoi, toujours selon Burnet

1 F. Burnet, « Tolerance and Unresponsiveness » (1976), op. cit. 2 A-M. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990a).

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et Fenner, il n’y a pas de réponse immunitaire à des cellules étrangères (c'est-à-

dire génétiquement distinctes) implantées et établies pendant la vie embryonnaire.

Mais c’est également ce qui expliquerait que, si un micro-organisme pathogène

infecte l’embryon in utero, l’animal après la naissance sera incapable de

déclencher une réponse anticorps à l’injection ou à une infection avec ce même

micro-organisme. La vision que Burnet propose du « soi » est donc dynamique, et

non fixiste, comme l’était celle d’Ehrlich : il n’est plus question de simplement

poser l’impossibilité de l’autoimmunité, mais de démontrer quels sont les

processus qui permettent l’acquisition de la tolérance au soi. Cela étant dit, une

fois la maturation immunitaire effectuée, la définition du soi est close, elle ne peut

normalement plus être modifiée.

Le paradoxe est donc que Burnet et Fenner abordent le problème de la

discrimination entre le soi et le non-soi par son opposé, c'est-à-dire la possibilité

qu’il existe une tolérance immunitaire, une absence de rejet contre des

constituants pourtant génétiquement étrangers. Leur réponse consiste à dissoudre

l’évidence de la distinction entre le soi et le non-soi pour finalement mieux en

fonder le principe : ils montrent que cette distinction est acquise, et non innée, et

donc que les événements qui surviennent pendant la phase de développement de

l’organisme sont d’une importance majeure pour comprendre l’élaboration du

soi ; mais en même temps ils construisent la tolérance immunitaire comme un

phénomène restreint et marginal, puisqu’ils affirment d’une part que la tolérance

ne peut être induite que pendant la vie embryonnaire, et d’autre part qu’elle ne se

produit que dans des situations expérimentales de transplantation, ou dans des cas

rarissimes dans la nature de chimérisme (comme avec les veaux jumeaux). Burnet

et Fenner comprennent ainsi que la discrimination entre le soi et le non-soi

constitue un problème scientifique, et ils s’efforcent de proposer une hypothèse

pour en expliquer le mécanisme d’acquisition.

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C’est ce qui explique que l’expérience la plus célèbre de Medawar et son

équipe, publiée en 19531, donc quatre ans après la deuxième édition de The

Production of Antibodies, ait pu être vue comme une confirmation des thèses de

Burnet et Fenner. Dans la propre reconstruction de Burnet :

Il avait été prédit [par Burnet et Fenner en 1949] que des injections appropriées

d’antigènes dans l’embryon donneraient lieu à une tolérance ultérieure de cet antigène. La

prédiction fut finalement abondamment confirmée2.

En effet, Billingham, Brent et Medawar montrent qu’il est possible d’induire

une tolérance active à des tissus étrangers chez la souris, à condition d’introduire

tôt, pendant la vie fœtale (c'est-à-dire avant la maturité immunitaire), les cellules

étrangères dans l’hôte3. Ils décrivent ce phénomène comme « l’exact inverse » de

« l’immunité acquise activement » et proposent donc le terme de « tolérance

acquise activement ». Medawar qui, durant sa vie scientifique, eut l’occasion de

souligner l’apport des expériences de transplantation à la définition de

l’individualité4, a donc également montré qu’une extension du « soi » était

possible dans des conditions expérimentales, exactement comme l’avaient

proposé Burnet et Fenner quelques années plus tôt.

2.3. Le véritable combat théorique de Burnet : la théorie de la sélection

clonale

Tandis que l’historiographie relative à l’immunologie présente

traditionnellement Burnet comme l’inventeur du soi et du non-soi, ce qui frappe à

la lecture des articles et des ouvrages qu’il publie à partir de 1955, c’est que son

véritable combat théorique semble se trouver ailleurs. Burnet cherche bien à 1 R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells » (1953), op. cit. Soulignons que les auteurs de cet article mentionnent nommément Burnet, pour dire que leur expérience lui donne raison. Pour un compte rendu rétrospectif, voir L. B. Brent, « Tolerance revisited » (2001). 2 « It was predicted [by Burnet and Fenner in 1949] that appropriate injections of antigens in the embryo would give rise to subsequent tolerance of that antigen. Eventually the prediction was abundantly fulfilled » (F. M. Burnet, Self and Not-Self, 1969, p. 51). (Notre traduction). 3 Ces expériences ont ensuite été renouvelées et confirmées de nombreuses fois : voir par exemple R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003) ; A. Dakic et al. « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004). 4 Voir en particulier P. Medawar, The Uniqueness of the Individual (1957).

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convaincre ses lecteurs de la validité d’une théorie, mais il ne s’agit pas d’une

« théorie du soi et du non-soi ». Dans tous ses textes de 1957 à 1970, Burnet

s’efforce de promouvoir sa « théorie de la sélection clonale ». Comme il l’écrit

dans son autobiographie, parue en 1968 : « A juste titre ou non, je considère le

développement de la théorie de la sélection clonale de l’immunité comme ma

réalisation scientifique la plus importante. »1

Une objection pourrait donc surgir ici : en nous interrogeant sur les concepts de

soi et de non-soi chez Burnet comme s’ils étaient au centre de son élaboration

théorique, ne déforme-t-on pas sa pensée et ne risque-t-on pas de « plaquer » sur

ses thèses une problématique et des affirmations qui n’étaient pas en réalité ses

propres objets de recherche2 ? Nous montrons ici que cette objection peut être

repoussée, car la théorie de la sélection clonale est une réponse au problème de

savoir comment un organisme apprend à reconnaître le « soi », comme Burnet l’a

lui-même affirmé.

Commençons par nous demander quel est le contenu de la théorie de la sélection

clonale. Comme l’indique le titre de l’ouvrage The Production of Antibodies, dont

la première édition paraît en 1941, Burnet cherche à déterminer comment se fait la

synthèse des anticorps. C’est précisément à cette question que la théorie de la

sélection clonale s’efforce de répondre. Jusqu’au milieu des années 1950,

l’immunologie est dominée par la théorie « instructionniste » de la production des

anticorps, dont le représentant le plus important est Linus Pauling3. Selon cette

théorie, lorsqu’un antigène pénètre dans un organisme, il induit chez l’anticorps

1 « Rightly or wrongly I regard the development of the clonal selection theory of immunity as my most important scientific achievement. » (F. M. Burnet, Changing Patterns, 1968, p. 190). (Notre traduction). 2 La question de l’articulation entre la théorie de la sélection clonale de Burnet et ses thèses sur le soi et la tolérance immunitaires est posée très clairement par A. Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced » (2002). Nous sommes d’accord avec Silverstein lorsqu’il affirme que la théorie de la sélection clonale n’est pas invalidée par la critique des thèses de Burnet sur le soi. Notre objectif ici est différent : nous voulons seulement montrer que Burnet considère que sa théorie de la sélection clonale constitue une réponse au problème du soi et du non-soi. Voir également P. D. Hodgkin, W. R. Heath and A. G. Baxter, « The clonal selection theory : 50 years since the revolution » (2007). 3 L. Pauling, « A theory of the structure and process of formation of antibodies » (1940). L’autre artisan majeur de la théorie est Felix Haurowitz : voir F. Haurowitz, « The mechanism of the immunological response » (1952) et F. Haurowitz, « Antibody Formation » (1965).

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une structure spécifique complémentaire ; les anticorps adoptent donc une

configuration spatiale moulée sur le « patron » (template) des déterminants

antigéniques, ce qui leur permet de réagir spécifiquement avec l’antigène, d’où en

définitive une réponse immunitaire ciblée conduisant à la destruction de

l’antigène1. Avant que cette théorie ne s’impose, la thèse proposée par Ehrlich en

1897, c'est-à-dire ce que l’on peut considérer comme la première théorie sélective

de la formation des anticorps2, était dominante. Néanmoins, en 1930, F. Breinl et

F. Haurowitz opposèrent à cette théorie qu’elle ne permettait pas de penser le

nombre apparemment infini des anticorps : « Il est inimaginable que l’organisme

puisse fabriquer des anticorps tout prêts correspondant aux milliers de substances

artificielles susceptibles d’être fabriquées. »3 La théorie instructive de Pauling

permettait justement de répondre à cette difficulté. Burnet, cependant, a toujours

été sceptique à l’égard des théories instructionnistes : dès la fin des années 1920,

il exprime de forts doutes à l’égard de l’idée selon laquelle la résistance des

bactéries aux bactériophages serait le produit d’un processus « instructif », et

propose à la place une explication sélective4. Il préférerait une explication

sélective de type darwinien, mais ne parvient pas à formuler clairement une telle

explication. Concernant les anticorps, Burnet va opposer à la théorie

« instructionniste » une théorie « clonale », considérant que les anticorps

préexistent à l’entrée de l’antigène dans l’organisme, et que les cellules portant les

anticorps les plus spécifiques et les plus en affinité avec l’antigène présent dans

l’organisme sont simplement sélectionnées au détriment des autres cellules

immunitaires, moins compétentes. Concernant le principe de la théorie de la

1 A. Silverstein, « A history of antibody formation » (1985), p. 271. 2 A. Silverstein, « Paul Ehrlich’s Passion: The Origins of His Receptor Immunology » (1999). Il est de ce point de vue important de souligner que David Talmage, l’un des premiers à défendre une théorie sélectionniste de la formation des anticorps au milieu des années 1950, présente cette dernière comme un retour à Ehrlich : voir D. W. Talmage, « Allergy and Immunology » (1957). Cet aspect est bien souligné par A. Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced » (2002), op. cit. Voir également D. R. Forsdyke, « The Origins of the Clonal Selection Theory of Immunity » (1995). 3 F. Breinl et F. Haurowitz, « Chemische Untersuchungen des Präzipitates aus Hämoglobin und anti- Hämoglobin Serum and Bemerkungen über die Natur der Antikörper, Hoppe-Seyler Zeitungschrift » (1930). Cité par AM. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991), p. 266. 4 F. M. Burnet, « ‘Smooth-Rough’ variation in bacteria in its relation to bacteriophage » (1929). Cité par A. I. Tauber, The Immune Self: Theory or Metaphor? (1994), page 89.

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sélection clonale, Burnet, en dépit de ses propres intuitions « sélectives » dès les

années 1920 et 1930, a toujours affirmé sa dette à l’égard de Niels Jerne, qui fait

paraître en 1955 un article dont le titre est : « The Natural Selection Theory of

Antibody Formation »1. En 1957, Burnet publie un texte intitulé de façon

significative : « A modification of Jerne’s theory of antibody production using the

concept of clonal selection »2. En parallèle, David W. Talmage fait paraître un

article de synthèse, intitulé « Allergy and Immunology »3, dans lequel il suggère,

sans véritablement l’approfondir, une thèse très proche de celle de Burnet, mais

chacun des deux auteurs n’avait pas connaissance du texte de l’autre au moment

de la rédaction4.

Burnet est séduit par l’explication clonale de l’immunité avancée par Jerne,

mais elle lui paraît insuffisante sur plusieurs points expérimentaux5. Son défaut

principal selon Burnet est qu’elle envisage la sélection au niveau des anticorps.

Pour Burnet, il est clair que ce sont les cellules immunitaires qui sont

sélectionnées, en fonction des anticorps qu’elles portent à leur surface. La théorie

de Burnet est qu’il faut postuler « l’existence de clones multiples de cellules

productrices de globulines » (anticorps)6. Les cellules immunocompétentes

1 N. Jerne, « The Natural Selection Theory of Antibody Formation » (1955). 2 F. M. Burnet, « A modification of Jerne’s theory of antibody production using the concept of clonal selection » (1957). 3 D. W. Talmage, « Allergy and Immunology » (1957), op. cit. 4 Ce dernier point est cependant à prendre avec précaution : selon Silverstein, Talmage aurait envoyé son texte à Burnet avant que ce dernier ne publie son propre article en 1957 (voir A. Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced », op. cit., 2002). Ce qui est certain, c’est que, à cette époque, comme nous l’avons souligné, Burnet réfléchissait depuis longtemps déjà à l’application d’idées sélectionnistes en immunologie. Nous laissons aux historiens de l’immunologie le soin de déterminer quelle a été l’influence exacte de Talmage sur Burnet. Dans un article paru au moment où nous rendons ce travail, Gustav Nossal, assistant puis successeur de Burnet, remarque que, même si Talmage a toujours revendiqué la priorité dans la théorie de la sélection clonale, son véritable apport résidait dans l’idée que l’unité de sélection était la cellule, l’ensemble des autres points fondamentaux (l’idée qu’à un lymphocyte correspond un seul récepteur, l’explication de la tolérance immunitaire et de l’auto-immunité, etc.) n’ayant été exprimé que par Burnet lui-même : G. J. V. Nossal, « One cell – one antibody : prelude and aftermath » (2007). Cet article est paru dans un numéro spécial de la revue Nature Immunology (octobre 2007), célébrant le cinquantième anniversaire de la parution de l’article de Burnet. 5 Voir notamment G. L. Ada, « The conception and birth of Burnet’s Clonal Selection Theory » (1989). Pour un point de vue récent de deux acteurs de premier plan de cette époque, voir F. Fenner and G. Ada, « Frank Macfarlane Burnet : two personal views » (2007). 6 F. M. Burnet (1959), op. cit., p. 54.

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porteraient à leur surface des molécules semblables aux anticorps qui sont

synthétisés et qui réagissent avec l’antigène (permettant sa destruction). Ces

cellules seraient ensuite sélectionnées sur la base de la spécificité de leurs

récepteurs à l’égard de déterminants antigéniques. Il n’y a là, dit Burnet, aucun

processus d’ « instruction », mais simplement un processus de sélection

darwinienne, située à un niveau cellulaire1.

Burnet fait paraître son texte, dont il perçoit le caractère peu orthodoxe, dans

une revue scientifique peu connue, The Australian Journal of Science. Il considère

qu’il y a un risque que son hypothèse soit considérée comme scientifiquement

aberrante par ses pairs, et donc qu’il vaut mieux la publier dans un journal plutôt

confidentiel2.

La théorie instructionniste est pourtant bien ancrée dans les esprits, c’est

pourquoi Burnet commence dès 1957 le combat théorique principal de sa vie, qui

est de convaincre ses pairs que seule une théorie sélective de l’immunité peut être

défendue. Cette bataille est encore vive dans les réflexions de Burnet dans les

années 19703. Pendant pratiquement dix ans (approximativement de 1957 à 1967),

Burnet connaît des moments difficiles pour se faire entendre4. Rétrospectivement,

dans un texte écrit pour fêter les dix ans de sa théorie de la sélection clonale,

Burnet se compare même à Galilée :

Comme beaucoup d’entre vous le savent, je me suis trouvé aux Etats-Unis et en Europe la

plupart du temps depuis lors [1958], parlant toujours de la sélection clonale sous une

1 « A strictly Darwinian process at the cellular level » : F. M. Burnet (1959), p. 64. Voir A. M. Silverstein, « Darwinism and immunology: from Metchnikoff to Burnet » (2003). 2 Burnet le dit clairement dans son autobiographie : si sa proposition s’avérait importante, on le considérerait comme son inventeur ; si elle était rapidement invalidée, peu de chercheurs en Angleterre ou aux Etats-Unis seraient au courant (F. M. Burnet, Changing Patterns : An Atypical

Autobiography, 1968, p. 206). 3 F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970) ; numéro spécial de Scientific American dirigé par Burnet (1979). 4 Ou plus précisément il a l’impression d’être très isolé, même s’il ne l’est pas tant que cela si l’on observe certaines productions scientifiques de l’époque : voir, par exemple, J. Lederberg « Genes and Antibodies » (1959). Lederberg ne saurait être considéré comme un artisan de la théorie de la sélection clonale, car il n’apporte guère d’éléments nouveaux (voir par exemple A. Silverstein, « The Clonal Selection Theory : what it really is and why modern challenges are misplaced », 2002, op. cit.); en revanche, son article montre que les idées de Burnet avaient déjà largement convaincu des scientifiques de premier plan à la fin des années 1950. Il est fort probable, par conséquent, que Burnet ait quelque peu exagéré sa « solitude dans la vérité » lors de la décennie 1957-1967.

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forme ou sous une autre. Ce fut un travail plutôt dur, et par moments je me suis senti un

peu comme Galilée affrontant l’Eglise1.

Comme on le voit, la théorie de la sélection clonale des lymphocytes a bel et

bien été le combat théorique principal de la vie scientifique de Burnet, qui

d’ailleurs se termine par une claire victoire pour lui puisque, dès la fin des années

1960, la grande majorité des immunologistes s’étaient ralliés à une telle thèse.

Cependant, il serait erroné de croire que le problème de la théorie de la sélection

clonale exclut celui du soi parce qu’il serait plus fondamental. Les deux questions

sont intrinsèquement liées. La théorie de la sélection clonale se donne pour tâche

d’expliquer la réponse immunitaire à un antigène, mais aussi la tolérance

immunitaire et l’apprentissage du soi, c'est-à-dire le fait qu’initialement (c'est-à-

dire pendant la période fœtale ou immédiatement post-natale) un organisme tolère

n’importe quelle substance (endogène ou exogène), mais qu’ensuite il acquiert

rapidement la compétence de n’accepter que le « soi » et de rejeter le « non-soi ».

Il s’agit là d’un point fondamental, que Burnet affirme dès son ouvrage de 1959 :

à l’idée d’une sélection des cellules immunitaires compétentes suite à la

pénétration d’un antigène dans l’organisme adulte, il faut ajouter une autre idée,

celle d’une sélection qui, pendant la vie embryonnaire, élimine les cellules

immunitaires qui ne reconnaissent pas les constituants du soi2. Autrement dit, au

sein d’une seule et même théorie, celle de la sélection clonale, Burnet associe une

hypothèse relative au développement et une autre relative à l’immunité effectrice.

Concernant le développement, l’idée de Burnet dès 1959 est que les récepteurs

portés par les cellules immunitaires sont générés au hasard, ce qui rend possible

l’apparition de cellules autoréactives, mais qu’ensuite ces dernières sont éliminées

si jamais, toujours pendant cette période de maturation, elles réagissent à un

antigène du « soi ». Burnet écrit ainsi :

1 « As many of you know, I have been in America and Europe most years since then [1958], always talking clonal selection in one form or another. It was a fairly tough job and at times I felt a bit like Galileo confronting the Church » (F. M. Burnet, « The impact of ideas on immunology » 1967, p. 3). (Notre traduction). 2 Sont donc ici rapprochés deux usages pourtant distincts du mot « sélection » : la rétention et l’élimination.

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La reconnaissance du soi et du non-soi signifie simplement que tous les clones qui

reconnaîtraient (c'est-à-dire, produiraient des anticorps contre) un composant du soi ont

été éliminés pendant la vie embryonnaire. Tous les autres sont conservés1.

Ainsi, Burnet dit lui-même à plusieurs reprises que la théorie de la sélection

clonale est à ses yeux la seule théorie immunologique capable de rendre compte

de la tolérance au soi. Cela est très clair en 1969, dans l’ouvrage de Burnet qui

s’intitule précisément Soi et Non-soi, dans lequel il affirme : « Il y a plus d’une

explication de la tolérance, mais l’existence de ce phénomène fut le stimulus qui

conduisit à l’élaboration de l’approche en terme de sélection clonale de

l’immunité. »2

La théorie de la sélection clonale sert donc à justifier à la fois le mécanisme

sélectif de la réponse immunitaire et la tolérance au soi. Ainsi, elle est le cœur de

la réponse de Burnet au problème de la reconnaissance entre le soi et le non-soi :

Il était immédiatement évident qu’une telle approche [la théorie de la sélection clonale]

fournissait un nouveau mécanisme par lequel la quantité et le type d’anticorps et

d’immunocytes pouvaient être ajustées aux besoins actuels du corps. Elle fournissait aussi

l’interprétation la plus simple possible de la manière dont les propres constituants du

corps sont protégés contre toute attaque immunologique »3.

2.4. Les évolutions du concept de soi dans la pensée de Burnet : du soi

écologique au soi immunogénétique

On l’a vu, Burnet emprunte la notion de « soi » aux auteurs de The Science of

Life, qui proposent une conception écologique de l’organisme. Malgré l’intérêt de

Burnet pour une telle vision écologique, il rompt peu à peu avec cette dernière,

pour lui préférer une conception génétique du soi. De ce point de vue, il importe

de préciser que Burnet était particulièrement bien informé des avancées

génétiques de son temps et qu’il suivait avec une attention remarquable tous les

1 « Self-not-self recognition means simply that all those clones which would recognize (that is, produce antibody against) a self component have been eliminated in embryonic life. All the rest are retained ». (Burnet 1959, p. 59). (Notre traduction). 2 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), p. 25. 3 « of how the body own constituents are shielded from immunological attack » (F. M. Burnet, Self

and Not-Self, 1969, p. 12).

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développements scientifiques des années 1950 et 1960 concernant la structure de

l’ADN et son expression dans la synthèse des protéines1. Dans ses écrits, Burnet

cite fréquemment les acteurs clés de ces découvertes (Watson et Crick, plus tard

Monod et Jacob, etc.), à propos desquelles il ne s’interdit pas des commentaires et

dont il anticipe parfois remarquablement les résultats. Burnet compte parmi les

premiers à entrevoir tout ce qu’il y a à attendre du développement du versant

« immunogénétique » de l’immunologie. Dès la fin des années 1950, Burnet pense

fondamentalement que l’identité de l’organisme est définie par son génome. Bien

sûr, l’identité immunitaire joue elle aussi un rôle fondamental pour l’organisme,

dans le rejet des pathogènes, la tolérance au soi et la prévention de l’auto-

immunité ; cependant, elle n’est dans l’immense majorité des cas que le reflet de

l’identité génétique, l’organisme apprenant à reconnaître ses propres constituants,

qui, sauf exception, sont génétiquement définis. Le génome individuel est donc

placé au cœur de l’identité de l’organisme et au cœur du critère

d’immunogénicité.

En effet, bien que Burnet soit parti des expériences sur la tolérance de Medawar,

qui montraient que le « soi » immunitaire ne se réduit pas au « soi »

génétiquement défini, il considère ces processus de tolérance immunitaire comme

des exceptions, dues à de simples manipulations expérimentales, à un principe

général d’immunité qui, lui, est bel et bien génétiquement fondé. On trouve dans

les écrits de Burnet une évolution progressive vers l’idée que l’individualité de

l’organisme se trouve dans ses gènes et qu’un système immunitaire efficace est

celui qui est capable d’apprendre à reconnaître les produits protéiques de cette

individualité génétique. Burnet, dès 1959, conçoit le « soi » immunitaire comme

le reflet de l’individualité génétique de chaque organisme, aux manipulations

expérimentales près2. Le critère d’immunogénicité réside dans la présence ou

l’absence de l’antigène pendant la maturation du système immunitaire : si, durant

cette période, un antigène étranger est présent dans l’organisme, alors il sera toléré

1 A-M. Moulin, Le Dernier langage de la médecine (1991), op. cit. ; Ilana Löwy, « The immunological construction of the self » (1991). 2 F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959), op. cit., p. 33-35.

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pendant toute la vie de ce dernier. Or, dans pratiquement tous les cas, sont

présents dans l’organisme pendant la période d’immaturité immunitaire seulement

les constituants issus de son matériel génétique, donc on est en droit de considérer

le soi immunitaire comme le reflet antigénique de l’individualité génétique. Ces

antigènes du « soi » ne déclencheront pas de réponse immunitaire. L’ancrage du

soi immunitaire dans les gènes est ce qui permet d’expliquer que des greffes entre

deux vrais jumeaux sont tolérées.

Cela est confirmé dans tous les textes ultérieurs, à commencer par la conférence

prononcée par Burnet lorsque le Prix Nobel lui est remis, le 12 Décembre 1960, et

qui est, de façon significative, le premier texte de Burnet à comporter dans son

titre le terme de « soi »1. En 1962, Burnet relit les résultats du domaine

expérimental de la transplantation dans la première moitié du XXe siècle à l’aune

de cet ancrage génétique : « L’une des affirmations concises de l’immunologie

moderne est que le corps n’acceptera comme sien que ce qui, génétiquement, ne

peut pas être distingué de la partie remplacée »2. Dans l’ouvrage Self and Not-Self

de 1969, Burnet explique clairement l’ancrage génétique et ses possibles

exceptions. Pour lui, les expériences de transplantation montrent ce qu’est le soi et

sur quelle base le soi doit être compris : le cœur du mécanisme est l’identification

d’une différence d’origine génétique :

En premier lieu, nous avons la démonstration du fait que pour qu’un tissu soit rejeté il

doit être possible de le reconnaître comme différent, et que les différences impliquées sont

d’origine génétique3.

Cependant, ajoute Burnet, il peut y avoir tolérance de greffe entre deux

individus qui sont génétiquement différents. Cela est possible dans le cas (et

seulement dans le cas) où des échanges de constituants individuels ont eu lieu

1 F. M. Burnet, « Immunological recognition of self » (1960). 2 « It is one of the concise statements of modern immunology that the body will accept as itself only what is genetically indistinguishable from the part replaced » (F. M. Burnet, The Integrity of

the Body, 1962, p. 13-14). 3 « In the first place we have the demonstration that for a tissue to be rejected it must be recognizably different and that the differences involved are genetic in origin » (F. M. Burnet, Self

and Not-Self, 1969, p. 24, italiques de l’auteur). (Notre traduction).

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pendant le développement des organismes, en l’occurrence avant l’établissement

de l’immunocompétence complète :

L’identité génétique n’est pas, cependant, une condition nécessaire pour l’acceptation

d’une greffe de peau. Le mélange du sang placentaire de deux jumeaux non identiques est

une expérience naturelle qui montre que la tolérance des tissus d’un autre individu est

possible si le corps a fait l’expérience de la présence de cellules étrangères à partir d’une

période précoce de la vie embryonnaire. À partir de cette déduction tout le sujet de la

tolérance immunologique s’est développé, ainsi que, en un sens, l’espoir actuel que la

transplantation d’organes sera un jour possible de manière routinière1.

On voit ici très clairement que la tolérance immunitaire est pour Burnet un objet

d’étude important, mais il n’imagine pas qu’elle puisse se produire après la

période d’ « immaturité », c'est-à-dire la période fœtale ou néo-natale. Pour lui, la

tolérance ne saurait concerner que le développement, au sens étroit de la période

qui conduit l’organisme à l’âge adulte.

Ce mouvement d’un « soi » écologique à un « soi » génétique rend le terme

scientifiquement plus précis. Cependant, il conduit parallèlement à un

« durcissement » du terme, puisque, comme nous venons de le voir, Burnet limite

la possibilité de la tolérance immunitaire à la brève fenêtre d’acquisition de

l’immunité qui correspond à la période fœtale ou néo-natale. Burnet passe d’un

soi ouvert à un soi fermé, c’est-à-dire de la conception d’un organisme comme

l’unité d’une pluralité en interaction avec son environnement et susceptible d’être

influencée par lui à celle d’un organisme comme unité homogène, issue de ses

gènes et dont l’identité est définie à une période précoce de son développement,

puis dont l’intégrité doit être défendue contre toute menace environnementale. On

assiste ainsi à un processus de fermeture ou de figement du « soi », processus qui

a été accompagné, confirmé et amplifié par les immunologistes ultérieurs, comme

nous le montrons plus bas. Néanmoins, avant de nous interroger sur le destin de la

1 « Genetic identity is not, however, a necessary condition for skin graft acceptance. The intermingling of placental blood of two dissimilar twins is a natural experiment which shows that tolerance of another individual’s tissues is possible if the body has experienced the presence of foreign cells from a period early in embryonic life. From this deduction the whole topic of immunological tolerance has developed and in a sense the present hope that organ transplantation will one day be regularly possible » (ibid.) (Notre traduction).

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théorie du soi et du non-soi, nous allons montrer en quoi cette définition précise

du soi à partir de l’ancrage génétique permet à Burnet de proposer le premier

véritable critère d’immunogénicité, c'est-à-dire la première véritable théorie

immunologique explicative, et quelles sont les données expérimentales qui

viennent fonder ce critère.

2.5. La discrimination soi/non-soi comme critère d’immunogénicité

2.5.1. La première élaboration d’un critère d’immunogénicité

L’ambition de Burnet est forte. Il cherche à déterminer un critère

d’immunogénicité, c'est-à-dire une réponse à la question de savoir à quelles

conditions a lieu une réponse immunitaire effectrice. Autrement dit, son objectif

n’est pas purement descriptif, il est de dégager une théorie explicative de

l’immunité : il s’agit d’être en mesure de prévoir et d’expliquer quelle entité va

déclencher une réponse immunitaire si elle est introduite dans un organisme, et

pourquoi1. Burnet propose donc la première théorie scientifique relative au critère

d’immunogénicité. La réponse de Burnet est que le système immunitaire d’un

organisme est capable de distinguer entre le soi et le non-soi. Les deux

affirmations centrales de la théorie sont donc les suivantes :

(1) L’organisme déclenche une réponse immunitaire contre toute entité

étrangère (« non-soi »)

(2) L’organisme ne déclenche pas de réponse immunitaire contre toute

entité qui lui est propre (« soi »)

Cette théorie immunologique, véritablement explicative et prédictive, permet de

rendre compte à la fois d’un phénomène perçu alors comme évidemment

immunitaire, à savoir la défense contre les pathogènes, et d’un phénomène qui

jusqu’ici n’était pas vu comme tel, à savoir le rejet de greffes : la clé du

1 C’est le cas dès 1949. Burnet et Fenner posent bien la question du critère d’immunogénicité quand ils écrivent : « We may first consider the nature of the effective stimulus needed to set the immunological processes in action » (p. 84-85). Dans le même sens, il est important de noter que le paragraphe s’intitule : « Biological requirements for effective immunological response ».

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déclenchement d’une réponse immunitaire de rejet serait, dans tous les cas,

l’étranger, c'est-à-dire tout ce qui diffère de l’individualité de l’organisme.

2.5.2 Quels sont les fondements expérimentaux de la théorie du soi et du non-

soi de Burnet ?

La question qui se pose ici n’est pas de savoir quels sont les fondements

expérimentaux de la théorie du soi et du non-soi à l’heure actuelle, mais bien ceux

sur lesquels Burnet a pu s’appuyer pour affirmer sa théorie à partir de 1949, et la

maintenir voire la renforcer jusqu’à la fin de sa période scientifique active, au

début des années 1970.

Les principaux fondements expérimentaux de la théorie de Burnet concernent

les greffes. Dans l’immense majorité des cas, chez les vertébrés et en particulier

chez l’être humain, une greffe entre deux individus allogéniques est rejetée. Or,

tandis que l’on peut probablement interpréter la réponse immunitaire aux

pathogènes de diverses manières, le rejet immunitaire d’organes ou de tissus

étrangers qui pourraient pourtant être utiles semble avoir pour seule explication

une capacité de l’organisme à reconnaître son individualité et à combattre tout ce

qui en diffère. L’autre versant de l’ancrage expérimental de la thèse de Burnet

dans les greffes concerne, sans que cela soit paradoxal, la tolérance, c'est-à-dire

l’acceptation, par un organisme, d’organes ou de tissus étrangers. Burnet

accompagne les découvertes d’Owen et de Medawar, et parfois les prédit

remarquablement, notamment dans le cas de l’expérience effectuée en 1953 par

Medawar et son équipe sur l’acquisition de la tolérance immunitaire à des tissus

étrangers. À chaque fois, il s’agit, aux yeux de Burnet, d’exceptions à la règle du

soi et du non-soi, exceptions qui sont presque toujours artificielles, c'est-à-dire

dues à une manipulation expérimentale. Mais ce qui est important à ses yeux,

c’est qu’elles nous aident à comprendre le processus de la discrimination du soi et

du non-soi.

En outre, dès la fin des années 1950, Burnet avance l’idée que les cellules

immunitaires jouent un rôle essentiel dans l’immunité, autrement dit que les

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anticorps ne sont pas le tout de l’immunité. Il postule qu’au moins certaines

cellules immunitaires subissent leur maturation dans le thymus. Au début des

années 1960, plusieurs expériences, notamment celle de Miller sur la

thymectomie, effectuée en 19611, confirment là encore la théorie de Burnet2.

Ainsi, Burnet fonde expérimentalement son hypothèse dans deux domaines qui,

de son temps, et en partie grâce à lui, convergent : celui de la résistance aux

pathogènes et celui du rejet de greffe. Burnet contribue à ce que le deuxième

domaine soit considéré comme relevant proprement de l’immunologie, et il

propose sa théorie du soi et du non-soi comme une explication structurante de

l’ensemble des données expérimentales disponibles. Toutes les expériences qui

précèdent l’élaboration théorique de Burnet et toutes celles qui lui succèdent

semblent aller dans le même sens, à savoir la nécessité de postuler une capacité,

pour tout organisme, de distinguer entre lui-même et ce qui n’est pas lui, toute

réponse immunitaire étant fondée sur cette discrimination.

Le principe selon lequel l’immunogène est l’étranger préexistant à l’apport

propre de Burnet, on constate que, dès lors que la seule proposition qui était

véritablement controversée, à savoir la théorie de la sélection clonale de Burnet,

devient acceptée, un double figement se produit : la théorie de la sélection clonale

et le principe de la discrimination soi/non-soi « ne sont plus une théorie mais un

fait »3. Burnet lui-même affirme en 1967 que son impression est que

l’immunologie depuis dix ans a suivi le chemin qu’il avait tracé, avant, par

modestie, de se reprendre, en prétextant que l’immunologie aurait été

pratiquement la même sans sa propre influence :

Pour moi, il a été en apparence gratifiant de voir la manière dont la pensée

immunologique a évolué comme si elle suivait le chemin que j’avais tracé, mais je n’y ai

jamais complètement cru. Je soupçonne que si nous étions honnêtes, nous devrions

1 J.F.A.P. Miller, « Effect of neonatal thymectomy on the immunological responsiveness of the mouse » (1962b). Voir aussi J.F.A.P. Miller, « Immunological function of the thymus » (1961) et « Immunological significance of the thymus of the adult mouse » (1962a). Enfin, pour une narration, par Miller lui-même, de ces découvertes, voir J.F.A.P. Miller, « The discovery of thymus function and of thymus-derived lymphocytes » (2002). 2 Comme Burnet le souligne lui-même avec une certaine satisfaction : F. M. Burnet, « The impact of ideas on immunology » (1967), p. 3. 3 J. Klein, Immunology (1990), p. 335.

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admettre que si n’importe lequel d’entre nous n’avait jamais existé, notre science n’aurait

pas été exactement la même, mais il serait horriblement difficile de voir la différence1.

Quant à Niels Jerne, lors du même colloque de 1967, il propose un texte

significativement intitulé « Waiting for the end », dont l’idée d’ensemble est que

l’immunologie a trouvé sa stabilité théorique autour de la théorie de la sélection

clonale de Burnet et qu’il n’y a maintenant plus qu’à attendre que les jeunes

immunologistes découvrent les détails moléculaires restants :

Sir Macfarlane Burnet doit avoir été heureux non seulement d’assister, lors de ce

colloque, à la confirmation de sa Théorie de la Sélection Clonale de l’Immunité Acquise,

mais aussi de voir comment ses idées stimulantes ont conduit à une formidable

prolifération d’immunologistes, et de savoir que le destin de l’immunologie se trouve

entre des mains aussi compétentes.

Cependant que cette génération plus jeune de professionnels est en train d’atteindre

rapidement la solution au problème de l’anticorps, nous les anciens amateurs ferions peut-

être mieux de nous asseoir, à attendre la Fin2.

À ce moment-là, la discrimination soi/non-soi apparaît comme une évidence

expérimentale, au sujet de laquelle il n’y a plus lieu de s’interroger3.

2.5.3. A quels organismes la théorie du soi et du non-soi s’applique-t-elle ?

En 1940, Burnet affirme, comme on l’a vu, que la distinction entre le soi et le

non-soi doit exister dès le niveau de l’amibe, car toute forme de digestion

reposerait sur un tel mécanisme. Un problème surgit cependant : y a-t-il 1 « To me, it has been superficially gratifying to watch the way that immunological thought moved as if it were following the path I had laid down, but I never quite believed it. I suspect that if we were honest we would have to admit that if any one of us had never been, our science would not have been quite the same but it would be awfully hard to see the difference » (F. M. Burnet, « The Impact of Ideas on Immunology », 1967, p. 4). (Notre traduction). 2 « Sir Macfarlane Burnet must have been pleased not only to witness at this symposium the vindication of his Clonal Selection Theory of Acquired Immunity, but also to see how his stimulating ideas have led to a great proliferation of immunologists, and to know that the fate of immunology is deposited in so many capable hands. As this younger generation of professionals is pressing rapidly toward the definitive solution of the antibody problem, we older amateurs had perhaps better sit back, waiting for the End » (N. Jerne, « Waiting for the End » 1967, p. 601). (Notre traduction). Voir A-M. Moulin, « Immunology Old and New : the Beginning and the End » (1989b) et A. Silverstein, « The end of immunology ? » (2001b). 3 Quelques années plus tard, cependant, Jerne serait à la tête d’un renouveau important, à travers la notion de « système » immunitaire, sur laquelle nous revenons plus loin.

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réellement apprentissage du soi chez tous les organismes, y compris les plus

simples ? Peut-on parler d’une maturation immunitaire chez ces organismes ?

Burnet n’ignorait pas que chez les plantes et chez certains animaux, les greffes

« prennent » beaucoup plus facilement que chez les vertébrés. Pour prendre un

exemple auquel Burnet lui-même s’est intéressé, une colonie de Botryllus

schlosseri peut fusionner avec une colonie qui ne lui est pas, d’un point de vue

génétique, strictement identique1. Comment Burnet considère-t-il ce problème ?

Affirme-t-il que tout organisme quel qu’il soit est susceptible d’une discrimination

entre le soi et le non-soi ? Que tout organisme est doté d’une immunité ?

Ces questions sont d’autant plus importantes que, pour Burnet, la problématique

évolutionnaire est centrale. En cela, sa démarche intellectuelle tranche avec celle

de pratiquement tous les immunologistes de son temps, et d’ailleurs aussi

d’aujourd'hui, peu enclins à lier leurs travaux aux enjeux évolutifs. De fait, Burnet

a le souci permanent de ne pas laisser l’immunologie dans un cadre strictement

physiologique et de la situer dans un contexte biologique évolutif, ce que devrait

faire, selon lui, toute science du vivant. Il est très constant dans son affirmation

selon laquelle l’immunologie ne prend son véritable sens que dans l’évolution et

par rapport à l’évolution ; par exemple, il écrit en 1962 : « Tout au long de ce

livre, l’accent sera mis sur l’intégration de l’immunologie dans le modèle de la

biologie générale vue d’un point de vue évolutionnaire »2. Or, c’est également un

enjeu fondamental, pour nous, de délimiter le domaine du vivant auquel une

théorie immunologique donnée prétend s’appliquer. Plus loin, nous critiquons la

théorie du soi précisément sur cet aspect, puis la question du domaine

d’application se pose de nouveau lorsque nous proposons, dans la deuxième

partie, la théorie de la continuité.

En réalité, cependant, Burnet oscille sur ces questions sans jamais véritablement

les trancher. Son souhait est manifestement de penser l’immunité de tous les

1 F. M. Burnet, « ‘Self-recognition’ in colonial marine forms and flowering plants in relation to the evolution of immunity » (1971). 2 « All through this book the emphasis will be on the integration of immunology into the pattern of general biology as viewed from the evolutionary standpoint » (F.M. Burnet, The Integrity of the

Body, 1962, p. 2).

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organismes, des unicellulaires aux mammifères. Néanmoins, Burnet s’est à ce

point concentré, dans sa vie scientifique, sur la production des anticorps, pour

laquelle il propose sa théorie maîtresse, à savoir la théorie de la sélection clonale,

qu’il reconnaît bien souvent proposer une théorie de l’immunité qui n’est valable

que pour les vertébrés, voire pour les mammifères1. En fait, le passage du soi

écologique à l’interprétation du soi et du non-soi par la théorie de la sélection

clonale marque aussi le passage d’une théorie biologique générale, valable pour

tous les organismes, à une théorie centrée sur les organismes qui disposent

d’anticorps, à savoir les vertébrés supérieurs. De ce point de vue, la conférence

Nobel de 1960 est, de nouveau, un texte très utile : parallèlement au tournant

génétique concernant la définition du soi, elle opère un tournant phylogénétique

concernant la capacité de discrimination entre le soi et le non-soi, en affirmant

clairement que l’objet scientifique d’investigation de l’immunologie est les

vertébrés2. Et pourtant, la fin de ce texte est consacrée aux origines

évolutionnaires de cette capacité immunitaire. Comment expliquer cela ?

La première explication est que, toute sa vie, Burnet est resté fondamentalement

un médecin, et que, en conséquence, l’immunité était pour lui prioritairement,

sinon exclusivement, une science prenant l’être humain pour objet, quitte bien sûr

à utiliser parfois des animaux pouvant nous éclairer sur l’immunité humaine.

Cette vision « médicale » de l’immunologie est encore très largement partagée

aujourd'hui. Burnet se concentre sur les phénomènes d’immunité dite

« adaptative », c'est-à-dire liés à la possession d’une « mémoire » immunitaire, et

pose qu’on ne peut véritablement parler d’immunité que lorsqu’il existe une telle

immunité adaptative, donc seulement chez les vertébrés à mâchoires.

La deuxième explication est que, même s’il place le soi au cœur de l’immunité,

Burnet dissocie la capacité de discriminer entre le soi et le non-soi d’une part, et la

capacité de déclencher une réponse immunitaire d’autre part. Dès 1960, Burnet

1 Un des exemples les plus clairs de cette restriction du champ de l’immunité est le livre Self and

Not-Self de 1969. Dans le chapitre pourtant intitulé « Le caractère général des phénomènes immunitaires », Burnet prend immédiatement pour objet : « Les fonctions de la réponse immunitaire chez les vertébrés » (p. 21). 2 F. M. Burnet, « Immunological recognition of self » (1960), p. 689.

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101

affirme que, d’un point de vue évolutionnaire, la protection contre des pathogènes

n’a pas pu être à l’origine d’un mécanisme de reconnaissance de soi, alors que

l’inverse est probable. Ainsi, selon Burnet, un mécanisme de distinction entre le

« soi » et « l’autre » existe chez tous les êtres vivants et a dû apparaître très tôt

dans l’évolution. En 1971, Burnet illustre cette idée par les phénomènes

d’inhibition de l’auto-fécondation que l’on observe parfois chez les plantes : il

suggère que de tels phénomènes montrent que la reconnaissance soi/non-soi est

ubiquitaire dans le monde vivant, contrairement aux défenses immunitaires qui,

elles, n’existent véritablement que chez les vertébrés à mâchoires.

Nous montrerons dans la suite de notre travail que cette position de Burnet ne

résiste pas à l’examen aujourd'hui, l’immunité se retrouvant à travers tout le

vivant et remontant à des temps évolutionnaires très anciens. Cependant, Burnet,

après une brève période d’incertitude, propose une position qui est cohérente :

ayant défini l’immunité à partir de la possession d’anticorps, il la limite à un tout

petit nombre d’êtres vivants (à savoir les vertébrés supérieurs) ; en revanche, en

bon évolutionniste, il cherche à déterminer quelle capacité utile pour la survie a pu

être sélectionnée en amont et donner naissance à la reconnaissance immunitaire, et

il affirme qu’il s’agit de la discrimination soi/non-soi.

2.5.4. Doit-on parler de « modèle », d’ « hypothèse » ou de « théorie » du soi ?

Cette question ne se pose pas véritablement pour les immunologistes, qui, la

plupart du temps, utilisent indifféremment les trois termes, avec une préférence

pour celui de « modèle » du soi et du non-soi. Elle est en revanche importante du

point de vue de la philosophie des sciences. Les réflexions sur le triptyque

hypothèse-modèle-théorie sont extrêmement nombreuses en philosophie générale

des sciences, en particulier dans le sillage de l’empirisme logique, et surtout dans

le domaine de la philosophie de la physique. En philosophie de la biologie, la

question se pose bien entendu, mais les termes sont souvent considérés comme

définis de manière très approximative. Beaucoup de philosophes se sont

interrogés sur la question de savoir s’il y avait des théories et/ou des lois en

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biologie, mais peu ont défini ces termes avec précision. L’immunologie est de ce

point de vue dans une situation qui pourrait sembler privilégiée, mais qui ne l’est

pas en réalité : on parle souvent, à son propos, de « théories » (théorie de la

sélection clonale) et de « modèles » (modèle du soi et du non-soi)1 ; cependant,

ces termes sont utilisés de façon imprécise, puisqu’on parle indifféremment, par

exemple, de « modèle », de « théorie » ou d’ « hypothèse » du soi et du non-soi.

Nous montrerons au Chapitre 5 qu’il est légitime de parler de théorie du soi et

du non-soi. Si nous devons ainsi repousser notre argumentation pour établir cette

thèse, c’est parce que nous allons devoir passer par l’analyse des diverses

propositions en présence (celle du soi et du non-soi, celle de la continuité que

nous avançons, celle du « réseau » initiée par Niels Jerne, etc.) afin d’établir des

critères précis de ce qui peut compter comme une théorie en biologie en général,

et en biologie moléculaire en particulier.

2.6. Bilan sur la théorie du soi et du non-soi de Burnet

Nous retiendrons de l’analyse détaillée de la théorie du soi et du non-soi de

Burnet à laquelle nous avons procédé les trois points suivants :

1) Burnet n’est pas le premier à décrire le phénomène de l’acceptation de

l’endogène et du rejet de l’exogène. En revanche, son apport véritable est la

formulation du problème de l’acquisition de la compétence à discriminer le soi du

non-soi et d’une théorie destinée à répondre à ce problème.

2) En proposant sa théorie du soi et du non-soi, Burnet propose le premier

véritable critère d’immunogénicité, c'est-à-dire la première véritable tentative de

réponse à la question de savoir quand et pourquoi une réponse immunitaire de

rejet est déclenchée.

3) Burnet passe d’une vision ouverte et imprécise du « soi » (soi

écologique) à une vision fermée et précise (soi défini génétiquement, sauf

1 Voir par exemple L. Darden, Reasoning in Biological Discoveries (2006), p. 195-196 ; K. Schaffner, « Theory changes in immunology » (1992).

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exceptions susceptibles d’apparaître seulement pendant la période d’immaturité de

l’organisme).

3. L’immunologie contemporaine et la théorie du soi et du non-

soi : entre hégémonie et doute

3.1. Une théorie dominante des années 1960 à nos jours

3.1.1. De la fin des années 1960 à nos jours : une série de « confirmations

expérimentales » de la théorie du soi et du non-soi ?

On l’a vu, pendant la période d’activité scientifique de Burnet, c'est-à-dire

jusqu’à la fin des années 1960, plusieurs expériences viennent confirmer ses

hypothèses et ses intuitions. Il est plus remarquable encore que, de la fin des

années 1960 à la fin des années 1980, plusieurs découvertes expérimentales

semblent tout autant aller dans le sens de Burnet. C’est le cas particulièrement de

la découverte du complexe majeur d’histocompatibilité chez l’homme et de

l’explicitation des mécanismes de génération de diversité chez les anticorps.

a) Histocompatibilité : l’importance de la diversité et du polymorphisme

La découverte du complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) est une étape

très importante dans la consolidation de la théorie du soi. Le CMH est d’abord

mis en évidence chez la souris, par George D. Snell, en 1948, où il est appelé « H-

2 »1. Liant génétique et immunologie, on commence à parler d’ « antigènes

d’histocompatibilité ». Il est ensuite mis en évidence chez l’être humain par Jean

Dausset, ce qui lui vaut le Prix Nobel en 1980, avec Baruj Benacerraf et George

D. Snell. Bien sûr, cette découverte se fait par étapes2 : on passe du système

« Mac » (Dausset, en 1958), au système « 4 » (Van Rood, en 1962), puis au

1 G. D. Snell, « Methods for the study of histocompatibility genes » (1948). 2 Sur cette passionnante histoire, que nous ne pouvons pas détailler ici, voir AM. Moulin, Le

dernier langage de la médecine (1991), op. cit., p. 208-224.

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système « Human one »1 ; le nom de « HLA » pour « Human Leucocyte

Antigens » est proposé en 1967, lors d’un séminaire international à Turin2. Grâce

aux molécules du CMH, les cellules de l’organisme présentent continûment à leur

surface des fragments peptidiques des protéines qu’elles synthétisent. Par

exemple, une cellule infectée par un virus présentera des peptides anormaux à sa

surface qui, après avoir réagi spécifiquement avec des lymphocytes T, induiront

une réponse immunitaire. Le CMH est donc rapidement interprété comme la

« carte d’identité » de l’organisme, et les lymphocytes T comme son système de

surveillance. Les cellules immunitaires auraient pour tâche de constamment

vérifier que les cellules de l’organisme expriment bien des « peptides du soi » à

leur surface, et de les détruire si tel n’est pas le cas. Le CMH joue bien sûr un rôle

décisif dans le rejet de greffe, c’est même en raison de ce rôle qu’il a été mis en

évidence : la question de « l’histocompatibilité »3 est celle de la possibilité de

trouver des tissus appartenant à un individu mais acceptables par un autre

individu4. Or, les travaux sur le CMH montrent la difficulté de la compatibilité :

mis à part chez des vrais jumeaux, il est extrêmement rare de trouver deux

individus « compatibles » pour une transplantation5. La découverte du CMH

montre donc le polymorphisme des êtres vivants, leur unicité génétique et

phénotypique, et vient ainsi renforcer la théorie du soi et du non-soi. C’est pour

décrire le fonctionnement du CMH que Jean Dausset écrit en 1990 que

l’immunologie est « la science de la défense contre le non-soi dans le respect de

soi »6.

1 J. Dausset et al. « Tissue alloantigens and transplantation » (1965). 2 Nomenclature HLA, cf. Bull. WHO, 1968, 39, 483-486. 3 Voir en particulier F. T. Rapaport and J. Dausset, « Ranks of donor-recipient histocompatibility for human transplantation » (1970) et J. Dausset, « The Major Histocompatibility Complex in Man » (1981). 4 Le médecin français J. Hamburger, qui pratique en 1959 la première greffe allogénique de rein, joue un rôle très important dans les travaux sur la transplantation. Il suit de très près les travaux de son ami Jean Dausset, et d’autres, sur le système d’histocompatibilité. Voir J. Hamburger, L’Homme et les hommes (1976). 5 Bien entendu, il existe des degrés de compatibilité, et certains greffes sont pratiquées de manière courante aujourd’hui, ce qui montre que des transplantations sont tout à fait possibles. Cependant, d’une part elles impliquent presque toujours l’administration de médicaments immunosuppresseurs, et d’autre part elles finissent bien souvent par être rejetées. 6 J. Dausset, « La définition immunologique du soi » (1990).

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105

b) L’importance des lymphocytes T et la démonstration de leur élimination

clonale

En relation étroite avec les travaux sur le CMH, l’un des plus grands

bouleversements de l’immunologie des années 70-80, auquel ont participé

Zinkernagel, Dausset, et d’autres, est l’affirmation du rôle central des

lymphocytes T dans l’immunité, idée qui s’est maintenue jusqu’à aujourd'hui. Il

s’agit donc d’une idée assez récente ; avant cela, les immunologistes se

préoccupaient d’abord et avant tout des anticorps. Or, les premiers travaux sur les

greffes, puis les travaux sur le CMH (qui sont très liés à la question des greffes)

mettent en évidence l’aspect cellulaire de l’immunité, non plus au sens des

phagocytes (comme c’était le cas lorsque, après Metchnikoff, on parlait

d’immunité « cellulaire »), mais au sens des lymphocytes T1.

Dans les années 1970 et 1980, grâce à une série d’expériences2, la question de

savoir comment la « tolérance au soi » est possible reçoit une réponse claire, qui

va manifestement dans le sens de ce qu’avait proposé Burnet, par la

démonstration de l’élimination des lymphocytes T qui portent à leur surface des

antigènes du « soi ».

c) La génération de la diversité des anticorps

L’autre découverte majeure qui vient conforter la théorie du soi est la réponse

qu’apporte Susumu Tonegawa en 1976 à la question de la génération de la

diversité des anticorps3, ce qui lui vaut le Prix Nobel en 1987. Comme nous

1 Cette rupture due à la découverte du rôle des lymphocytes T apparaît très clairement chez Burnet, dans son livre Immunological Surveillance (1970) : il insiste beaucoup sur le fait qu’il y a probablement deux sous-systèmes dans le système immunitaire, c'est-à-dire qu’il y a une immunité cellulaire, à côté de l’immunité due aux anticorps. 2 R. M. Zinkernagel and P. C. Doherty, « H-2 Compatibility requirements for T cell-mediated lysis of target cells infected with lymphocytic choriomeningitis virus » (1975) ; R. M. Zinkernagel et

al., « On the thymus in the differenciation of ‘H-2 self-recognition’ by T cells: evidence for dual recognition? » (1978) ; R. M. Zinkernagel and P. C. Doherty [1979], « MHC-restricted cytotoxic T cells » (1979) ; J.W. Kappler, N. Roehm and P. T. Marrack, « T cell tolerance by clonal elimination in the thymus » (1987). 3 Tonegawa démontre la génération somatique des anticorps dès 1974 : S. Tonegawa, « Evidence for somatic generation of antibody diversity ». En 1976, il montre avec Hozuni que la diversité des

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l’avons vu, le problème avait été posé à la théorie sélective d’Ehrlich : comment

les anticorps, en nombre nécessairement limité, pourraient-ils reconnaître une

infinité d’antigènes ? Faisant écho à cette difficulté, un doute était apparu comme

de plus en plus menaçant pour l’immunologie des années 1970 : comment est-il

possible de supposer que les cellules immunitaires de l’organisme portent des

récepteurs capables de reconnaître n’importe quel antigène, le nombre d’antigènes

possibles dans la nature étant pratiquement infini, tandis que le nombre de gènes

d’un organisme est nécessairement fini ? Il apparaissait peu à peu que les gènes

d’un organisme n’étaient pas assez nombreux pour coder pour une telle diversité

de récepteurs immunitaires. Plusieurs biologistes avaient constaté que les

anticorps avaient des séquences différentes, et donc correspondaient sans doute à

des gènes différents, mais le mécanisme de cette génération de nouveaux gènes

n’était pas clairement identifié1. En mettant en évidence les mécanismes de

génération de diversité, Tonegawa rend crédible l’idée d’une génération aléatoire

des récepteurs immunitaires, en montrant qu’un nombre peu important de gènes

suffit pour expliquer la synthèse d’un répertoire immunitaire immense. Le

mécanisme principal démontré par Tonegawa est celui de la

recombinaison somatique : la région variable de tout anticorps est en fait codée

par plusieurs fragments de gènes (et non par un seul), qui sont ensuite rassemblés

par recombinaison somatique. Si on tient compte de tous les mécanismes de

diversité au niveau des anticorps, on parvient, chez l’être humain à un nombre

théorique de 5 1013 (en réalité, on ne trouve pas une telle diversité dans chaque

organisme humain, mais tout de même une diversité considérable).

Vues comme des validations des conceptions de Burnet, ces découvertes

contribuent fortement à l’adoption par tous les immunologistes de la théorie du soi

et du non-soi, qui dès lors n’est pratiquement plus du tout remise en question.

anticorps repose sur des mécanismes de recombinaison de fragments de gènes : N. Hozumi and S. Tonegawa, Evidence for somatic rearrangement of immunoglobulin genes coding for variable and constant regions (1976). Il présente l’aboutissement de ces travaux en 1983 : S. Tonegawa, « Somatic generation of antibody diversity » (1983). 1 Voir J. Monod, Le hasard et la nécessité (1970), Chapitre VII « Evolution », p. 140-141 : « Origine des anticorps ». Merci à Michel Morange d’avoir attiré mon attention sur ce point.

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3.1.2. Les nombreux prolongements conceptuels de la théorie du soi et du

non-soi de la fin des années 1960 à nos jours

En 1986, Philippe Kourilsky et Jean-Michel Claverie proposent le modèle du

« soi peptidique », qui constitue un prolongement de la vision de Burnet, tout en

proposant une évolution importante de la définition du soi1. Le « soi »

immunitaire doit, selon eux, être défini par rapport aux lymphocytes T, qui sont

les principales cellules surveillant l’organisme et qui jouent le rôle de chefs

d’orchestre de toute réponse immunitaire adaptative. Puisque les lymphocytes T

reconnaissent le soi seulement sous la forme de peptides associés à des molécules

du CMH, le soi immunitaire ne doit pas, selon eux, être défini de façon génétique,

mais de façon « peptidique » : le soi est l’ensemble des peptides présents dans le

thymus au moment de la maturation immunitaire et qui, en conséquence, ne seront

pas la cible d’une réponse immunitaire de la part de l’organisme.

De nombreuses autres conceptualisations montrent la vigueur du vocabulaire du

soi et du principe de discrimination entre le soi et le non-soi, par exemple la

théorie du « soi manquant » de Klas Käre, appliquée aux cellules « tueuses

naturelles »2, ou l’idée, avancée par Janeway, que le système immunitaire réagirait

au « non-soi infectieux », alors qu’il tolérerait le « soi non-infectieux »3. Ces

différents termes et hypothèses tentent de préciser comment comprendre la théorie

de Burnet, mais en se situant explicitement dans son sillage.

Ainsi, dans les années 1960-1990, les concepts immunologiques de soi et de

non-soi se solidifient, au double sens où ils deviennent acceptés par toute la

communauté et où ils ne sont plus interrogés, mais acceptés comme l’explication

1 P. Kourilsky et J-M. Claverie, « The peptidic self model: a hypothesis on the molecular nature of the immunological self » (1986). 2 L’idée de Käre est que les cellules NK ne reconnaissent pas la présence du non-soi (comme le font les lymphocytes T), mais reconnaissent l’absence de soi, et donc attaquent toute cellule ne présentant pas à sa surface les « antigènes du soi ». Voir K. Käre, « Role of target histocompatibility antigens in regulation of natural killer activity : a reevaluation and a hypothesis » (1985) ; « How to recognize a foreign submarine » (1997) ; « A Perfect Mismatch » (2002). 3 C. A. Janeway, « The immune system evolved to discriminate infectious nonself from noninfectious self » (1992). Voir également C. A. Janeway, « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology » (1989).

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adéquate de l’immunogénicité. Néanmoins, plusieurs attaques répétées à

l’encontre de la théorie du soi ont fait naître des incertitudes à l’égard de

l’exactitude terminologique et expérimentale de cette hypothèse.

3.1.3. Une théorie toujours dominante dans l’immunologie contemporaine

La théorie du soi et du non-soi reste tout à fait dominante à l’heure actuelle : mis

à part un tout petit nombre d’exceptions (sur lesquelles nous reviendrons), les

articles immunologiques contemporains en admettent tous la pertinence. C’est ce

qu’indiquent clairement de nombreux articles expérimentaux et revues1, mais

c’est, plus encore, ce que l’on constate dès lors que des immunologistes prennent

le temps de présenter leur conception de l’immunité2. Dans un numéro récent de

Seminars in Immunology consacré au soi3, qui pourtant comprend de très

intéressantes remises en question de la théorie du soi, les éditeurs écrivent :

Etant donné que tout le monde est d’accord avec la proposition selon laquelle un

mécanisme de défense biodestructif doit faire une certaine discrimination soi/non-soi,

nous espérons qu’il y aurait peu de désaccord sur l’idée que cela nécessite un élément de

spécificité qui reconnaît les morceaux de l’univers biologique avec une précision

suffisante pour distinguer les parties qui appartiennent au soi de celles qui appartiennent

au non-soi4.

1 Voir, parmi de très nombreux autres exemples, J-G. Guillet et al. « Immunological self-nonself discrimination » (1987) ; M. S. Anderson et al., « « Projection of an immunological self shadow within the thymus by the aire protein » (2002) ; T. B. H. Geijtenbeek, « Self- and Nonself-recognition by C-type lectins on dendritic cells » (2004) ; N. J. Burroughs, « Discriminating self from nonself with short peptides from large proteomes » (2004) ; W. M. Yokoyama and S. Kim, « How do natural killer cells find self to achieve tolerance? » (2006) ; D. C. Wraith, « Avidity and the art of self non-self discrimination » (2006). 2 Voir notamment R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Decoding the Patterns of Self and Nonself by the Innate Immune System » (2002) ; voir également J. Bernard, M. Bessis et C. Debru (dir.) Soi et non-soi (1990). 3 R. E. Langman and M. Cohn (ed.) Seminars in Immunology (2000). 4 « Given that everyone agrees with the proposition that a biodestructive defense mechanism must make some kind of self-nonself discrimination, there will hopefully be little disagreement that this requires a specificity element that recognizes chunks of the biological universe with sufficient precision to distinguish those parts that belong to self from those that belong to nonself. » (R. E. Langman and M. Cohn, « Editorial Introduction », Seminars in Immunology, 2000).

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Ce propos très assuré, heureusement critiqué au sein du même volume1, est

habituel parmi les immunologistes contemporains2.

3.2. Doutes et indétermination théorique

3.2.1. Premiers doutes concernant le soi et le non-soi

Les premiers doutes ou du moins les premières modifications concernant la

théorie du soi et du non-soi viennent de Burnet lui-même3, mais malheureusement

ces évolutions seront peu prises en comptes par ses contemporains, qui en restent,

dans leur immense majorité, à l’affirmation de la stricte discrimination entre le soi

et le non-soi. Par exemple, vers la fin de sa vie, Burnet s’efforce de comprendre la

réponse immunitaire comme un contrôle sur des modifications endogènes

anormales : mutations dues à l’âge, cancer, etc.4 Il dessine donc un nouveau rôle

pour l’auto-immunité : les cellules immunitaires pourraient, dans certaines

circonstances du moins, réagir à des antigènes issus du « soi » génétique.

Cette réévaluation de la place de l’auto-immunité se poursuit avec les positions

dites « systémiques », c'est-à-dire insistant sur l’idée d’un « système »

immunitaire, qui se réfèrent toutes ou presque à l’article fondateur de Jerne paru

en 19745. Selon ces positions, l’autoréactivité est un processus normal des

organismes, puisque le système immunitaire doit réagir avec les constituants

endogènes de l’organisme pour pouvoir surveiller que rien d’anormal ne se

produit. L’autoréactivité, qui ne devient auto-immunité au sens strict que dans le

cas d’une maladie auto-immune (destruction du « soi »), ne devrait alors plus être 1 I. R. Cohen, « Discrimination and dialogue in the immune system » (2000), mais aussi Z. Grossman and W. E. Paul, « Self-tolerance: context dependent tuning of T cell antigen recognition » (2000). Voir également le point de vue critique de Zvi Grossman et William Paul dans « Autoreactivity, dynamic tuning and selectivity » (2001). 2 Voir par exemple M. Cohn, « The self-nonself discrimination in the context of function » (1998) ; M. Cohn, « A Reply to Tauber » (1998b) ; R. E. Langman, The Immune system. Evolutionary principles guide our understanding of this complex biological defense system (1989). 3 F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970). 4 Voir F. M. Burnet, Immunological Surveillance (1970) ; Immunology, Aging and Cancer :

medical aspects of mutation and selection (1976a) ; Endurance of Life : the implications of

genetics for human life (1978). 5 N. Jerne, « Towards a network theory of the immune system » (1974).

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considérée comme impossible1. Dans les années 1990, prolongeant en partie les

idées de Jerne, l’immunologiste américaine Polly Matzinger propose son

« modèle du danger », dont le principe est que le système immunitaire réagit non

pas au « non soi », mais à n’importe quel « danger », endogène ou exogène, dans

l’organisme.

3.2.2. Le « soi » maintenu mais mis à l’arrière-plan au profit de descriptions

moléculaires

Face à l’expression de tels doutes ou de telles hypothèses concurrentes, les

immunologistes contemporains restent dans la plupart des cas attachés à la théorie

du soi et du non-soi, mais lui donnent une signification lâche, volontairement

imprécise, et considèrent que c’est dans l’élucidation des mécanismes

moléculaires de l’immunité que se trouve le véritable enjeu de leur travail.

Autrement dit, peu importerait le cadre théorique adopté, pourvu qu’il permette

d’avancer dans le domaine moléculaire.

L’un des aspects les plus significatifs de cette position est le développement

d’une analyse en terme de signaux activateurs et de signaux inhibiteurs,

extrêmement répandue aujourd’hui. Il ne s’agit plus de poser une alternative

radicale entre la situation où une cellule immunitaire est activée par du non-soi et

celle où il n’y a aucune activation : au contraire, on pense alors des degrés

d’activation, chaque acteur de l’immunité intégrant, sur le modèle des cellules

neuronales, de multiples signaux activateurs et inhibiteurs, son état final résultant

de la synthèse de ces intégrations. Entrent dans cette vision l’inhibition due aux

cellules NK2, les interactions cellulaires, la prise en compte croissante du rôle de

cytokines (certaines sont activatrices, d’autres sont inhibitrices), etc. Le

vocabulaire et les principes de la théorie du soi et du non-soi se maintiennent

donc, mais en relation avec ce jeu de signaux activateurs et inhibiteurs. Cette

1 Nous reviendrons au Chapitre 3 sur la signification à donner à l’autoréactivité dans l’immunologie contemporaine. 2 Opposition entre les signaux inhibiteurs (KIR) et les signaux activateurs (KAR).

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vision de l’immunité est très certainement exacte : toute réponse immunitaire est

complexe et contextuelle, elle dépend de nombreux signaux issus de

l’environnement cellulaire et moléculaire. Nous n’avons rien à objecter à cette

description, sinon précisément qu’elle n’est qu’une description, et non une

explication, contrairement à l’ambition de la théorie du soi de Burnet.

3.2.3. Le retour à « l’évidence » de la distinction entre le soi et le non-soi

Pour le dire d’une manière un peu abrupte, dans l’immunologie contemporaine,

la discrimination entre le soi et le non-soi, et plus généralement la question du

critère d’immunogénicité, ont cessé d’être des problèmes, pour redevenir ce qu’ils

étaient avant Burnet, c'est-à-dire des évidences sur lesquelles il n’y a pas lieu de

s’interroger. C’est pourquoi les immunologistes contemporains ne conceptualisent

plus le soi et le non-soi, voire parfois n’y « croient » plus, mais, à de très rares

exceptions près, sur lesquelles nous reviendrons, ne proposent pas de concepts

alternatifs, et continuent, dans leurs articles, de penser en ces termes de nos jours

fort imprécis. Cela rend d’autant plus dommageable la caricature que les

immunologistes contemporains font souvent de Burnet, que ce soit parmi les

partisans de la théorie du soi et du non-soi (Melvin Cohn, etc.) ou parmi ses

critiques (Irun Cohen, Polly Matzinger, etc.) Nous espérons avoir montré qu’une

lecture attentive des textes de Burnet prouve qu’il fut un scientifique et plus

généralement un penseur exceptionnel, à la fois inventif et prudent, spécialiste (en

virologie et en immunologie) et généraliste, ferme dans ses apports conceptuels

(la théorie de la sélection clonale) et ouvert à des propositions nouvelles (la

tolérance, l’immunité innée). La pensée de Burnet est bien plus riche et bien plus

subtile que nombre d’immunologistes contemporains ne le croient, et bien plus

même que leur propre vision de l’immunité, souvent très peu conceptualisée et

théorisée, à quelques exceptions près. Pour notre part, c’est précisément parce que

nous pensons que Burnet avait raison dans ses idées les plus fondamentales, à

savoir premièrement que déterminer un critère d’immunogénicité est possible, et

deuxièmement qu’il faut comprendre l’immunité dans une perspective

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évolutionniste, que nous souhaitons montrer en quoi les réponses qu’il a apportées

à ces deux problèmes ne peuvent plus être considérées comme valides de nos

jours. Acceptant et prenant au sérieux les problèmes immunologiques soulevés

par Burnet, nous allons essayer de montrer en quoi les solutions qu’il a proposées

sont inadéquates (chapitre 3), puis par quoi il serait utile de les remplacer

(deuxième partie).

Ce chapitre nous a permis de montrer que l’idée selon laquelle seul l’exogène

est immunogène préexistait à la formulation par Burnet d’une théorie du soi et du

non-soi et que, même chez ce dernier, ces termes n’étaient pas très précisément

définis et n’étaient pas au cœur de la problématique scientifique.

L’indétermination de ces notions de « soi » et de « non-soi » a permis

l’intégration de nombreux résultats expérimentaux dans une même théorie

structurante, et ce tout au long du XXe siècle. Néanmoins, comme nous allons le

montrer à présent, les données expérimentales accumulées en immunologie au

cours des quinze ou vingt dernières années nous obligent à reconsidérer la validité

de la théorie du soi et du non-soi et la pertinence de ces deux notions pourtant

longtemps considérées comme fondatrices de la discipline.

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113

CHAPITRE 3

Les insuffisances de la théorie du

soi et du non-soi

Nous avons montré, dans le précédent chapitre, quels étaient les fondements

conceptuels et expérimentaux de la théorie du soi et du non-soi, qui, de nos jours

encore, domine l’immunologie. Dans ce chapitre, nous présentons les raisons pour

lesquelles nous pensons que cette théorie ne rend pas convenablement compte des

données expérimentales de l’immunologie contemporaine. Nous pensons que

cette dernière met en évidence un grand nombre d’exceptions à la règle de la

discrimination entre le soi et le non-soi. La question que l’on peut alors se poser

est la suivante : n’arrive-t-il pas un moment où les exceptions à une théorie sont si

nombreuses et si fortes qu’il devient nécessaire d’interroger la théorie elle-même,

c'est-à-dire de se demander si elle est réellement en adéquation avec les données

expérimentales disponibles ?

Notre critique1 procède selon deux axes principaux, l’autoréactivité (réaction du

système immunitaire vis-à-vis du « soi ») et la tolérance (absence de réaction du

système immunitaire vis-à-vis du « non-soi »). Après avoir ainsi mis en évidence

les deux principales faiblesses expérimentales de la théorie du soi et du non-soi,

nous montrerons que l’insistance sur la capacité de discrimination entre le soi et le

non-soi est également solidaire d’une vision réductrice de l’immunité, selon

laquelle seuls les vertébrés supérieurs possèderaient un système immunitaire. 1 Nous reprenons ici, en la développant considérablement, l’analyse critique que nous avons présentée dans quatre textes, dont trois co-écrits avec Edgardo D. Carosella : T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie » (2005) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The Self Model and the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « On the definition of a criterion of immunogenicity » (2006b).

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Nous nous appuierons sur des découvertes récentes concernant l’immunité dite

« innée » et sur l’évolution de l’immunité pour mettre en évidence cette autre

difficulté à laquelle est confrontée la théorie du soi et du non-soi. Nous

terminerons par une analyse des imprécisions conceptuelles de la théorie du soi et

suggérerons qu’il est aujourd'hui nécessaire de proposer une autre théorie

immunologique, ce que nous essaierons de faire dans la deuxième partie de cette

thèse.

1. Autoréactivité et auto-immunité normales

Dans cette première sous-section, nous montrons que, contrairement à ce

qu’affirme la théorie du soi et du non-soi, le système immunitaire réagit

continûment aux antigènes endogènes (au « soi », si l’on veut). Cette auto-

immunité normale apparaît comme l’un des composants principaux de

l’homéostasie de l’organisme, définie ici comme un ensemble de mécanismes

internes de régulation consécutifs à une perturbation. L’idée d’auto-immunité

normale a été proposée dès les années 1970, dans le cadre de la vision

« systémique » de l’immunité proposée par Niels Jerne1, qui a donné naissance à

de nombreux développements ultérieurs2. Dans son principe général, la critique

que nous présentons ici3 ne nous est donc pas propre, l’idée ayant été avancée et

approfondie depuis une trentaine d’années. En revanche, le détail des expériences

scientifiques qui viennent confirmer ce principe général ne se trouve pas du tout

chez les immunologistes « systémiques », et, à notre connaissance, aucune analyse

philosophique de ces données récentes n’a jusqu’ici été proposée. Notre critique

s’enracine donc dans une idée relativement ancienne (remontant au milieu des

années 1970), mais en mobilisant des arguments scientifique récents

(principalement les dix ou quinze dernières années). Plus loin, dans la deuxième

1 Nous revenons plus loin sur cette vision et sur cette appellation de « systémique ». 2 Par exemple chez Irun Cohen et Henri Atlan, Zvi Grossman et William E. Paul, Alan Perelson, etc. Tous ces auteurs se réclament, à des degrés divers, de Niels Jerne. Cependant, leurs thèses sont parfois assez éloignées les unes des autres. 3 Adressée, donc, à la conception de l’autoréactivité que se fait l’hypothèse du soi et du non-soi.

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115

section, lorsque nous parlons de la tolérance immunitaire, nous proposons à la fois

une idée nouvelle et des expériences récentes pour la fonder.

1.1. Une distinction importante : autoréactivité et autoimmunité

L’autoimmunité doit-elle être pensée comme un dysfonctionnement, c'est-à-dire

une exception au fonctionnement normal de l’immunité ? C’est ce que propose la

théorie du soi et du non-soi. Cependant, on peut penser que cette définition est

erronée. Il faut bien distinguer trois concepts que la théorie du soi et du non-soi ne

différencie pas : l’autoréactivité, l’autoimmunité et la maladie auto-immune. Pour

bien comprendre la différence entre ces trois notions, commençons par distinguer,

en général, réaction immunitaire et réponse immunitaire.

1.1.1. Réaction immunitaire et réponse immunitaire

Une réaction immunitaire désigne l’interaction biochimique entre un récepteur

immunitaire et son ligand. En revanche, une cellule déclenche une réponse

immunitaire si et seulement si ses mécanismes immunitaires effecteurs sont

activés. Ces derniers peuvent être classés en deux grandes catégories :

i) d’une part, les mécanismes activateurs, qui comprennent l’activation ou

stimulation de la cellule à proprement parler1, la différenciation des cellules

immunitaires et la destruction de la cible. Ce dernier mécanisme peut se faire par

phagocytose de la cible (macrophages, neutrophiles), lyse de la cible

(lymphocytes T CD8, cellules NK), activation de cellules (par exemple, les

lymphocytes T CD4 activent les macrophages ainsi que les lymphocytes B

lorsqu’ils reconnaissent leur ligand spécifique à leurs surfaces) ou recrutement de

molécules qui assureront ou favoriseront la lyse de la cible ou sa phagocytose

(molécules du complément par exemple).

1 Une cellule immunitaire activée ou stimulée se caractérise par des changements morphologiques (notamment cytoplasme important, noyau avec nucléoles proéminents, mitochondries abondantes et présence du réticulum endoplasmique rugueux), parfois l’expression de récepteurs en surface et la synthèse de cytokines et chimiokines.

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ii) d’autre part, les mécanismes inhibiteurs, c'est-à-dire conduisant à

l’inhibition de mécanismes immunitaires activateurs (stimulation, différenciation,

destruction) : lymphocytes T régulateurs, HLA-G, nombreuses cytokines comme

TGF- , etc.

Une réponse immunitaire est précédée d’une réaction immunitaire, mais elle

n’en est pas la conséquence nécessaire. Dans la plupart des cas, une condition

indispensable du déclenchement d’une réponse immunitaire est une liaison de

forte spécificité et de forte affinité entre le récepteur immunitaire et le ligand

concernés.

1.1.2. Conséquence : la différence entre autoréactivité, autoimmunité et

maladie auto-immune

Suivant la distinction entre réaction et réponse immunitaire que nous venons de

proposer, on doit parler d’autoréactivité dans tous les cas où les récepteurs d’une

cellule immunitaire interagissent avec un antigène endogène. En revanche, on

utilise le terme d’auto-immunité pour désigner les situations dans lesquelles une

réponse immunitaire effectrice (destruction de la cible ou inhibition de cette

destruction) est déclenchée contre un antigène endogène. L’auto-immunité

présuppose donc l’autoréactivité, mais l’inverse n’est pas vrai. Enfin, on parle de

maladie auto-immune lorsqu’une réponse immunitaire effectrice destructrice est

déclenchée contre des tissus ou des organes spécifiques de l’organisme, ou encore

contre la totalité l’organisme (cas des maladies auto-immunes dites

« systémiques », comme le lupus). Le développement d’une maladie auto-immune

présuppose l’autoréactivité et l’auto-immunité, mais, là encore, la réciproque est

fort heureusement fausse. De fait, l’autoréactivité, l’auto-immunité et la maladie

auto-immune ne sont pas trois niveaux croissants d’une même interaction, mais

trois processus qui se distinguent par leur résultat : il y a autoréactivité quand il y

a interaction, il y a auto-immunité quand il y a destruction de la cible ou inhibition

de cette destruction (autrement dit, activation de fonctions effectrices), et il y a

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maladie auto-immune quand il y a destruction de tissus ou d’organes de

l’organisme.

À partir de ces distinctions conceptuelles, nous pouvons poser les deux

questions principales de cette section : que sont l’autoréactivité et l’auto-immunité

normales ? Nous allons essayer de détailler ces deux processus, en montrant leur

universalité chez tous les organismes pluricellulaires, des plantes aux vertébrés.

1.2. Qu’est-ce que l’autoréactivité normale ?

1.2.1. La surveillance constante des constituants de l’organisme grâce à la

présentation des antigènes exogènes et endogènes

Au fondement de l’autoréactivité normale se trouve le fait que le système

immunitaire exerce une surveillance constante sur l’ensemble des constituants de

l’organisme. Les cellules immunitaires, en effet, interagissent avec les autres

cellules de l’organisme et, si elles sont activées, elles peuvent provoquer la

destruction de la cible.

Le système de surveillance immunitaire est constitué de plusieurs complexes,

dont le plus important est le complexe majeur d’histocompatibilité (CMH), qui

comprend le « système HLA » chez l’homme1. Constamment, la plupart des

cellules de l’organisme présentent à leur surface, grâce aux molécules HLA dites

de classe I, des peptides issus des protéines qu’elles synthétisent. Ainsi, par

exemple, une cellule infectée par un virus présente des peptides viraux à sa

surface et peut donc être reconnue comme pathogénique par le système

immunitaire. Ce sont les récepteurs des lymphocytes T qui interagissent avec les

complexes constitués d’une molécule HLA et d’un peptide. Si l’interaction est de

forte spécificité et/ou affinité, alors une réponse effectrice potentiellement

destructrice se produit.

1 On dit souvent que le système HLA est synonyme, chez l’homme, du système CMH. En réalité, en toute rigueur, le CMH contient davantage de constituants que HLA : les gènes HLA sont le sous-ensemble des gènes du CMH qui codent pour les protéines de présentation des antigènes qui se trouvent à la surface des cellules de l’organisme. Outre les molécules HLA de classes I et II, le CMH comprend MICA et MICB (« MHC class I chain related genes »), CD1, etc.

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Le système de surveillance immunitaire repose cependant, comme nous l’avons

dit, sur plusieurs mécanismes. Un cas important est celui de la réponse des

cellules dites NK pour natural killers (« tueuses naturelles »). Ces cellules, qui

jouent un rôle décisif dans le rejet de greffe, dans la protection contre les cancers

mais aussi contre les pathogènes1, répondent à toute cellule qui n’exprime pas les

molécules HLA de classe I, autrement dit, elles répondent non pas à la présence

d’un « non-soi », mais à l’absence d’une molécule typique du « soi »2.

Notons que les cellules immunitaires présentatrices d’antigène, pour leur part,

expriment à leur surface à la fois des molécules HLA de classe I et de classe II.

Ces dernières permettent la présentation dite « professionnelle » d’antigènes3,

c'est-à-dire la possibilité, pour les cellules immunitaires qui les portent, d’activer

d’autres cellules immunitaires, donnant naissance à une réponse effectrice

impliquant de nombreux constituants.

Ainsi, chez l’être humain, le système immunitaire, constitué de nombreuses

sous-populations cellulaires (lymphocytes T, cellules NK, etc.) et de molécules

(cytokines, etc.) assure, à tout moment, la surveillance de tous les éléments

présents dans l’organisme.

Qu’en est-il chez d’autres espèces ? Comme nous le verrons dans les sections

suivantes, des mécanismes de surveillance immunitaire existent chez toutes les

espèces végétales et animales, bien que toutes n’aient pas de complexe majeur

d’histocompatibilité. L’autoréactivité normale liée à l’existence d’un CMH existe

en tout cas chez plusieurs vertébrés et invertébrés. Le système H-2 de la souris,

par exemple, est pratiquement identique au système HLA de l’être humain, avec

1 En particulier, les NK sont les premières cellules activées lorsqu’un virus pénètre dans l’organisme. 2 Telle est l’hypothèse dite du « soi manquant », formulée par Kärre. Voir K. Kärre, « Role of target histocompatibility antigens in regulation of natural killer activity : a reevaluation and a hypothesis » (1985). 3 On appelle « cellules présentatrices d’antigène professionnelles » les cellules dont la première fonction est de présenter les antigènes, comme les cellules dendritiques. D’autres cellules peuvent, dans certaines circonstances, présenter des antigènes, mais avec une efficacité moindre, par exemple les lymphocytes B.

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en particulier des molécules de classes I et II1. Un autre exemple est celui de

l’organisme colonial protochordé Botryllus schlosseri et son système FuHC

(Fusion/Histocompatibility)2, sur lequel nous revenons plus loin, dans la section

sur la tolérance immunitaire.

1.2.2. La sélection des lymphocytes : une fenêtre de réactivité

Comme nous venons de le voir, le système immunitaire surveille en permanence

l’organisme. Les récepteurs des lymphocytes T interagissent avec les molécules

HLA présentant des peptides endogènes de l’organisme, il y a donc bien réaction

immunitaire à des constituants du « soi ». En règle générale, cette réaction n’est

pas de très forte intensité, sans quoi elle pourrait déclencher une réponse

conduisant à la destruction des constituants normaux de l’organisme. Comment se

fait-il, cependant, que des récepteurs de lymphocytes T ne soient jamais (ou

seulement très rarement) susceptibles de déclencher une réponse forte contre de

tels constituants normaux ? On retrouve ici une question ancienne3, celle de savoir

comment, les récepteurs immunitaires étant produits de façon aléatoire, les

destructions auto-immunes ne sont pas plus fréquentes. La réponse est, comme

l’avait bien vu Burnet, que les lymphocytes T subissent, dans le thymus, une

sélection (au sens d’une élimination).

Pendant très longtemps, les immunologistes ont considéré, à la suite de Burnet,

que tout récepteur immunitaire susceptible de réagir avec un antigène du « soi »

était nécessairement éliminé dans le thymus, d’où un répertoire immunitaire 1 Les deux scientifiques qui ont joué le rôle le plus important dans la découverte du système H-2 furent P. A. Gorer et George D. Snell. Gorer obtient ses premiers résultats sur l’histocompatibilité de la souris dès 1936, mais, selon Leslie Brent (A History of transplantation immunology, op. cit.), le système H-2 est véritablement mis en évidence en 1948. Voir en particulier : G. D. Snell « Methods for the study of histocompatibility genes » (1948) et P. A. Gorer, S. Lyman and G. D. Snell, « Studies on the genetic and antigenic basis of tumour transplantation: linkage between a histocompatibility gene and ‘Fused’ in mice » (1948). Pour un compte rendu de la nomination des haplotypes de H-2, voir K. F. Lindahl, « On naming H2 haplotypes: functional significance of MHC class Ib alleles » (1997). 2 A. W. De Tomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility locus » (2005). 3 La question que posaient l’horror autotoxicus d’Ehrlich, et certains aspects de la théorie de la sélection clonale de Burnet.

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vierge de tout récepteur autoréactif. Or, deux découvertes réalisées au cours des

dix à quinze dernières années ont montré que cette idée était inexacte. La première

a été la mise en évidence de la relative imperfection du mécanisme d’élimination

des lymphocytes significativement autoréactifs : de nombreux lymphocytes qui

réagissent pourtant assez fortement aux antigènes du « soi » survivent au

processus d’élimination dans le thymus1. Comme telle, cette découverte souligne

simplement qu’aucun mécanisme biologique n’est parfait, ce qui est un fait

connu ; cependant, elle a conduit les immunologistes à envisager sérieusement la

nécessité de mécanismes de régulation à la périphérie, ce qui a en particulier

contribué à l’émergence des travaux sur les cellules T régulatrices, sur lesquelles

nous revenons plus bas, car elles remettent en question radicalement la théorie du

soi et du non-soi.

La deuxième découverte a été qu’un lymphocyte dans le thymus est sélectionné

si et seulement s’il réagit faiblement – et non pas s’il ne réagit pas du tout – aux

antigènes du soi qui lui sont présentés. En effet, dans le thymus, des antigènes

endogènes sont présentés aux lymphocytes T en voie de maturation par les

cellules épithéliales corticales, cellules thymiques présentatrices d’antigène

professionnelles. Plus précisément, ce sont des peptides antigéniques endogènes

qui sont présentés aux récepteurs des lymphocytes T en voie de maturation, grâce

à des molécules du CMH. Un lymphocyte T en effet n’interagit pas directement

avec le peptide, mais avec un complexe constitué d’une molécule du CMH et un

peptide. Si le lymphocyte ne réagit pas du tout avec le complexe CMH + peptide

endogène, il meurt par apoptose ; s’il réagit très fortement, il en va de même.

Dans le cas des lymphocytes B, dont les récepteurs (en l’occurrence des

immunoglobulines de surface) se lient directement aux antigènes qu’ils

rencontrent, sans l’intermédiaire d’une association avec une molécule du CMH,

1 C. Bouneaud, P. Kourilsky and P. Bousso, « Impact of negative selection on the T cell repertoire reactive to a self-peptide : a large fraction of T cell clones escapes clonal deletion » (2000) ; A. M. Gallegos and M. J. Bevan, « Central tolerance: good but imperfect » (2006).

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une semblable autoréactivité faible est nécessaire pour leur maturation, qui a lieu

pour sa part dans la moelle osseuse1.

Ainsi, lors de sa maturation, un lymphocyte ne survit que s’il réagit faiblement

aux constituants endogènes qui lui sont présentés, d’où la notion de « fenêtre de

réactivité » : pour être sélectionné (i.e. ne pas être éliminé) dans le thymus ou

dans la moelle osseuse2, un lymphocyte doit porter à sa surface des récepteurs qui

se lient aux antigènes endogènes qui lui sont présentés avec une spécificité et une

affinité faibles3. L’interprétation que l’on donne habituellement de ce phénomène

d’élimination est que les lymphocytes d’un organisme doivent pouvoir reconnaître

ses constituants afin d’en assurer la surveillance, sans pour autant être en situation

de déclencher leur destruction. Ainsi, une certaine dose d’autoréactivité n’est pas

seulement possible dans un organisme sain, mais strictement indispensable à sa

survie.

1.2.3. L’autoréactivité à la périphérie

L’immunité dite « centrale » renvoie aux phénomènes immunitaires qui se

produisent dans les organes lymphoïdes centraux, à savoir la moelle osseuse et le

thymus, qui sont les organes dans lesquels a lieu la maturation des lymphocytes.

En revanche, on appelle « périphérique » l’immunité qui a lieu dans l’ensemble de

l’organisme, principalement déclenchée dans les organes lymphoïdes

périphériques : ganglions lymphatiques, rate, amygdales, et les tissus lymphoïdes

associés aux muqueuses, et qui implique des cellules immunitaires matures.

Au cours des dix dernières années, la surprise née face à l’exigence d’une

autoréactivité faible dans le thymus s’est doublée d’une surprise plus marquée

encore, concernant cette fois l’autoréactivité à la périphérie. Plusieurs équipes ont

1 D. Melamed et al. « Developmental Regulation of B Lymphocyte Immune Tolerance Compartmentalizes Clonal Selection from Receptor Selection » (1998) ; R. R. Hardy and K. Hayakawa, « B cell development pathways » (2001). 2 Dans la moelle osseuse pour les lymphocytes B, dans le thymus pour les lymphocytes T. 3 P. G. Ashton-Rickardt, et al., « Evidence for a differential avidity model of T-cell selection in the thymus » (1994).

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démontré qu’une cellule immunitaire qui n’est pas régulièrement stimulée par les

antigènes du « soi » dans les organes lymphoïdes périphériques meurt par

apoptose. Nous nous appuyons ici, pour l’essentiel, sur les analyses de plusieurs

chercheurs de l’Institut Pasteur, principalement Antonio Freitas, Benedita Rocha,

Corinne Tanchot, François Lemonnier et Beatrice Pérarnau1. Ces analyses,

effectuées à partir de 1996-1997, ont permis de jeter un regard nouveau sur la

survie des cellules T à la périphérie, en cessant de ne s’intéresser qu’à la sélection

thymique des cellules T. Elles ont apporté la preuve que certaines interactions

cellulaires sont aussi fondamentales pour le maintien des cellules T dans les

organes lymphoïdes périphériques que pour leur sélection dans le thymus – ce que

l’on n’avait pas suspecté jusqu’ici. Autrement dit, il se passerait le même genre

d’interactions entre les récepteurs des lymphocytes T et des complexes CMH +

peptide à la périphérie que celles qui se produisent dans le thymus, au moment de

la sélection des lymphocytes T. Loin donc que ces interactions soient seulement

fondatrices pour la sélection initiale des lymphocytes T, elles continueraient à être

essentielles tout au long de la vie des cellules T, et même elles seules pourraient

garantir leur survie. Notre problème est donc le suivant : quels sont les types

d’interactions cellulaires qui sont requis pour la survie des cellules T (et non plus

pour leur sélection) ?

La thèse essentielle de notre présent propos est la suivante : le maintien des

cellules T naïves à la périphérie nécessite un contact continu entre récepteurs des

lymphocytes T et complexes CMH + peptide. Cela a été démontré à la fois pour

les lymphocytes T CD4 (auxiliaires) et pour les lymphocytes T CD8

(cytotoxiques).

L’une des expériences permettant d’établir cette thèse consiste à prendre des

souris exprimant des CMH de classe I différents (par exemple l’antigène mâle H-

Y chez la souris, qui est un antigène mineur d’histocompatibilité codé par le

chromosome Y, donc présent seulement chez le mâle). Lorsqu’on transfère des

1 Les articles les plus importants de ces chercheurs sont les suivants : C. Tanchot et al., « Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or memory T cells » (1997); C. Tanchot, et B. Rocha, « Peripheral selection of T cell repertoires : the role of continuous thymus output » (1997) ; A. Freitas et B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999).

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cellules T de souris de CMH I du premier type aux souris de CMH I du second

type, très peu de cellules T survivent. Lorsque, en revanche, on les transfère dans

des cellules de CMH I identique, les cellules T survivent.

Dans leur article paru dans Science en 19971, Corinne Tanchot et ses

collaborateurs ont réalisé les expériences suivantes : premièrement, ils ont pris des

souris transgéniques dont les récepteurs de cellules T étaient spécifiques de

l’antigène mâle H-Y et restreints à la molécule H-2Db qui est de CMH de classe I,

ils ont prélevé des cellules T CD8+ monoclonales et naïves de ces souris, et ils les

ont transférées dans des souris n’exprimant pas H-2Kb mais exprimant des

niveaux normaux de H-2Db (c'est-à-dire que le transfert se fait dans ce premier cas

entre des souris de CMH identiques). Ils ont alors constaté que les cellules T

transférées survivent sans se diviser. Deuxièmement, ils ont transféré ces mêmes

cellules dans des souris exprimant des niveaux plus faibles de H-2Db. Ils ont

observé dans ce cas que seule une fraction des cellules transférées survivait, cette

fraction étant proportionnelle au niveau d’expression de H-2Db. Troisièmement,

ils ont transféré ces mêmes cellules dans des souris H-2Kb+ H-2Db-. Dans ce cas,

les cellules ont rapidement disparu : le phénomène, déjà évident 48 heures après le

transfert, a abouti à la mort de 90% des cellules au bout d’une semaine, et à la

mort de 100% des cellules au bout de deux semaines. Par conséquent, les cellules

T n’ont survécu qu’au contact d’un CMH semblable à celui dans le contexte

duquel elles avaient été sélectionnées.

D’autres expériences venant confirmer cette observation fondamentale2, on

peut en déduire la proposition suivante : la survie des lymphocytes T à la

périphérie nécessite des interactions entre récepteurs des lymphocytes T et

complexes CMH + peptide semblables à celles qui se produisent pour la sélection

1 C. Tanchot et al., « Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or memory T cells » (1997), op. cit. 2 A. R. M. Almeida et al. « Homeostasis of T cell numbers: from thymus production to peripheral compartmentalization and the indexation of regulatory T cells » (2005). La même équipe a également montré en 2002 que, chez le nouveau-né, les lymphocytes T naïfs prolifèrent fortement en réponse à des complexes formés de molécules du CMH du « soi » et de peptides du « soi » : A. Le Campion et al., « Naive T cells proliferate strongly in neonatal mice in response to self-peptide/self-MHC complexes » (2002).

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des lymphocytes T dans le thymus. Autrement dit encore, ces interactions ne

garantissent pas seulement la sélection, mais aussi le maintien des lymphocytes T.

Par conséquent, ce qui apparaît nécessaire à la survie des lymphocytes T, c’est un

ensemble d’interactions continues entre les récepteurs de ces lymphocytes T et les

complexes CMH + peptide. Ces interactions qui se produisent à la périphérie sont,

tout comme celles qui ont lieu dans le thymus, des interactions entre les récepteurs

T et des constituants endogènes (constituants du « soi », si l’on veut) : il n’y a rien

d’exogène dans la molécule du CMH de l’individu et dans ses propres peptides

qui sont présentés à la surface des cellules de l’organisme. Ainsi, on peut dire que

seule une interaction continue des lymphocytes T avec les constituants du « soi »

peut assurer leur survie : un lymphocyte T ne se maintient en vie que s’il réagit au

« soi »1. Cela montre bien à quel point la dichotomie « soi / non-soi » est erronée,

puisqu’il apparaît ici que non seulement les cellules du système immunitaire

peuvent réagir au « soi », mais même qu’elles ne survivent qu’en réagissant

continûment au « soi ». L’autoréactivité des lymphocytes T n’est donc pas

simplement une possibilité pour le système immunitaire, elle est une condition

nécessaire de sa survie.

Les lymphocytes T, cependant, ne sont pas le tout de l’immunité, puisque, dans

l’état actuel de nos connaissances, on peut dire qu’ils n’existent pas chez la

plupart des espèces, et que, même chez les vertébrés à mâchoires, ils n’agissent

qu’en conjonction avec d’autres cellules immunitaires. Nous devons donc nous

poser la question suivante : est-ce que des formes d’autoréactivité semblables à

celles que nous avons mises en évidence pour les lymphocytes T (c'est-à-dire des

cas d’interactions avec des constituants endogènes) existent pour d’autres acteurs

de l’immunité ? La réponse est clairement positive, y compris pour des acteurs de

l’immunité dite innée. C’est le cas des Toll-like Receptors (TLR) portés par les

cellules présentatrices d’antigène, les cellules dendritiques en particulier. Ces

récepteurs n’ont pas seulement pour fonction la reconnaissance de motifs

microbiens pathogéniques, ils interviennent dans les processus de surveillance des

1 Pour une excellente revue, voir S. M. Anderton and D. C. Wraith, « Selection and fine tuning of the autoimmune T cell repertoire » (2002).

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125

constituants de l’organisme, en particulier ils réagissent aux motifs exprimés par

des cellules mourantes ou des cellules endommagées de l’organisme1. L’idée

selon laquelle les TLR reconnaîtraient seulement le « non-soi infectieux », et

jamais le « soi »2, est donc de plus en plus remise en question : il semble au

contraire qu’une réactivité aux entités endogènes soit normale pour les TLR3. Ils

peuvent aussi participer au déclenchement d’une réponse activatrice contre des

antigènes endogènes, et jouent un rôle dans certaines maladies auto-immunes4.

D’autre part, les cellules NK (natural killers), qui font également partie de

l’immunité innée, exercent elles aussi une fonction permanente de surveillance

des antigènes portés en surface par les cellules de l’organisme. Comme nous

l’avons souligné ci-dessus, elles répondent à toute cellule qui n’exprime pas les

molécules du CMH de classe I. Elles participent donc bien à l’autoréactivité

normale que nous visons ici5.

Un autre exemple important de cellules qui réagissent avec du « soi » et non pas

avec du « non-soi » est celui des cellules NKT (CD1d restreintes), qui constituent

un lien entre immunité innée et immunité adaptative6. Ces cellules ne sont pas

activées par la reconnaissance de produits étrangers, mais par la conjonction de

deux signaux, tous deux fournis par une cellule dendritique (cellule présentatrice

d’antigène) : d’une part, un antigène endogène et d’autre part l’interleukine 12

(IL-12), synthétisée par la cellule dendritique activée par la présence du

pathogène7. Ainsi, les cellules NKT, qui sont des cellules immunitaires

essentielles dans les réponses aux pathogènes (virus notamment), aux tumeurs,

1 A. Marshak-Rothstein, « Toll-like receptors in systemic autoimmune disease » (2006) ; I. R. Rifkin et al., « Toll-like receptors, endogenous ligands, and systemic autoimmune disease » (2005). 2 Nous revenons plus loin sur cette idée, proposée initialement par Charles Janeway. 3 A. A. Beg, « Endogenous ligands of Toll-like receptors: Implications for regulating inflammatory and immune responses » (2002). 4 A. Marshak-Rothstein (2006), op. cit. ; H. S. Kim et al., « Toll-like Receptor 2 Senses -Cell Death and Contributes to the Initiation of Autoimmune Diabetes » (2007). 5 D. H. Raulet, R. E. Vance and C. W. McMahon, « Regulation of the Natural Killer Cell Receptor Repertoire » (2001). 6 M. Taniguchi et al., « The Regulatory Role of V 14 NKT Cells in Innate and Acquired Immune Response » (2003). 7 M. Brigl et al., « Mechanism of CD1d-restricted natural killer T cell activation during microbial infection » (2003).

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126

etc.1, n’interagissent pas avec un quelconque « non-soi », mais reçoivent des

signaux endogènes couplés à des signaux issus d’une cellule présentatrice

d’antigène ayant interagi avec un pathogène2.

Corrélativement, l’autoréactivité, dans ses formes dites « innées », n’est pas du

tout limitée aux vertébrés supérieurs. Par exemple, l’idée selon laquelle des

mécanismes d’autoréactivité normale existent chez la drosophile s’impose peu à

peu3 : les deux principales voies d’activation immunitaire, la voie Toll et la voie

Imd, exercent une surveillance sur les antigènes présents dans l’organisme et sont

capables de déclencher des réponses immunitaires activatrices contre certains

antigènes endogènes, en particulier sur un site de blessure, mais également vis-à-

vis d’une tumeur4, ou encore à l’encontre de certains ADN endogènes5.

On peut donc dire que la fonction de surveillance du système immunitaire

implique une autoréactivité constante. Cette dernière concerne aussi bien les

lymphocytes que les cellules de l’immunité innée, comme les macrophages ou les

cellules dendritiques, qui sont les « déclencheurs » de la réponse immunitaire.

À ce stade, une objection est cependant possible : l’autoréactivité dont nous

parlons ici semble n’être qu’un ensemble de mécanismes d’interaction entre

cellules immunitaires et antigènes endogènes. Autrement dit, il s’agirait en effet

d’autoréactivité (simple adhésion avec des constituants du soi) et non

d’autoimmunité (déclenchement de mécanismes effecteurs à l’encontre de ces

constituants). En réalité, cependant, il existe toute une série de mécanismes

effecteurs s’exerçant sur des constituants endogènes de l’organisme.

1 Elles sont même peut-être strictement indispensables au développement d’une réponse immunitaire adaptative, car elles sont les principales productrices d’interféron (IFN- ), qui à son tour active les lymphocytes T CD4 auxiliaires, les T CD8 cytolytiques, les cellules NK et les macrophages. Voir M. Taniguchi, K-I. Seino, and T. Nakayama, « The NKT cell system: bridging innate and acquired immunity » (2003). 2 Ibid. 3 B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit. 4 P. Ligoxygakis et al., « A serpin mutant links Toll activation to melanization in the host defense of Drosophila » (2002). 5 N. Mukae, H. Yokoyama, T. Yokokura, Y. Sakoyama, S. Nagata, « Activation of the innate immunity in Drosophila by endogenous chromosomal DNA that escaped apoptotic degradation » (2002). Voir aussi C. A. Brennan and K. V. Anderson, « The Genetics of Innate Immune Recognition and Response » (2004), p. 17.

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127

1.3. Qu’est-ce que l’auto-immunité normale ?

Nous appelons « auto-immunité normale » l’ensemble des réponses

immunitaires effectrices qui se produisent dans un organisme sain. Ces réponses

ont lieu chez tout organisme, elles sont même nécessaires à sa survie, puisqu’elles

assurent des fonctions homéostatiques indispensables. Il s’agit de véritables

réponses immunitaires et non de réactions, telles que définies précédemment, au

sens où les cellules immunitaires sont ici activées par des antigènes endogènes et

déclenchent des mécanismes soit de lyse soit d’inhibition à leur encontre. Nous

analysons ici les diverses manifestations de cette auto-immunité normale, en

particulier le fonctionnement des macrophages et celui des cellules T régulatrices,

en nous demandant à chaque fois si les mécanismes que nous décrivons sont

présents de façon très importante dans le monde du vivant, ou bien seulement

chez un nombre limité d’espèces.

1.3.1. Les macrophages, « éboueurs de l’organisme »

Comme l’ont montré plusieurs travaux récents, notamment ceux de l’équipe de

Siamon Gordon à l’Université d’Oxford1, les macrophages portent à leur surface

des récepteurs qui réagissent avec des antigènes endogènes. Ces cellules, qui

assurent des réponses immunitaires aux pathogènes, jouent aussi le rôle

d’« éboueurs » des déchets de l’organisme, en particulier des cellules mortes,

comme Metchnikoff l’avait déjà vu. Chaque jour, par exemple, un être humain

génère 5x107 nouveaux lymphocytes T2, d’où un nombre considérable de cellules

qui meurent par apoptose, cellules qui sont « digérées » par les macrophages. Or,

il n’y a pas de différence fondamentale entre la réponse immunitaire d’un

macrophage à une bactérie, par exemple, et à une cellule morte : dans les deux

cas, le macrophage interagit avec des molécules portées à la surface de sa cible

qui activent la phagocytose. Celle-ci se déroule de la manière suivante : le

1 P. R. Taylor et al., « Macrophage receptors and immune recognition » (2005). 2 C. A. Janeway et al. Immunobiology (2005).

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macrophage enveloppe et enferme sa cible dans une vésicule cytoplasmique, le

phagosome ; d’autres vésicules, les lysosomes, s’accolent au phagosome et y

déversent leur contenu, la cible est alors digérée, les déchets étant rejetés à

l’extérieur par un mécanisme d’exocytose. Les macrophages assurent donc bien

une réponse immunitaire effectrice à des constituants qui ne peuvent en rien être

définis comme du « non-soi ».

Chez quelles espèces trouve-t-on une telle auto-immunité due à des cellules

phagocytaires, macrophages ou leurs équivalents ? En réalité, il s’agit d’un

processus que l’on trouve chez de très nombreux organismes. Par exemple, chez

la drosophile, la phagocytose est assurée par des cellules spécialisées que l’on

appelle les « plasmatocytes »1. Ces cellules assurent l’élimination de bactéries

mais aussi des cellules apoptotiques. Des réponses immunitaires concernent donc

à la fois des constituants du « non-soi » et des constituants du « soi ». Dans les

deux cas, le phagocyte se rapproche et entoure la cible, l’internalise puis la détruit

au sein des phagosomes, selon, donc, un schéma très similaire à celui que l’on

observe chez les mammifères, indiquant un processus immunitaire très conservé

au cours de l’évolution.

Un processus particulier existe chez les plantes, qui pourrait faire penser à

l’ingestion de cellules mortes que nous venons de décrire. Il s’agit en réalité d’un

processus quelque peu différent, par lequel la plante déclenche un mécanisme

apoptotique fort contre ses propres cellules se trouvant autour de la zone

d’infection d’un pathogène2. On parle à ce sujet de « réponse hypersensible ». En

tuant certaines de ses cellules, la plante prive le pathogène de nutriments et

empêche son extension. Il s’agit d’une réponse auto-immune stricte, par laquelle

la plante détruit une partie d’elle-même pour assurer la survie du reste de ses

constituants.

D’une manière générale, les processus de phagocytose des cellules apoptotiques

jouent un rôle fondamental dans le développement et l’homéostasie des

organismes : comme l’a montré en détail Jean-Claude Ameisen, la mort cellulaire

1 B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit., p. 17. 2 L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2003), p. 303 sq.

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programmée et la phagocytose des cellules qui la subissent participent à la

construction des êtres vivants1.

Il existe donc une auto-immunité normale relevant de l’immunité innée. La

phagocytose est probablement le phénomène le plus significatif de cette auto-

immunité innée, mais elle se manifeste sans doute dans de nombreux autres

processus, y compris la régulation de l’inflammation et des réponses immunitaires

par les récepteurs Toll-like2, dont nous avons parlé ci-dessus pour rendre compte

de l’autoréactivité normale.

1.3.2. Le cas des cellules T régulatrices

La mise en évidence des cellules T régulatrices est liée à une question

fondamentale : le déclenchement de la réponse immunitaire est bien décrit, mais

les mécanismes qui expliquent comment l’amplitude de la réponse est régulée et

comment cette dernière est arrêtée sont très complexes et, pour la plupart, pas tout

à fait établis. Or, il est tout aussi important, pour un organisme, de mettre un

terme à la réponse immunitaire que de la déclencher, car une réponse immunitaire

non contrôlée aurait des conséquences dévastatrices, notamment à cause de ses

effets pro-inflammatoires et donc finalement destructeurs. Plusieurs

immunologistes avaient parlé, dans les années 1970, de « cellules suppressives »,

puis cette idée avait reflué, avant de repasser sur le devant de la scène au cours

des dix dernières années3.

1 J-C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice (1999). Nous sommes parfaitement d’accord avec Ameisen sur l’importance de l’apoptose. Il n’y a pas lieu, cependant, d’y voir un phénomène qui expliquerait la quasi-totalité des données embryologiques, physiologiques et pathologiques (cancers, maladies du vieillissement), ni qui irait à rebours de toutes nos conceptions antérieures. En outre, nous sommes en désaccord avec l’usage des termes de « soi » et de « non-soi » fait par Ameisen (voir pp. 72-78 en particulier). 2 A. A. Beg, « Endogenous ligands of Toll-like receptors: Implications for regulating inflammatory and immune responses » (2002), op. cit. 3 L. Chatenoud, B. Salomon and J. A. Bluestone, « Suppressor T cells – they’re back and critical for regulation of autoimmunity ! » (2001). Les auteurs de cet article notent que les cellules « suppressives » (aujourd'hui appelées « régulatrices ») étaient tombées dans un « discrédit général » dans les années 1980 (voir G. Moller, « Do suppressor T cells exist ? », 1988) et au début des années 1990, avant d’émerger de nouveau récemment. Voir également, sur cette question, J-F. Bach, « Regulatory T cells under scrutiny » (2003).

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130

Le cas des cellules T régulatrices (TReg) est très intéressant, car ce sont des

cellules dont la fonction est d’inhiber l’activité des autres acteurs de l’immunité1.

Il existe plusieurs populations de cellules régulatrices2, mais nous nous

concentrerons ici sur celles qui sont les mieux connues et qui apparemment jouent

le rôle immunorégulateur le plus important, à savoir les lymphocytes porteurs de

deux molécules, CD4+ et CD25+, et exprimant le facteur de transcription Foxp3

(forkhead box protein 3)3. Ils sont donc appelés CD4+CD25+Foxp3+. Ces

lymphocytes constituent 5 à 10% du total des cellules T matures4. Ils exercent une

activité immunitaire inhibitrice à l’encontre d’autres cellules immunitaires. Ce

sont donc des cellules du « soi » qui réagissent avec d’autres cellules du « soi »

pour réguler une réponse immunitaire5. Il semble en effet qu’elles soient

sélectionnées sur la base d’antigènes du « soi » exprimés dans le thymus6, et que

leur activation dépende de l’exposition à ces mêmes antigènes à la périphérie7.

Les cellules T régulatrices ne respectent donc pas du tout le principe selon lequel

les cellules immunitaires répondent toujours au « non-soi » : au contraire, elles

répondent à des constituants du « soi », sous la forme, en l’occurrence, d’une

inhibition (ou régulation négative). Plus précisément, l’hypothèse la plus

1 Voir Z. Fehervari et S. Sakaguchi, « Système immunitaire : de nouveaux agents », dans le numéro de la revue Pour la Science intitulé « La police des polices du corps humain » (2006). 2 Les cellules régulatrices actuellement connues incluent les cellules Tr1 (type 1 regulatory T

cells), les cellules Th3 (qui produisent du TGF- ), les cellules CD8+ avec activité régulatrice (notamment CD8+CD28-, aussi appelées « Ts » pour « T suppressor cells » : voir notamment C. C. Chang et al. « Tolerization of dendritic cells by Ts cells: the crucial role of inhibitory receptors ILT3 and ILT4 », 2002), les cellules NKT avec activité régulatrice (NK1.1+ T cells), certaines cellules T double négatives (CD4-CD8-). Voir K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells in transplantation tolerance » (2003), p. 200. Voir également, pour un article de synthèse, H. Jiang and L. Chess, « An integrated view of suppressor T cell subsets in immunoregulation » (2004). Il est hautement probable que de nouvelles sous-populations de cellules régulatrices seront découvertes dans les années à venir. On peut s’attendre, par ailleurs, à ce que leur classification change considérablement, la nomenclature actuelle étant plutôt désordonnée. 3 S. Sakaguchi et al., « Foxp3+CD25+CD4+ natural regulatory T cells in dominant self-tolerance and autoimmune disease » (2006). 4 M. Itoh et al. « Thymus and autoimmunity: production of CD25+CD4+ naturally anergic and suppressive T cells as a key function of the thymus in maintaining immunologic self-tolerance » (1999) ; S. M. Kang, Q. Tang, J. A. Bluestone, « CD4+CD25+ regulatory T cells in transplantation: progress, challenges, and prospects » (2007). 5 P. Romagnoli, D. Hudrisier, J. P. van Meerwijk, « Preferential recognition of self antigens despite normal thymic delation of CD4+ CD25+ regulatory T cells » (2002). 6 I. Apostolou et al. « Origin of regulatory T cells with known specificity for antigen » (2002). 7 H. von Boehmer, « Dynamics of suppressor T cells: in vivo veritas » (2003).

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couramment retenue aujourd'hui est qu’il existe deux sous-populations de cellules

régulatrices CD4+CD25+Foxp3+, les cellules régulatrices « naturelles » et les

cellules régulatrices « adaptatives »1 : les premières sont générées dans le thymus,

sur la base de leur capacité à répondre à des antigènes du « soi », les deuxièmes

sont générées à la périphérie, soit à partir de cellules régulatrices naturelles, soit à

partir de lymphocytes normalement activateurs. La génération à la périphérie se

fait en fonction du contexte de présentation de l’antigène, qui peut aussi bien être

un antigène tissulaire qu’un antigène étranger.

L’analyse très récente des récepteurs et des mécanismes des cellules T

régulatrices constitue l’une des démonstrations à nos yeux les plus convaincantes

de l’inexactitude de la proposition de la théorie du soi et du non-soi selon laquelle

le système immunitaire ne répond pas, sauf dans des conditions pathologiques,

aux constituants endogènes de l’organisme. L’immunologiste contemporain qui a

manifestement le plus œuvré à la prise en compte du rôle des cellules T

régulatrices, Shimon Sakaguchi2, le reconnaît volontiers : la théorie du soi a

empêché les immunologistes de voir ce qui était pourtant sous leurs yeux depuis

longtemps. Sakaguchi affirme que, lorsqu’on étudie le système immunitaire, il

faudrait, à côté du mécanisme de « connaissance de soi » (le gnothi seauton grec),

prendre en compte aussi et surtout les mécanismes de régulation – plutôt, cette

fois, selon l’adage grec « rien de trop » (meden agan)3.

Même si les TReg sont présentes seulement chez les vertébrés supérieurs, des

phénomènes d’inhibition immunitaire sont présents dans tout le vivant. Chez la

1 J. A. Bluestone and A. K. Abbas, « Natural versus adaptive regulatory T cells » (2003). En outre, selon l’hypothèse de ces deux auteurs, les cellules régulatrices naturelles auraient pour fonction première la prévention des réponses auto-immunes (par l’inhibition de lymphocytes autoréactifs), tandis que les cellules régulatrices adaptatives auraient pour rôle principal de supprimer des réponses immunitaires responsables d’une inflammation susceptible d’endommager l’organisme dans le contexte de la présence de microbes ou d’un tissu transplanté. 2 S. Sakaguchi, « Regulatory T Cells: Key Controllers of Immunologic Self-Tolerance » (2000) ; S. Sakaguchi et al., « Immunologic tolerance maintained by CD25+ CD4+ regulatory T cells: their common role in controlling autoimmunity, tumor immunity and transplantation tolerance » (2001) ; S. Sakaguchi, « Naturally Arising CD4+ Regulatory T Cells for Immunologic Self-Tolerance » (2004) ; S. Sakaguchi, Naturally arising Foxp3-expressing CD25+CD4+ regulatory T cells in immunological tolerance to self and non-self (2005). 3 S. Sakaguchi, « Regulatory T cells: Meden Agan » (2006). En outre, dans une communication personnelle, Sakaguchi m’a confirmé qu’il rejetait la théorie du soi et du non-soi.

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drosophile, par exemple, on distingue plusieurs mécanismes immunorégulateurs,

comme la molécule inhibitrice « Cactus »1 ou certaines amidases PGRP2. Chez les

plantes, de nombreux mécanismes de régulation interviennent, en particulier au

niveau des domaines LRR (leucine-rich repeats) des protéines NBS-LRR

(nucleotide-binding site – leucine-rich repeats). Le domaine LRR régule de

manière négative certains signaux immunitaires (RPS2, RPS5 et RPP1A), ce que

montre le fait qu’une délétion de ce domaine provoque l’activation constitutive de

réponses de défense3. Il est très important de noter que ces mécanismes sont

conservés au cours de l’évolution, des plantes aux animaux.

Nous pouvons donc conclure que les mécanismes de régulation négative de

l’immunité, qui prouvent que certaines cellules immunitaires répondent à d’autres

cellules du « soi », existent sous plusieurs formes différentes dans les règnes

animal et végétal. En réalité, on ne devrait pas être surpris de l’ubiquité de tels

mécanismes de régulation, car, étant donné les dommages qu’une réponse

immunitaire peut occasionner sur un organisme, il est tout aussi important pour ce

dernier de pouvoir y mettre un terme que de pouvoir la déclencher4.

1.4. Conséquence : il est faux que le système immunitaire ne répond pas

au « soi »

Les données contemporaines de l’immunologie montrent donc premièrement

que l’autoréactivité n’est pas seulement possible mais nécessaire, dans les organes

centraux comme dans les organes périphériques, et deuxièmement que

l’organisme déclenche de nombreuses réponses effectrices contre des constituants

endogènes, qui sont autant d’indispensables mécanismes d’homéostasie. En outre,

1 E. Nicolas, J.M. Reichhart, J. A. Hoffmann and B. Lemaitre, « In vivo regulation of the I B homologue cactus during the immune response of Drosophila » (1998). 2 A. Zaidman-Remy et al., « The Drosophila amidase PGRP-LB modulates the immune response to bacterial infection » (2006) ; V. Bischoff et al., « Downregulation of the Drosophila immune response by peptidoglycan-recognition proteins » (2006). Comme nous l’avons dit au Chapitre 1, « PGRP » renvoie à « protéines de reconnaissance des peptidoglycans ». 3 B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense » (2006). 4 M. V. Sitkovsky et al., « Physiological control of immune response and inflammatory tissue damage by hypoxia-inducible factors and adenosine A2A receptors » (2004).

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nous avons montré que tous les organismes pluricellulaires semblent concernés

par de tels mécanismes d’autoréactivité et d’autoimmunité normale (plantes,

invertébrés, vertébrés). La première affirmation de la théorie du soi et du non-soi,

selon laquelle l’organisme ne déclenche pas de réaction et de réponse

immunitaires contre ses propres constituants est donc erronée. Réactions et

réponses contre le « soi » sont en réalité nécessaires au bon fonctionnement de

l’organisme.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier que la plupart des organismes ne s’auto-

détruisent pas, et en particulier qu’ils ne développent pas de maladies auto-

immunes fortes. Mais nous ne pensons pas que l’hypothèse immunologique de la

discrimination soi/non-soi soit susceptible d’expliquer la différence entre auto-

immunité normale et maladie auto-immune puisque, dans les deux cas, on a bien

affaire à des réponses immunitaires effectrices à l’encontre de constituants

endogènes de l’organisme. Il ne s’agit donc pas de nier l’existence des maladies

auto-immunes et leur différence avec l’auto-immunité normale. Les maladies

auto-immunes présupposent l’autoréactivité et l’auto-immunité, mais vont bien

au-delà, puisqu’elles constituent un dysfonctionnement par rapport à

l’autoréactivité et à l’auto-immunité normales. Lorsque nous présenterons notre

théorie de la continuité, concurrente à celle du soi et du non-soi, nous montrerons

comment nous concevons les maladies auto-immunes. Ce qui nous importe pour

l’instant est de souligner que le dogme de l’horror autotoxicus formulé par

Ehrlich a empêché les immunologistes qui, à la suite de Burnet, ont adopté la

théorie du soi et du non-soi, d’opérer des distinctions conceptuelles pourtant

indispensables. La relative rareté et le caractère manifestement pathologique des

maladies auto-immunes ont conduit ces immunologistes à récuser, pendant très

longtemps, la possibilité d’une autoréactivité et d’une auto-immunité normales,

nécessaires au bon fonctionnement de l’organisme. En particulier, la prégnance de

l’idée selon laquelle le « soi » ne saurait déclencher de réponse immunitaire

effectrice a sans doute été un frein majeur à la prise en compte du rôle des cellules

T régulatrices, dont nous avons souligné l’importance ci-dessus.

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2. La tolérance immunitaire

Dans son acception la plus large, la tolérance immunitaire désigne l’absence de

réponse à un antigène. Selon la théorie du soi et du non-soi, l’organisme

déclenche une réponse immunitaire de rejet contre toute entité qui lui est étrangère

(« non-soi »). Dans ces conditions, la tolérance immunitaire, qui était conçue,

chez Burnet et ses successeurs, de façon extensive comme l’absence de rejet d’un

constituant étranger, ne pouvait être vue que comme une exception, forcément

rare et limitée, à la règle habituelle de la discrimination entre soi et non-soi : dans

ce contexte, le terme de « tolérance immunitaire » renvoie d’abord à la période

d’immaturité immunitaire que l’on observe chez de nombreux animaux, c'est-à-

dire à une période pendant laquelle des éléments étrangers peuvent être acceptés

par l’organisme parce qu’il ne serait pas encore immunocompétent1. En

conséquence, étant donné qu’une telle présence de constituants étrangers dans le

fœtus ou le nouveau-né était vue comme rarissime dans la nature2, l’expression

« tolérance immunitaire » a servi de fait, chez les partisans de la théorie du soi et

du non-soi, à désigner « l’auto-tolérance », c'est-à-dire l’acquisition, par

l’organisme, de la capacité à reconnaître ses propres constituants et à ne pas

déclencher de réponse immunitaire de destruction contre eux (phénomène dit de

« l’apprentissage de la reconnaissance de soi »)3.

Or, comme nous allons le voir, les phénomènes de tolérance immunitaire sont

en fait très fréquents dans la nature, loin de se limiter à une période d’immaturité

initiale. Pourtant, tandis que, pour l’enjeu de l’autoréactivité et de l’auto-immunité

normales, nous avons partiellement repris une idée exprimée par d’autres dans les

années 1970 (et en premier lieu par Jerne), il est surprenant de constater que la

question de la tolérance immunitaire, comprise comme état de tolérance à des

entités exogènes, n’est au cœur d’aucune conceptualisation d’ensemble par des

immunologistes, et même d’aucune des réflexions philosophiques ayant pris

1 F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies, (1941, 2nd ed. 1949). 2 Autrement dit, il s’agissait simplement d’un artefact expérimental produit en transplantation animale. 3 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969).

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l’immunologie pour objet. En particulier, ni Alfred Tauber ni Anne-Marie Moulin

ne place le concept de tolérance immunitaire au centre de ses analyses1. Quant aux

immunologistes contemporains, la plupart continuent de considérer la tolérance

comme un phénomène rarissime et anormal dans la nature, à tel point que le terme

est encore utilisé, dans les articles immunologiques scientifiques, pour désigner

soit la tolérance fœtale ou immédiatement post-natale (comme chez Burnet) – ou

plutôt, la plupart du temps, la tolérance au « soi »2, soit, parfois, les stratégies

immunosuppressives destinées à faire accepter « artificiellement » une greffe par

un receveur. Cette relative négligence à l’égard d’un phénomène pourtant

ubiquitaire s’explique sans doute en grande partie par la forte nouveauté des

études sur la tolérance, la plupart des expériences sur lesquelles nous allons nous

appuyer datant des dix ou quinze dernières années. Néanmoins, l’attachement des

immunologistes à la théorie du soi et du non-soi a aussi contribué à ce que les

données expérimentales sur la tolérance immunitaire ne reçoivent pas

immédiatement toute l’attention de la communauté immunologique. Cette section

poursuit deux objectifs :

i) d’une part, donner une définition précise de la tolérance immunitaire,

qui ne se confonde pas avec l’immunosuppression (c'est-à-dire le recours à des

mécanismes immunosuppresseurs).

ii) d’autre part, à partir de cette définition, proposer, en recourrant à de

nombreuses données expérimentales convergentes issues de l’immunologie, de la

microbiologie et de la biologie du développement, une analyse philosophique de

la tolérance immunitaire montrant la fréquence de ce phénomène et la nécessité de

le prendre pleinement en compte pour évaluer la pertinence de la théorie du soi et

du non-soi.

1 Tous deux l’évoquent, bien sûr, mais ce n’est pas une idée centrale dans leur évaluation critique de la théorie du soi et du non-soi. Notons que tous deux ont été très influencés par Jerne, tout particulièrement Anne Marie Moulin. Or, Jerne a joué un rôle très important dans la promotion de l’idée d’auto-immunité normale, mais pas dans celle de tolérance immunitaire. 2 H. G. Durkin and B. H. Waksman, « Thymus and tolerance. Is regulation the major function of the thymus? » (2001) ; J. Sprent and C. D. Surh, « Knowing one’s self: central tolerance revisited » (2003) ; K. A. Hogquist, T. A. Baldwin and S. C. Jameson, « Central tolerance : learning self-control in the thymus » (2005) ; A. M. Gallegos and M. J. Bevan, « Central tolerance: good but imperfect » (2006).

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136

2.1. Qu’appelle-t-on « tolérance immunitaire » et pourquoi faut-il la

distinguer de phénomènes proches ?

Le terme de « tolérance immunitaire » était initialement défini de façon large

comme l’absence de rejet, chez un organisme donné, d’une entité qui lui est

pourtant étrangère, c'est-à-dire qui diffère génétiquement de lui1. Cependant, cette

définition fait problème, car elle conduit à regrouper sous un même terme de

« tolérance » aussi bien le non-rejet dû à une absence des cellules immunitaires

appropriées (soit parce qu’elles n’ont pas encore achevé leur développement,

comme dans la tolérance fœtale ou immédiatement post-natale, soit en raison du

recours à des médicaments immunosuppresseurs) que la tolérance par

immunorégulation, c'est-à-dire l’inhibition de la réponse immunitaire destructrice

obtenue grâce à l’activation et à la différenciation de certaines cellules

immunitaires. Or, nous pensons qu’il est très important de distinguer les termes, et

en particulier ceux de tolérance et d’immunosuppression, en montrant que la

tolérance est fondamentalement un processus actif de régulation.

Pour bien comprendre cette distinction, il convient de partir du domaine

expérimental qui, grâce notamment aux figures d’Owen, Burnet et Medawar, est à

l’origine du questionnement sur la possibilité d’une tolérance immunitaire, à

savoir celui de la transplantation2. Dans le cas de l’être humain, la thèse de Burnet

sur le soi et le non-soi peut encore aujourd'hui sembler majoritairement exacte, au

sens où la possibilité de greffes allogéniques parfaitement tolérées relève de

l’idéal. Chez l’être humain, les autogreffes (greffe d’un individu sur lui-même) et

les greffes homogéniques (entre vrais jumeaux) sont tolérées, mais les greffes

allogéniques (entre deux individus génétiquement différents) sont pour la plupart

rejetées3. Bien entendu, la « compatibilité » joue un rôle important : les individus

diffèrent plus ou moins du point de vue de leur système d’histocompatibilité (le

système HLA), et les médecins s’efforcent de trouver le donneur le mieux à même

1 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969), Chapitre 2. 2 L. Brent, A History of Transplantation Immunology (1997), op. cit. 3 Nous détaillons les exceptions plus bas.

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137

de permettre une greffe réussie sur un patient donné. Cependant, même lorsqu’il y

a compatibilité CMH, des antigènes dits « antigènes mineurs

d’histocompatibilité » pourraient provoquer le rejet de la greffe. Des progrès

remarquables ayant été réalisés au cours des cinquante dernières années dans la

possibilité d’empêcher le rejet de greffe grâce à l’utilisation de médicaments

immunosuppresseurs1, on pourrait être tenté de considérer ce phénomène comme

un cas de tolérance immunitaire. Mais en réalité les médicaments

immunosuppresseurs détruisent les récepteurs immunitaires qui seraient

susceptibles de répondre aux antigènes du donneur, donc il ne s’agit pas d’une

tolérance au sens strict, c'est-à-dire d’un phénomène actif de régulation de la

réponse immunitaire, mais simplement d’une délétion des cellules

immunocompétentes concernées2. Les traitements immunosuppresseurs, par leur

principe d’action, sont souvent très lourds et peuvent, par définition, avoir des

effets néfastes sur la capacité du patient à déclencher des réponses immunitaires

efficaces contre des pathogènes ou des tumeurs. Il est indéniable que ces

traitements ont rendu possible le développement d’un vaste domaine médical de la

transplantation, certaines greffes (de rein par exemple) étant pratiquées de façon

routinière de nos jours3. Ces transplantations ont permis à de nombreux patients

soit tout simplement de survivre, soit, plus récemment, avec les greffes d’organes

visibles – greffes de main et greffes partielles de visage – de reconstruire leur

identité psychologique et sociale4. Néanmoins, on ne peut pas considérer

1 Les médicaments immunosuppresseurs sont des médicaments qui éliminent une ou plusieurs sous-populations lymphocytaires alloréactives. Les plus connus sont le sérum anti-lymphocytaire et la ciclosporine, mais il en existe en réalité d’autres. Voir R. I. Lechler et al., « Organ transplantation – how much of the promise has been realized? » (2005). 2 Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses stratégies ont en effet été développées pour parvenir à inhiber le système immunitaire du receveur en cas de greffe, si possible de façon spécifique aux antigènes du donneur : voir R. J. Benjamin and H. Waldmann, « Induction of tolerance by monoclonal antibody therapy » (1986) ; T. E. Starzl and R. M. Zinkernagel, « Transplantation tolerance from a historical perspective » (2001) ; B. D. Kahan, « Individuality: the barrier to optimal immunosuppression » (2003) ; R. I. Lechler et al. (2005), op. cit. 3 C’est ainsi que près de 14 000 greffes de rein ont été pratiquées aux Etats-Unis en 2003, avec une survie à un an de 94% (avec donneur vivant) et une survie à cinq ans de 79% (idem). Pour prendre un autre exemple, la même année, 2 000 greffes de cœur ont été pratiquées, avec des taux de survie respectifs de 85 et 71%. Voir de nouveau Lechler et al. (2005). Cela, bien entendu, ne résout pas le problème du nombre trop faible de donneurs. 4 E. D. Carosella and T. Pradeu, « Transplantation and identity: a dangerous split » (2006).

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l’immunosuppression comme une forme de tolérance immunitaire, tout

simplement parce que tolérer signifie s’abstenir de rejeter, donc présuppose le fait

de pouvoir rejeter, ce qui n’est de toute évidence pas le cas quand on détruit

cliniquement les récepteurs immunitaires1. La tolérance est le produit d’un

processus d’immunorégulation, c'est-à-dire le résultat d’un équilibre entre des

mécanismes activateurs et inhibiteurs, qui conduit à l’acceptation d’une entité

pourtant étrangère.

De même, des progrès très récents ont été réalisés dans le domaine de

l’induction du chimérisme (à la fois chez le rongeur et, dans une moindre mesure,

chez l’être humain), et ont parfois été considérés comme des cas de tolérance

immunitaire2. Le chimérisme pratiqué en clinique repose sur une technique fondée

sur la transplantation chez le receveur de cellules souches hématopoïétiques, avant

de pratiquer une greffe de tissu ou d’organe. Il existe trois formes de chimérisme

induit en clinique3 : le « macrochimérisme » (irradiation totale du receveur pour

tuer ses cellules immunitaires et transplantation de la moelle osseuse du

donneur)4, le « chimérisme mixte »5 (irradiation de l’organisme et transplantation

d’un mélange de sa propre moelle osseuse et de la moelle osseuse du donneur, ce

qui a pour conséquence que ses propres lymphocytes T nouvellement apparus sont

sélectionnés dans le thymus sur la base de ses propres antigènes et d’antigènes du

donneur, le receveur devenant alors spécifiquement tolérant à toute greffe de

tissus issue du donneur6) et enfin le « microchimérisme » (introduction d’une très

faible quantité de cellules hématopoïétiques du donneur avant de pratiquer la

1 Voir, dans le même sens : T. Fehr and M. Sykes, « Tolerance induction in clinical transplantation » (2004) ; Z. Yong et al. « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007). 2 T. Fehr and M. Sykes, « Tolerance induction in clinical transplantation » (2004). 3 F. Claas, « Chimerism as a tool to induce clinical transplantation tolerance » (2004). 4 M. H. Sayegh et al., « Immunological tolerance to renal allografts after bone marrow transplants from the same donors » (1991). 5 S. T. Ildstad and D. H. Sachs, « Reconstitution with syngeneic plus allogeneic or xenogeneic bone marrow leads to specific acceptance of allografts or xenografts » (1984). Voir également M. Sykes and D. H. Sachs, « Mixed allogeneic chimerism as an approach to transplantation tolerance » (1988). 6 M. Sykes, « Mixed Chimerism and Transplant Tolerance » (2001).

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greffe de tissu ou d’organe, ce qui, dans certains cas, induit une tolérance

spécifique aux antigènes du donneur)1.

Ces expériences sur le chimérisme induit cliniquement montrent que,

contrairement à ce que pensaient Burnet et pratiquement tous les immunologistes

jusqu’à très récemment, à savoir que la maturation immunitaire était un

événement unique, qui se faisait une bonne fois pour toutes durant la vie fœtale ou

immédiatement post-natale, on peut modifier le système immunitaire adulte2.

Cette possibilité de redéfinir l’identité immunitaire de l’individu même à l’âge

adulte va dans le sens de l’idée, de plus en plus exprimée3, que le développement

dure tout au long de la vie, même si, bien entendu, la plasticité immunitaire de

l’adulte n’est pas aussi importante que celle du fœtus (ou, selon les espèces, du

nouveau-né)4. En revanche, ces expériences de redéfinition des récepteurs

immunitaires de l’individu ne sauraient être considérés comme des exemples de

tolérance immunitaire, cette dernière étant, comme nous l’avons dit, un processus

positif d’activation et de différenciation cellulaires qui conduit à l’inhibition d’une

réponse immunitaire destructrice.

Nous avons donc écarté de notre définition de la tolérance immunitaire deux

phénomènes (l’immunosuppression et l’induction du chimérisme) qui auraient pu

apparaître à tort comme des formes de cette tolérance. Avec la définition

restreinte, forte, du terme de tolérance à laquelle nous sommes parvenus, nous

allons démontrer à présent notre thèse selon laquelle la tolérance immunitaire est

un phénomène biologique fréquent. Cette thèse ne signifie certainement pas que

tout peut être immunologiquement accepté, toléré, par un organisme donné, mais

cela démontre, selon nous, qu’appréhender les processus d’acceptation et de rejet

à l’aune des concepts de soi et de non-soi n’est pas satisfaisant. Après avoir

examiné les évolutions récentes dans le domaine de la transplantation qui tendent

à montrer la possibilité d’une tolérance immunitaire, nous analyserons deux

1 F. Claas (2004), op. cit. 2 H. Waldmann, « Reprogramming the immune system » (2002). 3 S. Oyama, The Ontogeny of Information (1985, 2000). 4 Nous revenons sur cette idée, à nos yeux fondamentale, de développement tout au long de la vie dans la troisième partie de cette thèse.

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phénomènes qui prouvent qu’un organisme ne rejette pas toute entité étrangère : la

tolérance foeto-maternelle et la tolérance aux micro et macro-organismes.

2.2. La tolérance aux greffes : le domaine de la transplantation

La difficulté à réaliser des greffes allogéniques semble aller dans le sens de la

théorie du soi et du non-soi, soulignant l’idée que chaque individu est unique et

que, en matière de transplantation, il ne peut tolérer, à moins de recevoir un

traitement immunosuppresseur, que son propre « soi »1. Cependant, trois faits

expérimentaux, que nous allons détailler à présent, mettent en question cette

affirmation : l’existence d’organes immunoprivilégiés, le rôle des mécanismes

régulateurs dans la tolérance aux greffes (cellules T régulatrices et molécule

HLA-G), et enfin le fait que, chez d’autres espèces que chez l’être humain, le rejet

de greffe ne se passe pas du tout de la même façon.

2.2.1. Le cas des organes immunoprivilégiés

Les organes immunoprivilégiés sont des organes qui, lorsqu’ils sont transplantés

d’un individu à un individu différent (allogénique), ne déclenchent pas de réponse

immunitaire de rejet, ou bien une réponse très faible. Selon Elizabeth Simpson,

qui a fait l’histoire de la notion de privilège immun2, ce terme de « privilège » a

été proposé pour la première fois par Billingham, l’élève de Medawar, à propos de

la greffe de cornée3. De nombreux sites ont ensuite été appelés

« immunoprivilégiés », puisqu’il semblait qu’ils ne déclenchaient pas de réponse

immunitaire en cas de greffe d’un tissu ou d’un organe pourtant « étranger » : la

cornée, le cerveau (voire, selon certains chercheurs, le système nerveux tout

entier), le testicule, le fœtus toléré par la mère (question sur laquelle nous

revenons plus bas), la bourse située au niveau de la joue chez le hamster, etc. Il

importe de noter que, dans plusieurs cas, notamment celui des tissus endocriniens,

1 Ou des constituants issus d’un vrai jumeau. 2 E. Simpson, « A historical perspective on immunological privilege » (2006). 3 R. E. Billingham and T. Boswell, « Studies on the problem of corneal homografts » (1953).

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les immunologistes se sont finalement rendu compte que des réponses

immunitaires avaient bel et bien lieu, mais qu’elles étaient simplement ralenties et

plus faibles que dans d’autres sites de l’organisme1. Cependant, la cornée, par

exemple, est toujours considérée de nos jours comme l’exemple paradigmatique

d’un organe immunoprivilégié2.

Pour expliquer le phénomène du privilège immun, la première hypothèse

proposée fut que le système immunitaire ne pouvait pas accéder à ces sites de

l’organisme, car ils n’auraient pas été vascularisés (exemple de la cornée) ou

parce qu’ils auraient été protégés par des barrières infranchissables par les cellules

immunitaires (exemple du cerveau). En d’autres termes, l’hypothèse était qu’il n’y

avait pas de réponse immunitaire tout simplement parce que le système

immunitaire n’avait pas accès à ces tissus. Or, depuis une dizaine d’années, en

particulier sous l’impulsion des découvertes sur les cellules T régulatrices et sur la

molécule HLA-G, les immunologistes sont passés de cette conception du privilège

immun comme un phénomène passif à l’idée qu’il s’agit au contraire d’un

phénomène actif, impliquant de multiples mécanismes de régulation, en

particulier des cellules comme les TReg, et des cytokines comme TGF , Fas/Fas

ligand, etc.3

En conséquence, le terme de « privilège immun » semble aujourd'hui converger

avec celui de « tolérance immunitaire », sans pour autant se confondre avec lui : le

privilège immun désigne certains états de tolérance constatés au niveau de tissus

ou d’organes transplantés, mais au lieu d’expliquer cette tolérance, comme on l’a

fait pendant longtemps, par l’isolement immunitaire des sites concernés, on

comprend aujourd'hui que les mécanismes qui permettent le privilège immun sont

sans doute très proches de ceux qui assurent, par exemple, la tolérance des micro-

organismes commensaux4.

1 E. Simpson (2006), op. cit., p. 14. 2 J. W. Streilein, « Ocular immune privilege : therapeutic opportunities from an experiment of nature » (2003). 3 A. Mellor and D. H. Munn, « Immune privilege: a recurrent theme in immunoregulation? » (2006). 4 Ibid. Nous détaillons ces mécanismes dans la suite de ce chapitre.

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2.2.2. Le rôle des cellules T régulatrices dans la tolérance aux greffes

À partir du milieu des années 1990, la présence importante de cellules T

régulatrices1 dans le site de l’organisme où la greffe a eu lieu a été démontrée, en

particulier par l’équipe du professeur Herman Waldmann2, à Oxford, l’une des

plus impliquées dans la question de la tolérance aux greffes. Il s’agit

principalement de cellules CD4+CD25+Foxp3+3. Le rôle des cellules T régulatrices

dans la tolérance aux greffes est tout à fait établi chez la souris4. Par exemple, il a

été démontré que la suppression des cellules régulatrices chez la souris augmente

le rejet de greffe, et, réciproquement, que des cellules régulatrices introduites avec

des cellules T naïves chez une souris syngénéique ayant subi une allogreffe

augmentent la survie du greffon5. En ce qui concerne l’être humain, la plupart des

spécialistes pensent que les cellules T régulatrices CD4+CD25+ remplissent la

même fonction6, mais cela n’a été démontré que dans un petit nombre de cas7,

1 Nous allons retrouver les cellules T régulatrices dans plusieurs processus de tolérance immunitaire. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de la même idée que dans la première section : il ne s’agit plus de souligner de quelle manière les cellules T régulatrices sont auto-immunes, mais de montrer comment la régulation qu’elles induisent peut conduire à des phénomènes de tolérance immunitaire, c'est-à-dire à l’absence de rejet d’une entité pourtant « étrangère ». 2 S. Qin et al. « ‘Infectious’ transplantation tolerance » (1993). Voir également et surtout : L. Graca, S. P. Cobbold and H. Waldmann, « Identification of Regulatory T Cells in Tolerated Allografts » (2002). 3 De même qu’en ce qui concerne les mécanismes de régulation de l’auto-immunité, de nombreuses cellules immunitaires qui semblent pouvoir jouer un rôle dans l’immunorégulation aux greffes ont été mises en évidence récemment. Néanmoins, dans l’état actuel de nos connaissances, il semblerait que leur rôle soit négligeable par rapport à celui des cellules CD4+CD25+Foxp3+. 4 K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells in transplantation tolerance » (2003) ; S. Sakaguchi, « Taming transplantation with T cells » (2003) ; I. Lee et al. « Recruitment of Foxp3+ T regulatory cells mediating allograft tolerance depends on the CCR4 chemokine receptor » (2005). 5 S. Sakaguchi et al. « Immunologic tolerance maintained by CD25+ CD4+ regulatory T cells: their common role in controlling autoimmunity, tumor immunity and transplantation tolerance » (2001) ; voir également Z, Yong et al. « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007). 6 K. J. Wood and S. Sakaguchi, « Regulatory T cells in transplantation tolerance » (2003), op. cit. ; H. Waldmann et al., « Regulatory T cells in transplantation » (2006) ; Kang, Tang and Bluestone (2007), op. cit. 7 Pour la greffe de cœur en particulier : S. Schenk et al. « Alloreactive T cell responses and acute rejection of single class II MHC-disparate heart allografts are under strict regulation by

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suggérant des mécanismes d’activation plus complexes1. Quoi qu’il en soit, ces

observations sur les cellules T régulatrices ont contribué à modifier les anciens

« dogmes » de l’immunologie de la transplantation, selon le mot de Frans Claas2.

Dans deux articles de synthèse récents3, Waldmann et ses collaborateurs mettent

en évidence plusieurs caractéristiques des cellules T régulatrices relativement aux

greffes : premièrement, leurs récepteurs sont spécifiques des antigènes du donneur

présentés par les cellules présentatrices d’antigènes de l’hôte4 ; deuxièmement,

elles sont dépendantes de l’exposition continue à l’antigène pour rester actives5 ;

troisièmement, elles assurent, par un phénomène appelé « suppression liée »

(linked suppression), l’extension du mécanisme de suppression à d’autres

antigènes exprimés au sein du tissu toléré6 ; quatrièmement, elles étendent la

tolérance dominante à d’autres cohortes de lymphocytes T naïfs, un processus que

Waldmann et ses collaborateurs ont appelé la « tolérance infectieuse »7. Ce

dernier phénomène constitue un cas remarquable de tolérance immunitaire : des

antigènes « étrangers » peuvent être tolérés par un organisme grâce au processus

actif de stimulation de ses cellules T régulatrices, ces dernières pouvant étendre

leur capacité de tolérance, à partir d’un antigène initial, à de nombreux autres

antigènes, imposant une tolérance globale à l’égard d’un tissu ou d’un organe

CD4+CD25+ T cells » (2005) ; S. G. Zheng et al. Transfer of regulatroy T cells generated ex vivo modifies graft rejection through induction of tolerogenic CD4+CD25+ cells in the recipient” (2006). L’implication des cellules T régulatrices dans la tolérance aux allogreffes a parfois été soumise à controverse, certaines équipes ayant trouvé des résultats divergents de ceux cités ci-dessus, notamment dans le cas de la greffe de rein : Y. Zhai and J.W. Kupiec-Weglinski, « Regulatory T cells in kidney transplant recipients: active players but to what extent? » (2003) ; H. Chavez et al., « Absence of CD4CD25 regulatory T cell expansion in renal transplanted patients treated in vivo with Belatacept mediated CD28-CD80/86 blockade » (2007). 1 Kang, Tang and Bluestone (2007), op. cit. 2 F. H. J. Claas, « Transplantation: changing dogmas in clinical transplantation immunology » (2005). 3 H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004) ; H. Waldmann et

al., « Regulatory T cells in transplantation » (2006), op. cit. 4 M. P. Wise et al. Linked suppression of skin graft rejection can operate through indirect recognition (1998). 5 R. Scully et al., « Mechanisms in CD4 antibody-mediated transplantation tolerance: kinetics of induction antigen dependency and role of regulatory T cells » (1994). 6 J. D. Davies et al., « T cell suppression in transplantation tolerance through linked recognition » (1996). 7 S. Qin et al. (1993), op. cit. Voir également H. Waldmann et al. « Infectious tolerance and the long-term acceptance of transplanted tissue » (2006), ainsi que S. G. Zheng et al. (2006), op. cit.

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greffé. Pris dans leur ensemble, les quatre mécanismes par lesquels les TReg

assurent une tolérance à des antigènes exogènes montrent que l’immunogénicité

est une question d’intégration de signaux activateurs et inhibiteurs, et non une

question d’origine intérieure ou extérieure de l’antigène.

L’implication des TReg dans plusieurs phénomènes de tolérance immunitaire a

même conduit certains chercheurs, dont Waldmann et ses collaborateurs, à

envisager cette tolérance due aux TReg comme un cas de « privilège immun »1. Il

semble en effet que, d’une manière similaire à ce que nous avons montré dans le

cas des organes dits « immunoprivilégiés », la greffe elle-même participe

activement à son acceptation par le système immunitaire, en stimulant, notamment

par la synthèse de cytokines, les cellules régulatrices de l’hôte2.

Les chercheurs se sont bien sûr posé la question des applications thérapeutiques

de cette observation selon laquelle des cellules T régulatrices sont présentes dans

les greffes. L’idée serait de stimuler les cellules T régulatrices de l’organisme

ayant subi une greffe, pour que celles-ci inhibent la réponse immunitaire

destructive. Waldmann et son équipe utilisent le terme de « vaccination négative »

pour désigner l’induction ou l’expansion sélectives de lymphocytes T régulateurs

dans les maladies auto-immunes, les allergies, les transplantations et d’autres

formes de pathologies immunes3. Au principe de ces recherches thérapeutiques se

trouve l’idée que non seulement le répertoire de réactivité de l’organisme peut être

partiellement redéfini (comme nous l’avions déjà vu dans le cas du chimérisme

induit cliniquement), mais en outre le type et l’intensité des réponses immunitaires

effectrices déclenchées par un organisme peuvent être modifiés en inhibant cette

activité grâce à des cellules régulatrices. Néanmoins, il importe de souligner que,

chez l’être humain, les chercheurs n’envisagent pas dans un avenir immédiat de se

passer des médicaments immunosuppresseurs, en ne recourrant qu’à la stimulation

1 S. P. Cobbold et al. « Immune privilege induced by regulatory T cells in transplantation tolerance » (2006). 2 Ibid. 3 H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004), op. cit., p. 124.

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des cellules T régulatrices1. Il s’agit donc d’une technique très prometteuse pour

l’avenir, permettant d’envisager de diminuer les inconvénients de

l’immunosuppression (voire de les éviter complètement), mais qui doit encore

faire ses preuves. On peut raisonnablement penser que des découvertes majeures,

sur les plans à la fois théorique et thérapeutique, seront faites dans le domaine de

l’immunorégulation de la réponse immunitaire aux greffes par les cellules T

régulatrices, dans l’avenir proche.

2.2.3. Le rôle de HLA-G dans la tolérance aux greffes

L’expression de la molécule HLA-G par une allogreffe chez l’être humain

pourrait favoriser sa tolérance. Avant d’expliquer comment fonctionne cette

tolérance, il est nécessaire de préciser ce qu’est la molécule HLA-G. Les

molécules du système HLA sont composées de deux classes : les molécules de

classe I sont exprimées à la surface de la plupart des cellules de l’organisme2,

alors que celles de classe II sont exprimées seulement à la surface de certaines

cellules, en particulier les monocytes, les lymphocytes B et les lymphocytes T

activés. À son tour, la famille de classe I est divisée en molécules « classiques »

(HLA-A, B et C) et en molécules « non-classiques » (HLA-E, F et G). La protéine

HLA-G est une molécule HLA faiblement polymorphe. Sa fonction n’est pas,

contrairement aux molécules HLA classiques, de présenter des peptides. Comme

nous allons le voir en analysant son rôle dans le cas des greffes puis, plus loin,

dans celui de l’acceptation par la mère du fœtus, HLA-G n’est pas une molécule

de différence et de défense, mais une molécule de tolérance3.

1 H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004), op. cit. ; Kang, Tang and Bluestone (2007), op. cit. Cependant, l’application à l’être humain n’est, de notre point de vue non prioritairement médical, qu’un des aspects à prendre en compte dès lors qu’il s’agit de comprendre les mécanismes de tolérance immunitaire en général (et non pas seulement chez l’homme). 2 Mais pas de toutes : elles ne sont pas exprimées à la surface des cellules nerveuses par exemple. 3 E. D. Carosella, P. Moreau, J. LeMaoult and N. Rouas-Freiss, « HLA-G : From biology to clinical benefits » (sous presse). Voir également E. D. Carosella, N. Rouas-Freiss, P. Paul and J. Dausset, « HLA-G : A Tolerance Molecule from the Major Histocompatibility Complex » (1999).

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Deux études menées à partir de 2000 par l’équipe d’Edgardo Carosella1 ont

montré que HLA-G était exprimée, de façon stable, par les cellules du myocarde

chez 18% des patients ayant reçu une greffe de cœur. En outre, l’expression de

HLA-G était corrélée à une réduction significative du nombre d’épisodes de rejets

aigus sans rejet chronique. Ces résultats ont ensuite été renforcés par des

expériences sur la tolérance aux greffes de peau chez des souris exprimant HLA-

G. À partir de plusieurs expériences in vitro à partir de xénoréactions, il a été

proposé que la molécule HLA-G pouvait inhiber les cellules tueuses naturelles

(NK), mais aussi les cellules T CD4+ et CD8+, ainsi que les cellules présentatrices

d’antigènes. Plus récemment, l’implication de HLA-G dans l’acceptation des

greffes de rein a été mise en évidence à partir d’une étude sur 711 patients2 et

l’équipe d’Anatolij Horuzsko a montré in vivo que l’expression transgénique de la

molécule HLA-G humaine chez la souris inhibait la maturation des cellules

présentatrices d’antigène et augmentait la tolérance aux allogreffes de peau3. En

conclusion, il semblerait que HLA-G puisse participer à la modulation du rejet de

greffe en agissant à tous les niveaux de l’alloréponse4.

Sur un plan fondamental, la découverte que les cellules T régulatrices et HLA-G

jouent un rôle très important dans le privilège immun et dans la tolérance

spécifique aux greffes suggère que des mécanismes positifs d’induction de

tolérance immunitaire se retrouvent dans de nombreux phénomènes naturels.

Comme nous allons le montrer dans la suite, des mécanismes comme l’inhibition

par les cellules régulatrices, par HLA-G, ou par certaines cytokines, se produisent

en fait aussi bien dans la tolérance foeto-maternelle que dans la tolérance aux

tumeurs, aux micro-organismes commensaux, etc. Cependant, avant de démontrer

l’importance de cette convergence, il convient de se poser une question : tout ce

1 N. Lila et al. « Implication of HLA-G molecule in heart-graft acceptance » (2000) ; N. Lila et al. « Human Leukocyte Antigen-G Expression After Heart Transplantation Is Associated With a Reduced Incidence of Rejection » (2002). 2 J. Qiu et al. « Soluble HLA-G expression and renal graft acceptance » (2006). 3 V. Ristich, S. Liang, W. Zhang, J. Wu, A. Horuzsko, « Tolerization of dendritic cells by HLA-G » (2003). 4 E. D. Carosella et al. « HLA-G Molecules: from Maternal–Fetal Tolerance to Tissue Acceptance » (2003), p. 232sq.

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147

que nous avons décrit jusqu’ici concerne les mammifères, et avant tout l’être

humain (ainsi que les rongeurs, organismes-modèles pour les questions de

transplantation), mais qu’en est-il de la tolérance immunitaire aux greffes chez

d’autres espèces que l’homme ?

2.2.4. Tolérance aux greffes chez d’autres espèces

Il est important de toujours garder à l’esprit que l’immunologie est très

majoritairement une discipline médicale, ce qui permet notamment de comprendre

que les praticiens soient attachés à la théorie du soi et du non-soi, qui rend bien

compte de ce qu’ils constatent quotidiennement lorsqu’ils s’efforcent de pratiquer

des greffes, à savoir l’extraordinaire unicité de l’organisme humain, et plus

généralement de tout mammifère. Cependant, comme nous l’avons dit, la

perspective d’un philosophe de l’immunologie, recherchant les mécanismes

fondamentaux de l’immunité, se doit, elle, de ne pas rester prisonnière d’une

vision exclusivement humaine du système immunitaire. D’où cette question :

comment le rejet et la tolérance de greffes se manifestent-ils chez d’autres

espèces ?

Chez les plantes et chez certains animaux, les greffes ne se passent pas du tout

de la même manière que chez l’être humain, les phénomènes de tolérance étant

beaucoup plus fréquents. C’est le cas chez certains organismes coloniaux, comme

par exemple Botryllus schlosseri, auquel, comme nous l’avons vu, Burnet s’est

intéressé. Chez Botryllus, deux colonies s’étendant sous la mer par reproduction

asexuée (bourgeonnement de zoïdes) peuvent se rencontrer. Deux solutions sont

alors possibles : soit elles fusionnent, donnant naissance à une seule colonie ; soit

elles se rejettent l’une l’autre, une zone de nécrose apparaissant à l’endroit du

contact. Burnet avait déjà remarqué que les fusions entre deux colonies pourtant

allogéniques étaient possibles, et probablement sous la dépendance de la

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reconnaissance d’un allèle commun aux deux colonies1, ce qui a amplement été

confirmé par la suite, en particulier par l’équipe d’Irving Weissman à l’Université

de Stanford2. Botryllus possède un système d’histocompatibilité, très semblable au

système HLA de l’être humain, appelé FuHC (Fusion Histocompatibility

Complex). Très récemment, le locus de ce gène d’histocompatibilité a été isolé et

caractérisé3. Il est apparu clairement qu’il suffit que deux colonies de Botryllus

aient un des deux allèles en commun pour que leur rencontre conduise à une

fusion, et non à un rejet.

Chez les éponges également les fusions sont fréquentes. Travaillant sur certaines

éponges, Hildemann et Johnson4 avaient constaté de nombreux rejets et en avaient

déduit que la fusion était un bon critère d’identité génétique, autrement dit que si

deux éponges fusionnaient, on pouvait en conclure qu’elles étaient les produits

identiques d’une reproduction asexuée. Cependant, dans un travail sur l’éponge

Ectyoplasia ferox, Curtis et ses collaborateurs montrent que dans pratiquement

50% des cas deux éponges allogéniques fusionnent5. Selon eux, les facteurs à

prendre en compte sont divers : la possibilité qu’un seul allèle en commun suffise

pour qu’il y ait fusion6, mais aussi la proximité géographique des éponges. Ils

notent aussi que les capacités à accepter des greffes allogéniques varient beaucoup

chez les invertébrés, de 0,7% chez la gorgone Eunicella stricta à 82% chez

l’hydrozoaire Hydractinia echinata.

Enfin, chez les plantes, bien entendu, de très nombreuses greffes sont possibles

et sont couramment pratiquées par les botanistes. D’autres greffes se produisent 1 F. M. Burnet, « ‘Self-recognition’ in colonial marine forms and flowering plants in relation to the evolution of immunity » (1971). 2 D. S. Stoner, B. Rinkevich and I. Weissman, « Heritable germ and somatic cell lineage competitions in chimeric colonial protochordates » (1999). 3 A. W. De Tomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility locus » (2005), op. cit. Auparavant, plusieurs caractéristiques de ce locus avaient déjà été mises en évidence dans l’équipe d’Irving Weissman, par exemple son lien avec des gènes liés à l’expression des protéines de choc thermiques : M. B. Fagan and I. L. Weissman, « Linkage analysis of HSP70 genes and historecognition locus in Botryllus schlosseri » (1998). Pour un point de vue d’ensemble sur les travaux d’I. Weissman et ses collaborateurs, voir C. Ainsworth, « The Story of I » (2006). 4 W. H. Hildemann et al., « Immunocompetence in the lowest metazoan phylum: transplantation immunity in sponges » (1979) 5 A. S. G. Curtis, J. Kerr and N. Knowlton, « Graft Rejection in Sponges » (1982). 6 Hypothèse tout à fait plausible puisque démontrée, comme nous l’avons vu, chez Botryllus

schlosseri.

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spontanément dans la nature, par exemple chez le fraisier. Des mécanismes de

discrimination entre « soi » et « non-soi » pourraient exister chez les plantes, mais

ils interviendraient dans la reproduction, et non pas dans l’acceptation des

greffes1.

Les mécanismes aboutissant au rejet de greffe chez les différentes espèces

animales sont dans l’ensemble mal connus. En tout cas, il est établi que le rejet de

greffe implique des acteurs de l’immunité innée, ce qui n’est pas surprenant étant

donné que ces mécanismes existent chez la plupart des espèces animales, comme

nous venons de le voir. Par exemple, les récepteurs Toll-like (TLR) jouent un rôle

dans le rejet de greffe chez l’être humain2.

Nous voyons donc que, selon les espèces que l’on étudie, la théorie du soi et du

non-soi, qui affirme que tout « non-soi » est rejeté, semble plus au moins

acceptable, mais tout de même majoritairement inadéquate. Cependant, cette

critique s’adresse davantage aux partisans contemporains de cette théorie qu’à son

fondateur, à savoir Burnet. En effet, il faut prendre garde à ne pas reprocher à

Burnet d’avoir ignoré que les phénomènes de tolérance étaient fréquents dans la

nature, car pour sa part il prétend que sa théorie immunologique du soi et du non-

soi ne s’applique qu’aux vertébrés supérieurs, voire aux mammifères, donc on ne

peut pas lui opposer des contre-exemples relatifs à des espèces qui, précisément,

n’appartiennent pas aux vertébrés supérieurs. Burnet s’efforce de comprendre

l’acquisition, au cours de l’évolution, de ce mécanisme de rejet de l’étranger.

Comme on l’a vu, la thèse de Burnet est que la discrimination entre le soi et le

non-soi existe chez tous les organismes, mais que la reconnaissance immunitaire

du soi est un produit récent de l’évolution (vertébrés à mâchoires)3. En revanche,

l’immunologie contemporaine entend, elle, à la fois tenir un discours unifié sur

tous les animaux, invertébrés compris, et maintenir la théorie immunologique du

soi et du non-soi. Cette dernière est en effet aujourd’hui appliquée aussi bien aux

1 F. M. Burnet (1971), op. cit. ; J. B. Nasrallah, « Recognition and Rejection of Self in Plant Reproduction » (2002). 2 D. R. Goldstein, « Toll like receptors and acute allograft rejection » (2006). 3 F. M. Burnet (1971), op. cit.

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insectes1 qu’aux protochordés2 ou encore aux plantes3. En cela, les

immunologistes actuels formulent une affirmation erronée, puisque de nombreux

organismes, comme nous l’avons vu, ne rejettent pas toutes les greffes étrangères.

Il est donc impossible d’appliquer la théorie du soi et du non-soi à l’ensemble des

espèces vivantes, et même à l’ensemble des métazoaires. Pour ne pas se

contredire, les partisans contemporains de la théorie du soi et du non-soi

devraient, comme Burnet lui-même l’a fait, d’une part limiter le domaine de leur

théorie à seulement certains organismes (ce qui l’affaiblit considérablement, étant

donné que les recherches sur l’immunité innée mettent en évidence de plus en

plus de points communs avec l’immunité dite « adaptative »), et d’autre part

expliquer l’histoire évolutive qui a conduit à un mécanisme de rejet immunitaire

du « non-soi » chez ces derniers (ce qui est peu fait).

La concentration des immunologistes sur la transplantation humaine et leur

faible attention aux mécanismes de tolérance et de rejet de greffes chez d’autres

organismes4 font difficulté. Par exemple, les immunologistes contemporains

considèrent que les lymphocytes T sont au cœur de la réponse immunitaire à une

greffe allogénique, ce qui est suggéré par la présence de ces cellules sur les sites

de transplantation. Cependant, le rôle que jouent des cellules de l’immunité innée,

en particulier les macrophages5, dans le rejet de greffe chez les vertébrés aurait

probablement pu être pris en compte plus tôt si les immunologistes s’étaient

davantage penchés sur des organismes phylogénétiquement éloignés de l’homme.

Bien qu’il soit à l’évidence très difficile de tirer des leçons générales des analyses

que nous proposons ici, peut-être est-il possible de suggérer que l’immunologie

aurait beaucoup à gagner à s’intéresser à tous les organismes, y compris lorsqu’il

1 Voir par exemple R. Medzhitov and C. Janeway, « Decoding the Patterns of Self and Nonself by the Innate Immune System » (2002). 2 G. Litman, « Colonial Match and Mismatch » (2005). 3 T. Boller, « Chemoperception of microbial signals in plant cells » (1995) ; T. Boehm, « Quality control in self/nonself discrimination » (2006). 4 Il est surprenant de constater à quel point le nombre de publications sur cette question est faible. Contrastant avec l’immense production scientifique quotidienne en immunologie, je n’ai pas trouvé, en dépit de mes efforts, plus d’une trentaine d’articles sur les transplantations chez les invertébrés. 5 E. Furuta, N. Seo and K. Yamaguchi, « Perforin-dependent cell death in skin allograft rejection of the terrestrial slug Incilaria fruhstorferi » (2006).

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s’agit de résoudre des questions médicales, comme celle de la transplantation

d’organes. Quoi qu’il en soit, la conclusion que nous tirons des trois dernières

sous-sections est que la théorie du soi et du non-soi est mise en difficulté non

seulement par les récents développements concernant la transplantation chez les

mammifères (et notamment chez l’être humain), mais aussi par l’examen des

mécanismes de la tolérance ou du rejet de greffes dans l’ensemble du vivant. En

examinant, à présent, les deux phénomènes de tolérance immunitaire qui nous

semblent les plus importants, à savoir la tolérance foeto-maternelle et la tolérance

aux micro- et macro-organismes, nous pensons être en mesure de démontrer que

la thèse selon laquelle l’organisme rejette toute entité exogène est tout simplement

inexacte.

2.3. La tolérance foeto-maternelle

2.3.1. Pourquoi la mère ne déclenche-t-elle pas de réaction de rejet contre le

fœtus ?

La grossesse, étant l’implantation d’un tissu sur un autre tissu, est un processus

similaire à une greffe, à tel point qu’elle est généralement conçue comme la greffe

naturelle la plus fréquente1. Or, la mère ne rejette pas le fœtus qu’elle porte, bien

qu’il soit génétiquement pour moitié différent d’elle, et donc relève clairement du

« non-soi ». Le constat a été fait depuis longtemps, mais il était expliqué comme

un processus d’isolement immunitaire, sur le modèle des organes

immunoprivilégiés dont nous avons parlé ci-dessus : les immunologistes pensaient

que le placenta constituait une barrière impénétrable par les cellules immunitaires,

préservant ainsi le fœtus de toute réaction de rejet. Bien entendu, cette explication

était en accord avec la théorie du soi et du non-soi, ou plus exactement permettait

de la sauver ; car si le fœtus était accessible aux cellules immunitaires, alors

comment expliquer une exception aussi massive à la règle du soi et du non-soi ?

1 F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969) ; L. Brent, A History of Transplantation Immunology, op.

cit., p. 403 (« The mammalian fetus : nature’s (almost) perfect allograft ») ; C. A. Janeway et al. Immunobiology (2005). On parle dans le cas de la grossesse d’une greffe semi-allogénique.

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Or, au cours des dix dernières années il a été démontré que les acteurs de

l’immunité étaient bel et bien présents dans le placenta, mais qu’ils ne

déclenchaient pas de réponse de rejet contre le fœtus. Les cellules appelées

« cytotrophoblastes », qui forment les couches cellulaires externes du placenta,

entourant et enfermant le fœtus tout au long de la grossesse, interagissent

directement avec des éléments du système immunitaire maternel1, parmi lesquels

on trouve des cellules tueuses naturelles (NK), des macrophages, des cellules T

régulatrices CD4+CD25+, ainsi que des cellules dendritiques et des lymphocytes

CD8+, ces deux populations étant présentes en petit nombre.

L’absence de rejet du fœtus par la mère est une énigme immunologique qui a

fasciné plusieurs générations d’immunologistes2. Le plus probable est que ce

phénomène soit le résultat de nombreux mécanismes différents, acquis au cours de

l’évolution3. Néanmoins, au cours des quinze dernières années, deux mécanismes

majeurs impliqués dans la tolérance foeto-maternelle ont été mis en évidence :

l’expression par le fœtus de la molécule HLA-G d’une part, et le rôle inhibiteur

joué par les cellules T régulatrices d’autre part.

2.3.2. L’expression de HLA-G, « molécule de tolérance », par le fœtus

Les tissus du trophoblaste n’expriment pas de molécules du CMH de classe I, ils

ne peuvent donc pas être la cible des lymphocytes T cytotoxiques de la mère. En

revanche, comme nous l’avons vu, les cellules tueuses naturelles (NK) répondent,

pour leur part, à l’absence d’expression de molécules HLA de classe I, donc elles

devraient déclencher une réponse de destruction du fœtus. Or, tel n’est pas le cas.

1 J. S. Hunt, « Stranger in a strange land » (2006). 2 Medawar affirmait déjà qu’il y avait là une question importante à résoudre : P. B. Medawar, « Some immunological and endocrinological problems raised by evolution of viviparity in vertebrates » (1953). Pour une revue récente, montrant à la fois les immenses progrès réalisés au cours des dernières années et les nombreuses questions non encore résolues concernant la tolérance foeto-maternelle, voir M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005). Voir également A. Moffet-King, « Natural killer cells and pregnancy » (2002), ainsi que P. Luppi, « How immune mechanisms are affected by pregnancy » (2003). 3 M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit. ; J. S. Hunt, « Stranger in a strange land » (2006), op. cit.

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Comment expliquer que le fœtus échappe ainsi à une réponse destructrice, alors

même qu’il n’exprime pas les molécules HLA du « soi » ?

Telle a été la question à l’origine de la découverte, par Edgardo D. Carosella et

son équipe, du rôle de la molécule HLA-G dans la tolérance foeto-maternelle1.

Cette molécule s’exprime dès les premiers jours de la fécondation de l’ovule par

le spermatozoïde. Elle permet l’implantation de l’ovule fécondé dans l’endomètre

maternel. A l’état physiologique (sain), la protéine s’exprime seulement au niveau

du placenta, du thymus et de la cornée. Cependant, l’ARN messager

correspondant aux gènes d’HLA-G est exprimé dans la plupart des cellules de

l’organisme. En conséquence, une stimulation, par exemple par l’interleukine 10

(IL-10), peut induire l’expression d’HLA-G, rendant tolérante la cellule en

question. La molécule HLA-G interagit avec trois récepteurs (ILT2, ILT4,

KIR2DL4)2, qui vont se retrouver sur toutes les cellules du système immunitaire :

lymphocytes B, lymphocytes T, cellules NK, cellules présentatrices d’antigènes

(dont les cellules dendritiques). La molécule HLA-G interagit avec toutes ces

cellules en inhibant successivement l’activation NK3, l’activité cytotoxique

spécifique des lymphocytes T, l’activité proliférative allogénique, la

différenciation des cellules présentatrices d’antigènes et la production des

anticorps.

L’implication de HLA-G dans la tolérance foeto-maternelle se fonde sur trois

observations majeures : premièrement, dans les avortements à répétition, il y a

absence d’HLA-G dans le placenta ; deuxièmement, dans la préclampsie, il n’y a

pas expression d’HLA-G ; troisièmement, dans la souris transgénique exprimant

HLA-G, le blocage de cette dernière conduit à des avortements.

1 N. Rouas-Freiss, R. M. Goncalves, C. Menier, J. Dausset and E. D. Carosella, « Direct evidence to support the role of HLA-G in protecting the fetus from maternal uterine natural killer cytolysis » (1997) ; voir également : E. D. Carosella, J. Dausset and M. Kirszenbaum, « HLA-G revisited » (1996), ainsi que N. Rouas-Freiss, M. Kirszenbaum, J. Dausset et E. D. Carosella, « Tolérance fœtomaternelle : rôle de la molécule HLA-G dans la protection du fœtus contre l’activité natural

killer maternelle » (1997). 2 M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit., p. 7. 3 M. I. Torres et al., « HLA-G Today » (2001).

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Une découverte remarquable a été de constater que HLA-G pouvait induire

d’autres entités immunorégulatrices et agir en synergie avec elles : en effet, il a

été démontré en 20041 que HLA-G pouvait induire la différenciation de certaines

sous-populations de cellules régulatrices, CD3+CD4low et CD3+CD8low (cellules

régulatrices qui n’existent pas à l’état naturel, contrairement aux cellules

CD4+CD25+Foxp3+). Cela expliquerait que, bien qu’en nombre limité, les

molécules HLA-G puissent avoir des effets inhibiteurs forts : en activant d’autres

mécanismes régulateurs et en rendant certaines cellules tolérogènes, elles

assureraient une tolérance d’ensemble à l’égard des antigènes concernés.

La molécule HLA-G en tant que telle n’existe que chez l’homme. Il en existe un

équivalent chez les primates non-humains2, ainsi qu’un équivalent possible chez

la souris, nommé QA-2. Cependant, Margaret Petroff note « l’absence d’un

homologue murin bien défini de HLA-G »3. En réalité, la plupart des chercheurs

travaillant sur HLA-G le font dans un contexte médical, donc ils se concentrent

tout à fait légitimement sur l’être humain. De notre point de vue, nous ne pouvons

qu’en rester à la conclusion prudente suivante : les progrès considérables réalisés

au cours des dix à quinze dernières années sur HLA-G nous éclairent sur la

grossesse humaine mais sans que l’on puisse dire avec certitude que les choses se

passent de la même manière chez d’autres animaux.

Cette remarque étant faite, la conclusion de notre étude sur le rôle de la

molécule HLA-G dans la tolérance foeto-maternelle, ajouté à celui qu’elle joue

dans la tolérance aux allogreffes, est la suivante : au sein du système

d’histocompatibilité (HLA), qui est traditionnellement défini comme un système

de différence interindividuelle et de défense4, se trouve en réalité une molécule

(HLA-G) qui induit la tolérance, et ce au sens strict que nous avons défini, c'est-à-

1 J. LeMaoult, I. Krawice-Radanne, J. Dausset and E. D. Carosella, « HLA-G1-expressing antigen-presenting cells induce immunosuppressive CD4+ T cells » (2004). 2 E. D. Carosella et al. « HLA-G Molecules: from Maternal–Fetal Tolerance to Tissue Acceptance » (2003), op. cit., 202. 3 M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit., p. 7. Voir également A. Moffet-King, « Natural killer cells and pregnancy » (2002), op. cit., p. 661. 4 Voir par exemple J. Dausset, « La définition biologique du soi » (1990).

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dire qu’elle inhibe l’activité de cellules immunitaires activatrices, soit par

interaction directe, soit en induisant la différenciation de cellules régulatrices.

2.3.3. Le rôle des lymphocytes T régulateurs

Les premières démonstrations que les cellules T régulatrices CD4+CD25+

peuvent jouer un rôle dans la grossesse humaine ont été proposées par Sasaki et

ses collaborateurs1, et par Somerset et ses collaborateurs2, qui ont constaté une

augmentation régulière du nombre de ces cellules à chaque étape de la grossesse3.

Peu après, Varuna Aluvihare et ses collaborateurs4 ont démontré qu’une telle

présence accrue de cellules T régulatrices pendant la grossesse était également

observable chez la souris, suggérant qu’un même mécanisme de régulation par ces

cellules pourrait s’observer chez tous les mammifères. Utilisant les potentialités

expérimentales de la souris, Aluvihare et son équipe ont montré que le transfert

adoptif de lymphocytes T de la mère sans TReg aboutissait à l’échec de toute

grossesse semi-allogénique, alors que cette même manipulation ne modifiait en

rien le résultat d’une grossesse syngénéique (i.e. résultant de la reproduction d’un

mâle et d’une femelle génétiquement identiques). Cette expérience montre que les

lymphocytes T de la mère représentent une menace mortelle pour le fœtus en

l’absence de TReg maternels.

De nos jours, l’implication des cellules T régulatrices (tout particulièrement des

cellules CD4+CD25+Foxp3+) dans la tolérance foeto-maternelle est admise dans le

cas des souris, et considérée comme très hautement probable dans le cas de l’être

1 Y. Sasaki et al. « CD4+CD25+ regulatory T cells are increased in the human early pregnancy decidua and have immunosuppressive activity » (2003). 2 D. A. Somerset et al., « Normal human pregnancy is associated with an elevation in the immune suppressive CD25+ CD4+ regulatory T-cell subset » (2004). 3 Voir également A. L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace » (2004). 4 V.R. Aluvihare, M. Kallikourdis and A.G. Betz, « Regulatory T cells mediate maternal tolerance to the fetus » (2004).

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humain1. On constate en effet chez la femme enceinte une augmentation du

nombre de cellules T régulatrices systémiques et déciduales pendant les deux

premiers trimestres de la grossesse. Ces cellules CD4+CD25+ ont des

caractéristiques structurelles et fonctionnelles similaires à celles de la souris2 :

premièrement, elles expriment CTLA-4, GITR, OX40 et Foxp3 ; deuxièmement,

elles empêchent la prolifération de cellules activatrices CD4+ in vitro ; enfin, on

constate que la proportion de cellules T régulatrices déciduales est

significativement plus faible dans les tissus issus de cas d’avortements spontanés

que dans ceux d’avortements induits3.

Comment ces cellules interviennent-elles dans la tolérance foeto-maternelle ? La

question de savoir si les TReg inhibent de manière directe ou indirecte les réponses

T activatrices n’est pas tranchée. Une possibilité serait que les TReg induisent un

état de tolérance chez les cellules présentatrices d’antigène (APC), qui elles-

mêmes induiraient un état de tolérance chez les lymphocytes T activateurs

(lymphocytes CD4+ et CD8+). Ces mécanismes indirects pourraient impliquer la

production locale de cytokines régulatrices, comme l’interleukine 10 (IL-10) ou

TGF- (transforming growth factor- ), qui peuvent d’ailleurs elles-mêmes induire

l’expression de HLA-G.

En conclusion, les mécanismes qui assurent la tolérance foeto-maternelle sont,

comme nous l’avons signalé, divers 4. Ces mécanismes, au premier rang desquels

la molécule HLA-G et les cellules T régulatrices, démontrent que l’organisme

peut très bien, dans certaines circonstances, modifier radicalement, bien que de

façon provisoire, le répertoire des ligands contre lesquels il ne déclenchera pas de

1 A. L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace » (2004) ; S. Saito, Y. Sasaki and M. Sakai, « CD4+CD25high regulatory T cells in human pregnancy » (2005) ; V. R. Aluvihare and A. G. Betz, « The role of regulatory T cells in alloantigen tolerance » (2006). 2 V. R. Aluvihare and A. G. Betz (2006), op. cit. 3 Y. Sasaki et al. « Decidual and peripheral blood CD4+CD25+ regulatory T cells in early pregnancy subjects and spontaneous abortion cases » (2004). 4 Par exemple, plusieurs cytokines et hormones immunosuppressives, comme la progestérone (voir J. S. Hunt (2006), op. cit.). Seraient également impliqués : des protéines de la famille B7, l’enzyme IDO (indoleamine-2,3-dioxygenase) et le système Fas-FasL : voir M. G. Petroff, « Immune interactions at the maternal-fetal interface » (2005), op. cit. Sur IDO, qui est un inhibiteur des tryptophanes (acides aminés essentiels dans la nutrition humaine), voir également A. L. Mellor and D. Munn, « Policing pregnancy: Tregs help keep the peace » (2004), op. cit.

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réponse immunitaire de rejet. Vue pendant longtemps comme la seule exception

majeure à la théorie du soi et du non-soi, qui s’expliquerait par des « raisons

évolutives évidentes », et qui reposerait sur la non-accessibilité du fœtus au

système immunitaire de la mère, la tolérance foeto-maternelle est en fait un

phénomène actif, reposant sur une inhibition spécifique, et impliquant des

constituants immunitaires qui jouent aussi un rôle dans d’autres processus de

tolérance. La tolérance foeto-maternelle a donc cessé d’être une exception tout à

fait énigmatique, pour devenir, au contraire, le domaine d’investigation à partir

duquel la diversité des mécanismes de tolérance pourrait être éclairée.

2.3.4. Au-delà de la tolérance foeto-maternelle : le chimérisme foeto-maternel

On parle de chimérisme, on l’a vu, lorsqu’un organisme contient des cellules

dont les génomes diffèrent. Le chimérisme foeto-maternel désigne le fait que la

mère conserve pendant une longue période – peut-être même pendant toute sa vie

– des cellules de l’enfant qu’elle a porté, constituant donc une forme très

particulière de tolérance immunitaire, s’inscrivant dans la longue durée. On a

retrouvé des cellules fœtales chez la mère jusqu’à vingt-sept ans après la

grossesse1. En réalité, ce chimérisme dû à la grossesse prend plusieurs formes :

outre que la mère garde des cellules de son enfant, l’enfant possède des cellules de

la mère, et parfois même de la grand-mère. Il se produit chez tous les

mammifères : un mammifère est donc toujours une chimère au sens

immunologique du terme.

Quelques phénomènes remarquables associés au chimérisme foeto-maternel ont

été mis en évidence récemment. En particulier, Kiarash Khosrotehrani et ses

collaborateurs ont montré l’existence de cellules progénitrices associées à la

grossesse (pregnancy-associated progenitor cells) chez la mère, capables de se

différencier en différentes lignées (pas seulement hématopoïétiques, mais aussi

1 D. W. Bianchi et al., « Male fetal progenitor cells persist in maternal blood for as long as 27 years post partum » (1996).

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épithéliales et hépatiques)1. Selon ces auteurs, cela pourrait indiquer que ces

cellules issues du fœtus peuvent jouer un rôle fonctionnel chez la mère, un

possible renouvellement cellulaire, susceptible de permettre, par exemple, la

réparation de tissus chez la mère suite à une lésion. Le fondement de cette

hypothèse est que l’on retrouve plus de cellules chimériques d’origine fœtale dans

les zones lésées quand dans les zones non lésées. Face à de telles expériences

récentes et difficiles à interpréter, il faut être prudent, mais si elles devaient être

confirmées, elles constitueraient un exemple passionnant de tolérance immunitaire

de constituants étrangers qui acquièrent un rôle fonctionnel dans l’organisme2.

On peut tirer de l’ensemble des analyses menées jusqu’ici deux conclusions très

importantes par rapport à la théorie du soi et du non-soi :

i) L’acceptation d’une greffe semble impliquer, chez toutes les espèces, la

ressemblance moléculaire des tissus ou organes transplantés, mais elle n’est pas

conditionnée par une stricte identité génétique.

ii) Par des mécanismes actifs de tolérance, le répertoire des antigènes non-

immunogènes d’un organisme peut être considérablement élargi (cas de la

grossesse par exemple).

Ces deux conclusions nous ont préparé à la formulation de l’objection que nous

considérons comme la plus importante à l’égard de la théorie du soi et du non-soi,

à savoir la tolérance, par tout organisme pluricellulaire, d’un nombre immense de

micro- et macro-organismes en son sein.

1 K. Khosrotehrani et al. (2004) Transfer of Fetal Cells With Multilineage Potential to Maternal Tissue, JAMA. 2 Le chimérisme foeto-maternel pourrait aussi, cependant, avoir des effets néfastes sur la mère : certains risques de cancer et de développement de maladies auto-immunes pourraient être liés à ce phénomène. Voir Aractingi S. et al. (2005) Skin carcinoma arising from donor cells in a kidney transplant recipient, Cancer Research 65(5):1755-60.

Page 159: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

159

2.4. La tolérance des micro-organismes commensaux et symbiotiques

2.4.1. Importance du point de vue immunologique sur la symbiose

La symbiose est un processus biologique majeur, dont l’importance a été

occultée pendant des décennies. De nos jours, grâce aux travaux de plusieurs

chercheurs, notamment Lynn Margulis1, mais également Jan Sapp2, il est de

mieux en mieux admis que les relations symbiotiques sont omniprésentes dans la

nature, comme Ernst Mayr le reconnaît dans sa préface à un livre de Margulis et

Sagan3. La symbiose peut être appréhendée de nombreux points de vue en

biologie, mais, lorsqu’il est question de symbiose intra-organismique (symbiose

endogène4) l’un des plus importants d’entre eux est celui de l’immunologie, car

cette dernière se donne pour objectif de comprendre ce qu’un organisme rejette et

ce qu’il accepte en lui, et doit donc rendre compte de cette forme particulière de

tolérance immunitaire qui se manifeste par une relation bénéfique entre l’hôte et le

symbiote. Pour être précis, la définition de la symbiose que nous adoptons ici est

la suivante : une symbiose est une relation durable entre deux organismes

d’espèces différentes qui est bénéfique pour l’un et neutre ou bénéfique pour

l’autre5. Les termes de commensalisme et de symbiose sont tous deux utilisés

1 L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970) ; L. Margulis (ed.) Symbiosis as a Source of

Evolutionary Innovation: Speciation and Morphogenesis (1991) ; L. Margulis and M. J. Chapman, « Endosymbioses: cyclical and permanent in evolution » (1998) ; L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes: a theory of the origins of species (2002). 2 J. Sapp, Evolution by Association. A History of Symbiosis (1994) ; J. Sapp, Genesis: The

Evolution of Biology ; J. Sapp, « The dynamics of symbiosis: an historical overview » (2004). 3 Voir E. Mayr, Foreword to Margulis and Sagan, Acquiring genomes (2002). 4 Nous préférons utiliser le terme explicite de symbiose dans l’organisme, ou « symbiose intra-organismique », car il n’existe pas de terme parfaitement satisfaisant pour décrire ce phénomène. On pourrait par exemple parler d’ « endosymbiose », mais le terme est très souvent utilisé pour désigner l’endo-cyto-symbiose, c'est-à-dire une symbiose dans la cellule, que l’on observe par exemple dans le processus par lequel, il y a fort longtemps, les mitochondries ont été intégrées aux cellules eucaryotes (L. Margulis and M. J. Chapman, « Endosymbioses: cyclical and permanent in evolution », 1998). 5 Cette définition est en accord avec de très nombreux spécialistes contemporains de la symbiose, par exemple L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut » (2001). Nous rejetons la définition adoptée par M. J. McFall-Ngai dans certains de ses articles, par exemple dans « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002) : toute relation durable entre deux organismes différents, qu’elle soit bénéfique ou dommageable. Cette définition est beaucoup trop extensive, elle ne permet pas de préciser les caractéristiques propres de la symbiose.

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160

pour désigner ces relations avec des micro-organismes. En réalité, il n’est pas

facile de savoir quand on passe du commensalisme, caractérisé à la fois par

l’absence de dommage et l’absence de bénéfice pour les deux partenaires, à la

symbiose, caractérisée par un bénéfice pour l’un des deux partenaires et au moins

une absence de dommage pour l’autre partenaire (et au mieux, donc, par un

bénéfice réciproque).

Un organisme comme l’être humain est en symbiose avec de très nombreuses

bactéries, situées la plupart du temps aux interfaces de l’organisme : sur la peau,

mais aussi et surtout au niveau des épithelia : dans les poumons, l’intestin, le

vagin, etc. La plupart des organismes pluricellulaires contiennent, de même, un

grand nombre de bactéries symbiotiques : les plantes1, les insectes2, les oiseaux,

les mammifères, etc. Etant donné que les symbioses bactériennes sont très

étudiées chez l’homme, nous décrirons, dans la suite de cette analyse, l’exemple

humain, mais en montrant ses ressemblances avec ce que l’on observe chez la

plupart des organismes pluricellulaires3.

2.4.2. Les bactéries symbiotiques dans l’intestin

Bien que les relations symbiotiques avec des bactéries soient nombreuses et

diverses dans l’organisme humain, la plus importante est celle qui se produit dans

l’intestin, c’est donc par son étude que nous allons commencer notre propos. Un

être humain contient un nombre considérable de bactéries symbiotiques, au moins

dix fois plus que de cellules eucaryotes propres4. La très grande majorité se trouve

dans l’intestin. Ces bactéries intestinales appartiennent à entre 400 et 1000

1 Par exemple la symbiose avec les bactéries Rhizobium est indispensable pour la survie de la plante hôte : E. Kiers et al. « Host sanctions and the legume-rhizobium mutualism » (2003). 2 Par exemple, on estime que jusqu’à 70% des arthropodes seraient infectés par des bactéries symbiotiques Wolbachia. Voir M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002), op. cit., p. 5. 3 Le cas des symbioses internes à l’organisme, notamment humain, sont de plus en plus étudiées, et ont, surtout depuis le début des années 2000, bénéficié d’avancées technologiques importantes, qui ont enfin permis de les étudier : voir M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002), op. cit., p. 2. 4 J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003). Voir également J. Xu et al., « Message from a human gut symbiont: sensitivity is a prerequisite for sharing » (2004).

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161

espèces différentes. L’organisme humain est indispensable à leur survie dans plus

de 60% des cas (ces bactéries ne sont donc pas cultivables en dehors de

l’environnement de l’intestin). Certains micro-organismes symbiotiques de

l’intestin sont procaryotes, les autres sont eucaryotes, mais les premiers

dominent1. Les bactéries symbiotiques intestinales sont uniques à chaque

organisme, en conséquence elles constituent l’un des meilleurs moyens pour

l’individualiser. Elles varient dans l’espace, c'est-à-dire que les populations

bactériennes ne sont pas les mêmes selon les endroits de l’intestin. En outre, elles

varient dans le temps, en fonction de l’environnement2, principalement en

fonction du régime alimentaire de l’hôte, des rencontres avec d’autres micro-

organismes (éventuellement pathogènes), de la prise d’antibiotiques. Certaines,

cependant, nous sont très fidèles3. En outre, les bactéries déjà présentes modifient

le milieu (en particulier nutritionnel) et favorisent l’intégration de nouvelles

bactéries utiles à l’hôte, qui à leur tour modifient le milieu, etc.4

L’idée a prévalu pendant longtemps que le système immunitaire n’avait pas

accès aux bactéries résidentes de l’intestin : de même que dans le cas des organes

immunoprivilégiés, cette interprétation, très en accord avec la théorie du soi et du

non-soi, revenait à expliquer la tolérance à ces bactéries par l’incapacité du

système immunitaire à interagir avec elles. Comme dans tous les autres cas où elle

a été avancée5, on sait à présent que cette interprétation est inexacte. Il est vrai

que, grâce à la couche de mucus et de glycocalyx et aux peptides antimicrobiens

qui protègent les cellules épithéliales de l’intestin, les bactéries qui se trouvent

dans le lumen intestinal ne pénètrent pas massivement dans l’intestin à

1 M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? » (2004). 2 « La composition des espèces de symbiotes et commensaux varie le long de l’intestin, change au fur et à mesure que nous nous développons et vieillissons, et est influencée par notre environnement » : L. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal Host-Bacterial Relationships in the Gut » (2001). 3 Noverr and Huffnagle (2004), op. cit. 4 Hooper and Gordon (2001), op. cit., p. 1117. 5 Organes immunoprivilégiés, tolérance foeto-maternelle, etc.

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162

proprement parler. Cependant, le système immunitaire intestinal1 interagit en

permanence avec ces dernières2 : les antigènes bactériens adhèrent à la surface de

la muqueuse intestinale et sont susceptibles d’interagir avec les récepteurs

immunitaires portés par les enterocytes, les cellules dendritiques et, surtout, les

cellules M (microfold cells) des plaques de Peyer3. Dans le cas des cellules

dendritiques de l’intestin, il a été démontré récemment qu’elles parviennent à

ouvrir les étroites jonctions entre les cellules épithéliales et à envoyer leurs

dendrites en dehors de l’épithélium, ce qui leur permet d’interagir directement

avec les bactéries présentes dans le lumen4. Cette découverte a mis en évidence le

fait que la surface de la muqueuse exposée aux micro-organismes de l’intestin est

bien plus importante que ce que l’on a cru pendant longtemps. Les antigènes

bactériens capturés par les cellules présentatrices d’antigène sont ensuite

transportés vers les ganglions lymphatiques mésentériques, où ils sont présentés

aux lymphocytes T et où ils peuvent éventuellement stimuler la production

d’anticorps par les lymphocytes B présents. Le système immunitaire a donc bien

accès aux antigènes qui se trouvent dans l’intestin et peut réagir avec eux. Notons

qu’il est heureux que ce soit le cas, car sans cela de nombreuses maladies

affecteraient l’organisme, en particulier les maladies inflammatoires chroniques

de l’intestin (inflammatory bowel disease, IBD), notamment la maladie de Crohn.

Le propre du système immunitaire associé à l’intestin est, de fait, de tolérer des

bactéries utiles tout en détruisant les bactéries dangereuses. La compréhension des

mécanismes de régulation par lesquels les bactéries commensales et symbiotiques

ne suscitent pas de réponse immunitaire de rejet est un domaine en pleine

expansion. Cette immunorégulation intestinale implique les cellules dendritiques

de l’intestin et des cellules T régulatrices, en particulier des cellules

1 On parle du « tissu lymphoïde associé à l’intestin » (GALT), qui est une partie du « tissu lymphoïde associé aux muqueuses » (MALT). 2 J. G. Magalhaes, I. Tattoli, S. E. Girardin, « The intestinal epithelial barrier: How to distinguish between the microbial flora and pathogens » (2007). 3 T. T. MacDonald and G. Monteleone, « Immunity, inflammation and allergy in the gut » (2005). Voir également G. W. Tannock, « What immunologists should know about bacterial communities in the human bowel » (2007). 4 M. Rescigno et al. « Dendritic cells express tight junction proteins and penetrate gut epithelial monolayers to sample bacteria » (2001).

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CD4+CD25+Foxp3+ 1. Les premières2 jouent un rôle fondamental en présentant bel

et bien les antigènes bactériens aux cellules immunitaires qui se trouvent dans

l’intestin, mais dans un état stable (steady state), et non pas activé. Autrement dit,

le conditionnement des cellules dendritiques semble être l’une des principales clés

de l’induction de tolérance dans l’intestin3. D’autre part, en l’absence de cellules

T régulatrices, l’organisme développe des maladies inflammatoires de l’intestin en

réponse à des antigènes bactériens pourtant commensaux habituellement. Cette

observation a conduit à la mise en évidence du rôle immunorégulateur de

certaines sous-populations de lymphocytes T dans l’intestin4. Il semble que les

bactéries commensales et symbiotiques de l’intestin, à tout point de vue

« étrangères » et pourtant résidentes et utiles, stimulent des processus de tolérance

qui assurent leur interaction pacifique avec le système immunitaire de l’hôte.

De surcroît, les entités bactériennes « étrangères » que de nombreux organismes,

dont l’homme, accueillent en leur sein ne sont pas simplement présentes à

l’intérieur de ces organismes, elles peuvent aussi y jouer un rôle fonctionnel, et

parfois elles leur sont même indispensables pour se développer, survivre ou se

reproduire5. Cela explique que l’idée de bactéries et de virus « utiles » soit de plus

en plus souvent exprimée aujourd’hui6. Par exemple, dans le cas des bactéries

symbiotiques de l’intestin, la relation de bénéfice réciproque vient de ce que

l’intestin offre aux bactéries des niches leur permettant de se nourrir et de croître,

tandis que les bactéries permettent à l’organisme de digérer certains aliments qu’il

ne pourrait pas digérer sans elles7.

L’une des fonctions les plus surprenantes des bactéries symbiotiques est

cependant leur rôle immunitaire, qui souligne que certaines bactéries, loin d’être

1 J. L. Coombes and K. J. Maloy, « Control of intestinal homeostasis by regulatory T cells and dendritic cells » (2007). 2 Principalement des cellules dendritiques CD8 + (dans les régions interfolliculaires) et CD11b+ (dans le dôme sub-épithélial). 3 J. L. Coombes and K. J. Maloy (2007), op. cit. 4 Ibid. 5 On parle de « symbiose obligatoire » pour désigner une symbiose indispensable à l’hôte. 6 Voir J. Herrick, Les bactéries sont-elles nos ennemies ? (2004) et « Les virus ennemis utiles », Dossier Pour La Science, avril/juin 2007. 7 J. Xu and J. Gordon (2003), op. cit.

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les « ennemies » que notre système immunitaire devrait combattre, en sont en

réalité des constituants parmi les plus essentiels. Les bactéries résidantes

empêchent d’autres bactéries (qui, pour leur part, seraient nuisibles à l’organisme)

de pénétrer ou de s’installer dans l’organisme. Plusieurs espèces de Bacteroides

provoquent l’expression de molécules anti-microbiennes qui se lient directement à

des bactéries potentiellement pathogènes, et les éliminent1. Plusieurs de ces

bactéries, en outre, protègent l’hôte d’une forte inflammation intestinale2, par

exemple en induisant la production d’interleukine 10. Plus généralement,

l’interaction des récepteurs Toll-like de l’hôte avec ces bactéries commensales est

indispensable à la régulation de l’inflammation et à toute l’homéostasie de

l’intestin3. Récemment, il a également été démontré que les bactéries situées dans

l’intestin étaient responsables de réponses immunitaires locales, mais aussi de

réponses immunitaires dans d’autres endroits de l’organisme4.

Qu’en est-il chez d’autres espèces que l’être humain ? Dans certains cas, les

bactéries peuvent être acquises par transmission verticale, c'est-à-dire héritées

directement de la mère (par opposition à la transmission horizontale, qui

correspond à une acquisition par interaction avec l’environnement à chaque

génération) : c’est le cas par exemple de Wolbachia chez les arthropodes. Les

bactéries symbiotiques sont souvent, comme chez l’homme, indispensables à la

survie de l’hôte, en particulier pour la nutrition (c’est le cas chez de très

nombreuses plantes, par exemple), mais aussi pour le développement. Par

1 H. Cash, C. V. Whitham, C. L. Behrendt and L. V. Hooper, « Symbiotic bacteria direct expression of an intestinal bactericidal lectin » (2006) ; voir également S. K. Mazmanian and D. L. Kasper, « The love-hate relationship between bacterial polysaccharides and the host immune system » (2006). 2 D. Kelly et al. « Commensal anaerobic gut bacteria attenuate inflammation by regulating nuclear-cytoplasmic shuttling of PPAR- and RelA » (2004). 3 S. Rakoff-Nahoum et al., « Recognition of commensal microflora by Toll-like receptors is required for intestinal homeostasis » (2004). Voir aussi D. Kelly et al. (2004), op. cit. 4 M. C. Noverr and G. B. Huffnagle (2004), op. cit. Nous reviendrons sur la force de ces relations symbiotiques dans la troisième partie de cette thèse. Il ne faut cependant pas oublier que des pathologies peuvent être associées à la présence de bactéries commensales : par exemple, certains cancers semblent ne se développer qu’en présence de bactéries commensales dans l’intestin (voir S. Kado et al. « Intestinal microflora are necessary for development of spontaneous adenocarcinoma of the large intestine in T-cell receptor chain and p53 double-knockout mice », 2001). Cependant, cela ne remet en cause en rien leur caractère généralement bénéfique, voire dans certains cas indispensable.

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exemple, il a été récemment démontré que, chez le ver parasite Asobara tabida, la

présence des bactéries symbiotiques Wolbachia est indispensable pour

l’ovogenèse, donc pour le développement1. Or, le caractère essentiel de bactéries

symbiotiques dans le développement humain après la naissance a également été

montré2 ; en particulier, le développement normal du tissu lymphoïde associé à

l’intestin (GALT, gut-associated lymphoid tissue) nécessite la colonisation

bactérienne3. Beaucoup de connaissances ont été acquises grâce à l’examen de

l’immunité des individus sans microbes (germ-free) : il apparaît clairement que

ces derniers possèdent une composition cellulaire anormale dans les organes

lymphoïdes secondaires, un métabolisme altéré, une composition sérologique

modifiée, et des changements dans leur physiologie cardiovasculaire ainsi que

dans leur neurophysiologie4.

La tolérance de bactéries symbiotiques dans l’intestin, assurant des fonctions

indispensables à l’hôte (nutrition, développement, immunité) est donc un

phénomène très fréquent, voire ubiquitaire, chez les organismes pluricellulaires.

2.4.3. Autres bactéries symbiotiques et commensales dans l’organisme

Les bactéries symbiotiques sont en nombre important dans toutes les épithélia

de l’organisme, pas seulement dans l’intestin. Comme le montre la spécialiste de

la symbiose Margaret McFall-Ngai, des dix « systèmes » de l’organisme, huit

(tégumentaire, digestif, respiratoire, système d’excrétion, reproductif,

immunitaire, endocrinien, circulatoire) sont en relation étroite et persistance avec

des bactéries normales (les exceptions étant, jusqu’à preuve du contraire, le

1 F. Dedeine et al., « Removing symbiotic Wolbachia bacteria specifically inhibits oogenesis in a parasitic wasp » (2001). 2 L. Hooper, « Bacterial contributions to mammalian gut development » (2004) et « Resident bacteria as inductive signals in mammalian gut development » (2005). 3 L. Hooper and J. Gordon (2001), op. cit. ; S. K. Mazmanian and D. L. Kasper (2006), op. cit. 4 A. J. Macpherson, S. Hapfelmeir and K. D. McCoy, « The armed truce between the intestinal microflora and host mucosal immunity » (2007). Voir également A. J. Macpherson and N. L. Harris, « Interactions between commensal intestinal bacteria and the immune system » (2004).

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système nerveux et le système squelettique)1. Les bactéries commensales ou

symbiotiques sont ainsi très nombreuses sur la peau, dans le vagin, dans les

poumons, etc. Pour prendre un seul exemple, la bouche humaine contient un

grand nombre de « communautés microbiennes », situées principalement sur les

dents, les gencives et la langue. Certaines sont susceptibles d’être pathogéniques,

bien sûr, mais d’autres sont commensales et relèvent d’une situation saine2.

Ainsi, comme on le voit, l’organisme humain est fondamentalement hétérogène,

constitué d’entités différentes et d’origines différentes, les bactéries étant très

nombreuses en lui, et jouant souvent un rôle fonctionnel indispensable à sa survie.

2.5. Tolérance et pathologie

Les analyses qui précèdent montrent l’importance des mécanismes de tolérance

pour le fonctionnement d’un organisme sain. Cependant, ces mécanismes peuvent

être détournés et favoriser le développement d’une pathologie, aussi bien dans le

cas d’organismes pathogènes comme les parasites que dans celui des cancers.

2.5.1. Le détournement des mécanismes de tolérance par des pathogènes : le

cas des parasites

Dans la course aux armements entre les pathogènes et leurs hôtes, il est fréquent

que les premiers (bactéries, virus, parasites) aient développé au cours de

l’évolution des stratégies d’évitement de la réponse immunitaire. Nous n’allons

pas ici entrer en détail dans le domaine passionnant des relations hôtes-

pathogènes, domaine qui se situe au carrefour de la microbiologie et de

l’écologie3. D’une part, nous nous concentrons sur les mécanismes de tolérance au

1 M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002), op. cit., p. 2. 2 H. F. Jenkinson and R. J. Lamont, « Oral microbial communities in sickness and in health » (2005). Voir aussi L. Hooper and Gordon (2001), op. cit. 3 Sur ce domaine, voir : S. Alizon, Evolution de la virulence des parasites : apports des modèles

emboîtés, thèse soutenue le 24 octobre 2006 à l’Université de Paris 6. Voir également S. Alizon and M. van Baalen, « Emergence of a Convex Trade-Off between Transmission and Virulence »

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sens strict d’immunorégulation, et d’autre part nous avons choisi de traiter en

détail seulement des parasites, dont la caractéristique remarquable est que ce sont

souvent des organismes de grande taille et qui peuvent rester dans leur hôte

pendant plusieurs années1.

La plupart des parasites présentent à leur surface d’importantes quantités

d’antigènes et nombre d’entre eux restent longtemps présents chez l’hôte ;

pourtant, dans de très nombreux cas, ils ne provoquent pas de réponse

immunitaire, ou bien pas de réponse immunitaire efficace2.

Un exemple passionnant est celui des schistosomes, parasites infectant 200

millions d’individus dans le monde, et tuant 200 000 personnes par an. Le

schistosome reste très longtemps chez son hôte définitif (dix ans en moyenne) et

ne déclenche pas de forte réaction inflammatoire. Au cours des dernières années,

des preuves d’une induction de tolérance immunitaire par le parasite se sont

accumulées : le schistosome utilise non seulement l’imitation moléculaire, mais

aussi la synthèse de diverses cytokines qui inhibent l’activité lytique du système

immunitaire3. L’acceptation sur le long terme de parasites comme le schistosome

est ainsi de plus en plus comprise, de nos jours, comme l’induction locale d’un

micro-environnement de tolérance immunitaire.

C’est ce que confirment les travaux de Yasmine Belkaid et ses collaborateurs,

effectués sur plusieurs parasites, en particulier sur Leishmania major, responsable

de la leishmaniose. Ces chercheurs ont montré que la présence de cellules T

régulatrices CD4+CD25+ était une condition nécessaire de la persistance de L.

major chez la souris hôte4. Généralisant ces investigations à d’autres pathogènes,

(2005) ; S. Alizon and M. van Baalen, « Immune system modeling in parasite evolution models (2006). Nous revenons sur cette question au chapitre 7. 1 Mais, bien sûr, nous aurions aussi pu parler des mécanismes de tolérance induits par des bactéries ou des virus. 2 C’est le cas dans la malaria, qui est due à différentes espèces du genre Plasmodium, et qui infecte pratiquement 10% de la population mondiale. C’est le cas également de Trypanosoma Cruzi, le parasite responsable de la maladie de Chagas, qui reste lui aussi plusieurs années dans l’organisme sans être éliminé par le système immunitaire : C.A. Buscaglia and J. M. Di Noia, « Trypanosoma cruzi clonal diversity and the epidemiology of Chagas’ disease » (2003). 3 A. Capron, « Le parasitisme ou la tolérance du non-soi. L’exemple des schistosomes » (2006). 4 Y. Belkaid et al. « CD4+CD25+ regulatory T cells control Leishmania major persistence and immunity » (2002).

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Yasmine Belkaid et Barry T. Rouse montrent qu’il arrive fréquemment,

notamment dans le cas des parasites, que la persistance du pathogène corresponde

à une situation d’ « entente » entre lui et l’hôte, rendue possible par des

mécanismes immunorégulateurs, dont les TReg1.

2.5.2. La tolérance aux tumeurs

Il est remarquable que la molécule HLA-G, mise en évidence pour son rôle dans

l’acceptation du fœtus par la mère et dans la possible tolérance aux greffes, peut

intervenir également dans un processus néfaste à l’organisme, en l’occurrence le

développement des tumeurs2. Plus fascinant encore, l’équipe d’Edgardo Carosella

a montré très récemment3 que HLA-G pouvait être impliqué dans un phénomène

de trogocytose. La trogocytose (du grec trôgô, ici « ronger ») est un mécanisme de

transfert de fragments de membranes d’une cellule à une autre. Or, il a été

démontré que des cellules tumorales exprimant des molécules HLA-G1 peuvent

les transférer à des cellules tueuses naturelles (NK), faisant que ces dernières,

pendant un temps limité, cessent d’être cytolytiques et même se comportent

comme des cellules suppressives, permettant à la tumeur de ne pas être détruite

par le système immunitaire4. La même chose a en outre été démontrée pour des

lymphocytes T qui, ayant acquis la molécule HLA-G1, passent de l’état effecteur

à l’état régulateur5. La trogocytose de HLA-G1 semble donc assurer une sorte de

suppression immunitaire d’urgence, et de caractère transitoire, permettant à des

1 Y. Belkaid and B. T. Rouse, « Natural regulatory Y cells in infectious disease » (2005). Voir également Y. Belkaid, R. Blank and I. Suffia, « Natural regulatory T cells and parasites: a common quest for host homeostasis » (2006). 2 P. Paul et al., « HLA-G expression in melanoma: a way for tumor cells to escape from immunosurveillance » (1998). 3 J. Caumartin et al., « Trogocytosis-based generation of suppressive NK cells » (2007). Voir également le compte rendu de cette expérience par S. Ahmad, « Tumour cells tout trogocytosis » (2007). 4 Pour un article récent sur le changement théorique majeur introduit par la mise en évidence de l’importance des divers mécanismes de transfert de protéines de surface entre cellules, en particulier dans l’immunité, voir D. M. Davies, « Intercellular transfer of cell-surface proteins is common and can affect many stages of an immune response » (2007). 5 J. LeMaoult et al., Immune regulation by pretenders: cell-to-cell transfers of HLA-G make effector T cells act as regulatory cells (2007).

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tissus qui expriment HLA-G soit normalement (comme le fœtus), soit de façon

pathologique (comme les tumeurs) d’augmenter rapidement le nombre de cellules

régulatrices, permettant un état de tolérance1.

D’autre part, il a été démontré, à la fois chez la souris et chez l’être humain, que

des cellules T régulatrices CD4+CD25+Foxp3+ s’accumulaient en nombre

important sur le site de développement d’une tumeur. Cette observation, faite

initialement pour le cancer de l’ovaire chez la femme2, a également permis de

démontrer que les cellules régulatrices étaient spécifiques des antigènes tumoraux.

La présence de nombreuses cellules T régulatrices est en outre corrélée à des

chances de survie réduites. Il semble que la tumeur soit donc capable d’induire

une tolérance spécifique, lui permettant d’échapper à la réponse immunitaire3.

2.6. Conclusion : la tolérance immunitaire et la réfutation de la théorie

du soi

2.6.1. Une modification profonde de l’interprétation de la tolérance

immunitaire

Les données immunologiques récentes que nous avons détaillées ci-dessous

démontrent que, en quelques années (principalement depuis le milieu des années

1990), nous sommes passés de la tolérance comme exception (exception à la règle

du soi et du non-soi) à la tolérance comme indispensable régulation. En d’autres

termes, la tolérance doit être comprise à partir de l’idée que l’inhibition

immunitaire est le pendant du mécanisme d’activation, tous deux étant nécessaires

pour assurer l’homéostasie de l’organisme. La tolérance est ainsi le résultat d’un

équilibre entre activation et inhibition Les réponses immunitaires effectrices

s’accompagnent d’une forte réaction inflammatoire, qui peut provoquer des

1 Ibid., p. 2047. Pour un article de synthèse sur l’implication de HLA-G dans la tolérance aux tumeurs, voir N. Rouas-Freiss et al., « Expression of tolerogenic HLA-G molecules in cancer prevents antitumor responses » (2007). 2 T. J. Curiel et al., Specific recruitment of regulatory T cells in ovarian carcinoma fosters immune privilege and predicts reducaed survival (2004). 3 Voir T. Gajewski, « The Expanding Universe of Regulatory T Cell Subsets in Cancer » (2007) et T. J. Curiel et al. (2004), op. cit.

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dommages importants sur l’organisme. L’immunité a de fait évolué dans le double

sens d’une forte capacité inflammatoire pour permettre la destruction des éléments

ciblés, et d’une capacité à réguler cette réponse destructrice, permettant d’éviter

des dommages trop importants. Un système immunitaire efficace, ainsi, est le

résultat de mécanismes d’activation et d’inhibition, permettant de se débarrasser

d’antigènes provoquant des dommages (pathogènes, tumeurs, etc.) tout en

maintenant un état de tolérance à l’égard des entités fonctionnelles dans

l’organisme (à savoir aussi bien des constituants endogènes que des éléments

exogènes indispensables, comme les bactéries symbiotiques dont nous avons

décrit le fonctionnement)1.

2.6.2. Il est faux que le système immunitaire déclenche une réponse effectrice

contre tout « non-soi »

Ce que nous venons de dire concernant à la fois les greffes, la tolérance foeto-

maternelle et la tolérance de micro- et macro-organismes remet en cause la

deuxième affirmation de la théorie du soi et du non-soi, selon laquelle le système

immunitaire déclenche une réponse de rejet contre tout « non-soi ». En réalité,

tout organisme est peuplé d’un nombre immense d’entités étrangères,

principalement des bactéries, mais aussi des virus, ou encore des parasites. Seule

une vision de l’organisme comme « pur », parfaitement homogène et construit de

façon endogène, a pu conduire à l’idée qu’il devait immunitairement rejeter toute

entité « étrangère ».

Face à ces recherches sur la tolérance immunitaire – qui, comme nous l’avons

montré, ont progressé à un rythme très intense au cours des dix à quinze dernières

années – la théorie du soi et du non-soi n’a pu se maintenir qu’au prix de

raisonnements proposant de nombreuses exceptions à la règle du soi et du non-

soi : après avoir systématiquement proposé d’expliquer la tolérance immunitaire

par l’ignorance immune, c'est-à-dire l’impossibilité pour les constituants du

1 Nous analysons en détail ces questions dans la troisième partie de cette thèse.

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171

système immunitaire d’accéder aux sites concernés, les partisans de la théorie du

soi et du non-soi ont mis en avant une série d’hypothèses ad hoc pour rendre

compte de chacun des phénomènes de tolérance observés. Ainsi, de même qu’ils

parlent dans le cas d’une tumeur de « soi modifié » (comptant comme du non-soi),

les immunologistes tendent à dire de la mère portant le fœtus que son soi est

« étendu ». Ainsi, l’idée de changement du soi peut justifier aussi bien le

déclenchement d’une réponse immunitaire que son inhibition (i.e. aussi bien

l’immunogénicité que la non-immunogénicité). Toutes ces expressions ne font

que dissimuler l’absence de définition précise du « soi » et conduisent à l’idée

tentante, mais scientifiquement inféconde, que le « soi » n’est finalement que le

synonyme du terme « non-immunogène ». La seule manière valide d’évaluer la

pertinence de la théorie du soi et du non-soi est de donner à ces termes l’un des

sens opératoires que nous avons envisagés au Chapitre 11, et de déterminer si le

système immunitaire répond bien au non-soi tout en ne répondant pas au soi. Or,

l’ensemble des données que nous avons analysées ici montre que cette affirmation

est inexacte. Il est donc impropre d’affirmer que l’exogène est toujours, et est le

seul à être, immunogène : le critère de déclenchement d’une réponse immunitaire

de rejet n’est pas l’origine externe de l’antigène.

3. Diversité et évolution de l’immunité

Nous détaillons ici une idée qui se trouve en filigrane dans les analyses qui

précèdent. Il est inadéquat de faire de l’immunité adaptative le tout de l’immunité,

comme la théorie du soi et du non-soi a eu trop tendance à le faire. En réalité, sur

le plan de l’évolution, l’immunité innée est la première à apparaître et par ailleurs

elle est dominante dans le monde vivant actuel. On considère habituellement que

l’immunité adaptative, pour sa part, n’apparaît que chez les vertébrés à

1 Soi-organisme, soi génétique, soi CMH, soi peptidique, à l’exclusion donc du soi défini comme le non-immunogène, car il y a là un cercle logique.

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mâchoires1. Cependant, comme nous l’avons montré, l’immunité dite « innée » est

à la fois très spécifique et très efficace. En outre, certains des mécanismes que

l’on pensait propres à l’immunité adaptative, voire définitionnels de cette

dernière, comme la mémoire immunitaire, semblent présents chez des organismes

à immunité « innée »2. Que reste-t-il, dans ces conditions, de la particularité de

l’immunité adaptative ? Tracer la frontière entre immunité innée et adaptative est

donc difficile, et, plus que jamais, limiter le champ de l’immunologie à

l’immunité des vertébrés supérieurs semble insatisfaisant.

Il est intéressant de noter que Burnet avait en partie conscience de cela. Il a

même été un pionnier de l’idée selon laquelle l’immunité ne devait pas être

considérée comme le propre des seuls vertébrés à mâchoires ou, plus incorrect

encore, des seuls mammifères3. Pourtant, il a pensé jusqu’à la fin de sa vie qu’il

était légitime de considérer la question de l’immunité adaptative, et plus

précisément des anticorps, comme l’interrogation centrale de l’immunologie. Cela

est dû en grande partie à ce qui, comme nous l’avons montré, a été le combat

scientifique de sa vie : montrer que la théorie « instructionniste » de la production

des anticorps, élaborée en particulier par Pauling, était inexacte, et devait être

remplacée par une théorie sélective. Ainsi, Burnet écrit en 1976 :

De nombreux aspects de la défense du corps contre une infection ne sont liés que de

manière indirecte à l’action des anticorps. Les animaux invertébrés avaient des défenses

efficaces contre les bactéries usuelles bien avant qu’un système fondé sur les anticorps

n’évolue. Cependant […], pour les pionniers de l’immunologie et leurs successeurs, le

thème central des anticorps spécifiques était la clé pour comprendre la défense contre une

infection et la nature de l’immunité post-infectieuse. Nous savons maintenant que

l’immunologie comprend beaucoup plus de choses que l’on pouvait le rêver il y a

cinquante ans, mais la spécificité et la diversité des anticorps sont restées l’objet central

de fascination.4

1 C. A. Janeway et al. Immunobiology (2005) ; P. Bleyzac et al. « Emergence du système immunitaire adaptatif : hypothèses en présence » (2005). 2 Nous avons montré au chapitre 1 qu’elle existait chez des animaux invertébrés, et même chez des plantes. 3 Voir par exemple son article de 1971 sur les protochordés (Burnet 1971, op. cit.). 4 Burnet F. Introduction to Chapter 1 « Antibodies and Receptors », in Burnet (ed.) Scientific

American, 1976. (Notre traduction).

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173

Cette première inexactitude est liée à une deuxième, qui consiste à croire que,

chez les vertébrés à mâchoires, les lymphocytes sont au cœur du système

immunitaire. En réalité, l’attention qui a été accordée aux lymphocytes tout au

long de la deuxième moitié du XXe siècle est légitime car les mécanismes de mise

en place des récepteurs et les mécanismes de la réponse immunitaire des

lymphocytes sont fascinants, mais cette attention ne doit pas occulter une donnée

qui est apparue de plus en plus clairement depuis le début des années 1990, à

savoir que les mécanismes effecteurs des lymphocytes ne sont déclenchés qu’à la

condition que les acteurs de l’immunité innée (en particulier les cellules

présentatrices d’antigène telles que les cellules dendritiques) aient eux-mêmes été

activés. Par conséquent, envisager principalement, sinon uniquement, les

lymphocytes lorsqu’on parle d’immunité constitue une perspective trop étroite,

qui commence à être fortement remise en question aujourd’hui1.

4. L’indétermination conceptuelle de la théorie du soi et du non-

soi

Les termes de « soi » et de « non-soi » n’ont pas reçu de définition précise en

immunologie. Le sens le plus précis, ancré dans le génome de l’individu, ne

vérifie pas la règle de la discrimination immunologique entre le soi et le non-soi2.

Aucun des différents sens possibles de ces termes, que nous avions envisagés au

Chapitre 1, ne permet de satisfaire avec précision les exigences de la théorie du

soi et du non-soi. Ainsi, à l’heure actuelle, « soi » signifie bien souvent « non-

immunogène », et « non-soi » signifie « immunogène », ce qui, bien entendu,

dissout le soi et le non-soi en tant que théorie scientifique. Le « soi » et le « non-

soi » sont bien entendu des termes séduisants, qui suggèrent que l’immunologie

est cette branche de la biologie qui tient un discours scientifique sur notre identité.

1 Voir par exemple Vivier E. et Malissen B. Innate and adaptative immunity: specificities and signaling hierarchies revisited, Nature Immunology 6(1), 2005. 2 Puisque, comme nous l’avons souligné, des cellules tumorales, par exemple, sont du « soi » au sens génétique, et pourtant elles induisent une réponse immunitaire.

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Ils ont donc été conservés davantage pour l’attrait qu’ils suscitaient, et parce

qu’ils unifiaient la communauté des immunologistes, que parce qu’ils auraient été

porteurs d’un sens précis. Le mot de « soi » est en effet à la fois très séduisant, car

il semble nous dire quelque chose de nous-mêmes, êtres humains1, et très

plastique, c’est-à-dire susceptible de recevoir des définitions ou des interprétations

très différentes, pas nécessairement explicitées, articulées et cohérentes entre

elles. En réalité, les imprécisions du terme ont contribué au fait qu’il s’impose si

facilement et si durablement : le « soi » ne s’est maintenu jusqu’à aujourd'hui que

parce qu’aucun immunologiste n’a essayé de le définir avec précision.

Alfred Tauber2 et Anne Marie Moulin3 parlent tous deux du soi immunologique

comme d’une « métaphore »4. Ils entendent par là que les immunologistes ont

importé de la philosophie et de la psychologie l’idée d’une réflexivité, en

l’occurrence l’idée que l’organisme doit se connaître immunitairement lui-même

et ne pas répondre à ses propres constituants. L’utilisation de cette idée et de ce

terme a conduit à de nombreuses interprétations peu solides, notamment celle,

assez répandue, concernant la nature cognitive de la reconnaissance immunitaire

du soi5. Une thèse très répandue parmi les biologistes et les épistémologues de la

biologie est que les métaphores et termes flous sont inévitables, et même

1 Les tentatives de lier le « soi » immunologique à la définition de notre identité psychologique et/ou sociale sont aussi nombreuses que peu convaincantes : M. Howes, « Self, intentionality, and immunological explanation » (2000) ; A. D. Nazier, The Age of Immunology : Conceiving a

Future in an Alienating World (2003) ; etc. L’une des raisons pour lesquelles ces efforts sont peu probants est qu’ils présupposent ce qui est en question : après avoir défini le « soi » immunologique d’une manière anthropocentrique, ils rapprochent celui-ci de notre identité psychologique ou sociale et ont souvent recours à des raisonnements analogiques suggérant que l’on peut tirer des conclusions de l’identité immunologique à l’identité psychologique et sociale. 2 A. I. Tauber, The Immune Self: Theory or Metaphor ? (1994) ; A. I. Tauber, « The Elusive Immune Self: A case of category errors » (1999). Dans ce dernier texte, Tauber écrit : « Nous commettons une erreur de catégorie quand nous attribuons des descriptions humaines aux lymphocytes et aux anticorps » (p. 473). 3 A-M. Moulin, « La métaphore du soi et le tabou de l’auto-immunité » (1990). 4 Sur le rôle joué par les métaphores en immunologie, voir E. Cohen, « Figuring Immunity : Towards the Genealogy of a Metaphor » (2001). 5 Voir en particulier H. Atlan and I. R. Cohen, « Immune information, self-organization and meaning » (1998), et surtout I. R. Cohen, Tending Adam’s Garden : Evolving the cognitive

immune self (2000). Voir également A. I. Tauber, « Historical and philosophical perspectives on immune cognition » (1997). Nous reparlons de cette question dans le Chapitre 5.

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heuristiquement utiles, en science. Concernant le domaine, Ilana Löwy1 et même

Alfred Tauber2 ont soutenu que la force des concepts de soi et de non-soi résidait

justement dans leur imprécision. L’exemple des termes « soi » et « non-soi »

suggèrent les illusions d’une telle position : à accepter comme nécessaire et

féconde l’usage de la métaphore comme tel, on se condamne à ne pas pouvoir

faire la distinction entre différentes métaphores, et surtout à ne pas chercher à

réduire l’imprécision due à l’usage de ces métaphores3. Nous pensons pour notre

part qu’aucune science ne peut se contenter d’une imprécision conceptuelle

radicale, même s’il est vrai qu’une science doit toujours rester ouverte à des

apports terminologiques extérieurs.

Nous pensons avoir démontré que la théorie du soi et du non-soi ne permettait

pas de rendre compte des données expérimentales de l’immunologie

contemporaine. Nous ne saurions, cependant, nous contenter d’une telle

conclusion négative. Il est en effet nécessaire, à présent, de tenter de proposer une

autre théorie immunologique, ancrée dans un autre critère d’immunogénicité, et

qui serait, quant à elle, en adéquation avec les résultats de l’immunologie actuelle.

C’est ce que nous allons essayer de faire dans la deuxième partie.

1 I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991). 2 E. Crist and A. I. Tauber, « Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of Frank Macfarlane Burnet » (1999). 3 Voir les analyses de Michel Morange sur cette question, et leur évolution entre l’ouvrage La part

des gènes (1998) et Les secrets du vivant (2005a).

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Deuxième partie

La théorie de la continuité

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178

Après avoir mis en évidence les raisons de la domination de la théorie du soi et

du non-soi dans l’immunologie des soixante dernières années (Chapitre 2), et

après avoir montré pourquoi, selon nous, cette théorie ne pouvait plus à présent

être considérée comme valide (Chapitre 3), il est nécessaire de proposer une autre

théorie immunologique, susceptible, au mieux, de remplacer celle du soi et du

non-soi, ou, tout au moins, d’orienter la réflexion des immunologistes dans des

directions différentes de celles qui ont été suivies jusqu’à présent. C’est ce que

nous essayons de faire ici en proposant une théorie qui nous est propre, dite

théorie de la continuité1. L’objectif que nous nous assignons pourrait sembler à la

fois déplacé et présomptueux : on pourrait penser, en effet, que le philosophe n’a

pas à s’engager sur le terrain scientifique à proprement parler. Nous récusons cette

idée, en soutenant premièrement que, en philosophie des sciences, la frontière

entre philosophie et science particulière est souvent effacée, et que cela est

légitime2 ; deuxièmement que nous avons élaboré notre théorie en dialogue

constant avec un immunologiste, Edgardo Carosella, et en la soumettant à

l’examen d’immunologistes dans des revues scientifiques ; troisièmement, que si

notre proposition contribuait à faire prendre conscience aux immunologistes que

d’autres théories ou hypothèses que celle du soi et du non-soi doivent être

recherchées, nous considérerions qu’elle aurait déjà rempli un objectif important.

1 Cette théorie a été formulée pour la première fois dans le cadre de notre travail de DEA, soutenu en juillet 2003. Elle a cependant, nous l’espérons, beaucoup évolué depuis cette date. Présentée dans quatre publications, notre théorie a bénéficié des commentaires et des critiques de nombreux chercheurs, notamment des arbitres des revues concernées, que nous devons tous remercier. Les quatre publications, dont trois co-signées avec M. Carosella, ont été les suivantes : T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu, « Les incertitudes du soi et la question du bon modèle théorique en immunologie » (2005) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The Self Model and the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « On the definition of a criterion of immunogenicity » (2006b). D’autre part, Anouk Barberousse, Edgardo D. Carosella, Jean Dausset, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-Smith, Richard Lewontin, Susan Oyama, Michel Morange, Anne-Marie Moulin, Arthur Silverstein, Kim Sterelny, Alfred Tauber, Guy-Cédric Werlings et plusieurs arbitres anonymes ont tous été de très utiles critiques de cette théorie, contribuant à l’améliorer considérablement sans, bien sûr, devoir aucunement en assumer l’énoncé. 2 Certains textes de Quine ont contribué à asseoir cette thèse d’une continuité entre science et philosophie des sciences, en particulier « Two dogmas of empiricism » (1951). Elle nous semble particulièrement valide en philosophie de la biologie. Nous revenons sur cette question dans le prochain chapitre, ainsi qu’en conclusion.

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Nous revendiquons donc ce pas franchi en direction du domaine des scientifiques,

avec toujours pour souci d’amorcer un dialogue avec eux, en se soumettant à leur

critique, et non, bien entendu, en prétendant leur dire ce qu’ils devraient penser1.

Dans le premier chapitre de cette deuxième partie, nous indiquerons le

fondement et les mécanismes de fonctionnement détaillés de la théorie de la

continuité, avant, dans le chapitre suivant, de confronter notre théorie aux autres

théories immunologiques existantes2. Nous pensons cependant utile de donner dès

maintenant une idée générale du contenu de notre théorie, afin de clarifier la

marche de notre démonstration. Selon la théorie de la continuité, le

déclenchement d’une réponse immunitaire effectrice est dû à toute discontinuité

forte dans l’expression des motifs antigéniques (ligands) avec lesquels les

récepteurs immunitaires de l’organisme interagissent, c'est-à-dire à l’apparition

soudaine dans l’organisme de motifs antigéniques différents de ceux avec lesquels

le système immunitaire interagit continûment. Cette formulation ramassée ne doit

pas être interprétée trop hâtivement, notre proposition étant plus complexe qu’on

ne pourrait le croire à la première lecture : en particulier, nous verrons que la

continuité dont nous parlons a une dimension qualitative et une dimension

quantitative. L’ensemble de ce chapitre ayant pour objectif d’expliciter notre

théorie, nous ne pouvons que demander au lecteur de bien vouloir le lire

intégralement avant de se prononcer sur le bien-fondé de notre proposition. Les

récepteurs immunitaires concernés par l’énoncé de la théorie de la continuité sont

ceux portés par les différentes cellules immunitaires : lymphocytes, macrophages,

1 Deux publications médicales se sont fait l’écho de la théorie de la continuité, contribuant ainsi à amorcer un tel dialogue : dans Medicina, Christiane Pasqualini y a consacré un éditorial intitulé « Tambalea el dogma Propio/No-propio de la immunologia » (2005), auquel Edgardo Carosella et moi-même avons répondu (Pradeu et Carosella 2005) ; d’autre part, Le Quotidien du Médecin y a consacré un article intitulé « Le soi et le non-soi en question » (N°7890, 2 Février 2006). En outre, j’ai eu des échanges très utiles avec plusieurs immunologistes de renom concernant la théorie de la continuité, en particulier Christophe Benoist, Gérard Eberl, Donald R. Forsdyke, Neil S. Greenspan, Philippe Kourilsky, Dennis McGonagle, David Munn, Hans Niller, Shimon Sakaguchi et Lisa Steiner. Je remercie également Jan Sapp pour ses remarques et ses encouragements à propos de cette théorie. 2 En effet, outre la théorie du soi et du non-soi, très largement dominante, quelques autres théories ou hypothèses ont été proposées pour rendre compte du fonctionnement de l’immunité, principalement la théorie systémique initialement proposée par Jerne, et la théorie du « danger » proposée au début des années 1990 par l’immunologiste américaine Polly Matzinger.

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cellules dendritiques, granulocytes, etc. Les motifs antigéniques peuvent aussi

bien être endogènes (« soi ») qu’exogènes (« non-soi »). Selon la théorie de la

continuité, en effet, ce n’est pas le caractère étranger d’un motif antigénique qui

définit l’immunogénicité. Autrement dit, une réponse immunitaire n’est pas

déclenchée à cause de la présence du « non-soi », puisque, comme l’a démontré le

chapitre précédent, il existe de très nombreux cas où une réponse immunitaire est

déclenchée par des antigènes du « soi » et, à l’inverse, de très nombreuses

situations où une réponse immunitaire n’est pas déclenchée en dépit de la

présence d’antigènes du « non-soi ». Par exemple, l’un des objectifs de notre

théorie est d’expliquer les réponses immunitaires aux antigènes tumoraux, qui

sont des antigènes endogènes, mais qui diffèrent des antigènes normaux, ou

encore la tolérance aux très nombreuses bactéries commensales de l’intestin, qui,

bien que relevant du « non-soi », ne sont pas rejetées. Une manière intuitive

d’exprimer le contenu de la théorie de la continuité est de dire qu’une réponse

immunitaire est déclenchée par l’expression de motifs antigéniques inhabituels,

les récepteurs immunitaires répondant à des ligands1 fortement différents de ceux

auxquels ils ont réagi jusqu’ici. Il faut ici prêter attention à une confusion

possible : il ne s’agit pas pour nous de dire que le système immunitaire répond

seulement à des antigènes nouveaux : des antigènes déjà rencontrés peuvent, bien

au contraire, déclencher des réponses immunitaires plus fortes et plus rapides

(cela est au principe même, notamment, de la vaccination). Le critère que nous

proposons est, intuitivement présenté, celui de la présence pendant un temps long

de l’antigène par opposition à son apparition soudaine, et non le « jamais

rencontré » par opposition au « déjà rencontré ». De fait, un antigène rencontré

pour la deuxième fois n’est pas « nouveau » puisqu’il a déjà interagi par le passé

avec certains récepteurs immunitaires de l’organisme, mais il est bien différent

des antigènes avec lesquels le système immunitaire interagit continûment et avec

1 Comme nous l’avons déjà souligné, nous utilisons les termes de « ligand » et d’ « antigène » comme synonymes. Le terme « ligand » est plus précis, puisqu’un ligand est un antigène dont on connaît le récepteur, mais dans le contexte de notre discussion les deux termes désignent le même objet, à savoir les motifs moléculaires avec lesquels les récepteurs immunitaires sont susceptibles d’interagir biochimiquement.

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un même degré d’intensité. Cette formulation simplifiée, bien que non strictement

satisfaisante, donne une image assez fidèle de l’idée qui se trouve au fondement

de notre théorie.

Après cette première présentation très générale de notre théorie de la continuité,

nous allons à présent en donner le contenu détaillé. De quelle continuité et de

quelle discontinuité parlons-nous exactement ? Comment celles-ci sont-elles

« perçues » par le système immunitaire ? Où ces interactions entre les récepteurs

immunitaires et leurs ligands se produisent-elles et dans quelles conditions ?

Toute expression d’un motif antigénique inhabituel ne déclenchant pas

nécessairement de réponse immunitaire de rejet, nous avons proposé, dans la

formulation de notre théorie, que seule une discontinuité forte était immunogène ;

mais qu’est-ce qu’une discontinuité « forte » ? Notre théorie ne peut être solide

qu’à la condition de le préciser. Comme nous allons le voir, la théorie de la

continuité s’efforce d’expliquer à la fois l’immunogénicité et la tolérance

immunitaire, cette dernière étant pensée comme le résultat d’une induction de

continuité antigénique.

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CHAPITRE 4

Fondement et détail de la théorie

de la continuité

1. Fondements de la théorie de la continuité

1.1. Pourquoi maintenir l’exigence d’un critère d’immunogénicité ?

La théorie de la continuité s’efforce de proposer un critère d’immunogénicité,

comme le fait la théorie du soi et du non-soi. Un critère d’immunogénicité est une

réponse à la question de savoir quand et à quelles conditions une réponse

immunitaire est déclenchée. Il permet donc de discriminer entre les entités qui

déclenchent une réponse immunitaire et celles qui n’en déclenchent pas. Nous

considérons que le critère offert par la théorie du soi et du non-soi n’est pas

satisfaisant, car il entre en contradiction avec de nombreuses données

expérimentales, mais nous ne voulons pas abandonner l’exigence forte qui

consiste à tenter de proposer un critère d’immunogénicité. L’attitude qui

consisterait à considérer comme impossible, après cette critique du critère offert

par la théorie du soi, de proposer un quelconque critère d’immunogénicité1, ne

doit pas être a priori considérée comme la bonne, car elle est, pour le moins, un

pis-aller, dont les conséquences théoriques, mais aussi thérapeutiques, sont 1 C’est le choix d’Alfred Tauber, qui considère que le système immunitaire est trop complexe pour que l’on puisse, en considérant un organisme donné et une entité donnée, déterminer si cette dernière déclenchera ou non une réponse immunitaire de rejet (A. I. Tauber, communication personnelle ; voir également « The Elusive Immune Self: A case of category errors » [1999] et « Moving beyond the immune self ? » [2000]). Nous ne partageons pas cette vision, qui, si elle était exacte, conduirait l’immunologie à être uniquement une discipline expérimentale, dénuée de toute théorie précise. Cette idée a été exprimée clairement par Russell E. Vance, dans une critique de la « théorie du danger », dont nous parlerons dans le prochain chapitre : R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000). Pour cet auteur, l’immunologie doit se concentrer sur ses aspects moléculaires, sans plus chercher une théorie structurante.

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dommageables1. Par conséquent, si le critère d’immunogénicité que nous

proposons ici s’avère inexact, il sera toujours possible soit d’essayer d’en trouver

un plus adéquat, soit d’adopter la solution de dernier recours qui consiste à

abandonner la recherche d’un tel critère.

1.2. Point de départ expérimental : autoréactivité normale et tolérance

La théorie de la continuité prend pour points de départ les deux axes de critique

de la théorie du soi et du non-soi que nous avons proposés, à savoir

l’autoréactivité normale et la tolérance immunitaire. Nous repartons donc de ces

deux idées pour expliciter notre théorie.

1.2.1. Replacer l’autoréactivité au cœur de l’immunité

Nous avons montré que, contrairement à ce qu’affirme la théorie du soi et du

non-soi, l’organisme réagissait de manière continue à ses propres constituants. Un

organisme sans auto-immunité normale ne survit pas. Cette auto-immunité

concerne non seulement les lymphocytes, mais aussi d’autres cellules

immunitaires, dont celles de l’immunité innée (en particulier les cellules

phagocytaires). Elle se met en place dès la maturation du système immunitaire.

Les cellules immunitaires réagissent aux constituants de l’organisme selon un

niveau de réactivité constant, garantissant l’homéostasie immunitaire : une cellule

immunitaire qui ne réagit pas du tout aux constituants du « soi » est éliminée ; une

cellule qui réagit très fortement à sa cible déclenche une réponse immunitaire

effectrice. Ce niveau de réactivité immunitaire qui se maintient constant dans

l’organisme est mesurable en termes d’affinité, de spécificité et d’avidité des

interactions biochimiques entre récepteur et ligands. Il s’agit donc d’une donnée

biochimique précisément quantifiable. La théorie de la continuité cherche donc à

1 L’idée que l’immunologie doit se passer de théorie conduit, selon nous, à une situation dans laquelle il devient très difficile de formuler des programmes de recherche thérapeutique. Nous soulignons les possibles conséquences thérapeutiques de la théorie de la continuité dans le prochain chapitre.

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185

comprendre non pas pourquoi il y a de temps en temps des réactions immunitaires

par opposition à une absence de réaction immunitaire, mais bien quelles sont les

conditions qui font que l’on passe du niveau normal, constant, d’autoréactivité, à

un niveau plus fort (toujours en terme de spécificité, d’affinité et d’avidité),

susceptible de conduire à une réponse immunitaire, c'est-à-dire au déclenchement

de mécanismes effecteurs. Il n’y a réponse immunitaire effectrice (de rejet ou de

régulation) que s’il y a interaction biochimique de forte(s) spécificité, affinité

et/ou avidité entre les récepteurs immunitaires et les ligands ; il s’agit donc de

comprendre quand ces interactions biochimiques passent d’un niveau moyen et

constant à un niveau fort et inhabituel.

Cette question ne concerne pas seulement les lymphocytes, mais aussi les

cellules de l’immunité dite « innée », et tout particulièrement les cellules

présentatrices d’antigène comme les cellules dendritiques. Ces cellules

interagissent continûment avec les constituants normaux de l’organisme avec une

intensité moyenne. Qu’est-ce qui fait qu’elles vont interagir avec certaines entités

avec une forte intensité, et donc déclencher une réponse immunitaire effectrice ?

Le cœur de la théorie de la continuité est de supposer que les motifs

antigéniques qui sont présents de façon constante dans l’organisme suscitent des

interactions moyennes constantes avec les récepteurs immunitaires, tandis que

toute expression forte d’un antigène inhabituel donne lieu à une interaction forte,

conduisant à une réponse immunitaire effectrice.

1.2.2. Les enseignements que l’on peut tirer des phénomènes de tolérance

immunitaire

L’examen de la tolérance immunitaire auquel nous avons procédé au chapitre

précédent nous permet de préciser quels sont les constituants normaux de

l’organisme, ceux qui sont en interaction constante et de niveau moyen avec ses

récepteurs immunitaires : il s’agit non pas des antigènes endogènes, mais des

antigènes présents dans l’organisme au moment de sa maturation immunitaire.

C’est ce que l’expérience fondatrice de Medawar et de ses collaborateurs,

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186

effectuée en 1953, a démontré1. Des tissus implantés suffisamment tôt chez

l’embryon ou chez le nouveau-né, selon les espèces, peuvent être tolérées

indéfiniment. Cela montre que ce qui est déterminant pour l’immunogénicité n’est

pas le caractère endogène de l’antigène, mais sa présence dans l’organisme. La

théorie de la continuité se construit sur cette idée de présence antigénique. En

outre, nous verrons de quelle manière elle l’étend afin de rendre compte des

nombreux phénomènes de tolérance immunitaire que nous avons décrits2.

À partir de ces deux idées (autoréactivité et tolérance), nous avons vu qu’un

système immunitaire sain reposait non pas sur une absence de réaction

immunitaire, mais sur un état d’équilibre entre des signaux activateurs et

inhibiteurs. Dans ces conditions, une réponse immunitaire effectrice, pouvant

aboutir au rejet de l’entité interagissant avec le système immunitaire, est une

perturbation de cet équilibre entre signaux activateurs et inhibiteurs. Bien entendu,

cette analyse en termes d’équilibre entre activation et inhibition est strictement

descriptive, elle ne propose pas en tant que telle un critère d’immunogénicité,

mais elle constitue un point de départ utile pour comprendre comment le système

immunitaire s’oriente vers le rejet ou la tolérance d’une entité donnée. La théorie

de la continuité part de cette idée de la réponse immunitaire comme rupture

d’équilibre et s’efforce d’en donner une explication en proposant son critère

d’immunogénicité, celui de la discontinuité forte dans les ligands avec lesquels les

récepteurs immunitaires interagissent.

1.3. La recherche du domaine d’extension le plus vaste possible pour la

théorie de la continuité

Une question importante est de savoir quel est le domaine d’extension de la

théorie de la continuité. Notre théorie prétend valoir pour tous les organismes

dotés d’une immunité au sens que nous avons défini au chapitre 1, donc au

minimum pour tous les pluricellulaires (plantes, invertébrés, vertébrés, etc.).

1 R. E. Billingham, L. Brent and P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells »

(1953). Voir également L. Brent, A History of transplantation immunology (1997), op. cit. 2 Voir plus loin la section sur « l’induction de tolérance par induction de continuité »

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187

Après avoir présenté les principes généraux de notre théorie, nous montrerons

comment ils s’appliquent à des cas précis d’immunité animale et végétale. En

outre, à la fin de ce chapitre, nous abordons une question cruciale, mais qui ne

saurait recevoir de réponse définitive dans l’état actuel de nos connaissances :

peut-on appliquer la théorie de la continuité aux organismes unicellulaires ? Cette

question repose en réalité d’abord sur le problème plus fondamental de savoir si

on peut parler d’immunité chez les unicellulaires (quelle que soit la théorie

adoptée pour rendre compte de l’immunité), question que nous avons abordée au

Chapitre 1. Nos remarques finales visent à répondre, de manière nécessairement

spéculative, à ces questions à nos yeux passionnantes. En tout état de cause, notre

objectif est clairement de proposer une théorie immunologique dotée d’un

domaine d’extension vaste, puisque nous cherchons à comprendre l’immunité de

tous les organismes pluricellulaires, voire de tous les organismes quels qu’ils

soient. En cela, la théorie de la continuité contraste avec la théorie du soi qui,

comme nous l’avons montré, n’a pas su trancher la question de savoir si elle ne

s’appliquait qu’aux vertébrés à mâchoires (comme le voulait Burnet), ou à bien à

tous les organismes (comme les immunologistes contemporains le prétendent).

Ayant à l’esprit ces deux fondements de notre théorie que sont l’autoréactivité

normale et la tolérance, ainsi que l’importance de l’enjeu de son domaine

d’extension, nous pouvons maintenant détailler les mécanismes de la discontinuité

antigénique.

2. La discontinuité antigénique comme fondement de la réponse

immunitaire

2.1. Qu’appelle-t-on « discontinuité antigénique » ? L’énoncé

fondamental de la théorie de la continuité

Selon la théorie du soi et du non-soi, le système immunitaire « perçoit » la

différence dans les motifs exprimés par les antigènes du soi et par ceux du non-

soi. Selon la théorie de la continuité, la théorie du soi et du non-soi a raison

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d’expliquer l’immunogénicité par la différence antigénique, mais elle a tort de

considérer que ce qui importe est l’origine de cette différence, autrement dit que

ce qui importe est de savoir si elle est endogène ou exogène. La théorie de la

continuité affirme que l’immunogénicité est causée par la différence moléculaire

elle-même. Elle s’en tient à la différence antigénique structurelle (moléculaire),

sans considérer a priori que cette différence serait immunogène seulement

lorsqu’elle est d’origine exogène.

L’affirmation centrale de la théorie de la continuité est la suivante. Le

déclenchement d’une réponse immunitaire effectrice est dû à toute discontinuité

forte dans l’expression des motifs antigéniques avec lesquels les récepteurs

immunitaires de l’organisme interagissent, c'est-à-dire à l’apparition soudaine

dans l’organisme de motifs antigéniques différents de ceux avec lesquels le

système immunitaire interagit continûment (i.e. régulièrement1). Il s’agit donc

d’une rupture de continuité dans les déterminants moléculaires interagissant avec

les cellules immunitaires, puisque c’est l’apparition d’un motif moléculaire

fortement différent qui explique que l’on passe d’un niveau de réactivité moyen et

constant à un niveau de réactivité fort, ce niveau fort de réactivité induisant une

réponse immunitaire effectrice. La discontinuité antigénique dont il est ici

question a une dimension qualitative et une dimension quantitative (voir section

2.4 ci-dessous : « Les facteurs de la discontinuité antigénique »). Les motifs

antigéniques déclenchant une réponse immunitaire peuvent aussi bien être

exogènes (alloantigènes exprimés sur un organe greffé ; antigènes bactériens,

viraux, etc.) qu’endogènes (motifs tumoraux, motifs exprimés par des cellules

apoptotiques, motifs reconnus par des cellules régulatrices, etc.) Une réponse

immunitaire est déclenchée lorsque les récepteurs immunitaires interagissent avec

des antigènes fortement différents de ceux avec lesquels ils interagissent

habituellement, c'est-à-dire de manière répétée (régulière), et qui restent les

1 Les cellules immunitaires ne réagissent pas avec les ligands spécifiques de leurs récepteurs sans aucune interruption, au contraire elles interagissent avec eux, puis circulent dans le circuit lymphatique, puis interagissent de nouveau avec eux, etc. La continuité dont il est ici question est donc bien la répétition régulière d’une même interaction biochimique, et non le maintien sans aucune interruption de la même interaction.

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mêmes ou pratiquement les mêmes. Cela se produit aussi bien lorsqu’un

pathogène pénètre dans un organisme que lorsque se développe une tumeur, ou

encore lorsqu’une cellule de l’organisme meurt par apoptose. Dans tous ces cas,

une réponse immunitaire effectrice a bien lieu, et le critère de cette

immunogénicité est, selon notre théorie, la discontinuité antigénique, et non

l’exogénicité1.

2.2. Quels sont les récepteurs immunitaires impliqués ?

La théorie de la continuité affirme qu’une réponse immunitaire est due à une

discontinuité forte des motifs de la cible avec lesquels les récepteurs immunitaires

de l’organisme interagissent. Mais quels sont les récepteurs immunitaires

impliqués ? Il s’agit de tous les récepteurs immunitaires, autrement dit pas

seulement ceux portés par les lymphocytes B (immunoglobulines) et T, mais aussi

ceux que l’on trouve à la surface des cellules de l’immunité dite « innée » :

macrophages, monocytes, cellules dendritiques, polynucléaires, cellules tueuses

naturelles, etc. Comme nous allons le montrer, la théorie de la continuité met

même tout particulièrement l’accent sur certaines de ces cellules de l’immunité

innée, les cellules présentatrices d’antigène (APC), qui jouent le rôle fondamental

dans le déclenchement de la réponse immunitaire et qui sont les plus directement

impliquées dans la réponse à toute discontinuité antigénique. En particulier, les

récepteurs Toll-like (TLR), que nous avons déjà rencontrés plusieurs fois, sont un

excellent exemple de récepteurs immunitaires impliqués dans la détection d’une

discontinuité antigénique. Tout cela va dans le sens de l’importance de plus en

plus grande donnée, dans l’immunologie des dix dernières années, à l’immunité

innée2.

1 Voir la section 4 ci-dessous pour un détail des données bien expliquées par la théorie de la continuité tandis que la théorie du soi n’en rend pas convenablement compte 2 C. A. Janeway and R. Medzhitov « Innate Immune Recognition » (2002). Voir aussi l’article fondateur de C. A. Janeway : « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology » (1989).

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2.3. Le point de départ de la continuité : ontogénie de l’immunité

La théorie de la continuité repose sur l’idée qu’une réponse immunitaire est

déclenchée lorsque apparaissent dans l’organisme des ligands différents de ceux

avec lesquels les récepteurs immunitaires ont interagi régulièrement jusqu’ici.

Une question, néanmoins, se pose : quel est le point de départ dans le temps de

cette réactivité constante et répétée que la discontinuité antigénique vient

modifier ? Autrement dit, nous opposons la discontinuité à la continuité, mais, est-

on en droit de demander, à partir de quel moment cette continuité est-elle

opérante ? Selon notre théorie, la continuité antigénique commence dès lors que

les cellules immunitaires sont immunocompétentes, c'est-à-dire dès que leurs

récepteurs réagissent efficacement à leurs ligands. Cette immunocompétence

pouvant s’acquérir à des stades variés du développement de l’organisme, nous

devons analyser l’ontogénie du système immunitaire, c'est-à-dire la mise en place,

au cours du développement de l’individu, d’un système immunitaire efficace.

Commençons par le cas des mammifères, en l’occurrence la souris et l’être

humain, dont les systèmes immunitaires sont particulièrement bien connus.

Au moment de la naissance, l’organisme passe soudainement de

l’environnement stérile de la vie fœtale à un environnement riche en pathogènes.

Le développement du système immunitaire commence pendant la période

embryonnaire précoce, dès les premiers jours après la conception chez la souris.

Par exemple, la souris possède des lymphocytes immunocompétents dès le

douzième jour après la conception1. Chez l’homme également, les premiers

lymphocytes immunocompétents apparaissent quelques semaines après la

conception2. Cependant, le système immunitaire met du temps pour devenir

complètement mature. Le fœtus est capable de déclencher des réponses

immunitaires, mais elles sont différentes qualitativement et quantitativement de

1 T. Yokota et al., « Tracing the first waves of lymphopoiesis in mice » (2006). Pour un temps de gestation compris entre 18 et 21 jours. 2 Probablement autour de onze semaines, mais les évaluations varient. Une étude récente montre que des fœtus dont la mère est vaccinée contre le virus Influenza à environ trente semaines développent une réponse immunitaire B et T qui leur est propre (autrement dit, elle n’est pas due à la mère) : D. Rastogi et al., « Antigen-specific immune responses to influenza vaccine in utero » (2007).

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celles de l’adulte. Le système immunitaire du nouveau-né est lui aussi assez

différent de celui de l’adulte ; à bien des égards il s’agit d’un système immunitaire

diminué, et pourtant il permet le plus souvent de faire face à la menace

représentée par les pathogènes1. Par exemple, chez la souris et chez l’homme, le

nouveau-né possède des neutrophiles en faible quantité et qualitativement moins

efficaces que ceux de l’organisme mature2, des réponses TLR diminuées à des

ligands microbiens ainsi qu’à des ligands endogènes tels que ceux impliqués dans

la phagocytose des cellules mortes, etc. Chez la souris, les cellules dendritiques du

nouveau-né sont immatures, leur production d’interleukine 12 est défectueuse et

elles n’induisent pas de réponses immunitaires de type TH1 (réponses des

lymphocytes T auxiliaires de type 1) aussi bien que les cellules adultes.

L’immunité assurée par les cellules dendritiques devient normale vers la

cinquième semaine après la naissance3. Concernant les cellules présentatrices

d’antigène du nouveau-né humain, elles présentent également des défauts dans

l’induction des réponses immunitaires de type TH1. À l’opposé, la production via

les TLR d’interleukines 6, 10 et 23 par les cellules présentatrices d’antigène du

nouveau-né humain est plus importante que celle de l’adulte4.

La situation est quelque peu différente concernant les cellules immunitaires

sélectionnées, c'est-à-dire subissant une élimination lorsqu’elles portent des

récepteurs fortement autoréactifs, à savoir les lymphocytes B, les lymphocytes T

et les cellules NK5. En réalité, comme nous l’avons vu, sont éliminées toutes les

cellules qui portent des récepteurs reconnaissant fortement les motifs antigéniques

présentés dans le thymus, que ceux-ci soient endogènes ou exogènes. Autrement

dit, le système immunitaire prévient, par ce processus de délétion (appelé parfois

« apprentissage »), la possibilité de réponses immunitaires excessives à des

1 O. Levy, « Innate immunity of the newborn : basic mechanisms and clinical correlates » (2007). 2 Pour l’homme, voir R. Carr, « Neutrophil production and function in newborn infants » (2000). 3 A. Dakic et al. « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004). Sur le développement des différents types de cellules dendritiques selon leur origine, voir K. Shortman and S. H. Naik, « Steady-state and inflammatory dendritic cell development » (2007). 4 O. Levy (2007), op. cit. 5 Sur cette dernière population, voir W. M. Yokoyama and S. Kim, « How do natural killer cells find self to achieve tolerance? » (2006).

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constituants présents dans l’organisme, et non des constituants du « soi » au sens

d’endogènes. La maturation des cellules immunitaires subissant une sélection

(délétion) est un processus plus long à se mettre en place que celle des cellules

n’en subissant pas. C’est ainsi que le nouveau-né possède une immunité

adaptative défectueuse, et que son immunité repose principalement sur les

mécanismes innés1. Chez la souris, par exemple, le répertoire des lymphocytes

n’est pas complètement constitué à la naissance. Le thymus lui-même n’achève

son développement que vers la 3e ou 4e semaine après la naissance. Chez l’être

humain, en revanche, il est pleinement développé dès la naissance, ce qui

n’implique pas pour autant que ses réponses immunitaires adaptatives soient déjà

parfaitement efficaces. On considère en effet que l’être humain possède des

lymphocytes matures quelques semaines après la naissance. La production de

lymphocytes T continue activement jusqu’à l’adolescence, ensuite le thymus

rétrécit, ce qui induit une réduction, mais non pas un arrêt, de la production de

lymphocytes T.

En 1996, trois articles majeurs ont démontré que le consensus selon lequel le

nouveau-né n’était pas du tout capable de réponses immunitaires adaptatives

(réponses B et T) n’était pas complètement exact2, remettant en question, plus

globalement, l’idée généralement admise que les nouveaux-nés sont immatures ou

immunodéficients. En réalité, le nouveau-né peut déclencher in vivo, dans

certaines circonstances, des réponses cellulaires T de niveau comparable aux

réponses de l’adulte3. Cela est vrai chez la souris et chez l’être humain.

L’élucidation des conditions précises d’induction qui conduisent à une réponse

immunitaire efficace, par opposition aux conditions qui conduisent à des réponses

immunitaires nettement plus faibles que chez l’adulte, est un objet de recherche

1 B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke, « Neonatal adaptive immunity comes of age » (2004). 2 M. Sarzotti, D. S. Robbins, and P. M.Hoffman, « Induction of protective CTL responses in newborn mice by a murine retrovirus » (1996) ; J. P. Ridge, E. J. Fuchs and P. Matzinger, « Neonatal Tolerance Revisited: Turning on Newborn T Cells with Dendritic Cells » (1996) ; T. Forsthuber, H. C. Yip and P. V. Lehmann, « Induction of TH1 and TH2 immunity in neonatal mice » (1996). 3 B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke (2004), op. cit.

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actif à l’heure actuelle. Il apparaît de plus en plus clairement que cette flexibilité

dans la capacité de déclencher une réponse immunitaire joue un rôle important

dans la protection du fœtus et du nouveau-né contre des réponses inflammatoires

excessives et dans sa capacité de tolérer des antigènes indispensables à son

développement et à sa survie.

Le point qui importe pour l’instant est le suivant : les cellules non sélectionnées

et les cellules sélectionnées commencent à interagir avec les antigènes présents

dans l’organisme soit dès avant la naissance, soit quelques semaines après la

naissance. Elles sont dès ce moment-là, c'est-à-dire dès que leur maturation est

achevée, en mesure d’interagir de façon continue et avec une intensité constante

avec les antigènes présents dans l’organisme. Ainsi, la continuité antigénique

qu’évoque la théorie de la continuité commence dès la maturation du système

immunitaire.

Chez d’autres organismes que les mammifères, la maturation immunitaire est

souvent rapide. Chez les animaux à immunité dite « innée », les récepteurs

immunitaires sont pour la plupart établis dès la naissance. Chez la drosophile, la

plupart des mécanismes immunitaires se mettent même en place dès le stade

larvaire1. Chez les plantes, les différents mécanismes immunitaires (les voies

respectivement « directe » et « indirecte » que nous avons décrites au chapitre 1)

sont établies et sont efficaces très rapidement. Chez les organismes coloniaux,

plantes coloniales par exemple, la question ne se pose bien entendu pas du tout de

la même manière, puisque chaque « plante » est le prolongement de l’organisme

parent, et donc la « maturation » est radicalement différente de chez des

organismes à reproduction sexuée.

1 Concernant l’ontogénie du système immunitaire de la drosophile, voir A. Holz et al., « The two origins of hemocytes in Drosophila » (2003) et, pour le meilleur article de synthèse disponible à l’heure actuelle sur l’immunité de la drosophile, voir B. Lemaitre and J. Hoffman, « The host defense of drosophila melanogaster » (2007).

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2.4. Les facteurs de la discontinuité antigénique

La réponse immunitaire présuppose, selon notre théorie, une discontinuité forte

des ligands avec lesquels les récepteurs immunitaires interagissent, et non pas

n’importe quelle discontinuité. Cela signifie que la satisfaction de notre critère

d’immunogénicité dépend de plusieurs facteurs. La théorie de la continuité prend

ainsi en compte les éléments suivants.

2.4.1. La quantité d’antigène

Une quantité très faible d’antigène ne provoque pas, dans la plupart des cas, de

réponse immunitaire, ou, parfois, provoque une réponse immunitaire mais qui est

très rapidement interrompue. À l’opposé, une très grande quantité d’antigène peut

paralyser le système immunitaire, qui est alors incapable de réagir. La théorie de

la continuité prend en compte la question de la quantité d’antigène présentée aux

cellules immunitaires, en affirmant qu’il n’y a discontinuité antigénique pour le

système immunitaire que si la quantité d’antigène disponible se situe dans une

fenêtre (ni trop faible, ni trop importante). Cependant, il faut souligner que dans la

très grande majorité des cas l’introduction d’un antigène provoque une réponse

immunitaire. Autrement dit, la plupart des discontinuités antigéniques sont

« perçues » par au moins l’un ou quelques-uns des constituants de l’immunité. La

question est néanmoins de savoir quand on passe d’une réponse au niveau d’une

cellule immunitaire, ou de quelques-unes (cette réponse pouvant être une

activation, une différenciation, une migration, une division, la synthèse de

cytokines, etc.), à une réponse immunitaire systémique, impliquant un ensemble

d’acteurs immunitaires et conduisant finalement à la destruction de la cible. Dans

certains cas, en effet, une réponse immunitaire cellulaire est amorcée, mais des

mécanismes immunitaires régulateurs viennent mettre un terme à cette réponse et

permettent l’induction d’un état de tolérance à l’antigène considéré. C’est là que,

de nouveau, la quantité d’antigène présentée est un facteur important : comme

nous allons le voir en parlant d’induction de tolérance par induction de continuité,

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une petite quantité d’antigènes présentée de façon répétée aux cellules

immunitaires peut induire un état actif de tolérance immunitaire à cet antigène, et

non une réponse immunitaire systémique. Il nous faudra donc comprendre dans

quels cas et pourquoi on passe d’une réponse immunitaire cellulaire à une réponse

immunitaire globale conduisant à la destruction de la cible ou, au contraire, à un

état de tolérance.

2.4.2. La vitesse d’apparition de l’antigène

De même que la quantité d’antigène présente joue un rôle dans l’induction

d’une réponse immunitaire, la vitesse d’apparition de l’antigène dans l’organisme

est également importante. Des antigènes apparaissant très progressivement dans

l’organisme peuvent ne pas provoquer de réponse immunitaire, et même induire

des mécanismes actifs de tolérance. Des antigènes qui, à l’opposé, apparaissent

soudainement dans l’organisme provoqueront une réponse immunitaire.

Pour tenir compte à la fois de la quantité d’antigène et de la vitesse d’apparition,

on pourrait formuler notre théorie en disant que ce qui importe est non pas chacun

de ces deux aspects pris isolément, mais la relation entre les deux, autrement dit

ce serait le dQ/dt, c'est-à-dire la variation de la quantité d’antigène par rapport au

temps1.

2.4.3. Le degré de différence moléculaire

La discontinuité antigénique est une question de différence moléculaire entre

antigènes habituellement présentés et antigènes apparaissant dans l’organisme à

un moment donné. Ces différences comportent des degrés : si des motifs très

ressemblants aux motifs avec lesquels les récepteurs immunitaires ont interagi

1 Je remercie Michel Morange de m’avoir suggéré cette formulation, qui présente l’avantage considérable de réunir des aspects de la théorie qui, sans cela, semblent isolés. Je dois encore réfléchir à cette formulation pour tenter de déterminer si elle regroupe l’ensemble des facteurs de discontinuité proposés.

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jusqu’ici sont présentés, alors il n’y aura pas de réponse immunitaire de rejet, la

discontinuité antigénique n’étant pas suffisante pour être « perçue » par le système

immunitaire. C’est ce que l’on constate à propos des phénomènes d’imitation

moléculaire que nous avons décrits chez certains parasites (voir chapitre

précédent), mais aussi à propos de l’histocompatibilité dans le domaine de la

transplantation1.

2.4.4. La régularité de la présentation de l’antigène

Si un antigène est présent de façon continue pendant une durée relativement

longue et interagit régulièrement avec les récepteurs immunitaires de l’organisme,

il peut induire une tolérance, et non une réponse immunitaire.

Les trois derniers points (vitesse d’apparition, degré de différence moléculaire,

régularité de la présentation) permettent de répondre à une possible objection, qui

consisterait à dire que la théorie de la continuité rendrait impossibles à

comprendre les modifications endogènes normales d’un organisme : au fur et à

mesure qu’il mûrit et vieillit, un organisme change, ses tissus se modifient, il subit

quelques mutations génétiques qui ont pour certaines des conséquences

phénotypiques, etc. L’objection serait donc de dire que notre théorie ne permet

pas de rendre compte des changements antigéniques endogènes normaux dans

l’organisme. La réponse est que les antigènes apparaissant suite à ces

changements sont, dans la plupart des cas, très ressemblants aux antigènes

habituels de l’organisme, qu’ils apparaissent de manière lente, et qu’ils sont

présentés de manière régulière aux récepteurs immunitaires de l’organisme. Que

se passe-t-il quand ce n’est pas le cas ? La réponse est que, précisément, nous

constatons alors le déclenchement d’une réponse immunitaire, ciblant des

antigènes endogènes, ce qui est l’un des fondements de la théorie de la continuité : 1 Ce phénomène est rare chez l’être humain, mais, comme nous l’avons vu, il est fréquent chez certaines espèces, comme les organismes coloniaux. Concernant Botryllus, par exemple, la théorie de la continuité soutient que l’expression de quelques motifs antigéniques communs (liés au fait de posséder un seul allèle en commun) suffit pour qu’il y ait tolérance à la greffe.

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une discontinuité antigénique forte, y compris lorsqu’elle est endogène, déclenche

une réponse immunitaire. C’est en particulier ce que l’on constate dans le

développement des tumeurs, comme nous l’expliquons en détail ci-dessous.

L’objection peut donc être rejetée : la théorie de la continuité permet justement de

rendre compte du caractère non-immunogène de changements antigéniques faibles

et du caractère immunogène de changements antigéniques forts.

2.4.5. Le lieu de l’interaction immunitaire

Les continuités antigéniques sont locales, c'est-à-dire que l’endroit de

l’organisme où se produisent les interactions entre récepteurs immunitaires et

ligands est un élément important pour déterminer s’il va y avoir réponse

immunitaire de rejet. Ainsi, un antigène exprimé par une bactérie commensale

dans l’intestin ou sur la peau et qui est parfaitement toléré là où il se trouve

habituellement peut provoquer une réponse immunitaire s’il est introduit ailleurs

dans l’organisme.

En conséquence, la continuité évoquée par notre théorie est spatio-temporelle,

c'est-à-dire qu’elle intègre la dimension de l’espace (le lieu de l’interaction

immunitaire est important) et du temps (la vitesse de l’apparition de l’antigène et

la régularité des interactions récepteurs immunitaires – motifs antigéniques

comptent). En cela, la théorie de la continuité est en accord avec le Prix Nobel

Rolf Zinkernagel qui, dans des propositions récentes sur la conceptualisation des

réponses immunitaires, a insisté sur leurs dimensions spatiales et temporelles1.

Pris tous ensemble, ces cinq facteurs que nous avons décrits semblent ouvrir la

possibilité de plusieurs états de tolérance immunitaire, seule une discontinuité

1 R. M. Zinkernagel, « Localization dose and time of antigens determine immune reactivity » (2000) ; R. M. Zinkernagel and H. Hengartner, « Regulation of the Immune Response by Antigen » (2001) ; R. M. Zinkernagel, « Uncertainties – Discrepancies In Immunology » (2002) ; R. Zinkernagel, « Credo 2004 » (2004). Sur l’importance du lieu de la réaction pour comprendre la réponse immunitaire, voir également A. L. Mellor and D. H. Munn, « Immune privilege: a recurrent theme in immunoregulation? » (2006).

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198

antigénique forte (en termes de quantité d’antigène, de rapidité de son apparition,

de différence structurelle par rapport aux antigènes habituellement présents, etc.)

provoquant une réponse immunitaire de rejet. En conséquence, il convient de se

demander quelle est exactement la place accordée à la tolérance immunitaire dans

le cadre de notre théorie.

3. La priorité de la tolérance dans la théorie de la continuité

3.1. Comprendre l’omniprésence des phénomènes de tolérance

immunitaire

À la première lecture, l’énoncé de la théorie de la continuité pourrait sembler

suggérer que, dès lors que l’on entre dans la période de maturité immunitaire, seul

ce qui est toujours (ou pratiquement toujours) pareil1 est accepté par le système

immunitaire. Autrement dit, la théorie de la continuité pourrait donner

l’impression fausse de simplement proposer un principe de conservation de

l’identité de l’organisme, tout changement étant un danger potentiel2. Cependant,

nous avons déjà montré que la théorie de la continuité ne devait pas être

interprétée de cette manière : la description des facteurs d’immunogénicité dans la

section précédente a, en effet, souligné que de nombreuses circonstances

pouvaient conduire à une absence de réponse immunitaire de rejet, même lorsqu’il

y a une certaine discontinuité antigénique, par exemple une faible quantité

d’antigène, l’apparition lente et/ou la présentation répétée d’un antigène, etc. Or,

comme nous allons le voir, cette absence de réponse immunitaire de rejet est dans

de nombreux cas due non pas à une « ignorance immunitaire » (absence

d’interactions entre l’antigène et les récepteurs immunitaires), mais à une

tolérance immunitaire, c'est-à-dire, conformément à notre définition (donnée au

chapitre précédent), des phénomènes actifs d’immunorégulation. De fait, la

1 C'est-à-dire moléculairement identique à travers le temps. 2 C’est ainsi que Mme Pasqualini avait lu la théorie de la continuité (voir son éditorial « Tambalea el dogma Propio/No-propio de la immunologia », 2005), d’où les précisions et explications supplémentaires proposées dans notre réponse, publiée sous le même titre (Pradeu et Carosella 2005).

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théorie de la continuité entend accorder une place centrale aux phénomènes de

tolérance. Nous pensons que ces derniers n’ont pas été correctement intégrés dans

les théorisations immunologiques récentes et dans les réflexions philosophiques

menées à propos de l’immunologie, et nous espérons que la théorie de la

continuité permet, pour sa part, d’expliquer les mécanismes de tolérance et de

rendre compte de leur omniprésence.

En effet, un organisme est constamment exposé et doit être constamment

tolérant aux antigènes oraux (nutrition), aux antigènes aériens (respiration), etc.1

Comme nous l’avons montré au chapitre précédent, le fonctionnement de

l’organisme passe par des « systèmes » (tégumentaire, digestif, respiratoire,

système d’excrétion, reproductif, immunitaire, endocrinien, circulatoire, nerveux,

squelettique) qui sont tous, ou presque tous, des ouvertures (contrôlées) sur

l’environnement extérieur. Nous avons à ce sujet mis en évidence la présence

massive de micro-organismes, notamment bactériens, dans la plupart de ces

« systèmes ». Il convient donc d’inverser la question du soi, c'est-à-dire de

demander non plus « pourquoi tout non-soi doit-il être rejeté ? », mais : « étant

donné qu’un organisme est un système ouvert sur son environnement (nutrition,

respiration, etc.) et donc que son système immunitaire est constamment soumis à

la présence d’antigènes exogènes et pourtant indispensables à la survie de

l’organisme, comment ce système immunitaire distingue-t-il, parmi autant

d’antigènes exogènes, ceux qui sont bénins, voire utiles, de ceux qui sont

dangereux ? »

3.2. La tolérance comme prévention contre les risques de l’immunité

La première étape de notre raisonnement consiste donc à souligner le caractère

fondamental de la tolérance immunitaire dans l’organisme. La théorie du soi

pense l’organisme comme prioritairement fermé à son environnement, puis

s’efforce de dresser la liste des exceptions à cette règle du rejet systématique du

1 Voir par exemple D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction of nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005).

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200

non-soi. La théorie de la continuité considère, à l’opposé, que l’organisme est

prioritairement tolérant à son environnement (i.e. qu’il a besoin de l’être pour se

développer et survivre), mais qu’il est capable de se débarrasser des entités

(endogènes ou exogènes) susceptibles de lui occasionner des dommages ou

mourantes, qui sont donc autant d’exceptions à la règle de la tolérance. En outre,

les organismes ont évolué pour éviter d’être détruits par leur propre système

immunitaire, ce qui implique le phénomène d’autoréactivité normale, loin de

l’exclure : le système immunitaire doit pouvoir être rendu tolérant à des antigènes

se trouvant à la périphérie (et notamment, mais pas seulement, aux antigènes du

« soi »). L’un des fondements de la théorie de la continuité est ainsi que la

tolérance immunitaire est première. Cette proposition est démontrée par deux

phénomènes, que nous allons analyser à présent : d’une part, la tolérance fœtale

ou immédiatement post-natale ; d’autre part, le fait que plusieurs signaux

activateurs sont nécessaires pour qu’une réponse immunitaire de rejet soit

effectivement déclenchée.

3.2.1. Les raisons de la tolérance immunitaire initiale selon la théorie de la

continuité

Comme nous l’avons vu, Medawar et ses collègues démontrent, en 1953, que

des tissus implantés tôt (dans la période immédiatement post-natale) chez la souris

peuvent être indéfiniment tolérés1. Cette expérience, amplement confirmée par la

suite2, démontrait que le fœtus et, chez certaines espèces, le nouveau-né, sont

largement tolérants aux antigènes exogènes. Comment rendre compte de cette

moindre immunité à la naissance ? L’idée avancée par Burnet, et constamment

reprise jusqu’à il y a quelques années, était tout simplement que le système

immunitaire du fœtus et (selon les espèces) du nouveau-né n’était pas encore

1 R. E. Billingham, L. Brent, P. B. Medawar, « Actively acquired tolerance of foreign cells » (1953), op. cit. 2 R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003) ; A. Dakic et al., « Development of the dendritic cell system during mouse ontogeny » (2004), op. cit. ; H. Waldmann, « Regulatory T cells in transplantation » (2006).

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201

pleinement mature, donc qu’il s’agissait d’une immuno-incompétence provisoire.

Cependant, nous avons vu plus haut, en parlant de l’ontogénie du système

immunitaire, que la situation était plus complexe, le nouveau-né étant tolérant à

certains antigènes, mais en mesure de déclencher des réponses actives de rejet à

l’égard d’autres antigènes. Selon la théorie de la continuité, il faut comprendre

l’ontogénie du système immunitaire non pas comme le passage d’un état déficient

d’immaturité immunitaire (i.e. d’immunodéficience) à un état mature de rejet de

tout ce qui est étranger, mais comme le passage d’une forte tolérance à une

moindre tolérance, au cours de laquelle les récepteurs immunitaires se constituent

précisément sur la base des antigènes (endogènes ou exogènes) qui sont présents

de façon continue ou répétée dans l’organisme. Cela permet de rendre compte à la

fois de la tolérance immunitaire initiale, démontrée par l’expérience de Medawar,

et des formes de tolérance immunitaire susceptibles d’être induites chez

l’organisme adulte. Nous détaillons immédiatement le premier mécanisme, et plus

bas l’induction de tolérance chez l’adulte.

Selon notre théorie, la tolérance immunitaire initiale n’est pas une déficience

(qui serait corrigée par la maturation), elle est nécessaire à la construction de

l’organisme, construction qui se produit dans un environnement, et en partie à

l’aide de constituants issus de cet environnement1. La tolérance initiale est

indispensable à l’organisme parce que, immédiatement après sa naissance, celui-ci

est exposé à un grand nombre de micro-organismes commensaux, qu’il ne doit

pas éliminer car ils sont indispensables à sa nutrition, à sa protection immunitaire

contre d’autres bactéries (pathogènes pour leur part), et à la maturation de son

système immunitaire2. C’est le cas tout particulièrement au niveau de la peau, de

l’appareil respiratoire et de l’appareil digestif3. Rappelons qu’un organisme qui

n’est pas exposé dès sa naissance4 à des bactéries commensales est immature d’un

point de vue immunitaire, que dans de nombreux cas il ne peut pas se développer

1 Nous revenons sur cet aspect dans la troisième partie. 2 Voir la démonstration de ces points au chapitre précédent. 3 O. Levy (2007), op. cit. 4 Parfois dès le stade fœtal, dans le cas d’une transmission verticale de symbiotes, comme dans le cas de Wolbachia chez de nombreux insectes.

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202

normalement, et plus généralement que la plupart de ses fonctions vitales (en

particulier la nutrition) sont défectueuses. Il est remarquable que le système

immunitaire a évolué pour présenter un état de tolérance importante mais

sélective, lui permettant, non pas de discriminer entre le soi et le non-soi, mais de

diminuer les réponses immunitaires aux micro-organismes « utiles » tout en

détruisant ceux qui seraient susceptibles de lui causer des dommages. La théorie

du soi, nous l’avons vu, ne peut pas expliquer ce phénomène. Qu’en est-il de la

théorie de la continuité ?

La première question qui se pose ici est de savoir comment se manifeste la

tolérance immunitaire de l’organisme qui vient de naître à l’égard des bactéries

commensales. Plusieurs processus facilitent leur établissement dans l’organisme.

C’est le cas, en particulier, de la réactivité réduite du récepteur Toll-like 2 chez le

nouveau-né, qui est généralement interprétée comme l’un des moyens facilitant

l’établissement normal des bactéries intestinales bénéfiques pour l’hôte : ce

récepteur, en effet, reconnaît des ligands bactériens comme le

LPS (lipopolysaccharide) que l’on trouve aussi bien sur les bactéries pathogènes

que sur les bactéries commensales1. En outre, les nouveaux-nés, à la fois chez la

souris et chez l’homme, développent des réponses inflammatoires très limitées2,

très probablement pour limiter les risques de réponses immunitaires à des micro-

organismes indispensables à la survie de l’hôte. Corrélativement, on trouve de

nombreuses cellules T régulatrices CD4+CD25+Foxp3+ chez le nouveau-né3, et il

est fort probable que ces cellules jouent un rôle important dans la régulation des

réponses inflammatoires, à la fois pour limiter les risques de destruction des tissus

de l’organisme et pour réduire les réponses immunitaires à des micro-organismes

utiles à l’hôte :

1 O. Levy (2007), op. cit., p. 381. 2 En grande partie en raison du biais TH2 des nouveaux-nés : les nouveaux-nés possèdent des cytokines qui favorisent le développement de lymphocytes TH2 au détriment des lymphocytes TH1 qui, contrairement aux TH2, stimulent les macrophages, principales cellules médiatrices de l’inflammation. 3 W. R. Godfrey et al. « Cord blood CD4+CD25+-derived T regulatory cell lines express FoxP3 protein and manifest potent suppressor function » (2005).

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203

Durant les premières étapes du développement, l’organisme est exposé à un grand nombre

d’antigènes, d’origines à la fois extrinsèques et intrinsèques. Répondre avec vigueur à

tous ces antigènes conduirait à un état d’hyperinflammation chronique. Cela pourrait être

nuisible pendant la vie précoce pour deux raisons importantes. Premièrement, chez le

nouveau-né, les cellules immunitaires doivent établir un état de tolérance aux antigènes

environnementaux communs, ainsi qu’aux antigènes du soi périphériques nouvellement

rencontrés. Des niveaux élevés de signaux pro-inflammatoires auraient de fortes chances

de contrarier ce processus. Deuxièmement, certains organes se développent après la

naissance à la fois chez la souris et chez l’être humain. Des réponses inflammatoires à des

tissus qui se développent après la naissance, comme les poumons, peuvent être par nature

dangereuses. Globalement, nous pensons que, dans la plupart des circonstances, il

pourrait être avantageux pour les nouveaux-nés de maintenir sous contrôle les réactions

inflammatoires, tout en conservant la capacité de mobiliser complètement le système

immunitaire adaptatif en cas de rencontre avec des agents infectieux menaçants pour la

vie ou hautement nocifs.1

L’état de tolérance relative et sélective du fœtus et du nouveau-né n’est donc pas

le reflet d’une immaturité immunitaire en matière de reconnaissance du soi,

comme on l’a cru pendant longtemps, mais un état d’ouverture partielle à

l’environnement indispensable à l’organisme et permettant la constitution de son

système immunitaire sur la base des antigènes qui sont en contact répété avec ses

récepteurs immunitaires.

La deuxième question est de déterminer si cette tolérance initiale peut être

expliquée par la théorie de la continuité. Nous venons de le voir, le nouveau-né

présente un haut niveau de tolérance immunitaire. Il convient donc de commencer

par se poser la question de savoir à quelles conditions (sans doute assez

restreintes) le nouveau-né est capable de répondre à certains pathogènes. On peut

penser que le système immunitaire de l’organisme nouveau-né rejette les entités

qui premièrement sont présentes dans des zones qui ne sont pas des interfaces

(intestin, poumon, etc.) ; deuxièmement, sont présentées en grande quantité ;

troisièmement, sont présentées de façon non pas continue mais discrète, et de

façon non répétée.

1 B. Adkins, C. Leclerc and S. Marshall-Clarke, « Neonatal adaptive immunity comes of age » (2004), op. cit., p. 561. (Notre traduction).

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204

Par opposition, les entités exogènes, notamment bactériennes, qui sont présentes

dans l’organisme en petite quantité et avec lesquelles le système immunitaire

interagit de façon répétée et progressive sont tolérées. Analysons le cas le plus

massif de colonisation bactérienne de l’hôte, celui qui se produit au niveau de

l’intestin, immédiatement après la naissance. Les bactéries commensales y

arrivent certes en grande quantité, en même temps que des bactéries pathogènes.

Cependant, elles sont présentées au système immunitaire intestinal en petite

quantité, de façon continue, lente et répétée. Le système immunitaire intestinal (en

particulier le mucus et les cellules épithéliales) agit comme un filtre ou un

entonnoir : en dépit d’une présence massive d’antigènes, il ne fait qu’en prélever

certains extraits1, ce qui lui permet à la fois de détecter les antigènes fortement

anormaux et d’induire une tolérance (par induction de continuité) aux antigènes

normaux. Cette explication est partiellement généralisable à l’organisme adulte,

comme nous le démontrons ci-dessous dans la section sur l’induction de tolérance

par induction de continuité.

D’abord fluctuante, la flore intestinale devient ensuite fidèle, autrement dit elle

se stabilise. Une continuité s’est établie, les bactéries commensales résidentes

sont, pour le système immunitaire, des constituants normaux de l’organisme.

3.2.2. La nécessité de plusieurs signaux activateurs pour déclencher une

réponse immunitaire lymphocytaire

Les lymphocytes sont au cœur de la réponse immunitaire adaptative. Une fois

activés, ils sont en outre capables d’induire des réponses immunitaires effectrices

innées, comme la phagocytose. En conséquence, ils sont souvent décrits comme

les « chefs d’orchestre » de la réponse immunitaire, tout particulièrement les

lymphocytes CD4 dits « auxiliaires » (T helpers de types 1 et 2), qui orientent

l’activation des macrophages et des lymphocytes B. Cependant, si les

lymphocytes sont les cellules qui organisent la réponse immunitaire adaptative, ils

1 Voir en particulier M. Rescigno et al., « Dendritic cells express tight junction proteins and penetrate gut epithelial monolayers to sample bacteria » (2001).

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205

ne sont pas du tout celles qui provoquent son déclenchement. En effet, l’activation

des lymphocytes dépend des cellules présentatrices d’antigène, principalement les

cellules dendritiques. La théorie de la continuité, à la suite de plusieurs

immunologistes ayant joué un rôle majeur dans la mise en évidence de

l’importance de l’immunité innée1, insiste donc sur l’idée que la réponse

immunitaire est déclenchée par les cellules présentatrices d’antigène2. Or,

plusieurs expériences ont démontré qu’un lymphocyte n’est activé que s’il reçoit

plusieurs signaux, qui sont autant de confirmations de la présence d’un antigène

« anormal » dans l’organisme. Au moins deux signaux sont nécessaires, comme

l’avaient suggéré Peter Bretscher et Melvin Cohn en 19683. Un lymphocyte T,

pour être activé, doit être stimulé à la fois par son ligand spécifique porté par

l’antigène et par le « second signal » délivré par la cellule présentatrice

d’antigène. Quant aux lymphocytes B, ils doivent être stimulés à la fois par leur

ligand spécifique et par un lymphocyte CD4 auxiliaire, dit lymphocyte T helper 2

(TH2). Depuis que Bretscher et Cohn ont proposé leur théorie des deux signaux,

les connaissances acquises ont permis de montrer que, dans de nombreux cas,

davantage de deux signaux sont nécessaires : on considère par exemple

aujourd’hui que trois signaux sont nécessaires pour activer un lymphocyte B4, et

de nombreuses recherches sont effectuées sur la notion de « synapse

immunologique », zone de contact entre cellule immunitaire et antigène qui

1 Voir, tout particulièrement, C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition » (2002). 2 Ou, en termes plus imagés, tels que Janeway et Medzhitov les emploient, la « décision » de déclencher une réponse immunitaire est prise par les cellules présentatrices d’antigène. Voir également T. R. Mosmann and A. M. Livingstone, « Dendritic cells : the immune information management experts » (2004). 3 P. Bretscher and M. Cohn, « Minimal model for the mechanism of antibody induction and paralysis by antigen » (1968) ; P. Bretscher and M. Cohn, « A theory of self-nonself discrimination » (1970). Voir également K. J. Lafferty and A. Cunningham, « A new analysis of allogenic interactions » (1975). En réalité, comme le montre P. Matzinger (« Tolerance, danger, and the extended family », 1994), ce sont Lafferty et Cunningham qui, les premiers, ont proposé l’idée que le second signal était dû à la cellule présentatrice d’antigène. Dans la conception présentée par Bretscher et Cohn, le second signal était délivré par un autre lymphocyte T (dit « helper »). 4 H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate control of adaptive immunity : Dendritic cells and beyond » (2007).

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206

impliquerait un grand nombre de récepteurs et co-récepteurs1. Néanmoins, ce qui

importe ici pour nous est que l’un des principaux mécanismes de prévention

contre des réponses immunitaires indésirables (i.e. qui pourraient endommager

l’organisme) est la nécessité, pour un lymphocyte, d’être stimulé par plusieurs

signaux pour devenir activé. Cette nécessité de plusieurs signaux activateurs n’est,

bien entendu, pas du tout spécifique de la théorie de la continuité. Cependant, elle

est en parfait accord avec son postulat du caractère premier de la tolérance

immunitaire. Selon la théorie de la continuité, une discontinuité antigénique forte

suffit à activer les composants de l’immunité dite « innée », et tout

particulièrement les cellules présentatrices d’antigène. En revanche, pour qu’une

réponse immunitaire lymphocytaire (et donc, chez les animaux disposant de

lymphocytes, une réponse immunitaire systémique) se produise, plusieurs

discontinuités sont nécessaires, c'est-à-dire que plusieurs cellules immunitaires

(innées et adaptatives) doivent percevoir l’antigène avec lequel elles interagissent

comme anormal.

Corrélativement, une cellule dendritique qui présente à un lymphocyte son

antigène spécifique mais qui est elle-même au repos2 active ce lymphocyte, qui

commence sa multiplication (« expansion clonale »), mais très rapidement cette

population de lymphocytes spécifiques de l’antigène est éliminée3. Autrement dit,

des lymphocytes qui reconnaîtraient leur antigène spécifique sans que cet antigène

ait également été reconnu au préalable par la cellule présentatrice d’antigène sont

supprimés, par un mécanisme actif de tolérance immunitaire.

Ce mécanisme rend possible l’élimination à la périphérie des lymphocytes qui

seraient susceptibles d’endommager l’organisme : il ne faut pas oublier en effet

que de nombreux antigènes du « soi » ne sont pas présentés dans le thymus lors de

1 P. Friedl, A. Th. den Boer and M. Gunzer, « Tuning immune responses : diversity and adaptation of the immunological synapse » (2005) ; P. Reichardt, B. Dornbach and M. Gunzer, « Molecular makeup and function of regulatory and effector synapses » (2007). 2 « Steady-state », c'est-à-dire qu’elle n’est pas elle-même activée. 3 D. Hawiger et al., « Dendritic cells induce peripheral T cell unresponsiveness under steady state conditions in vivo » (2001) ; M. V. Dhodapkar et al., « Antigen specific inhibition of effector T cell function in humans after injection of immature dendritic cells » (2001) ; R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op. cit. ; H. C. Probst et al., « Resting DC induce peripheral CD8+ T cell tolerance through PD-1 and CTLA-4 » (2005).

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la maturation des lymphocytes T, ce qui fait que tout organisme possède des

lymphocytes T fortement auto-immuns. En conséquence, l’organisme doit

apprendre à tolérer ces antigènes, qui vont être présentés à ses cellules

immunitaires à la périphérie. Si une cellule présentatrice d’antigène présente à un

lymphocyte à la périphérie son ligand spécifique mais que celui-ci correspond à

une entité présente de façon continue dans l’organisme (qu’elle soit endogène ou

exogène), alors la cellule présentatrice d’antigène, elle-même non activée, va

provoquer l’élimination du lymphocyte, et non sa prolifération1.

Tout cela montre que de nombreux constituants du système immunitaire

préviennent les risques de dommages qui pourraient être causés par d’autres

constituants immunitaires.

3.2.3. Le passage de la réponse immunitaire cellulaire à la réponse

immunitaire systémique

Une dernière forme de tolérance se produit au niveau immunitaire systémique.

En effet, pour bien comprendre quand il y a rejet d’une entité par le système

immunitaire, il faut distinguer trois niveaux différents d’immunité. Le premier

niveau est celui de la réaction immunitaire, c'est-à-dire de l’interaction entre les

récepteurs immunitaires et leurs ligands. Le deuxième niveau est celui de la

réponse immunitaire cellulaire, qui est le déclenchement de mécanismes

effecteurs chez la cellule qui a interagi avec son ligand spécifique. Certains de ces

mécanismes effecteurs correspondent à la destruction de la cible. Comme nous

l’avons vu, cette réponse immunitaire cellulaire nécessite plusieurs signaux

activateurs. Cependant, il est tout à fait possible que cette réponse activatrice au

niveau cellulaire (qui devrait conduire à la destruction de la cible) soit régulée par

d’autres réponses effectrices, mais cette fois de type inhibiteur, et ce non pas au

niveau de la présentation de l’antigène mais en aval, c'est-à-dire par inhibition

d’une réponse activatrice. Par exemple, la molécule HLA-G ou les cellules

1 R. M. Steinman and M. Nussenzweig, « Avoiding Horror Autotoxicus: The Importance of Dendritic Cells in Peripheral T Cell Tolerance » (2002).

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208

régulatrices peuvent supprimer des réponses immunitaires activatrices. C’est ce

qui nous permet de parler d’un troisième niveau, qui est celui de la réponse

immunitaire systémique : une cible n’est véritablement rejetée par le système

immunitaire que si elle induit une réponse immunitaire de niveau systémique,

autrement dit que si un ensemble d’acteurs immunitaires sont activés par elle.

Nous pouvons donc conclure de ces analyses que, à différentes échelles de

l’immunité dans l’organisme, plusieurs « confirmations » sont nécessaires pour

qu’il y ait activation immunitaire complète. La tolérance n’est pas une exception

rare à un mécanisme majeur qui serait celui de la discrimination contre le non-soi,

elle est un phénomène actif et nécessaire à la survie de l’organisme. Ce dernier

doit prévenir d’excessifs dommages sur ses constituants normaux, qu’ils soient

endogènes ou exogènes. Le système immunitaire déclenche des destructions

indispensables à la survie de l’organisme, mais il porte en lui le risque important

d’être nuisible à ce même organisme, c’est pourquoi il a évolué dans le sens d’une

prévention contre ce risque grâce à des mécanismes actifs de tolérance. Selon la

théorie de la continuité, l’organisme est à sa naissance très ouvert à son

environnement, ce qui lui permet en particulier d’intégrer des micro-organismes

symbiotiques indispensables ; une fois qu’il est immunitairement mature,

l’organisme est nettement moins tolérant, puisqu’il rejette toute entité qui est

fortement différente de celles avec lesquelles ses récepteurs immunitaires

interagissent de façon répétée.

En outre, comme nous allons le voir à présent, les conditions d’immunogénicité

au cœur de la théorie de la continuité rendent possible l’induction, chez l’adulte,

d’une tolérance spécifique à certains antigènes, c'est-à-dire l’établissement d’une

nouvelle continuité antigénique.

3.3. L’induction de tolérance par induction de continuité

L’induction de tolérance désigne l’établissement, dans un organisme, d’une

tolérance spécifique à un antigène. Il est pour le moins difficile d’expliquer ce

phénomène dans le cadre de la théorie du soi. La théorie de la continuité en rend

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209

compte grâce à l’idée d’induction de continuité, processus que nous décrivons à

présent.

3.3.1. L’induction de continuité par les cellules dendritiques

La conséquence de ce que nous avons dit plus haut est que les cellules

dendritiques ont avant tout une activité dite tolérogénique1. En d’autres termes, les

cellules dendritiques, qui, en tant que cellules présentatrices d’antigène, sont

considérées comme les plus efficaces pour amorcer la réponse immunitaire

effectrice, sont également capables d’induire une tolérance immunitaire spécifique

de l’antigène qu’elles portent2.

Les cellules dendritiques sont capables d’induire une tolérance spécifique chez

les cellules T à des antigènes qu’elles présentent en petite quantité : c’est le cas

notamment avec des antigènes issus de cellules apoptotiques3 ou d’antigènes issus

de l’environnement et qui ne nuisent pas à l’hôte, voire qui lui sont utiles4. En

outre, des cellules T allogéniques cultivées avec des cellules dendritiques

immatures, peuvent devenir réfractaires à une nouvelle stimulation antigénique,

même par des cellules dendritiques matures5. Il s’agit donc d’une induction de

tolérance spécifique par induction de continuité, c'est-à-dire par présentation

répétée d’un antigène. Autrement dit, la répétition de la présentation immunitaire

dans des conditions de non-activation conduit chez le lymphocyte à une moindre

(et non à une plus importante) probabilité d’être activé par le même antigène. En

conséquence, à côté de la « mémoire immunitaire » connue depuis les origines de

1 R. M. Steinman, D. Hawiger and M. C. Nussenzweig, « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op.

cit.. 2 K. Shortman and W. R. Heath, « Immunity or tolerance? That is the question for dendritic cells » (2001). 3 R. M. Steinman, S. Turley, I. Mellman, and K. Inaba, « The induction of tolerance by dendritic cells that have captured apoptotic cells » (2000). 4 R. M. Steinman et al. « Tolerogenic dendritic cells » (2003), op. cit. 5 H. Jonuleit et al., « Induction of interleukin 10-producing, nonproliferating CD4+ T cells with regulatory properties by repetitive stimulation with allogeneic immature human dendritic cells » (2000).

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210

l’immunologie1, il existe une forme inverse d’habituation, qui consiste à ce qu’un

antigène présenté de façon répétée aux cellules immunitaires dans des conditions

non-immunogènes (faible quantité, présentation régulière, pas d’inflammation,

etc.) devient toléré par le système immunitaire, qui aura par la suite une

probabilité très faible de déclencher une réponse immunitaire de rejet contre cet

antigène. Autrement dit, l’habituation immunitaire semble fonctionner dans les

deux sens : une réponse immunitaire effectrice conduit (au moins chez certains

organismes) à une réponse secondaire plus forte, la présentation d’un antigène

dans des conditions non-immunogènes conduit à une plus grande tolérance.

Au niveau des ganglions lymphatiques, les cellules dendritiques présentent

continûment aux lymphocytes les antigènes rencontrés dans les tissus2. Elles

induisent ainsi continûment une tolérance aux antigènes endogènes mais

également aux antigènes issus de l’environnement qui sont utiles au

fonctionnement de l’organisme (antigènes issus de la respiration, de la nutrition,

etc.) C’est pourquoi on peut parler, à propos de ces divers antigènes, d’induction

de tolérance par « éducation continue »3, aussi bien, donc, à l’égard d’antigènes

endogènes qu’à l’égard d’antigènes exogènes.

Les cellules dendritiques peuvent ainsi être par elles-mêmes tolérogènes.

Néanmoins, elles peuvent également induire une tolérance par induction de

cellules T régulatrices4. Il apparaît de plus en plus clairement que des cellules

dendritiques même matures présentant des antigènes environnementaux non

destructifs peuvent induire une tolérance immunitaire, sans doute par l’induction

de cellules T régulatrices5. Une telle activité tolérogène pourrait de surcroît ne pas

être limitée aux seules cellules dendritiques et exister chez d’autres cellules de

l’immunité innée, en particulier les mastocytes6.

1 Mais présente seulement chez certains organismes, comme nous l’avons vu. 2 U. H. von Andrian and T. R. Mempel, « Homing and cellular traffic in lymph nodes » (2003). 3 F-P. Huang and G. MacPherson, « Continuing education of the immune system – Dendritic cells, immune regulation and tolerance » (2001). 4 S. M. Kang, Q. Tang and J. A. Bluestone, « CD4+CD25+ regulatory T cells in transplantation: progress, challenges, and prospects » (2007). 5 H. H. Smits et al. « Different faces of regulatory DCs in homeostasis and immunity » (2005). 6 L. F. Lu et al., « Mast cells are essential intermediaries in regulatory T-cell tolerance » (2006).

Page 211: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

211

3.3.2. L’induction de continuité par les cellules T régulatrices

Comme nous l’avons vu, les cellules T régulatrices, tout particulièrement les

cellules CD4+CD25+Foxp3+, peuvent inhiber des réponses immunitaires

activatrices déclenchées contre des antigènes exogènes ou endogènes. Or, dans

certaines conditions, les cellules T régulatrices sont capables d’induire une

tolérance par induction de continuité. C’est très exactement ce que Waldmann

exprime par son concept de « vaccination négative »1, que nous avons déjà

rencontré au chapitre précédent. Il apparaît en effet que, dans certains cas de

transplantation, l’organe ou le tissu greffé lui-même induit une tolérance

progressive à ses antigènes en stimulant les cellules T régulatrices2. Les

conditions d’induction d’une continuité par les cellules T régulatrices sont, là

encore : une petite quantité d’antigène, introduction progressive, etc.3

Récemment, Harald von Boehmer et Irina Apostolou (Université de Harvard) ont

fait une expérience remarquable : ils ont introduit une petite pompe, qui libérait

régulièrement une petite quantité d’antigène, sous la peau de plusieurs souris

privées de thymus et ne possédant pas de cellules T régulatrices ; ils ont constaté

que les cellules CD4 auxiliaires de la souris (c'est-à-dire CD4+CD25-) pouvaient

grâce à ce mécanisme, et en l’absence de thymus, devenir des cellules T

régulatrices CD4+CD25+Foxp3+ (et CTLA-4+ et CD45Rblow), c'est-à-dire des

cellules régulatrices, qui étaient de fait capables de réguler les réponses

immunitaires activatrices4. Nous détaillons plus bas le mécanisme précis

d’activation des cellules T régulatrices. Pour l’instant, l’essentiel est de noter que

1 H. Waldmann et al. « Regulatory T cells in transplantation » (2006). Voir également H. Waldmann et al. « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004). 2 S. P. Cobbold et al. « Immune privilege induced by regulatory T cells in transplantation tolerance » (2006). 3 T-C. Chen et al., « Generation of Anergic and Regulatory T Cells following Prolonged Exposure to a Harmless Antigen » (2004) ; voir également H. Waldmann et al. « Infectious tolerance and the long-term acceptance of transplanted tissue » (2006) et S. G. Zheng et al. « Transfer of regulatory T cells generated ex vivo modifies graft rejection through induction of tolerogenic CD4+CD25+ cells in the recipient » (2006). 4 I. Apostolou and H. von Boehmer, « In Vivo Instruction of Suppressor Commitment in Naive T Cells » (2004).

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212

nous retrouvons de nouveau un phénomène de tolérisation par présentation

répétée de l’antigène, comme dans le cas des cellules dendritiques. Une telle

tolérisation est, là encore, l’opposé de l’immunisation (i.e. le rejet de plus en plus

efficace et rapide d’un antigène présenté plusieurs fois au système immunitaire).

3.3.3. Données expérimentales qui semblent corroborer l’idée d’induction de

tolérance par induction de continuité

Les recherches sur les mécanismes d’induction de tolérance par les cellules

dendritiques et les cellules T régulatrices sont en pleine expansion, et toutes les

réponses sont loin d’avoir été trouvées à l’heure actuelle. Nous pensons,

néanmoins, que les mécanismes qui seront mis en évidence à l’avenir pourront

être interprétés dans le cadre de la théorie de la continuité, c'est-à-dire en

l’occurrence à l’aide de la notion d’induction de continuité : il semble probable

qu’une induction de tolérance passe par une habituation antigénique, une

présentation répétée d’un antigène dans des conditions non-immunogènes

conduisant à sa tolérisation prolongée. De fait, même si les mécanismes

d’induction de tolérance ne sont pas de nos jours parfaitement établis, plusieurs

phénomènes tendent à confirmer notre interprétation.

Tout d’abord, il a été démontré au milieu des années 1990 que la mère enceinte

développait une tolérance provisoire aux antigènes du père1. Cette tolérance est

spécifique, et elle cesse après la grossesse. Elle se manifeste par le fait que,

pendant la grossesse, la mère peut, chez la souris, accepter une greffe portant les

antigènes du père2. On peut faire l’hypothèse que cette tolérance se produit grâce

à une induction de continuité. Le fœtus commence son développement dans des

conditions tolérogènes particulières, qui sont les suivantes dans le cas humain :

expression d’HLA-G, absence d’expression de molécules HLA de classe I, etc.

Les cellules immunitaires interagissent avec ces antigènes semi-allogéniques qui

sont initialement en petite quantité et qu’elles rencontrent de façon progressive.

1 A. Tafuri et al. « T cell awareness of paternal alloantigens during pregnancy » (1995). 2 Ibid.

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213

Des cellules T régulatrices spécifiques des antigènes du père se multiplient sur le

lieu de développement du fœtus, ce qui constitue un cas d’induction de tolérance

par induction de continuité. Le système immunitaire, en d’autres termes,

« s’habitue » à ces antigène exogènes, qui seront tolérés aussi longtemps qu’ils

persistent dans l’organisme1. Le chimérisme foeto-maternel, qui comme on l’a vu

peut durer plusieurs années, reflète le fait que certaines cellules de l’enfant se sont

déplacées, pendant la grossesse, vers l’extérieur du placenta, et restent présentes

chez la mère en nombre réduit, en interagissant continûment, et à un degré faible,

avec les récepteurs immunitaires de la mère. Dans ces conditions, elles peuvent

être tolérées pendant une très longue période, voire indéfiniment, et elles

pourraient même jouer un rôle fonctionnel chez la mère, comme nous l’avons

envisagé au chapitre précédent.

Un autre exemple particulièrement important est la « tolérance orale », c'est-à-

dire la tolérance, par le système immunitaire, d’un antigène exogène suite à son

ingestion. On peut penser que les antigènes ingérés induisent une continuité

antigénique dans l’intestin, qui permet leur tolérance. Il a ainsi été récemment

démontré2 que de petites quantités d’antigènes ingérés induisent une tolérance par

activation de cellules T régulatrices3. L’induction de tolérance orale à l’égard

d’antigènes d’un organisme pourrait également permettre de faciliter l’acceptation

ultérieure d’antigènes de ce même organisme, dans une greffe par exemple4.

La tolérance des bactéries commensales de l’intestin pourrait également illustrer

l’induction de tolérance par induction de continuité. Ci-dessus, nous avons tenté

d’expliquer la tolérance du nouveau-né à certaines bactéries qui deviennent

commensales ou symbiotiques. Or, s’il est vrai que ces dernières sont

1 Les mêmes antigènes introduits chez la mère après la grossesse déclenchent, pour la plupart d’entre eux, des réponses immunitaires de rejet. 2 M. Chehade and L. Mayer, « Oral tolerance and its relation to food hypersensitivities » (2005). 3 À la fois des cellules TH3, Tr1 et CD4+CD25+. 4 L. Mayer and L. Shao, « Therapeutic potential of oral tolerance » (2004) ; N. Zavazava et al., « Oral feeding of an immunodominant MHC donor-derived synthetic class I peptide prolongs graft survival of heterotopic cardiac allografts in a high-responder rat strain combination » (2000) ; V. Holan et al., « Induction of specific transplantation immunity by oral immunization with allogeneic cells » (2000). Précisons néanmoins que plusieurs résultats, obtenus chez la souris, ne sont sans doute pas valables comme tels pour l’être humain.

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214

majoritairement fixes, d’importants changements dans leurs populations peuvent

se produire pendant la vie d’un organisme. On constate que l’organisme peut

devenir tolérant à certaines bactéries « utiles » qu’il rencontre à l’âge adulte.

Pourquoi est-il ainsi tolérant ? Tout d’abord, il convient de souligner que, plus

encore que le reste de l’organisme, l’intestin est majoritairement tolérant d’un

point de vue immunitaire : il est de fait indispensable à la survie d’un organisme

qu’il ne déclenche pas de réponse immunitaire de rejet contre l’immense majorité

des antigènes issus de la nutrition et des antigènes bactériens présentes dans son

intestin1. Toute une série de mécanismes de tolérance immunitaire est mobilisée :

certaines cellules dendritiques au phénotype particulier2 et facilitant la tolérance

immunitaire sont présentes dans le tissu lymphoïde associé à l’intestin (GALT) ;

les interactions des antigènes avec les TLR sont régulées par de nombreuses

cytokines, notamment IL-2, IL-10 et le TGF- ; le récepteur CTLA-4 permet

souvent d’induire une tolérance orale ; les cellules régulatrices sont nombreuses,

etc.3 L’organisme, cependant, est capable de déclencher une réponse immunitaire

contre des bactéries pathogènes qui pénètrent les barrières intestinales. La

question se pose donc de savoir comment le système immunitaire intestinal est

capable d’opérer la distinction entre bactéries pathogéniques et bactéries utiles.

Une première réponse serait de dire que les premières et les secondes portent des

motifs moléculaires différents, mais cela est tout simplement inexact4. Une

deuxième réponse, assez facile, serait de dire que le système immunitaire est

capable de distinguer entre ce qui est « dangereux » et ce qui est

« inoffensif », mais rien ne permet d’étayer une telle hypothèse générale5. Une

1 D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction of nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005), op. cit. 2 C’est le cas en particulier des cellules CD11clowCD45Rbhigh, très présentes dans la rate et les ganglions lymphatiques de l’intestin. Ces cellules sécrètent de l’interleukine 10, qui stimule la production de cellules T régulatrices de type Tr-1 : A. N. Wakkach et al., « Characterization of dendritic cells that induce tolerance and T regulatory 1 cell differentiation in vivo » (2003). 3 D. W. Smith and C. Nagler-Anderson (2005), op. cit. ; D. Kelly et al., « Commensal gut bacteria : mechanisms of immune modulation » (2005). 4 Ibid. 5 Nous revenons sur le caractère insatisfaisant d’une explication par l’existence de « signaux de danger » dans le prochain chapitre, lorsque nous analysons la « théorie du danger » proposée par Polly Matzinger.

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215

troisième réponse, qui n’est pas tout à fait satisfaisante, a cependant son utilité :

elle consiste à dire que les organismes ont simplement évolué pour ne pas détruire

certaines bactéries « utiles ». L’argument est tout à fait valide lorsqu’il cible des

familles de bactéries qui sont indispensables à la survie : bactéries sans lesquelles

l’hôte ne peut pas digérer1, bactéries qui diminuent l’inflammation et permettent

la réparation des tissus2, etc. Ces réponses nous semblent cependant devoir être

complétées par une explication par l’induction de continuité. Comme de

nombreux travaux récents l’ont montré, il existe une différence majeure dans la

manière dont sont présentées aux cellules immunitaires intestinales les bactéries

commensales et les bactéries pathogènes. Les premières ne sont pas tant

« résidentes » (ou « autochtones »3) parce qu’elles sont tolérées, qu’elles ne sont

tolérées parce qu’elles sont résidentes : c’est leur capacité à occuper des niches

intestinales qui, leur assurant une présence continue et des interactions répétées et

en petite quantité avec le système immunitaire intestinal, leur permet d’être

tolérées. Le mucus, qui tapisse les parois de l’intestin, joue un rôle fondamental

dans ce processus. La plupart des organismes pluricellulaires, en effet, secrètent

du mucus, qui leur permet de « capturer » les micro-organismes qui leur sont

utiles. Pour coloniser l’intestin, les micro-organismes doivent être capables de

pénétrer le mucus, dans lequel ils peuvent ensuite vivre. Un grand nombre

d’antigènes (par exemple les particules de nourriture non digérée, mais aussi un

grand nombre de micro-organismes) ne pénètrent tout simplement pas le mucus.

La plupart des micro-organismes capables de s’installer dans le mucus sont des

commensaux ou symbiotiques, qui y trouvent une niche pour se nourrir, et qui

réciproquement aident l’hôte dans sa digestion (et, souvent, dans d’autres

1 L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut » (2001). 2 S. Rakoff-Nahoum et al., « Recognition of commensal microflora by Toll-like receptors is required for intestinal homeostasis » (2004). Voir aussi D. Kelly et al., « Commensal anaerobic gut bacteria attenuate inflammation by regulating nuclear-cytoplasmic shuttling of PPAR- and RelA » (2003). 3 Selon le mot de D. C. Savage : « Microbial ecology of the gastrointestinal tract » (1977). Depuis cet article de Savage, l’usage de ce terme est courant parmi les spécialistes de la question : voir par exemple R. E. Ley et al., « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine » (2006).

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216

fonctions, comme nous l’avons vu)1. Ces micro-organismes sont en interaction

avec le système immunitaire, mais précisément ils lui sont présentés en quantité

faible et continûment, induisant une tolérance2. Certains pathogènes peuvent bien

entendu pénétrer le mucus, mais, s’ils ne sont pas éliminés par les bactéries

résidentes, pour infecter l’hôte ils doivent pénétrer massivement en lui, ce qui

déclenche une réponse immunitaire de la part du système immunitaire de

l’intestin. En effet, dans leur immense majorité, les bactéries pathogènes : i) ne

s’installent pas dans des niches intestinales (qui sont précisément occupées par

des bactéries commensales et symbiotiques) ; ii) tentent de franchir en masse les

barrières intestinales ; iii) provoquent des dommages à l’hôte, d’où la libération

par ce dernier de cytokines pro-inflammatoires qui facilitent l’activation des

cellules immunitaires. Cette importance de la résidence permanente de certains

micro-organismes (par opposition à un passage transitoire) a conduit plusieurs

chercheurs à interpréter les interactions hôte-micro-organismes de l’intestin sur le

modèle des « bioréacteurs » (instruments permettant le traitement des eaux usées,

qui utilisent de nombreuses bactéries) 3.

L’induction de tolérance par certaines cellules tumorales ou par certains

pathogènes (notamment des parasites), et plus généralement la création de

microenvironnements tolérogéniques4, pourraient également être dus à une

induction de continuité antigénique.

L’induction de continuité pourrait aussi expliquer ce que l’on appelle

« l’épuisement immunitaire » : les lymphocytes T, en particulier, peuvent

s’épuiser après un long contact avec un antigène, comme par exemple dans

l’infection par le virus LCMV (lymphocytic choriomeningitis virus)5. Dans une

1 R. E. Berg, « The indigenous gastrointestinal microflora » (1996) ; J. Xu and J. I. Gordon, « Honor the symbionts » (2003). 2 D. W. Smith and C. Nagler-Anderson, « Preventing intolerance : the induction of nonresponsiveness to dietary and microbial antigens in the intestinal mucosa » (2005), op. cit. 3 J. L. Sonnenburg L. T. Angeneut and J. I. Gordon, « Getting a grip on things : how do communities of bacterial symbionts become established in our intestine ? » (2004). 4 H. Waldmann et al., « Regulatory T cells and organ transplantation » (2004) 5 A. J. Zajac et al. « Viral Immune Evasion Due to Persistence of Activated T Cells Without Effector Function » (1998) ; A. Gallimore et al. « Induction and Exhaustion of Lymphocytic

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telle situation, le système immunitaire cesse progressivement de répondre à des

antigènes persistants. Pour décrire l’épuisement de la réponse immunitaire à la

suite de la présence persistante d’un antigène pathogénique1, on parle

d’« épuisement clonal par mort cellulaire induite par l’activation » (AICD,

activation-induced cell death). Comme l’écrivent Yong et ses collaborateurs,

« l’exposition répétée à des antigènes hautement persistants peut être suivie par un

épuisement clonal, l’AICD »2.

On pourrait nous objecter que le phénomène de la vaccination contredit notre

thèse selon laquelle une petite quantité d’antigène introduite dans l’organisme

induit une tolérance, et non une réponse immunitaire de rejet. Il est vrai que, lors

d’une vaccination, on introduit une petite quantité d’antigène, qui induit une

réponse immunitaire qui elle-même permettra une réponse rapide et efficace en

cas de rencontre ultérieure avec cet antigène. Cependant, il est fondamental de

souligner que, pour la très grande majorité des vaccinations, on associe à

l’antigène ce que l’on appelle un « adjuvant », c'est-à-dire une substance ajoutée à

l’antigène pour en renforcer le pouvoir immunogène. Parmi les adjuvants les plus

utilisés, on peut penser à l’adjuvant de Freund. Sans un tel adjuvant, il n’y aurait

pas de réponse immunitaire à cette petite quantité d’antigène3, et donc on peut en

conclure que le phénomène de vaccination n’invalide en rien la thèse de

l’induction de tolérance par introduction d’une petite quantité d’antigène.

Nous avons maintenant dit l’essentiel sur le principe de la théorie de la

continuité. La motivation initiale pour proposer la théorie de la continuité ayant

été les insuffisances de la théorie du soi, il convient à présent de montrer en quoi

la première est supérieure à la seconde.

Choriomeningitis Virus–specific Cytotoxic T Lymphocytes Visualized Using Soluble Tetrameric Major Histocompatibility Complex Class I–Peptide Complexes » (1998). 1 D. Moskophidis et al., « Virus persistence in acutely infected immunocompetent mice by exhaustion of antiviral cytotoxic effector cells » (1993) 2 Z. Yong et al., « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007). 3 C. A. Janeway et al., Immunobiology (2005), p. 686-7.

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218

4. Les processus immunitaires que la théorie de la continuité

explique mieux que la théorie du soi

4.1. Les avantages de la théorie de la continuité

Le principal argument pour adopter la théorie de la continuité serait de prouver

sa supériorité sur la théorie qui domine actuellement l’immunologie, à savoir la

théorie du soi et du non-soi. Le prochain chapitre montrera en détail quels sont les

liens et différences entre la théorie de la continuité et la théorie du soi, mais il est

indispensable dès à présent de démontrer que plusieurs données expérimentales

peuvent recevoir une explication très satisfaisante dans le cadre de la théorie de la

continuité, alors que la théorie du soi et du non-soi en rend très mal compte, voire

pas du tout.

4.1.1. Homéostasie, autoréactivité et auto-immunité normales

La théorie du soi et du non-soi ne peut pas expliquer les interactions

immunitaires avec les antigènes endogènes, qui sont cependant indispensables au

fonctionnement de l’organisme, les cellules immunitaires ayant besoin d’être

continûment stimulées par des constituants endogènes. À l’opposé,

l’autoréactivité normale est l’un des fondements de la théorie de la continuité : en

permanence, les cellules immunitaires réagissent faiblement aux constituants

normaux de l’organisme, que ces derniers soient endogènes ou exogènes.

Plus encore, la théorie du soi et du non-soi ne peut pas expliquer les réponses

immunitaires aux antigènes endogènes, que l’on constate pourtant fréquemment

dans le fonctionnement d’un système immunitaire. Par exemple, comme nous

l’avons vu, les cellules apoptotiques ne sont pas du « non-soi », et pourtant elles

sont phagocytées par les cellules phagocytaires1, comme l’est également une

bactérie qui pénètre dans l’organisme. Selon la théorie de la continuité, dans les

deux cas, la réponse immunitaire est due à une discontinuité antigénique, la cible

1 M. L. Albert, « Death-defying immunity: do apoptotic cells influence antigen processing and presentation? » (2004).

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exprimant des motifs antigéniques différents de ceux avec lesquels les récepteurs

immunitaires interagissent régulièrement. Ainsi, les cellules mourantes expriment

à leur surface des ligands inhabituels, et sont donc phagocytées par les cellules

phagocytaires, les macrophages en particulier. La théorie de la continuité

rassemble sous un même mécanisme explicatif ce qui correspondait à deux

« fonctions » différentes des cellules phagocytaires dans le cadre de la théorie du

soi. Plus généralement, la théorie de la continuité retrouve l’idée fondamentale de

Metchnikoff selon laquelle l’immunité est l’un des principaux mécanismes

d’homéostasie de l’organisme, comme le montre également l’analyse du rôle des

cellules T régulatrices (dont certaines caractéristiques les désignent comme des

mécanismes d’auto-immunité).

4.1.2. L’activation des cellules T régulatrices selon la théorie de la continuité

Les immunologistes distinguent deux catégories principales de cellules T

régulatrices (TReg), les « naturelles » et les « adaptatives » (ou « induites »)1. Les

premières sont dès leur naissance de phénotype régulateur, tandis que les secondes

sont initialement des cellules T activatrices normales, et acquièrent le phénotype

régulateur à la périphérie, habituellement dans le contexte d’une infection.

Examinons successivement ces deux catégories, afin de rendre compte de leur

activation dans le cadre de la théorie de la continuité.

a) Les cellules T régulatrices « naturelles »

Ces cellules sont appelées ainsi car elles naissent dans le thymus, comme les

autres lymphocytes T. Elles expriment dès le stade thymique des récepteurs CD4,

CD25, et le facteur de transcription Foxp3. Au moins certaines de ces cellules

portent des récepteurs spécifiques de ligands endogènes (ligands du « soi »). Ces

cellules sont, contrairement aux autres lymphocytes, sélectionnées pour leur forte

1 J. A. Bluestone and A. K. Abbas, « Natural versus adaptive regulatory T cells » (2003).

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capacité à interagir avec des ligands endogènes1. La question de savoir si certaines

TReg naturelles possèdent des récepteurs spécifiques de ligands exogènes est

controversée, certains immunologistes affirmant que toutes ces cellules sont auto-

immunes (c'est-à-dire portent des récepteurs spécifiques de ligands endogènes)2,

tandis que d’autres3 considèrent que certaines de ces cellules portent des

récepteurs spécifiques de ligands exogènes, étant sélectionnées exactement

comme les lymphocytes activateurs4. Soulignons que nous employons ici les

termes « endogènes » et « exogènes » pour rendre compte de cette controverse,

dans laquelle les immunologistes impliqués parlent de « soi » et de « non-soi ». Il

convient de rappeler que, pour la théorie de la continuité, ces lymphocytes T,

qu’ils soient activateurs ou régulateurs, ne sont pas sélectionnés pour leur capacité

à interagir fortement avec des ligands exogènes, mais pour leur capacité à

interagir fortement avec des ligands non présents dans le thymus.

Quoi qu’il en soit, nous pensons que la deuxième hypothèse (celle selon laquelle

certaines TReg ont des récepteurs spécifiques de ligands non présentés dans le

thymus) est la plus probable, car toute une série d’expériences récentes ont montré

que des TReg naturelles (CD4+CD25+ et, dans la plupart des cas, Foxp3+) sont

présentes et exercent des fonctions immunorégulatrices sur les sites de

nombreuses infections. Par exemple, dans le cas d’une infection par Leishmania

major, l’équipe de Y. Belkaid a prouvé que la prolifération des TReg naturelles en

réponse à la présence du parasite était dépendante d’une activation spécifique,

c'est-à-dire de la présentation, par les cellules dendritiques elles-mêmes activées,

de ligands spécifiques du parasite5. Plusieurs autres expériences allant dans le

1 Rappelons que les lymphocytes activateurs (par opposition aux régulateurs) sont sélectionnés pour leur capacité moyenne à interagir avec des antigènes endogènes. S’ils interagissent fortement avec le « soi », ils sont éliminés. À l’opposé, donc, les lymphocytes régulateurs ne survivent que s’ils interagissent fortement avec des antigènes endogènes. 2 J. A. Bluestone and A. K. Abbas (2003), op. cit. 3 Y. Belkaid, R. B. Blank, I. Suffia, « Natural regulatory T cells and parasites: a common quest for host homeostasis » (2006). 4 Ce qui signifie que certains lymphocytes régulateurs seraient sélectionnés pour leur capacité moyenne (et non forte) à interagir avec des antigènes endogènes, exactement comme le sont les lymphocytes activateurs. 5 I. J. Suffia, S. K. Reckling, C. A. Piccirillo, R. S. Goldszmid and Y. Belkaid, « Infected site-restricted Foxp3+ natural regulatory T cells are specific for microbial antigens » (2006).

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même sens1, il est peu probable que ces nombreuses TReg soient activées par des

ligands endogènes2. Envisageons cependant les deux possibilités, toujours pour

expliquer comment la théorie de la continuité peut en rendre compte.

a.1. Première hypothèse : toutes les TReg naturelles sont auto-immunes

Si tel est le cas, alors la théorie du soi est clairement réfutée, car l’auto-

immunité jouerait un rôle majeur dans l’immunité, et la thèse selon laquelle toutes

les cellules immunitaires répondent au « non-soi » serait massivement erronée. La

théorie de la continuité, pour sa part, pose la question de l’immunogénicité

principalement au niveau des cellules présentatrices d’antigène. Le mécanisme

d’activation des TReg naturelles serait donc le suivant. Ces cellules seraient

recrutées sur le site de l’infection3 en même temps (parfois légèrement avant) que

les lymphocytes activateurs. Pendant l’infection à proprement parler, elles ne

réguleraient pas du tout la réponse immunitaire au pathogène, puisque leurs

récepteurs sont spécifiques de ligands endogènes. En revanche, elles interagiraient

avec des cellules dendritiques se trouvant à proximité du lieu de l’infection en leur

présentant, comme elles le font habituellement, des antigènes endogènes. Les TReg

inhiberaient en conséquence les lymphocytes T activateurs susceptibles d’interagir

fortement avec ces antigènes endogènes4, et limiteraient donc les risques

d’inflammation et de dommage excessifs pour l’organisme. Dans une deuxième

phase, les lymphocytes activateurs, aidés des constituants de l’immunité innée

1 Voir les données les plus récentes présentées par R. Pacholczyk et al., « Nonself-antigens are the cognate specificities of Foxp3+ regulatory T cells » (2007). 2 Et, en tout étant de cause, l’hypothèse plusieurs fois avancée selon laquelle les cellules T régulatrices naturelles ne joueraient un rôle que dans la prévention des maladies auto-immunes (voir par exemple J. A. Bluestone and A. K. Abbas (2003), op. cit.) doit être rejetée. Comme le montrent les expériences sur les parasites et autres pathogènes que nous venons de citer, elles jouent également un rôle dans la régulation de la réponse au « non-soi ». 3 Nous prenons ici le cas d’une infection, consécutive à la présence d’un pathogène, mais la chaîne des événements serait la même si nous prenions le cas d’une réponse immunitaire à une greffe, par exemple. D’une façon générale, nous nous posons la question de savoir quel est le rôle des cellules T régulatrices naturelles lors d’une réponse immunitaire adaptative, c'est-à-dire impliquant des lymphocytes activateurs. 4 En effet, dans le contexte infectieux, les cellules dendritiques ont toutes les chances d’être à l’état activé, elles peuvent donc stimuler les lymphocytes activateurs qui peuvent fort bien, par réaction croisée (cross-reaction) interagir fortement avec des antigènes endogènes, bien que ces derniers ne soient pas exactement leurs antigènes spécifiques.

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222

(macrophages, cellules NK, protéines du complément, etc.), auraient éliminé la

plupart des antigènes. Lorsque la quantité d’antigène devient faible, les cellules

dendritiques acquièrent peu à peu un phénotype de repos, car la discontinuité

antigénique est devenue trop faible. En outre, les cellules immunitaires produisant

des signaux inflammatoires (les macrophages en particulier) cessent peu à peu

d’en produire, puisque l’antigène est à présent en quantités négligeables, et ce

faisant elles renforcent l’état de repos des cellules dendritiques. Ces cellules

dendritiques au repos stimuleraient alors l’expansion des TReg naturelles par la

synthèse de cytokines immunorégulatrices (comme IL-10 ou TGF- ). Autrement

dit, elles stimuleraient les TReg de façon non spécifique, puisque les cellules

régulatrices ont des récepteurs spécifiques d’antigènes endogènes. Dans ce cas, la

perception de la discontinuité antigénique serait le seul fait des cellules

présentatrices d’antigène, qui seraient les principaux régulateurs de la réponse

immunitaire en fonction de leur propre état (activé / au repos). Les TReg, elles, ne

répondraient pas à la discontinuité antigénique, mais simplement à la synthèse de

cytokines immunorégulatrices. L’orientation (tolérance / rejet) de la réponse

immunitaire serait donc bien fonction des seules cellules présentatrices

d’antigène, en amont de la réponse des lymphocytes T.

Une possibilité, cependant, serait que les TReg portent des récepteurs spécifiques

de ligands endogènes portés spécifiquement par les lymphocytes activateurs : si

cette possibilité était confirmée, cela voudrait dire que ces TReg interagiraient avec

des cellules dendritiques leur présentant des antigènes issus des lymphocytes T

activateurs. Pendant toute la durée de l’infection, les TReg inhiberaient leur action.

Tant que le pathogène serait en grande quantité, l’activation l’emporterait sur

l’inhibition, mais les TReg éviteraient une expansion excessive des lymphocytes

activateurs (avec les risques d’inflammation et de dommage qu’une telle

expansion représente). Lorsque le pathogène serait en faible quantité, l’action des

TReg, qui interagiraient avec des antigènes endogènes (issus des lymphocytes T

activateurs) en grande quantité, l’emporterait sur celle des lymphocytes T

activateurs. Un tel mécanisme renouvellerait, d’une manière certes détournée, la

thèse de Niels Jerne selon laquelle le système immunitaire est fait de constituants

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223

portant des marqueurs qui eux-mêmes sont la cible d’autres constituants

immunitaires, d’où l’idée d’un vaste « système » de contrôles réciproques1. Si

cette hypothèse était exacte, les TReg répondraient bien à une discontinuité

antigénique, c'est-à-dire à l’apparition de leurs ligands spécifiques, portés par des

lymphocytes T activateurs, et habituellement non présents dans l’organisme.

Cependant, dans l’état actuel de nos connaissances, même si cette hypothèse n’est

pas du tout impossible, rien ne vient la valider, et donc nous préférons l’écarter.

Quoi qu’il en soit, les TReg, fortement stimulées, éliminent toutes les cellules

immunitaires activatrices, en particulier les lymphocytes T activateurs2. Dans de

nombreux cas (notamment, mais pas seulement, dans le cas des parasites et des

virus), de petites quantités d’antigènes persistent dans l’organisme3. Il semblerait

donc que les TReg éliminent les cellules immunitaires activatrices avant qu’elles

aient terminé leur propre travail d’élimination du pathogène. Bien que cette

persistance de petites quantités d’antigènes puisse ultérieurement nuire à l’hôte,

une réactivation du pathogène étant possible, elle représente aussi pour lui un

avantage décisif : plusieurs expériences ont en effet démontré qu’une petite

quantité d’antigène est indispensable, pendant la vie de l’organisme, pour stimuler

continûment les cellules immunitaires, tout particulièrement les TReg, et rendre

ainsi possible la « mémoire » immunitaire, c'est-à-dire une réponse immunitaire

plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec une quantité

importante de ce même antigène4.

a.2. Deuxième hypothèse : certaines TReg naturelles sont spécifiques

d’antigènes exogènes

Notons que la théorie du soi est ici encore réfutée : certaines sont spécifiques du

« soi », et les TReg spécifiques du « non-soi » sont en fait spécifiques d’antigènes

1 Voir les notions d’idiotype et anti-idiotype, dont nous reparlons dans le prochain chapitre. 2 Rappelons que, même lorsqu’elles sont peu nombreuses, les TReg peuvent induire une large tolérance immunitaire, en rendant tolérogènes d’autres acteurs de l’immunité : voir Z. Yong et al. « Role and mechanisms of CD4+CD25+ regulatory T cells in the induction and maintenance of transplantation tolerance » (2007). 3 Y. Belkaid et al. (2006), op. cit. 4 Y. Belkaid et al. (2006), op. cit.

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différents de ceux présents dans le thymus (exactement comme les lymphocytes T

activateurs). Pour le démontrer, il suffirait de montrer que la présence d’antigènes

exogènes introduits chez un animal au stade fœtal ou néo-natal conduit à

l’élimination des TReg spécifiques de ces antigènes « exogènes »1.

Selon la théorie de la continuité, ces TReg sont activées exactement comme les

lymphocytes T activateurs, c'est-à-dire sur la base d’une discontinuité antigénique

correspondant spécifiquement à leur récepteur. Le mécanisme d’activation des

TReg naturelles posséderait des points communs, mais aussi des différences, avec

celui décrit ci-dessus dans le cadre de la première hypothèse. Les TReg seraient

recrutées sur le site de l’infection. Pendant l’infection, elles pourraient interagir

avec des cellules dendritiques (les principales cellules présentatrices d’antigène)

portant leur ligand spécifique et qui soit ne seraient pas elles-mêmes activées, soit

seraient activées avec un phénotype régulateur, dans les deux cas parce que la

discontinuité antigénique serait trop faible pour placer ces cellules dendritiques

dans un état stimulateur. Les TReg, en conséquence de cette interaction avec leur

ligand spécifique, seraient activées, et donc contrôleraient la prolifération des

lymphocytes activateurs2, permettant de fait d’éviter que ces derniers ne soient

trop nombreux et ne provoquent des dommages excessifs aux tissus de

l’organisme. Notons qu’une telle action des TReg durant la phase d’infection à

proprement parler, bien que vérifiée dans un certain nombre d’infections

notamment parasitaires3, ne peut qu’être limitée, la plupart des cellules

dendritiques étant dans un état activateur. Si la plupart des cellules dendritiques

sur le lieu de l’infection étaient au repos, alors les TReg seraient massivement

stimulées, elles inhiberaient très rapidement les quelques lymphocytes T

activateurs stimulés, et la cible (ici, le pathogène) ne serait pas éliminée. Dans une

deuxième phase, les lymphocytes activateurs, aidés des constituants de l’immunité

innée (macrophages, cellules NK, protéines du complément, etc.), auraient 1 À ma connaissance, cette expérience n’a pas été réalisée, mais son résultat fait peu de doutes, étant donné ce que l’on sait sur la sélection des lymphocytes dans le thymus en général. 2 Cette régulation des lymphocytes activateurs pourrait se faire par synthèse de cytokines immunorégulatrices (IL-10 et TGF- en particulier) et/ou par contact direct avec les lymphocytes activateurs. 3 Y. Belkaid et al. (2006), Op. Cit.

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225

éliminé la plupart des antigènes. Lorsque la quantité d’antigène devient faible,

comme dans le cas précédent, les cellules dendritiques acquièrent peu à peu un

phénotype de repos, car la discontinuité antigénique est devenue trop faible, et

elles ne reçoivent plus de signaux inflammatoires1. Or, comme nous l’avons vu,

les cellules dendritiques au repos présentant aux lymphocytes leur ligand

spécifique induisent une forte multiplication des TReg, au détriment des

lymphocytes T activateurs2. Les TReg éliminent donc toutes les cellules

immunitaires activatrices, en particulier les lymphocytes T activateurs. Bien

entendu, là encore, dans de nombreux cas il y a persistance d’une petite quantité

d’antigène dans l’organisme, avec les mêmes effets bénéfiques et potentiellement

dangereux que nous avons décrits ci-dessus.

b) Les TReg « adaptatives »

Ce terme désigne des TReg qui proviennent d’une altération des lymphocytes T

CD4+ activateurs. Un tel passage, pour un lymphocyte CD4, d’un phénotype

activateur à un phénotype régulateur, a été observé dans de nombreuses

expériences3, et semble sous la dépendance du contexte de la réponse

immunitaire, en particulier du type et de la quantité de cytokines synthétisées par

les autres cellules immunitaires. Dans ce cas, le mécanisme d’activation des TReg

est très simple. Les cellules dendritiques sur le lieu de l’infection stimulent les

lymphocytes T activateurs, dont les CD4. Lorsque la quantité d’antigène devient

faibles, les cellules dendritiques, qui de surcroît ne reçoivent pas de signaux

inflammatoires, synthétisent de l’IL-10 et/ou du TGF- , qui induisent chez les

1 Comme nous l’avons vu, il est tout à fait démontré que des quantités faibles d’antigène induisent la multiplication des cellules T régulatrices : voir L. Graca and H. Waldmann, « Dominant tolerance : activation thresholds for peripheral generation of regulatory T cells » (2005), D. W. Smith and C. Nagler-Anderson (2005), op. cit., etc. 2 H. Jonuleit et al. (2000). 3 W. Chen et al., « Conversion of Peripheral CD4+CD25- Naive T Cells to CD4+CD25+ Regulatory T Cells by TGF-Induction of Transcription Factor Foxp3 » (2003) ; voir aussi J. A. Bluestone and A. K. Abbas (2003), op. cit. Il a en outre été démontré récemment que, à partir des mêmes lymphocytes T naïfs, peuvent être induites des cellules T helpers 17 (TH17), qui sont des lymphocytes fortement inflammatoires nouvellement découverts, ou des TReg, selon le contexte cytokinique : E. Bettelli et al. « Reciprocal developmental pathways for the generation of pathogenic effector TH17 and regulatory T cells » (2006) ; E. Bettelli, M. Oukka and V. K. Kuchroo, « TH-17 cells in the circle of immunity and autoimmunity » (2007).

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lymphocytes T activateurs CD4 un phénotype CD4+CD25+Foxp3+, c'est-à-dire un

phénotype régulateur. Les mêmes cellules qui étaient activatrices deviennent donc

inhibitrices, et éliminent donc l’ensemble des constituants immunitaires

activateurs.

Nous tirons deux conclusions de l’ensemble de ces analyses :

i) La théorie du soi est incapable d’expliquer l’activation des TReg

ii) La théorie de la continuité, à l’opposé, rend compte de cette activation,

soit en montrant que les TReg elles-mêmes répondent à une discontinuité

antigénique, soit en montrant que les TReg sont induites de façon non-spécifique

par les cellules dendritiques qui, elles, répondent à une discontinuité antigénique.

4.1.3. La réponse immunitaire aux tumeurs

Le système immunitaire peut-il agir contre le développement d’une tumeur

maligne ? On sait aujourd'hui que la réponse est clairement positive : bien que

certaines tumeurs parviennent à échapper au système immunitaire, ce dernier

détecte et élimine la plupart des tumeurs naissantes, empêchant même qu’elles

soient physiologiquement détectables1. Or, dans la plupart des cas, les antigènes

tumoraux sont du « soi » au sens génétique du terme, puisque leur origine est

endogène : l’expression d’antigènes tumoraux est consécutive à une ou plusieurs

mutations génétiques, parfois elles-mêmes corrélées à des influences

environnementales. Pourtant, bien que ces antigènes soient du « soi », il y a dans

la plupart des cas déclenchement d’une réponse immunitaire contre la tumeur2. La

théorie du soi et du non-soi a beaucoup de difficultés à expliquer ce processus. La

première stratégie que peut adopter la théorie du soi est d’insister sur l’origine

virale de certains cancers, ce qui est en effet un fait bien établi pour certaines

1 G. P. Dunn et al. « Cancer immunoediting : from immunosurveillance to tumor escape » (2002) ; G. P. Dunn et al., « The immunobiology of cancer immunosurveillance and immunoediting » (2004). 2 D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003).

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tumeurs. On parle alors de virus « oncogènes », ce qui est le cas par exemple du

Papillomavirus pour le cancer du col de l’utérus1. Cependant, tous les cancers ne

sont pas d’origine virale, beaucoup sont dus à des mutations génétiques

endogènes. Les partisans de la théorie du soi ont donc forgé l’expression de « soi

modifié » pour décrire les antigènes tumoraux endogènes, affirmant par là que le

« soi modifié » fonctionne comme du « non-soi »2. Cependant, il devient alors

impossible de distinguer entre les modifications normales du soi (qui seraient non-

immunogènes) et les modifications anormales du soi (qui correspondraient au

terme de « soi modifié » et qui seraient immunogènes). Le terme de « soi

modifié » a donc seulement pour rôle de dissimuler une insuffisance manifeste de

la théorie du soi, qui n’est pas capable d’expliquer les réponses immunitaires aux

tumeurs.

Les réponses immunitaires aux tumeurs trouvent au contraire dans la théorie de

la continuité une explication parfaitement cohérente. Les cellules immunitaires

répondent à la discontinuité antigénique exprimée par les cellules tumorales de

l’organisme. Ces dernières ne sont pas du « non-soi », mais les antigènes qu’elles

expriment sont différents de ceux avec lesquels les récepteurs immunitaires

interagissent continûment. Les changements qui se produisent dans les cellules

tumorales diffèrent en effet clairement des changements que l’on peut constater

dans des cellules normales de l’organisme : le génome des cellules normales est la

plupart du temps stable, tandis que les cellules tumorales subissent des altérations

génétiques multiples ; le transcriptome dans les cellules normales est stable, tandis

que les cellules tumorales se caractérisent par une instabilité épigénétique

majeure ; aucune invasion tissulaire ne se produit avec les cellules normales, alors

qu’il y a invasion tissulaire et formation de métastases dans le cas des cellules

tumorales ; enfin, les cellules normales expriment des cytokines et des facteurs de

croissance de façon stable, tandis que les cellules tumorales les expriment de

1 A. Storey et al. « Role of a p53 polymorphism in the development of human papillomavirus-associated cancer » (1998). 2 A. N. Houghton, « Cancer Antigens: Immune Recognition of Self and Altered Self » (1994).

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façon anormale1. Ainsi, les cellules tumorales expriment des motifs antigéniques

très différents des cellules normales de l’organisme, c’est pourquoi elles suscitent

une réponse immunitaire par discontinuité antigénique.

La théorie de la continuité constitue un renouvellement de l’idée de surveillance

immunitaire. Cette idée fut proposée pour la première fois par Frank M. Burnet et,

indépendamment, par Lewis Thomas, en 19572. Elle consistait à affirmer que le

système immunitaire surveille en permanence tous les tissus de l’organisme, qu’il

est en mesure de détecter les tumeurs et, dans certains cas, de les éliminer3. Cette

hypothèse, après avoir suscité beaucoup d’intérêt, fut abandonnée à la fin des

années 1970. Cependant, dès les années 1980, et surtout au cours des années

1990, on a assisté à une renaissance de cette hypothèse de la surveillance

immunitaire, grâce notamment à la découverte des cellules « tueuses naturelles »

(NK), que certains chercheurs ont alors vues comme les principales médiatrices de

la réponse immunitaire aux tumeurs4. Cependant, tandis que l’interprétation de la

surveillance immunitaire est délicate dans le cadre de la théorie du soi, la théorie

de la continuité place au contraire au cœur de son mécanisme explicatif la

surveillance, par le système immunitaire, de toute discontinuité antigénique. Ce

faisant, elle offre un cadre pertinent d’explication à l’idée de surveillance

immunitaire. Selon la théorie de la continuité, le système immunitaire surveille en

permanence tous les tissus de l’organisme et il répond à toute modification forte

des antigènes avec lesquels ses récepteurs interagissent. Il détecte non pas le

« non-soi », mais tout changement antigénique fort, ce qui est en particulier le cas

dans le développement des tumeurs. Cela rend compte des phénomènes de

1 D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003), op. cit. 2 F. M. Burnet, « Cancer – a biological approach » (1957) ; L. Thomas « Discussion », in H. S. Lawrence (ed.) Cellular and Humoral Aspects of the Hypersensitive States (1959) ; L. Thomas, « On immunosurveillance in human cancer » (1982) 3 Burnet réunit ses réflexions sur cette question dans son ouvrage Immunological Surveillance

(1970). 4 R. B. Herberman and H. T. Holden, « Natural cell-mediated immunity » (1978).

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229

surveillance immunitaire (ou ses équivalents) observés chez les animaux1 comme

chez les plantes2.

Là encore, par conséquent, la théorie de la continuité unifie sous une même

explication des données qui dans le cadre de la théorie du soi devaient recevoir

des explications différentes. On constate, ici comme dans le cas de l’autoréactivité

et de l’auto-immunité normales, que la théorie de la continuité a un domaine

d’extension plus important que la théorie du soi et qu’elle offre un unique

mécanisme explicatif pour l’ensemble des données dont on dispose, là où la

théorie du soi repose au contraire sur une série d’exceptions et d’hypothèses ad

hoc.

4.1.4. L’activation des cellules tueuses naturelles

Les cellules tueuses naturelles (NK) jouent un rôle majeur dans l’élimination

des pathogènes intra-cellulaires, tout particulièrement les virus. En outre, elles

contribuent de manière essentielle à l’élimination des cellules tumorales. Selon la

vision habituelle, les cellules NK répondent non pas à la présence d’antigènes du

non-soi, mais à l’absence d’antigènes du soi, en l’occurrence à l’absence

d’expression de molécules du complexe majeur d’histocompatibilité de classe I

(CMH I)3. Cette description de l’activation des cellules NK constitue déjà en elle-

même un écart par rapport à la théorie du soi et du non-soi, qui affirme que toute

réponse immunitaire est due à la présence de « non-soi » dans l’organisme. On

peut cependant aller plus loin encore dans cette remise en question : des

expériences récentes ont montré que les cellules NK répondent non pas à

l’absence de molécule du CMH de classe I, mais à une modification de son

expression4. Ainsi, les cellules NK semblent bel et bien répondre à une

1 G. P. Dunn et al. (2002), op. cit. 2 S. T. Chisholm et al., « Host-microbe interactions : shaping the evolution of the plant immune response » (2006). 3 Il s’agit de la théorie du « soi manquant » proposée par Kärre, et que nous avons déjà signalée au chapitre précédent. Voir K. Kärre, « Role of target histocompatibility antigens in regulation of natural killer activity : a reevaluation and a hypothesis » (1985). 4 S. Gasser and D. H. Raulet, « Activation and self-tolerance of natural killer cells » (2006).

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discontinuité moléculaire, en l’occurrence à une modification moléculaire du

ligand normal de leurs récepteurs, à savoir les molécules de CMH de classe I.

L’activation des NK est l’une des données qui montrent le plus clairement la

supériorité de la théorie de la continuité sur la théorie du soi.

4.1.5. Le caractère immunogénique de certaines mutations

Des expériences récentes ont démontré que certaines mutations génétiques

peuvent, en elles-mêmes, induire une auto-immunité ou une immunité anti-

tumorale lorsqu’elles sont exprimées dans des environnements inflammatoires1.

L’existence de telles mutations immunogéniques semble fortement corroborer

l’idée de la théorie de la continuité selon laquelle c’est le changement moléculaire

qui est la clé du déclenchement d’une réponse immunitaire.

4.1.6. L’altération de constituants endogènes comme déclencheur de

l’immunité

D’une façon plus générale, de nombreuses espèces semblent pouvoir réagir à

des modifications de leurs constituants endogènes, ce qui là encore conforte la

théorie de la continuité. En particulier, les plantes répondent, dans certains cas, à

leur propre « soi altéré »2 :

La détection indirecte se produit quand des molécules endogènes du « soi » ont subi des

modifications structurelles résultant d’une interaction directe avec une protéine

pathogénique effectrice. La protéine de détection indirecte NBS-LRR interagit ensuite

directement avec la molécule du soi altéré pour permettre des réponses inflammatoies

« en aval »3.

1 M. E. Engelhorn et al., « Autoimmunity and tumor immunity induced by immune responses to mutations in self » (2006). 2 Nous revenons sur cette question ci-dessous, lorsque nous nous demandons si la théorie de la continuité s’applique à tous les organismes. 3 « Indirect sensing occurs when endogenous ‘self’ molecules have undergone structural alterations resulting from direct interaction with a pathogen effector protein. The indirect-sensing NBS-LRR protein then directly interacts with the altered self molecule to mediate ‘downstream’ inflammatory responses » : « The innate immune system ‘puzzle’ » (2006), Editorial de Nature

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4.1.7. Les phénomènes de tolérance

Tandis que les phénomènes de tolérance immunitaire, pourtant très nombreux,

sont autant d’exceptions à la théorie du soi et du non-soi, ils trouvent une

explication simple dans le cadre de la théorie de la continuité. De nombreuses

entités étrangères non pathogènes, et notamment les bactéries symbiotiques, sont

tolérées, soit parce qu’elles sont présentes au moment de la maturation du système

immunitaire (et donc elles sont des constituants normaux de l’organisme pour le

système immunitaire)1, soit parce que, bien qu’acquises au cours de la vie de

l’organisme adulte2, elles induisent une continuité en interagissant avec le système

immunitaire de façon répétée, en petite quantité et sans déclencher

d’inflammation. La théorie de la continuité permet ainsi d’expliquer la tolérisation

progressive de nombreuses bactéries utiles (voire indispensables) à l’organisme.

Certains pathogènes, également, sont tolérés, ce qui peut être dû à l’une des quatre

raisons suivantes :

i) ou bien ils ne sont pas présentés dans les conditions minimales

d’activation décrites ci-dessus ;

ii) ou bien ils modifient leurs motifs antigéniques extrêmement

rapidement3 ;

iii) ou bien ils inhibent la réponse immunitaire activatrice ;

iv) ou bien encore ils induisent une tolérance par induction de continuité.

Ce dernier cas se produit avec certains virus et certains parasites, comme nous

l’avons montré ci-dessus.

Immunology 7(12). Pour une description détaillée du phénomène, voir, dans le même numéro, B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense » (2006). 1 C’est le cas de nombreuses bactéries de l’intestin, de bactéries se trouvant sur la peau, etc. 2 C’est le cas de certaines bactéries de l’intestin. Sur le caractère partiellement fidèle et partiellement modifiable de ce que l’on appelle généralement la « flore intestinale », voir M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? » (2004). 3 Le système immunitaire ne peut alors pas interagir de façon suffisamment spécifique avec les antigènes portés par ce pathogène (en termes plus triviaux, le système immunitaire ne peut pas percevoir la discontinuité antigénique).

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De la même manière, la tolérance foeto-maternelle et le chimérisme

s’expliquent par l’induction d’une continuité antigénique.

4.2. Les explications qu’offre la théorie de la continuité aux

phénomènes immunitaires rencontrés jusqu’ici

En plus des avantages de la théorie de la continuité que nous venons de mettre

en évidence, nous pensons que cette théorie permet d’expliquer tous les processus

immunitaires que nous avons rencontrés jusqu’ici d’une manière au moins aussi

satisfaisante que la théorie du soi et du non-soi. En d’autres termes, nous ne

pensons pas devoir payer les avantages de la théorie de la continuité par

l’inconvénient d’explications moins satisfaisantes que celles de la théorie du soi

dans certains domaines.

Ainsi, le rejet des micro- et macro-organismes pathogènes s’explique par le fait

qu’ils expriment à leur surface des antigènes différents de ceux avec lesquels les

récepteurs immunitaires de l’organisme ont continûment réagi jusqu’ici.

Le rejet de greffe s’explique de la même manière, c'est-à-dire par la différence

antigénique. Une autogreffe et une greffe entre vrais jumeaux sont, elles,

acceptées, parce que les antigènes que ces tissus ou organes greffés portent en

surface sont identiques à ceux avec lesquels les récepteurs immunitaires de

l’organisme receveur ont réagi continûment jusqu’ici.

Nous déduisons de tous ces arguments expérimentaux que la théorie de la

continuité explique certains mécanismes immunitaires que la théorie du soi et du

non-soi ne parvient pas du tout à expliquer, et donc que l’immunologie

contemporaine gagnerait à adopter la théorie de la continuité plutôt que de

maintenir la théorie du soi et du non-soi en l’aménageant, comme cela a été fait

depuis maintenant un demi-siècle.

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5. Le déroulement de la réponse immunitaire selon la théorie de la

continuité

Comment, selon quelles étapes, une réponse immunitaire effectrice se produit-

elle ? La théorie de la continuité suggère qu’il convient de concentrer son

attention sur le déclenchement de la réponse immunitaire, plutôt que de se poser

prioritairement la question de savoir, comme le fait la théorie du soi, quels sont les

acteurs de l’immunité qui sont les plus spécifiques d’un antigène donné. Nous

avons montré que cela nous conduisait à mettre d’abord l’accent sur le rôle des

cellules présentatrices d’antigènes, qui sont toujours à l’origine d’une réponse

immunitaire, plutôt que sur les lymphocytes, dont le rôle est bien entendu très

important pour l’immunité, mais qui n’interviennent que dans un deuxième temps,

et encore de manière facultative1.

5.1. La rencontre entre antigène et cellules phagocytaires

Si un antigène pénètre les épithélia de l’organisme, il rencontre très rapidement

des cellules phagocytaires, principalement des macrophages. Selon la théorie de la

continuité, les cellules phagocytaires interagissent continûment avec les éléments

présents dans les tissus de l’organisme ; si elles rencontrent un antigène différent

de ceux avec lesquels elles ont régulièrement interagi jusqu’ici, elles le

phagocytent, peu importe que cet antigène soit endogène ou exogène. Les

macrophages ayant phagocyté l’antigène provoquent une réaction inflammatoire

et libèrent des cytokines, qui attirent d’autres cellules immunitaires sur le lieu de

la rencontre avec le pathogène, typiquement des neutrophiles et des monocytes2.

L’inflammation est un processus immunitaire d’importance majeure, caractérisé

par les quatre termes latins calor (chaleur), dolor (douleur), rubor (rougeur) et

tumor (grosseur). Il est clair que l’émission de signaux dits « pro- 1 En effet, la plupart des réponses immunitaires n’impliquent pas les lymphocytes, elles sont prises en charge « en amont » par l’immunité innée. 2 Cette description de la réponse immunitaire concerne, bien entendu, les animaux (aussi bien des vertébrés que des invertébrés comme la drosophile, conformément à ce que nous avons montré au chapitre 1). Dans le cas des plantes, toute cellule (et non pas seulement des cellules phagocytaires spécialisées) exerce une activité de surveillance immunitaire.

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234

inflammatoires », autrement dit l’induction d’un contexte inflammatoire, facilite

la réponse immunitaire1, en particulier par le recrutement d’autres cellules

immunitaires. Certains immunologistes, retrouvant ainsi les thèses de

Metchnikoff2, sont allés jusqu’à considérer que l’inflammation était la clé de toute

réponse immunitaire, autrement dit que le système immunitaire était activé dès

lors qu’une forte inflammation se produisait3. Cependant, du point de vue de la

théorie de la continuité, deux remarques s’imposent. D’une part, l’inflammation

est dans la plupart des cas provoquée par des constituants immunitaires activés.

Par exemple, l’une des principales cytokines pro-inflammatoires est le TNF-

(Tumor necrosis factor ), émis par des macrophages ayant phagocyté leur cible

(une bactérie par exemple). De même, les molécules C3a et surtout C5a du

complément4 peuvent susciter des signaux pro-inflammatoires. En conséquence,

l’inflammation n’est pas ce qui déclenche toute réponse immunitaire, puisqu’au

contraire elle est la conséquence de certaines réponses immunitaires activatrices5.

D’autre part, selon la théorie de la continuité, s’il n’y a pas de discontinuité

antigénique, alors il n’y a pas de réponse immunitaire, même en présence de

signaux inflammatoires. Par exemple, des gestes chirurgicaux induisent une

inflammation, et ils peuvent en effet susciter une réponse immunitaire, mais cette

dernière est fort heureusement faible. Or, si l’inflammation était le facteur clé de

la réponse immunitaire, de tels gestes chirurgicaux devraient déclencher une

réponse massive. En outre, il a été récemment démontré que l’expression de

cytokines inflammatoires en l’absence de reconnaissance directe de l’antigène par

1 Par exemple, des stimuli inflammatoires seuls (comme le tumor necrosis factor, TNF) suffisent à induire les changements qui sont requis pour qu’une cellule dendritique migre de la périphérie vers les ganglions lymphatiques. Voir F. Sallusto et al. « Rapid and coordinated switch in chemokine receptor expression during dendritic cell maturation » (1998) ; H. K. Lee and A. Iwasaki, « Innate control of adaptive immunity : Dendritic cells and beyond » (2007). 2 E. Metchnikoff, Immunity in Infective Diseases (1905). 3 C’est le cas notamment de Polly Matzinger, dont nous analysons les thèses dans le prochain chapitre. 4 Le complément est, comme nous l’avons vu au chapitre 1, un ensemble de protéines du plasma qui interagissent pour opsoniser les pathogènes et induire une série de réponses inflammatoires qui contribuent à combattre une infection. 5 Nous revenons sur cette question dans le prochain chapitre.

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235

les cellules dendritiques n’est pas suffisante pour que ces dernières induisent la

différenciation de cellules T CD4 effectrices1.

5.2. Autres réponses cellulaires dites « innées »

Les macrophages et autres cellules phagocytaires sont dans la plupart des cas les

premières cellules de l’organisme à rencontrer un antigène anormal. Il existe

cependant d’autres cellules qui peuvent participer à une élimination rapide de

cette cible, en particulier les cellules tueuses naturelles (NK). Comme nous

l’avons montré, les cellules NK répondent non pas au « non-soi », mais à une

discontinuité antigénique relative aux molécules du CMH de classe I.

Dans une grande majorité de cas, la réponse immunitaire s’arrête là. L’antigène

a été reconnu et détruit par les cellules phagocytaires ou par d’autres cellules

activatrices, comme les cellules NK. Si, cependant, l’antigène n’est pas totalement

éliminé par ces constituants de l’immunité dite « innée », alors, chez les espèces

qui disposent de lymphocytes, ces derniers interviennent, comme nous allons le

montrer à présent.

5.3. La rencontre entre antigène et cellule présentatrice d’antigène dans

les tissus

Dans tous les tissus de l’organisme se trouvent des cellules présentatrices

d’antigène (APC). Il s’agit des cellules dendritiques, des monocytes, des

macrophages (qui trouvent leur origine dans les monocytes), des mastocytes. Ces

cellules interagissent en permanence avec les entités présentes dans les tissus de

l’organisme. Les principales cellules présentatrices d’antigène sont, cependant,

clairement les cellules dendritiques. Ces dernières sont des cellules résidentes se

trouvant dans chaque tissu de l’organisme, exerçant continûment une fonction de

surveillance de ses constituants. Les cellules dendritiques restent dans le tissu de

1 R. Sporri and C. Reis e Sousa, « Inflammatory mediators are insufficient for full dendritic activation and promote expansion of CD4+ T cell populations lacking helper function » (2005).

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236

l’organisme dont elles sont les spécialistes1, puis finissent toujours par rejoindre

les ganglions lymphatiques où elles présentent leur contenu antigénique aux

lymphocytes.

Si, au niveau du tissu où elle réside, la cellule présentatrice d’antigène interagit

avec des ligands avec lesquels elle interagit habituellement, il n’y a pas de réponse

immunitaire, que ces ligands soient exogènes ou endogènes. Si, en revanche, la

cellule présentatrice d’antigène interagit avec un ligand différent de ceux avec

lesquels elle a continûment interagi jusqu’ici, alors elle s’active, dans la plupart

des cas en phagocytant la cible. Les conséquences de cette activation sont

nombreuses : la cellule présentatrice d’antigène exprime de nouveaux récepteurs,

elle libère des cytokines qui peuvent attirer d’autres cellules immunitaire, etc. Une

cellule présentatrice d’antigène activée migre ensuite vers les ganglions

lymphatiques, où elle va être en mesure d’activer les cellules lymphocytaires,

comme nous l’expliquons à présent.

5.4. La migration des cellules présentatrices d’antigène vers les

ganglions lymphatiques

Les cellules présentatrices d’antigène activées migrent vers les ganglions

lymphatiques, lieu dans lequel elles présentent continûment aux lymphocytes

résidents les antigènes qu’elles portent. Chaque lymphocyte porte en surface des

récepteurs capables d’interagir de façon spécifique avec un très petit nombre

d’antigènes, voire avec un seul antigène. Les lymphocytes sont, autrement dit, des

cellules immunitaires hautement spécialisées. Que produit la rencontre entre une

cellule présentatrice d’antigène et le lymphocyte ou les quelques lymphocytes qui

portent des récepteurs spécifiques de cet antigène ? Si la cellule présentatrice

d’antigène n’est pas elle-même activée et que le lymphocyte auquel elle présente

l’antigène s’active parce qu’il a reconnu cet antigène, alors le lymphocyte est

1 Il existe des cellules dendritiques de l’intestin, du thymus, de la peau, etc.

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237

anergisé1 ou éliminé (autrement dit, il y a prévention de la réponse immunitaire).

Si la cellule présentatrice d’antigène est activée et que le lymphocyte auquel elle

présente l’antigène interagit lui-même fortement avec l’antigène, alors il y a bien

double signal de discontinuité antigénique, et donc une réponse immunitaire

activatrice se produit. Le lymphocyte répond donc bien à une discontinuité

antigénique, mais au lieu de répondre à toute modification antigénique forte,

comme le font les cellules de l’immunité innée, il répond à un motif moléculaire

particulier, qui est bien différent de ceux portés par les constituants normaux de

l’organisme (peu importe qu’ils soient endogènes ou exogène) et présentés

continûment au système immunitaire, les lymphocytes porteurs de récepteurs

spécifiques d’antigènes normaux de l’organisme ayant été éliminés soit lors de

leur maturation dans les organes lymphoïdes primaires (moelle osseuse et

thymus), soit à la périphérie.

La réponse activatrice lymphocytaire se produit en plusieurs étapes.

Premièrement, le ou les quelques lymphocytes ayant interagi fortement avec

l’antigène s’activent, c'est-à-dire qu’ils subissent des changements phénotypiques

importants : la chromatine dans leur noyau devient moins dense, des nucléoles

apparaissent, le volume du noyau et du cytoplasme augmentent, de nouveaux

ARN et de nouvelles protéines sont synthétisés. En quelques heures, ils

deviennent ainsi des « lymphoblastes ». Deuxièmement, les lymphocytes

prolifèrent alors par un mécanisme d’expansion clonale : ils se divisent, donnant

naissance, dans une durée qui varie de 24h à cinq jours, à toute une population de

lymphocytes identiques, susceptibles d’interagir fortement avec l’antigène qui a

été initialement présenté par la cellule présentatrice d’antigène. Les lymphocytes

concernés sont les lymphocytes T CD4 (auxiliaires), les T CD8 (cytolytiques),

ainsi que les lymphocytes B, etc. Les lymphocytes T sont activés grâce à

l’interaction avec les cellules présentatrices d’antigène, tandis que les

lymphocytes B sont, pour leur part, activés par des lymphocytes T déjà activés.

1 C'est-à-dire paralysée, ou plus précisément incapable de répondre à une quelconque stimulation immunitaire pendant plusieurs heures.

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238

Voyons à présent comment les lymphocytes activés dans les ganglions

lymphatiques (lymphocytes activateurs, mais aussi régulateurs), migrent ensuite

vers le lieu de l’infection où, ensemble, ils éliminent la cible.

5.5. La réponse immunitaire sur le lieu de l’infection

Quand les lymphocytes parviennent sur le lieu de l’infection, ils sont nombreux

et portent des récepteurs de fortes spécificité et affinité à l’égard de l’antigène.

Les lymphocytes B, devenus des plasmocytes, synthétisent des anticorps qui vont

adhérer à l’antigène, d’où trois conséquences : l’antigène ne peut plus pénétrer

dans d’autres cellules ; les anticorps facilitent la phagocytose, par les

macrophages, de la cible ; ils permettent également l’action du complément, qui

détruit la cible.

Les lymphocytes T CD8 interagissent avec une molécule du CMH et un peptide

présenté par la cellule cible. Par exemple, une cellule de l’hôte infectée par un

virus présente à sa surface des peptides viraux, associés à ses propres molécules

du CMH. Les lymphocytes T CD8 tuent directement les cellules infectées. Ces

lymphocytes répondent à une discontinuité antigénique pour laquelle ils portent

un récepteur spécifique. Le peptide qui leur est présenté peut être exogène ou

endogène, l’important est qu’il corresponde à leur récepteur spécifique.

Les lymphocytes T CD4 ont un rôle plus complexe. Comme on l’a vu, ils

portent généralement le nom de lymphocytes T helpers (auxiliaires), parce qu’ils

contribuent à activer les autres cellules immunitaires. Les lymphocytes TH1

activent les macrophages, tandis que les lymphocytes TH2 activent les

lymphocytes B. Dans tous ces cas, la théorie de la continuité considère, là encore,

que les lymphocytes CD4 sont activés par la discontinuité antigénique pour

laquelle ils portent un récepteur spécifique.

5.6. L’arrêt de la réponse immunitaire sur le lieu de l’infection

Une fois que la cible a été éliminée par les cellules immunitaires activatrices (en

particulier les lymphocytes T et B) et par certaines molécules lytiques, que se

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239

passe-t-il ? Il est possible que certaines cellules activatrices meurent d’elles-

mêmes en raison de l’absence de leur antigène spécifique (puisqu’il vient d’être

éliminé). Cependant, l’explication la plus probable est que ce soit les cellules T

régulatrices qui mettent un terme à la réponse immunitaire activatrice. Nous avons

déjà expliqué en détail ci-dessus comment ces cellules sont activées, nous n’en

dirons donc pas davantage ici.

6. La théorie de la continuité : des pluricellulaires aux

unicellulaires ?

6.1. La théorie de la continuité s’applique-t-elle à l’ensemble des

organismes pluricellulaires ?

On l’a vu, la théorie de la continuité prétend s’appliquer à tous les organismes

pluricellulaires, pas seulement à ceux disposant d’une immunité adaptative. Nous

illustrons ici cette thèse en prenant deux exemples d’organismes pluricellulaires

pour lesquels nous disposons de suffisamment de données expérimentales, les

plantes d’une part, et les drosophiles (comme exemple d’invertébrés) d’autre part.

Dans quelle mesure est-il possible d’expliquer leur immunité à l’aide de la théorie

la continuité ?

Dans le cas d’une plante, comme Arabidopsis par exemple, la théorie de la

continuité paraît s’appliquer. Les récepteurs immunitaires chez la plante semblent

reconnaître non pas le « non-soi », mais des modifications importantes des

constituants endogènes de la plante (c’est ce que l’on appelle le processus de

« reconnaissance indirecte » chez les plantes). Plus précisément, nous nous

appuyons sur trois données pour affirmer que la théorie de la continuité s’applique

chez la plante :

i) L’existence de plusieurs mécanismes d’auto-immunité normale suggère

que la réponse immunitaire pourrait être dirigée contre des modifications de

constituants endogènes, et non contre des constituants exogènes en tant que tels.

La réponse hypersensible (HR) est une forme de mort cellulaire programmée, qui

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est déclenchée contre des éléments exogènes, mais aussi endogènes. Par exemple,

elle est déclenchée contre certains pathogènes après reconnaissance des motifs

moléculaires associés aux pathogènes (PAMPs), mais elle joue aussi un rôle

fondamental dans la construction et le fonctionnement normal de la plante, en

particulier dans le développement et la reproduction1. De même, on a vu que le

silence ARN existe chez les plantes, et là encore il est dirigé contre des éléments

endogènes ou exogènes2.

ii) L’immunité se fonde sur la reconnaissance de perturbations, comme

nous l’avons déjà souligné ci-dessus. Les éléments les plus probants pour la

théorie de la continuité sont venus de recherches effectuées au cours des cinq à

dix dernières années sur la plante modèle Arabidopsis3. Ces recherches semblent

établir qu’il existe une véritable surveillance immunitaire chez la plante, qui

consiste en une interaction, non pas avec des éléments étrangers, mais avec des

éléments fortement modifiés4. Le point de départ de ces recherches fut que, dans

de nombreux cas, la reconnaissance, par la plante, du pathogène, semble être

indirecte et non directe5. En effet, dans de nombreux cas, la plante n’interagit pas

avec les motifs des effecteurs pathogéniques eux-mêmes, elle interagit avec ses

propres protéines et répond à toute perturbation forte de ces dernières : « Plutôt

que de développer des récepteurs pour tout effecteur possible, les plantes hôtes

ont développé des mécanismes pour contrôler des cibles de l’hôte communes. En

contrôlant les perturbations, les protéines R détectent de manière indirecte

l’activité enzymatique d’effecteurs multiples. »6

1 J. T. Greenberg, « Programmed cell death : a way of life for plants » (1996). 2 S. T. Chisholm et al., « Host-Microbe Interactions : Shaping the Evolution of the Plant Immune Response » (2007). 3 F. Shao et al., « Cleavage of Arabidopsis PBS1 by a bacterial type III effector » (2003) ; S. T. Chisholm et al. (2007), op. cit. 4 E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-gene » (1998). 5 B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense » (2006). 6 S. T. Chisholm, op. cit., p. 810.

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Par un tel mécanisme indirect, la plante est capable, à partir d’un nombre limité

de récepteurs, de résister à un grand nombre de pathogènes différents1. Il est très

probable que ce mécanisme de détection des perturbations s’applique aussi à la

reconnaissance d’éléments endogènes « indésirables ». Notre hypothèse est que ce

mécanisme est induit par une modification forte des motifs avec lesquels les

récepteurs immunitaires de la plante interagissent.

iii) Corrélativement, il est très fortement probable que les domaines LRR

aient des fonctions immunorégulatrices, c'est-à-dire qu’ils puissent inhiber une

réponse immunitaire activatrice. Par exemple, dans certains cas, la délétion d’un

domaine LRR chez la pomme de terre conduit à une augmentation de la réponse

hypersensible qui est, comme nous l’avons vu, une forme de mort cellulaire

programmée2. Dans leur article de synthèse, DeYoung et Innes développent l’idée

selon laquelle la réponse immunitaire indirecte des plantes est dirigée contre un

complexe constitué de la protéine ciblée par l’effecteur pathogénique, le domaine

amino-terminal de la protéine NBS-LRR, ainsi que les domaines NBS et LRR.

Les interactions de ce complexe sont immunorégulatrices, mais, lorsqu’un

effecteur pathogénique intervient en ciblant une protéine de la plante, il perturbe

le complexe normal, et c’est cette perturbation qui provoque le déclenchement de

la réponse immunitaire3.

Concernant la drosophile, nous ne pouvons pas affirmer avec certitude que la

théorie de la continuité s’applique à elle, mais nous pensons que la chose est

probable. À tout le moins, il est certain que la théorie du soi et du non-soi ne rend

pas compte de l’immunité de la drosophile. D’une part, la drosophile est capable

d’autoréactivité et d’auto-immunité4, comme les vertébrés. Cette auto-immunité

est multiforme. Tout d’abord la phagocytose permet l’élimination des cellules

apoptotiques, ainsi que de constituants exogènes. On peut penser que la

1 Et de façon spécifique, puisque les réponses varient selon les pathogènes : il s’agit simplement d’une reconnaissance spécifique indirecte. 2 B. J. DeYoung and R. W. Innes (2006), op. cit. 3 Ibid. Sur l’immunorégulation chez les plantes, voir également H. Yang, Y. Li and J. Hua, « The C2 domain protein BAP1 negatively regulates defense responses in Arabidopsis » (2006). 4 C. A. Brennan and K. V. Anderson, « The Genetics of Innate Immune Recognition and Response » (2004) ; B. Lemaitre and J. Hoffmann (2007), op. cit.

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discrimination entre immunogène et non-immunogène repose donc sur la

discontinuité antigénique, et non entre « soi » et « non-soi ». Ensuite, la

drosophile est aussi capable d’une régulation de ses réponses immunitaires, c'est-

à-dire de déclencher des mécanismes d’inhibition immunitaire1. Une telle

inhibition permet de mettre un terme à la réponse en évitant des dommages

excessifs sur l’hôte (comme chez les vertébrés), mais elle permet également à la

drosophile de tolérer certaines bactéries commensales2. Or, il est remarquable que

le mécanisme d’inhibition appelé « PGRP-LB » est activé par défaut dans certains

endroits de l’organisme, notamment dans l’intestin. Les bactéries commensales de

l’intestin, qui sont en petites quantités et ont un taux de division faible, sont

parfaitement tolérées, selon un processus semblable à ce que nous avons décrit

sous le nom d’induction de tolérance par induction de continuité. Ce n’est que

lorsque des bactéries pénètrent en grand nombre dans l’intestin qu’elles

déclenchent une réponse immunitaire3. Il nous semble fort probable qu’une forme

de « surveillance immunitaire » existe chez la drosophile, permettant de tolérer

des entités exogènes « utiles » présentes continûment et en petite quantité, et de

répondre à tout élément anormal, qu’il soit endogène ou exogène (cellules

apototiques, pathogènes, etc.). Nous conclurons donc de ces observations, que la

théorie du soi et du non-soi ne rend pas du tout compte des données actuelles sur

l’immunité des drosophiles, et que la théorie de la continuité serait, pour sa part,

une explication possible de cette immunité.

1 Voir E. Nicolas et al., « In vivo regulation of the I B homologue cactus during the immune response of Drosophila » (1998) ; A. Zaidman-Remy et al., « The Drosophila amidase PGRP-LB modulates the immune response to bacterial infection » (2006) ; V. Bischoff et al., « Downregulation of the Drosophila immune response by peptidoglycan-recognition proteins » (2006). Plus généralement, il est démontré depuis peu que de nombreuses formes d’auto-immunité innée existent, et sont régulées par plusieurs mécanismes : voir R. S. Green et al., « Mammalian N-Glycan branching protects against innate immune self-recognition and inflammation in autoimmune disease pathogenesis » (2007). 2 A. Zaidman-Remy et al. (2006), op. cit. 3 Ibid.

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243

6.2. Peut-on appliquer la théorie de la continuité aux unicellulaires ?

La question de savoir si la théorie de la continuité peut s’appliquer, au-delà des

organismes pluricellulaires, aux unicellulaires est difficile. Comme nous l’avons

montré dans le premier chapitre, les organismes unicellulaires possèdent un

système immunitaire, dont l’un des principaux mécanismes est probablement

analogue à l’interférence ARN. Peut-on expliquer le déclenchement d’une réponse

immunitaire chez les unicellulaires par la théorie de la continuité ?

La théorie de la continuité permet de bien rendre compte de l’interférence ARN,

à condition simplement de se placer au niveau génétique (et non plus au niveau de

motifs reconnus par des récepteurs situés, pour la plupart, en surface de cellules

immunitaires). Le génome de l’organisme doit faire face à la menace potentielle

d’un très grand nombre de virus. L’organisme doit identifier les séquences

génétiques virales et prévenir leur intégration dans son propre génome. Selon la

théorie de la continuité, les mécanismes de régulation du génome des cellules

interagissent continûment avec les séquences génétiques présentes et sont

capables de déclencher une réponse de type « interférence ARN » dès lors que des

séquences inhabituelles apparaissent dans le génome. Si la théorie de la continuité

est exacte, alors l’origine exogène ou endogène de ces séquences inhabituelles

n’est pas un critère décisif, et donc on devrait s’attendre dans l’avenir à découvrir

de plus en plus de mécanismes d’interférence ARN ciblant des séquences

génétiques endogènes mais anormales. C’est déjà en grande partie ce que l’on

peut observer aujourd'hui. Il existe deux formes principales d’interférence ARN

chez la plupart des organismes eucaryotes : l’une concerne les petits ARN

interférents (small interfering RNAs) et assure principalement l’élimination des

virus, l’autre concerne les micro ARN (micro RNAs) et assure principalement la

régulation de l’expression des gènes endogènes. Qu’en est-il à présent chez les

procaryotes ? L’analogue fonctionnel des petits ARN interférents serait, selon les

résultats récents analysés dans le chapitre 1, le système CRISPR1. L’analogue des

1 R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes » (2007) et K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in

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micro ARN est, pour sa part, clairement établi : les procaryotes disposent de

mécanismes de régulation de l’expression de leurs gènes grâce à des petits ARN

anti-sens, notamment grâce à la protéine Hfq pour la présentation des petits ARN

et une RNAse E pour la dégradation1. Ainsi, le système immunitaire des

procaryotes repose fort probablement sur un mécanisme d’interférence ARN

capable d’une activation « exogène » mais aussi d’une activation « endogène ».

Nous proposons que, même si les mécanismes moléculaires réalisant le « silence »

des gènes ne sont pas nécessairement les mêmes dans tous les détails2, le

mécanisme de reconnaissance des gènes est, lui, le même : la cible n’est pas

reconnue en tant qu’endogène ou exogène, mais en tant que constituée d’acides

nucléiques « anormaux », c'est-à-dire différents des acides nucléiques avec

lesquels les protéines effectrices qui déclenchent l’activation de la protéine Dicer3

interagissent continûment.

En conséquence, nous pensons fortement probable que la théorie de la

continuité offre une explication satisfaisante des mécanismes d’interférence ARN

en général, et de sa manifestation chez les unicellulaires en particulier.

7. Bilan sur le contenu scientifique de la théorie de la continuité

Le cœur de la théorie de la continuité est donc que ce n’est pas l’origine

exogène d’un antigène qui explique son immunogénicité, mais le fait qu’il

exprime des antigènes inhabituels dans un contexte fortement modifié.

La théorie de la continuité est une théorie scientifique, relevant de la biologie

moléculaire. Elle n’est en rien une hypothèse sur la définition de la vie en

prokaryotes : computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic RNAi, and hypothetical mechanisms of action » (2006). 1 S. Gottesman, « The small RNA regulators of Escherichia coli : roles and mechanisms » (2004) ; S. Gottesman, « Micros for microbes : non-coding regulatory RNAs in bacteria » (2005). 2 Bien qu’il semble que la protéine Dicer et le complexe RISC soient impliqués dans les deux voies. 3 « Dicer » est le nom de la protéine qui se lie aux ARN double brin et les découpe en morceaux. Elle a été découverte par Emily Bernstein en 2001 : voir E. Bernstein et al., « Role for a bidentate ribonuclease in the initiation step of RNA interference » (2001).

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245

général1. Elle contient un certain nombre de propositions hiérarchisées, qui

peuvent être soumises à l’expérience. La confrontation aux données

expérimentales pourrait à l’avenir corroborer ou au contraire invalider la théorie

de la continuité. Depuis la première formulation de la théorie de la continuité,

plusieurs expériences sont venues en renforcer le mécanisme explicatif : caractère

immunogène des mutations, progrès sur la mise en évidence de l’induction de

tolérance, mise en évidence des mécanismes de l’immunité des plantes, etc.

Néanmoins, toute théorie scientifique est nécessairement éphémère, elle n’est que

la moins insatisfaisante des interprétations dont on dispose à un moment donné.

Nous pensons avoir montré que la théorie de la continuité était meilleure que la

théorie du soi et qu’il serait souhaitable qu’elle la remplace, mais bien entendu,

même si ce changement théorique avait lieu, il resterait que notre théorie, comme

toute théorie scientifique, ne pourrait être qu’en attente de réfutation.

1 T. Pradeu et E. D. Carosella, « Tambalea el dogma Propio/No-propio de la immunologia », réponse à l’Editorial de la revue Medicina (Buenos Aires) sur la théorie de la continuité.

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CHAPITRE 5

La théorie de la continuité face

aux autres théories

immunologiques

Dans le chapitre précédent, nous avons proposé une analyse détaillée du critère

d’immunogénicité que nous suggérons, le critère de continuité. Dans le présent

chapitre, notre objectif est de procéder à un examen épistémologique de cette

proposition en répondant à deux questions. La première, qui relève de la

philosophie générale des sciences, est celle du statut de notre proposition : s’agit-

il d’une hypothèse, d’un modèle, d’une théorie ? Nous essaierons de démontrer

qu’il s’agit bien d’une théorie. La deuxième question est du domaine de la

comparaison théorique : elle consiste à confronter les différentes propositions

théoriques disponibles de nos jours en immunologie. Nous verrons en effet que,

en plus de la théorie du soi et du non-soi, ont été avancés au cours des trente

dernières années des « théories du réseau (ou système) immunitaire » (amorcées

par Niels Jerne), ainsi qu’un « modèle du danger », proposé par l’immunologiste

américaine Polly Matzinger au début des années 1990, et qui a fait beaucoup

parler de lui. Nous nous demanderons si, dans toutes ces propositions, les

différents termes de « modèle », « hypothèse » et « théorie » se justifient, et

surtout quels sont les points communs et les différences entre elles. Nous

essaierons enfin d’établir des convergences entre notre théorie de la continuité et

les propositions que nous aurons analysées.

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1. Statut épistémologique de notre proposition sur la continuité

Nous avons proposé, dans le chapitre précédent, une explication du

déclenchement d’une réponse immunitaire. Bien que cela ne soit pas aisé, il

importe de déterminer le statut scientifique de notre proposition : s’agit-il d’une

théorie, d’un modèle, d’une hypothèse ? La littérature sur ces questions en

philosophie des sciences est immense, et nous ne prétendons aucunement en

rendre compte ici ni, encore moins, la renouveler d’une quelconque façon. Les

conceptions des philosophes des sciences sur ce que sont les théories, modèles et

hypothèses ont été en grande partie forgées en relation avec la physique du début

du XXe siècle1, et nombreux sont les philosophes des sciences contemporains qui

ont remarqué que ces conceptions s’appliquaient parfois difficilement à la

biologie2. Soulignons également un point important : il est possible de pratiquer la

philosophie de la biologie sans jamais se poser la question de ce que sont une

théorie, un modèle, une hypothèse, et plus globalement sans jamais se rattacher à

la philosophie générale des sciences, comme le fait l’un des manuels les plus

utilisés (sinon le plus utilisé) du domaine, Sex and Death de Kim Sterelny et Paul

Griffiths3. Nous pensons, pourtant, que la philosophie de la biologie doit

s’efforcer de penser ses liens avec la philosophie générale des sciences, y compris

d’ailleurs pour éventuellement modifier les problématiques de cette dernière à

l’aide de ses propres questionnements et résultats. L’une des manières de penser

ce lien est de se demander s’il y a des théories, modèles et hypothèses en biologie.

Après avoir défini de la façon la plus concise possible les termes d’hypothèse,

modèle et théorie, nous soutiendrons ici quatre thèses structurées par une relation

1 À titre d’exemple particulièrement significatif, notons que, dans le long chapitre que Carl Hempel consacre aux « Théories et explications théoriques » dans son livre Philosophy of Natural

Science (1966, trad. fr. Eléments d’épistémologie, 1972), il ne parle pas une seule fois de la biologie, à l’exception d’une mention à « la conception néo-vitaliste des phénomènes biologiques » dont il montre, précisément, que ce n’est pas une théorie. (Il convient, néanmoins, de remarquer que Hempel parle de la biologie à propos d’autres questions, notamment celles de la confirmation et de l’explication). 2 Voir par exemple P. Godfrey-Smith, Theory and Reality (2003) ; F. Duchesneau, Philosophie de

la biologie (1997), Chapitre 4 « La structure des théories biologiques » ; J. Gayon, « La philosophie et la biologie » (1998a). 3 K. Sterelny and P. Griffiths, Sex and Death (1999). Ce manuel pourtant unanimement reconnu ne contient strictement aucune discussion classique de philosophie générale des sciences.

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d’inclusion, autrement dit en « poupée russe » : i) il y a des théories en biologie ;

ii) il y a des théories en biologie moléculaire ; iii) il y a des théories en

immunologie ; iv) notre proposition sur la continuité en immunologie est une

théorie.

1.1. La question de l’existence de théories en biologie

Il est très difficile de déterminer avec précision s’il y a des théories en biologie,

et quel est alors le sens du terme « théorie ». La vision traditionnelle, issue de

l’empirisme logique, est que la biologie n’offre pas de lois1, étant donné qu’elle

ne décrit que les êtres vivants terrestres (et non le vivant en général), donc elle

serait une science « historique » et non « nomologique » car elle ne proposerait

que des généralisations descriptives2. Une version extrême de cette vision

traditionnelle conduit à affirmer que la biologie n’offrirait pas non plus de théories

parce que, selon le même argument que précédemment, une description générale

ne pourrait pas fonder une théorie. Notons tout même que, chez les représentants

et les héritiers du Cercle de Vienne, la thèse prévalait que la biologie était bien

une science expérimentale (comme la physique) et que, même si elle reposait

effectivement sur des descriptions, cela ne l’empêchait pas de formuler de

véritables hypothèses scientifiques (comme en physique)3. Il est vrai néanmoins

que la conception des théories qui se développe avec l’empirisme logique laisse

peu d’espoir de trouver des théories en biologie. Selon cette conception des

théories scientifiques, dite parfois « conception reçue », une théorie est un

système hypothético-déductif4. À partir d’un petit nombre d’axiomes, on doit

pouvoir déduire un grand nombre de propositions. On parle à ce propos de

1 J. J. C. Smart, Philosophy and Scientific Realism (1963). 2 Thèse examinée par David Hull dans The Philosophy of Biological Science (1974, chapitre 3) ; voir également J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1993) ainsi que « Qu’est-ce qu’une théorie ? » (2002). 3 Voir Felix Mainx, « Foundations of biology » (1955) in O. Neurath, R. Carnap and C. Morris (eds.) Foundations of the Unity of Science. Mainx écrit à propos des descriptions (telles qu’on les trouve, notamment, en biologie) qu’elles « présentent le caractère complet d’une hypothèse appartenant aux sciences empiriques ». 4 C. G. Hempel and P. Oppenheim, « Studies in the Logic of Explanation » (1948) ; C. G. Hempel Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science (1965).

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conception syntaxique (ou, plus rarement, de conception « langagière ») des

théories. Dans la conception syntaxique, les théories sont des systèmes

axiomatisés. Cette conception est héritée des sciences formelles : pour prendre un

exemple très simple, la géométrie euclidienne déduit, à partir de cinq postulats, un

grand nombre de théorèmes. La conception syntaxique, qui s’accorde très bien

avec le modèle déductif-nomologique de la science1, s’applique assez bien à la

physique, tout particulièrement lorsqu’elle se présente sous la forme de lois à

partir desquelles on peut déduire l’explication de nombreux phénomènes, comme

c’est le cas par exemple de la physique newtonienne. Néanmoins, comme l’ont

montré plusieurs philosophes de la biologie, la conception syntaxique des théories

ne s’applique pas bien à la biologie, même dans le cas de la théorie de l’évolution

par sélection naturelle2. Il y a eu des tentatives pour axiomatiser la théorie de

l’évolution par sélection naturelle, en particulier par Mary B. Williams3, mais

elles n’ont été que partielles4. Richard Lewontin, quant à lui, a proposé d’exposer

le « noyau » structurel de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, dans un

des articles les plus cités de la biologie et de la philosophie de la biologie5.

Cependant, l’objectif d’une telle réflexion est de mettre en évidence la structure

de la théorie de l’évolution par sélection naturelle6, et non de poser des axiomes à

1 C. G. Hempel (1965), op. cit. 2 E. Lloyd, The structure and confirmation of evolutionary theory (1988). Voir en particulier le Chapitre 2 : « The Semantic Approach and Evolutionary Theory ». 3 « Deducing the consequences of evolution: A mathematical model » (1970) ; « The logical status of the theory of natural selection and other evolutionary controversies » (1973). François Duchesneau examine en détail la modélisation de la théorie de l’évolution proposée par Michael Ruse (The Philosophy of Biology, 1973), puis celle de Mary B. Williams, reprise par Alexander Rosenberg (The Structure of Biological Science, 1985). S’appuyant sur plusieurs arguments de John Beatty (en particulier son article « What’s wrong with the received view of evolutionary theory ? », 1981), notamment sur la difficulté qu’il y a à considérer le terme de fitness comme primitif, François Duchesneau met en évidence les obstacles presque insurmontables pour une conception syntaxique de la théorie de l’évolution. Voir F. Duchesneau, Philosophie de la biologie

(1997), op. cit., Chapitre 4 « La structure des théories biologiques », en particulier pp. 267-272. 4 M. B. Williams, « Similarities and differences between evolutionary theory and the theories of physics » (1981). 5 R. Lewontin, « The Units of selection » (1970). 6 En soulignant plusieurs caractéristiques comme l’absence d’un mécanisme d’hérédité particulier, l’applicabilité à plusieurs échelles du vivant, ainsi que l’applicabilité à de nombreux objets, y compris éventuellement à des artefacts.

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partir desquels des lois pourraient être déduites. La conception syntaxique des

théories comme telle s’applique donc mal au travail des biologistes.

Il existe cependant une deuxième conception des théories, dite « conception

sémantique »1, défendue en particulier, mais pas exclusivement, par van

Fraassen2. Selon cette deuxième conception, une théorie est une collection de

modèles : « la fonction principale d’une théorie scientifique est de nous fournir

une famille de modèles, qui doit servir à la représentation de phénomènes

empiriques »3. Qu’entendre alors par « modèle » ? Un modèle est un exemple ou

plutôt une réalisation de la théorie. Pour prendre, là encore, un exemple très

simple, si l’on considère la théorie T suivante :

1. Pour deux droites quelconques, au plus un point appartient aux deux

droites

2. Pour deux points quelconques, exactement une seule droite passe par

ces deux points

3. Toute droite passe par au moins deux points,

alors un modèle de la théorie T est l’espace à sept points4, qui apparaît dans la

Figure 1 ci-dessous :

1 Je remercie Alexandre Guay pour les longs échanges que nous avons eus sur la définition des théories et des modèles en philosophie des sciences. Si les lignes qui suivent ont quelque chose de pertinent, elles le lui doivent. 2 B. C. van Fraassen, « A formal approach to the philosophy of science » (1972). 3 B. C. van Fraassen (1972), Op. cit. Voir également P. Suppes, « A comparison of the meaning and uses of models in mathematics and the empirical sciences » (1960) et F. Suppe (ed.) The

Structure of Scientific Theories (1977 [1974]). 4 B. C. van Fraassen, Laws and Symmetry (1989). Là encore, je dois à Alexandre Guay de m’avoir signalé cet exemple.

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Le modèle est donc une « instance », une réalisation de la théorie. Décrire une

théorie consiste à présenter une classe de modèles et à spécifier la manière dont

ces modèles reflètent la réalité.

La conception sémantique se veut beaucoup plus proche de la pratique

scientifique, en particulier en science expérimentale. En outre, elle résout

certaines difficultés inhérentes à la conception syntaxique1. La conception

sémantique, plus libérale, permet de parler de théories dans la plupart des

sciences, y compris biologiques, économiques et sociales, etc.2

Dès lors que l’on adopte une conception sémantique des théories scientifiques, il

n’y a guère de doute que la théorie de l’évolution par sélection naturelle est bel et

1 F. Suppe (1977), op. cit. 2 François Duchesneau (Philosophie de la biologie, 1997, op. cit., pp. 272-300) montre en détail, en s’appuyant principalement sur les travaux de Paul Thompson, d’Elizabeth Lloyd et de Richard Lewontin, en quoi la conception sémantique des théories s’applique particulièrement bien à la théorie de l’évolution, qui est plus un ensemble de théories articulées qu’une théorie clairement unifiée sur la base d’un nombre déterminé d’axiomes et de lois (voir en particulier p. 278).

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bien une « théorie »1. En conséquence, une vision assez répandue aujourd’hui en

biologie et en philosophie des sciences est de considérer que la théorie de

l’évolution par sélection naturelle est soit la seule théorie en biologie, soit la plus

puissante des théories biologiques, en vertu de son extension très grande (tout le

vivant), de son pouvoir explicatif et des nombreuses confirmations expérimentales

qu’elle a reçues. Nous sommes d’accord sur le deuxième point, mais pas sur le

premier. La théorie de l’évolution par sélection naturelle est en effet la théorie la

plus puissante dont nous disposions en biologie, mais nous soutenons plus loin

qu’il existe également des théories en biologie moléculaire, et notamment en

immunologie.

Définissons à présent de la manière la plus simple possible les termes

d’hypothèse, de théorie et de modèle.

1.2. Hypothèse, théorie, modèle

1.2.1. Hypothèse

Nous appellerons « hypothèse » une proposition plausible sur la manière dont se

déroule un phénomène2. Une hypothèse peut être fortement spéculative et peut

n’avoir que peu de fondements expérimentaux au moment de sa formulation.

Personne ne conteste qu’il y ait des hypothèses en biologie au sens que nous

avons défini. L’hypothèse biologique la plus célèbre est évidemment l’hypothèse

de la sélection naturelle de Darwin3.

1 Voir E. Lloyd (1988), op. cit. Lloyd cite Beckner : « Selection theory is a family of related models that explain or quasi-explain empirical generalizations and particular facts of evotution. » (Morton Beckner, The Biological Way of Thought, 1959, p. 161, cité par E. Lloyd 1988, op. cit., p. 21). Lloyd s’appuie également sur la conception des modèles et théories proposées en 1963 par Richard Lewontin, conception très proche de la conception sémantique : R. Lewontin, « Models, mathematics, and metaphors » (1963). 2 Cette définition ne s’applique pas, bien entendu, aux sciences mathématiques dont le terme d’hypothèse est pourtant issu. Nous proposons simplement ici une définition du terme qui peut recouvre ce que l’on appelle « hypothèse » en sciences biologiques. 3 Voir J. Gayon, Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle (1992).

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1.2.2. Théorie

Nous appellerons « théorie » une explication portant sur un ensemble de

phénomènes naturels en interaction qui à la fois est fondée sur des données

expérimentales et formule des prédictions testables. Une théorie présente donc

plusieurs caractéristiques : i) elle possède un domaine d’extension bien défini (elle

porte sur des objets bien définis) ; ii) souvent, elle est constituée par un ensemble

structuré d’hypothèses1 ; iii) elle ne propose pas seulement une description, mais

une explication, du phénomène envisagé ; iv) elle est compatible avec les données

expérimentales disponibles ; v) elle fait des prédictions qui sont testables

empiriquement.

Une manière adéquate de concevoir les théories scientifiques est de dire qu’une

bonne théorie est une limitation sur les phénomènes qui peuvent se produire dans

le monde2. Comme le dit Karl Popper, « Toute ‘bonne’ théorie scientifique

consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se produire. Sa valeur est

proportionnelle à l’envergure de l’interdiction »3.

La formalisation ne nous semble pas un constituant essentiel d’une théorie

scientifique. La formalisation joue un rôle majeur dans les théories en physique,

moindre en biologie. Cela n’implique pas que la biologie n’est jamais formalisée

(il existe de nombreuses formalisations en biologie, par exemple en génétique des

populations4), mais simplement que la structure de ses théories ne se présente pas

sous la forme de descriptions mathématisées (si la formalisation intervient, elle le

fait en aval).

D’autre part, l’aspect historique de l’objet de la biologie (les êtres vivants) n’est

pas un obstacle à sa scientificité, ni à la possibilité d’élaborer des théories.

Reprocher à la biologie de ne porter que sur le vivant tel qu’il se présente sur

1 Il y a donc un rapport étroit entre théorie et hypothèse : un ensemble hiérarchisé d’hypothèses peut former une théorie. Dans la plupart des cas, une théorie porte sur plus de phénomènes qu’une hypothèse. 2 Je remercie Anouk Barberousse d’avoir attiré mon attention sur ce point. 3 K. Popper, Conjectures et réfutations (1979 [1963]), p. 64. 4 Voir R. Lewontin, « Models, mathematics, and metaphors » (1963), op. cit., ainsi que R. Lewontin, The genetic basis of evolutionary change (1974a).

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Terre et s’est présenté dans l’histoire de cette planète, et non sur l’univers tout

entier, est partiellement déplacé. La biologie porte sur la totalité des phénomènes

vivants qui nous sont connus. De surcroît, si l’exobiologie (étude de la vie hors de

la planète Terre) réussit à obtenir des résultats tangibles à l’avenir1, alors

l’argument de la limitation à l’histoire terrestre sera complètement invalidé.

L’idée selon laquelle avoir un objet spatio-temporellement situé empêcherait une

science d’élaborer de véritables théories ne nous semble donc pas exacte. Après

tout, plusieurs sciences physiques sont également historiques, l’astronomie en

particulier, et cela ne les empêche pas d’élaborer des théories2.

Un dernier point que nous voudrions souligner à propos des théories

scientifiques est qu’une théorie offre une ontologie. Même indépendamment de la

question très débattue du réalisme scientifique (les théories scientifiques

décrivent-elles le monde « réel » ?3), une théorie scientifique est toujours une

représentation du monde en ce qu’elle définit un « mobilier du monde », c'est-à-

dire les objets (atomes, particules, gènes, organismes…) qui composent le monde

si l’on en croit cette théorie scientifique. En conséquence, si l’on comprend la

métaphysique comme une description générale du monde, alors les théories des

sciences expérimentales nous offrent un éclairage métaphysique important. Nous

soulignons ce point car il aura une importance cruciale dans le prochain chapitre,

où nous montrerons comment nos théories biologiques structurent la conception

que l’on peut se faire de ce qu’est un individu dans le monde du vivant.

1 Voir M. Morange, La vie expliquée ? Cinquante ans après la double hélice (2003). Michel Morange note que le terme d’exobiologie est de plus en plus remplacé par celui d’astrobiologie. 2 Si, cependant, la question est de savoir si, à partir des théories disponibles, il est possible de faire des inférences de portée universelle, alors la réponse est que ce n’est pas possible avec les théories biologiques. Les propositions de la biologie (même lorsqu’elles ressemblent à des lois) sont des descriptions généralisées, et non des énoncés dont il est impossible qu’ils ne soient pas vérifiés (comme devraient l’être les lois idéales de la physique) : voir D. Hull, Philosophy of Biological

Science (1974), op. cit. et J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1993), op. cit. Néanmoins, il est fort probable que l’historicité soit fondamentale aussi en physique, non seulement dans ses branches proprement historiques (comme l’astronomie), mais même au-delà (J. Gayon, Ibid.). 3 Les références sur cette question sont innombrables, et de très importantes distinctions entre différentes formes de réalismes ont été proposées. Parmi les textes les plus importants, on trouve : R. Boyd, « On the Current Status of the Issue of Scientific Realism » (1983) ; I. Hacking, « Experimentation and Scientific Realism » (1982) ; H. Putnam, Le réalisme à visage humain

(1999 [1990]) ; B. C. van Fraassen, The Scientific Image (1980).

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1.2.3. Modèle

Le terme de « modèle » en philosophie des sciences est au moins aussi difficile

à définir que celui de « théorie ». On peut distinguer de nombreux types de

modèles, se présentant comme des objets physiques, des objets fictionnels, des

structures théoriques, des descriptions ou encore des équations1. Ici, nous ne

cherchons pas du tout à apporter une contribution à ce débat très vif et qui a déjà

suscité une littérature pléthorique2. Nous nous contentons de donner une

définition générale du terme de « modèle » et d’expliquer en quel sens il est utilisé

en biologie, puis plus précisément en immunologie.

D’une façon générale, un modèle est une structure idéalisée que nous utilisons

pour représenter le monde3. Un modèle implique une abstraction et une

idéalisation, consistant souvent à délibérément simplifier les propriétés de l’objet

à étudier, la plupart du temps en en négligeant certaines.

Existe-t-il des « modèle » en biologie ? Le terme de « modèle » y est

particulièrement polysémique. On trouve des modèles concrets comme dans

l’expression « organisme-modèle », qui désigne un organisme supposé

représentatif d’un grand nombre de cas, suggérant que l’on peut tirer des

conclusions analogues pour d’autres organismes4. On peut penser à la drosophile,

au ver C. elegans, ou encore à la souris5. On trouve également des modèles

abstraits et parfois fortement mathématisés qui sont, conformément à la

conception sémantique décrite ci-dessus, des réalisations d’une théorie : un bon

exemple sont les modèles de génétique des populations pour la théorie de

1 Voir R. Frigg and S. Hartmann, « Models in Science » (2006). Pour une autre classification, voir M. Thomson-Jones, « Models, the semantic view, and scientific representation » (2004). 2 Parmi les textes les plus importants se trouvent : P. Suppes, « A comparison of the meaning and uses of models in mathematics and the empirical sciences » (1960) ; R. N. Giere, Explaining

science: a cognitive approach (1988) ; R. N. Giere, « Using models to represent reality » (1999) ; R. N. Giere, « How Models Are Used to Represent Reality » (2004). 3 R. N. Giere (1988), op. cit. 4 J. Gayon, « Les organismes modèles en biologie et en médecine » (2006a). 5 Pour un exemple récent de discussion de la souris comme organisme modèle en immunologie, voir l’éditorial de Nature Immunology (vol. 8, July 2007, p. 657) intitulé « Making the most of mouse models ».

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l’évolution1. Peter Godfrey-Smith a, néanmoins, souligné que la conception

sémantique générale des modèles proposée par Giere et d’autres ne s’appliquait

pas toujours aux théories biologiques, qui ne peuvent donc pas toujours être

définies comme des collections de modèles2. On ne saurait nier que, en biologie

d’une façon générale et en biologie moléculaire en particulier, le terme de

« modèle » est utilisé d’une manière très lâche.

En immunologie, les termes de « théorie » et de « modèle » sont tous deux

utilisés. Le terme « modèle » peut être employé pour faire référence à des

organismes-modèles ou à des modèles informatiques. Mais, le plus souvent, il est

employé comme synonyme de « théorie » : ainsi, Polly Matzinger propose le

« modèle du danger »3 (analysé ci-dessous), qui a également été discuté sous le

nom de « théorie du danger »4. Pour notre part, en raison de la polysémie que nous

venons de souligner, nous préférons éviter d’utiliser le terme de « modèle » en

immunologie. Nous nous contentons de donner les raisons pour lesquelles, selon

nous, certaines propositions en immunologie peuvent être considérées comme des

théories, et d’autres non.

Une fois ces définitions posées, nous pouvons tenter de répondre à la

question de savoir quel est le statut scientifique de notre proposition sur la

continuité.

1.3. Pourquoi peut-on parler d’une théorie de la continuité ?

Nous pensons que notre proposition sur la continuité réunit tous les critères

d’une théorie tels que nous les avons définis ci-dessus :

i) Elle porte sur un domaine d’extension bien défini, et par ailleurs très

vaste, ce qui en fait une théorie d’un haut niveau de généralité : son domaine est

tous les organismes pluricellulaires, voire également les unicellulaires. Tous, en

effet, possèdent des mécanismes d’interaction spécifique avec des motifs

1 E. Lloyd (1988), op. cit., Chapitre 3 : « The Structure of Population Genetics ». 2 P. Godfrey-Smith, « The strategy of model-based science » (2006a). 3 P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of Self » (2002). 4 R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000).

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moléculaires susceptibles de conduire à la destruction de la cible ou à la

prévention de cette destruction1.

ii) Elle constitue un ensemble structuré d’hypothèses : elle propose un

principal général d’explication du déclenchement d’une réponse immunitaire

(discontinuité antigénique forte), puis précise ce principe à l’aide d’hypothèses

complémentaires quant à ce qui constitue une discontinuité pouvant être qualifiée

de « forte » : ces facteurs concernent, comme on l’a vu, les quantités d’antigène,

la rapidité de leur apparition dans l’organisme, etc. L’hypothèse d’induction de

tolérance par induction de continuité est une conséquence de la description de ces

facteurs.

iii) Elle propose une explication, et non pas une simple description des

phénomènes immunitaires. Nous l’avons vu, face à la complexité des réponses

immunitaires, plusieurs immunologistes ont proposé d’abandonner la recherche

d’un critère d’immunogénicité et de se contenter de décrire le fonctionnement du

système immunitaire2. Nous avons montré pourquoi cette conception ne nous

semblait pas tenable. La théorie de la continuité reprend l’ambition de la théorie

du soi et du non-soi de déterminer un critère d’immunogénicité, c'est-à-dire une

explication des facteurs de déclenchement d’une réponse immunitaire effectrice

par un organisme.

iv) Elle est compatible avec les données expérimentales disponibles. Si

nous ne faisons pas erreur, elle est même, de toutes les propositions actuellement

en présence en immunologie, la plus compatible avec ces données, puisque,

comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, elle rassemble sous une

même explication des phénomènes qui recevaient des explications distinctes dans

le cadre de la théorie du soi et du non-soi.

v) Elle propose des prédictions testables. Nous en décrivons ici certaines,

que nous considérons comme particulièrement significatives et discriminantes par

rapport aux autres théories disponibles. Le critère d’immunogénicité que la

1 Comme nous l’avons montré dans le Chapitre 1. 2 C’est le cas, par exemple, de R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000), dont nous avons parlé.

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théorie de la continuité propose est celui de la discontinuité antigénique forte. Si

cette théorie est exacte, alors aucune réponse immunitaire ne peut se faire sans

l’apparition dans l’organisme de motifs moléculaires inhabituels. Cette prédiction

est forte, car elle exclut ce que certains immunologistes considèrent comme des

conditions suffisantes d’immunogénicité comme par exemple l’inflammation et

les dommages causés à l’organisme1. De même, la prédiction de la théorie de la

continuité est qu’aucune tumeur ne déclenche de réponse immunitaire sans

exprimer des antigènes inhabituels. Il est même possible (bien que non certain, car

nous nous trouvons alors dans une situation de dysfonctionnement immunitaire)

que certaines maladies auto-immunes soient déclenchées par des mutations

anormales conduisant à l’expression de déterminants antigéniques anormaux. La

théorie de la continuité prédit également que des quantités très faibles d’antigène,

introduites de manière répétée dans l’organisme, induisent une tolérance, et non

une réponse immunitaire de rejet. Cette prédiction a des conséquences

thérapeutiques importantes, par exemple dans le domaine de la transplantation.

Elle conduit également à postuler que la différence entre les tumeurs qui sont

éliminées par le système immunitaire et celle qui ne le sont pas réside dans le

degré et la rapidité des modifications antigéniques (par rapport aux motifs

habituels) exprimées par ces tumeurs. Symétriquement, la théorie de la continuité

prédit que l’apparition rapide de quantités importantes d’antigènes différents de

ceux avec lesquels les récepteurs immunitaires ont interagi jusqu’ici est

immunogène. Par exemple, elle prédit que de plus en plus d’expériences mettront

en évidence que des mutations endogènes sont immunogènes, à condition qu’elles

induisent un phénotype inhabituel et partiellement stable2 ; de même, elle prédit

que de plus en plus d’expériences montreront que, à la source de réponses auto-

immunes normales, en particulier la phagocytose, on trouve des modifications

antigéniques de surface. 1 Voir la « théorie du danger » de Matzinger ci-dessous. 2 Comme nous l’avons vu, des mutations extrêmement rapides conduisant à des changements antigéniques tout aussi rapides ne permettent pas une interaction biochimique stable avec les récepteurs immunitaires, et peut même constituer un moyen d’échappement immunitaire. Cependant, la théorie de la continuité prédit que dès que l’expression d’un motif antigénique inhabituel est stable pendant quelques heures, elle induit une réponse immunitaire.

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Une autre conception serait de dire qu’une proposition scientifique (quelle que

soit sa structure, son extension, etc.) reste une hypothèse tant qu’elle n’a pas été

testée et corroborée de multiples manières. En ce sens, notre proposition serait une

hypothèse, et non une théorie, car aucune expérience de laboratoire ne l’a

spécifiquement testée. Cependant, nous préférons adopter un raisonnement

symétrique : de toutes les propositions disponibles en immunologie, la théorie de

la continuité nous semble être la mieux à même de rendre compte de l’ensemble

des données expérimentales disponibles, elle est donc une théorie

expérimentalement fondée et en attente de réfutation ou de corroboration

expérimentales – comme toute théorie scientifique.

1.4. La possibilité de théories en biologie cellulaire et moléculaire

Plus généralement, je voudrais montrer que, avec la conception des théories

présentée ici, ce n’est pas seulement la biologie de l’évolution, mais aussi la

biologie cellulaire et moléculaire qui peuvent être dites proposer des théories.

Cette position est très rarement soutenue en philosophie générale des sciences, et

pourtant elle semble s’imposer d’elle-même dès lors que le philosophe ou

l’historien examine des domaines particuliers de la biologie cellulaire et

moléculaire. On peut en effet donner plusieurs exemples très probants de théories

dans ces domaines, qui ne sont pas de simples généralisations spéculatives1. Un

premier exemple est celui de la théorie cellulaire formulée au 19e siècle2. Cette

1 J. Gayon, « De la biologie à la philosophie de la biologie » (à paraître) ; J. Gayon, « La philosophie et la biologie » (1998a). 2 F. Duchesneau, Genèse de la théorie cellulaire (1987). En particulier, François Duchesneau distingue chez Schwann une étape analytique d’une étape synthétique, dans laquelle il y a intégration de lois empiriques, mais dans laquelle il pourrait aussi y avoir génération de prémisses « à partir desquelles on pourrait tenter de déduire les lois empiriques formulées et formulables » (voir p. 156, et plus généralement pp. 154-163). En fait, la théorie est plutôt présentée par Schwann comme l’occasion de « procéder rationnellement à de nouvelles découvertes, qui sanctionneront ou réfuteront l’explication » (cité par Duchesneau, p. 158). Plus généralement, Duchesneau montre qu’un schématisme est au cœur de la théorie cellulaire : « Les concepts et les lois sont au service d’un schématisme qui permette de dévoiler une configuration, voire la configuration essentielle des unités vitales » (p. 360). Voir également G. Canguilhem, « La théorie cellulaire » (1965 [1945]). Canguilhelm propose une généalogie de la théorie cellulaire, « pressentie » par Buffon et « anticipée » (au sens d’une intuition scientifique forte) par Lorenz Oken (voir en particulier p. 58).

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théorie majeure, qui a révolutionné la biologie en contribuant grandement à la

réflexion sur l’unité du vivant1, affirme que tous les êtres vivants sont constitués

de cellules. Un deuxième exemple particulièrement important est ce que l’on peut

appeler la « théorie moléculaire du vivant »2, développée en biologie moléculaire

et biochimie3. Elle aussi contribue à la réflexion sur l’unité du vivant, en

soulignant que l’on retrouve chez tous les êtres vivants certaines macromolécules

et certains schémas métaboliques. Cette théorie a mis en évidence des mécanismes

moléculaires généraux, comme la transcription et la traduction génétiques, que

l’on retrouve partout dans le vivant, chez les virus, les bactéries, les plantes, les

animaux4.

On peut ajouter à ces deux exemples particulièrement importants celui de la

génétique, qui s’est elle-même présentée comme une théorie après la

« redécouverte » des lois de Mendel5. Enfin, afin de souligner que la formulation

de théories fait partie de l’activité normale des biologistes, soulignons que

plusieurs théories ont été proposées récemment en biologie : c’est le cas par

exemple de la théorie de l’endosymbiose de Lynn Margulis, qui affirme que les

cellules eucaryotes ont évolué à partir d’une relation symbiotique entre deux types

différents de cellules bactériennes6.

1 A. Fagot-Largeault, « Le vivant » (1995). 2 Ce que Jean Gayon appelle « la théorie matérielle de la vie » (J. Gayon, « De la biologie à la philosophie de la biologie », op. cit.). 3 M. Morange, Une lecture du vivant (1986). Bien qu’il exprime quelques doutes sur le rôle que peuvent jouer les théories en biologie, et surtout en biologie moléculaire (« on rencontre dans cette science [la biologie moléculaire] très peu de théories et ce ne sont pas elles qui lui donnent ses caractères et sa spécificité », p. 70), Michel Morange montre qu’au cœur de la « théorie » de la biologie moléculaire se trouve la macromolécule, unité d’explication fondamentale dans ce domaine. Il prend ensuite quelques exemples de théories biologiques, notamment immunologiques. Bien que je sois d’accord avec Michel Morange sur le caractère profondément expérimental de la biologie moléculaire (op. cit., p. 119), je ne pense pas qu’il ait des réticences à affirmer l’existence de théories en biologie moléculaire étant donné le sens que nous avons donné ci-dessus au terme « théorie ». 4 Avec, bien entendu, des variantes et même des révisions de dogme. Par exemple, avec la découverte des rétrovirus, les biologistes se sont rendu compte que l’idée selon laquelle l’ADN donne naissance à un ARN, mais que l’inverse n’est jamais vrai était inexacte. Cela, néanmoins, ne change rien à la puissance de la théorie moléculaire du vivant. 5 Voir T. H. Morgan, The Theory of the gene (1926). Voir, tout particulièrement, le premier chapitre, intitulé « The fundamental principles of genetics ». 6 L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970). Cette théorie, très audacieuse lors de sa première formulation, fait aujourd'hui consensus.

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262

Tout se passe donc comme si l’affirmation régulièrement répétée, en

philosophie générale des sciences, d’une absence de théories en biologie à

l’exception de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, n’était due qu’au

peu d’attention que les philosophes ont accordé jusqu’ici à la biologie

moléculaire1. Dès lors que l’on étudie les champs de la biologie moléculaire avec

attention, on y trouve des théories, selon la définition relativement restrictive que

nous avons proposée ci-dessus2.

Ainsi, pour prendre le cas de l’immunologie elle-même, les historiens des

sciences et philosophes des sciences qui se sont penchés sur elle l’ont tous

considérée comme un exemple paradigmatique de discipline formulant des

théories, tout particulièrement la « théorie de la sélection clonale » proposée par

Burnet3. Kenneth Schaffner a même construit ses réflexions sur les théories

biologiques et médicales en ancrant principalement ses réflexions dans

l’immunologie4. Quant à Lindley Darden, elle s’est régulièrement servie de

l’exemple de l’immunologie pour comprendre la manière dont les théories

changent5.

Notre soutenons donc qu’il existe des théories en biologie, y compris en

biologie moléculaire. En particulier, nous soutenons que notre proposition sur la

continuité peut être considérée comme une théorie. Il en va de même de la

1 Nous écrivons « jusqu’ici » car la situation semble en train de changer. Les philosophes de la biologie sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à la biologie moléculaire, de la génétique moléculaire (qui était déjà le domaine qui avait reçu le plus d’attention, notamment pour la question de la définition du gène) aux mécanismes moléculaires du développement, en passant par la microbiologie. Voir L. Darden and J. Tabery « Molecular Biology » (2005), ainsi que S. Sarkar, Molecular models of life : philosophical papers on molecular biology (2005). Pour des raisons qu’il serait intéressant d’étudier en détails, et qui tiennent peut-être à l’importance de grands biologistes moléculaires comme Jacob, Monod, et bien d’autres, la philosophie de la biologie moléculaire paraît fortement représentée en France. 2 Voir par exemple ce que dit, dans un texte déjà ancien, Kenneth Schaffner, l’un des philosophes des sciences qui s’est intéressé à la biologie moléculaire : il y a des théories en biologie, non seulement dans des domaines biochimiques, mais aussi dans des domaines « non-chimiques » comme en physiologie générale : K. F. Schaffner, « Theories and Explanations in Biology » (1969). 3 F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959). 4 K. F. Schaffner, Discovery and Explanation in Biology and Medicine (1993). Voir aussi « Theory changes in immunology » (1992). 5 L. Darden, Reasoning in Biological Discoveries (2006). On notera que Michel Morange, dans son ouvrage Une lecture du vivant (1986, op. cit., p. 75-76), prend également comme exemple de théorie biologique la théorie sélective en immunologie (ainsi que la théorie de l’Allostérie).

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proposition de Burnet sur le soi et le non-soi, ancrée dans ce que Burnet lui-même

a toujours appelé la « théorie de la sélection clonale », c’est pourquoi nous avons

parlé, tout au long des chapitres qui précèdent, de « théorie du soi et du non-soi ».

Nous voudrions à présent procéder à une analyse comparative des propositions

contemporaines visant à expliquer le fonctionnement du système immunitaire (soi

et non-soi ; « système » ou « réseau » ; « danger ») en posant deux questions :

d’une part, celle de savoir quel est le statut épistémologique de chacune de ces

propositions (s’agit-il de théories au sens que nous avons défini ?), et d’autre part

celle de déterminer ce que la théorie de la continuité doit aux propositions qui

l’ont précédée et en quoi elle en diffère.

2. Comparaison avec les autres théories disponibles en

immunologie

Dans cette section, nous procédons à une comparaison systématique de la

théorie de la continuité avec toutes ses concurrentes, à savoir aussi bien la théorie

du soi et du non-soi que les théories qui ont été proposées comme des critiques de

cette dernière. Notre objectif, par cette comparaison, est de mettre en évidence les

avantages de la théorie de la continuité, mais aussi ses sources, plusieurs éléments

qui ont été proposés par des théories antérieures ayant clairement inspiré notre

formulation de la théorie de la continuité.

2.1. Comparaison avec la théorie du soi et du non-soi

La justification première de la formulation de la théorie de la continuité était

l’ensemble des insuffisances que nous avions constatées dans la théorie du soi et

du non-soi. Comme nous l’avons montré, la théorie du soi ne s’est maintenue

pendant soixante ans qu’au prix de l’usage de termes flous, fortement teintés

d’anthropocentrisme, et en cela certes séduisants mais aussi et surtout

scientifiquement beaucoup trop imprécis. Pour prendre un seul exemple, lorsqu’il

fut clair que les tumeurs endogènes pouvaient déclencher des réponses

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immunitaires, la théorie du soi et du non-soi appela « soi modifié » les motifs

exprimés par des cellules tumorales. Cependant, cette expression ne constitue en

rien un terme scientifique : elle n’est qu’une manière de dissimuler le constat qui

s’imposa alors, à savoir que le « soi » pouvait parfois être immunogène, en dehors

du cas déjà connu des maladies auto-immunes. Nous avons présenté au chapitre

précédent les données expérimentales qui démontrent la supériorité scientifique de

la théorie de la continuité sur la théorie du soi et du non-soi. Pourtant, la plasticité

conceptuelle du « soi » et du « non-soi » peut émerger ici de nouveau : ce que

nous appelons « continuité » n’est-il pas en un sens ce que le terme « soi »

s’efforce de décrire, de même que la « discontinuité » ne serait qu’une autre

manière de parler du « non-soi » ? La théorie de la continuité, autrement dit, n’est-

elle pas une simple reformulation de la théorie du soi ? Il s’agit là d’une objection

que nous avons souvent entendue depuis que nous avons formulé la théorie de la

continuité, et nous pensons crucial d’y répondre1. Nous montrons ici : i) que la

théorie de la continuité ne doit pas être considérée comme une nouvelle manière

de présenter la théorie du soi et du non-soi ; ii) que, quand bien même ce serait le

cas, il serait souhaitable d’adopter les termes de « continuité » et de

« discontinuité » plutôt que de conserver les termes imprécis de « soi » et de

« non-soi ».

2.1.1. Si le « soi » est synonyme d’ « organisme », alors la théorie du soi et

celle de la continuité ne sont-elles pas équivalentes ?

Examinons une première manière de soutenir que la théorie du soi et la théorie

de la continuité sont équivalentes. La théorie de la continuité affirme que des

entités qui, bien que d’origine extérieure à l’organisme, sont en interaction

1 Il ne s’agit certainement pas d’un argument en faveur de la théorie de la continuité, mais, comme le remarque Susan Oyama (Ontogeny of Information, 2000 [1985]), une proposition théorique nouvelle est souvent accueillie par deux objections coexistantes et pourtant incompatibles : premièrement, ce que vous dites est infondé, et deuxièmement ce que vous avancez, nous le savions déjà. Il est pour le moins paradoxal d’attaquer une théorie à la fois pour sa fausseté et pour sa conformité avec les théories déjà en vigueur.

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265

continue et de niveau moyen avec ses récepteurs immunitaires, font partie de cet

organisme. L’objection est alors la suivante : qu’est-ce qui nous empêche

d’appeler « soi » cet organisme, incluant ces entités « étrangères » qu’il tolère ?

Par exemple, pourquoi ne dirait-on pas que les bactéries commensales font partie

du « soi » de l’organisme, de même que les tissus implantés tôt chez le nouveau-

né de la souris et tolérés pendant toute la vie de l’organisme (expérience de

Medawar) ? Cela nous permettrait de rendre compte du caractère non-

immunogène de ces bactéries, tout en conservant la théorie du soi et du non-soi.

On pourrait appeler « étrangère » toute entité qui, précisément, viendrait rompre la

continuité des ligands avec lesquels les récepteurs immunitaires interagissent.

Cela reviendrait effectivement à dire que le « soi » d’un organisme comprend

l’ensemble des entités étrangères qu’il ne rejette pas immunitairement.

En un sens, il s’agit de la thèse que nous défendons, comme le prochain chapitre

le montrera en détail : l’organisme doit être défini à partir de ses interactions

immunitaires continues et de niveau moyen. Cependant, ce premier argument pour

affirmer que la théorie de la continuité et la théorie du soi sont équivalentes est

très faible, pour une raison que nous avons déjà signalée. Le « soi » ainsi défini

n’est synonyme d’ « organisme » que parce qu’il désigne en réalité le « non-

immunogène ». Ce raisonnement présuppose ce qui est en question. Les termes de

« soi » et de « non-soi », en effet, deviennent uniquement descriptifs, ils ne sont

en rien des termes scientifiques, qui pourraient être au fondement d’une

explication scientifique. On appellera « non-soi » tout ce qui déclenche une

réponse immunitaire de rejet, tout en affirmant que toute réponse immunitaire de

rejet s’explique par la pénétration de « non-soi » dans l’organisme. Autrement dit,

nous retrouvons là le cercle que nous avons déjà rencontré, et dont nous avons

montré qu’il faisait sortir le « soi » et le « non-soi » du domaine de l’explication

scientifique. Ainsi, affirmer que le « soi » et l’organisme désignent une même

réalité est acceptable, mais cette affirmation ne nous donne en rien un critère

d’immunogénicité, c'est-à-dire une explication du déclenchement d’une réponse

immunitaire – ce qui est, à l’opposé, l’objet même de la théorie de la continuité.

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266

2.1.2. La théorie du soi ne comprend-elle pas déjà le « non-soi » comme une

discontinuité antigénique ?

Il existe une deuxième manière de soutenir l’équivalence de la théorie du soi et

de la théorie de la continuité, qui est beaucoup plus solide que la première. Elle

consiste à affirmer que par « non-soi » les théoriciens du soi et du non-soi

voulaient très exactement désigner une discontinuité moléculaire au niveau des

ligands avec lesquels les récepteurs immunitaires interagissent. En d’autres

termes, nous n’aurions fait que substituer un terme (« discontinuité antigénique »)

à un autre (« non-soi »). Il n’est pas facile d’évaluer la pertinence de cette

objection, car on ne peut pas étudier toutes les occurrences du terme « non-soi »

dans la littérature immunologique pour déterminer si, à chaque fois, il est possible

qu’il signifie « discontinuité antigénique ». Cependant, au moins deux textes

portant sur le soi immunologique semblent permettre de soutenir cette thèse selon

laquelle, dans la théorie du soi et du non-soi, le terme « non-soi » ne veut rien dire

d’autre que « discontinuité antigénique ». Le premier est la formulation du

« modèle du soi peptidique » par Phillipe Kourilsky et Jean-Michel Claverie.

Dans le résumé qu’en fait ce dernier en 1990, il écrit :

Par simple opposition au soi, le seul dénominateur commun au non-soi c’est son caractère

transitoire, épisodique, sa confrontation soudaine à un système immunitaire mature1.

Le deuxième texte est de Burnet lui-même, ce qui semble menacer plus encore

la distinction stricte que nous avons établie entre notre théorie de la continuité et

la théorie du soi. À plusieurs reprises vers la fin de sa vie scientifique, et en

particulier dans Self and Not-Self paru en 1969, Burnet semble concevoir le « non-

soi » comme une discontinuité moléculaire. Il affirme qu’un déterminant

antigénique est en fait « étranger » quand il est absent, et il relève du « soi »

quand il est présent dès le stade embryonnaire et persiste dans l’organisme :

La reconnaissance d’un déterminant antigénique comme étranger requiert qu’il n’ait pas

été présent dans le corps pendant la vie embryonnaire. Réciproquement, toutes les cellules

1 J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990). Souligné dans l’original.

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étrangères introduites suffisamment tôt dans la vie seront acceptées comme si elles étaient

les propres cellules du corps, aussi longtemps qu’elles persistent.1

Cela est en conformité avec son hypothèse de la « surveillance immunitaire »,

qu’il développe à ce moment là. Il écrit en particulier :

Discuter du mécanisme immunitaire des vertébrés, et spécifiquement des mammifères,

conduit presque inévitablement à la conclusion que ce mécanisme renvoie plus

fondamentalement au contrôle de l’intégrité des tissus et à la réaction contre une anomalie

reconnue dans les tissus qu’à la défense contre les micro-organismes et la production des

anticorps. (Self and Not-Self, p. 22-23).

Bien entendu, nous pourrions faire la remarque que Burnet est loin d’avoir

toujours tenu de tels propos. Cependant, l’objection est tout à fait fondée, dès lors

qu’on la formule ainsi : la théorie de la continuité n’est-elle pas une simple

reformulation de la théorie du soi telle que Burnet la concevait à la fin de sa vie

scientifique, et telle que la concevaient plusieurs immunologistes théoriciens,

comme Claverie et Kourilsky, dans les années 1980 ?

Pour répondre à cette objection, revenons au cœur de la modification proposée

par la théorie de la continuité. Cette dernière affirme que la raison de

l’immunogénicité réside dans une différence moléculaire dans les cibles des

récepteurs immunitaires, et non pas dans le caractère exogène (« étranger ») de

cette différence. Cette différence doit être comprise dans la construction de

l’organisme tout au long de sa vie, par opposition à ce que dit la théorie du soi,

qui est que le « soi » est éventuellement modifiable, mais seulement durant la

période d’immaturité immunitaire. Par exemple, dans l’expérience de Medawar,

on appellera « étranger » tout ce qui diffère des propres tissus de la souris et des

tissus (exogènes) qui ont été implantés tôt chez elle. L’« étranger » est donc bien,

en partie, un terme (mal choisi) servant à désigner ce qui diffère d’une identité

moléculaire susceptible d’avoir accueilli des éléments exogènes, mais cette

identité de référence est définie une fois pour toutes à la naissance ou peu après la

naissance. Pour anticiper légèrement sur le prochain chapitre, il en va tout

1 « Recognition that an antigenic determinant is foreign requires that it shall not have been present in the body during embryonic life. Conversely, any foreign cells introduced early enough in life will be accepted as if they were the body’s own cells for as long as they persist. » (F. M. Burnet, Self and Not-Self, p. 25).

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autrement de l’identité de l’organisme telle qu’elle est conçue par la théorie de la

continuité : comme nous l’avons montré à l’aide de la notion d’induction de

tolérance par induction de continuité, l’identité de référence par rapport à laquelle

il peut y avoir discontinuité antigénique se construit, et donc peut varier, tout au

long de la vie de l’organisme. Cela, bien entendu, n’est qu’une autre manière de

dire ce que nous avons déjà dit : alors que la tolérance immunitaire se limite à

l’immaturité de l’organisme dans la théorie du soi, elle peut être induite tout au

long de la vie dans la théorie de la continuité.

C’est le cas clairement dans le modèle du soi peptidique1. C’est le cas

également, nous l’avons vu, chez Burnet, comme le prouvent d’autres citations

issues du même ouvrage de 19692.

Notre conclusion est donc la suivante :

i) le terme immunologique de « non-soi » est, comme celui de « soi », très

mal défini

ii) dans certaines de ses occurrences, mais certainement pas dans toutes, il

pourrait apparaître comme un synonyme du terme de « discontinuité

antigénique », ce qui semble suggérer que la théorie du soi et la théorie de la

continuité proposent une même explication de l’immunogénicité

iii) cependant, même dans ces cas, la différence à laquelle réfère le terme

« non-soi » est une différence par rapport à une identité initiale qui est ensuite

fixée pour toute la vie, ce qui n’est pas le cas dans la théorie de la continuité.

Nous en déduisons que la théorie de la continuité n’est pas une simple

reformulation de la théorie du soi.

1 Dans le même texte de 1990, J-M. Claverie écrit : « la connaissance de soi est acquise au cours du développement de l’individu et de son système immunitaire » (op. cit., p. 36). 2 « Le mélange du sang placentaire de deux jumeaux non identiques est une expérience naturelle qui montre que la tolérance des tissus d’un autre individu est possible si le corps a fait l’expérience de la présence de cellules étrangères à partir d’une période précoce de la vie embryonnaire » (« The intermingling of placental blood of two dissimilar twins is a natural experiment which shows that tolerance of another individual’s tissues is possible if the body has experienced the presence of foreign cells from a period early in embryonic life. », F. M. Burnet, Self and Not-Self, 1969, p. 24).

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2.1.3. Les avantages d’une théorie plus économique et conceptuellement plus

précise

En dépit de la démonstration proposée au point précédent, supposons que la

théorie de la continuité ne soit qu’une autre manière de formuler le contenu de la

théorie du soi et du non-soi. Nous montrons ici que, même dans ce cas, il vaut

mieux employer le langage de la continuité et de la discontinuité, car la théorie de

la continuité est plus économique que la théorie du soi. Il s’agit d’une stricte

application du rasoir d’Occam. En réalité, nous pouvons distinguer deux

applications différentes du rasoir d’Occam, toutes deux réalisées par la théorie de

la continuité.

1) Une application strictement épistémologique : il s’agit alors d’éliminer

les hypothèses inutiles. C’est ce que nous pensons avoir fait au chapitre précédent,

lorsque nous avons démontré que la théorie du soi et du non-soi était contrainte

d’adopter toute une série d’hypothèses ad hoc souvent contradictoires avec son

noyau théorique. Nous pouvons penser, par exemple, au « soi modifié » (dont

nous avons parlé ci-dessus), à l’exception constituée par les cellules T régulatrices

(qui répondent au « soi » pour mieux le défendre), etc. La théorie de la continuité

est donc une application du rasoir d’Occam dans ce sens : elle remplace une

longue série d’hypothèses hétérogènes et parfois même en tension par une

explication unique, celle du caractère immunogène de toute discontinuité

antigénique forte. Comme l’ont montré de nombreux philosophes des sciences, ce

type de généralité et de simplicité sont des signes clairs de la supériorité d’une

théorie1.

2) Une application métaphysique. L’idée est alors qu’une hypothèse plus

économique sur le plan ontologique doit toujours être préférée. Les termes

immunologiques de soi et de non-soi sont très chargés métaphysiquement2 : ils

impliquent une dimension réflexive, cognitive, l’idée d’une clôture et d’un

maintien d’un noyau d’identité à travers le temps – autant d’aspects dont les

1 Voir par exemple C. Hempel, Eléments d’épistémologie, op. cit., p. 147. 2 T. Pradeu et E. D. Carosella, « L’identité immunologique : soi ou continuité ? » (2006c).

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immunologistes n’ont eu de cesse de chercher des équivalents dans le système

immunitaire1. Cela a incontestablement contribué à la popularité de la théorie du

soi et du non-soi2, mais, dès lors qu’on met en évidence l’inadéquation de ces

termes avec de nombreuses données expérimentales, cela peut justifier que l’on

propose une déflation métaphysique, par laquelle on s’efforcerait de remplacer le

« soi » et le « non-soi » par des termes plus précis et plus conformes à

l’expérience3.

Nous pouvons donc conclure de nos analyses que la comparaison entre la

théorie de la continuité et celle du soi montre : i) que la première est

expérimentalement plus satisfaisante que la deuxième ; ii) que la première utilise

un langage scientifiquement plus précis, donc préférable ; iii) que la traduction de

la première dans la deuxième ne pourrait se faire qu’au prix d’un retour à des

termes approximatifs, et donc qu’elle n’est pas souhaitable.

Nous ne pouvons pas, cependant, nous contenter de montrer la supériorité de la

théorie de la continuité sur celle du soi, tout simplement parce que, comme nous

l’avons déjà souligné, nous ne sommes certainement pas les premiers à considérer

que la théorie du soi est insatisfaisante, et donc doit être soit amendée, soit

remplacée par une autre. Plusieurs théories concurrentes de celle du soi existent

aujourd'hui, et il nous semble nécessaire de les analyser. En effet, d’une part nous

ne pouvons pas nous dispenser d’une comparaison entre elles et la théorie de la

continuité, et d’autre part il est indispensable d’admettre que la théorie de la

continuité prend appui sur certains des arguments avancés par ces théories.

1 Nous espérons montrer, dans ce chapitre et dans le suivant, qu’ils n’ont, dans cette recherche, guère rencontré de succès. 2 I. Löwy, « The Immunological Construction of the Self » (1991) ; E. Crist and A. I. Tauber, « Selfhood, Immunity, and the Biological Imagination: The Thought of Frank Macfarlane Burnet » (1999). Ce recours aux termes de « soi » et de « non-soi » a permis de donner l’impression que l’immunologie disait quelque chose sur notre « soi » psychologique, sur notre identité personnelle – ce qui a en effet donné lieu à de nombreuses analogies fort spéculatives (comme nous le signalons au prochain chapitre), mais qui n’a jamais été démontré. Alfred Tauber s’est même efforcé d’établir, d’une façon convaincante, que l’immunologie ne nous disait strictement rien sur notre identité personnelle d’êtres humains (A. I. Tauber, The Immune Self, 1994). 3 Voir T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004).

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2.2. Comparaison avec les théories systémiques de l’immunité

La première critique importante de la théorie du soi et du non-soi a été suggérée

dès le milieu des années 1970 par les théories immunologiques dites

« systémiques » ou théories du « réseau » immunitaire. L’article fondateur de

cette approche est celui de Niels Jerne, « Towards a Network Theory of the

Immune System », publié en 19741. L’axe principal de cet article est de définir le

système immunitaire comme auto-centré, c'est-à-dire comme fondamentalement

autoréactif, réagissant la plupart du temps au « soi », et non au « non-soi »2. La

vision systémique de Jerne est d’autant plus importante qu’elle a structuré toutes

les critiques et toutes les propositions théoriques positives avancées en

immunologie jusqu’à nos jours, tout particulièrement les thèses sur l’autopoïèse

(Humberto Maturana et Francisco Varela, mais aussi Antonio Coutinho), celles

sur l’auto-organisation (en particulier Irun Cohen et Henri Atlan), et enfin, en

partie, la théorie du danger (Polly Matzinger). L’idée générale retenue par tous les

partisans d’une vision systémique de l’immunité est que le système immunitaire

ne discrimine pas entre le soi et le non-soi car il n’a affaire qu’au « soi »3. Le

paradoxe est que cette vision systémique de Jerne, qui a constitué le fondement

argumentatif de toutes les critiques de la théorie du soi et du non-soi à partir des

années 1970, ne se présentait pas du tout elle-même comme une critique du soi et

du non-soi. Jerne ne s’est jamais pensé comme un contempteur du soi et du non-

soi. C’est ainsi par exemple qu’il écrit en 1984 : « La discrimination entre le soi et

le non-soi pourrait bien être le problème le plus important auquel doit faire face

l’évolution du système immunitaire »4 .

Nous allons analyser en détail la conception systémique, puis montrer ce que la

théorie de la continuité lui doit et en quoi elle en diffère.

1 N. K. Jerne, « Towards a Network Theory of the Immune System » (1974). 2 Voir A-M. Moulin, « The Immune System : A Key Concept for the History of Immunology » (1989a). 3 Alfred Tauber a bien montré qu’il s’agissait là de la proposition théorique fondamentale des théories systémiques, et a en outre analysé certaines des différences entre les divers représentants de ce courant dans A. I. Tauber, « The elusive immune self: A case of category errors » (1999). 4 N. K. Jerne, « Idiotypic networks and other preconceived ideas », 1984, p. 17.

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2.2.1. La définition du système immunitaire comme réseau auto-centré par

Jerne

Niels Jerne, qui a reçu le Prix Nobel en 1984 pour ses « théories concernant la

spécificité dans le développement et dans le contrôle du système immunitaire et

pour la découverte du principe de la production des anticorps monoclonaux »1, a

marqué l’immunologie principalement par son esprit très théorique, de surcroît

pénétré de philosophie2. Outre qu’il eut, nous l’avons vu, la première intuition sur

une possible explication sélectionniste de la production des anticorps3, il proposa,

dans les années 1970, une vision systémique de l’immunité, qui séduisit ses

contemporains et eut une influence considérable sur l’immunologie théorique, au

moins jusqu’au début des années 19904.

L’article de 1974 se présente comme une anticipation théorique : Jerne cherche

à prévoir quelles seront les grandes orientations de l’immunologie dans les années

1970 à 1990. Sa thèse principale est que l’immunologie va dépasser la théorie de

la sélection clonale (dont il rappelle, avec raison, qu’il en est l’un des initiateurs)

en l’intégrant dans une perspective beaucoup plus large, consistant à concevoir le

système immunitaire comme un « réseau ». Cette nouvelle manière de penser le

système immunitaire comporte deux aspects. D’une part, elle consiste à passer de

l’idée que l’immunité se joue au niveau de cellules individuelles et même

d’anticorps individuels à l’idée qu’elle se produit en fait à partir de multiples

interactions entre de très nombreuses cellules différentes (presque uniquement des

lymphocytes, cependant, dans la vision de Jerne). D’autre part, elle implique que

le système immunitaire est principalement tourné vers lui-même (vers le « soi »),

au sens où premièrement les anticorps de l’organisme sont initialement produits

1 Prix Nobel partagé avec Georges J. F. Köhler et César Milstein. 2 Notamment kierkegaardienne : voir N. K. Jerne, « The natural selection theory of antibody formation ; ten years later » (1967). Anne-Marie Moulin a évoqué l’influence de Kierkegaard sur Jerne dans Le dernier langage de la médecine (1991), p. 277-278. 3 N. K. Jerne, « The Natural Selection Theory of Antibody Formation » (1955). 4 L’abondance, durant cette période, dans les titres d’articles immunologiques, de termes proprement jerniens, comme « idiotype », « anti-idiotype », etc. le montre très bien.

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dans un contexte d’absence du « non-soi »1, et où deuxièmement les anticorps

réagissent continûment aux constituants normaux de l’organisme, mais subissent

simplement une régulation qui fait qu’ils ne provoquent pas la destruction de

l’organisme. En effet, dans son article de 1974 et dans ses publications ultérieures,

Jerne exprime trois idées principales, qui ont eu une forte influence sur

l’immunologie contemporaine, et que nous nous proposons d’analyser et de

critiquer.

a) Un apport important mais imprécis concernant l’autoréactivité immunitaire

La première et la plus fondamentale des idées proposées par Jerne est que le

système immunitaire est fondamentalement auto-centré, autrement dit qu’il n’a

affaire qu’à du « soi ». Qu’est-ce que cela signifie précisément ? Jerne le dit dès

1974 en s’appuyant sur la notion de « eigen-value » (ou « eigen-behavior »)2 alors

utilisée en informatique et en cybernétique : tout anticorps qui est susceptible de

reconnaître des antigènes est lui-même antigénique, c'est-à-dire peut susciter la

production d’anticorps spécifiques3. En d’autres termes, nous avons dans notre

organisme des anticorps qui sont reconnus par des auto-anticorps qui eux-mêmes

sont reconnus par des auto-auto-anticorps, et ainsi de suite à l’infini. Il se produit

ensuite un jeu de stimulation et d’inhibition, qui fait que le système immunitaire

réagit continûment à ses propres constituants mais sans provoquer d’auto-

destruction de l’organisme. En outre, d’un point de vue systémique, la réponse

immunitaire ne commence pas par la reconnaissance d’antigènes étrangers, mais

par la réaction d’auto-anticorps suscitée par la multiplication de leurs anticorps

spécifiques (qui conduit, comme nous l’avons dit, à une réaction en cascade). Le

système immunitaire réagit non pas à des antigènes environnementaux, mais à ce

1 C’est le cœur de la théorie de la sélection clonale : les anticorps ne sont pas produits en fonction des antigènes rencontrés par l’organisme (thèse de type « instructiviste »), ils sont produits massivement et au hasard avant de rencontrer leur antigène spécifique. 2 Notion utilisée par Heinz von Förster, qui a inspiré la plupart des penseurs de l’auto-organisation. 3 En réalité, Jerne lui-même utilise les termes d’épitope (pour « déterminant antigénique »), de paratope (pour « site de liaison de l’anticorps), d’idiotype (ensemble d’épitopes exprimés par les régions variables d’un ensemble de molécules d’anticorps) et d’idiotope (chaque épitope idiotypique particulier), mais j’ai choisi de ne pas utiliser ces termes ici pour prévenir toute confusion.

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que Jerne appelle l’ « image interne » de ces antigènes, et ce d’une part parce que

les anticorps du système immunitaire expriment déjà en puissance tous les

antigènes possibles, comme un miroir de l’univers des antigènes, et parce que

d’autre part une réaction immunitaire systémique est une réaction à des anticorps

de l’organisme (et non aux antigènes eux-mêmes).

Jerne dit les choses plus radicalement encore un peu plus d’une décennie plus

tard, à l’occasion de la réception du Prix Nobel :

J’aimerais par conséquent conclure que, dans son état dynamique, notre système

immunitaire est principalement auto-centré, générant des anticorps anti-idiotypiques

contre ses propres anticorps, qui constituent l’écrasante majorité des antigènes présents

dans le corps. Le système maintient aussi en quelque sorte un équilibre précaire avec les

autres constituants normaux du soi de notre corps, tout en réagissant vigoureusement aux

invasions à l’intérieur de notre corps de particules, protéines, virus ou bactéries étrangers,

qui se trouvent perturber l’harmonie dynamique du système. 1

Ces deux textes (de 1974 et de 1985) sont très utiles car à la fois ils soulignent

l’idée principale de Jerne, à savoir que le système immunitaire ne réagit jamais

qu’à ses propres perturbations, et ils montrent que Jerne n’avait pas pour intention

de nier que le caractère étranger d’un antigène fût le facteur décisif pour

comprendre son immunogénicité. En d’autres termes, Jerne veut davantage

montrer que toute réponse immunitaire présuppose une autoréactivité qu’affirmer

que la discrimination entre le « soi » et « l’étranger » n’est pas le bon critère

d’immunogénicité2. C’est précisément ce que nous voudrions souligner ici : Jerne

est à l’origine d’une idée très importante pour la critique de la théorie du soi et du

non-soi (celle selon laquelle l’autoréactivité est normale et nécessaire dans

l’organisme), mais lui-même ne considère pas qu’il réfute la théorie du soi et du

1 « I should therefore like to conclude that, in its dynamic state, our immune system is mainly self-centered, generating anti-idiotypic antibodies to its own antibodies, which constitute the overwhelming majority of antigens present in the body. The system also somehow maintains a precarious equilibrium with the other normal self-constituents of our body, while reacting vigorously to invasions into our body of foreign particles, proteins, viruses, or bacteria, which incidentally disturb the dynamic harmony of the system. » (N. K. Jerne, « The Generative Grammar of the Immune System », Conférence pour la réception du Prix Nobel, 1985). (Notre traduction). 2 N. K. Jerne (1984), op. cit.

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non-soi, et donc il est probablement exagéré de le considérer comme le principal

critique de la théorie du soi au 20e siècle, comme le fait Alfred Tauber1.

Jerne remet bien en question une affirmation centrale de la théorie du soi et du

non-soi, mais sans critiquer le critère d’immunogénicité proposé par cette

dernière. Il refuse la proposition selon laquelle les propres constituants de

l’organisme (« soi ») ne suscitent pas de réactions immunitaires : pour lui au

contraire les auto-réactions sont fréquentes, et même sont la norme du

fonctionnement du système immunitaire. En réalité, Jerne ne nie pas du tout que

l’étranger soit immunogène, mais il affirme que l’étranger n’est immunogène

qu’en tant qu’il constitue une perturbation du système immunitaire, qui passe d’un

état auto-réactif à un autre état auto-réactif2. Ce faisant, et notamment à travers sa

notion d’ « image interne »3, Jerne ne fait que renforcer l’internalisme qui

s’exprime déjà chez Burnet. Nous avons en effet montré, au Chapitre 2, comment

Burnet était passé d’un soi ouvert à un soi fermé, ou en d’autres termes de la

conception d’un organisme comme l’unité d’une pluralité en interaction avec son

environnement et susceptible d’être influencée par lui à celle d’un organisme

comme unité homogène, issue de ses gènes et dont l’identité est définie

précocement, puis dont l’intégrité doit être défendue contre toute menace

extérieure. Or, Jerne affirme que non seulement le système immunitaire défend

l’intégrité du « soi », mais qu’il n’a en réalité jamais affaire qu’au « soi »,

puisqu’il réagit à des perturbations de l’équilibre auto-réactif.

Que penser de cette conception avancée par Jerne ? Elle a joué un rôle

fondamental dans l’immunologie des années 1970 à nos jours en ce qu’elle a

donné naissance à l’idée d’autoréactivité normale. De ce point de vue, son apport

ne saurait être sous-estimé : il est possible que sans cette prise de position de

Jerne, peu d’expérimentateurs se seraient essayé à mettre en évidence la réactivité

immunitaire normale de l’organisme à ses propres constituants. Il est clair en tout

1 A. I. Tauber, « Moving beyond the immune self ? » (2000) ; voir les critiques que Anderson et Matzinger adressent à Tauber, « Anderson and Matzinger: round 3 » (2000c). 2 Le système passe d’un équilibre à un autre équilibre. Notons que Heinz von Förster a été profondément influencé par la pensée de Jean Piaget, dont on observe des échos clairs chez Jerne. 3 N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 383.

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cas que la théorie de la continuité a hérité de Jerne le souci de rendre compte de

l’autoréactivité et de l’auto-immunité normales. Cependant, la proposition

qu’avance Jerne en 1974 souffre de son caractère excessivement vague. Jerne le

dit d’ailleurs lui-même : « La faiblesse de cette théorie du réseau naissante se situe

dans son manque de précision »1. Il considère que les efforts des immunologistes

ultérieurs devront consister à clarifier cette théorie ; néanmoins, si l’on en juge par

les héritiers directs de Jerne, dont nous analysons ci-dessous les thèses, on peut

être tenté de penser que la clarification n’a, pour le moins, pas été totale. Il

convient de surcroît de remarquer que, si l’idée générale de Jerne (celle de

l’existence d’une autoréactivité immunitaire normale) a été féconde, les

fondements expérimentaux qu’il propose (et dont on peut dire qu’ils étaient

extrêmement minces) ne sont pas du tout ceux qui ont été retenus. L’autoréactivité

qui a été mise en évidence par les immunologistes des années 1980 concernait les

lymphocytes T et non les anticorps (produits par les plasmocytes issus des

lymphocytes B), contrairement à ce que proposait Jerne.

En outre, avec Jerne se dessine une tendance de l’immunologie systémique qui

fait difficulté : Jerne est très clair sur le fait que le système immunitaire est

exclusivement, ou presque exclusivement, constitué de lymphocytes : « les

lymphocytes sont le système immunitaire, ou du moins 98% de ce dernier »2 Cette

tendance qui, là encore, ne fait que renforcer une thèse de Burnet, est très

largement démentie par l’immunologie contemporaine. Selon cette dernière,

comme nous l’avons vu, les lymphocytes sont incontestablement importants chez

les organismes vertébrés à mâchoires, mais précisément ils ne sont présents que

chez ces organismes3, et de surcroît, même chez les vertébrés à mâchoires, les

lymphocytes ne sont que l’un des acteurs de l’immunité, finalement peu souvent

mobilisé. Or, dès lors que l’on a mis en évidence que l’activation de l’immunité

adaptive est sous la dépendance de l’immunité innée, la question essentielle 1 N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 386. 2 N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 377. Voir également N. K. Jerne, « The Immune System : A network of lymphocyte interactions » (1976). 3 Ce qui ne veut pas dire que certains mécanismes que l’on croyait auparavant spécifiques des lymphocytes, comme par exemple la mémoire immunitaire, ne se retrouvent pas ailleurs que chez les vertébrés à mâchoires.

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devient : une autoréactivité normale chez les constituants de l’immunité innée est-

elle possible ? Cette question, à laquelle nous avons essayé de répondre dans le

chapitre précédent, n’est jamais posée par Jerne, ni par les partisans de

l’autopoïèse et de l’auto-organisation, car tous font l’erreur de penser qu’il y a une

équivalence entre système immunitaire et système lymphocytaire.

b) Un rapprochement critiquable entre système immunitaire et système nerveux

La deuxième idée principale de Jerne, exprimée elle aussi dès l’article de 19741,

est que le fonctionnement du système immunitaire est très proche de celui du

système nerveux. Les raisons de ce rapprochement sont les suivantes : les deux

systèmes sont très complexes, intégrant des millions de stimuli à chaque seconde ;

tous deux sont capables de répondre à ces stimuli par une activation ou une

inhibition ; tous deux s’étendent à tout l’organisme. Mais immédiatement Jerne

glisse vers un rapprochement entre système immunitaire et système cognitif, ce

qui n’est pas la même chose : ce rapprochement serait fondé sur le fait que les

récepteurs immunitaires sont capables de « reconnaître » des antigènes, au double

sens d’identifier ces antigènes (en discriminant entre leurs motifs propres et

d’autres motifs) et de se souvenir d’eux pour une réponse plus efficace en cas de

deuxième rencontre (mémoire immunitaire). À la suite de Jerne, de nombreux

rapprochements entre le système immunitaire et le système nerveux compris

comme système cognitif ont été proposés, tout particulièrement dans les années

1980 et 1990 : l’idée souvent affirmée était que l’immunologie allait passer d’un

paradigme « défensif » à un paradigme « cognitif »2. On retrouve ce

1 N. K. Jerne (1974), op. cit., p. 387 : cette vision du système immunitaire comme réseau fonctionnel, écrit Jerne, « ressemble de manière frappante au système nerveux ». 2 A. I. Tauber, « Historical and philosophical perspectives on immune cognition » (1997).

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rapprochement chez Coutinho, Maturana et Varela1, Irun Cohen2, et même chez

Anne Marie Moulin3, elle-même très influencée par Jerne.

Selon nous, ce rapprochement est à considérer avec une grande prudence. Les

interactions immunitaires sont d’ordre biochimique, et l’on peut certes, pour

simplifier, employer des termes cognitifs pour les décrire – le terme le plus

fréquemment utilisé par les immunologistes étant celui de « reconnaissance » –

mais cette facilité de langage ne doit évidemment pas nous laisser croire qu’un

quelconque acte cognitif se produit dans les réactions immunitaires. De même, il

n’existe pas de « mémoire » immunitaire au sens strict, ce terme n’est qu’un

moyen d’indiquer que certains mécanismes assurent une réponse immunitaire plus

rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec un même antigène.

L’usage de ces métaphores n’est pas en tant que tel problématique tant que l’on

peut substituer au terme métaphorique l’expression la plus précise possible

scientifiquement qui lui correspond. Néanmoins, et comme on pouvait s’y

attendre, ce rapprochement entre immunité et cognition a considérablement

favorisé l’idée très critiquable selon laquelle l’étude du système immunitaire nous

dit quelque chose sur notre identité d’êtres connaissants, et finalement sur notre

identité personnelle4. Nous critiquons cette idée, qui ne fait que renforcer les

ambiguïtés du terme « soi », dans le prochain chapitre. On soulignera ici que, pour

notre part, en présentant la théorie de la continuité dans le chapitre précédent,

nous avons essayé d’éviter le plus possible les termes de « reconnaissance »,

« apprentissage », « mémoire », etc.5

1 H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition – The Realization of the Living (1980). 2 I. R. Cohen, « The cognitive principle challenges clonal selection » (1992a) ; « The cognitive paradigm and the immunological homunculus » (1992b) ; Tending Adam's Garden – Evolving the

Cognitive Immune Self (2000a). 3 A. M. Moulin, Le dernier langage de la médecine (1991). Anne-Marie Moulin affirme encore cette idée dans son article « Immunologie » du Dictionnaire de la pensée médicale (2004). 4 M. Howes, « Self, intentionality, and immunological explanation » (2000). 5 À l’exception de deux ou trois occurrences, destinées à clarifier le contraste entre la théorie de la continuité et la théorie du soi, et de surcroît toujours accompagnées d’une formulation non « épistémique » (respectivement : « interactions » au lieu de « reconnaissance », « élimination thymique des lymphocytes fortement autoréactifs » au lieu d’ « apprentissage », « deuxième réponse plus rapide et plus efficace en cas de deuxième rencontre avec le même antigène » au lieu de « mémoire immunitaire », etc.).

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c) L’idée d’un « langage » immunitaire

Corrélativement, la troisième idée de Jerne est que les interactions immunitaires

fonctionnent comme un « langage ». Chez lui, le concept d’ « information » est

central. En 1985, Jerne suggère même un rapprochement entre le fonctionnement

du système immunitaire et le concept de « grammaire générative » proposé vingt

ans auparavant par Noam Chomsky dans le strict domaine de la

psycholinguistique1. Dans les deux cas, dit Jerne, on a affaire à un système de

génération infinie, « sans limite » (open-ended)2. Là encore, tant qu’il s’agit d’une

métaphore destinée à souligner les immenses potentialités de production de

récepteurs par le système immunitaire, ce rapprochement entre immunité et

langage ne prête guère à conséquence. Quand, en revanche, il se transforme en

l’idée que l’immunité elle-même est un langage, comme c’est le cas chez Cohen

et Atlan dont nous analysons la pensée ci-dessous, alors ce rapprochement nous

semble nuisible à la clarté de la conceptualisation immunologique.

Comme nous l’avons dit, ces idées de Jerne ont eu une influence considérable

sur l’immunologie contemporaine, au moins jusqu’au début des années 1990.

L’évolution principale entre Jerne et ses successeurs immédiats3 est le passage de

l’idée que le système immunitaire répond majoritairement aux constituants du

« soi » à l’idée qu’il répond seulement au « soi », et donc que le « non-soi »

immunologique n’existe pas. Principalement deux tendances sont nées de la thèse

du réseau immunitaire de Jerne : la première, celle de l’autopoïèse, est très

fortement internaliste ; la deuxième, celle de l’auto-organisation, radicalise les

aspects cognitifs et langagiers de la pensée de Jerne. Nous allons examiner ces

deux tendances en montrant pourquoi toutes deux d’une part renforcent

l’imprécision qui se manifestait déjà chez Jerne et d’autre part ne peuvent pas être

considérées comme des théories immunologiques au sens strict.

1 N. Chomksy, Current Issues in Linguistic Theory, Mouton, The Hague (1964). Voir également N. Chomksy, Language and Mind (1972). 2 N. Jerne, « The Generative Grammar of the Immune System » (1985), op. cit., p. 1058. 3 Bien souvent, en réalité, contemporains : Jerne meurt en 1994, et certains de ses « successeurs » que nous évoquons, Coutinho en particulier, ont directement travaillé avec lui. Ils sont donc ses successeurs au sens où ils développent leurs thèses à partir de la fin des années 1970, en reconnaissant leur dette intellectuelle à l’égard de Jerne.

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2.2.2. L’immunologie et le concept d’autopoïèse

L’un des prolongements majeurs des idées de Jerne est la thèse de l’autopoïèse

proposée principalement par Humberto Maturana et Francisco Varela. Les

partisans de l’autopoïèse se sont beaucoup servi de l’immunologie pour soutenir

leurs thèses, mais l’autopoïèse constitue une vision plus générale de toute la

biologie, rassemblant questions immunologiques, neurologiques, et autres1. Il

s’agit de l’une des plus influentes théories « systémiques » du vivant proposées

dans les années 1970 et 1980, même si, de nos jours, la thèse de l’autopoïèse est

pratiquement complètement abandonnée.

Les partisans de l’autopoïèse affirment que l’organisme est « auto-construit » et

« auto-nome », c'est-à-dire qu’il régule lui-même son activité. Les partisans de

l’autopoïèse ont radicalisé la clôture du « soi » qui apparaissait déjà chez Jerne2.

Pour Varela et ses collaborateurs, l’organisme est toujours le produit de sa propre

création, et rien ne peut l’influencer « du dehors » : l’organisme module et

interprète toute influence externe, si bien que toute interaction, y compris

immunitaire, est en fait une modification endogène. Il n’y a pas de discrimination

immunitaire entre le soi et le non-soi parce qu’il n’y a que le soi. Ce dernier peut

être perturbé, du dedans ou du dehors, peu importe, mais en tout cas rien ne peut

l’affecter sans être pris dans le réseau complexe des interactions immunitaires

endogènes qui le précèdent :

Selon le raisonnement développé dans les sections précédentes, tous les événements

immunitaires sont dirigés vers l’intérieur, et non vers l’extérieur, et l’organisme perçoit la

pénétration de substances étrangères non pas en les connaissant comme étrangères, mais

plutôt parce que les substances étrangères interfèrent avec les réactions en cours qui

existent comme des liens dans un réseau complexe d’interactions. L’organisme répond à

une « image interne » de la molécule étrangère, à sa signification traduite dans les termes

du langage utilisé auparavant par le réseau. Ainsi, d’une certaine façon, toutes les

1 H. R. Maturana and F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition – The Realization of the Living (1980). En réalité, c’est principalement Varela, aidé de l’immunologiste Nelson Vaz, qui a parlé spécifiquement de l’immunologie, c’est pourquoi nous nous intéressons à ses écrits, et non à la perspective générale sur l’autopoïèse présentée dans le livre de 1980. 2 Vaz et Varela disent leur dette à Jerne dans leur article de 1978 : N. M. Vaz and F. Varela, « Self and non-sense : an organism-centered approach to immunology » (1978).

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réactions immunitaires sont « auto-immunes » (dirigées vers l’intérieur) et les antigènes

exogènes sont reconnus par des « réactions croisées ».1

Clairement, on peut définir le « soi » à partir d’un fondement biochimique, génétique, ou

même d’une manière a priori. Mais de notre poste d’observation, le seul sens valide du

soi immunologique est celui défini par la dynamique du réseau lui-même. Ce qui n’entre

pas dans son domaine cognitif est ignoré (i.e., c’est du non-sens). Cela est en contraste

clair avec la notion traditionnelle selon laquelle le système immunitaire établit une

frontière entre le soi par opposition à un supposé non-soi. Dans notre perspective, il n’y a

que le soi et ses légères variations2.

Antonio Coutinho, qui se présente explicitement comme un héritier de Jerne et

que ce dernier a cité de nombreuses fois3, a prolongé les thèses de l’autopoïèse4

dans un sens plus expérimental. Il fut influent à l’Institut Pasteur à Paris dans les

années 1980, au point que l’on parle parfois d’ « Ecole de Paris » pour désigner

les partisans de l’autopoïèse en particulier en immunologie5.

Coutinho et ses collaborateurs considèrent que le système immunitaire est en

liaison avec tous les événements biochimiques de l’organisme, dont il régulerait

l’activité, et reprennent la thèse centrale de l’autopoïèse, en optant pour le terme

d’autonomie (c'est-à-dire d’auto-régulation) :

1 « According to the reasoning developed in the previous sections, all immune events are directed inward, not outward, and the organism perceives the penetration of foreign materials not by recognizing them as foreign, but rather because the foreign materials interfere with ongoing reactions which exist as links in a complex network of interactions. The organism responds to an ‘internal image’ of the foreign molecule, to its meaning translated in terms of the language previously utilized by the network. Thus, in a way, all immune reactions are ‘auto-immune’ (directed inward) and exogenous antigens are recognized by "cross-reactions. » (N. M. Vaz and F. Varela, 1978, op. cit., p. 251-252). (Notre traduction). 2 « Clearly, one can define ‘self’ from a biochemical or genetic or even a priori basis. But from our vantage point, the only valid sense of immunological self is the one defined by the dynamics of network itself. What does not enter into its cognitive domain is ignored (i.e., it is non-sense). This is in clear contrast to the traditional notion that IS [immune system] sets a boundary between self in contradistinction to a supposed non-self. From our perspective, there is only self and its slight variations » (F. J. Varela, A. Coutinho, B. Dupire, and N. N. Vaz, « Cognitive Networks : Immune, neural and otherwise », In Theoretical Immunology, Part Two, edited by A.S. Perelson, Redwood City : Addison-Wesley, 1988, p. 365). (Notre traduction). 3 Voir par exemple N. K. Jerne (1984), op. cit. 4 Il a co-écrit avec Valera comme l’indique la citation qui précède. 5 A. I. Tauber, The Immune Self (1994), op. cit. ; « Historical and philosophical perspectives on immune cognition » (1997).

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Nous avons précédemment proposé des arguments en faveur de la possibilité que le

système immunitaire participe à la modulation de toutes les autres interactions

moléculaires dans l’organisme (Vaz et al. 1984) et, par conséquent, nous considérons une

telle autoréactivité comme physiologique, et la pathologie auto-immune comme un

argument fort en faveur de l’idée selon laquelle le système immunitaire a, de façon

normale, affaire à d’autres organes et tissus de l’organisme. Il est manifeste qu’une telle

autoréactivité immunitaire physiologique ne conduit pas à la destruction de ses propres

cibles (soi) parce qu’elle ne représente pas des réponses immunitaires, mais la

manifestation d’équilibres atteints dans le développement ontogénétique continu d’eigen-

states dans l’activité autonome.1

La thèse de l’autopoïèse, cependant, nous semble difficilement recevable.

Premièrement, se pose la question de savoir jusqu’à quel point il faut interpréter la

thèse de l’autoréactivité comme innovante. En effet, soit les partisans de

l’autopoïèse se content de réaffirmer la thèse de Jerne, à savoir que toute auto-

immunité n’est pas délétère, ce qui est exact mais qui n’apporte rien de nouveau.

Soit ils radicalisent la thèse de Jerne en disant qu’il n’y a que de l’autoréactivité,

c'est-à-dire que les récepteurs immunitaires ne répondent qu’au soi2, ce qui, cette

fois, est une thèse originale, mais qui n’est tout simplement pas exacte. Il est, en

effet, illégitime d’affirmer que le système immunitaire ne peut jamais avoir affaire

à des antigènes exogènes : dire que le système immunitaire ne répond à ces

antigènes exogènes qu’après les avoir « traités »3 est un truisme, mais dire que le

système immunitaire ne rencontre jamais que ses propres constituants est erroné4.

1 « We have previously argued for the possibility that the immune system participates in the modulation of all other molecular interactions in the organism (Vaz et al. 1984) and, consequently, we consider such autoreactivity as physiological, and auto-immune pathology as a strong argument that, normally, the immune system is involved with other organs and tissues in the organism. It is obvious that such physiologic immune auto-reactivity does not lead to destruction of its (self) targets because it does not represent immune responses but the manifestation of

equilibria reached in the continuous ontogenic development of eigen-states in the autonomous activity » (A. Coutinho, L. Forni, D. Holmberg, F. Ivars and N. Vaz, « From an antigen-centered, clonal perspective of immune responses to an organism-centered network perspective of autonomous reactivity of self-referential immune systems », 1984, italiques dans l’original). (Notre traduction). 2 Voir par exemple A. Coutinho et al. (1984), op. cit. : « Il est absolument indéniable qu’une fraction considérable des anticorps naturels (tous ?) chez les individus nouveaux-nés et adultes normaux sont des auto-anticorps » (p. 164, souligné par les auteurs). 3 Au sens du terme anglais « processed ». 4 Pensons par exemple à un récepteur Toll-like interagissant avec du lipopolysaccharide exprimé par une bactérie.

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La thèse de l’exclusivité de l’autoréactivité est donc fausse dès lors qu’on

l’interprète dans son sens audacieux.

Deuxièmement, les partisans de l’autopoïèse radicalisent une difficulté qui

apparaissait chez Jerne, à savoir l’attention exclusive aux lymphocytes1. De

nouveau, se pose ici la question de savoir si l’on peut appliquer la thèse de

l’autopoïèse aux constituants de l’immunité innée2.

Troisièmement, on peut dire qu’en réalité, la thèse de Maturana et Varela d’une

part, celle de Coutinho et collaborateurs d’autre part, ne constituent pas du tout

une théorie immunologique, au sens d’une proposition structurée et testable. Ils

commencent par affirmer que l’immunologie ne doit pas se préoccuper du détail

des mécanismes moléculaires et cellulaires, mais doit au contraire adopter une

perspective « holiste ». Toute la difficulté, cependant, est que ce holisme les

conduit à affirmer que les différences moléculaires des motifs exprimés par les

antigènes ne sont pas le critère adéquat pour comprendre le déclenchement d’une

réponse immunitaire. Mais précisément ils ne proposent aucun autre critère

d’immunogénicité : on ne peut pas se contenter de dire que le système

immunitaire répond à des « perturbations du système » car, comme nous l’avons

dit, une telle proposition n’est, au mieux, qu’une description d’une réponse

immunitaire effectrice, et non une tentative d’en donner une explication. Les

partisans de l’autopoïèse n’offrent pas de critère d’immunogénicité, ils ne

cherchent pas à dire quand et pourquoi une réponse immunitaire est déclenchée,

ils ne cherchent pas à proposer des expériences qui pourraient invalider ou

corroborer leurs hypothèses, et par conséquent on peut dire qu’ils ne proposent

pas une théorie de l’immunité, selon la définition que nous avons proposée ci-

dessus.

1 Voir N. M. Vaz and F. Varela (1978), op. cit., article dans lequel les expressions de « système immunitaire » et « système lymphoïde » sont considérées comme synonymes. En outre, les auteurs écrivent (p. 242) : « Il est évident que tous les événements immunologiques dépendent des activités spécifiques des cellules lymphoïdes ». 2 Ce qui est fort improbable, étant donné, par exemple, ce que nous venons de dire que dire sur les récepteurs Toll-like. Nous avons montré qu’ils étaient en partie autoréactifs, mais pas exclusivement. C’est pour cela que nous proposons d’interpréter leur réactivité à partir de l’idée de discontinuité antigénique, qui remplace la distinction exogène/endogène.

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284

Ainsi, la thèse de l’autopoïèse d’une part emploie des termes métaphoriques et

mal définis, et d’autre part radicalise la clôture du « soi » qui apparaissait déjà

chez Jerne. Elle propose non pas une théorie immunologique testable, mais une

série de thèses souvent très peu argumentées relevant d’une métaphysique de la

vie et d’une biologie générale mêlant explication du fonctionnement de la pensée

et analyse de processus moléculaires comme les interactions entre un antigène et

un anticorps. Ces difficultés expliquent sans doute ce que nous soulignions plus

haut, à savoir que cette thèse est pratiquement complètement abandonnée de nos

jours1.

2.2.3. L’auto-immunité, l’auto-organisation et le langage du soi (Cohen,

Atlan)

Irun Cohen, immunologiste au Weizmann Institute of Science en Israël, est un

autre représentant des théories systémiques en immunologie. Dès les années 1980,

à la suite de Jerne, Cohen insiste sur l’importance de l’auto-immunité dans

l’immunité normale. Rejoint à la fin des années 1980 par Henri Atlan2, Cohen

propose d’interpréter l’immunité à l’aide du concept d’auto-organisation3. Il y a

deux manières très différentes de présenter les travaux de Cohen et Atlan. Une

première manière est de considérer qu’ils font partie des scientifiques qui, dans les

années 1980, ont attiré l’attention de la communauté des immunologistes sur

l’importance de l’autoréactivité normale. Or, de ce point de vue, leur apport est

valide, mais plutôt modeste : les concepts avaient été proposés par Jerne

longtemps avant et, bien que Cohen ait mis au point quelques expériences qui ont

contribué à la mise en évidence de ce phénomène d’autoréactivité4, les

1 Coutinho reste scientifiquement actif mais, de façon tout à fait intéressante, il se consacre maintenant aux neurosciences. 2 H. Atlan and I. R. Cohen (eds.) Theories of Immune Networks (1989a). 3 H. Atlan and I. R. Cohen, « Immune information, self-organization and meaning » (1998). 4 R. Maron et al., « Autoantibodies to the insulin receptor in juvenile onset insulin-dependent diabetes » (1983) ; G. Moalem, « Autoimmune T cells protect neurons from secondary degeneration after central nervous system axotomy » (1999) ; E. Hauben et al., « Autoimmune T cells: a potential neuroprotective therapy for spinal cord injury » (2000).

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285

manipulations qui ont établi clairement cette idée ne sont pas de son fait. Selon

cette première manière de voir, donc, la perspective auto-organisationnelle de

Cohen et Atlan ne serait pas inutile, mais en même temps peu innovante. Une

deuxième manière de considérer leurs travaux, cependant, est de s’intéresser non

pas à l’idée générale (l’autoréactivité normale), mais aux thèses précises qu’ils

disent soutenir. Nous pensons que seule cette deuxième manière de procéder peut

permettre d’évaluer leur contribution à l’immunologie contemporaine. Or, de ce

point de vue, il nous semble que les propositions de Cohen et Atlan sont souvent

imprécises ou inexactes. Ensemble, en effet, Cohen et Atlan1 proposent les thèses

suivantes :

i) L’auto-immunité est normale et indispensable au fonctionnement de

l’organisme2.

ii) Le déclenchement d’une réponse immunitaire est dû à de très nombreux

facteurs, pas à un mécanisme dichotomique simple (comme le soi / non-soi)3.

iii) La fonction des cellules immunitaires n’est pas de rejeter le non-soi,

mais de maintenir le fonctionnement du corps4.

iv) Les interactions immunitaires sont de type cognitif et reposent sur la

connaissance immunitaire de soi par l’organisme, en particulier sur l’expression et

la connaissance de ce que Cohen appelle « l’homoncule » (homunculus)5, et qui

désigne en fait un ensemble limité d’antigènes dominants autoréactifs.

1 Il est clair qu’Irun Cohen a contribué beaucoup plus nettement que Henri Atlan à ces thèses qui concernent l’immunologie (Henri Atlan n’est pas immunologiste). Cependant, Irun Cohen rend presque toujours hommage, dans ses publications, à Henri Atlan, qui lui a suggéré d’adopter la théorie de l’auto-organisation pour interpréter ses idées concernant l’auto-immunité normale. 2 Atlan et Cohen reconnaissent qu’ils suivent en cela Jerne : voir H. Atlan and I. R. Cohen, « Introduction to Immune Networks » (1989b). 3 I. R. Cohen, « Discrimination and dialogue in the immune system » (2000b). 4 Ibid. 5 I. R. Cohen, « Natural Id-Anti-Id networks and the Immunological Homunculus » (1989) ; I. R. Cohen, « The cognitive paradigm and the immunological homunculus » (1992b) ; I. R. Cohen, Tending Adam's Garden – Evolving the Cognitive Immune Self (2000a), p. 204 sq. Le terme « homoncule » trouve son origine dans l’alchimie. Il fut utilisé pour expliquer le développement de l’organisme à la Renaissance (on considérait qu’un œuf fertilisé contenait déjà « en petit » l’homme qu’il allait devenir : voir R. Lewontin, The Triple Helix, 2000). Irun Cohen précise que ce n’est pas en ce sens qu’il utilise le terme. Il emprunte le terme à la neurologie, où il désigne la correspondance entre zones du cerveau et parties du corps. En immunologie, le terme désigne donc un ensemble d’antigènes du « soi » qui sont reconnus avec une haute affinité par un grand nombre de lymphocytes B et T de l’organisme. Comme Cohen le reconnaît lui-même, l’existence de

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286

v) L’immunité est un langage1.

Ces cinq thèses nous semblent critiquables. Concernant la première thèse,

Cohen et Atlan confondent auto-immunité et autoréactivité : leur suggestion est

que les lymphocytes répondent constamment au « soi » sous la forme de

véritables réponses immunitaires, mais que ces réponses sont inhibées par toute

une série de mécanismes, qui font que l’organisme ne se détruit pas lui-même. Or,

ce qu’a démontré l’immunologie des années 1990 est bien différent : elle a établi

que les lymphocytes sont autoréactifs, c'est-à-dire qu’ils sont en interactions

continues et d’un niveau faible à moyen avec les antigènes du « soi ». Autrement

dit, il y a, pour ces lymphocytes activateurs, autoréactivité mais pas auto-

immunité au sens où il y aurait déclenchement d’une réponse immunitaire

effectrice, qui serait ensuite inhibée. Donc Cohen et Atlan n’ont pas du tout été

confirmés dans leur idée d’une auto-immunité lymphocytaire normale telle qu’ils

l’entendent2.

La deuxième et la troisième thèses ne sont pas critiquables pour leur fausseté,

mais plutôt pour leur imprécision. Refuser les explications « simplistes »,

« dichotomiques » est aisé et laisse peu de place au risque d’erreur. Rien,

cependant, n’est plus éloigné d’une théorie scientifique que de telles déclarations

sur l’extrême complexité du système immunitaire. Cohen insiste en effet souvent

sur la nature multi-factorielle d’une réponse immunitaire :

Une simple discrimination entre telle entité ou telle autre entité ne suffit pas pour le

maintien quotidien ; le système immunitaire doit juger des circonstances qui entourent

les antigènes qu’il voit, pour le soi comme pour le non-soi. […] Le système immunitaire

l’homoncule n’est pas du tout prouvée, il s’agit « principalement d’une prescription pour un programme de recherche » (I. R. Cohen, 2000a, p. 204). 1 H. Atlan and I. R. Cohen (1998), op. cit. 2 Bien sûr, nous avons pour notre part insisté (au Chapitre 3) sur l’importance de l’autoréactivité mais également de l’auto-immunité. Cependant, l’auto-immunité dont nous avons parlé concerne précisément le déclenchement de réponses immunitaires effectrices, par exemple la phagocytose dans le cas de l’élimination des cellules apoptotiques ou la régulation négative de la part des cellules T régulatrices. Ces éléments ne confirment en rien l’idée d’une auto-immunité normale des lymphocytes B et T, telle que la proposent Cohen et Atlan.

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287

est un système compliqué parce que la régulation de l’inflammation exige un jugement

compliqué.1

Face à une telle complexité, on ne peut que conclure que le déclenchement

d’une réponse immunitaire est scientifiquement imprévisible. En d’autres termes,

Cohen et Atlan abandonnent, eux aussi, toute recherche d’un critère

d’immunogénicité. Ils ne proposent pas une théorie de l’immunité, mais une

« manière de voir »2 les phénomènes immunitaires insistant sur leur complexité,

leur réflexivité et leur auto-organisation. Comme le disent Anderson et Matzinger

dans leur évaluation critique de l’article de Cohen que nous avons cité3, « cela ne

fait pas un modèle très utile qui soit facile à tester »4. Et même : « étant donné que

Cohen ne propose aucune règle, ne fait aucune prédiction, ne suggère aucune

interaction cellulaire, et dit seulement que le système immunitaire doit d’une

certaine façon juger le contexte dans lequel il voit un antigène, nous ne pouvons

pas analyser et commenter correctement son modèle. Ce n’est pas un modèle. Ce

n’est même pas une cartographie [du système immunitaire] »5.

Concernant la quatrième et la cinquième thèses, l’utilité des métaphores de la

cognition et du langage n’apparaît jamais clairement. En quoi est-ce que ces

métaphores très fortement anthropomorphiques et téléologiques (de surcroît dans

un domaine déjà fortement marqué par l’influence des notions philosophiques et

1 « Simple discrimination between this or that entity will not suffice for day-to-day maintenance; the immune system has to judge the circumstances surrounding the antigens it sees, the self and the nonself equally. […] The immune system is a complicated system because the regulation of inflammation requires complicated judgement » (I. R. Cohen, 2000b, op. cit.) 2 Dans le prologue de son ouvrage Tending Adam’s Garden (2000a), Cohen dit que l’immunologie n’a certainement pas besoin de nouvelles données moléculaires, mais de nouvelles idées et de nouveaux paradigmes. Lui propose une vision « synthétique » (par opposition à la vision « analytique » qu’il attribue à l’immunologie moléculaire et en particulier à la théorie de la sélection clonale de Burnet) qui s’appuierait sur « l’idée que le système immunitaire est un système cognitif » (p. xvii). Son objectif est donc bien de proposer une conception de l’immunité, et non une nouvelle théorie fondée sur l’analyse précise de nouvelles données. Pour notre part, nous pensons que l’immunologie a certes besoin de réflexions théoriques, mais que ces dernières doivent nécessairement être ancrées dans des données expérimentales, probablement au niveau moléculaire. Par ailleurs, nous espérons avoir démontré au Chapitre 2 qu’il est pour le moins étonnant d’attribuer à Burnet et à sa théorie de la sélection clonale le qualificatif d’ « analytique ». 3 I. R. Cohen (2000b), op. cit. 4 C. C. Anderson and P. Matzinger, « Anderson and Matzinger: round 2 » (2000b), p. 288. 5 Puis les auteurs concluent : « Il peut être plus confortable de s’abandonner à la complexité sans bornes, et c’est certainement plus sûr, mais il est moins probable que cela suscite des expériences claires » (C. C. Anderson and P. Matzinger 2000b, op. cit., p. 290).

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288

psychologiques de « soi » et de « non-soi ») aident-elles à comprendre le

fonctionnement du système immunitaire ? Si elles constituent un moyen de

rappeler l’existence de l’autoréactivité1 et la « mémoire » immunitaire, alors elles

sont inutiles, ces deux phénomènes étant bien connus2. Si elles constituent les

fondements d’une vision fortement informationnelle du vivant, alors nous pensons

qu’elles doivent être rejetées, car elles conduisent à des idées erronées. Dans leur

article de 1998, Atlan et Cohen parlent ainsi à propos du système immunitaire de

« création cognitive de signification » et écrivent :

La réponse particulière que nous observons est le résultat d’un processus interne

consistant à peser et à intégrer des informations concernant l’antigène. […] Un système

immunitaire cognitif organise les informations portées par le stimulus antigénique dans un

contexte donné et crée un format approprié pour un traitement interne ; l’antigène et son

contexte sont traduits à l’intérieur dans le « langage chimique » du système immunitaire.3

Cette conception du fonctionnement de l’immunité contribue en effet à une

vision fortement informationnelle du vivant, caractéristique de la biologie

moléculaire des années 1960 et 19704, dont Henri Atlan est l’héritier bien plus que

le critique5. Cette vision repose sur une définition très imprécise de la notion

d’information6, est très fortement internaliste7, occulte les aspects structurels de la

1 Avec bien sûr la réserve émise ci-dessus sur la confusion entre autoréactivité et auto-immunité. 2 Et souvent déjà formulé, de surcroît, dans des termes métaphoriques que nous préférerions éviter : nous l’avons vu à propos de la notion de « mémoire immunitaire », que l’on gagnerait à systématiquement remplacer par « deuxième réponse plus rapide et plus efficace ». 3 « The particular response we observe is the outcome of an internal process of weighing and integrating information about the antigen. . . . A cognitive immune system organizes the information borne by the antigen stimulus within a given context and creates a format suitable for internal processing; the antigen and its context are transcribed internally into the 'chemical language' of the immune system » (H. Atlan and I. R. Cohen, 1998, op. cit., p. 714.) 4 Jacques Monod et surtout François Jacob comptent bien entendu parmi les plus importants et plus influents représentants de cette vision. Voir F. Jacob, La Logique du vivant, 1970 (en particulier l’Introduction : « Le programme ») et J. Monod, Le hasard et la nécessité, 1970. 5 M. Morange, « Henri Atlan’s early writings » (2005b). 6 Voir par exemple P. E. Griffiths and R. D. Gray, « Developmental Systems and Evolutionary Explanation » (1994). 7 S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).

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289

biologie moléculaire qui sont en réalité les plus importants1 – et pour toutes ces

raisons nous considérons qu’elle est inadéquate et devrait être rejetée2.

Nous considérons donc que, si l’on prend au sérieux les thèses avancées par

Cohen et Atlan, elles offrent une vision peu précise et souvent invalide du

fonctionnement du système immunitaire.

2.2.4. Bilan : quels sont les apports majeurs de la thèse systémique et quelles

sont ses différences avec la théorie de la continuité ?

Du point de vue de la mise en évidence de l’autoréactivité, les théories

systémiques ont joué un rôle très utile, et la théorie de la continuité s’est inspirée

d’elles. La thèse générale que le système immunitaire ne fonctionne que s’il est

constamment stimulé par les constituants endogènes s’est révélée profondément

exacte. Pourtant, à propos de cette thèse, il convient de faire deux remarques. La

première est que les partisans des théories systémiques ont offert une idée plus

qu’une démonstration : ils ont suivi Jerne dans l’idée que le système immunitaire

pouvait être vu comme un réseau autoréactif, mais peu d’entre eux ont été à

l’origine des démonstrations expérimentales majeures de l’autoréactivité3.

Deuxièmement, ils ont souvent été imprécis sur les termes, en particulier sur

l’idée d’auto-immunité elle-même, qui ne fut pas distinguée de celle

d’autoréactivité.

En outre, en ne critiquant que l’une des deux affirmations centrales de la théorie

du soi (« L’organisme ne déclenche pas de réponse immunitaire contre ses propres

constituants »), les immunologistes systémiques ont renforcé la seconde

(« L’organisme déclenche une réponse immunitaire de rejet contre toute entité

1 M. Morange, « The ambiguous place of structural biology in the historiography of molecular biology » (2005d). 2 Voir également S. Sarkar, « Biological Information: A Skeptical Look at some Central Dogmas of Molecular Biology » (1996) et G. Boniolo, « Biology without information » (2003). 3 L’exception la plus notable est probablement Antonio Freitas qui, après avoir collaboré avec Antonio Coutinho, a largement contribué, à l’Institut Pasteur, à la démonstration de l’autoréactivité des lymphocytes à la périphérie : voir en particulier C. Tanchot et al., « Differential requirements for survival and proliferation of CD8 naive or memory T cells » (1997) et A. A. Freitas and B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999).

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étrangère ») et ont exacerbé le privilège du « soi », comme nous l’avons montré

en soulignant la manière dont ils ont renforcé l’internalisme du soi en affirmant

qu’il n’y a que le soi. L’objectif de la théorie de la continuité par rapport à ces

visions systémiques est d’ouvrir le système immunitaire à son environnement au

lieu de le concevoir comme uniquement auto-centré. Le système immunitaire ne

saurait être clos et auto-centré précisément à cause de la mise en évidence, au

cours des années 1990, des phénomènes de tolérance sur lesquels nous nous

sommes appuyés1, mise en évidence dont nous considérons qu’elle a constitué la

révolution la plus importante de l’immunologie contemporaine, alors qu’elle n’a

aucunement suscité l’intérêt des immunologistes systémiques, en particulier ceux

appartenant au courant auto-organisationnel2.

Enfin, et plus fondamentalement encore, les conceptions systémiques ne

donnent pas de critère d’immunogénicité. Elles en restent à un niveau descriptif,

et même plutôt interprétatif, mais elles n’expliquent pas les raisons du

déclenchement d’une réponse immunitaire.

Il était indispensable pour nous de confronter la théorie de la continuité à ces

visions systémiques de l’immunité qui ont eu une influence majeure dans les

années 1970 et 1980. Cependant, nous constatons que les thèses des successeurs

de Jerne dont nous venons de parler ne sont pas au cœur d’un quelconque débat

dans l’immunologie contemporaine. C’est un fait que les thèses de Maturana et

Varela, de Coutinho, d’Atlan et de Cohen n’ont à peu près aucun écho dans

l’immunologie contemporaine. Il en va très différemment du « modèle du

danger », que nous allons examiner à présent.

1 Nous pensons, en particulier, aux travaux sur les cellules régulatrices et sur la molécule HLA-G, ainsi que sur la mise en évidence de la tolérance comme état « par défaut » induit par les cellules dendritiques. Pour deux exemples particulièrement significatifs que nous avons longuement analysés dans les chapitres précédents, voir S. Sakaguchi, « Naturally arising Foxp3-expressing CD25+CD4+ regulatory T cells in immunological tolerance to self and non-self » (2005) et E. D. Carosella et al. « HLA-G: From biology to clinical benefits » (2007). 2 Henri Atlan, communication personnelle. On le constate en outre aisément au fait qu’il n’y a pas un mot sur la tolérance immunitaire (à part comprise comme auto-tolérance) dans le livre Tending

Adam’s Garden d’Irun Cohen.

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291

2.3. Comparaison avec le « modèle du danger »

À partir du début des années 1990, sous l’influence de son ami Ephraim Fuchs,

l’immunologiste américaine Polly Matzinger a proposé une conception de

l’immunité destinée à remplacer la théorie du soi et du non-soi et qu’elle a appelée

le « modèle du danger »1. Cette proposition a rencontré beaucoup d’écho et de

succès, donnant lieu à des publications par Matzinger et ses collaborateurs2 ainsi

qu’à des commentaires par des observateurs3, dans les revues internationales les

plus renommées. Même s’il faut bien admettre que l’enthousiasme autour des

propositions de Matzinger est fortement retombé aujourd'hui, on ne peut pas

s’abstenir de se situer par rapport à elles, car elles reposent sur des expériences et

des concepts nouveaux et constituent une tentative importante de critique du soi et

du non-soi.

Matzinger présente sa proposition comme un « modèle ». Elle entend souligner

par là qu’il ne s’agit pas d’une théorie de l’immunité, mais simplement d’une

nouvelle manière de voir les phénomènes immunitaires4. Cependant, il s’agit d’un

ensemble d’hypothèses structurées, proposant des expériences et des stratégies

thérapeutiques nouvelles, et donc, pour les raisons évoquées ci-dessus à propos de

la théorie de la continuité, nous parlerons ici de théorie du danger.

La proposition fondamentale de la théorie du danger est que toute réponse

immunitaire est due non pas à la présence de « non-soi », mais à l’émission, dans

l’organisme, de « signaux de danger ». Après avoir présenté les principes de la

proposition de Matzinger, nous montrerons qu’elle est insatisfaisante parce qu’elle

ne donne aucune définition précise de la notion de « danger » qu’elle met en

avant. La théorie du danger prétend résoudre le problème du critère

1 P. Matzinger, « Tolerance, danger, and the extended family » (1994). 2 Voir par exemple S. Gallucci, M. Lolkema, and P. Matzinger, « Natural adjuvants: Endogenous activators of dendritic cells » (1999) et P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of Self » (2002). 3 E. Pennisi, « Teetering on the brink of danger » (1996) ; M. Larkin, « Polly Matzinger : immunology’s dangerous thinker » (1997) ; J. M. Austyn, « Death, destuction, danger and dendritic cells » (1999). 4 P. Matzinger (1994), op. cit.

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d’immunogénicité à l’aide d’un terme (le « danger ») qui en réalité n’explique

rien, et qui au contraire nécessiterait d’être expliqué.

2.3.1. Les principes de la théorie du danger

L’article fondateur concernant la théorie du danger est celui que Matzinger a

publié en 19941. Elle y soutient que si l’on passe d’une vision de l’immunité en

terme de discrimination entre le soi et le non-soi à l’idée que toute réponse

immunitaire est en réalité due à l’émission de signaux de danger, alors la plupart

des énigmes de l’immunologie contemporaine se résolvent. Le système

immunitaire réagirait à un ensemble de signaux de danger émis par les cellules ou

les tissus endommagés, la plupart du temps en réponse à des agents exogènes,

mais qui pourraient aussi être émis en réponse à des agents endogènes (stress

cellulaire, autogreffe, etc.). Par exemple, la tolérance foeto-maternelle

s’expliquerait par le fait que le fœtus n’est pas « dangereux » pour la mère, et il en

irait de même pour la tolérance des bactéries commensales ou symbiotiques,

l’auto-immunité normale, etc.

Il est important de souligner que le point de départ de la théorie du danger est la

question de savoir ce qui déclenche l’activation des lymphocytes B et T. Au cœur

de tous les écrits théoriques de Matzinger se trouve la question dite des « deux

signaux ». Comme nous l’avons vu, en 1970, Brescher et Cohn proposent que

deux signaux sont nécessaires pour activer un lymphocyte. En 1975, Lafferty et

Cunningham affirment la même idée, mais en précisant que le second signal vient

d’une cellule présentatrice d’antigène. Matzinger s’appuie sur cette dernière

proposition pour affirmer la thèse suivante : puisque toute réponse immunitaire

débute par l’activation d’une cellule présentatrice d’antigène, nous devons

comprendre les mécanismes de cette activation2. Selon elle, le grand nombre

d’exceptions à la règle de la discrimination entre le soi et le non-soi montre que

1 P. Matzinger (1994), op. cit. 2 Sur ce point, la théorie de la continuité est en accord (et imite) la théorie du danger.

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les cellules présentatrices d’antigène ne reconnaissent pas le « non-soi », mais le

« danger ».

Dans un article récapitulatif de 2002 publié dans la revue Science1, Matzinger

présente de manière synthétique les apports de sa théorie. Selon elle, cette

dernière se comprend à partir d’une double opposition : à la théorie classique du

soi et du non-soi d’une part (celle de Burnet et de ses successeurs), et à la théorie

du non-soi infectieux d’autre part. Cette dernière théorie fut proposée en 1989 par

l’immunologiste Charles Janeway comme un prolongement (et non comme une

critique) de la théorie du soi et du non-soi2. Selon Janeway, les cellules

présentatrices d’antigènes (APC) ont leur propre forme de discrimination entre le

soi et le non-soi et peuvent reconnaître des pathogènes distants sur le plan de

l’évolution. Ces cellules auraient évolué pour interagir avec des motifs microbiens

présents de façon répétée dans la nature, comme par exemple le

lipopolysaccharide. Elles ne reconnaîtraient pas tout « non-soi », mais seulement

ces motifs étrangers fidèlement conservés au cours de l’évolution. Aussi Janeway

propose-t-il comme distinction pertinente en immunologie celle entre « non-soi

infectieux » et « soi non-infectieux ». La théorie de Matzinger s’appuie sur celle

de Janeway, mais s’efforce de la dépasser, en se débarrassant complètement du

vocabulaire du soi et du non-soi. En effet, les affirmations de la théorie du danger

sont les suivantes : premièrement, la distinction entre soi et non-soi n’est pas

pertinente en immunologie ; deuxièmement, à la place de cette distinction entre

soi et non-soi, il faut recourir à la distinction entre le bénin et le dangereux

(émission de signaux d’alarme ou « signaux de danger » par des cellules ou des

tissus endommagés) ; troisièmement, ces « signaux de danger » permettent

d’expliquer des phénomènes que la théorie du soi ne peut pas expliquer, comme

par exemple la tolérance au fœtus, l’auto-immunité, les différences dans

l’acceptation des greffes, etc.

Passons maintenant à l’examen critique de la théorie du danger.

1 P. Matzinger (2002), op. cit. 2 C. A. Janeway, « Approaching the Asymptote ? Evolution and Revolution in Immunology » (1989) ; C. A. Janeway, « The immune system evolved to discriminate infectious nonself from noninfectious self » (1992).

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2.3.2. Les apports de la théorie du danger

La théorie du danger présente des avancées très importantes par rapport aux

théories qui l’ont précédée. Elle a proposé des arguments et des résultats

expérimentaux1 pour montrer que la distinction entre le soi et le non-soi n’était

pas le mécanisme d’activation d’une réponse immunitaire2. Prolongeant les thèses

de Janeway, elle a placé les cellules présentatrices d’antigène (APC) au centre du

déclenchement de la réponse immunitaire. Enfin et surtout, d’un point de vue

scientifique, les textes les plus aboutis de Matzinger et de ses collaborateurs

présentent les avantages considérables de rechercher un critère d’immunogénicité

(contrairement aux théories systémiques)3, et de s’efforcer de proposer des

expériences qui permettraient de trancher entre différentes théories4.

2.3.3. Une théorie très critiquable

a) L’absence de définition du « danger »

Dans sa version littérale (celle-là même qui a suscité beaucoup d’enthousiasme

mais également de critiques), la théorie du danger affirme que toute réponse

immunitaire est déclenchée par l’émission de signaux de danger par des cellules

immunitaires. Mais comment définir le « danger » ? Matzinger et ses

collaborateurs ne le disent jamais avec précision. Ils préfèrent recourir à plusieurs

termes, supposés équivalents : « danger », « dommage », « stress », « nécrose »,

« mauvaise mort cellulaire »5, etc. Cependant, ces termes ne sont pas équivalents,

car, par exemple, une cellule peut tout à fait mourir de façon nécrotique sans pour

1 P. Matzinger (1994), p. cit. ; S. Gallucci, M. Lolkema, and P. Matzinger (1999), op. cit. 2 P. Matzinger (2002), op. cit. 3 Même si nous conclurons que l’imprécision des concepts utilisés (« danger », « alarme », etc.) fait que finalement Matzinger et ses collaborateurs n’apportent pas de réponse stricte à cette question du critère d’immunogénicité. 4 Voir en particulier C. C. Anderson and P. Matzinger, « Anderson and Matzinger: round 2 » (2000b) et « Anderson and Matzinger: round 3 » (2000c). 5 « To die badly » : voir P. Matzinger, « An innate sense of danger » (1998).

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295

autant que des dommages soient causés aux tissus de l’organisme. En

conséquence, l’accumulation de ces termes hétérogènes apparaît comme un

moyen de toujours pouvoir rendre compte a posteriori du déclenchement d’une

réponse immunitaire. Il semblerait que Matzinger et ses collaborateurs aient voulu

proposer une idée (celle selon laquelle est immunogène tout « danger »), mais en

se réservant la possibilité de définir ce terme avec précision ultérieurement. Par

exemple, au moment où de nombreux travaux étaient effectués sur les protéines

de choc thermique (HSP pour heat-shock proteins), Matzinger a suggéré que ces

protéines pourraient bien être les « signaux de danger » qu’elle décrivait1.

Cependant, pour être réellement testables, les propositions de la théorie du danger

doivent s’appuyer sur une détermination beaucoup plus précise de ce qui compte

comme un « signal de danger ».

En plus d’être beaucoup trop vague, ce terme de « danger » est au plus haut

point anthropomorphique, ce qui ne va pas sans poser de problème pour une

théorie dont l’une des prétentions est précisément de critiquer

l’anthropomorphisme de la théorie du soi et du non-soi. On ne voit pas comment

les cellules immunitaires pourraient percevoir le « danger » comme tel2. Tout

indique que la discrimination entre le « dangereux » et le « non-dangereux » est

dans le regard du chercheur, et non pas assurée par le système immunitaire lui-

même.

Par exemple, il est aisé d’admettre qu’une bactérie ou un virus sont

« dangereux » (c’est pratiquement la définition d’un pathogène), et que des

bactéries commensales ne sont pas dangereuses (c’est ce que signifie

« commensal »), mais comment comprendre, entre autres phénomènes, les

réponses immunitaires aux greffes ? La transplantation d’un organe est utile pour

le receveur, mais Matzinger dit qu’elle est « dangereuse » parce que le geste

chirurgical provoque des dommages sur le patient. Comment en outre expliquer

avec la notion de « danger » les réponses du système immunitaire à des antigènes

pourtant inoffensifs comme des allergènes ou des antigènes issus de la nutrition ?

1 P. Matzinger (1998), op. cit. 2 A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997).

Page 296: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

296

On pourrait répondre que le système immunitaire les « voit » comme dangereux,

mais la circularité du raisonnement apparaîtrait alors manifeste.

Ainsi, toute la difficulté est que le terme de danger comme tel ne permet pas de

fonder une théorie de l’immunité car il est beaucoup trop imprécis pour offrir un

critère d’immunogénicité. Cependant, une autre conception de la théorie du

danger est possible et permet de proposer une explication beaucoup plus

pertinente du fonctionnement du système immunitaire.

b) Les dommages ne sont pas la cause de la réponse immunitaire

Bien que Polly Matzinger ait toujours tenu à la rhétorique du « danger », sa

théorie est beaucoup plus pertinente si on l’interprète de la manière suivante :

toute réponse immunitaire est due à des dommages causés aux cellules ou aux

tissus de l’organisme. C’est en réalité l’interprétation que Matzinger elle-même

propose de sa théorie lorsqu’elle en présente les détails moléculaires1. De fait, si

on la présente ainsi, la théorie de Matzinger est certes moins originale, mais elle

est beaucoup plus solide. Elle est moins originale parce qu’elle constitue en

grande partie un retour à des idées anciennes, celle de Metchnikoff2 et de Ehrlich3.

Alfred Tauber, qui est, avec son collaborateur Leon Chernyak, le principal

historien des théories immunologiques de Metchnikoff4, a écrit à plusieurs

reprises qu’il était d’accord avec la théorie du danger de Matzinger, notamment en

raison de cette convergence entre elle et Metchnikoff sur le caractère central

accordé aux dommages occasionnés aux tissus de l’organisme5. D’autre part,

Matzinger et ses collaborateurs admettent que leurs thèses constituent une manière

de « retrouver » certaines idées de Ehrlich, qui avaient été négligées parce que la

1 P. Matzinger (1994), op. cit. ; C. C. Anderson and P. Matzinger, « Danger, the view from the bottom of the cliff » (2000) ; P. Matzinger (2002), op. cit. 2 E. Metchnikoff, Leçons sur la pathologie comparée de l’inflammation (1892). 3 P. Ehrlich, « The Assay of the Activity of Diphtheria-Curative Serum and Its Theoretical Basis » (1897). Le lien entre la théorie du danger et la théorie d’Ehrlich sur la formation des anticorps a été bien souligné par Arthur Silverstein : A. Silverstein « Immunological Tolerance » (1996). (Arthur Silverstein reproche beaucoup à la « théorie du danger » de présenter avec un air de nouveauté des idées selon lui très anciennes). 4 A. I. Tauber and L. Chernyak, Metchnikoff and the Origins of Immunology (1991). 5 Voir par exemple A. I. Tauber, « Moving beyond the immune self ? » (2000).

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297

thèse de Burnet sur le soi et le non-soi était devenue dominante1. Cette moindre

originalité des propositions de Matzinger et de ses collaborateurs contraste avec

certaines de leurs proclamations sur la nécessité d’un changement radical de

paradigme, sur le modèle copernicien2, proclamations dont on est en droit de

penser qu’elles expliquent en grande partie la publication de nombreux articles

ayant critiqué, souvent d’un ton agacé, la théorie du danger3.

Cependant, la question de l’originalité du propos est de peu d’importance.

L’enjeu pour nous est d’évaluer la pertinence de la proposition « toute réponse

immunitaire est due à des dommages occasionnés sur des des tissus de

l’organisme » en tant que telle. Cette thèse est bien plus précise et bien plus

pertinente que la précédente (« toute réponse immunitaire est due à l’émission de

signaux de danger dans l’organisme »), car, comme nous l’avons montré,

l’inflammation, et plus généralement les dommages sur l’organisme,

accompagnent un grand nombre de réponses immunitaires activatrices.

Ainsi exprimée, la théorie de Matzinger nous semble claire, mais erronée, et ce

pour les raisons suivantes :

i) L’imprécision sur la définition des signaux de dommage. En dépit de la

clarté de la thèse générale, ce qui compte, d’un point de vue moléculaire, comme

un « signal de dommage » n’est pas défini de façon satisfaisante par les partisans

de la théorie du danger. Par exemple, si l’on prend le dommage comme critère

d’immunogénicité, on ne peut pas, comme le fait pourtant Matzinger, passer sans

transition à l’idée que toute mort cellulaire nécrotique est immunogène. Matzinger

ne dit jamais comment les cellules immunitaires pourraient « percevoir » les

dommages occasionnés sur les tissus de l’organisme. Nous retrouvons donc là la

question que nous avons signalée concernant les « signaux de danger » : que sont

1 E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P., « Immunological Tolerance, Response to A. M. Silverstein » (1996). 2 La référence à Thomas Kuhn, à son concept de « paradigme » et à sa conception du changement scientifique (T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1962) est explicite chez les partisans du modèle du danger : E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P. (1996), op. cit. 3 A. M. Silverstein and N. R. Rose, « On the mystique of the immunological self » (1997), op. cit. ; C. A. Janeway et al., « Immunological tolerance: Danger – pathogen on the premises! » (1996) ; R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000).

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exactement, d’un point de vue moléculaire, les « signaux de dommage » ?

Néanmoins, on peut accepter la thèse comme telle (les dommages aux tissus sont

la condition nécessaire et suffisante de toute réponse immunitaire), en attendant,

comme le font Matzinger et ses collaborateurs, une possible mise en évidence de

ces « signaux de dommage ».

ii) La possibilité de réponse immunitaire sans dommage. Certains

antigènes semblent provoquer une réponse immunitaire sans qu’il soit nécessaire

qu’un dommage ait lieu : c’est le cas par exemple de l’interaction avec les

« motifs moléculaires associés à des pathogènes » (« PAMP » pour pathogen-

associated molecular patterns »)1, qui jouent un rôle de premier plan dans

l’immunité innée (qui elle-même est centrale chez Matzinger, en tant qu’elle

déclenche la réponse adaptative2). Les dommages n’expliquent pas l’activation

des premières cellules immunitaires qui répondent aux antigènes, les macrophages

et les cellules dendritiques. Comme nous l’avons vu, et contrairement à une

affirmation centrale de Matzinger, des signaux pro-inflammatoires ne sont pas

suffisants pour activer les cellules dendritiques3, l’interaction spécifique avec un

antigène étant nécessaire. En outre, plusieurs expériences suggèrent que des

greffes effectuées sans inflammation ni dommage provoquent néanmoins une

forte réponse immunitaire de rejet, soulignant que les seuls dommages ne

sauraient être un critère d’immunogénicité valide4.

iii) L’origine la plupart du temps immunitaire des dommages. Les

dommages causés sur les tissus de l’organisme sont dus dans la plupart des cas

aux cellules immunitaires elles-mêmes. Typiquement ils sont provoqués par

l’action des macrophages, qui libèrent des cytokines pro-inflammatoires, et puis

par les lymphocytes activés qui provoquent toujours quelques dégâts à

1 R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Innate immunity : the virtues of a nonclonal system of recognition » (1997) ; voir également R. E. Vance, « A Copernician Revolution ? Doubts About the Danger Theory » (2000). 2 Et donc ne pas prendre en compte cette stimulation par les « motifs moléculaires associés à des pathogènes » fait particulièrement difficulté pour la théorie de Matzinger. 3 R. Spörri and C. Reis e Sousa, « Inflammatory mediators are insufficient for full dendritic cell activation and promote expansion of CD4+ T cell populations lacking helper function » (2005). 4 A. W. Bingaman et al., « Vigorous allograft rejection in the absence of danger » (2000).

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l’organisme et qui en l’absence de mécanismes régulateurs comme les cellules T

régulatrices, provoqueraient des dommages majeurs. Par exemple, les

lymphocytes T helpers 17, qui produisent de l’interleukine 17, sont des

médiateurs majeurs de l’inflammation1. En outre, il a été récemment démontré

que certains mécanismes immunitaires (activation du complément via les

immunoglobulines M) sont responsables de l’aggravation des dommages sur

l’organisme dus à des brûlures2. Ainsi, le système immunitaire est une source de

dommage bien plus qu’un détecteur et un suppresseur de dommages. Il y a donc

deux difficultés majeures ici. D’une part, si toute réponse immunitaire est due à

un dommage et que toute réponse immunitaire provoque un dommage, alors

l’organisme devrait entrer dans un cercle vicieux d’activation immunitaire,

presque indépendamment de la présence d’un antigène. D’autre part, les premières

cellules immunitaires de l’organisme à réagir à un antigène (principalement les

macrophages) libèrent les premiers signaux pro-inflammatoires, donc la question

pour l’immunologiste est : qu’est-ce qui a activé ces cellules qui sont elles-mêmes

à l’origine des dommages ? Cela ne peut pas être les dommages eux-mêmes. Dans

la théorie de la continuité, cette activation des premières cellules s’explique par la

discontinuité antigénique. La théorie du danger, elle, confond une caractéristique

seconde de la réponse immunitaire avec sa cause : l’inflammation et les

dommages aux tissus de l’organisme accompagnent bien la réponse immunitaire,

mais ils ne la provoquent pas.

iv) L’impossibilité de remplacer strictement le « non-soi » par les

« dommages ». Matzinger se méprend sans aucun doute possible lorsqu’elle

prétend systématiquement remplacer l’argument du non-soi par l’argument des

dommages causés à l’organisme. Par exemple, elle prétend que les réponses

immunitaires de rejet aux greffes ne sont pas dues à la reconnaissance d’une

différence antigénique3, mais aux dommages provoqués par le geste chirurgical

1 E. Bettelli et al., « TH-17 cells in the circle of immunity and autoimmunity » (2007). 2 F. Suber et al., « Innate response to self-antigen significantly exacerbates burn wound depth » (2007). 3 Point sur lequel la théorie du soi et la théorie de la continuité sont d’accord (et s’opposent toutes deux à la théorie du danger), sachant qu’elles divergent sur le point de savoir si ce qui est

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qui réalise la transplantation1. Si cela était vrai, comment expliquer qu’une auto-

greffe pratiquée chirurgicalement ne provoque pas de rejet ? En outre, comment

expliquer le rejet de greffe dans la nature (sans intervention chirurgicale), comme

dans le cas d’une réaction de rejet entre deux colonies de Botryllus schlosseri ?

v) L’erreur sur des données expérimentales majeures. Matzinger et ses

collègues se trompent concernant plusieurs données expérimentales d’importance

considérable. Leur erreur la plus significative concerne les cancers. Ils prétendent

que le point sur lequel la théorie du danger montre le mieux sa supériorité sur les

autres théories est le domaine des tumeurs : seule la théorie du danger expliquerait

pourquoi il n’y a pas de réponse immunitaire aux tumeurs. Tout d’abord, notons

que cette proposition est inexacte : la théorie du soi elle-même a commencé par

affirmer qu’il était normal qu’il n’y ait pas de réponse immunitaire aux tumeurs,

car ces dernières sont du « soi » en ce qu’elles proviennent du génome de

l’organisme2, avant de proposer que les motifs tumoraux étaient du « soi

modifié » provoquant une réponse immunitaire. Ensuite et surtout, comme nous

l’avons déjà souligné, le système immunitaire répond bien, en réalité, au

développement de tumeurs3. Matzinger et ses collaborateurs se sont appuyé sur

des expériences anciennes sur la souris, qui s’étaient efforcées de montrer que des

souris immunodéficientes ne développaient pas davantage de tumeurs que des

souris normales, mais ces résultats sont aujourd'hui vus comme inexacts4. De

nombreuses données montrent que le système immunitaire répond aux tumeurs et

en élimine un grand nombre (ou empêche leur développement). Bien sûr, les

partisans de la théorie du danger pourrait dire que la réponse immunitaire aux

tumeurs s’explique par le fait que les tumeurs peuvent provoquer des

« dommages » à l’organisme, mais cela serait en complète contradiction avec ce

important est ou non l’origine étrangère de la différence antigénique. Nous revenons sur cette question importante plus bas. 1 P. Mazinger, « An innate sense of danger » (1998), op. cit. 2 F. M. Burnet and F. Fenner, The Production of Antibodies (1949). 3 Voir G. P. Dunn et al. « Cancer immunoediting : from immunosurveillance to tumor escape » (2002) ; D. Pardoll, « Does the immune system see tumors as foreign or self? » (2003) ; L. Zitvogel et al., « Cancer despite immunosurveillance: immunoselection and immunosubversion » (2006). 4 G. P. Dunn et al. (2002), op. cit.

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qu’ils ont dit jusqu’ici, et cela montrerait aussi l’excessive plasticité du concept de

« dommage ».

Notre conclusion est donc que le terme de « danger » n’est pas défini avec

précision et que, lorsqu’il reçoit sa meilleure détermination, celle qui en fait un

synonyme de « dommage » (causé aux tissus de l’organisme), il est clairement

insatisfaisant. C’est sans doute pour cela que Matzinger évite de poser

explicitement l’équation « danger = dommage », et préfère recourir à plusieurs

expressions présentées comme des synonymes, mais qui ne le sont pas

(« danger », « stress », « dommage », « anormal », etc.) Cela permet de justifier a

posteriori toute réponse immunitaire, mais cela n’apporte pas la réponse précise

attendue à la question du critère d’immunogénicité (que Matzinger et ses

collaborateurs, pourtant, posent très bien). Comme Matzinger, nous pensons que

la première qualité d’une théorie immunologique est sa clarté conceptuelle et sa

possibilité d’être testée expérimentalement1, et donc nous rejetons les incertitudes

du « danger », du « stress », etc., et, choisissant d’examiner sa proposition la plus

claire (celle selon laquelle toute réponse immunitaire est due à des dommages

causés à l’organisme), nous pensons avoir démontré qu’elle était inexacte et ne

constituait pas une réponse satisfaisante au problème du critère d’immunogénicité.

2.3.4. La théorie du danger est-elle un prolongement de la théorie du soi ou

une rupture par rapport à elle ?

Comme nous l’avons vu, la théorie du danger se présente elle-même comme un

changement radical de paradigme par rapport à la théorie du soi2. En même temps,

cependant, dans plusieurs articles, Matzinger elle-même prétend s’appuyer sur la

théorie du soi. Dans son article de 2002 déjà cité3, en particulier, Matzinger insiste

sur la manière dont sa théorie prolonge celle du soi, l’améliorant sans prétendre la

modifier de fond en comble. Elle propose une histoire des théories du soi, dont la

1 Anderson and Matzinger, Round 2 2 E. J. Fuchs, J. P. Ridge and P. Matzinger, P. (1996), op. cit. 3 P. Matzinger, « The Danger Model : A Renewed Sense of Self » (2002), op. cit.

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dernière étape est la théorie du danger, la pénultième étant la théorie du « non-soi

infectieux » de Janeway. De toute évidence, un sens « renouvelé » du soi est tout

autre chose qu’une révolution radicale renversant les hypothèses en place.

Conformément à un schéma que l’on observe souvent en histoire des sciences, la

théorie du danger oscille constamment entre la proclamation de sa nouveauté

radicale et l’inscription dans une continuité avec les théories qui l’ont précédée.

Peut-on trancher entre ces deux tendances ? Peut-on affirmer que la théorie du

danger est une véritable rupture par rapport à la théorie du soi, ou bien qu’elle

n’en est que le prolongement ? Il me semble que la théorie du danger constitue

une rupture majeure, mais erronée, sur un point, celui de l’importance de la

spécificité biochimique pour l’immunologie. En revanche, elle prolonge la théorie

du soi sur un point essentiel : le problème central reste pour elle de comprendre

comment l’organisme apprend à tolérer ses propres constituants.

Sur un point précis, il n’y a pas plus éloigné de la théorie du soi que la théorie

du danger : cette dernière évacue complètement la question de la structure

moléculaire de l’antigène, en particulier elle évacue la question biochimique des

conditions de l’interaction (spécificité, avidité, affinité, etc.). Seule compte

l’émission de « signaux de danger ». En particulier, la question de la différence

(ou ressemblance) moléculaire n’a plus aucune importance, alors que c’est la

question centrale pour la théorie du soi et la théorie de la continuité. On peut

même dire que c’est cette affirmation qui fonde le rejet, par Matzinger, de la

discrimination entre le soi et le non-soi : un dommage pouvant parfaitement être

d’origine endogène, le caractère « étranger » d’un antigène n’est pas la cause de la

réponse immunitaire. L’idée est que si un tissu est fortement endommagé, même

en l’absence d’interaction biochimique de fortes spécificité, affinité et/ou avidité,

il y aura une réponse immunitaire activatrice. La biochimie devient donc un

domaine très secondaire pour comprendre les réactions immunitaires. Nous

pensons qu’il s’agit là d’une erreur considérable. Si la question de la spécificité,

de l’affinité et de l’avidité ne se pose pas, alors pourquoi certaines greffes sont-

elles mieux tolérées que d’autres ? Pourquoi de nombreux pathogènes échappent-

ils à la réponse immunitaire grâce à « l’imitation moléculaire » (molecular

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mimicry) ? Ces données et de nombreuses autres montrent l’importance de l’étude

biochimique précise des interactions immunitaires, conformément à ce qui s’est

passé en immunologie depuis plus d’un siècle1.

Nous pensons, cependant, que la théorie du danger prolonge la théorie du soi

dans la problématique qu’elle pose, celle de comprendre comment l’organisme

apprend à tolérer ses propres constituants. En effet, comme nous allons le montrer

à présent, la théorie du danger se concentre sur l’immunité adaptative (les

lymphocytes) et, en n’offrant pas d’explication satisfaisante au mécanisme

d’activation des cellules qui interagissent les premières avec un antigène, elle ne

permet pas de penser la tolérance aux entités exogènes.

Matzinger concentre son attention sur l’activation des lymphocytes, comme

nous l’avons dit ci-dessus. La question centrale de tous ses articles est celle du

« second signal » que doivent recevoir les lymphocytes pour être activés. Elle

répond que ce second signal est dû à l’action des cellules dendritiques, qui sont

activées lorsque des dommages sont causés à l’organisme. En se concentrant ainsi

sur le « second signal », Matzinger prolonge la question de la théorie du soi et

commet deux erreurs. La première est de sous-estimer la signification des

découvertes sur l’immunité innée : ces dernières n’avaient pas pour seule

conséquence de contraindre les immunologistes à repenser l’activation des

lymphocytes (bien que ce soit un point très important), mais elles constituaient

également une réflexion sur l’extension des mécanismes d’immunité (autrement

dit, elles montraient que bien plus d’organismes que ce que l’on avait affirmé

jusqu’ici disposent d’une immunité2). Dans un article particulièrement significatif,

Matzinger fait part de la surprise qu’elle a ressentie quand Charles Janeway lui a

1 L’immunochimie, bien que critiquée, a joué un rôle de premier plan dans la construction de l’immunologie comme science autonome. Voir M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire (1994), en particulier les pages 20 à 22. En outre, et bien qu’il s’agisse d’une problématique plus générale, la démonstration faite par Michel Morange que la biologie structurelle a obtenu des résultats remarquables et doit être préférée au versant informationnel de la biologie moléculaire est extrêmement convaincante : M. Morange, « The ambiguous place of structural biology in the historiography of molecular biology » (2005d), op. cit. 2 R. Medzhitov and C. A. Janeway, « Innate immunity : the virtues of a nonclonal system of recognition » ; C. A. Janeway and R. Medzhitov, « Innate Immune Recognition » (2002). Janeway a été l’un des pionniers de l’étude contemporaine du système immunitaire des mouches drosophiles.

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demandé, pour un dossier paru dans la revue Seminars in Immunology, de

comparer les réflexions contemporaines sur l’immunité innée avec sa théorie du

danger. Son propos montre bien que selon elle la théorie du danger n’a pour objet

que l’immunité adaptative :

Comment comparerait-on le système de cellules et de molécules qui constituent la

première ligne de défense du corps contre les pathogènes avec un modèle qui s’efforce de

concevoir les règles de fonctionnement du système immunitaire adaptatif pour l’immunité

et la tolérance ?1

Plus loin, elle souligne que le lien entre les deux est que l’immunité innée joue

un rôle décisif dans le déclenchement de l’immunité adaptative, mais cela ne fait

que confirmer que la théorie du danger, selon ses concepteurs, a pour seul objet

l’activation des lymphocytes (principalement des lymphocytes T).

La deuxième erreur est d’arrêter trop tôt la chaîne des causes : il faut

comprendre pourquoi les cellules présentatrices d’antigène sont activées, et,

comme nous l’avons montré ci-dessus, affirmer que c’est à cause des dommages

causés à l’organisme n’est pas satisfaisant, car dans la plupart des cas les

premières cellules immunitaires qui répondent à un antigène (macrophages et

cellules dendritiques) le sont en l’absence de dommage et sont elles-mêmes la

source des signaux pro-inflammatoires.

En outre, la théorie du danger parle bien de « tolérance » immunitaire, mais il

s’agit à chaque fois, exactement comme dans la théorie du soi, de l’auto-tolérance,

c'est-à-dire de la tolérance aux constituants endogènes de l’organisme. La théorie

du danger prolonge encore le raisonnement endogéniste, que les théories

systémiques avaient proposé2 et a pour principale préoccupation d’expliquer

pourquoi la reconnaissance d’un antigène endogène par un lymphocyte à la

1 « How would one compare the system of cells and molecules that make up the body’s first line of defense against pathogens with a model that attempts to lay out the adaptive immune system’s guidelines for immunity and tolerance? » (P. Mazinger, « An innate sense of danger », 1998, op.

cit., p. 399). (Notre traduction). 2 Ainsi, Matzinger écrit : « Le modèle du danger est fondé sur l’idée que les signaux de contrôle ultimes sont endogènes, et non exogènes. Ce sont les signaux d’alarme qui proviennent de tissus stressés ou blessés » (« The Danger model is based on the idea that the ultimate controlling signals are endogenous, not exogenous. They are the alarm signals that emanate from stressed or injured tissues », P. Matzinger, « An innate sense of danger », 1998, page 400).

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périphérie conduit généralement à l’auto-tolérance, et non à une réponse auto-

immune. Il s’agit donc d’une simple extension du problème de Burnet à la

tolérance à la périphérie. La différence par rapport à d’autres conceptualisations

est que Matzinger affirme que les antigènes du « soi » ne provoquent pas de

réponse immunitaire parce qu’ils n’occasionnent pas de dommages à l’organisme

(et non en vertu de leur seule endogénicité), mais la réduction de la tolérance

immunitaire à la tolérance au « soi » est la même dans les deux cas. De fait, la

théorie du danger n’est pas une théorie de la tolérance immunitaire, au sens de la

tolérance à des entités exogènes1, précisément parce que, en arrêtant trop tôt la

recherche d’explication, le critère du danger ne permet pas de discriminer entre

les entités exogènes tolérées et celles qui sont rejetées : par exemple, il pourrait

sembler séduisant de dire que les bactéries commensales sont tolérées (par

opposition aux bactéries pathogènes) parce qu’elles ne provoquent pas de dégâts à

l’organisme, mais en réalité la plupart des bactéries pathogènes sont reconnues et

rejetées par le système immunitaire inné avant d’avoir provoqué un quelconque

dégât, donc le critère du dommage n’est pas pertinent pour comprendre l’étape du

déclenchement de la réponse immunitaire. En conséquence, la théorie du danger

se méprend sur la première révolution de l’immunologie contemporaine, celle de

l’immunité innée, et elle néglige la deuxième révolution de l’immunologie

contemporaine, celle de la compréhension des mécanismes de tolérance

immunitaire à des antigènes exogènes. Sauf erreur de notre part, la théorie de la

continuité est la seule théorie immunologique qui propose une explication de la

tolérance immunitaire à des entités exogènes (l’induction de tolérance par

induction de continuité).

Ainsi, en dépit de son intérêt considérable et des éclairages très importants

qu’elle a apportés, nous pensons que la théorie du danger s’éloigne de la théorie

du soi sur les mauvais points (la spécificité biochimique en particulier) et qu’elle

en reste dépendante sur les points qui mériteraient le plus d’être critiqués

1 Voir les remarques de Leslie Brent (qui, comme on l’a vu, était co-auteur de l’article fondateur de Medawar et collaborateurs de 1953 sur la tolérance immunitaire) à l’encontre des thèses de Matzinger sur la tolérance immunitaire : L. B. Brent, « Tolerance revisited » (2001).

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(l’endogénicité, la réduction de la tolérance à la tolérance au « soi »). Nous

espérons avoir montré que la théorie du danger n’est pas une théorie adéquate de

l’immunité.

3. Ce que la théorie de la continuité change concernant notre

conception de l’immunité

Dans cette dernière section, nous voudrions rapidement insister sur quatre points

fondamentaux sur lesquels la théorie de la continuité nous semble diverger des

théories qui l’ont précédée. Ces quatre points dessinent selon nous une conception

nouvelle de l’immunité.

3.1. Le système immunitaire a-t-il une fonction ?

Le système immunitaire est l’un des grands « systèmes » de l’organisme

(comme le système respiratoire, digestif, reproductif, etc.). À ce titre, il est

particulièrement susceptible de se voir attribuer une « fonction ». Toutes les

théories qui ont précédé celle de la continuité l’ont d’ailleurs fait. Burnet a

commencé par poser que la fonction du système immunitaire était la défense

contre les micro-organismes pathogènes, avant d’affirmer, dès les années 1960,

que sa véritable fonction était sans doute plutôt la défense de l’intégrité de

l’organisme1. Chez tous les immunologistes dits « systémiques », le système

immunitaire a pour fonction l’autorégulation. Chez les partisans de la théorie du

danger, la fonction du système immunitaire est précisément d’éliminer tout ce qui

est dangereux pour lui2.

Dans toutes ces attributions de fonctions, nous avons affaire à la conception

étiologique des fonctions : dire qu’un trait a une certaine fonction signifie qu’il a

été sélectionné par sélection naturelle parce qu’il était avantageux pour les

1 Voir par exemple F. M. Burnet, Self and Not-Self (1969). Cela lui permettait de tenir compte des réponses immunitaires contre les tumeurs, à l’aide de la notion de « surveillance immunitaire ». 2 Voir en particulier P. Matzinger, « The real function of the immune system or tolerance and the four D’s (danger, death, destruction and distress) » (2003).

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organismes qui le possédaient. La conception étiologique des fonctions fait appel

à l’histoire évolutive d’un trait pour expliquer sa fonction. Par exemple, chez

Burnet, la fonction de défense de l’intégrité du système immunitaire aurait été

sélectionnée parce qu’elle avantage les organismes, capables à la fois de se

protéger contre des pathogènes et d’éliminer des tumeurs naissantes. Nous

pensons, cependant, qu’une telle attribution de fonction au sens étiologique du

terme ne va pas sans poser quelques difficultés1.

Le cas des maladies auto-immunes semble particulièrement aller dans le sens de

la conception étiologique des fonctions : chez un organisme atteint d’une maladie

auto-immune, le système immunitaire ne fait pas ce qu’il est « censé faire »2.

C’est sur cette idée, celle de ce qu’un trait est « censé faire » (au regard de son

histoire évolutive), que repose la conception étiologique des fonctions3. Tout le

problème est qu’il est extrêmement difficile de dire ce que le système immunitaire

est « censé faire ». L’évidence voulait que la fonction du système immunitaire soit

la « défense du soi contre le non-soi », comme y insistent Matthen et Levy en

allant jusqu’à proposer une vision explicitement téléologique de l’immunité4.

Cependant, nous avons montré qu’il était inexact de dire que le système

immunitaire discriminait entre le soi et le non-soi, et donc sa fonction ne saurait

être celle-là. La fonction du système immunitaire ne peut pas non plus être

l’élimination du danger car, comme nous l’avons vu, il réagit à des entités non

« dangereuses » et ne réagit pas à certaines entités « dangereuses ». Elle ne peut

pas davantage être l’élimination de l’inflammation5, car le système immunitaire

est lui-même une source majeure d’inflammation. Bien sûr, on pourrait dire que sa

1 Je remercie Jean Gayon qui m’a permis, dans le cadre de l’Action Concertée Initiative (ACI) « La notion de fonction dans les sciences humaines, biologiques et médicales » dont il est le responsable, d’exposer mes arguments sur ce point – arguments, dont, faute de place, je ne présente qu’un bref résumé ici. 2 M. Matthen and E. Levy, « Teleology, error and the human immune system » (1984). Merci à Marie-Claude Lorne pour avoir attiré mon attention sur cet article, ainsi que pour le temps qu’elle m’a consacré pour discuter des différentes conceptions des fonctions biologiques. 3 Voir J. Gayon, « Les biologistes ont-ils besoin du concept de fonction ? Perspective philosophique » (2006b) : « Lorsque le biologiste utilise la notion de fonction, il ne s’intéresse pas seulement à l’effet réel d’un certain dispositif ou processus. Il ne s’intéresse pas seulement à ce qu’il fait, mais aussi à ce qu’il est censé faire. » 4 M. Matthen and E. Levy (1984), op. cit. 5 Comme Polly Matzinger semble parfois le suggérer.

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308

fonction est de maintenir l’homéostasie de l’organisme, mais cette proposition

n’est pas suffisamment spécifique au système immunitaire1, et en outre elle est

scientifiquement improductive. En conséquence, notre impression est que dès que

l’on est parti de la question « qu’est-ce que le système immunitaire est censé

faire ? », on a dit soit des choses erronées (le soi et le non-soi en particulier), soit

des choses non utilisables scientifiquement (l’idée d’équilibre ou d’homéostasie

en particulier), soit encore des choses qui peuvent conduire à des idées très

trompeuses (en particulier l’idée d’« intentionnaliser » le système immunitaire,

comme le font Matthen et Levy). À ce stade, nous pouvons donc formuler deux

hypothèses : soit les immunologistes jusqu’ici n’ont pas su attribuer la bonne

fonction au système immunitaire, et donc l’immunologie est en attente de la

bonne attribution de fonction ; soit, pour comprendre le fonctionnement du

système immunitaire, on n’a pas besoin de partir de ce qu’il est « censé faire », on

peut se fonder simplement sur des mécanismes, selon une conception systémique

des fonctions. Bien que les deux hypothèses soient possibles, la théorie de la

continuité nous oriente plutôt vers une conception systémique, et non pas

étiologique, des fonctions. À tout le moins, elle montre qu’une telle conception

systémique de la fonction du système immunitaire est possible. Nous inscrivons

ici notre suggestion dans la suite de la proposition de Robert Cummins, pionnier

de l’analyse systémique des fonctions2.

Notre idée est de mettre en évidence une causalité de type mécanistique dans le

système immunitaire3 : dans cette optique, expliquer le fonctionnement du

système immunitaire revient à dire « comment ça marche », et non pas à chercher

à déterminer ce qu’il est « censé faire ». Dans cette conception, on s’intéresse

beaucoup plus à des sous-systèmes qu’au macro-système : on ne se demande pas

tant quelle est la fonction du système immunitaire que quelle est la fonction de

telle cytokine par exemple, ou tel ensemble de cytokines. En réalité, c’est là ce

1 Il existe aussi, par exemple, une homéostasie endocrinienne. 2 R. Cummins, « Functional Analysis » (1975). 3 L’idée de recourir à des « mécanismes » pour rendre compte de la causalité biologique a été récemment renouvelée par plusieurs articles et ouvrages, notamment P. Machamer, L. Darden, and

C. F. Craver, « Thinking about mechanisms » (2000).

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que les immunologistes font quotidiennement : mettre en évidence les manières

dont les cellules interagissent avec des antigènes, interagissent entre elles,

comment se produisent des cascades d’activation de cytokines, etc.

Mais peut-on expliquer une maladie auto-immune comme le lupus par exemple

à l’aide d’une conception systémique des fonctions ? Etant donné que c’est ce

genre de phénomènes que voulaient expliquer Matthen et Levy en mobilisant une

conception étiologique de fonction, il semble qu’il soit nécessaire de se placer sur

le même plan qu’eux pour tenter de déterminer si une conception systémique des

fonctions est valide en immunologie. Or, il est effectivement tout à fait possible

d’expliquer une maladie auto-immune comme le lupus à l’aide d’explications de

type mécanique. Le déclenchement d’une maladie auto-immune peut être dû à un

ou plusieurs mécanismes parmi lesquels la diminution du nombre des cellules T

régulatrices1 (ou d’autres cellules ou molécules qui inhibent l’activité des autres

cellules immunitaires), une réaction croisée avec un pathogène, etc. Il s’agit là de

véritables explications : en décrivant le « comment » d’une réponse immunitaire,

l’immunologiste explique les phénomènes qu’il étudie. Au risque d’être

excessivement pragmatique, on pourrait même dire que ces explications sont

beaucoup plus utiles au scientifique et au médecin que des affirmations du type :

« le système immunitaire est censé attaquer le non-soi et défendre le soi, mais

parfois il dysfonctionne ». En conséquence, adopter une conception systémique

des fonctions en immunologie nous semble tout à fait possible, et peut-être même

souhaitable.

Nous devons ici faire deux précisions. D’une part, ce que nous avons dit sur la

domination de fait d’une conception plutôt systémique des fonctions dans le

travail quotidien des immunologistes n’implique absolument pas que la sélection

naturelle soit absente de l’immunologie. Au contraire, l’idée de la sélection

naturelle appliquée à un niveau cellulaire trouve dans l’immunologie sans doute

1 C’est ce qui arrive parfois après une grossesse.

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l’un de ses meilleurs domaines d’application1. D’autre part, il pourrait sembler

qu’il y a un problème d’échelle dans notre confrontation entre la conception

étiologique et la conception systémique des fonctions à propos du système

immunitaire : la conception étiologique telle que nous l’avons présentée se situe

au niveau du système immunitaire tout entier, tandis que la conception systémique

telle que nous l’avons exposée se situe au niveau de petits sous-systèmes

(déclenchement d’une réponse immunitaire locale). Ne faudrait-il pas placer les

deux conceptions au même niveau d’analyse du vivant ? Cela est sans doute une

bonne idée, mais nous voyons à cela deux obstacles. Premièrement, que dirait une

conception étiologique des fonctions pour expliquer le fonctionnement de telle

cytokine pro-inflammatoire, par exemple ? Elle dirait soit qu’elle a été

sélectionnée pour activer telle cellule immunitaire, et ce faisant elle dirait à peu

près la même chose que la conception systémique ; soit qu’elle a été sélectionnée

pour « défendre le soi contre le non-soi », et ce faisant elle ne différerait pas d’une

analyse étiologique située au niveau du système global. Il n’est donc pas évident

de voir ce qu’apporterait le recours à une conception étiologique des fonctions

pour une explication biologique relative à un sous-système. Deuxième obstacle

que nous voyons, l’une des caractéristiques les plus remarquables du système

immunitaire est précisément que son action est souvent « systémique », au sens où

elle mobilise des éléments du système tout entier. C’est le cas particulièrement

dans le cas des maladies auto-immunes systémiques, comme le lupus, qui

constituait le point de départ de la proposition étiologique de Matthen et Levy.

L’explication systémique des fonctions n’est donc pas toujours contrainte de se

situer au niveau d’un sous-système très isolé.

Ainsi, sans démontrer au sens strict la validité d’une conception systémique des

fonctions en immunologie, la théorie de la continuité nous semble plutôt nous

orienter vers une telle conception. En cela, elle diffère clairement des théories qui

1 F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959) ; voir également A. M. Silverstein, « Darwinism and immunology : from Metchnikoff to Burnet » (2003) et M. Morange, Une lecture du vivant – Histoire et épistémologie de la biologie moléculaire (1986).

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l’ont précédée, et qui toutes proposaient d’attribuer une fonction au système

immunitaire en un sens clairement étiologique.

3.2. L’évolution du système immunitaire

Nous avons déjà souligné cette idée dans les chapitres qui précèdent. La théorie

de la continuité suggère d’étendre considérablement le domaine de l’immunité.

Selon elle, tous les organismes possèdent une immunité. D’un point de vue

évolutif, la conséquence est que comprendre l’évolution du système immunitaire

ne consiste plus, comme dans la théorie du soi et du non-soi, à comprendre

l’émergence du système immunitaire adaptatif des vertébrés à mâchoires, mais à

rendre compte de l’évolution de mécanismes immunitaires complexes, comme par

exemple le déclenchement d’une réponse plus rapide et plus efficace en cas de

deuxième rencontre avec un même antigène (la « mémoire » immunitaire), dont

on a vu qu’elle existait chez plusieurs invertébrés. Cette conception s’inscrit dans

le mouvement contemporain de réévaluation de la place de l’immunité innée par

rapport à l’immunité acquise1. Il s’agit donc d’une nouvelle manière de

comprendre l’évolution du système immunitaire, dont l’un des principes serait de

se débarrasser de l’idée d’une complexification croissante du vivant. Cette idée,

très souvent affirmée sans démonstration, nous semble particulièrement peu

acceptable en ce qui concerne le système immunitaire2. Les réponses

immunitaires des animaux invertébrés, et même des plantes, présentent souvent

une considérable complexité3.

3.3. La tolérance au cœur de l’immunité

Nous avons suffisamment parlé de cet aspect dans les chapitres qui précèdent

pour pouvoir nous contenter ici d’un simple rappel : la théorie de la continuité

1 E. Vivier, and B. Malissen, « Innate and adaptive immunity : specificities and signaling hierarchies revisited » (2005). 2 T. Pradeu, « Immunology, individuation and complex processes » (2006). 3 Au sens du moins du nombre et de l’hétérogénéité des composants d’un système, seule définition opératoire à nos yeux du terme « complexité ». Voir D. W. McShea, « Complexity and evolution: what everybody knows » (1991).

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considère la tolérance immunitaire comme un processus premier et fondamental,

et non comme une exception rare au fonctionnement normal de l’immunité. Nous

pensons qu’il s’agit là d’un point fondamental, qui modifie en profondeur la

conception que l’on se fait des modalités de la réponse immunitaire. Toutes les

théories précédentes ont, selon nous, sous-estimé l’importance cruciale des

phénomènes de tolérance immunitaire.

3.4. De nouveaux programmes de recherche d’un point de vue

thérapeutique

La théorie du soi et du non-soi ne nous semble pas seulement inadéquate

expérimentalement. Elle a également orienté les programmes de recherche des

immunologistes vers certaines questions, et fait obstacle à certaines autres pistes

de réflexion pourtant prometteuses. Corrélativement, pouvons-nous dessiner

quelques pistes de recherche thérapeutiques privilégiées par la théorie de la

continuité ?

La théorie de la continuité suggère de développer les programmes de recherche

sur l’induction de tolérance immunitaire. Ces derniers pourraient tout

particulièrement concerner les bactéries commensales et symbiotiques : il faut

cesser de considérer toute bactérie comme un ennemi et favoriser le

développement en nous d’une population bactérienne « utile ». Nous pensons en

particulier aux stratégies probiotiques, qui concernent en premier lieu la flore

intestinale1. Stimuler certaines bactéries résidentes peut aider à éliminer certaines

maladies2. Rappelons d’une part que l’élimination de toutes les bactéries conduit à

des phénomènes de sélection des souches souvent les plus virulentes, et d’autre

part que les organismes notamment humains qui naissent dans un environnement

stérile ou quasi-stérile ont des systèmes immunitaires défectueux.

1 M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? » (2004). 2 Pour un exemple récent, voir C. Di Giacinto et al., « Probiotics Ameliorate Recurrent Th1-Mediated Murine Colitis by Inducing IL-10 and IL-10-Dependent TGF- -Bearing Regulatory Cells » (2005).

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L’induction de tolérance pourrait aussi concerner le domaine de la

transplantation, bien que la chose soit difficile. La théorie de la continuité suggère

que des stratégies d’ « habituation » aux antigènes du donneur avant la réalisation

de la greffe sont possibles, et permettraient une meilleure tolérance du greffon.

Comprendre les mécanismes d’induction de tolérance permettrait aussi, dans

d’autres cas, d’empêcher une telle induction. Par exemple, la théorie de la

continuité postule que l’une des raisons du développement de tumeurs

cancéreuses est leur capacité à induire une tolérance par le système immunitaire,

par exemple en stimulant les cellules T régulatrices ou en exprimant la molécule

HLA-G. Prévenir l’induction de continuité, par exemple en stimulant les cellules

dendritiques, pourrait être la solution pour briser la tolérance à ces tumeurs.

Bien entendu, il ne s’agit que de quelques pistes modestes. Nous pensons,

cependant, que l’adoption de la théorie de la continuité pourrait conduire à

l’élaboration de programmes de recherche thérapeutique nouveaux et féconds.

De l’ensemble des analysées menées dans ce chapitre nous concluons :

i) Que notre proposition concernant le fonctionnement du système immunitaire

peut légitimement être considérée comme une théorie.

ii) Que la théorie de la continuité diffère nettement des théories qui l’ont précédée,

tant de la théorie du soi (dont la théorie de la continuité n’est pas une simple

reformulation) que des théories systémiques (dont la théorie de la continuité

reprend l’idée d’autoréactivité normale, mais en mobilisant des termes plus précis,

des expériences mieux établies et en maintenant l’exigence de proposer un critère

d’immunogénicité) ou encore de la théorie du danger (qui a constitué une très

utile critique de la théorie du soi, mais sans parvenir à offrir une définition précise

des termes de « danger » et de « dommage »).

iii) Que la théorie de la continuité modifie certains des aspects les plus

fondamentaux de la conception que l’on peut se faire de l’immunité.

La théorie de la continuité s’efforce donc de proposer un critère précis

d’immunogénicité, tout en refusant celui du soi et du non-soi. Se pose dès lors la

question de l’articulation entre une discipline immunologique qui ne reposerait

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plus sur les concepts de soi et de non-soi et la problématique de l’identité

biologique que nous nous sommes proposé d’explorer. La théorie de la continuité

permet-elle de tenir un discours nouveau sur cette notion d’identité biologique ?

Devons-nous au contraire abandonner l’idée que l’immunologie ait quelque chose

à dire sur le concept d’identité ? Si l’on maintient qu’il existe un lien entre

immunité et identité, quel sens précis de ce dernier terme doit-on retenir ? Dans la

troisième partie de cette thèse, nous abordons la question proprement

métaphysique de la définition de l’identité biologique.

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315

Troisième partie

L’interactionnisme

immunologique et la

construction de l’identité

de l’organisme

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316

L’immunologie s’est construite dans la deuxième moitié du XXe siècle avec la

conviction qu’elle pouvait éclairer la notion d’identité appliquée aux êtres vivants.

Le problème philosophique qui a guidé notre travail a été d’évaluer la validité de

cette proposition en tentant de déterminer les sens possibles du terme

d’« identité » lorsqu’il est utilisé en biologie. Or, les démonstrations que nous

venons de mener ont établi que la théorie immunologique du soi et du non-soi

était insatisfaisante et gagnerait à être remplacée par la théorie de la continuité, et

que même le vocabulaire du soi et du non-soi portait en lui trop de germes

d’imprécision et de confusion pour être maintenu. En conséquence, notre

argumentation pourrait donner l’impression de réduire à néant l’ambition de

l’immunologie de tenir un propos d’ordre scientifique sur la question de l’identité

biologique. Si, en effet, l’immunologie doit se passer du « soi », peut-elle encore

prétendre parler de l’identité des êtres vivants ? L’objectif de l’ensemble de cette

troisième partie est de répondre à cette question par l’affirmative. Nous

soutiendrons que le soi n’est qu’une manière, de surcroît inadéquate et source de

nombreuses confusions, de parler de l’identité. Cependant, le but le plus

fondamental de cette partie, qui sous-tend d’une façon indispensable la thèse que

nous venons d’affirmer, est de délimiter le sens précis de la notion d’identité que

l’immunologie peut contribuer à définir. En effet, comme nous l’avons souligné

dès l’introduction, l’immunologie contemporaine prétend apporter un éclairage

sur l’identité des êtres vivants, mais sans jamais définir avec précision quel sens il

convient de donner à ce terme. Or, nous montrons ici :

i) Que l’immunologie apporte des éclairages seulement sur un sens bien

précis de la notion d’identité appliquée au vivant, à savoir l’identité comprise

comme individualité de l’organisme. Cependant, ces éclairages nous semblent

majeurs, et spécifiques à l’immunologie. Nous allons en effet nous efforcer de

démontrer que l’immunologie apporte une réponse d’importance décisive à la

question « Qu’est-ce qu’un organisme ? ». (Chapitre 6).

ii) Qu’à propos d’autres définitions du terme d’ « identité »,

l’immunologie n’apporte pas de contribution propre décisive. Nous pensons en

particulier à l’identité comprise comme unicité et, plus généralement, à l’identité

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comprise comme description des caractéristiques individuelles. De ce point de

vue, les notions de « soi », de « non-soi » et même parfois d’ « identité » telles

que les immunologistes les ont employées depuis Burnet sont beaucoup trop

équivoques, car elles laissent penser que l’immunologie peut apporter des

éclairages importants sur tous les aspects de l’identité biologique, ce qui n’est pas

le cas. (Chapitre 6 également).

iii) Qu’une fois bien délimitée la notion d’identité biologique que

l’immunologie peut contribuer à définir, des conséquences très importantes en

découlent pour la compréhension de la construction de l’organisme dans son

environnement. (Chapitre 7).

Comme on le voit, cette troisième partie nous permet d’aborder la

problématique proprement métaphysique de notre travail, qui nous semble la plus

utile d’un point de vue philosophique. En dépit de toute une tradition

philosophique qui affirme une séparation totale et de principe entre la

métaphysique et les sciences expérimentales, le lien entre les deux nous semble

étroit, et ce de deux points de vue. D’une part, les scientifiques mobilisent, dans

leur travail, à la fois des conceptions et des concepts métaphysiques. Comme

exemple de concept métaphysique jouant un rôle très important dans une science,

on peut penser à celui de « soi » que nous avons longuement étudié, en montrant

comment les immunologistes l’ont emprunté aux psychologues, qui eux-mêmes

l’avaient emprunté aux philosophes. En outre, les concepts métaphysiques tels que

les scientifiques les utilisent véhiculent souvent des thèses implicites, dont ils

héritent sans toujours en voir les présupposés : par exemple, l’adoption du terme

« soi » en immunologie a contribué à donner de l’organisme une vision

« insulaire », ce dernier étant conçu comme auto-construit et fermé1.

D’autre part, les sciences expérimentales construisent une métaphysique, et

donc peuvent être utiles aux réflexions des métaphysiciens. Nous avons souligné

au chapitre précédent que les sciences expérimentales, en particulier à travers

1 T. Pradeu and E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004) ; T. Pradeu and E. D. Carosella, « The Self Model and the Conception of Biological Identity in Immunology » (2006a). Voir aussi A. I. Tauber, The Immune Self. Theory or metaphor? (1994).

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leurs théories, proposent une métaphysique. Bien entendu, si l’on définit la

métaphysique comme ce qui est inaccessible à toute expérience, alors les sciences

expérimentales ne sauraient éclairer notre métaphysique1. Mais si la métaphysique

est une description générale du monde2, alors les sciences expérimentales nous

offrent un éclairage métaphysique important3. En soulignant le lien entre

métaphysique et sciences expérimentales, nous suivons une tendance de la

philosophie anglo-saxonne contemporaine, construite en réponse aux excès de la

critique de la métaphysique dans l’empirisme logique4. Quine est sans doute le

plus important représentant de cette tendance5. Pour faire de la métaphysique

comprise comme description générale du monde, les sciences expérimentales sont

très utiles. C’est ce sens du terme « métaphysique » que nous employons ici, et

que nous choisissons de considérer comme un strict synonyme du terme

« ontologie », discours sur l’être – compris, bien entendu, comme le monde qui

nous entoure : la tâche de la métaphysique est de décrire le « mobilier du

monde »6, et, pour procéder à cette description, les sciences expérimentales

1 Voir en particulier M. Schlick, « Le vécu, la connaissance et la métaphysique » (1926). 2 Voir par exemple ce que Peter Strawson appelle la « métaphysique descriptive » : P. Strawson, Individuals. An Essay in Descriptive Metaphysics (1959), particulièrement l’Introduction. Pour une expression particulièrement claire de cette conception de la métaphysique dans le domaine de la philosophie de la biologie, voir M. Ghiselin, dont nous reparlons plus loin, et qui écrit : « Metaphysics is the science that deals with the most general, fundamental, and ultimate aspects of reality » (« Response to Commentary on the Individuality of Species », 1987). 3 B. Russell, Our Knowledge of the External World as a field for scientific method in philosophy (1914) ; W. V. O. Quine, « Epistemology naturalized » (1969). Voir également P. Godfrey-Smith, « On the status and explanatory structure of DST » (2001b), texte qui, tout en critiquant Quine pour sa thèse de la continuité entre science et philosophie, montre comment ce qu’il appelle une « philosophie de la nature » peut être construite à partir du discours des sciences expérimentales pour constituer « une redescription philosophique prudente de l’image du monde que la science semble proposer » (page 285). 4 En particulier, Carnap s’efforce, dans La construction logique du monde (1928), de montrer que les énoncés métaphysiques sont dénués de signification. Cette position a été très critiquée, et Carnap a finalement cessé de la soutenir. Sur cette question, voir l’article tardif de Karl Popper : K. R. Popper, « La démarcation entre la science et la métaphysique » (1964). 5 Dans « Deux dogmes de l’empirisme » (« Two dogmas of empiricism », 1951), Quine, après avoir écrit « Les questions ontologiques sont, de ce point de vue, sur le même plan que les questions des sciences naturelles », cite Emile Meyerson : « L’ontologie fait corps avec la science elle-même et ne peut en être séparée » (E. Meyerson, Identité et réalité, 1908, p. 439. Cité en français dans le texte). 6 Cette expression est devenue courante chez les philosophes et scientifiques se préoccupant de métaphysique, tout particulièrement dans le monde anglo-saxon. Voir par exemple M. A. Bunge, Treatise on Basic Philosophy, vol. 3 : Ontology. The Furniture of the World (1974). Parmi de très nombreux autres exemples, on peut noter qu’elle est discutée par Hilary Putnam, qui voit dans le

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peuvent être particulièrement utiles, voire indispensables. Le philosophe David

Hull en donne un exemple très convaincant, et d’autant plus important pour nous

qu’il va occuper l’essentiel de ce chapitre : les métaphysiciens qui veulent définir

« l’individu » prennent presque tous l’organisme comme paradigme d’individu,

car il serait le parfait exemple d’une entité ayant des frontières spatiales claires (la

peau ou une membrane équivalente), un début (la naissance), une fin (la mort),

une continuité physique de tous ses constituants, etc.1 Or, montre Hull, un très

grand nombre d’organismes n’ont pas, du moins au sens courant, des

« frontières » claires, un « début », une « fin », une « continuité » clairement

définis (pensons à une plante clonale par exemple). Les métaphysiciens qui

prennent l’organisme comme individu typique pensent sans doute aux animaux,

de surcroît vertébrés, et même très probablement aux mammifères – qui

constituent pourtant une proportion infime des organismes2. Les sciences

expérimentales sont, sinon strictement indispensables, du moins extrêmement

utiles pour proposer une métaphysique car elles offrent des cas précis pour

susciter la réflexion et éprouver nos concepts. Plusieurs philosophes de la

biologie3 et biologistes1 se sont ainsi attachés à mettre en évidence la

matérialisme physicaliste la dernière forme de « métaphysique » : H. Putnam, Realism and

Reason. Philosophical Papers, Vol. 3 (1983), p. 208. L’expression est parfois attribuée à Berkeley qui, dans les Principes de la connaissance humaine (I, 6), parle du « chœur des cieux », du « mobilier de la terre » et de la « charpente du monde ». Sur cette question, voir J. Gayon, « Darwinisme et métaphysique » (2001). 1 Hull écrit : « De Socrate et Platon à Kripke et Putnam, les organismes ont été des exemples paradigmatiques de substances premières, particuliers et/ou individus » (D. Hull, 1978, p. 338). C’est vrai également chez David Wiggins, qui, dès les premières pages de Sameness and

Substance, et après avoir annoncé que son objectif est d’ « élaborer une théorie de l’individuation des continuants, y compris les substances vivantes et les autres substances », se demande ce que cela veut dire d’être le même cheval, le même âne ou encore le même être humain (D. Wiggins, Sameness and Substance renewed, 2001). Jusque dans ses exemples, donc, Wiggins prolonge la manière qu’avait Aristote de poser la question de l’identité. 2 D. Hull, « Individual » (1992). Hull développe également cette idée dans son livre Science as a

Process (1988). 3 Voir tout particulièrement M. Ghiselin, « Species Concepts, Individuality, and Objectivity » (1987a) ; D. Hull, The Metaphysics of Evolution (1989) ; M. Ghiselin, Metaphysics and the Origin

of Species (1997). Le débat sur les espèces définies comme des individus (c'est-à-dire des entités spatio-temporellement définies) est discuté dans J. Gayon, « The Individuality of the Species: A Darwinian Theory? - From Buffon to Ghiselin, and Back to Darwin » (1996). Voir également J. Gayon, « Darwinisme et métaphysique » (2001, op. cit.), « Question 1 : Philosophie de la biologie », dans laquelle est discutée la conception de la métaphysique revendiquée par M. Ghiselin.

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métaphysique qui se dégage de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, en

montrant en particulier quelle définition de l’individu l’on pouvait proposer à

partir de la théorie de l’évolution (nous revenons sur cette question plus loin)2. La

tentative qui consiste à montrer ce que la physiologie et la biologie moléculaire

peuvent apporter à nos problèmes et concepts métaphysiques est beaucoup plus

rare ; c’est pourtant ce que nous voudrions tenter ici, en montrant dans quelle

mesure l’immunologie éclaire les notions métaphysiques d’identité, d’unicité,

d’individualité3.

Dans le prochain chapitre, nous mettons en évidence à quelle question

métaphysique répond l’immunologie et à quelles questions elle ne répond pas (ou

du moins pas spécifiquement). Nous montrons ensuite de quelle manière

l’immunologie permet d’apporter une réponse précise et nouvelle à la question

« Qu’est-ce qu’un organisme ? »

1 Voir par exemple E. Mayr, « The Ontological Status of Species: Scientific Progress and Philosophical Terminology » (1987) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002), voir le Chapitre 8 (« Species as Individuals in the Hierarchical Theory of Selection »), et en particulier la section intitulée « The Evolutionary Definition of Individuality » (p. 595 sq.) 2 Sur cette question, voir J. Gayon, « Réflexions sur l’individualité biologique » (2003b). 3 Sur ce point, il est pour nous particulièrement significatif que, dans son premier grand ouvrage, David Wiggins ait écrit dans son Introduction : « Il est peu à peu devenu évident pour moi tandis que j’élaborais ce travail que pour l’avenir de la métaphysique aucune partie de la philosophie des sciences avait un aussi urgent besoin de développement que la philosophie de la biologie » (Identity and spatiotemporal continuity, 1967, p. vii). On peut espérer que les réflexions développées ultérieurement sur la métaphysique de l’évolution et, éventuellement, sur une métaphysique ancrée dans une biologie physiologique, aient partiellement répondu à cette demande formulée par Wiggins d’une articulation entre métaphysique et philosophie de la biologie, et même d’une articulation entre la question métaphysique de l’identité et la réponse que la philosophie de la biologie serait susceptible d’y apporter.

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321

CHAPITRE 6

Qu’est-ce qu’un organisme ?

L’immunité et l’individualité de

l’organisme

L’objectif de ce chapitre est de délimiter précisément la question métaphysique

que l’immunologie est susceptible d’éclairer, et celles auxquelles elle ne répond

pas, ou pas spécifiquement1. Pour ce faire, nous allons commencer par clarifier le

terme d’identité tel qu’il peut être appliqué aux êtres vivants. Qu’est-ce que cela

signifie de poser la question de l’identité d’un être vivant ?

1. Identité, unicité, individualité : à quelle question l’immunologie

répond-elle ?

Dans toute sa généralité, la question de l’identité appliquée au vivant est :

« Qu’est-ce qu’un être vivant ? » Cette question peut être comprise de trois

manières très distinctes, qui correspondent à trois définitions très différentes de

l’identité :

1 Nous sommes ici contraint de signaler que (outre bien sûr le très sérieux livre The Immune Self

d’Alfred Tauber, dont nous avons examiné les thèses à plusieurs reprises dans ce travail), nous avons trouvé un ouvrage qui pose la question du lien entre immunologie et identité : il s’agit de L’individuation des êtres. Aristote, Leibniz et l’immunologie contemporaine de Philippe Caspar (1985). Cependant, nous exprimons les plus vives réserves sur ce travail : fondé sur une connaissance très superficielle de l’immunologie de son temps (notamment parce que la plupart des sources sont secondaires), son objectif principal est de démontrer l’unicité biologique de l’individu dès sa conception. Accompagné d’un Avant-propos de Jérôme Lejeune et lui rendant hommage (en particulier aux pages 180-181), il nous semble qu’il cherche principalement à défendre des thèses religieuses. Il n’apporte pas à nos yeux d’éléments pertinents sur les métaphysiques d’Aristote et de Leibniz, et certainement pas sur l’immunologie contemporaine. Etant donné le titre de l’ouvrage, nous avons jugé que nous ne pouvions pas le passer sous silence. En revanche, il est clair qu’il n’en sera pas davantage question dans nos propres démonstrations.

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322

i) La question de la définition du vivant, c'est-à-dire : « Qu’est-ce que tout

être vivant ? ». L’identité est alors comprise comme essence.

ii) La question de la description d’un être vivant particulier, c'est-à-dire

« Qu’est-ce que cet être vivant ? » L’identité est alors comprise comme

description individuelle. Nous montrerons que cette question inclut celle de ce qui

fait l’unicité d’un organisme individuel.

iii) La question de l’individualité biologique, c'est-à-dire : « Qu’est-ce qui

compte comme un être vivant », qui équivaut à la question : « Qu’est-ce qui

compte comme un individu dans le monde du vivant ? » L’identité est alors

comprise comme unité, c'est-à-dire encore comme individualité.

Dans la suite, nous allons examiner ces questions avec pour objectif de

déterminer si l’immunologie a véritablement un éclairage à apporter sur celles-ci.

Les deux premières questions sont abordées dans cette première section

(respectivement dans les paragraphes 1.1. et 1.2.), tandis que l’examen de la

deuxième, dont nous montrerons en quoi elle est la plus importante, occupe la

deuxième section (« L’immunité, fondement de l’identité biologique comprise

comme individualité de l’organisme »).

Auparavant, cependant, il importe de souligner que, conformément à ce que

nous nous sommes proposé de faire en introduction, nous employons l’expression

« être vivant » dans toute sa généralité. Un être vivant est une entité vivante,

quelle qu’elle soit. Un être vivant n’est donc pas nécessairement un organisme.

Nous pouvons donner de cela de nombreux exemples. Une cellule appartenant à

un organisme pluricellulaire est un être vivant, sans pour autant être un organisme.

Une espèce, un taxon, une population, un groupe, etc. pourraient aussi être

considérés comme des êtres vivants sans bien sûr, là encore, être des organismes.

Un être vivant est simplement une entité dont on peut dire qu’elle vit.

1.1. La question de la définition du vivant

La question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » peut tout d’abord être comprise de

la manière la plus générale, c'est-à-dire comme l’équivalent de la question

« Qu’est-ce que tout être vivant » ?, c'est-à-dire encore : qu’ont en commun tous

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les êtres vivants ? Il s’agit alors de l’identité comprise comme essence, au sens

d’ensemble des caractères constitutifs d’un être (ici, l’être vivant).

Cette première option revient en pratique à poser la question de la définition de

la vie1. Nous considérons cette question comme à la fois philosophiquement et

scientifiquement légitime. Comme le montre Michel Morange2, cette question fut

posée très directement dans les années 1940 et 1950 par les physiciens venus à la

biologie3 puis par les biologistes eux-mêmes, tout particulièrement les biologistes

moléculaires, qui, avec la découverte de la structure en double hélice de l’ADN,

croyaient avoir découvert le « secret de la vie ». Ensuite, cependant, la question

« Qu’est-ce que la vie ? » est majoritairement apparue comme non-scientifique,

une situation qui s’est maintenue des années 1960 à la fin des années 1990. Elle

est redevenue une question scientifique légitime depuis environ dix ans, en

particulier sous l’influence des travaux sur les origines de la vie4, mais aussi sur la

possibilité d’une vie en dehors de la Terre5. Il s’agit même d’un domaine

extrêmement actif de nos jours.

L’immunologie n’a strictement rien à dire de spécifique sur cette question. Si

l’immunologie parle de l’identité de l’être vivant, c’est à coup sûr en un autre sens

que celui de la définition générale du vivant. En d’autres termes, l’identité

biologique comprise comme essence, si elle peut être définie, doit l’être par

d’autres disciplines biologiques que l’immunologie, en particulier, comme nous

l’avons vu, l’étude des origines de la vie, l’exobiologie, etc.

1 Pour un exemple éclairant d’un tel passage de la question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » à la question « Qu’est-ce que la vie ? », voir A. Fagot-Largeault, « Le vivant » (1995). On peut distinguer plusieurs grandes catégories de réponses à la question de la définition de la vie : soit sous la forme de vastes concepts comme l’animation, le mécanisme et l’organisation (voir G. Canguilhem, « Vie », 1974, et J. Gayon, « Modèles philosophiques du concept de vie », 2000), soit sous la forme de large critères de démarcation du vivant comme l’activité chimique et l’échange, l’organisation, la capacité de reproduction avec variation (M. Morange, La vie expliquée ? 50 ans

après la double hélice, 2003, en particulier le Chapitre IV, notamment p. 62). 2 M. Morange (2003), op. cit. 3 Voir en particulier E. Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? (1986 [1944]). 4 Voir notamment M-C. Maurel, Les Origines de la vie (1994) ; M-C. Maurel et S. Tirard, « Origine de la vie » (1999) ; I. Fry, The Emergence of life on Earth : a historical and scientific

overview (2000). 5 Voir J. L. Bada, « State-of-the-art instruments for detecting extraterrestrial life » (2001).

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324

1.2. La question de la description d’un être vivant particulier

Deuxièmement, la question « Qu’est-ce qu’un être vivant ? » peut être comprise

de manière individuelle, c'est-à-dire comme l’équivalent de la question : « Qu’est-

ce que cet être vivant particulier ? ». La question est alors celle de ce qui fait

l’identité d’un être vivant particulier, c'est-à-dire celle de déterminer quelles sont

les caractéristiques de tel être vivant.

Nous allons examiner longuement cette question, car nous pensons que l’erreur

principale de l’immunologie contemporaine, due à l’imprécision des termes

utilisés et en particulier à celle du terme « soi », est d’avoir considéré qu’elle

éclairait l’identité comprise comme description individuelle.

1.2.1. Une question très large, qui concerne toute la biologie

Se demander ce qui fait l’identité d’un être vivant particulier revient à se

demander quelles sont ses caractéristiques propres, c'est-à-dire à la fois celles

qu’il partage avec d’autres1 et celles qui le rendent unique. Cette question est

d’une ampleur considérable. Elle se pose à la fois de manière synchronique et de

manière diachronique, car de nombreux traits (qu’ils soient uniques à cet être

vivant ou généraux) sont acquis au cours du développement ou plus généralement

de la vie de l’organisme. Elle peut se poser à différents niveaux (morphologique,

cellulaire, moléculaire…) et peut atteindre un niveau de détail toujours plus

précis.

En dépit de sa démesure, certains biologistes et philosophes de la biologie

considèrent que c’est à cette question que la biologie doit répondre. Nous pensons

par exemple que Susan Oyama, dans son ouvrage The Ontogeny of Information2,

se pose cette question de l’identité comme description individuelle de l’être vivant

– en l’occurrence l’organisme. Mais elle le fait, précisément, en réponse aux excès

de nombreux biologistes qui, à partir de la conception informationnelle du vivant

1 Celles qu’il partage avec tous les êtres vivants, avec les membres de son espèce, avec les membres de son groupe ou encore avec certains d’entre eux. 2 S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).

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325

développée dans les années 1960 et 1970, croyaient pouvoir répondre de façon

simple et directe à cette même question. Nous montrerons, dans le prochain

chapitre, de quelle manière un internalisme biologique, et notamment génétique, a

dominé la biologie des années 1970 et exerce encore son influence sur de

nombreux domaines de la biologie contemporaine. Pour l’instant, soulignons que,

bien que la question de la description individuelle de l’être vivant soit une

question fascinante, le travail de celles et ceux qui s’y consacrent consiste bien

souvent à donner des grands principes, des directions pour de nouvelles

investigations, ou à signaler des conceptions à éviter. Par exemple, Susan Oyama

s’efforce, dans son livre, de promouvoir un « interactionnisme

constructionniste »1, qui s’oppose à toute forme d’internalisme et de

préformationnisme2.

En tout cas, si la biologie peut poser cette question très étendue, il est clair

qu’aucune de ses branches ne saurait y répondre seule. Certains ont suggéré que

l’immunologie était précisément la discipline biologique qui pouvait répondre à la

question de l’identité comprise comme description individuelle. C’est le cas tout

particulièrement dans le domaine de la transplantation qui, nous l’avons vu, a joué

un rôle décisif dans la naissance de l’idée selon laquelle l’immunologie définit

l’identité de l’organisme et sa différence individuelle. Leo Loeb écrit par exemple

à la fin de son article de 19373 : « Nous pensons, donc, qu’il est justifié de

conclure que ces différentiels chimiques d’organismes sont les traits les plus

caractéristiques des individus comme tels, et que dans leur totalité et leur

interaction ils constituent le fondement biologique le plus essentiel de

l’individualité »4. Beaucoup d’immunologistes, en outre, ont parlé d’une complète

1 S. Oyama, Preface in The Ontogeny of Information (2000 [1985]), op. cit. 2 L’internalisme est la thèse selon laquelle l’organisme s’auto-construit de façon endogène (auto-construction) ; le préformationnisme est une forme d’internalisme : il affirme que ce que l’identité individuelle d’un organisme est déjà présente, sous forme de potentialité, au début de son développement (dans la cellule œuf, ou encore « dans ses gènes »). Nous revenons sur ces concepts importants dans le prochain chapitre. 3 L. Loeb, « The Biological Basis of Individuality » (1937), p. 5. 4 La notion d’ « individualité » telle que l’utilise Loeb est équivalente de notre notion de « description individuelle », elle inclut des caractéristiques uniques à tel organisme et d’autres typiques de l’espèce. On peut se rappeler également la citation de Jean Hamburger que nous

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« connaissance de soi » immunologique, supposant que, pour pouvoir distinguer

le « soi » du « non-soi », le système immunitaire devrait connaître toutes les

caractéristiques individuelles de l’organisme. Par exemple, l’immunologiste Jean-

Michel Claverie écrit : « L’individu, par l’entremise de son système immunitaire,

semble avoir une connaissance complète, encyclopédique, de ce qui le

constitue »1 Quant à Jean Dausset, nous avons vu qu’il définissait le système

HLA, comme la « carte d’identité » de l’organisme2. Cependant, dès lors que l’on

comprend que la question de la description individuelle implique à la fois les traits

partagés et uniques de l’organisme individuel, alors il apparaît clairement que

toutes les disciplines biologiques ont leur mot à dire à son propos. On peut penser

à quelques exemples particulièrement significatifs, comme la morphologie et

l’anatomie comparative3. En outre, toute entreprise de classification biologique

éclaire à sa manière cette question. D’une manière générale, la biologie du

développement, la génétique, et sans doute tous les sous-domaines de la biologie,

peuvent apporter une contribution importante à cette question. Celle de

l’immunologie pourrait être réelle, mais certainement pas exclusive et pas même

la plus significative.

Il y a cependant une manière de poser cette question qui pourrait donner une

place très privilégiée à l’immunologie. Le problème de l’identité comprise comme

description individuelle inclut celui de l’identité comprise comme unicité, mais ne

s’y réduit pas. Si, à présent, on limite la question de l’identité de l’être vivant à

donnions dès l’introduction de ce travail : « Non seulement notre personne physique est tout à fait originale, mais encore cette originalité est défendue, toute notre vie durant, par un dispositif de surveillance remarquablement efficace que nous avons en nous. Le détail de la machinerie compliquée de ce dispositif intéresse le spécialiste, mais quelques faits méritent d’être connus de tous, car ils apportent un éclairage nouveau sur la personne, le soi, les liens et différences entre un homme et les hommes. » (J. Hamburger, L’homme et les hommes, 1976, p. 29). 1 J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), p. 35-36. 2 « Notre formule tissulaire représente notre carte d’identité biologique, le sceau de notre individualité et, comme nous le verrons, le garant de notre intégrité » (J. Dausset, « La définition biologique du soi », 1990). 3 T. J. M. Schopf, D. M. Raup, S. J. Gould and D. S. Simberloff, « Genomic Versus Morphologic Rates of Evolution: Influence of Morphologic Complexity » (1975) ; pour un point de vue qui, pour comprendre l’organisme individuel, articule biologie du développement d’une part et morphologie et anatomie comparative d’autre part, voir A. C. Love, « Evolutionary Morphology, Innovation, and the Synthesis of Evolutionary and Developmental Biology » (2003).

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celle de son unicité, l’immunologie ne constitue-t-elle pas un éclairage

particulièrement utile ?

1.2.2. L’unicité de l’être vivant

L’immunologie démontre l’unicité de l’organisme individuel. Il s’agit même de

l’un des arguments principaux par lesquels nous avons posé, en introduction, la

problématique de l’identité biologique telle qu’elle apparaît en immunologie.

Certains immunologistes voient dans l’explicitation de l’unicité de chaque

organisme l’objet principal de leur discipline1. L’immunologie montre en effet

que même deux individus génétiquement identiques sont différents du point de

vue de leur système immunitaire. La raison de cela est que le système immunitaire

de certains organismes se construit tout au long de leur vie : c’est le cas chez tous

les organismes qui disposent d’une « mémoire immunitaire », c'est-à-dire de la

capacité de déclencher une réponse immunitaire plus rapide et plus efficace en cas

de deuxième rencontre avec un même antigène. Ces organismes développent en

effet des récepteurs immunitaires spécifiques de l’antigène au cours des premières

interactions avec lui. Une première réserve importante s’impose néanmoins : tous

les organismes ne disposent pas d’un tel mécanisme de réponse plus efficace et

plus rapide en cas de deuxième rencontre. Cette réserve aurait pu sembler fatale à

l’argument de l’unicité immunologique il y a quelques années, car on pensait alors

que seuls les vertébrés supérieurs disposaient de ce mécanisme. Cependant,

comme nous l’avons montré au Chapitre 3, les immunologistes ont récemment

mis en évidence des mécanismes de mémoire immunitaire chez des animaux

invertébrés2 et de nombreuses plantes3, donc l’immunologie paraît en mesure de

1 Ainsi, Irun Cohen affirme que l’immunologie porte sur l’individualité de l’organisme, qu’il définit comme unicité, objet qu’elle partage avec l’étude du système nerveux, d’où l’idée d’un parallèle constant entre les deux systèmes (I. R. Cohen Tending Adam’s Garden, 2000, op. cit.) Voir également, bien entendu, P. Medawar, The Uniqueness of the individual (1957), que nous avons déjà commenté. 2 J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity » (2003), op. cit. 3 J. A. Ryals et al. « Systemic acquired resistance » (1996).

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328

prouver l’unicité de très nombreux organismes, y compris lorsque ces derniers

sont génétiquement identiques1.

En conséquence, l’immunologie a incontestablement des éléments importants à

apporter quant à la question de l’identité de l’être vivant comprise comme unicité.

Cependant, une deuxième réserve, décisive celle-là, s’impose : c’est en réalité tout

le développement qui est impliqué dans cet enjeu de la construction de l’unicité de

l’être vivant à travers le temps. Nous entendons le développement au sens large

comme l’ensemble des processus de construction de l’être vivant au cours du

temps, et non au sens étroit comme passage de l’être vivant d’un état immature à

un état mature2. Ce sont de fait des processus très généraux, comme

l’épigénétique développementale3 et la plasticité phénotypique4 qui rendent

compte de la manière dont un être vivant construit son unicité au cours du temps,

et ce n’est qu’en tant qu’elle est elle-même un processus développemental que

l’immunologie apporte sa contribution à cette question. Prenons l’exemple

particulièrement significatif de la neurologie pour un organisme vertébré : ce

dernier est unique plus encore en raison des connexions neuronales particulières

qu’il établit au cours de son existence (en réponse à des stimuli

environnementaux) qu’à cause des récepteurs immunitaires particuliers qu’il

acquiert5.

1 Ce qui est le cas chez les organismes à reproduction asexuée, chez les plantes en particulier. 2 Nous empruntons cette définition extensive du développement à de nombreux biologistes et philosophes de la biologie. Scott Gilbert, par exemple, écrit : « Le développement n’est jamais terminé » (S. F. Gilbert, Developmental Biology, 2006, p. 575). 3 Le terme « épigénétique » est à la fois très vaste et très polysémique. Il renvoie ici au sens que lui donnait Waddington de « science qui étudie le passage du génotype au phénotype » (voir M. Morange, « Quelle place pour l’épigénétique ? », 2005c). Comme le montre Michel Morange, ce sens-là du terme « épigénétique » fait référence à la thèse de l’épigenèse, opposée au préformationnisme. 4 M. West-Eberhard, Developmental plasticity and evolution (2003). West-Ebehard écrit : « La plasticité est un très vieux terme pour signifier la modifiabilité de la morphologie au cours du développement ainsi que le comportement sensible à l’environnement » (p. 35). Elle souligne en outre que les termes « plasticité développementale » et « plasticité phénotypique » sont pour elle synonymes, de même que « réponsivité » (responsiveness), « flexibilité » (flexibility), « malléabilité » (malleability) et « déformabilité » (deformability) (ibid.). 5 Voir J-P. Changeux, L’homme neuronal (1983). Jean-Pierre Changeux utilise lui-même le terme d’ « épigénétique » dans le sens de passage du génotype au phénotype.

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329

L’immunologie parle donc bien de l’unicité de chaque être vivant, mais elle

n’est certainement pas seule à le faire, puisque toutes les disciplines biologiques

qui accordent un rôle important au développement individuel le font, et elle n’est

pas même le domaine de la biologie qui démontre avec les arguments les plus

probants l’unicité de chaque être vivant.

En outre, il est très important de souligner que l’éclairage que l’immunologie est

susceptible d’apporter sur la question de l’unicité de l’être vivant n’a absolument

rien à voir avec la théorie du soi et du non-soi. Il s’agit d’une donnée

expérimentale dont toutes les théories immunologiques doivent tenir compte, mais

qui n’est propre à aucune, et qui n’est pas mieux expliquée par l’une que par les

autres. Autrement dit, le « soi » de la théorie du soi et du non-soi ne désigne pas

l’unicité de l’être vivant et même il n’a rien à dire de particulier sur elle : le

soi immunitaire est l’ensemble des constituants que l’organisme identifierait

comme les siens propres, par opposition à tout le reste, désigné comme

« étranger » ou « non-soi ». Cela n’implique en rien que deux organismes soient

nécessairement uniques : s’il existait deux organismes strictement identiques,

chacun d’eux pourrait parfaitement identifier comme siens (« soi ») certains

constituants et comme « non-soi » tout le reste1.

1.2.3. Une confusion quant à la question métaphysique abordée par

l’immunologie

Les arguments qui précèdent nous semblent démontrer que l’immunologie s’est

trompée de question métaphysique : comme l’indiquent les citations ci-dessus2,

elle a prétendu répondre d’une manière spécifique à la question de l’identité

comprise comme description individuelle (« Qu’est-ce que cet être vivant

particulier ? ») et notamment comme unicité (« En quoi chaque être vivant est-il

unique ? »), alors qu’en réalité ce sont toutes les disciplines biologiques qui

1 En d’autres termes, certes chacun ne rejetterait pas les constituants de l’autre, mais chacun se constituerait néanmoins son propre système immunitaire unique à travers le temps. 2 De Leo Loeb, Jean-Michel Claverie, Jean Hamburger, Irun Cohen, Jean Dausset, etc.

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éclairent cette question, surtout celles qui se concentrent sur l’ontogénie au sens

large de construction de l’être vivant tout au long de sa vie. Nous allons essayer

de prouver dans toute la suite de ce chapitre que la véritable question qu’éclaire

l’immunologie est celle de l’identité comprise comme individualité (ou unité)1,

c'est-à-dire la question de savoir ce qui fait d’un être vivant une entité discrète et

cohésive. Autrement dit, nous allons montrer pourquoi l’immunologie offre un

critère d’individuation. L’immunologie va en effet nous permettre de donner une

définition précise de l’organisme et de démontrer que ce dernier est un excellent

exemple (peut-être même le meilleur exemple) d’individu biologique2. Toute la

difficulté est que, ce faisant, nous allons rencontrer le problème annoncé en

introduction, à savoir celui de la confrontation entre le critère d’individuation

proposé par l’immunologie et le critère d’individuation qui domine la biologie et

la philosophie de la biologie, à savoir le critère évolutionnaire. Etant donné que

notre thèse réinterroge la conception dominante quant au bon critère

d’individuation biologique, il est indispensable pour nous de commencer par

présenter en détail les arguments en faveur de l’individuation évolutionnaire,

avant de montrer ce qu’apporte le recours à un critère immunologique

d’individuation. Par conséquent, après avoir expliqué quel est le problème posé

par l’identité biologique comprise comme individualité, nous développerons la

réponse évolutionnaire à cette question, puis montrerons comment l’immunologie

permet à son tour d’y répondre.

1 La troisième, donc, des questions que nous avons posées ci-dessus. 2 Ce chapitre reprend et développe les arguments que j’ai présentés dans un article intitulé « What is an organism ? » (soumis en septembre 2007). Plusieurs arguments centraux de ce texte (en particulier l’idée de définir l’organisme à partir d’interactions biochimiques) ayant pour origine mes nombreuses conversations avec Richard Lewontin à l’Université de Harvard, j’ai proposé à ce dernier de co-signer l’article. À la suite d’une longue réflexion illustrant, une fois encore, sa probité intellectuelle, Richard Lewontin a préféré ne pas le co-signer. Je respecte sa décision et le remercie ici pour tout ce que je lui dois. Je remercie aussi toutes les personnes qui m’ont fait part de leurs critiques et de leurs conseils à propos de cet article, tout particulièrement (outre Richard Lewontin) Eric Bapteste, Anouk Barberousse, Jean Gayon, Charles Girard, Peter Godfrey-Smith, Philippe Huneman, Marie-Claude Lorne, Michel Morange, Susan Oyama, Philippe de Rouilhan, et Guy-Cédric Werlings.

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2. L’immunité, fondement de l’identité biologique comprise

comme individualité de l’organisme

2.1. La problématique de l’individualité biologique

La question que pose l’identité biologique comprise comme individualité est la

suivante : « Qu’est-ce qui compte comme un individu dans le monde du vivant ? »

Le problème de savoir comment individuer les êtres biologiques a pris une

importance considérable dans la biologie et la philosophie de la biologie

contemporaines1. Ce problème est d’ordre métaphysique2, et pourrait contribuer à

éclairer la question métaphysique générale de l’individuation3. Il est en outre

général, au sens où il ne précise pas par avance une échelle particulière du vivant

dont il s’agirait de déterminer l’individualité. De fait, la question « Qu’est-ce

qu’un individu biologique ? » a, dans la biologie et la philosophie de la biologie

contemporaines, peu à peu remplacé la question « Qu’est-ce qu’un organisme ? »,

autrefois considérée comme centrale4.

Qu’appelle-t-on ici un « individu » ? Un individu est une entité que l’on peut

isoler et donc compter comme une. De façon plus précise, et suivant en cela David

Hull, on peut dire qu’un individu est « toute entité spatio-temporellement localisée

qui se développe continûment à travers le temps, présente une cohésion interne à

1 D. Hull, « A Matter of individuality » (1978) et « Individual » (1992); L. Buss, The Evolution of

Individuality (1987) ; J. Wilson, Biological Individuality (1999) ; E. Sober, Philosophy of Biology (2000 [1993]) ; S. J. Gould, The Structure of Evolutionary Theory (2002). 2 Puisque c’est, comme nous l’avons dit, un problème métaphysique général (qu’est-ce qu’individuer un être ?), mais appliqué au monde vivant. 3 D. Hull, « Units of Evolution: A Metaphysical Essay » (1981). David Hull recommande aux métaphysiciens qui veulent penser l’individualité de cesser de recourir à des fictions et des expériences de pensée, et de leur préférer les exemples réels tirés de la biologie, beaucoup plus complexes à traiter selon lui. 4 Voir en particulier T. H. Huxley, « Upon Animal Individuality » (1852) ; E. Haeckel, Generelle

Morphologie der Organismen (1866) ; J. Loeb, The Organism as a Whole From a Physiochemical

Viewpoint (1916) ; K. Goldstein, La structure de l’organisme (1934) ; P. Medawar, The

Uniqueness of the Individual (1957) ; H. P. Wolvekamp, « The concept of the organism as an integrated whole » (1966) ; R. Lewontin, « The Organism as the Subject and Object of Evolution » (1983) ; etc. Pour une analyse de l’émergence du concept d’organisme et de la problématique de l’organisation qu’il véhicule, voir F. Duchesneau, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz (1998) ; J. Gayon, « Modèles philosophiques du concept de vie » (2000), op. cit. ; et C. Wolfe, « La catégorie d’organisme dans la philosophie de la biologie. Retours sur les dangers du réductionnisme » (2004).

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332

tout moment, et est raisonnablement discrète à la fois dans l’espace et le temps »1.

Le mot « individu » peut renvoyer aussi bien à des objets naturels (pierres,

plantes, etc.) qu’à des artefacts (tables, voitures, etc.). Qu’en est-il à présent des

individus biologiques ?

On peut concevoir, selon nous, trois manières d’individuer les entités

biologiques :

i) Individuation phénoménale : au principe de cette conception se trouve

l’idée que l’on peut facilement « voir » les individus biologiques. De la même

manière qu’une table est considérée comme un bon exemple d’individu artificiel,

une souris sera considérée comme un bon exemple d’individu biologique. Les

personnes qui adoptent cette conception adoptent de fait une vision de sens

commun sur les individus biologiques.

ii) Individuation physiologique : selon cette conception, le monde du

vivant est composé d’organismes, que l’on peut décrire comme des unités

fonctionnellement intégrées, qui changent continûment, et constituées d’éléments

causalement interconnectés2. Le présupposé est que les biologistes peuvent

naturellement étudier d’autres entités, soit à un niveau inférieur (gènes, protéines,

tissus, etc.) soit à un niveau supérieur (groupes, espèces, etc.), mais que l’individu

biologique fondamental est l’organisme, qui est conçu comme la seule entité

véritablement unifiée et autonome du monde vivant. Cette vision, dont Kant offre

une illustration particulièrement claire3, domine la biologie fonctionnelle4.

L’individuation physiologique peut éventuellement être équivalente à

l’individuation phénoménale, mais cela n’est pas nécessairement le cas.

1 D. Hull (1981), op. cit. Bien entendu, le terme « développer » doit ici être entendu au sens large : on dira de toute entité qui change à travers le temps, comme une pierre par exemple, qu’elle se « développe ». 2 E. Sober (2000 [1993]), op. cit. Voir également J. Wilson, « Ontological butchery : organism concepts and biological generalizations » (2000). 3 E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), §65. Sur la notion d’organisme chez Kant, voir, là encore, J. Gayon (2000), op. cit. et C. Wolfe (2004), op. cit. 4 Comme nous le montrons plus loin, nous considérons comme synonymes les termes « physiologie » et « biologie fonctionnelle », tous deux désignant l’ensemble des domaines biologiques qui tentent de répondre à des questions de type « comment ? », et non à des questions de type « pourquoi ? ». On peut penser, entre de très nombreux autres exemples, à la morphologie, l’embryologie, l’immunologie, etc.

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333

iii) Individuation évolutionnaire : selon cette conception, c’est la théorie

de l’évolution par sélection naturelle qui nous dit ce qu’est un individu

biologique. Un individu biologique est toute entité sur laquelle la sélection

naturelle agit. Autrement dit, un individu biologique est une « unité de sélection »,

mais, dans la terminologie de David Hull1, au sens d’interacteur et non de

réplicateur2. Un individu biologique peut être une portion du génome, une cellule,

un organisme, une espèce, etc.3

Dans la littérature très vaste consacrée à cette question, de nombreux arguments

très convaincants ont été avancés en faveur de l’individuation évolutionnaire.

L’argument principal est que l’individuation en science est toujours théorie-

dépendante4 : ce sont nos théories scientifiques qui, en biologie aussi bien qu’en

physique, nous disent de quelles entités notre monde est constitué (atomes,

champs, gènes, etc.) Comme nous l’avons montré au chapitre précédent, les

théories scientifiques nous offrent une métaphysique, une image de ce à quoi

ressemble le monde dans lequel nous vivons si l’on en croit les scientifiques – ou

plus précisément une image des constituants individuels dont notre monde est

1 D. Hull, « Individuality and Selection » (1980) ; « Units of Evolution: A Metaphysical Essay » (1981) ; Science as a Process (1988). 2 Pour clarifier le débat sur les unités de sélection, David Hull a proposé de distinguer, au sein du processus évolutionnaire, entre le réplicateur, qui est « une entité qui transmet sa structure largement intacte dans les réplications successives » (typiquement le gène) et l’interacteur, qui est « une entité qui interagit comme un tout cohésif avec son environnement d’une manière telle que cette interaction rend la réplication différentielle » (typiquement l’organisme). (Ces définitions sont celles de D. Hull, 1988, op. cit.). Une autre clarification utile, qui va dans le même sens que celle proposée par Hull, a été proposée par Elliott Sober, qui distingue sélection de et sélection sur. Voir E. Sober (2000 [1993]), op. cit. Voir également R. N. Brandon and R. M. Burian (eds.) Genes, organisms, populations. Controversies over the units of selection (1984). Enfin, Eldredge (aidé de Salthe) distingue entre « entités généalogiques » (qui transmettent une information par réplication d’une structure, typiquement les gènes, les populations locales, les espèces) et « entités écologiques » (entités caractérisées par une structure stable et une homéostasie, typiquement les protéines ou les écosystèmes). Voir par exemple N. Eldredge, « Large-scale biological entities and the evolutionary process » (1984). Voir également l’analyse de J. Gayon, « Réflexions sur l’individualité biologique » (2003b), op. cit. 3 R. Lewontin, « The Units of Selection » (1970). Notons que Lewontin réserve le terme « individual » à l’organisme. A la page suivante, dans notre note sur Buss (qui adopte la même convention que Lewontin), nous montrons pourquoi nous pensons préférable d’appeler « individu » n’importe quelle entité que l’on peut isoler et compter. 4 D. Hull (1992), op. cit.

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fait1. Or, l’étape suivante dans le raisonnement de David Hull et des partisans de

l’individuation évolutionnaire est de dire que la seule véritable théorie en biologie

est la théorie de l’évolution par sélection naturelle2.

L’affirmation selon laquelle c’est la théorie de l’évolution par sélection naturelle

qui nous dit ce qu’est un individu biologique a pour conséquence que l’organisme

est alors, au mieux, un individu au sein de la riche hiérarchie des individus

biologiques3. En effet, dans cette conception, un gène, une molécule, une cellule,

un organisme, un groupe, une espèce, etc. peuvent tous être des individus

biologiques. En outre, il est particulièrement intéressant de remarquer que cette

manière d’individuer les entités biologiques conduit souvent à une révision

ontologique4 : par exemple, alors que les individuations phénoménale et

physiologique nous disent apparemment qu’un pissenlit est cette chose faite d’une

tige et d’une fleur qui se trouve dans nos jardins, l’individuation évolutionnaire

nous dit que le véritable individu biologique est en réalité le clone de pissenlits,

1 Ce qui, bien sûr, n’implique pas que le « monde réel » soit tel que les scientifiques le décrivent. Il s’agit simplement des entités qui constituent notre monde selon les scientifiques. 2 Ibid. Notons que, comme l’a montré le chapitre précédent et comme la suite de nos analyses le montre clairement, nous ne partageons pas cette conception. Nous nous contentons ici, ainsi que dans le point 2.2. ci-dessous, de présenter les étapes du raisonnement en faveur de l’individuation évolutionnaire des entités biologiques. 3 L. Buss, The Evolution of Individuality (1987), op. cit. ; S. J. Gould and E. Lloyd, « Individuality and adaptation across levels of selection: How shall we name and generalize the unit of Darwinism? » (1999) ; S. J. Gould (2002), op. cit. À propos de Leo Buss, il est très important de noter que par « individu » il entend pour sa part « un organisme physiologiquement discret » (note 2, page viii). Avec Gould (2002) et de nombreux autres philosophes et biologistes impliqués dans ce débat sur l’individualité biologique, nous rejetons cette définition : comme nous l’avons dit, nous préférons définir un individu comme n’importe quelle entité que l’on peut isoler et compter. Un organisme peut être un individu biologique, mais tous les individus biologiques ne sont pas nécessairement des organismes. En conséquence, nous n’adoptons pas non plus la convention choisie par Elliott Sober et David Wilson (voir en particulier Unto others – The Evolution and

Psychology of Unselfish Behavior, 1999), qui consiste à utiliser le terme « organisme » comme le terme générique, l’ « individu » étant alors défini comme l’organisme tel que nous le connaissons intuitivement (par exemple, Sober et Wilson suggèrent qu’une fourmilière pourrait être appelée « organisme »). Pour nous, le terme générique est celui d’ « individu », qui est en effet le plus général d’un point de vue métaphysique. 4 Là se trouve très clairement la problématique de David Hull : au début de son article de 1978, il écrit « Le but de cet article est d’explorer les implications qu’a la théorie évolutionnaire pour le statut ontologique des gènes, des organismes et des espèces » (Hull 1978, op. cit., p. 336). Sur l’importance de cette révision ontologique, voir J. Gayon, « Réflexions sur l’individualité biologique » (2003b), op. cit.

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très étendu et d’une grande longévité, car c’est lui qui peut se voir attribuer une

« valeur adaptative reproductive »1.

David Hull et quelques autres soulignent que la physiologie, la morphologie et

d’autres domaines de la biologie fonctionnelle pourraient être très utiles pour

déterminer ce qu’est un individu biologique, si seulement ces domaines pouvaient

se fonder sur une théorie. Malheureusement, disent ces auteurs, il n’y a rien de tel

qu’une théorie physiologique ou morphologique, et par conséquent nous n’avons

à notre disposition que la théorie de l’évolution par sélection naturelle pour

individuer les entités biologiques :

Le problème avec la solution de Haeckel au problème des individus biologiques est que la

morphologie et la physiologie ne fournissent pas des contextes théoriques suffisamment

bien articulés. Les biologistes sont engagés depuis des siècles dans l’étude de l’anatomie

et de la physiologie, mais aucune « théorie » de la morphologie et de la physiologie n’a

pris forme au même sens que la théorie de l’évolution est une « théorie ». Pour voir la

dépendance de l’individualité à l’égard des théories, on doit se pencher sur des domaines

plus fortement articulés comme la biologie de l’évolution.2

Plusieurs biologistes et philosophes de la biologie ont récemment tenté de

montrer que l’organisme était une entité très importante, ou même unique, en

biologie ; c’est le cas en particulier de Patrick Bateson d’une part3 et de Manfred

Laubichler et de Günther Wagner d’autre part4. Cependant, ces tentatives ne

répondent pas au problème de David Hull, qui est pourtant crucial : peut-il exister

quelque chose comme une théorie physiologique ? Si nous ne disposons pas d’une

1 D. H. Janzen, « What are dandelions and aphids? » (1977). Nous démontrons ce point dans la prochaine section. 2 « The trouble with Haeckel’s solution to the problem of biological individuals is that morphology and physiology do not provide sufficiently well articulated theoretical contexts. Biologists have been engaged in the study of anatomy and physiology for centuries, but no ‘theories’ of morphology and physiology have materialized in the same sense that evolutionary theory is a ‘theory’. In order to see the dependence of individuality on theories, one must investigate more highly articulated areas such as evolutionary biology. » (Hull 1992, op. cit., p. 184). (Notre traduction ; nous avons choisi de traduire « articulate » par « articulé », et non par « clair, distinct », car Hull insiste ici sur la structure (théorique ou infra-théorique) des domaines biologiques). 3 P. Bateson, « The return of the whole organism » (2000). 4 M. Laubichler and G. P. Wagner, « Organism and Character Decomposition : Steps Towards an Integrative Theory of Biology » (2000). Voir également M. Laubichler, « The Organism is Dead: Long Live the Organism ! » (2000).

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théorie physiologique, l’individuation physiologique que nous proposons a de

fortes chances d’être très dépendante du sens commun et finalement mal fondée.

L’objectif de ce chapitre est de démontrer que l’immunologie est précisément le

domaine de la biologie fonctionnelle actuelle qui offre une théorie de

l’individualité biologique. Nous répondons donc au problème de Hull en

démontrant qu’une théorie physiologique de l’individuation biologique est

possible. Bien entendu, dès lors que nous aurons clairement établi les fondements

de cette individuation physiologique, il sera indispensable de l’articuler avec

l’individuation évolutionnaire. Nous nous efforçons donc de démontrer ici trois

thèses :

i) Qu’une théorie physiologique de l’individuation est possible, si l’on

s’appuie sur l’immunologie.

ii) Que les deux formes d’individuation des entités biologiques

(évolutionnaire et physiologique) doivent être articulées.

iii) Que l’organisme est le meilleur exemple d’individu biologique.

2.2. L’individuation par la théorie de l’évolution par sélection naturelle

Si l’individuation est toujours théorie-dépendante et si la théorie de l’évolution

par sélection naturelle est la principale, voire la seule, théorie biologique, alors la

meilleure façon d’individuer les entités biologiques est de déterminer ce qu’est un

individu évolutionnaire1. Ainsi, dans l’immense littérature consacrée à cette

question, trouver ce qu’est un individu biologique revient la plupart du temps à

déterminer ce qu’est un individu évolutionnaire.

Qu’est-ce, donc, qu’un individu évolutionnaire ? La réponse à cette question

nous est donnée par la structure de la théorie de l’évolution par sélection naturelle.

Un individu biologique est un individu évolutionnaire, c'est-à-dire n’importe

quelle entité sur laquelle la sélection naturelle agit. Plus précisément, cependant,

1 Nous continuons, ici, de suivre pas à pas le raisonnement en faveur de l’individuation évolutionnaire des entités biologiques. Notre propre thèse apparaît dans la prochaine section.

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on peut suivre Stephen Jay Gould, qui donne sept critères qu’une entité doit

satisfaire pour être un individu évolutionnaire :

1. Un début.

2. Une fin.

3. Une stabilité suffisante, que l’on peut analyser en quatre sous-critères :

3.1. Le changement progressif (c'est-à-dire graduel).

3.2. La séparation (le caractère discret) et la cohésion.

3.3. La continuité.

3.4. La fonctionnalité, ou organisation.

4. La reproduction.

5. L’hérédité.

6. La variation.

7. L’interaction avec l’environnement.

Les trois premiers critères sont définis par Gould comme des critères généraux

d’individualité au sens courant, tandis que les critères 4 à 7 sont spécifiques aux

individus évolutionnaires. C’est la somme de ces sept critères qui nous dit ce

qu’est un individu évolutionnaire.

À présent se pose la question suivante : qu’est-ce qui, dans le monde réel,

compte comme un individu biologique ? Lorsque l’on étudie les individus

évolutionnaires, une possibilité plutôt radicale est de choisir un niveau

d’individualité et de soutenir que c’est le seul niveau biologique « réel ». Par

exemple, la thèse dite du « sélectionnisme génique » soutient que le gène est le

bon niveau de compréhension biologique, parce qu’un gène persiste à travers le

temps à l’échelle évolutionnaire1. Cette conception peut conduire à l’idée que le

monde vivant est, d’un point de vue scientifique, constitué de gènes, et non

d’organismes2. Dans leur ouvrage Sex and Death, Sterelny et Griffiths proposent

1 G. Williams, Adaptation and natural selection (1966) ; R. Dawkins, The Selfish Gene (1976) ; R. Dawkins, The Extended Phenotype (1982). 2 R. Dawkins (1982), op. cit.

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même une longue discussion de l’idée selon laquelle « rien de tel qu’un organisme

n’existe »1.

Cependant, l’attitude la plus fréquente lorsque l’on définit les individus

biologiques comme des individus évolutionnaires est de soutenir une conception

hiérarchique de l’évolution2. Selon cette conception, l’organisme est seulement un

individu biologique parmi de nombreux autres. Une cellule, ou une lignée de

cellules, peuvent parfaitement être des individus biologiques légitimes. Un bon

exemple est celui des cellules immunitaires adaptatives, comme par exemple les

lymphocytes B, ces cellules étant, comme nous l’avons vu en analysant la pensée

de Burnet3, sélectionnées quand elles rencontrent un antigène4. Ainsi,

l’individuation évolutionnaire constitue en quelque sorte une mise en garde

adressée aux biologistes : contrairement à ce que suggère le sens commun,

l’organisme n’est pas le seul individu biologique dans le monde.

Cependant, la vision hiérarchique de l’individualité biologique va plus loin

encore. Elle conduit à une révision de l’ontologie du biologiste. Nous pensions

que le monde biologique était constitué d’organismes tels que nous les percevons,

mais l’individuation par la sélection naturelle nous montre que cela n’est tout

simplement pas exact. Daniel Janzen illustre particulièrement bien cette attitude.

Dans son article de 1977 intitulé « Que sont les pissenlits et les pucerons ? », il

soutient que, alors même que les individuations phénoménales et physiologiques

nous disent apparemment qu’un pissenlit est cette chose faite d’une tige et d’une

fleur qui se trouve dans nos jardins, l’individuation évolutionnaire nous dit que, en

réalité, le véritable individu biologique est le clone de pissenlits, très étendu et de

1 « There is no such thing as an organism » : K. Sterelny and P. Griffiths, Sex and Death (1999), p. 70. 2 L. Buss (1987), op. cit. ; S. J. Gould, « Gulliver’s Further Travels: The Necessity and Difficulty of a Hierarchical Theory of Selection » (1998) ; S. J. Gould and E. Lloyd (1999), op. cit. ; R. E. Michod (1999), op. cit. ; S. J. Gould (2002), op. cit. 3 F. M. Burnet, The Clonal Selection Theory of Acquired Immunity (1959). 4 Le cas des lignées de cellules immunitaires est d’ailleurs pris comme exemple par Richard Lewontin dans son article de 1970, qui a en grande partie lancé le débat sur les unités de sélection : R. Lewontin, « The Units of selection » (1970), op. cit. Le même exemple est pris aussi bien par Leo Buss (1987, op. cit.) que par Richard Michod (1999, p. cit.). Pour un point de vue stimulant sur la sélection naturelle au niveau cellulaire, voir C. R. Woese, « On the Evolution of Cells » (2002).

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forte longévité, car c’est lui qui peut se voir attribuer une « valeur adaptative

reproductive »1. Cette affirmation repose sur l’idée que des organismes

génétiquement identiques comme le sont les pissenlits se reproduisant par

apomixie ne peuvent pas être considérés comme en compétition les uns avec les

autres pour la transmission de leurs gènes à leur descendance. Elle conduit par

ailleurs à l’idée que « il pourrait n’y avoir pas plus de quatre pissenlits individuels

en compétition les uns avec les autres pour le territoire de toute l’Amérique du

Nord »2. De la même manière, l’individu évolutionnaire chez le puceron est

l’ensemble des insectes issus d’un même œuf et « croissant » par parthénogenèse.

Etant donné qu’ils partagent le même génome, on ne peut pas dire qu’ils sont en

compétition les uns avec les autres, et on doit même dire qu’ils constituent les

« parties » du même individu.

Ainsi, l’individuation évolutionnaire entre souvent en conflit avec la vision de

sens commun sur l’individuation biologique, et conduit à une révision de notre

ontologie biologique. C’est probablement un bon argument en sa faveur, puisque

c’est là précisément l’une des principales choses que fait la science : changer la

manière dont nous voyons le monde.

2.3. L’individuation par la physiologie

Comme nous l’avons souligné, certains auteurs, en particulier David Hull,

affirment que la physiologie pourrait être très utile pour définir l’individualité

biologique. En effet, si l’on pouvait faire un usage bien fondé de la physiologie,

cette dernière pourrait nous donner une définition scientifiquement précise de ce

qu’est un organisme, puisque l’organisme est son principal objet d’étude3. Nous

pensons que si l’on utilise une définition large du terme « physiologie », alors, en

effet, cette dernière peut être utile pour définir l’individualité biologique au niveau

de l’organisme. Commençons donc par expliciter le sens que nous donnons à ce

terme de « physiologie ».

1 D. H. Janzen (1977), op. cit. 2 R. Dawkins (1982), op. cit., page 254. 3 D. Hull (1992) op. cit.

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2.3.1. Qu’appelle-t-on « physiologie » ?

La physiologie est ici définie d’une manière extensive comme l’ensemble des

domaines biologiques qui tentent principalement de répondre à des questions de

type « comment ? », et non « pourquoi ? ». Cela inclut l’anatomie, la

morphologie, l’essentiel de la biologie moléculaire (y compris la génétique

moléculaire), l’essentiel de la biologie du développement, etc. Bien que

rassembler ces nombreux domaines sous le terme de « physiologie » puisse

surprendre au premier abord, ce sens large du terme est en réalité souvent

exprimé, hier1 comme aujourd'hui2. En tout état de cause, on pourrait bien entendu

choisir un autre terme que celui de « physiologie », l’important étant que l’on

s’entende bien sur son domaine d’extension, c'est-à-dire l’ensemble des

disciplines biologiques qui posent des questions « comment ? », ensemble qui

correspond à ce que Ernst Mayr appelle la « biologie fonctionnelle »3. En outre, ce

que nous appelons ici « physiologie » est très proche de la conception systémique

des fonctions biologiques dont le meilleur représentant est Robert Cummins4, et

de certains aspects de la biologie mécanistique de Peter Machamer, Lindley

Darden et Carl Craver5, qui suscite un fort engouement aujourd'hui.

1 L’article « Physiologie » de l’Encyclopedia Universalis, écrit en grande partie par Georges Canguilhem, montre l’équivalence entre la physiologie et la biologie fonctionnelle. Pendant toute son histoire, le terme de « physiologie » a rassemblé de très nombreuses disciplines biologiques. En rappelant que le terme signifiait au 16e siècle « science des fonctions du corps humain en état de santé », Canguilhem souligne deux points très importants en ce qui concerne son sens originel : i) la physiologie parle des « fonctions » au sens médical du terme ; ii) la physiologie concerne d’abord l’être humain. Néanmoins, l’auteur montre également comment le terme devient ultérieurement beaucoup plus général, en particulier au 19e siècle. 2 W. F. Boron, « Physiology… On Our First Anniversary » (2005). Walter Boron, éditeur de cette revue Physiology nouvellement créée en 2004 écrit dans son article célébrant le premier anniversaire de la revue : « Telle qu’elle est pratiquée aujourd'hui, la physiologie se voit comme la discipline qui tente d’intégrer notre compréhension de la ‘fonction’ depuis les niveaux les plus réductionnistes (par exemple la séquence d’ADN ou la structure atomique d’une protéine) jusqu’à l’organisme tout entier tel qu’il interagit avec son environnement » (p. 212). 3 E. Mayr, « Cause and effect in biology » (1961). Voir également E. Mayr, Qu’est-ce que la

biologie ? (1998 [1997]), chapitre 8 : « Les questions de type ‘Comment ?’ : la production d’un nouvel organisme », pp. 165-188. 4 R. Cummins, « Functional Analysis » (1975). 5 P. Machamer, L. Darden and C. Craver, « Thinking About Mechanisms » (2001).

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Plus important encore dans le cadre de notre argumentation, qui consiste à

relever le défi lancé par Hull de trouver une théorie physiologique, ce sens large

du terme « physiologie » est conforme aux analyses de Hull lorsqu’il dit que seule

l’évolution nous offre une théorie susceptible de permettre l’individuation

biologique, puisque soit il utilise lui-même un sens large du terme

« physiologie », soit il utilise un sens étroit de ce même terme, mais ajoute qu’il

n’y a pas de théories non plus dans des domaines connexes comme la

morphologie, l’embryologie, etc.1

Pourquoi utiliser la physiologie pour définir l’individualité biologique de

l’organisme ? Autrement dit, en quoi la physiologie parle-t-elle de l’individualité

biologique ? Comme le souligne Hull dans son livre Philosophy of Biological

Science paru en 1974, la physiologie traite du maintien continu de l’organisme à

travers le temps2. En posant la question de savoir comment fonctionne

l’organisme, l’ensemble des domaines de la physiologie se donnent pour objectif

d’expliquer la construction et le maintien de l’organisme à travers le temps, c'est-

à-dire l’individualité de l’organisme à travers le temps3. Ce problème est celui de

la « mêmeté » (sameness) de l’organisme4.

On voit donc pourquoi la physiologie, ainsi comprise, pourrait devenir un

instrument fondamental pour comprendre l’individualité biologique : elle semble

constituer un moyen très précis de comprendre l’individualité biologique à un

1 C'est-à-dire en définitive l’ensemble des domaines que nous rassemblons sous le sens large du terme « physiologie ». 2 D. Hull, Philosophy of Biological Science (1974), page 75. Dans ce texte, Hull distingue la physiologie de l’embryologie, la première s’occupant du « maintien continu » de l’organisme, tandis que la deuxième traite du « développement initial des organismes depuis l’œuf fécondé jusqu’à l’adulte ». Cependant, en adoptant notre définition large de la physiologie comme ensemble des domaines de la biologie qui posent la question « comment ? », nous pouvons considérer que l’embryologie fait partie de la physiologie. Plus fondamentalement, un tel rapprochement entre embryologie et physiologie au sens étroit rejoint l’une des thèses que nous avons soutenues, celle selon laquelle le développement n’est pas limité à une période d’immaturité de l’organisme, mais dure bien toute la vie. 3 C'est-à-dire encore l’identité de l’organisme à travers le temps comprise comme individualité. (Comme nous l’avons vu, peut se poser également la question de l’unicité à travers le temps, qui n’est pas équivalente à celle de l’individualité à travers le temps que nous posons ici). 4 Problème posé en particulier, comme nous l’avons signalé en introduction, par Locke (Essai

concernant l’entendement humain, II, 27, 1690), Leibniz (Nouveaux Essais sur l’entendement

humain, II, 27, 1765), William James (Principles of Psychology), Hans Reichenbach (The

Philosophy of Space and Time, 1958 [1928]) ou encore David Wiggins (2001, op. cit.).

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niveau du vivant, celui de l’organisme. Cela rend d’autant plus dommageable

qu’il n’y ait pas de théorie physiologique, si Hull a raison, ou à l’inverse d’autant

plus nécessaire de montrer en quoi une théorie physiologique est possible et peut

nous aider dans notre définition de l’individualité, comme nous essayons de le

démontrer ici.

2.3.2. Deux individuations physiologiques inappropriées : l’intégration

fonctionnelle approximative et l’homogénéité génétique

À première vue, les individus peuvent être définis comme des « corps matériels

localisés spatiotemporellement qui soit demeurent inchangés à travers le temps,

soit subissent un changement relativement continu »1. Particulièrement lorsqu’on

insiste sur l’idée de changement continu, comme le fait Hull2, les organismes tels

que nous les appréhendons semblent être d’excellents exemples d’individus. En

effet, si nous pensons à des organismes aussi différents qu’une plante, une

mouche ou un rhinocéros, ce qu’ils ont tous en commun est que chacun d’entre

constitue un tout cohérent et fonctionnellement intégré3. Selon Sober, l’intégration

fonctionnelle (qui passe par des interactions causales et une dépendance mutuelle

entre les parties) est probablement le meilleur critère à notre disposition pour

individuer les entités biologiques4. On retrouve la même idée chez Jack Wilson,

qui l’explicite en écrivant : « Une entité biologique est un individu fonctionnel si

les parties qui le composent sont intégrées causalement en une seule unité »5.

Dans ce cas, les « frontières naturelles » comme la peau ou les membranes, sont

très importantes. L’individu est tout ce qui se trouve « sous la peau » et demeure

fonctionnement intégré.

1 D. Hull (1992), op. cit. 2 Rappelons la phrase citée ci-dessus : un individu est « toute entité spatio-temporellement localisée qui se développe continûment à travers le temps, présente une cohésion interne à tout moment, et est raisonnablement discrète à la fois dans l’espace et le temps » (Hull 1981, op. cit.) 3 H. P. Wolvekamp (1977), op. cit. 4 E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153. 5 J. Wilson, « Ontological butchery : organism concepts and biological generalizations » (2000), p. S302.

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343

Toute la difficulté vient de ce que le concept d’intégration fonctionnelle est trop

vague pour offrir un critère d’individuation. En conséquence, il est trop proche de

l’individuation phénoménale : nous nous contentons de faire confiance à notre

impression selon laquelle l’organisme est un « tout » cohérent, que nous

analysons en « parties » fonctionnellement définies. Sober décrit des contre-

exemples, mais il affirme que l’individuation par intégration fonctionnelle est

suffisante, que nous n’avons pas de définition plus précise, et que n’en avons pas

besoin1. Le problème est que, comme le remarque Hull, « le sens commun est

fortement déformé par notre taille, notre durée et nos capacités perceptives

relatives »2 Nous sommes d’accord avec Hull pour dire que « le besoin d’aller au-

delà de l’usage ordinaire et des conceptions communes est inhérent à l’entreprise

scientifique »3.

Par exemple, quelles sont les « frontières naturelles » de l’organisme colonial

Botryllus schlosseri ? Autrement dit, à quelle échelle y a-t-il « intégration

fonctionnelle » ? Chaque zoïde a une membrane et est, au moins dans une certaine

mesure, un tout intégré, mais l’on pourrait considérer que la véritable intégration

fonctionnelle se produit au niveau de la colonie, qui possède un réseau de

vascularisation commun à l’ensemble des zoïdes. Quel est, en conséquence, le

« bon » individu biologique ? La même question se pose, par exemple, pour la

« galère portugaise », qui est un être vivant marin de type méduse et qui a toute

l’apparence d’un organisme, bien qu’il soit en réalité une colonie d’organismes

spécialisés. On pourrait ici formuler une objection à l’encontre de notre argument:

nous prenons des exemple d’organismes coloniaux, qui sont tout de même des

organismes très particuliers, et donc notre raisonnement pourrait tout à fait ne pas

valoir pour les organismes « habituels ». En réalité, cette objection peut être

repoussée car ce que nous venons de dire à propos des « parties » d’un organisme

colonial vaut aussi pour les cellules de tout organisme pluricellulaire. Dans un

organisme pluricellulaire – y compris, donc, chez les vertébrés tels que l’être

1 E. Sober (2000), op. cit., page 155. 2 Hull (1992), op. cit. Voir également R. Lewontin, The Triple Helix (2000), page 76-77. 3 D. Hull (1981), op. cit.

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344

humain – une cellule est spatio-temporellement localisée et fonctionnellement

intégrée : quels sont les critères qui nous conduisent à affirmer que l’organisme

est le « véritable » individu biologique dans ce cas ? L’intégration fonctionnelle

est très certainement un bon principe, mais qui a besoin d’être précisé, en étant

fondé sur un critère d’individuation.

Une seconde manière inappropriée de comprendre physiologiquement les

individus biologiques, s’appuyant sur les métaphores du programme génétique et

du programme de développement, a été de prétendre que l’organisme est

l’ensemble des constituants issus de la cellule œuf. Cette conception de

l’organisme comme une entité génétiquement homogène est simplement inexacte,

comme nous le montrons ci-dessous.

Nous sommes donc d’accord avec Hull pour affirmer qu’une individuation

satisfaisante nécessite une théorie. Nous devons donc déterminer si un critère

d’individuation fondé sur une théorie physiologique est possible. Dans la section

qui suit, nous montrons que l’immunologie, qui fait partie de la physiologie (ou

biologie fonctionnelle) telle que nous l’avons définie, offre une théorie de

l’individualité biologique.

2.4. L’individuation par une théorie physiologique : l’immunité et

l’individualité biologique

Comme nous l’avons vu, dans la définition physiologique habituelle,

l’organisme est un tout fonctionnellement intégré, fait d’éléments interconnectés

et subissant un changement continu. Nous verrons que cette définition est utile si

on se sert de la biochimie pour la rendre plus précise (voir section 2.5.2. ci-

dessous). Cependant, nous avons besoin d’un critère d’individualité convaincant.

Nous soutenons que l’immunologie, qui est l’un des meilleurs exemples de

discipline physiologique1, offre un tel critère.

1 Comme l’illustre, par exemple, le livre J. J. Oppenheim and E. M. Shevach (dir.), Immunophysiology (1990). Voir notamment, dans ce volume, A-M. Moulin and A. Silverstein, « History of Immunophysiology ».

Page 345: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

345

Quel est l’apport exact de l’immunologie à la question de l’identité comprise

comme individualité ? Notre thèse est que l’immunologie s’efforce de proposer un

critère d’immunogénicité, qui lui-même est un critère d’individualité. Comme

nous l’avons démontré, le système immunitaire, par son activité de surveillance,

définit ce qui est accepté et ce qui est rejeté par l’organisme. Un critère

d’immunogénicité constitue donc un critère d’inclusion : la distinction entre les

entités qui sont interconnectées et forment un tout en tant que constituants de

l’organisme, et celles qui sont rejetées est effectuée par le système immunitaire1.

En d’autres termes, l’immunologie permet de rendre compte des frontières

spatiales de l’être vivant, et par là même de déterminer quelles sont les entités qui

font partie de ses constituants.

En conséquence, le système immunitaire n’est pas du tout la même chose que

l’organisme, mais il est un sous-système de l’organisme dont l’activité conduit à

la discrimination entre ce qui fait partie de l’organisme et ce qui n’en fait pas

partie. Cette discrimination se déroule dans le temps : par exemple, un critère

d’immunogénicité satisfaisant doit expliquer pourquoi un organisme qui possède

un rein au temps t1 peut posséder un deuxième rein, parfaitement toléré, au temps

t2. L’immunité offre un critère d’inclusion diachronique, c'est-à-dire un critère de

ce qui fait de l’organisme une unité constituée de différentes entités à travers le

temps. Elle apporte en cela une réponse au problème de l’identité comme

individualité biologique, qui, comme nous l’avons souligné, a été très clairement

posé par Elliott Sober : il s’agit de savoir « ce qu’il faut pour que deux choses

fassent partie du même organisme individuel »2. L’immunologie apporte un

éclairage décisif à propos du problème de l’individualité diachronique, en disant

quels sont les constituants d’un organisme à travers le temps.

1 Bien entendu, d’autres activités biologiques que celle du système immunitaire conduisent au rejet de certaines entités. On peut penser par exemple aux activités métaboliques : la nutrition (rejet de matières fécales) ou encore la respiration (rejet de CO2). Cependant, par ces activités métaboliques, l’organisme assimile quelque chose et rejette les restes de sa propre activité d’assimilation. À l’opposé, le système immunitaire accepte ou rejette des entités vivantes en elles-mêmes (organes, tissus, bactéries, parasites et même des virus – que nous choisissons de considérer comme vivants) en tant que parties de son identité. 2 E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153.

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346

Un critère d’immunogénicité constitue donc un critère d’individuation

particulièrement précis, mais, bien entendu, valable seulement pour l’échelle de

l’organisme, et non pas pour tout être vivant quel qu’il soit. Comme nous le

verrons lorsque nous proposerons de confronter notre critère immunologique

d’individuation au critère évolutionnaire d’individuation, le premier ne prétend

pas du tout à la même extension que le deuxième : alors que l’individuation

évolutionnaire permet de comprendre une hiérarchie d’individualités (gènes,

organelles, chromosomes, cellules, organisme, populations, etc.), l’individuation

immunologique permet seulement de rendre compte de l’individualité de

l’organisme, mais, croyons-nous, avec un degré de précision plus important, et qui

permettra donc de compléter et d’enrichir l’individuation évolutionnaire1.

Cependant, une question cruciale se pose ici : de quels organismes précisément

entendons-nous, à l’aide de l’immunologie, faire la théorie ? Est-ce véritablement

de tous les organismes quels qu’ils soient ? Notre ambition fondamentale est de

proposer une théorie immunologique de l’individuation valable pour tous les

organismes pluricellulaires. Ainsi, nous considérerions notre démonstration

comme réussie si nous parvenions à convaincre que notre définition de

l’organisme est valable pour tous les pluricellulaires (plantes, invertébrés,

vertébrés…). Pourtant, nous pensons également que notre définition pourrait

s’appliquer aux organismes unicellulaires, en y ajoutant simplement un petit

nombre de précisions. Pour ne pas perturber le fil de notre démonstration, nous

avons décidé de nous concentrer sur la question des organismes pluricellulaires

dans la suite de ce chapitre, puis de conclure par une section (section 2.7. ci-

dessous) qui pose clairement le problème de savoir si on peut également appliquer

notre définition de l’organisme aux unicellulaires.

L’idée que le système immunitaire peut permettre d’expliquer quels sont les

constituants (les parties) d’un organisme a été exprimée intuitivement de

nombreuses fois. Par exemple, Gould et Lloyd écrivent :

Les organismes sont limités dans l’espace de façon cohérente et restent reconnaissables

dans leur forme par une peau physique qui sépare le soi du monde extérieur, une

1 Voir section 2.6. ci-dessous.

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347

distinction souvent renforcée par divers dispositifs – un système immunitaire étant

l’exemple le plus marquant – qui peuvent reconnaître et désarmer ou éliminer les

transgresseurs ayant pénétré l’espace intérieur.1

Néanmoins, si l’on souhaite apporter un éclairage important au problème de

l’individuation biologique, nous devons passer de l’intuition (exprimée ici par

Gould et Lloyd) selon laquelle l’immunologie pourrait nous aider à définir

l’individualité de l’organisme à la définition d’un critère précis, fondé sur une

théorie immunologique bien définie. Comme nous venons de le montrer, en effet,

l’individuation immunologique dépend de la définition d’un critère

d’immunogénicité satisfaisant, qui est un critère d’inclusion. Nous espérons donc

prolonger et contribuer à démontrer l’idée de Gould et Lloyd en proposant un

critère d’immunogénicité précis. C’est ici que la longue discussion que nous

avons proposée dans les deux premières parties de cette thèse prend toute son

importance du point de vue de la question philosophique de l’individualité. Nous

espérons avoir montré, dans la deuxième partie, la supériorité scientifique de la

théorie de la continuité sur la théorie du soi. À présent, nous voudrions montrer

que la théorie de la continuité nous offre le critère d’immunogénicité précis et

expérimentalement satisfaisant qui nous permet de fonder le critère

d’individuation de l’organisme que nous cherchons.

2.5. La théorie de la continuité comme fondement d’une conception

hétérogène de l’organisme

2.5.1. Ce que nous dit la théorie de la continuité

Selon la théorie de la continuité, comme nous l’avons vu au chapitre 4, il se

produit une réponse immunitaire lorsqu’il y a une discontinuité forte dans les

1 « organisms are coherently bounded in space and kept recognizable in form by a physical skin that separates the self from the outside world, a distinction often buttressed by various devices – an immune system as the most prominent example – that can recognize and disarm or eliminate transgressors into the interior space » (S. J. Gould and E. Lloyd, 1999, op. cit., page 11906). Notons que le « soi » dont parlent ici Gould et Lloyd est synonyme de « l’organisme ». Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une application de la théorie immunologique du soi et du non-soi telle que Burnet l’entendait.

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348

motifs antigéniques (ligands) avec lesquels les récepteurs immunitaires

interagissent. Toute entité qui est en interaction continue et de niveau moyen avec

les récepteurs immunitaires, ou qui induit une continuité selon le mécanisme que

nous avons décrit, est tolérée. De fait, la théorie de la continuité permet de rendre

compte de la tolérance d’entités exogènes. Nous allons montrer à présent

comment le critère d’immunogénicité proposé par la théorie de la continuité

permet de donner une définition physiologique précise de l’organisme.

Avant cela, rappelons un point fondamental concernant la théorie de la

continuité : son domaine d’extension est très vaste, puisqu’il concerne au

minimum tous les organismes pluricellulaires, mais aussi, croyons-nous, les

unicellulaires1. Elle peut donc espérer fonder une théorie physiologique générale

de l’individuation biologique de l’organisme.

2.5.2. Définition de l’organisme

Commençons par la définition physiologique habituelle de l’organisme :

l’organisme est un tout fonctionnellement intégré, qui subit un changement

continu et qui est constitué d’éléments interconnectés, caractérisés par une

dépendance causale2. Les constituants de Pierre peuvent interagir causalement

avec ceux de Paul, mais pas avec la même intensité, la même régularité et à la

même échelle que ne le font les constituants de Pierre entre eux. Cette définition,

bien que très certainement correcte, est cependant trop générale. On peut s’aider

du domaine de la biochimie pour la rendre plus précise. En effet, bien que

l’intégration fonctionnelle puisse s’observer à de nombreux niveaux dans

l’organisme, le niveau où, dans l’état actuel de nos connaissances, elle se

manifeste le mieux est celui des protéines : les différentes parties d’un organisme

(organes, tissus, cellules et même les constituants situés à l’intérieur des cellules)

sont interconnectées par des interactions biochimiques fortes, impliquant

1 Comme annoncé, nous revenons sur ce point à la fin de notre propos. 2 Voir par exemple E. Sober (2000 [1993]), op. cit., p. 153 : « Les parties d’un organisme sont unies par des relations de dépendance biologique mutuelle ».

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principalement des interactions protéines-protéines1. Chez les plantes, la

régulation et la coordination du métabolisme, de la croissance et de la

morphogenèse dépend d’un réseau de signaux chimiques, la plupart du temps des

hormones de six types différents (auxines, gibbérellines, cytokinines, éthylène,

acide abscissique, brassinostéroïdes2). Chez les organismes pluricellulaires, il est

très fréquent qu’une cellule qui ne reçoit pas de signaux de son environnement

local et qui n’envoie pas de signaux meure rapidement. Cela est vrai des cellules

du système immunitaire, comme nous l’avons vu3, des neurones, des cellules

impliquées dans des processus de développement4, etc. La compréhension des

interactions entre protéines est un domaine très actif de la biologie contemporaine.

On peut penser qu’il s’agit du meilleur niveau pour comprendre l’intégration

fonctionnelle à l’intérieur d’un organisme, car la force, la régularité et l’extension

des interactions biochimiques « intérieures » sont très différentes de celles qui se

produisent entre deux organismes différents5.

La difficulté est que, même à un niveau biochimique, l’intégration fonctionnelle

est locale. En d’autres termes, des sous-systèmes dans un organisme peuvent être

quasi-indépendants6. À ce stade, la contribution de l’immunologie est décisive :

les interactions immunitaires concernent l’ensemble de l’organisme parce qu’elles

sont systémiques. En effet, le système lymphatique (ou son équivalent) est un

système étendu, qui collecte le fluide extracellulaire (la lymphe) dans tous les

tissus de l’organisme. En conséquence, tous les tissus et toutes les cellules de

l’organisme sont sous l’influence et le contrôle du système immunitaire7.

1 A. M. Lesk, Introduction to protein science. Architecture, Function, and Genomics (2004). 2 L. Taiz and E. Zeiger, Plant Physiology (2002). 3 A. A. Freitas and B. Rocha, « Peripheral T cell survival » (1999). 4 S. Artavanis-Tsakonas, K. Matsuno and M. E. Fortini, « Notch Signaling » (1995). 5 A. M. Lesk (2004), op. cit. 6 R. Lewontin (2000), op. cit., p. 94. 7 La plante ne possède pas de système circulatoire immunitaire. Cependant, chez la plante, ce sont toutes les cellules sans exception qui sont capables de synthétiser des protéines de résistance aux effecteurs pathogéniques. En outre, des réactions comme celle de la mort cellulaire programmée montrent qu’une forme de réponse immunitaire systémique existe chez la plante. (Voir B. J. DeYoung and R. W. Innes, « Plant NBS-LRR proteins in pathogen sensing and host defense », 2006).

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350

Ainsi, les interactions immunitaires sont un sous-ensemble des interactions

biochimiques, mais premièrement elles sont systémiques (et non locales) et

deuxièmement elles offrent un critère d’inclusion, car elles sont responsables de

l’acceptation ou du rejet de constituants dans l’organisme. C’est ici que nous

atteignons le cœur de notre argument. Lorsque nous associons le point de vue

biochimique général présenté ci-dessus et le point de vue immunologique qui est à

la fois spécifique1 et systémique2, nous obtenons la définition suivante d’un

organisme pluricellulaire :

Un organisme est un tout fonctionnellement intégré, fait de constituants

hétérogènes qui sont localement interconnectés par des interactions

biochimiques fortes et contrôlés par des interactions immunitaires

systémiques constantes et d’une même moyenne intensité.

Il apparaît clairement que, dans cette conception, les interactions immunitaires

sont d’une importance décisive et constituent le fondement de notre individuation

physiologique de l’organisme. Premièrement, tandis que les interactions

biochimiques sont dans la plupart des cas locales, les interactions immunitaires

sont systémiques. Deuxièmement, tandis qu’il n’est pas toujours facile de définir

l’intensité des interactions biochimiques (en raison de leur diversité), les

interactions immunitaires sont des interactions récepteurs-ligands dont l’intensité

est clairement définie en termes de spécificité, d’affinité et d’avidité. Les cellules

immunitaires interagissent avec une intensité moyenne3, mais non pas très forte,

avec les motifs antigéniques exprimés par les constituants de l’organisme : si ces

interactions sont très faibles, alors la cellule immunitaire meurt ; si elles sont très

fortes, cela signifie qu’une réponse immunitaire, conduisant à un possible rejet de

la cible, a été déclenchée4 ; c’est seulement si elles se maintiennent au même

1 Au sens où, comme nous venons de le dire, les interactions immunitaires sont un sous-ensemble des interactions biochimiques. 2 Au sens où l’action du système immunitaire s’étend à tout l’organisme. 3 Pour prévenir tout malentendu, rappelons que lorsque nous employons le terme « moyenne », nous faisons référence à un degré moyen d’intensité, c'est-à-dire à une réaction ni très faible, ni très forte, et non, par exemple, à une « moyenne » (au sens statistique) entre plusieurs interactions différentes. 4 D’une manière plus générale, on peut dire que des interactions très fortes (pas nécessairement de type immunitaire) dans un organisme sont souvent le signe d’un état pathologique (voir R.

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351

niveau d’intensité que l’on observe un état homéostatique normal dans

l’organisme. Ces interactions doivent également se répéter continûment (c'est-à-

dire régulièrement1).

Il est important de souligner que notre définition de l’organisme n’implique pas

que tout ce qui ne déclenche pas de réponse immunitaire de la part d’un

organisme appartient à cet organisme : par exemple, deux vrais jumeaux peuvent

chacun tolérer les organes de l’autre en cas de transplantation, mais cela

n’implique pas du tout qu’ils constituent un seul et même organisme. Au

contraire, notre critère exige à la fois la présence et l’inclusion (c'est-à-dire

l’absence de rejet) : une entité n’est un constituant de l’organisme que si elle

entretient des interactions biochimiques fortes avec le reste de l’organisme

(interconnexion, présence) et des interactions immunitaires systémiques

constantes et d’une même moyenne intensité avec les récepteurs immunitaires

(inclusion).

L’une des implications majeures de notre définition est, comme nous allons le

montrer à présent, qu’elle montre en quoi l’organisme doit être dit

« hétérogène »2.

2.5.3. L’hétérogénéité de l’organisme

Notre définition stipule que les constituants d’un organisme sont hétérogènes.

Le mot « hétérogène » n’est pas synonyme de « différent », il signifie

étymologiquement « venir de l’autre », c'est-à-dire, dans le contexte

immunologique qui est le nôtre ici, venir de ce qui est initialement « l’extérieur »

de l’organisme. Notre discussion des phénomènes de tolérance immunitaire a

Lewontin, 2000, op. cit., page 94). Un bon exemple d’interactions biochimiques qui deviennent peu à peu extrêmement fortes, voire exclusives, est le développement d’une tumeur cancéreuse. 1 Rappelons encore une fois que lorsque nous parlons d’interactions immunitaires « continues » ou « constantes », nous voulons dire qu’elles se répètent de manière régulière, et non pas qu’elles se font sans aucune interruption. 2 Nous espérons, dans la sous-section qui suit, contribuer à démontrer et peut-être à rendre plus précise l’affirmation de Richard Lewontin dans The Triple Helix selon laquelle l’organisme est une entité « hétérogène » : voir R. Lewontin, (2000), op. cit., pages 75 et 114.

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montré l’importance de cette hétérogénéité : un organisme pluricellulaire est fait

de constituants qui peuvent parfaitement ne pas avoir pour origine cet organisme.

En d’autres termes, un organisme est fait de nombreuses entités étrangères, il n’est

jamais construit de façon strictement endogène. Nous pouvons illustrer cette

hétérogénéité en rappelant ici quel peut être le rôle fonctionnel de certaines

bactéries symbiotiques chez leur hôte. Par exemple, comme nous l’avons montré,

tout être humain est constitué de bactéries symbiotiques dont le nombre dépasse

très clairement celui de ses propres cellules, qui trouvent leur origine dans la

cellule œuf. La majorité de ces bactéries symbiotiques vit dans l’intestin. La

plupart sont des symbiotes obligatoires, ce qui signifie qu’elles ne peuvent pas

survivre en dehors de l’hôte et que l’hôte ne peut pas survivre en leur absence.

Elles jouent des rôles physiologiques (fonctionnels) indispensables, en particulier

dans la digestion et dans l’immunité, comme nous l’avons vu au chapitre 3. Ces

bactéries entretiennent des interactions biochimiques permanentes et constitutives

avec d’autres constituants de l’hôte. En particulier, il n’y a aucune différence

entre, d’une part, les interactions des récepteurs immunitaires de l’hôte avec ces

bactéries symbiotiques et, d’autre part, les interactions des récepteurs

immunitaires de l’hôte avec ses « propres » cellules (endogènes, c'est-à-dire nées

de la même cellule œuf). Dans les deux cas, il s’agit d’interactions constantes et

d’intensité moyenne. Cela nous amène à ce qui est notre thèse principale ici : ces

endobactéries1 ne sont pas simplement « présentes » dans l’organisme, elles sont

des parties de cet organisme. On pourrait ici formuler l’objection selon laquelle

l’intestin, qui accueille la grande majorité de ces bactéries symbiotiques, est une

interface de l’organisme, et non une véritable « partie » interne. La même

objection pourrait être formulée pour les autres localisations de l’organisme qui

accueillent la plupart des bactéries : bouche, poumons, vagin, etc. Cependant,

1 C'est-à-dire les bactéries qui vivent dans l’organisme. Nous pensons qu’il serait parfaitement légitime d’utiliser ici le terme « bactéries endosymbiotiques » (pour un exemple d’auteurs utilisant le terme dans le même sens que nous, voir N. A. Moran and P. Baumann, « Bacterial endosymbionts in animals », 2000), mais, comme nous l’avons montré au chapitre 3, certains auteurs préfèrent réserver ce terme aux bactéries qui, au cours de l’évolution, ont été intégrées dans des cellules eucaryotes, comme par exemple les mitochondries. Pour éviter tout malentendu, nous choisissons donc d’utiliser le terme d’ « endobactéries ».

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353

comme nous l’avons montré en nous appuyant sur des arguments avancés par

Margaret McFall-Ngai, des dix systèmes organiques des mammifères, huit

entretiennent des interactions persistantes avec des bactéries normales1.

Autrement dit, vouloir exclure les interfaces avec l’environnement de la définition

de l’organisme n’est qu’une nouvelle manière d’affirmer l’existence d’un

« intérieur » de l’organisme qui serait préservé de toute influence extérieure,

affirmation qui revient en réalité à priver l’organisme d’une très grande partie de

ses constituants fonctionnels. Comme le dit Patrick Blandin, l’organisme est une

« concentration locale d’interfaces »2. Nous avons également démontré que les

endobactéries obligatoires n’étaient absolument pas limitées aux mammifères,

puisqu’on les trouve chez les arthropodes, les plantes, les organismes coloniaux,

etc.3

L’idée d’inclure les bactéries commensales dans la définition de l’organisme est

aujourd’hui acceptée par de nombreux immunologistes et microbiologistes. C’est

le cas en particulier du Prix Nobel Joshua Lederberg4, de Margaret McFall-Ngai

dont nous avons analysé les thèses, de Jian Xu et Jeffrey Gordon5, et de bien

d’autres. Dans un article récent, O’Hara et Shanahan parlent de la flore intestinale

comme d’un « organe oublié » de l’organisme6. En conséquence, cette

perspective, pour audacieuse et surprenante qu’elle puisse paraître au premier

abord, est partagée par plusieurs spécialistes. Nous espérons que la théorie de la

continuité offre un fondement théorique pour cette perspective, en lui permettant

1 McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development » (2002). 2 P. Blandin, communication personnelle. 3 Nous avons décrit, par exemple, comment les bactéries Wolbachia, qui sont présentes dans de nombreux organismes pluricellulaires, sont indispensables au développement du ver parasite Asobara tabida. Chez les plantes, nous avons souligné que la symbiose avec les bactéries Rhizobium est indispensable pour la survie chez de nombreux hôtes. 4 J. Lederberg, « Infectious History » (2000). Pour deux exemples récents d’articles prolongeant les thèses de Lederberg, voir : L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal Host-Bacterial Relationships in the Gut » (2001) et S. R. Gill et al., « Metagenomic Analysis of the Human Distal Gut Microbiome » (2006). 5 J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003), F. Bäckhed et al., « Host-bacterial mutualism in the human intestine » (2005), et surtout J. Xu et al., « Evolution of Symbiotic Bacteria in the Distal Human Intestine » (2007). 6 A. M. O’Hara and F. Shanahan, « The gut flora as a forgotten organ » (2006). De même, le biologiste du développement Scott Gilbert dit que ces bactéries « sont de véritables parties du corps » (S. Gilbert, « The Genome in its ecological context », 2002, p. 212).

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354

de s’appuyer sur des arguments plus précis que ceux qui avaient été avancés

jusqu’ici.

Ainsi, tout organisme (tout au moins pluricellulaire) est une entité hétérogène,

faite de constituants différents et d’origines différentes, mais unifiés par des

interactions communes avec les récepteurs immunitaires. En conséquence, un bon

critère d’immunogénicité nous dit premièrement que l’organisme est un tout

unifié (son unité est fondée sur les interactions biochimiques et surtout

immunitaires), et deuxièmement qu’il est hétérogène.

2.5.4. La genidentité biologique définie grâce aux interactions immunitaires

La théorie immunologique de la continuité permet donc de définir l’organisme à

partir de ses interactions biochimiques et immunitaires. Nous voudrions montrer à

présent en quoi, ce faisant, la théorie de la continuité renouvelle la thèse

métaphysique de la « genidentité ».

La thèse de la genidentité s’efforce de répondre à la question de la « mêmeté »

(sameness) d’un être vivant, qui, comme nous l’avons vu, est la suivante :

« Qu’est-ce qui assure qu’un être vivant est le même à deux instants différents, en

dépit des changements qui l’affectent entre ces deux instants ? » La réponse de la

thèse de la genidentité est d’affirmer que l’individualité dans le temps est assurée

par la continuité spatio-temporelle des interactions entre les constituants de l’être

concerné. Le terme « genidentité » (genidentity) est proposé par Hans

Reichenbach1 s’appuyant sur Kurt Lewin2, mais aussi sur John Locke3, qui

avancent cette thèse pour rendre compte de l’individualité à travers le temps des

1 H. Reichenbach, The Philosophy of Space and Time (1958 [1928], §21) ; Experience and

Prediction (1938, Chapter 4, §28). Bien entendu, la thèse selon laquelle l’identité dans le temps doit être comprise comme une continuité spatio-temporelle peut s’appliquer à d’autres êtres qu’aux seuls êtres vivants. Cependant, le souci de Reichenbach en parlant de « genidentité » est véritablement de rendre compte de l’identité dans le temps des êtres vivants. C’est la même question que nous soulevons ici. 2 K. Lewin, Der Begriff der Genese (1922). 3 J. Locke, Essai sur l’entendement humain, 1690 (II, 27).

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êtres vivants1. La thèse de la genidentité se heurte à un contre-argument qui a été

présenté de nombreuses fois2 : on ne peut pas parler d’interactions entre

constituants sans dire à quoi on doit attribuer ces interactions. Car comment

isoler, individuer, un ensemble d’interactions parmi toutes les interactions qui

peuvent se présenter à nous dans le monde, en disant qu’il s’agit des interactions

qui, dans leur continuité, sont constitutives d’un être ? Autrement dit, il semble

que l’on soit toujours obligé de supposer l’existence d’un « support » des

interactions continues dont on prétend qu’elles individuent l’être vivant. On

devrait alors renoncer à la thèse de la genidentité, au profit d’une conception

substantialiste de l’individualité à travers le temps3.

Cependant, notre définition de l’organisme comme produit d’interactions

biochimiques continues sous le contrôle d’interactions immunitaires permet de

fonder la genidentité, en rejetant le contre-argument de la nécessité d’un « socle »

substantiel. En effet, le critère d’immunogénicité nous fournit un critère qui nous

permet d’isoler des interactions biochimiques comme constitutives d’un tout, celui

de l’organisme : c’est la continuité des interactions biochimiques sous le contrôle

d’interactions immunitaires qui est constitutive de l’organisme. En d’autres

termes, les interactions immunitaires nous permettent d’isoler des interactions

biochimiques continues, qui à leur tour nous permettent d’individuer l’organisme,

sans qu’il soit nécessaire de supposer un quelconque socle permanent de son

identité.

Corrélativement, on voit que notre définition de l’organisme se situe dans la

temporalité de la vie de l’organisme, de sa naissance à sa mort. L’échelle de temps

à laquelle on se place pour rendre compte de l’individualité de l’organisme est

1 En outre, G. Boniolo and M. Carrara ont récemment tenté de proposer un renouvellement de la thèse de la genidentité appliquée à l’organisme : voir G. Boniolo and M. Carrara, « On Biological Identity » (2004). 2 Voir D. Wiggins (2001), op. cit. 3 Conception substantialiste qui peut s’ancrer dans la conception aristotélicienne de l’individu comme substance : Aristote, Catégories, 5 ; Aristote, Métaphysique, livre Z ; D. Wiggins (2001), op. cit. J’ai essayé de mettre en évidence le parallèle entre l’affrontement entre substantialisme et continuité sur la question de l’identité d’une part, et l’affrontement entre théorie du soi et théorie de la continuité en immunologie d’autre part, dans T. Pradeu et E. D. Carosella, « L’identité en immunologie : soi ou continuité ? » (2006). Faute de place, je ne reprends pas ici l’intégralité de cette démonstration.

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356

celle du développement qui dure tout au long de la vie. Ce temps du

développement se situe entre deux échelles de temps1 : le temps long de

l’évolution (qui tend à atténuer l’idée que l’organisme serait un individu

biologique particulier2), et le temps court du maintien métabolique de

l’organisme, fait de cycles, d’interactions cellulaires et moléculaires, etc., et qui

est pratiquement un instant du point de vue biologique. L’échelle de temps que

nous adoptons ici est ontogénétique, c'est-à-dire développementale – toujours avec

cette idée que le développement ne cesse jamais jusqu’à la mort. En un sens, cette

idée est assez classique : il n’y a rien d’original à affirmer que le temps biologique

de l’organisme est celui qui va de sa naissance à sa mort. Ce qui est plus original,

c’est, là encore, la possibilité d’ancrer cette idée dans une théorie scientifique de

l’individuation : notre définition immunologique de l’organisme montre que l’on

peut poser scientifiquement la question de l’individuation biologique à un niveau

intermédiaire entre le mécanisme instantané de la biochimie et le temps long de

l’évolution.

2.5.5. Différence avec d’autres moyens physiologiques d’individuer les entités

biologiques

L’individuation immunologique-physiologique que nous proposons diffère à la

fois de l’individuation physiologique de sens commun et de l’individuation

physiologique endogène.

Premièrement, notre conception est ancrée dans la définition physiologique

habituelle de l’organisme (qui s’appuie sur l’idée d’intégration fonctionnelle),

mais elle n’est certainement pas équivalente à l’individuation physiologique de

sens commun, selon laquelle l’organisme est tout ce qui se trouve derrière la peau

(ou une membrane équivalente). Revenons, par exemple, à l’organisme colonial

Botryllus schlosseri. Dans son cas, comme nous l’avons vu, l’individuation de

sens commun ne peut pas nous dire si le véritable individu biologique est le zoïde

1 Je remercie Jean Gayon d’avoir attiré mon attention sur ce point. 2 Nous revenons sur ce point ci-dessous.

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357

ou la colonie. Notre critère immunologique d’individuation, lui, nous dit que

l’organisme dans ce cas n’est pas chaque zoïde, mais la colonie, caractérisée à la

fois par des interactions biochimiques fortes et par un système immunitaire

unique, fondée sur un système d’histocompatibilité unique (il se maintient depuis

l’état larvaire jusqu’à l’état de colonie chez Botryllus)1. Parfois, notre critère

d’individuation donne le même résultat que la vision de sens commun, mais il

offre alors un fondement scientifique à cette affirmation : par exemple, notre

critère nous dit qu’une souris telle que nous la voyons est effectivement un

organisme individuel, mais, contrairement à la vision de sens commun, il nous dit

aussi ce qui compte comme une partie de la souris. D’une façon assez contre-

intuitive, il nous dit que les bactéries intestinales, les bactéries situées sur la peau,

les parasites tolérés de manière prolongée, etc. sont des parties de la souris. Ainsi,

nous constatons là encore que nous offrons une véritable théorie de l’individualité

biologique, conduisant à des révisions ou des confirmations ontologiques, comme

le fait l’individuation par la théorie de l’évolution.

Même dans le cas où notre critère immunologique d’individuation converge

avec l’individuation de sens commun, il ne prend pas le même point de départ

qu’elle. Notre critère n’isole pas un organisme phénoménalement défini pour

tenter a posteriori d’en rendre compte2 : même lorsqu’il fait écho à l’individuation

de sens commun, il n’adopte pas du tout le même raisonnement, puisqu’il

constitue pour sa part un critère d’individuation, qui peut confirmer ou infirmer

cette individuation de sens commun. Cela s’explique par le fait que notre

définition immunologique de l’organisme s’ancre dans un processus causal : c’est

en effet la causalité des interactions biochimiques, contrôlées par les interactions

immunitaires systémiques, qui permet d’individuer l’organisme.

Deuxièmement, notre critère montre que la conception habituelle de l’organisme

comme une entité endogène est erronée. L’idée selon laquelle l’organisme est

l’ensemble des constituants issus de la cellule œuf, c'est-à-dire une entité

1 A. W. DeTomaso et al., « Isolation and characterization of a protochordate histocompatibility locus » (2005). 2 Alors que c’est là la démarche de Sober dans le texte que nous avons cité (Sober 2000 [1993]).

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358

génétiquement homogène, est souvent affirmée, y compris par des philosophes

ayant apporté une contribution de premier plan au problème de l’individualité

biologique1. Elle est même devenue une sorte d’évidence. Pourtant,

l’individuation par l’immunologie nous montre que l’organisme est

fondamentalement hétérogène. Comme nous l’avons dit, il n’y a aucune

différence entre, d’une part, les interactions des récepteurs immunitaires de l’hôte

avec ces bactéries symbiotiques et, d’autre part, les interactions des récepteurs

immunitaires de l’hôte avec ses « propres » cellules (cellules endogènes). Si l’on

accepte notre démonstration, par conséquent, l’organisme ne peut pas être défini

comme l’ensemble des constituants issus d’une même cellule œuf.

Nous devons à présent nous poser la question de l’articulation entre le critère

évolutionnaire d’individuation et le critère physiologique d’individuation que

nous offre l’immunologie.

2.6. Articuler l’individuation physiologique et l’individuation

évolutionnaire : l’organisme comme meilleur exemple d’individu

biologique

Nous avons vu que la biologie et la philosophie de la biologie avaient répondu à

la question de l’individualité biologique grâce au critère évolutionnaire

d’individuation : toute entité sur laquelle s’exerce la sélection naturelle peut être

considérée comme un individu biologique. Nous acceptons la validité de ce

critère, qui implique qu’il existe toute une hiérarchie d’individus dans le monde

du vivant. Cependant, nous pensons qu’il doit être articulé au critère

physiologique d’individuation que nous avons proposé. Nous montrons ici

pourquoi cette articulation est nécessaire, et quelles sont ses conséquences.

L’une des implications du critère évolutionnaire d’individuation est que

l’organisme n’est qu’un niveau d’individualité biologique parmi d’autres (gènes,

1 Voir par exemple D. Hull (1978, op. cit.) : « Gargantua, par exemple, serait l’ensemble de toutes les cellules qui descendent du zygote qui a donné naissance à Gargantua ».

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359

génomes, chromosomes, organelles, cellules, populations, espèces, etc.)1. En

d’autres termes, la principale théorie biologique, c'est-à-dire la théorie de

l’évolution par sélection naturelle, montrerait, à l’encontre de l’intuition

commune, que l’organisme n’est pas le seul individu biologique, ni même un

niveau d’individualité qui serait plus privilégié qu’un autre.

Certains biologistes et philosophes vont même plus loin encore, en soutenant

que, en appliquant strictement les critères évolutionnaires d’individuation,

l’organisme n’est pas un bon exemple d’individu biologique. C’est ainsi que, pour

Richard Dawkins, les phénomènes biologiques les plus important, et tout

particulièrement la complexité adaptative, doivent se comprendre sur le temps

long, qui est celui de l’évolution ; or, l’organisme est trop éphémère et ses

frontières sont trop floues pour qu’il soit le niveau privilégié auquel s’exerce la

sélection naturelle2. Pour Dawkins, au contraire, ce niveau privilégié est celui des

gènes. Si l’on suit ce raisonnement, l’organisme ne peut pas être considéré comme

un bon individu du point de vue de la théorie de l’évolution par sélection

naturelle : selon Dawkins, les individus biologiques qui sont véritablement en

compétition les uns avec les autres et qui sont les bénéficiaires des adaptations

biologiques sont les gènes, et non les organismes. Les gènes, bien entendu, ne

sont pas sélectionnés directement, mais en fonction de leurs effets phénotypiques.

Cependant, toujours selon Dawkins, les frontières du phénotype ne sont pas

équivalentes à celles de l’organisme : les gènes possèdent un « phénotype

étendu », qui est l’ensemble des phénomènes sur lesquels ils exercent leur

1 R. Lewontin (1970), op. cit. 2 R. Dawkins (1976), op. cit. Dans ce qui est resté comme son propos probablement le plus célèbre, Dawkins écrit : « D’un point de vue génétique, les individus et les groupes sont comme des nuages dans le ciel ou des tempêtes de poussière dans le désert. Ce sont des agrégations ou des fédérations temporaires. Ils ne sont pas stables à travers le temps évolutionnaire ». (« Genetically speaking, individuals and groups are like clouds in the sky or dust-storms in the desert. They are temporary aggregations or federations. They are not stable through evolutionary time. » (R. Dawkins, 1976, op. cit., p. 34). Voir également R. Dawkins (1982), op. cit., notamment le chapitre 1 et le chapitre final (« ayant consacré l’essentiel de ce livre à minimiser l’importance de l’organisme individuel », p. 250).

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360

influence et qui sont susceptibles d’expliquer leur réplication différentielle1. Par

exemple, dans le cas d’un parasite qui manipule son hôte suscitant chez lui un

comportement particulier2, les gènes du parasite ont pour phénotype non pas

seulement les traits du parasite lui-même, mais aussi le système nerveux de l’hôte,

qui est un trait manipulé par les gènes du parasite et dont l’interaction avec

l’environnement explique la survie différentielle des gènes. En d’autres termes,

les gènes possèdent un « phénotype étendu », dont les frontières s’étendent bien

au-delà du seul organisme individuel tel que nous pouvons l’appréhender

phénoménalement. Il existe donc deux types d’individus qui ont une existence

scientifiquement fondée3 dans l’interprétation de Dawkins : l’individu véritable au

sens de réplicateur est le gène, et l’individu véritable au sens d’interacteur est le

« phénotype étendu »4. Dawkins est une excellente illustration d’un biologiste

ayant proposé de relativiser l’idée intuitive selon laquelle l’organisme est un

exemple valide d’individu biologique. Il a donné naissance à tout un courant de

pensée, en biologie et en philosophie de la biologie, pour lequel l’organisme

n’existe pas en tant qu’entité fondée théoriquement5.

Nous pensons que les analyses que nous avons menées dans ce chapitre

permettent de proposer une critique de ces thèses. Comme nous l’avons dit, nous

acceptons sans difficulté l’implication générale du critère évolutionnaire

d’individuation, à savoir qu’il existe toute une hiérarchie d’individus dans le

monde du vivant. Cependant, à l’encontre des thèses que nous venons de

1 R. Dawkins (1982), op. cit. Dawkins dit clairement que, dans sa vision, les gènes luttent « sans rapport avec les frontières de l’organisme » (p. 250). Les frontières pertinentes du point de vue de la théorie de l’évolution sont celles du « phénotype étendu ». 2 Pensons, par exemple, aux vers nématomorphes, qui vivent dans des arthropodes et qui, ayant besoin de continuer leur cycle de vie dans l’eau, ont développé au cours de l’évolution des mécanismes leur permettant de contraindre leurs hôtes à se « suicider » en sautant dans l’eau. Voir R. Dawkins (1982), op. cit., p. 216. 3 C'est-à-dire une existence réelle du point de vue de l’application d’une théorie scientifique (ici, la théorie de l’évolution par sélection naturelle). 4 Dawkins utilise le terme de « véhicule » au lieu du terme « interacteur », mais en réalité, outre que le terme de « véhicule » donne une primauté causale aux gènes qui est un présupposé très lourd et très critiquable de la pensée de Dawkins, l’extension des deux termes n’est pas la même : alors que le « phénotype étendu » doit être considéré comme « l’interacteur » au sens de Hull, Dawkins réserve le terme de « véhicule » à l’organisme. 5 K. Sterelny, Dawkins vs. Gould. Survival of the Fittest (2007 [2003]). Voir également A. Grafen and M. Ridley (eds.), Richard Dawkins: how a scientist changed the way we think (2006).

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361

mentionner, nous soutenons dans la suite de ce chapitre que l’organisme est le

meilleur exemple1 d’individu biologique, et ce pour trois raisons :

i) L’organisme hétérogène est défini de manière précise comme une entité

discrète et cohésive, grâce au critère d’immunogénicité que nous avons proposé

(le critère de continuité), ce qui n’est pas le cas (du moins pas au même degré) des

autres niveaux d’individualité de la hiérarchie évolutionnaire.

ii) L’organisme hétérogène tel que nous l’avons défini est dans de

nombreux cas un individu évolutionnaire. Ce constat nous permettra de montrer

qu’il est nécessaire de modifier la définition générale de ce qui compte comme un

individu évolutionnaire.

iii) L’organisme hétérogène exerce un contrôle sur la variation de ses

constituants de niveau inférieur, en particulier les lignées de ses cellules.

Analysons ces trois arguments en détail à présent2.

2.6.1. L’organisme hétérogène possède des frontières clairement définies

L’individuation évolutionnaire implique l’idée que l’organisme est seulement un

individu biologique parmi d’autres. Cependant, dès lors que l’on accepte l’idée

que l’individuation évolutionnaire doit être articulée à une individuation

physiologique, l’organisme cesse d’être un individu biologique parmi d’autres

pour devenir ce qui est sans doute, parmi tous les individus évolutionnaires, l’un

de ceux dont les frontières sont le mieux définies. Une bonne partie de l’argument

de Hull pour affirmer que l’organisme tel que nous le percevons n’est peut-être

pas un bon exemple d’individu consistait à dire que ses frontières n’étaient pas du

tout clairement établies. Cet argument est parfaitement valide si, justement, l’on

s’en tient à l’organisme phénoménal. Si, en revanche, on adopte la définition de

l’organisme présentée dans ce chapitre, qui est fondée sur une théorie

physiologique, alors les frontières de l’individu-organisme sont au contraire

1 C'est-à-dire le meilleur cas, la meilleure réalisation, d’individu biologique. 2 Je remercie Philippe Huneman pour les discussions que nous avons eues sur la question de savoir dans quelle mesure l’organisme peut être considéré comme un individu biologique particulier.

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362

définies avec un degré important de précision. Notre critère d’individuation, en

particulier, permet, comme nous l’avons vu, de trancher des cas problématiques

tels que celui d’organismes coloniaux comme Botryllus : l’analyse précise du

système des interactions immunitaires nous permet alors de dire ce qui compte

comme un organisme. Nous ne prétendons pas, bien entendu, que notre critère

d’individuation peut supprimer tous les cas litigieux d’individuation de

l’organisme, mais nous affirmons que le raisonnement qu’il convient de suivre est

celui d’une comparaison entre les différents niveaux d’individualité. On s’aperçoit

alors que l’organisme tel que nous l’avons défini a des frontières beaucoup plus

précises qu’un grand nombre des autres niveaux de la hiérarchie évolutionnaire.

Par exemple, quelles sont les frontières précises d’un gène ou d’un groupe ?

Prenons le cas du gène, puisque les partisans du sélectionnisme génique, comme

Dawkins, voient en lui le véritable individu biologique. Nous ne songeons pas à

nier que, dans certains cas, le gène puisse être une unité de sélection1. Nous

affirmons simplement qu’il est extrêmement difficile de définir les frontières d’un

gène. D’un point de vue évolutionnaire, dit Dawkins, le gène est « une portion de

chromosome arbitrairement choisie »2. Mais si tel est le cas, comment établir le

rapport précis entre un gène et le phénotype ? Si l’on s’en tenait là, alors, comme

plusieurs critiques de Dawkins l’ont fait remarquer, il serait tout aussi légitime de

parler de « nucléotide égoïste » que de « gène égoïste »3. Une solution est de

définir un gène, précisément, en fonction de son effet phénotypique (par exemple

« le gène du pelage noir »4), mais toute la difficulté est alors qu’il y a

pratiquement toujours plusieurs gènes impliqués dans l’expression d’un trait, et

donc délimiter un gène corrélé à une telle expression est très difficile5. Plusieurs

historiens et philosophes de la biologie ont d’ailleurs insisté sur le fait que ce qui

1 Au sens, bien sûr, d’un interacteur. Comme le rappellent aussi bien Hull que Gould, la question de savoir si le gène est bien une unité de sélection au sens de réplicateur n’est pas débattue. 2 R. Dawkins (1982), op. cit., p. 87. 3 Gould revient sur cette critique dans son dernier livre : S. J. Gould (2002), op. cit., Chapitre 8, section « Hierarchical versus genic selection » p. 614 sq. 4 Ce qui veut seulement dire : un gène qui contribue causalement au trait « pelage noir ». 5 Kim Sterelny et Paul Griffiths ont bien montré quelles étaient les difficultés posées par la définition du gène évolutionnaire : voir K. Sterelny and P. E. Griffiths, Sex and death (1999), p. 77 sq.

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compte comme un gène est souvent mal défini, et change en fonction des

questions que le biologiste se pose1.

Nous ne songeons bien sûr pas à nier qu’un gène, un génome ou encore un

groupe d’organismes puissent être des individus évolutionnaires, simplement nous

souhaitons souligner que, lorsque l’on affirme qu’ils sont des individus, on

formule une proposition très générale, qui ne dit pas précisément quelles sont les

limites de cet individu. Ce point a été bien vu par Lewontin, dans son article sur

« Les unités de sélection »2 qui a en grande partie lancé les débats sur

l’individualité évolutionnaire, mais il a été largement oublié par la suite. En

désignant des individus évolutionnaires, on affirme simplement que la sélection

naturelle peut s’exercer à ce niveau biologique particulier. Au contraire, en

articulant critère évolutionnaire et critère physiologique d’individuation, on

constate que l’organisme est un individu relativement bien défini en tant qu’entité

discrète et cohésive.

2.6.2. L’organisme hétérogène comme individu évolutionnaire

Dans ce deuxième axe de notre démonstration, le plus long, nous montrons que

le critère immunologique-physiologique d’individuation que nous avons proposé a

des conséquences sur la conception hiérarchique de l’individualité biologique

issue du critère évolutionnaire. Pour le montrer, partons d’un exemple, celui des

organismes clonaux dont nous avons parlé, et plus particulièrement des pucerons

décrits par Daniel Janzen. Ce dernier soutient que, pendant la phase de

parthénogenèse, l’organisme-puceron (c'est-à-dire l’insecte individuel tel que nous

pouvons le percevoir) n’est pas un individu évolutionnaire. Au lieu de cela,

1 Voir en particulier R. Burian, « On conceptual change in biology : the case of the gene » (1985) ; M. Morange, La part des gènes (1998) ; E. Fox Keller, The Century of the gene (2000) ; J. Gayon, « From measurment to organization : a philosophical scheme for the history of the concept of heredity » (2003) ; R. Falk, « The gene – a concept in tension » (2003). 2 R. Lewontin (1970), op. cit. Dans cet article, Lewontin montre que l’on peut considérer de nombreuses entités comme des unités de sélection, mais il ne dissimule pas du tout les difficultés qu’il y a parfois à le faire, tout en soulignant que le niveau de l’organisme (qu’il appelle « l’individu ») est celui qui est le plus clairement une unité de sélection.

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l’individu évolutionnaire serait l’ensemble de tous les insectes issus d’un même

œuf, et ce parce qu’ils auraient le même génome et ne pourraient pas être

considérés comme en relation de compétition les uns avec les autres. L’idée sous-

jacente, plus ou moins héritée de Weismann1, est que l’homogénéité génétique est

la clé de l’individualité évolutionnaire.

Or, notre critère immunologique-physiologique suggère quelque chose de tout à

fait différent. Chaque puceron au sens de notre critère2 contient des symbiotes

intracellulaires, dont la présence est indispensable à la survie de l’hôte. Ces

symbiotes sont transmis d’une façon verticale (chaque puceron transmet ses

symbiotes à ses descendants). Ils sont différents dans chaque puceron. Ils peuvent

subir des mutations pendant la vie du puceron, modifier sa valeur adaptative

(fitness), et celle de sa progéniture3. Par exemple, Dunbar et ses collaborateurs ont

récemment montré qu’une mutation ponctuelle chez Buchnera aphidicola, dont

l’hôte est le puceron Acyrthosiphon pisum, modifie la réponse de l’hôte au stress

thermique, « affectant radicalement la valeur adaptative de l’hôte d’une manière

qui dépend de l’environnement thermique »4. Cela signifie que les pucerons

physiologiquement définis nés par parthénogenèse sont en fait bel et bien en

compétition les uns avec les autres : ils contiennent des endobactéries qui varient,

dont la variation est héritable et modifie la valeur adaptative de l’hôte. En d’autres

termes, les bactéries transmises de façon verticale sont d’excellents réplicateurs.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, un réplicateur est « une entité qui transmet sa

structure largement intacte dans les réplications successives »5 Or, l’exemple que

nous venons de prendre montre la nécessité d’adopter une conception étendue de

1 Voir L. Buss (1987), op. cit., Chapitre 1 : « August Weismann’s legacy ». 2 Suivant notre définition, un puceron immunologique-physiologique est un petit insecte puceron, y compris ses bactéries endogènes, champignons endogènes, etc. 3 S. L. O’ Neill, A. A. Hoffmann and J. H. Werren, Influential Passengers: Inherited

Microorganisms and Arthropod Reproduction (1997). 4 H. E. Dunbar et al., « Aphid thermal tolerance is governed by a point mutation in bacterial symbionts » (2007). 5 D. Hull (1988), op. cit.

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ce qui compte comme un « réplicateur »1 : contrairement à ce qu’affirment

Dawkins et, dans une moindre mesure, Hull, les gènes ne sont pas les seuls

réplicateurs dans la nature. La question de savoir quelles sont exactement les

entités qui comptent comme des réplicateurs est ouverte2, mais il est certain que

les endobactéries constituent d’excellents réplicateurs3.

La définition de l’individu évolutionnaire, chez Janzen notamment, repose sur la

question de savoir ce que l’individu transmet à sa descendance. Si les pucerons ne

transmettaient que leurs gènes à leur descendance, alors il est vrai que l’individu

évolutionnaire dans le cas du puceron serait l’ensemble de tous les insectes issus

d’un même œuf, car, quels que soient les succès de chaque insecte puceron en

termes de survie et de reproduction, cela n’impliquerait aucune réplication

différentielle de leurs gènes. Tout change, cependant, dès lors que l’on se rend

compte que les pucerons transmettent davantage que leurs gènes, et tout

particulièrement qu’ils transmettent de façon verticale des endobactéries qui, pour

leur part, diffèrent d’insecte à insecte et sont répliquées de manière différentielle.

En d’autres termes, nous pensons qu’à partir de notre raisonnement sur

l’individuation immunologique-physiologique, nous pouvons tirer une

conséquence majeure : le cas du puceron montre que l’argument de l’homogénéité

génétique, central dans l’individuation évolutionnaire, peut conduire à de fausses

conclusions à propos de ce qui compte comme un individu évolutionnaire. Dans le

cas du puceron, en effet, l’individu évolutionnaire est le puceron défini selon notre

critère immunologique, et les réplicateurs ne sont pas seulement les gènes de ce

puceron, mais également les endobactéries qu’il contient.

Notre argument concernant les pucerons vaut probablement pour la plupart des

organismes clonaux, en particulier les plantes, qui sont les hôtes d’un nombre

considérable de bactéries symbiotiques obligatoires4 ainsi que de champignons1,

1 Voir K. Sterelny, K. C. Smith and M. Dickison, « The Extended Replicator » (1996). Nous reprenons le terme et l’idée de « réplicateur étendu » tout en rejetant certaines des idées que ces auteurs avancent, en particulier leur vision très informationnelle du vivant. 2 S. J. Gould (2002), op. cit. 3 K. Sterelny, « Niche construction, developmental systems, and the extended replicator » (2001). 4 Kiers et al., « Host sanctions and the legume-rhizobium mutualism » (2003).

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366

même si le mode de transmission (vertical ou horizontal) fait une différence. Par

exemple, il est probable que notre argument s’applique aux pissenlits2. Si cela est

vrai, cela constituerait une révision de la révision ontologique à propos des entités

vivantes que propose Janzen : chez de nombreux organismes clonaux, l’individu

évolutionnaire serait non pas le clone mais l’organisme immunologique-

physiologique tel que nous l’avons défini. En conséquence, l’étude précise des

mécanismes physiologiques peut avoir des conséquences sur ce qui compte

comme un individu évolutionnaire.

Nous concluons de ces analyses que ce qui compte comme un individu

évolutionnaire ne doit pas être déterminé à partir du seul critère de l’homogénéité

génétique, car cela peut conduire à une image erronée du processus de l’évolution

par sélection naturelle. Il faut au contraire observer très précisément les

mécanismes physiologiques des organismes, et tout particulièrement les

mécanismes immunologiques, pour déterminer ce qui compte comme un individu

évolutionnaire. Précisons ici que nous ne soutenons pas du tout que l’organisme

hétérogène tel que nous l’avons défini est toujours l’individu évolutionnaire3.

Nous affirmons simplement qu’il faut bien souvent partir de l’organisme

hétérogène pour déterminer ce qu’est l’individu évolutionnaire, tout

particulièrement dans tous les cas où il y a transmission verticale d’endobactéries.

Nous pensons que cette conclusion prolonge les analyses de Leo Buss. Dans son

livre de 19874, Buss a utilisé un domaine de la physiologie, à savoir la biologie du

développement, pour montrer que notre conception de l’organisme comme entité

génétiquement homogène n’était exacte – et encore, de manière seulement

approximative – que chez un nombre très limité d’espèces. Il a montré que

1 E. A. Van der Biezen and J. D. G. Jones, « Plant disease-resistance proteins and the gene-for-gene concept » (1998). 2 Nous n’avons pas connaissance d’article spécifique portant sur les endobactéries de pissenlits. Cependant, le phénomène de symbiose avec des bactéries et champignons est tellement ubiquitaire chez les plantes, que nous pensons probable qu’il existe chez les pissenlits. 3 Par exemple, chez tous les organismes qui, comme l’être humain, possèdent de très nombreuses endobactéries, mais chez qui ces dernières se transmettent de façon horizontale, de telles bactéries jouent un rôle fondamental dans la définition immunologique-physiologique de l’organisme mais pas dans la définition de l’individu évolutionnaire. 4 L. Buss, The Evolution of Individuality (1987), op. cit.

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beaucoup d’organismes sont hétérogènes au sens où, contrairement à l’idée

principale de Weismann, leurs cellules somatiques peuvent muter et donner

naissance à des cellules germinales. Nous espérons prolonger sa thèse en utilisant

ici un autre domaine de la physiologie, l’immunologie, pour montrer que de

nombreux organismes sont hétérogènes au sens où certains de leurs constituants

ne sont pas issus de la cellule œuf, et peuvent être transmis à la descendance et

influencer leur valeur adaptative. En d’autres termes, nous suggérons que même

les organismes que Buss considère comme « homogènes » (au sens où ils feraient

partie de la petite minorité d’organismes chez lesquels les règles weismaniennes

sont effectivement respectées), comme par exemple les arthropodes, sont en

réalité eux aussi hétérogènes, puisque constitués d’entités d’origines différentes,

pouvant influer sur leur évolution.

De ce deuxième axe de notre démonstration, nous déduisons donc :

i) Que, dans certains cas, l’organisme immunologique-physiologique est

un individu évolutionnaire.

ii) Que, dans tous les cas, l’organisme immunologique-physiologique nous

suggère que définir l’individu évolutionnaire à partir de la seule homogénéité

génétique est erroné.

Autrement dit, dans certains des exemples considérés comme les plus probants

pour montrer que l’organisme n’est pas un bon individu biologique1, nous

montrons qu’il est au contraire un excellent individu biologique. Plus

généralement, nous montrons que, même lorsque, comme Janzen ou Dawkins,

l’on s’intéresse seulement à l’individu évolutionnaire (et en aucune manière à

l’individu physiologique), il est en réalité nécessaire d’examiner les processus

physiologiques qui se produisent dans l’organisme pour parvenir à une définition

exacte de ce qui, dans chaque cas particulier, compte comme l’individu

évolutionnaire.

1 Le puceron par exemple.

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368

2.6.3. L’organisme hétérogène et le contrôle des variations de niveau

inférieur

L’une des manières d’interpréter l’application du critère évolutionnaire

d’individuation est de dire qu’il nous donne un « emboîtement » de niveaux

d’individualité. Par exemple, dans un organisme pluricellulaire, on peut distinguer

les niveaux d’individualités suivants : l’organisme, les lignées de cellules

contenues dans cet organisme, les chromosomes contenus dans le noyau des

cellules de cet organisme, les gènes situés sur les chromosomes contenus dans le

noyau des cellules de cet organisme, etc.1 L’individualité évolutionnaire peut donc

se manifester sous la forme d’une « poupée russe » d’individus. Dès lors, selon le

phénomène que l’on étudie, on choisit le niveau d’individualité le plus adéquat.

Le cas de la théorie de la sélection clonale de Burnet nous en fournit un bon

exemple, comme nous l’avons rappelé ci-dessus.

L’idée que les individus biologiques peuvent exister emboîtés les uns dans les

autres ne doit pas cependant laisser croire que la sélection naturelle se déroule de

la même manière aux différents niveaux. Comme l’a montré Leo Buss, l’une des

caractéristiques les plus importantes de l’organisme pluricellulaire est que, pour

émerger au cours de l’évolution, il a dû imposer un contrôle sur l’apparition de

variants à un niveau inférieur du vivant, en particulier au niveau des lignées de

cellules2. À partir d’arguments tirés principalement de l’embryologie, Buss

montre en effet que, au cours de l’évolution, le passage d’un ensemble de cellules

en compétition à un organisme pluricellulaire formant une unité a présupposé que

ce dernier soit capable de limiter la possibilité pour les cellules qui le constituent

de se multiplier aux dépens d’autres cellules :

Pour qu’une unité de fonctionnement harmonieuse évolue, des mécanismes ont dû

évoluer par lesquels sont contrôlés les variants qui augmentent leur propre taux de

réplication en se soustrayant aux devoirs somatiques. La sélection au niveau de l’individu

a dû s’opposer de façon efficace à la sélection au niveau de la lignée de cellules. […] Le

conflit entre ces deux processus susceptibles de s’opposer, la différentiation somatique et

1 On pourrait bien sûr distinguer d’autres niveaux. 2 Ici, suivant Buss, nous limitons notre analyse aux organismes pluricellulaires.

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369

l’intégrité de l’organisme, a été résolu en faveur de l’individu. L’existence d’organismes

pluricellulaires fonctionnant de manière harmonieuse témoigne de ce fait d’une façon

irréfutable. L’évolution des métazoaires est caractérisée par une sophistication des

cellules, tissus, organes qui accomplissent des devoirs somatiques ayant de la valeur pour

l’individu pris comme un tout, mais qui exigent de la part des cellules qui les composent

qu’elles limitent leur potentiel inhérent de prolifération.1

Le système immunitaire joue un rôle majeur dans ce contrôle sur l’émergence

de variants au niveau cellulaire, comme l’ont montré Leo Buss puis Richard

Michod2, dont les travaux récents prolongent les réflexions du premier. Un cas

particulièrement significatif de dysfonctionnement de ce processus de contrôle est

celui des cancers3, dans lequel des cellules tumorales prolifèrent, ne mourant plus

par apoptose. Habituellement, le système immunitaire exerce une surveillance sur

tous les constituants de l’organisme et ce faisant limite le risque de voir des

lignées de cellules se développer de manière incontrôlée. Il mobilise des

mécanismes assez généraux, comme l’induction d’apoptose, mais aussi de

nombreuses cellules immunitaires particulières, comme les cellules tueuses

naturelles (NK cells) ou certains lymphocytes. En outre, le contrôle par

l’organisme des possibilités de variations à un niveau d’inférieur d’individualité

ne s’exerce pas seulement sur ses lignées de cellules, mais aussi sur ses

constituants hétérogènes comme les bactéries symbiotiques et commensales4.

On voit donc premièrement que la sélection naturelle ne peut s’exercer au

niveau de l’individu-organisme que parce que ce dernier limite la sélection au

1 « If a harmonious functioning unit is to evolve, mechanisms must have evolved whereby variants which enhance their own replication rate by failing to adopt somatic duties are controlled. Selection at the level of the individual must have effectively opposed selection at the level of the cell lineage. […] The conflict between the potentially opposing processes of somatic differentiation and organismal integrity has been resolved in favor of the individual. The existence of harmoniously functioning multicellular organisms is compelling testimony to this fact. Metazoan evolution is characterized by an increasing sophistication of cells, tissues, and organs which perform somatic duties of value to the individual as a whole, but which require the cells composing them to limit their inherent potential for proliferation » (L. Buss, 1987, p. 52-54). (Notre traduction). 2 R. E. Michod, Darwinian dynamics (1999). 3 L. Buss (1987), op. cit. ; R. E. Michod (1999), op. cit., voir en particulier le Chapitre 6 : « Rediscovering individuality » (p. 107-132). 4 S. A. Frank, « Host control of symbiont transmission : the transmission of symbionts into germ and soma » (1996).

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370

niveau des lignées d’individus de niveau inférieur, et deuxièmement que le

système immunitaire est, sinon le principal1, du moins l’un des principaux2

moyens de contrôle sur l’émergence de variants à un niveau inférieur

d’individualité. En conséquence, l’organisme n’est pas un individu évolutionnaire

comme les autres, il est un individu évolutionnaire qui restreint le pouvoir de

réplication des individus évolutionnaires qu’il contient en lui. Il est bien sûr

possible que la sélection naturelle à un niveau plus élevé que celui de l’organisme,

le groupe ou l’espèce par exemple, présuppose à son tour que la sélection

naturelle au niveau des organismes soit restreinte3, mais, si de tels mécanismes

existent, nous ne pensons pas qu’ils s’exercent avec la même régularité et la

même efficacité que dans le cas du contrôle exercé par l’organisme sur les

individus de niveau inférieur qu’il contient.

Des trois arguments présentés dans cette section nous déduisons que

l’organisme tel que nous l’avons défini est un excellent exemple d’individu

biologique, car il est physiologiquement bien délimité, il est parfois lui-même un

individu évolutionnaire contrairement à ce que suggère une définition strictement

génétique de cette notion, et il limite la sélection naturelle s’exerçant à des

niveaux d’individualité inférieurs.

2.7. Notre définition de l’organisme s’applique-t-elle aux

unicellulaires ?

Comme nous l’avons souligné ci-dessus, notre ambition est avant tout de

proposer une définition satisfaisante de l’organisme pluricellulaire. Cependant,

nous pensons qu’il existe plusieurs arguments pour considérer que notre définition

vaut également pour les organismes unicellulaires. En effet, si l’on reprend les

1 Ce que soutiennent R. Boyd and P. J. Richerson, « Punishment allows the evolution of cooperation (or anything else) in sizable groups » (1992) d’une part, et S. A. Frank, « George Price’s Contributions to Evolutionary Genetics » (1995) d’autre part. 2 R. E. Michod (1999), op. cit. 3 Richard Michod soutient cette idée.

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371

principaux aspects de notre démonstration, nous pouvons remarquer à propos d’un

organisme unicellulaire comme une bactérie ou une archaebactérie :

i) Qu’elle possède bien une physiologie, c'est-à-dire une biologie

fonctionnelle au sens que nous avons décrit, et en particulier des interactions

protéines-protéines. En effet, elle possède incontestablement un métabolisme, les

procaryotes réalisant des réactions métaboliques (cataboliques et anaboliques) ;

elle possède plusieurs types d’enzymes (hydrolase, isomérase, ligase, lyase,

oxidoréductase, transférase) ; elle est capable de répliquer son ADN et de réaliser

la synthèse de protéines, etc. En outre, le modèle de l’opéron de Jacob et Monod1

a permis de montrer la complexité des régulations de la transcription de l’ARN

messager à l’intérieur d’une cellule procaryote2.

ii) Qu’elle possède bien un système immunitaire. Il s’agit d’une

« immunité du génome »3, qui peut être fondée sur des CRISPR (clustered

regularly interspaced short palindromic repeats) comme nous l’avons montré au

chapitre 1, ou bien sur d’autres mécanismes semblables (probablement analogue à

l’interférence ARN que l’on trouve chez les eucaryotes). En outre, nous avons

défendu au chapitre 4 l’idée que la théorie de la continuité elle-même s’applique

aux unicellulaires. En conséquence, si nous ne nous trompons pas, l’individuation

immunologique que nous avons proposée ici peut s’appliquer aux unicellulaires

tels que les bactéries.

iii) Que la question de la détermination de leurs frontières biologiques se

pose. En apparence, elle pose beaucoup moins de difficultés que dans le cas des

pluricellulaires, puisque la membrane semble offrir une délimitation satisfaisante.

Pourtant, deux remarques s’imposent. D’une part, la membrane ne marque en rien

une frontière claire et parfaitement établie : les unicellulaires font de constants

échanges avec d’autres unicellulaires, notamment des échanges de gènes à travers

les pili ; parfois, des fusions ont lieu, ou encore des bactéries dites « prédatrices »

ingèrent des bactéries dites « proies ». D’autre part, notre argument selon lequel

1 Voir, en particulier, F. Jacob and J. Monod, « On the regulation of gene activity » (1961). 2 M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire (1994), en particulier pp. 200-204. 3 R. H. A. Plasterk, « RNA silencing : the genome’s immune system » (2002).

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372

l’identité de l’organisme ne doit pas être comprise de manière endogène vaut

également pour les unicellulaires. Les unicellulaires, plus encore que les

pluricellulaires, intègrent en permanence des matériaux – notamment génétiques,

comme nous venons de le voir – dont l’origine est extérieure. C’est le cas en

particulier des génomes viraux, mais aussi de gènes ou de fragments de gènes que

s’échangent les bactéries entre elles1. Ces constituants internalisés peuvent

devenir fonctionnels : c’est souvent le cas avec l’intégration de génomes viraux.

Rappelons en particulier que si le raisonnement sur les CRISPR est correct, alors

il montre que les bactéries acquièrent une immunité en intégrant des fragments de

gènes de bactériophages, ce qui est sans doute le meilleur exemple d’intégration

fonctionnelle que l’on puisse donner. Une bactérie n’est donc pas une entité

homogène, et elle n’est pas plus le produit d’un développement endogène que ne

l’est un organisme pluricellulaire.

Ainsi, les organismes unicellulaires comme les bactéries et archaebactéries sont

la plupart du temps ouverts sur l’extérieur, intégrant de nombreux constituants

environnementaux, issus de virus, d’autres bactéries, etc. Il nous semble

raisonnable de supposer que l’individualité d’un tel organisme unicellulaire

repose sur ses interactions biochimiques, sous le contrôle d’une immunité

principalement génétique (fondée sur les CRISPR ou sur des mécanismes

d’interférence équivalents). Les bactéries, en effet, internalisent de manière

récurrente des matériaux étrangers, certains de ces derniers acquièrent un rôle

fonctionnnel et donc s’intégrent à leur physiologie, mais elles rejettent certaines

entités grâce à leur système immunitaire. Elles possèdent donc bien un mécanisme

de surveillance immunitaire qui garantit l’intégration et le rejet d’entités

exogènes. Nous concluons de ces analyses qu’il nous semble à tout le moins

possible d’appliquer notre définition de l’organisme hétérogène aux organismes

unicellulaires.

1 Le phénomène des transferts horizontaux de gènes est essentiel chez les bactéries : R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity hypothesis » (1999). Selon certains biologistes, ce phénomène bouleverse notre conception de « l’arbre de la vie » : voir notamment W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life hypothesis » (2007). Nous revenons sur cette question dans le prochain chapitre.

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373

Dans ce chapitre, nous avons montré qu’une théorie physiologique de l’individu

était possible, si elle se fondait sur l’immunologie, et plus exactement sur un

critère d’immunogénicité précis. Nous avons proposé une définition de

l’organisme individuel, à partir des interactions immunitaires. Nous avons essayé

de confronter cette individuation physiologique au mode évolutionnaire

d’individuation souvent utilisé, et avons montré quelles étaient les conséquences

d’une articulation entre ces deux modes. Ayant tenté d’avancer une définition de

l’organisme valable pour tous les organismes, nous pensons nécessaires à présent

de réfléchir aux conséquences de notre définition pour la compréhension des

interactions entre l’organisme et son environnement.

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374

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375

CHAPITRE 7

L’intérieur et l’extérieur : l’apport

de l’immunologie à la thèse co-

constructionniste

Dans ce chapitre final, nous voudrions tirer les enseignements de notre

définition immunologique de l’organisme individuel pour l’un des problèmes les

plus discutés de la biologie et de la philosophie de la biologie contemporaines, à

savoir celui des interactions entre organisme et environnement. Souvent, ce

problème est décrit comme celui des rapports entre « l’intérieur » et

« l’extérieur ». En nous appuyant sur des thèses proposées par Richard Lewontin1,

nous tenterons ici de déterminer s’il est légitime, à propos de l’organisme, de

parler d’ « intérieur » et d’ « extérieur », et le cas échéant comment il conviendrait

de comprendre ces termes.

Dans les nombreux débats sur la question des interactions entre l’organisme et

son environnement, on peut schématiquement distinguer, avec Peter Godfrey-

Smith2, des positions internalistes (selon lesquelles l’organisme est principalement

auto-construit), externalistes (selon lesquelles l’organisme est principalement un

produit de son environnement) et toute une série de positions interactionnistes, qui

affirment, à des degrés divers et selon diverses modalités, que l’organisme est un

produit à la fois de son propre déploiement et des influences de son

environnement. Richard Lewontin3 et Susan Oyama4 ont apporté une contribution

1 R. Lewontin, Inside and Outside : Gene, Environment and Organism (1994). 2 P. Godfrey-Smith, Complexity and the Function of Mind in Nature (1996). 3 Voir en particulier R. Lewontin, « The Organism as the Subject and Object of Evolution » (1983) et The Triple Helix (2000). 4 Voir en particulier S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]).

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376

majeure à ce débat en soutenant une thèse que l’on peut appeler « co-

constructionniste » ou « dialectique ». Cette thèse, que nous décrivons en détail

ci-dessous, peut être considérée à la fois comme une forme d’interactionnisme, et

comme une critique forte des interactionnismes courants. À son niveau le plus

général, elle affirme que l’organisme construit son environnement et que

l’environnement construit l’organisme, dans un perpétuel mouvement de co-

construction. Il s’agit d’une thèse qui relève à la fois de la biologie de l’évolution

et de la biologie du développement, c’est pourquoi ce chapitre concerne lui aussi

ces deux domaines, mais bien sûr toujours du point de vue de l’immunologie.

Dans un premier temps, après avoir rappelé les termes du débat entre internalisme

et externalisme, je montrerai que l’immunologie est dominée par l’internalisme et

expliquerai pourquoi il est aujourd'hui indispensable de remplacer ce dernier par

un interactionnisme co-constructionniste. Dans un deuxième temps, je montrerai

que les deux piliers de la démonstration que nous avons menée jusqu’ici, à savoir

la théorie de la continuité et notre définition immunologique-physiologique de

l’organisme, permettent d’illustrer, mais aussi de préciser, la thèse co-

constructionniste dans son ensemble.

Ainsi, ce chapitre final vise cinq objectifs :

1) Nous situer dans un débat très vif de la biologie et de la philosophie de

la biologie contemporaines, celui de la compréhension des interactions entre

organisme et environnement.

2) Montrer les raisons de notre proximité avec la thèse de Richard

Lewontin et Susan Oyama, thèse appelée ici « interactionnisme co-

constructionniste ».

3) Donner des exemples concrets, tirés de l’immunologie, de la thèse de

l’interactionnisme co-constructionniste.

4) Poser quelques distinctions et tenter de préciser la définition des termes

utilisés par l’interactionnisme co-constructionniste. Que signifie exactement la

proposition selon laquelle l’organisme construit son environnement ? Celle selon

laquelle l’environnement construit l’organisme ? Dans ces propositions, qu’est-ce

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377

qui compte comme « un organisme », et qu’est-ce qui compte comme son

« environnement » ?

5) Montrer à travers la thèse co-constructionniste que, pour saisir toute la

portée des découvertes récentes effectuées en immunologie, il est souhaitable

d’articuler cette dernière avec la biologie du développement, mais aussi avec la

microbiologie et l’écologie.

1. Internalisme, externalisme et interactionnisme en biologie

générale et en immunologie

1.1. Internalisme et externalisme, deux pôles dans l’étude des relations

entre organisme et environnement

1.1.1. Organisme et environnement

Comment comprendre les interactions entre l’organisme et son environnement ?

L’organisme est-il auto-construit, par exemple à partir de ses gènes, subissant une

influence minimale de l’environnement ? Est-il au contraire le produit de

l’environnement dans lequel il vit ? Ces questions, importantes pour les

biologistes, le sont également devenues pour le grand public. On demande, par

exemple, s’il faut chercher l’origine des comportements agressifs « dans les

gènes » ou bien « dans l’environnement ». Des études sont réalisées sur des vrais

jumeaux, élevés dans des environnements décrits soit comme identiques soit

comme différents, pour tenter d’estimer le rôle des gènes dans la construction de

l’individu1. On s’interroge, plus généralement, sur la part en l’homme (mais aussi

chez l’animal) de « l’inné » et de « l’acquis »2. Une solution de bon sens à la

question des interactions entre l’organisme et son environnement semble être

d’affirmer que l’organisme est à la fois le produit de son propre déploiement 1 Le cas des gènes de l’agressivité et les études sur les jumeaux sont examinés de façon critique par M. Morange dans La Part des gènes (1998). Nous revenons plus bas sur ses analyses ainsi que sur leur évolution récente. 2 Dans la suite de notre démonstration, nous exprimons de fortes réserves sur la pertinence scientifique de telles questions.

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interne (ou « développement »1), qui serait dû en grande partie à l’expression de

ses gènes, et des influences environnementales. Il est utile, néanmoins, pour

proposer une sorte de cartographie des réponses possibles à la question des

interactions entre organisme et environnement, de distinguer deux pôles, celui de

l’internalisme et celui de l’externalisme, comme le fait Peter Godfrey-Smith2, en

s’inspirant de réflexions de Richard Lewontin3. Bien entendu, très peu de

positions réellement défendues peuvent être assimilées à du pur internalisme ou à

du pur externalisme. Cependant, nous allons montrer, d’une part, que certains

scientifiques choisissent très clairement d’inscrire leurs thèses dans l’un de ces

deux pôles, et, d’autre part, que distinguer ces deux extrémités de l’échelle permet

d’éclairer la plupart des positions qui sont réellement défendues en biologie sur la

question des interactions entre organisme et environnement. Commençons donc

par nous demander ce que disent l’internalisme et l’externalisme.

1.1.2. L’internalisme

Selon l’internalisme, l’organisme est le produit d’une auto-construction à partir

de constituants et de potentialités qui existent dès un stade précoce. Ce stade

précoce peut, selon les cas, être celui de la conception de l’organisme (stade de la

cellule œuf par exemple) ou de sa naissance, ou même éventuellement un moment

situé peu après la naissance. L’internalisme affirme donc que l’organisme est le

produit endogène de potentialités qu’il contient en lui dès un stade précoce de son

existence. Bien entendu, les partisans de l’internalisme ne nient pas que

l’environnement puisse avoir une influence sur la construction de l’organisme à

travers le temps, mais l’environnement est seulement vu comme la source de

1 Etymologiquement, le « développement » désigne très exactement un dépliement : « action de dérouler, de déplier ce qui est enveloppé sur soi-même » (Dictionnaire historique de la langue

française, sous la direction d’A. Rey, Le Robert, 1992). Ce sens se retrouve en anglais et en allemand. Voir sur ce point R. Lewontin (2000), op. cit., page 5. 2 P. Godfrey-Smith (1996), op. cit. 3 R. Lewontin, Inside and outside: Gene, Environment and Organism (1994), op. cit. ; voir également P. Godfrey-Smith, « Organism, environment, and dialectics » (2001a), article dans lequel Peter Godfrey-Smith propose un examen de la thèse dialectique de Richard Lewontin.

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matières premières (par exemple la nourriture, le dioxygène pour la respiration,

etc.), ou de déclencheurs (par exemple, certaines plantes désertiques conservent

leurs graines inactives jusqu’à ce qu’une forte chute de pluie se produise,

déclenchant alors le développement de la graine1), ou encore de perturbations

(certaines conditions extérieures, la température par exemple, feraient que le

programme interne pourrait plus ou moins bien se réaliser), vis-à-vis d’un

développement endogène et autonome.

On peut immédiatement illustrer la thèse internaliste à l’aide d’un exemple qui a

eu une influence considérable sur la biologie contemporaine, celui du programme

génétique. Affirmer que le développement de l’organisme est génétiquement

programmé revient à considérer que ses gènes contiennent en puissance, dès la

conception, les caractéristiques individuelles de l’organisme en devenir. Ainsi,

François Jacob écrit en 1981 :

Pour la biologie moderne, tout être vivant se forme par l’exécution d’un programme

inscrit dans ses chromosomes. […] Les chromosomes d’un œuf fécondé contiennent,

inscrits dans l’ADN, les plans qui régissent le développement du futur organisme, ses

activités, son comportement2.

En 2000, il ajoute :

Jusqu’ici, la médecine, devant un malade, établissait un diagnostic d’où elle tirait un

pronostic. Maintenant, elle cherche d’emblée à évaluer les capacités génétiques à partir de

1 R. Lewontin (2000), op. cit., p. 12 et 13. Selon Lewontin, l’environnement joue principalement deux rôles aux yeux des partisans de l’internalisme : un rôle de déclenchement, et un rôle de conditions de possibilité minimales (ibid). 2 F. Jacob, Le Jeu des possibles (1981), respectivement page 22 et 32. Jacob voyait en la notion de programme génétique un dépassement du vieux débat entre préformationnisme et épigenèse. Il écrit : « Aujourd'hui la biologie a mis un terme au vieux débat entre épigenèse et préformation en introduisant le concept de programme de développement. Selon cette vision, l’œuf fertilisé ne contient pas une description complète de l’organisme à venir, comme le supposaient les préformationnistes, mais plutôt les instructions codées nécessaires pour produire ses structures moléculaires et pour les mettre en fonctionnement dans le temps et dans l’espace » (F. Jacob, « The Leeuwenhoek lecture, 1977: mouse teratocarcinoma and mouse embryo », 1978, p. 249, notre traduction). Cette phrase est commentée par M. Morange, dans « The Relations between Genetics and Epigenetics » (2002), qui montre en quoi l’épigénétique contemporaine doit en grande partie se comprendre comme une réponse aux excès de la métaphore du programme génétique. Notre propre vision des choses est que F. Jacob, loin de dépasser le débat entre préformationnisme et épigenèse, est un représentant de la forme contemporaine du premier.

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quoi elle prévoit le destin sanitaire de l’individu. On n’interroge plus les dieux pour

connaître sa vie à venir ou celle de sa descendance. On interroge les gènes.1

Bien que la thèse de François Jacob soit plus complexe que ce que suggère une

lecture hâtive et non contextualisée2, il n’en reste pas moins que la métaphore du

programme génétique constitue un exemple très clair d’internalisme, dont la

portée a été considérable. En effet, bien que cette métaphore, dans ses aspects les

plus radicaux, soit aujourd'hui de moins en moins utilisée par les généticiens eux-

mêmes, son influence sur la biologie générale a été immense. En outre,

l’effacement relatif du programme génétique n’a pas signifié la fin de

l’internalisme en biologie. La biologie du développement contemporaine,

marquée par les apports remarquables de la génétique du développement3, est très

fortement préformationniste4. Le préformationnisme est une thèse relative au

développement qui s’est opposée à celle de l’épigenèse au 18e siècle. Selon le

1 F. Jacob, La Souris, la mouche et l’homme (2000), Chap. V, p. 147. 2 Pour dissiper de telles interprétations précipitées, Michel Morange soutient d’une part que la vision du programme génétique de F. Jacob est beaucoup moins simpliste qu’on ne le dit généralement (voir M. Morange, « Le complexe T de la souris : un mirage riche d’enseignements », 2000), et d’autre part que la métaphore du programme génétique dans son ensemble est complètement abandonnée aujourd'hui (voir M. Morange, « Quelle place pour l’épigénétique ? », 2005). Je voudrais à ce propos faire deux remarques. La première est que, comme le montre la citation rapportée ici, F. Jacob a tenu jusqu’en 2000 des propos qui sont des illustrations très claires d’une conception extrême, et par là même erronée, de la programmation, par ses gènes, d’un organisme individuel. La deuxième est que s’il est exact que les biologistes moléculaires ont abandonné leur vision excessive du programme génétique, ce n’est certainement pas le cas dans d’autres domaines de la biologie (nous pensons, tout particulièrement, à la biologie du développement et aux sciences cognitives), et l’on peut penser qu’il serait du devoir des biologistes moléculaires de corriger la vision « tout génétique » qu’ils ont eux-mêmes promue auprès de l’ensemble des biologistes, ainsi qu’auprès du grand public, par leurs déclarations enthousiastes des années 1960 aux années 1990. Certains, bien entendu, le font : voir par exemple B. Jordan, Les imposteurs de la génétique (2000) et M. Morange, La Part des gènes (1998), op.

cit., ainsi que Les Secrets du vivant (2005a). Il serait certainement utile, cependant, que d’avantages de biologistes se joignent à eux. 3 Voir par exemple S. Brenner, « The genetics of Caenorhabditis elegans » (1974). Il ne s’agit pas d’affirmer, bien entendu, que la génétique du développement implique nécessairement une conception préformationniste de l’organisme, mais simplement que, lorsque l’on étudie le développement, ne tenir compte que des aspects génétiques peut conduire à des conceptions internalistes inadéquates : voir par exemple S. F. Gilbert, « The Genome in Its Ecological Context » (2002). Gilbert cite Wolpert : « L’œuf sera-t-il calculable [computable] ? C'est-à-dire, étant donné une description totale de l’œuf fécondé – la séquence totale et la localisation de toutes les protéines et des ARN – pourrait-on prédire comment l’embryon se développera ? » (« Do we understand development ?», 1994). Gilbert répond clairement par la négative. 4 R. Lewontin (2000), op. cit., page 6 ; S. Oyama (2000 [1985]), op. cit.

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préformationnisme, les caractéristiques individuelles de l’organisme adulte sont

déjà intégralement contenues en germe dans l’œuf fécondé. Selon l’épigenèse,

l’organisme se construit en fonction des interactions avec son environnement. La

représentation la plus influente du préformationnisme à l’époque de la

Renaissance est celle de l’homoncule : on pensait alors que l’œuf humain

contenait déjà, en tout petit, l’homme adulte qu’il allait devenir1. Ainsi présentée,

la thèse préformationniste semble aujourd'hui irrecevable : personne n’affirmerait

que la cellule œuf humaine contient un petit homme qui serait la préfiguration de

l’adulte humain qui en émergera. Pourquoi, dans ce cas, est-il possible d’affirmer

que la biologie contemporaine est fortement préformationniste, comme le font

aussi bien Richard Lewontin que Susan Oyama ou encore Jane Maienschein2 ?

Car il n’y a qu’une différence fort mince entre l’affirmation selon laquelle les

caractéristiques individuelles de l’être humain sont déjà contenues en miniature

dans l’œuf, et celle selon laquelle la cellule œuf contient toute l’information

génétique qui code pour le développement programmé de toutes les

caractéristiques individuelles de l’organisme, illustrée par les citations de François

Jacob ci-dessus. Dans les deux cas, on trouve les idées de préexistence, de

déterminisme du développement, et d’endogénicité.

L’internalisme est ainsi dominant dans la biologie contemporaine, sous la forme

d’un préformationnisme renouvelé, en raison d’une convergence entre la

génétique et une biologie du développement dont on n’a retenu que les aspects

génétiques. Pour la grande majorité des biologistes, il faut chercher la cause des

caractéristiques individuelles d’un organisme dans des facteurs internes, fortement

déterminants, et qui ont simplement besoin d’un environnement « normal » pour

s’exprimer pleinement3. Ces facteurs internes sont la plupart du temps les gènes,

ou les gènes accompagnés de la machinerie cellulaire qui en permet la lecture1.

1 Nicolaas von Hartsoeker a donné une image particulièrement influente de cette idée en 1694, en dessinant un petit homme adulte replié sur lui-même contenu dans l’œuf. Voir R. Lewontin (2000), op. cit., p. 7. 2 J. Maienschein, « Epigenesis and Preformationism » (2005). 3 En d’autres termes, l’environnement n’est vu que comme un ensemble de conditions de possibilités (une sorte d’arrière-plan), qui sont nécessaires à la réalisation d’un phénotype normal, principalement déterminé de manière endogène. Pour une critique de cette conception, voir S. F.

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382

Plusieurs domaines très actifs des sciences du vivant, comme par exemple les

sciences cognitives, sont parfois fortement marqués par l’internalisme, ayant

retenu les leçons de la génétique des années 1950 à 1970, sans toujours tenir

compte des modérations et modifications exprimées par les biologistes ultérieurs.

Voici par exemple ce que dit le psycholinguiste Noam Chomsky à propos de

l’acquisition du langage :

Personne ne prendrait au sérieux une proposition qui dirait que l’organisme humain

apprend à travers l’expérience à avoir des bras plutôt que des ailes, ou que la structure de

base d’organes particuliers est le résultat d’expériences fortuites. On considère plutôt

comme allant de soi que la structure physique de l’organisme est déterminée

génétiquement, même si, bien évidemment, la variation de coefficients comme la taille, la

vitesse de développement, etc., dépend partiellement de facteurs externes. De l’embryon à

l’organisme adulte, il existe un schéma de développement prédéterminé […] Pourquoi

donc ne devrions-nous pas étudier l’acquisition de structures cognitives comme le langage

plus ou moins comme nous étudions des organes complexes du corps ?2

Ce texte de 1975 est repris textuellement dans l’ouvrage récent de Jacques

Mehler et Emmanuel Dupoux, Naître humain, qui insiste sur l’innéisme et la

« programmation génétique » dans l’acquisition du langage3. Il nous semble que

de telles conceptions du développement des organismes, dont Richard Lewontin4

Gilbert, « Mechanisms for the environmental regulation of gene expression : Ecological aspects of animal development » (2005). 1 À l’égard de l’internalisme génétique, il nous semble important de souligner ce que nous concevons comme une évolution des conceptions de Michel Morange, probablement l’un des biologistes ayant le plus œuvré pour une réévaluation de la place des gènes dans la question de la construction de l’organisme. Son livre de 1998 affirme que : i) il existe bien un déterminisme biologique, dans lequel les gènes jouent un rôle très important, et cela ne doit pas nous choquer (introduction et conclusion) ; ii) il est évident qu’une modification génétique peut favoriser un comportement comme l’homosexualité (chapitre 14, p. 154) ; iii) le gène est un concept flou mais parfaitement opératoire, seuls les philosophes rêvant de concepts scientifiques précis (chapitre 2, p. 39). Nous pensons que tous ces points sont discutables et que la suite de notre argumentation contribuera à le montrer. Nous pensons également que sur plusieurs de ces points les idées de Michel Morange ont beaucoup changé : voir par exemple Les Secrets du vivant (2005a), op. cit., notamment p. 68. 2 N. Chomsky, Réflexions sur le langage (1977 [1975]), p. 18-20. 3 J. Mehler et E. Dupoux, Naître humain (1996). 4 Voir notamment R. Lewontin, S. Rose and L. Kamin, Not in our genes (1984) ; R. Lewontin, Biology as ideology: the doctrine of DNA (1991) ; R. Lewontin, The Triple Helix (2000), op. cit.

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et Susan Oyama1 ont montré la fréquence dans un grand nombre de branches de la

biologie contemporaine, prouvent à quel point il est urgent que les biologistes

moléculaires proclament l’invalidité d’une métaphore aussi simpliste et aussi peu

vérifiée expérimentalement que celle du programme génétique.

1.1.3. L’externalisme

Selon l’externalisme, à l’opposé, l’organisme est principalement le produit de

son environnement, il est modelé par lui. La thèse externaliste est très présente en

psychologie du comportement, chez les behavioristes2. On trouve également la

thèse externaliste dans la présentation dominante de la théorie de l’évolution,

selon laquelle la sélection naturelle modèle de l’extérieur les organismes3.

Arrêtons-nous sur cet exemple d’externalisme particulièrement important pour

notre argumentation, puisqu’il constitue l’une des thèses auxquelles

l’interactionnisme co-constructionniste de Lewontin et Oyama s’oppose de

manière directe. Selon cette interprétation de la théorie de l’évolution par

sélection naturelle, à la causalité autonome des variations de caractères dans

l’organisme répond la causalité strictement indépendante de l’élimination des

organismes possédant les traits dont la valeur adaptative est la plus faible. En

effet, dans la théorie darwinienne telle qu’elle est classiquement comprise :

La variation entre les organismes résulte de processus internes, ce qui est maintenant

connu sous le nom de mutation génétique et de recombinaison, qui ne répondent pas aux

exigences de l’environnement. Les variants qui sont produits sont ensuite testés pour leur

1 Voir notamment S. Oyama (2000 [1985]), op. cit. et « Ontogeny and the central dogma : do we need the concept of genetic programming in order to have an evolutionary perspective ? » (1987), in S. Oyama (2000b). 2 P. Godfrey-Smith (1996), op. cit. Selon le behaviorisme ou « comportementalisme », dont les deux représentants les plus connus sont John Watson et Burrhus Frederic Skinner, l’organisme répond à des stimuli, qui façonnent ses réflexes et plus généralement ses comportements. Quand Chomsky critique l’explication behavioriste de l’acquisition du langage chez l’enfant, il propose explicitement de défendre un internalisme (l’innéisme de la grammaire générative) contre l’externalisme selon lui grossier des behavioristes (voir par exemple N. Chomsky (1977 [1975]), op. cit.). 3 Thèse analysée et critiquée par Richard Lewontin (1983), op. cit., mais aussi dans (1994), op. cit. et (2000), op. cit.

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384

acceptabilité dans un environnement dont l’origine est indépendante de cette variation. Le

processus de variation est causalement indépendant des conditions de sélection.1

Autrement dit encore, « l’organisme propose et l’environnement dispose »2.

Cette conception de l’évolution par sélection naturelle se fonde sur l’idée

d’ « adaptation », selon laquelle la structure biologique de l’organisme doit être

comprise comme une réponse adaptative aux conditions environnementales et à

leurs changements. L’environnement poserait des « problèmes », auxquels les

organismes les mieux adaptés seraient ceux qui apporteraient les meilleures

« solutions »3. Comme le dit George Williams en une formule très ramassée :

« L’adaptation est toujours asymétrique ; les organismes s’adaptent à leur

environnement, jamais l’inverse »4 Cette thèse qui place l’adaptation au cœur de

son propos se prolonge parfois ce que l’on appelle l’ « adaptationnisme », selon

lequel tous les traits de tous les êtres vivants seraient « bien adaptés » à leur

environnement5.

Il est crucial de souligner la manière dont l’internalisme de la biologie du

développement et l’externalisme de la théorie de l’évolution se sont

complétés tout au long du 20e siècle : à la causalité strictement interne, endogène,

du développement de l’organisme, assuré par le programme génétique, répondait

la causalité externe de l’environnement sélectionnant comme un simple filtre (ou

« tamis ») les traits les mieux adaptés. La conséquence est une séparation radicale

de « l’intérieur » (l’organisme) et de « l’extérieur » (l’environnement), non pas au

1 R. Lewontin (2000), p. 43. Richard Lewontin ajoute : « Darwin a dû, pour proposer sa théorie de l’évolution, opérer une séparation absolue entre les processus internes qui génèrent l’organisme et les processus externes, l’environnement, dans lesquels l’organisme doit fonctionner » (ibid.). Cela s’oppose à la thèse lamarckienne de « l’hérédité des caractères acquis ». En réalité, il est aisé de voir que, dans un souci de clarté, Lewontin parle ici du « Darwin » tel que le retient la biologie de l’évolution contemporaine, et non du Darwin historique qui, comme on sait, croyait aussi à l’hérédité des caractères acquis (comme Lewontin lui-même l’a souligné plusieurs fois). 2 R. Lewontin (2000), ibid. 3 Pour une critique de la métaphore de l’adaptation, voir notamment R. Lewontin, « Adaptation » (1978). 4 « Adaptation is always asymmetrical; organisms adapt to their environment, never vice versa » : G. C. Williams, « Gaia, nature worship, and biocentric fallacies » (1992), p. 484. Cité par J. Odling-Smee, « Niche Construction in Evolution, Ecosystems and Developmental Biology » (à paraître). 5 Pour une critique de « l’adaptationnisme », voir S. J. Gould and R. Lewontin, « The Spandrels of San Marco and the Panglossian Paradigm: A Critique of the Adaptationist Programme » (1979).

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385

sens où il n’y aurait aucune interaction entre eux (au contraire, puisque la survie

des organismes elle-même dépend des conditions environnementales), mais au

sens où les causes de leurs variations respectives seraient strictement

indépendantes.

L’internalisme et l’externalisme, dès lors qu’on les présente sous une forme non

strictement caricaturale1, sont donc deux thèses présentes comme telles dans les

débats contemporains sur la construction des organismes. Plus encore, il s’agit de

deux pôles qui structurent l’ensemble des positions qui sont défendues. Un grand

nombre de ces dernières se situent dans un entre-deux, affirmant que l’organisme

est le produit d’une interaction entre d’une part ses caractéristiques et potentialités

intérieures et d’autre part son environnement. Aussi se présentent-elles souvent

comme des « interactionnismes ». Comme nous allons le montrer à présent, il

existe de très nombreuses formes d’interactionnisme, mais la plupart ont en

commun de penser les traits de l’organisme comme le résultat de la somme entre

des influences endogènes et des influences extérieures.

1.2. L’interactionnisme biologique standard

L’interactionnisme semble être une thèse de sens commun : l’organisme est le

produit à la fois de ses propres potentialités intérieures (typiquement, ses gènes) et

de son environnement. De fait, tout le monde, ou presque, se dit de nos jours

« interactionniste »2. Les débats sur l’inné et l’acquis dans le comportement

animal et notamment humain en sont une bonne illustration. Les journaux

scientifiques même les plus sérieux consacrent de nombreuses pages à poser des

questions semblables à celles que nous avons mentionnées plus haut : l’agressivité

est-elle innée ou acquise ? L’homosexualité est-elle innée ou acquise ?, etc. Le

1 Certes, il s’agit bien de deux pôles dans un débat, et donc de deux positions tranchées. Cependant, il est clair qu’aucun internaliste ne nie que l’environnement « joue un rôle » dans la construction de l’organisme, et qu’aucun externaliste n’affirme que l’organisme n’est qu’une parcelle de l’environnement (on ne pourrait en effet même pas parler d’ « environnement » sans poser l’existence d’organismes). Simplement, chacun des deux insiste sur ce qui lui apparaît comme le facteur décisif dans la construction des organismes (respectivement « l’intérieur », ou plus précisément les gènes, et « l’extérieur », c'est-à-dire l’environnement). 2 S. Oyama (2000 [1985]), op. cit.

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386

plus souvent, ces questions sont interprétées comme signifiant : tel comportement

est-il « dans les gènes » ? Certains scientifiques insistent sur le rôle décisif des

gènes, d’autres sur l’importance de l’environnement. Mais, dans la plupart des

cas, le chercheur conclura qu’à une certaine part d’inné (les gènes) vient s’ajouter

une certaine part d’acquis (l’environnement). Autrement dit, les traits des

organismes sont le résultat d’une somme entre gènes et environnement. La plupart

des interactionnismes, en effet, sont des associationnismes, c'est-à-dire qu’ils

conçoivent la construction de l’organisme comme le résultat d’une addition, entre

un peu d’intérieur (les caractéristiques individuelles innées, souvent considérées

comme génétiques) et un peu d’extérieur (les propriétés acquises par l’influence

de l’environnement). Dans l’associationnisme, deux éléments bien distincts,

séparés, interagissent pour aboutir à un résultat global1.

Le raisonnement interactionniste simple, ainsi, conduit dans la plupart des cas à

attribuer aux gènes et à l’environnement leur part respective dans la détermination

d’un trait : l’agressivité d’une souris, par exemple, serait due pour 70% aux gènes

et pour 30% à l’environnement ; l’agressivité chez l’homme, qui vit dans un

environnement social et culturel complexe, serait due pour 50% aux gènes et pour

50% à l’environnement.

Jean Piaget, par exemple, qui revendique la formulation de thèses

« interactionnistes » ou « dialectiques »2, propose des raisonnements de type

additif, et ce faisant maintient la distinction entre l’inné et l’acquis3. Il affirme par

exemple que la part de l’inné est beaucoup plus limitée chez l’être humain que

chez les animaux. Cela implique que, pour lui, les caractéristiques individuelles

1 Ce point a été bien souligné par Georges Canguilhem dans « La théorie cellulaire » (1945), p. 57 : « Associationnisme implique association, c'est-à-dire constitution d’une société postérieure à l’existence séparée d’individus participants ». Bien que le contexte soit différent (Canguilhem parle ici de la manière dont on peut dire que des cellules constituent un organisme), le raisonnement est le même. 2 Voir en particulier J. Piaget, Biologie et connaissance (1967), notamment, et Les formes

élémentaires de la dialectique (1980). 3 Voir J. Piaget (1967), op. cit., en particulier §19 : « Les connaissances innées et les instruments héréditaires de connaissance », ainsi que Le comportement, moteur de l’évolution (1976). Voir également les analyses sur ce point de Susan Oyama dans S. Oyama (2000 [1985]), op. cit., en particulier p. 22, ainsi que dans « What does the phenocopy copy » (1981) et « Penser l’évolution : l’intégration du contexte dans l’étude de la phylogenèse, de l’ontogenèse et de la cognition » (1993).

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387

peuvent bien se comprendre comme l’addition d’une part d’inné à une part

d’acquis. Simplement, chez l’homme, l’acquis prédominerait de façon massive.

Or, tel est précisément le genre d’interprétation du terme « interactionnisme »

que Richard Lewontin et Susan Oyama ont critiqué, en proposant des arguments

qui nous semblent décisifs.

1.3. L’interactionnisme co-constructionniste et la dialectique

(Lewontin, Oyama)

Selon Richard Lewontin et Susan Oyama, il est inexact de concevoir l’intérieur

et l’extérieur comme deux entités séparées, dont la somme des actions conduirait

à la construction de l’identité de l’organisme. Il y a au contraire une co-

construction permanente entre l’intérieur et l’extérieur. En d’autres termes, il

convient de parler d’ « interpénétration » entre organisme et environnement1.

C’est ce que nous appelons ici « interactionnisme co-constructionniste ». Pour la

clarté de notre propos, nous pouvons diviser cette thèse en deux composants :

d’une part, l’idée que les gènes n’ont pas de pouvoir causal indépendamment de

l’environnement ; d’autre part, l’idée que l’organisme construit son

environnement et est construit par lui2.

1.3.1. Gènes et environnement

Cette première thèse, formulée par Richard Lewontin et par Susan Oyama,

relève principalement de la biologie du développement3, mais comprise au sens

1 P. Godfrey-Smith, « Organism, environment, and dialectics » (2001a), op. cit. 2 Comme nous le montrons plus bas, la thèse « l’organisme est construit par son environnement » peut se comprendre d’un point de vue évolutionnaire ou d’un point de vue développemental. Dans ce dernier cas, elle correspond à la thèse « les gènes n’ont pas de pouvoir causal indépendamment de l’environnement » que nous allons analyser à présent. 3 Bien que Richard Lewontin soit avant tout un généticien des populations, donc un biologiste de l’évolution, un grand nombre de ses textes scientifiques et philosophiques portent davantage sur la biologie du développement que sur la biologie de l’évolution. Voir, en particulier, R. Lewontin, Human Diversity (1982) ; R. Lewontin, S. Rose and L. Kamin, Not in our genes (1984), op. cit. ; R. Lewontin, Biology as ideology: the doctrine of DNA (1991), op. cit. ; R. Lewontin, Inside and

Outside (1994), op. cit, ; R. Lewontin, The Triple Helix (2000), op. cit.

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388

large comme l’étude des mécanismes qui expliquent la construction et le maintien

d’un organisme jusqu’à sa mort. Elle consiste en une critique d’une conception

strictement internaliste et génétique du développement de l’organisme, conception

qu’il s’agirait de remplacer par la thèse co-constructionniste que nous présentons

ici.

Selon le co-constructionnisme appliqué à la question des rapports entre gènes et

environnement, aucun trait de l’organisme ne peut être dit génétiquement

déterminé, au sens où il serait la conséquence des seuls gènes de cet organisme,

sans influence environnementale. Un gène, ou même un ensemble de gènes, ne

sont jamais des conditions suffisantes pour la réalisation d’un trait1. Le raccourci

qui consiste à affirmer que certains traits (la couleur des yeux, par exemple, ou

bien tel trait comportemental) sont génétiquement déterminés provient d’une

confusion entre la cause d’un trait et la cause d’une différence entre deux traits. Il

est exact que, dans un environnement donné, la différence dans la forme des ailes

de deux mouches drosophiles peut s’expliquer par une différence génétique entre

elles. Mais cela n’implique certainement pas que la construction du trait

individuel soit la conséquence des seuls gènes2.

Un gène n’acquiert de pouvoir causal que dans un environnement cellulaire.

Dans cet environnement, un rôle majeur est joué par les protéines, qui sont, plus

que les gènes, les véritables acteurs du fonctionnement cellulaire3. Par exemple,

certaines protéines induisent la déméthylation du promoteur d’un gène, ce qui en

permet l’expression4. Dans nos cellules, un très grand nombre de gènes sont

1 Voir J. Gayon, « La biologie entre loi et histoire » (1994) : « Dans les sciences de la vie, les explications […] sont étroitement dépendantes d’un contexte. Ainsi en génétique, jamais un gène n’est condition suffisante de quoi que ce soit ; il lui faut tout un contexte biochimique, éventuellement physiologique et morphologique, pour exprimer son information. » Nous souscrivons tout à fait à cette thèse, mais, comme nous le montrons ci-dessous, en allant jusqu’à rejeter l’idée que le gène puisse être dit avoir une « information » qui lui serait propre. 2 Voir par exemple R. Lewontin, Foreword to S. Oyama, The Ontogeny of Information (2000 [1985]), op. cit. 3 M. Morange, Une lecture du vivant (1986) et La part des gènes (1998), op. cit. 4 E. J. Richards, « Inherited epigenetic variation – revisiting soft inheritance » (2006). Concernant le développement des mammifères, voir W. Reik, « Stability and flexibility of epigenetic gene regulation in mammalian development » (2007). Pour un article de synthèse sur les plantes (insistant en outre sur l’hérédité), voir I. R. Henderson and S. E. Jacobsen, « Epigenetic inheritance in plants » (2007).

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maintenus inactifs, ils ne s’expriment pas, sauf si une protéine vient en déclencher

l’expression. Or, l’action de ces protéines activatrices dépend de l’environnement

local de la cellule. En un sens, donc, la cellule et l’environnement cellulaire

précèdent le gène et lui donnent la possibilité de s’exprimer. Cela est vrai

également d’un point de vue ontogénétique, puisque le cytoplasme de la cellule

œuf, issu de la mère, joue un rôle décisif dans l’activation des gènes qui

interviennent dans la construction de l’organisme.

L’environnement cellulaire lui-même dépend des conditions

« environnementales » de l’organisme, et des conditions environnementales

générales (c'est-à-dire de « l’environnement » de l’organisme tel qu’on l’entend

habituellement)1. Un exemple aujourd'hui bien connu est celui du papillon

Araschnia levana2. Ce papillon a deux formes, l’une dite « de printemps » et

l’autre dite « d’été ». Ces deux formes sont si différentes que Linné les a

considérées comme deux espèces différentes. À la fin du 19e siècle, August

Weismann a démontré qu’il s’agissait d’une seule espèce, et que la température au

moment du développement était la cause des deux différents phénotypes. Selon la

température d’incubation, Weismann obtint des formes de printemps ou d’été. On

sait aujourd'hui que ces morphologies sont dues à la fois à la température et à la

longueur des jours pendant le développement. On sait aussi, et surtout, que la

production de l’un ou l’autre phénotype est due aux quantités d’une certaine

hormone (ecdysone) dans la larve. Or, dans plusieurs cas, cette hormone régule

l’expression de certains gènes, qui, une fois activés, favorisent l’expression d’un

des deux phénotypes. En conséquence, dans ces cas, un changement

environnemental suscite un changement hormonal, qui à son tour régule

l’expression de certains gènes. H. Fred Nijhout parle à ce propos d’ « instruction

environnementale de l’expression génétique »3.

1 E. J. Richards (2006), op. cit. 2 Dans cette analyse, nous nous appuyons sur S. F. Gilbert, « Mechanisms for the environmental regulation of gene expression : Ecological aspects of animal development » (2005), op. cit. 3 H. F. Nijhout, « Control mechanisms of polyphonic development in insects » (1999), et « Development and evolution of adaptive polyphenisms » (2003). Sur ces enjeux, voir également M-J. West Eberhard, Developmental plasticity and evolution (2003).

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La thèse générale défendue ici pourrait peut-être sembler banale, et même

inutile : n’est-il pas évident qu’un gène ne « fait » rien tout seul, hors d’un

contexte d’activation ? Dès lors que l’on en comprend les implications, cette thèse

perd toutes les apparences de la trivialité : le cœur de l’argument est que les gènes

n’ont aucun pouvoir causal indépendamment d’un environnement cellulaire, qui

lui-même dépend de l’environnement constitué par l’organisme dans son

ensemble, et qui lui-même dépend de l’environnement dans lequel l’organisme

évolue. Il n’y a pas, autrement dit, de gènes dont le pouvoir causal ne soit

construit par les influences environnementales situées à plusieurs niveaux

(cellulaire, organismique, environnemental au sens strict)1. Si l’on tire toutes les

conséquences de cette thèse, on conclut que la distinction entre « l’inné » et

« l’acquis » perd pratiquement toute signification, du moins si l’on appelle

« inné » les gènes ou même « l’intérieur » de l’organisme, et « acquis » ce qui

provient de l’environnement2. Selon la thèse co-constructionniste, il est

impossible d’attribuer, pour un caractère donné chez un individu donné, la

« part » qui revient aux gènes et la « part » qui revient à l’environnement dans la

détermination de ce caractère. Les raisonnements de type additif sont tout

simplement erronés lorsque l’on cherche à comprendre la détermination des traits

individuels3.

En particulier, si la thèse co-constructionniste est exacte, même si l’on pourrait à

la rigueur dire qu’il existe des séquences d’ADN indépendamment des influences

environnementales, on ne peut en revanche plus parler d’ « information

génétique » au sens d’une information qui serait « contenue » dans les seuls

gènes : une séquence d’ADN ne devient une « information » (ou, selon la

terminologie que nous préférons, n’acquiert un pouvoir causal) que dans un

environnement cellulaire et général4.

1 S. Oyama (2000 [1985]), op. cit. 2 Ibid., en particulier p. 95-100. 3 R. Lewontin, « The Analysis of variance and the analysis of causes » (1974b). 4 Peter Godfrey-Smith, pourtant critique à l’égard de nombreux usages de la notion d’information en biologie, a écrit à plusieurs reprises qu’il était exact que la conformation des protéines d’un organisme était en un sens « contenue » dans ses gènes à cause de la correspondance structurelle entre les deux. Dans un texte qui s’appuie sur les réflexions de Susan Oyama, nous essayons de

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1.3.2. Organisme et environnement

Ce deuxième aspect de la thèse co-constructionniste porte sur la biologie de

l’évolution. Son affirmation centrale est que, d’un point de vue évolutionnaire,

l’organisme produit son environnement et réciproquement l’environnement

produit l’organisme1.

La cible principale de l’interactionnisme co-constructionniste est ici

l’interprétation strictement externaliste de la théorie de l’évolution que nous avons

présentée ci-dessus. Selon cette vision externaliste, l’organisme subit des

modifications endogènes2 (dues à des mutations, dans le néo-darwinisme) qui

s’avèrent ou non adaptées à l’environnement. Le modèle est dans ce cas celui de

la clé et de la serrure : la question qui se pose est celle de savoir si l’organisme est

« bien adapté » à l’environnement dans lequel il se trouve. Il importe de rappeler

deux aspects de cette conception :

i) Elle ne présente pas du tout l’environnement comme fixe : au contraire,

l’environnement change sans cesse, de même que les organismes.

ii) Elle n’affirme pas du tout que l’environnement n’a aucune influence sur

les organismes : au contraire, l’environnement élimine les organismes mal

adaptés.

En revanche, elle affirme que les causes des variations des organismes sont

indépendantes des causes des variations de l’environnement. Or, c’est cette thèse

que critique Richard Lewontin3. La thèse de Lewontin comporte deux aspects :

premièrement, l’organisme construit son environnement ; deuxièmement,

l’environnement construit l’organisme. Etudions ces deux aspects en détail.

démontrer pourquoi cette affirmation est erronée (T. Pradeu, « The Organism in Developmental Systems Theory », en préparation). 1 R. Lewontin (1983), op. cit. 2 Dans le néo-darwinisme, il s’agit de modifications phénotypiques dues à des mutations génétiques. Cependant, le schéma de l’interprétation externaliste est plus général que cela, il pourrait s’appliquer à n’importe quelle forme de sélection naturelle telle que décrite par R. Lewontin (1970), op. cit. 3 Voir par exemple R. Lewontin (2000), op. cit., p. 47.

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a) En quel sens peut-on dire que l’organisme construit son environnement ?

La première partie de la thèse est que l’organisme n’est jamais passif face à son

environnement ; au contraire, il le construit. Il est vrai qu’il existerait un « monde

physique » s’il n’y avait pas d’organismes pour l’habiter, mais en revanche il n’y

aurait pas d’« environnement ». L’environnement est une notion biologique, et

avant tout écologique, il désigne l’ensemble des facteurs biotiques et abiotiques

qui contribuent à expliquer la construction, le maintien et la reproduction de

populations d’organismes. Il s’agit donc d’une notion très vaste, mais qui peut être

précisée au cas par cas1. On peut prendre l’exemple suivant : l’herbe d’un jardin

fait partie de l’environnement d’un moucherolle phébi (qui construit son nid avec

de l’herbe), mais les pierres qui s’y trouvent ne font pas partie de son

environnement, car la disparition de ces dernières ne changerait rien à ses

conditions écologiques d’existence. En revanche, les pierres font partie de

l’environnement d’une grive, qui les utilise comme une enclume pour briser les

escargots dont elle se nourrit2. Ainsi, en construisant un nid, par exemple,

l’organisme aménage et modifie son environnement. Plus généralement, la

« construction de niche » est probablement le meilleur exemple de construction,

par l’organisme, de son environnement : les castors, par exemple, construisent des

barrages sur les rivières, ce qui crée de petits lacs dans lesquels ils peuvent vivre

aisément, notamment parce que s’y accumulent petit à petit des alluvions, qui

favorisent la diversité de la flore et de la faune. Pour prendre d’autres exemples,

les vers de terre creusent des trous, dans lesquels ils vivent ; les fourmis

« cultivent » des champignons sur des feuilles qu’elles conservent à cet effet3 ;

etc. Ces niches constituent autant de modifications locales des conditions de

pression sélective sur les organismes qui les construisent, qui peuvent conduire à

1 Dans son livre Adapation and environment (1990), R. Brandon distingue trois types d’environnements : environnement « externe » (indépendant de l’organisme), « écologique » (mesuré relativement à ses effets sur l’organisme) et « sélectif » (mesuré par la pression sélective qu’il exerce sur l’organisme) : voir chapitre 2, section 2.1. « Three concepts of environment », p. 47sq. 2 Cet exemple est celui de R. Lewontin (2000), op. cit., p. 49-50. 3 R. Lewontin (2000), op. cit., p. 49.

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393

des changements génétiques dans les populations d’organismes concernées, mais

aussi chez d’autres espèces. Cette thèse a été récemment reprise et creusée par

John Odling-Smee, Kevin Laland et Marcus Feldman, dans leur livre Niche

Construction1. Le principal objectif de cet ouvrage est de développer des modèles

contribuant à confirmer l’importance des modifications sur l’environnement dues

aux organismes, et l’effet rétroactif de ces modifications environnementales sur

les populations d’organismes, en particulier au niveau génétique2. Le terme de

« co-construction » a été largement diffusé à cette occasion3.

Cependant, la thèse selon laquelle l’organisme construit son environnement est

plus générale que l’affirmation selon laquelle il faut prendre en compte la

construction de niche. Prise dans toute son extension, elle comporte cinq idées4 :

1) L’environnement est constitué par les activités des organismes. Ces

derniers « sélectionnent » des parties du monde vivant, qui deviennent des

constituants de leur environnement.

2) Tous les organismes construisent, au sens strict, le monde autour d’eux :

abri, etc. (Construction de niche).

3) Tous les organismes altèrent leur environnement. Ils en épuisent les

ressources pour eux-mêmes, mais aussi parfois pour d’autres espèces. Cependant,

dès lors que l’on se place au niveau de plusieurs espèces, il s’établit dans de

nombreux cas un cycle de consommation et de production : par exemple, les

excréments des grands herbivores constituent de la nourriture pour les scarabées5.

4) Les organismes modulent les propriétés statistiques des conditions

externes au fur et à mesure que ces dernières font partie de leur environnement.

Les organismes peuvent, par exemple, stocker de l’énergie, ce qui leur permet de

1 J. Odling-Smee, K. N. Laland and M. W. Feldman, Niche Construction. The neglected process in

evolution (2003). Bien que récent, ce livre est en réalité le produit de plusieurs années de travail dans les domaines de l’écologie, de la modélisation de l’évolution, de l’évolution culturelle, etc. 2 K. Sterelny, « Made by each other » (2005) et « Novelty, Plasticity and Niche Construction: The Influence of Phenotypic Variation on Evolution » (à paraître). 3 L. Keller, « Changing the world » (2003). 4 R. Lewontin (1983), op. cit. Nous reprenons ici les termes de (2000), op. cit., p. 52 sq. 5 Richard Lewontin aime citer la phrase de Mort Sahl : « Souvenez-vous qu’aussi égoïste, aussi cruel, aussi impitoyable que vous ayez été aujourd'hui, à chaque fois que vous prenez une inspiration, vous faites le bonheur d’une fleur ». (Voir par exemple R. Lewontin, 2000, p. 55).

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394

maintenir certains processus physiologiques constants, alors même que les

conditions environnementales changent.

5) Les organismes déterminent par leur biologie la nature physique réelle

des signaux en provenance de l’extérieur. Ils « convertissent » des signaux

environnementaux en d’autres signaux : par exemple, les mammifères

convertissent une augmentation de la température extérieure en un signal

endocrinien, qui est le véritable déclencheur de modifications anatomiques

comme par exemple la vitesse de respiration.

Nous reviendrons plus bas, d’une manière plus critique, sur ces cinq points. Il

nous importe ici d’en souligner la conséquence principale, à savoir que les

pressions sélectives qui s’exercent sur les organismes ne sont jamais

indépendantes des activités de ces derniers. Les organismes ne sont pas

sélectionnés par un environnement face auquel ils sont passifs, ils sont

sélectionnés par un environnement qu’ils ont eux-mêmes, en partie, aménagé.

b) En quel sens peut-on dire que l’environnement construit l’organisme ?

La deuxième partie de la thèse est que l’organisme est construit par son

environnement. Cette proposition peut être comprise comme relative au

développement des organismes, ou bien comme relative à leur évolution. Du point

de vue développemental, nous avons démontré ci-dessus ce qu’elle signifie : un

organisme n’est jamais le produit de facteurs strictement « internes », au sens de

non influencés par l’environnement local et général. Nous avons expliqué ci-

dessus pourquoi cette thèse nous semblait essentielle. Cependant, à présent, nous

nous intéressons seulement aux aspects évolutionnaires1. Le problème est donc le

suivant : est-ce que la proposition selon laquelle l’organisme est construit par son

environnement a une portée évolutive ? En d’autres termes, en quel sens peut-on

dire que l’organisme est construit par son environnement du point de vue de la

sélection naturelle ?

1 Puisque, comme nous l’avons dit, la cible de l’interactionnisme co-constructionniste est ici les biologistes de l’évolution partisans de l’externalisme.

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395

La réponse du partisan de l’interactionnisme co-constructionniste sur ce point

est en apparence semblable à celle que fait l’externaliste : l’environnement

sélectionne certaines variations exprimées par les organismes. Cependant, la thèse

devient originale dès lors qu’on articule le deuxième aspect (c'est-à-dire la

proposition selon laquelle l’environnement sélectionne certaines variations

exprimées par les organismes) au premier (c'est-à-dire la proposition selon

laquelle l’organisme construit son environnement). Le raisonnement consiste à

dire que les gènes influent sur les traits des organismes, qui modifient

l’environnement, qui à son tour influe sur la répartition des gènes dans la

population concernée (et également chez d’autres espèces). L’interactionnisme

co-constructionniste se donne donc ici pour tâche de décrire une dynamique

écologique complexe, faite d’actions et de rétro-actions. Autrement dit, c’est la

causalité enchaînée des deux phénomènes qui aboutit à une interprétation

renouvelée du processus de sélection naturelle.

Là encore, certains évolutionnistes pourraient trouver cette thèse triviale,

l’environnement étant en effet toujours affecté par les activités des organismes.

Pourtant, deux observations montrent que cette thèse n’est pas du tout triviale :

i) Dans la plupart des modélisations de l’évolution, l’environnement est

supposé constant par rapport aux activités des organismes, pour des raisons de

simplicité. Autrement dit, les évolutionnistes n’ignorent pas que les organismes

influent sur l’environnement, mais ils décident de négliger ce fait, pour que leurs

modélisations ne soient pas trop complexes. Cependant, l’argument de Richard

Lewontin, repris et exemplifié par Odling-Smee, Laland et Feldman, est que, en

dépit de son indéniable complexité, la modélisation de l’évolution en tenant

compte des influences des organismes sur l’environnement est possible, et donne

des résultats différents des modélisations classiques1.

1 Voir J. Odling-Smee et al. (2003), op. cit., et S. Okasha, « On niche construction and extended evolutionary theory » (2005).

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396

ii) Des interprétations fortement externalistes, et même adaptationnistes,

de la théorie de l’évolution continuent d’être proposées de nos jours, et ont une

influence considérable sur la biologie et la philosophie de la biologie1.

De l’ensemble de ces analyses, on peut déduire qu’organismes et environnement

sont effectivement dans une relation de perpétuelle co-construction.

1.3.3. Les différentes affirmations de l’interactionnisme co-constructionniste

La thèse co-constructionniste est vaste et complexe, ce qui peut poser deux

types de difficultés :

i) Il n’est pas toujours facile de dire si elle concerne des phénomènes

ontogénétiques ou phylogénétiques, c'est-à-dire si elle parle de ce que fait un

organisme pendant sa durée de vie, ou bien si elle se place à un niveau

évolutionnaire (concernant, donc, des générations de populations d’organismes) .

ii) Il n’est pas toujours facile de déterminer si elle énonce des faits

triviaux, ou bien si elle avance des éléments véritablement nouveaux.

Dans un souci de clarification, nous avons construit un tableau (tableau 2), qui

distingue, pour chacune des deux affirmations de la thèse (respectivement

« L’organisme construit son environnement » et « L’environnement construit

l’organisme), les aspects développementaux des aspects évolutionnaires. Ce

tableau montre aussi, dans chaque cas, quelle est la cible visée par

l’argumentation, et quels sont les principaux représentants de la thèse co-

constructionniste. Enfin, il distingue les thèses qui nous semblent triviales de

celles qui nous semblent novatrices2.

1 Pour un exemple particulièrement significatif, voir D. C. Dennett, Darwin’s dangerous idea :

evolution and the meaning of life (1995). 2 Les thèses de l’interactionnisme co-constructionniste, à nos yeux, ne sont jamais triviales, mais il est facile de les interpréter d’une manière triviale, ce qui permet de les repousser sans avoir procédé à un examen sérieux.

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397

Développement / évolution

Cible Principaux représentants

Développement : tout organisme aménage son environnement. Cette thèse est triviale en écologie.

Aucune Consensus

L’organisme construit son

environnement Evolution : la manière dont l’organisme construit son environnement influence les générations futures. Thèse non triviale

Externalisme évolutif. Métaphore de l’adaptation

Lewontin ;

Oyama ;

Odling-Smee, Laland et Feldman

L’organisme n’est pas le produit de ses seuls gènes (trivial), ces derniers n’ayant pas de pouvoir causal indépendamment de l’environnement (non trivial)

Préformationnisme, et notamment programme génétique

Lewontin, Oyama

L’environnement construit

l’organisme

Evolution : les mutations génétiques induisent des modifications des traits des organismes, qui induisent des modifications de l’environnement, qui à leur tour modifient les gènes des populations d’organismes

Externalisme évolutif, qui ne voit l’environnement que comme un « tamis »

Lewontin ;

Odling-Smee, Laland et Feldman

Tableau 2. Les différents aspects développementaux et évolutionnaires de l’interactionnisme co-

constructionniste.

Page 398: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

398

1.3.4. Quel terme adopter pour désigner cette thèse ?

Susan Oyama, qui dans ses analyses a été inspirée par les réflexions menées par

Richard Lewontin, a choisi le terme d’ « interactionnisme constructif »1 pour

qualifier sa thèse. Richard Lewontin lui-même préfère éviter de parler

d’interactionnisme, premièrement parce que le terme est trop polysémique, et

deuxièmement et surtout parce qu’il semble impliquer l’existence séparée des

deux entités qui sont en interaction, ce qui est précisément, comme nous l’avons

montré, l’idée contre laquelle il a élaboré sa propre thèse. Lewontin préfère parler

de conception « dialectique » des interactions organisme-environnement2. Ce

terme, et la conception de Lewontin elle-même, sont un héritage de Friedrich

Engels3. Nous choisissons ici d’utiliser le terme d’ « interactionnisme co-

constructionniste », plutôt que celui de « dialectique », pour trois raisons :

i) Aux yeux d’un philosophe, le terme « dialectique » n’est pas moins

polysémique que celui d’ « interactionnisme »4.

ii) Le terme « interactionnisme co-constructionniste » exprime

parfaitement bien l’idée d’interpénétration de l’organisme et de l’environnement

que Lewontin entend exprimer, par opposition à l’idée d’une existence séparée

des deux interactants.

iii) En utilisant de façon critique le terme de « dialectique », Levins et

Lewontin ont en réalité deux cibles : d’une part, ce qu’ils appellent le

« réductionnisme cartésien »5, et d’autre part, l’externalisme tel que nous

l’avons décrit ici6. En s’opposant au « réductionnisme cartésien », Levins et

Lewontin critiquent l’idée selon laquelle on pourrait expliquer le

1 S. Oyama (2000 [1985]) ; voir également S. Oyama, « Terms in tension : What do you do when all the good words are taken ? » (2001). 2 Voir en particulier R. Levins and R. Lewontin, The Dialectical biologist (1985), op. cit. 3 Voir F. Engels, Dialectique de la nature (1968 [1925]). Le livre The Dialectical biologist est dédié à Engels. 4 Pensons à des définitions aussi variées du terme que celle de Platon, d’Aristote, de Hegel, de Marx, de Piaget, etc. 5 R. Levins and R. Lewontin, , « Dialectics », Conclusion de The Dialectical biologist (1985), op.

cit. 6 Je m’inscris ici dans le prolongement de l’analyse de Peter Godfrey-Smith : « Organism, environment, and dialectics » (2001a), op. cit.

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fonctionnement d’un système (en particulier un organisme) en le découpant en

parties, puis en se demandant ce que fait chaque partie. Je ne souhaite pas suivre

Levins et Lewontin dans cette thèse, car je pense que même lorsque l’on adopte

un raisonnement co-constructionniste on est amené dans un deuxième temps à

se demander ce que chaque partie fait en tant qu’elle est influencée par d’autres

interactants1. C’est pourquoi je n’utilise pas le terme de « dialectique » ici. En

utilisant le terme d’ « interactionnisme co-constructionniste », je concentre mon

examen critique sur une seule cible, à savoir l’externalisme.

1.3.5. Conclusions

Nous pouvons tirer des arguments présentés dans cette section trois

conclusions :

i) L’internalisme développemental est faux : il n’y a pas de détermination

endogène fixe et qui précèderait les influences environnementales.

ii) L’externalisme évolutionnaire est faux : l’environnement des

organismes n’est jamais indépendant des actions de ces derniers.

iii) L’interactionnisme classique est faux : on ne peut pas dire qu’à une

certain part d’inné (déterminée par les gènes) vient s’ajouter une certaine part

d’acquis (déterminée par l’environnement), car il n’y a pas de causalité génétique

qui ne soit pas déjà « environnementale », et il n’y a pas de causalité

environnementale qui ne soit pas influencée par les organismes.

L’un des objectifs de l’ensemble de notre travail est de montrer en quoi la

théorie immunologique du soi et du non-soi a constitué l’un des piliers les plus

importants de la conception internaliste de l’organisme, nourrissant d’autres

domaines (comme la génétique) et réciproquement se nourrissant d’eux. Nous ne

1 Pour la même raison, je suis réticent à tout usage de la notion de « holisme » en biologie, y compris chez Richard Levins : voir R. Levins, « Dialectics and reductionism in ecology » (1980). Notons tout de même que Levins est très prudent dans sa manière de définir le « holisme ». Richard Lewontin, pour sa part, exprime souvent des réticences face aux thèses « holistiques » : voir notamment R. Lewontin (2000), op. cit., p. 109.

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défendrons pas, cependant, une thèse externaliste, mais montrerons que

l’immunologie contemporaine, telle que définie à partir de la théorie de la

continuité, renforce et même peut contribuer à fonder l’interactionnisme co-

constructionniste, tel qu’il est proposé par Richard Lewontin et Susan Oyama.

Nous essaierons de montrer comment l’immunologie, qui a été pendant plus d’un

demi-siècle l’un des principaux fondements de la thèse internaliste, peut

aujourd'hui contribuer à fonder la thèse de l’interactionnisme co-

constructionniste1.

1.4. L’immunologie, un modèle d’internalisme

1.4.1. La domination de l’internalisme en immunologie

Comme nous l’avons montré dans les chapitres précédents, l’immunologie est

dominée par une conception internaliste de l’organisme. Le système immunitaire

est en effet conçu comme le gardien de l’identité de l’organisme, il serait le

système de conservation de cette dernière : l’immunité serait l’ensemble des

processus par lesquels les changements par rapport à une identité prédéfinie,

figée, seraient rendus impossibles. Cette identité qu’il s’agirait de conserver est

principalement vue comme génétique, ou plutôt, comme nous l’avons vu, elle est

une identité phénotypique définie précocement2, et qui dans la plupart des cas

refléterait le « soi » génétique de l’organisme. Cette identité précoce est fixe, et

son immuabilité est ce que le système immunitaire a pour fonction de maintenir3.

De fait, l’immunologie a posé la question du maintien de l’identité de l’organisme

à travers le temps, mais y a presque systématiquement substitué une autre

question, celle des mécanismes qui assurent le maintien de l’intégrité4. On a mis

1 T. Pradeu, « L’immunité et l’interactionnisme biologique » (2007). 2 À un stade précoce du développement, c'est-à-dire à la naissance ou peu après la naissance. 3 Jean Dausset écrit : « Si le soi est constant, immuable, il n’en est pas de même du non-soi mouvant et auquel la défense doit sans relâche s’adapter » (« La définition biologique du soi », 1990, p. 22). 4 A. I. Tauber, The Immune Self (1994) ; T. Pradeu et E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites » (2004).

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401

ce glissement en évidence chez Burnet1, ainsi que chez des immunologistes

actuels. On peut à titre d’exemple rappeler la phrase de Jean-Michel

Claverie mentionnée dès notre introduction : « C’est donc l’autre, l’étranger qui

apparaît, au sens propre, épidermiquement intolérable. »2 Seuls les changements

endogènes sont acceptés, toute influence exogène étant la source d’un rejet

immunitaire. Le système immunitaire est vu comme un outil de maintien, de

conservation de l’identité de l’organisme.

Cet internalisme se retrouve dans toutes les théories avancées jusqu’ici en

immunologie : la théorie du soi et du non-soi, les théories du « système » ou du

« réseau » immunitaire, les théories de l’auto-organisation en immunologie, et la

théorie du danger. Nous avons même montré que les théories du réseau et de

l’auto-organisation, loin de critiquer cet internalisme, l’avaient renforcé. L’idée

que la discrimination contre l’étranger, le « non-soi », est la fonction même du

système immunitaire – idée encore très souvent exprimée dans l’immunologie

contemporaine – montre bien la persistance de ce point de vue internaliste. La

raison du maintien de ce point de vue à travers des théories différentes, exprimées

sur une période qui s’étend tout de même sur soixante ans3, est très certainement

qu’aucune d’entre elles n’a véritablement intégré les résultats obtenus dans le

domaine de la tolérance immunitaire. En outre, pendant cette période, le lien entre

l’immunologie et la microbiologie, et donc avec une possible prise en compte des

interactions hôtes-micro-organismes, a été de plus en plus oublié, alors même

qu’il était décisif chez plusieurs fondateurs de la discipline, y compris chez

Burnet4. Cet écart avec la microbiologie a très largement signifié une prise de

distance avec la théorie de l’évolution par sélection naturelle, certes appliquée au

système immunitaire par des théoriciens5, mais quasiment pas utilisée dans le

travail régulier d’une discipline dont on a vu qu’elle restait très médicale.

Parallèlement, l’immunologie s’est ancrée dans les visions excessives, 1 F. M. Burnet, « The Integrity of the body » (1962). 2 J-M. Claverie, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique » (1990), italiques dans l’original. 3 C'est-à-dire de la formulation de la thèse du soi et du non-soi par Burnet jusqu’à nos jours. 4 Surtout, comme nous l’avons vu au chapitre 2, au début de son activité scientifique. 5 C’est le cas, nous l’avons vu, pour la théorie de la sélection clonale de Burnet.

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402

caricaturales même, de la construction de l’organisme, que la génétique et la

biologie du développement ont véhiculées dans les années 1950 à 1970.

L’internalisme immunologique s’est de fait nourri de l’internalisme génétique et

développemental, et l’a nourri à son tour, puisqu’il semblait montrer qu’il existait

toute une série de mécanismes destinées à préserver l’identité génétique immuable

de l’individu.

1.4.2. Critique de l’internalisme immunologique

L’internalisme a été récemment critiqué dans plusieurs domaines de la biologie,

au premier rang desquels la biologie du développement et la génétique. La

critique la mieux fondée est venue, selon nous, de l’interactionnisme co-

constructionniste, dont nous avons présenté les arguments. Notre projet est ici de

critiquer l’internalisme là où il semble le plus unanimement accepté, c'est-à-dire

en immunologie. Si l’on parvenait à montrer que l’internalisme est inadéquat en

immunologie, les partisans de cette thèse perdraient ce qui apparaît comme l’un

de ses meilleurs fondements. Nous pensons que les analyses des chapitres

précédents ont déjà en grande partie montré pourquoi une conception internaliste

ne pouvait plus être défendue de nos jours en immunologie. En s’appuyant, en

particulier, sur les phénomènes de tolérance immunitaire, elles ont souligné

l’hétérogénéité de l’organisme, c'est-à-dire le fait que l’organisme se construit en

grande partie à partir d’entités d’origine extérieure. Dans la suite de ce chapitre,

nous montrons que, loin de montrer la validité du point de vue internaliste,

l’immunologie contemporaine peut constituer un fondement solide pour une

conception co-constructionniste des interactions entre organisme et

environnement.

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403

2. Ce que notre définition immunologique de l’organisme apporte

à l’interactionnisme co-constructionniste en général

2.1. L’internalisation d’éléments exogènes : un cas particulièrement

significatif de construction de l’organisme par l’environnement

2.1.1. La construction par internalisation

La thèse co-constructionniste envisage plusieurs types d’influences possibles de

l’environnement sur l’organisme : certains facteurs de l’environnement (comme la

température par exemple) peuvent jouer un rôle dans le fait de posséder un trait,

l’environnement local peut déclencher l’activation d’un gène qui lui-même joue

un rôle dans la détermination d’un trait, une variation environnementale peut

favoriser certains organismes et en défavoriser d’autres (comme dans

l’externalisme classique, mais qui est ici resitué dans une perspective beaucoup

plus large), etc. Nous pensons pour notre part que toutes ces influences existent

effectivement, mais qu’il serait utile d’opérer des distinctions entre elles, car elles

peuvent être relativement différentes en pratique. Par exemple, un organisme qui

modifie sa température interne face à un changement des conditions

environnementales n’est pas du tout « construit » par son environnement en un

sens aussi fort que ne l’est un organisme dont les gènes sont activés en fonction

d’un environnement particulier, induisant un phénotype particulier (comme dans

le cas des papillons décrits ci-dessus)1.

L’immunologie offre un cas particulièrement clair de construction de

l’organisme par l’environnement, à savoir l’internalisation de constituants

exogènes. Nous suggérons donc de distinguer, au sein des influences

environnementales sur l’organisme, un sous-ensemble particulièrement

significatif, qui est l’internalisation d’éléments de l’environnement qui deviennent

des constituants de l’organisme. L’organisme n’est alors pas seulement

1 Peter Gofrey-Smith propose des distinctions semblables, et qui nous semblent utiles, au sein de la thèse co-constructionniste. Voir P. Godfrey-Smith « Organism, environment, and dialectics » (2001a), op. cit.

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« influencé » par son environnement, mais littéralement « construit » par

l’environnement, grâce à cette intégration d’entités initialement extérieures1. Ce

sont de tels processus d’intégration qui nous ont conduit, dans le chapitre

précédent, à nommer « organisme hétérogène » l’entité résultant de ces processus.

Nous avons proposé une définition de l’organisme hétérogène, individué par ses

interactions immunitaires. Après avoir expliqué quelles sont les entités exogènes

qui peuvent être internalisées, nous montrerons que cette internalisation a des

conséquences sur le développement mais aussi sur l’évolution des organismes

hôtes.

2.1.2. Quelles sont les entités qui peuvent être ainsi internalisées ?

De nombreuses entités sont susceptibles de devenir, par intégration

(internalisation), des constituants de l’organisme : il peut s’agir de bactéries, de

virus, de macro-parasites. La définition que nous avons proposée, au chapitre

précédent, de l’organisme hétérogène, indique que toute entité qui i) entretient des

interactions biochimiques fortes avec au moins un sous-système de l’organisme

(interactions biochimiques locales), et qui ii) entretient des interactions régulières

et d’une moyenne intensité avec les récepteurs immunitaires (ce qui veut dire

qu’elle est activement tolérée), est un constituant de l’organisme. Prenons un

micro-organisme2 quelconque, et demandons-nous à quelles conditions il peut

devenir un constituant de l’organisme. Premièrement, il doit entretenir des

interactions biochimiques fortes avec l’organisme, ce qui implique qu’il se trouve

dans ou sur l’organisme3. Deuxièmement, il doit entretenir des interactions

1 Nous considérons ici les termes d’ « internalisation » et d’ « intégration » comme synonymes. 2 Notre définition des « micro-organismes » comprend les bactéries, les virus, les micro-parasites, mais aussi les parasites appelés parfois « macro-parasites ». Nous explicitons cette définition plus loin. 3 Rappelons que, dans notre définition de l’organisme hétérogène, les surfaces de l’organisme font partie de cet organisme, exactement comme des organes, puisqu’elles respectent les critères proposés. Par exemple, la peau, les surfaces intestinales, etc. sont des constituants de l’organisme. La conséquence est que tout ce qui s’y trouve et qui i) entretient des interactions biochimiques locales fortes avec l’organisme et qui ii) entretient des interactions régulières et d’une moyenne intensité avec les constituants immunitaires qui se trouvent au niveau de ces surfaces (i.e. est

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405

régulières et d’une moyenne intensité avec les récepteurs immunitaires, autrement

dit il doit être activement toléré1. La conséquence de ces deux conditions (qui ne

sont donc qu’une explicitation de notre critère d’individuation) est que les micro-

organismes suivants ne peuvent pas être internalisés :

i) un micro-organisme qui ne pénètre pas dans ou sur l’organisme.

ii) un micro-organisme qui est rejeté par le système immunitaire de l’hôte.

iii) un micro-organisme qui est immunitairement ignoré2.

En revanche, de nombreuses entités respectent ces deux conditions, et peuvent

donc être internalisées au sens que nous avons défini : certaines sont pathogènes3,

d’autres sont commensales4 ou encore symbiotiques5.

Un bon exemple d’internalisation est celui des bactéries commensales et

symbiotiques de l’intestin. Chez l’être humain, par exemple, comme nous l’avons

vu, des bactéries colonisent l’intestin dès la naissance, puis cette flore intestinale

se modifie et se stabilise vers un an6, mais n’est pourtant pas complètement fixée :

pendant toute sa vie, l’organisme peut internaliser de nouveaux constituants

bactériens, qui modifient la composition de son intestin7. Ces bactéries sont

activement toléré) fait partie de l’organisme. Le fait d’être « sous la peau » n’est pas en soi, pour nous, un critère pertinent. 1 Ces deux conditions garantissent que l’on aboutit à ce que Claude Combes appelle une interaction durable » entre « habitant » et « habité » : C. Combes, Interactions durables (1995) et L’Art d’être parasite. Les associations du vivant (2001). 2 Comme nous l’avons vu, l’ignorance immunitaire désigne l’absence d’interaction entre une entité et les récepteurs immunitaires de l’hôte. Nous pensons que ce phénomène est en réalité très rare (la plupart des cas décrits comme des « ignorances immunitaires » nous apparaissant plutôt comme des cas de tolérance active), mais nous devons tenir compte de sa possibilité ici. 3 Pensons par exemple aux parasites qui s’installent pour très longtemps dans un organisme hôte en activant des mécanismes de tolérance immunitaire de la part de l’hôte, comme Leishmania

major qui active des cellules T régulatrices CD4+ CD25+ de l’organisme qu’il occupe (Y. Belkaid et al., « CD4+CD25+ regulatory T cells control Leishmania major persistence and immunity », 2002). 4 Dans ce cas, un micro-organisme est toléré, mais sans bénéfice apparent ni pour lui-même, ni pour l’hôte. 5 Rappelons qu’il y a symbiose dès lors qu’il y a bénéfice pour au moins l’un des deux organismes, et pas de désavantage pour l’autre : cela signifie, par exemple, qu’un micro-organisme qui utilise un organisme comme hôte intermédiaire, sans nuire en quoi que ce soit à ce dernier, entretient une relation symbiotique avec lui. En pratique, cependant, il est rare qu’il n’y ait pas un coût minimal pour l’hôte. 6 C. Palmer et al. « Development of the Human Infant Intestinal Microbiota » (2007). 7 L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Commensal host-bacterial relationships in the gut » (2001) ; R. E. Ley et al. « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine » (2006).

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indispensables au développement normal de l’organisme. L’internalisation de

bactéries commensales ou symbiotiques se produit de façon pratiquement

ubiquitaire dans la nature : chez presque toutes les plantes, chez les invertébrés,

les vertébrés, etc.

L’internalisation de virus est plus significative encore : tous les organismes,

pluricellulaires comme unicellulaires, possèdent dans leur génome des gènes, ou

fragments de gènes, d’origine virale. Chez certaines espèces, il s’agit

d’événements d’internalisation anciens : c’est le cas des rétrovirus chez les

vertébrés, par exemple1. Ces rétrovirus internalisés jouent parfois des rôles

décisifs pour l’organisme hôte, notamment pour son développement2.

Des échanges de gènes autres que viraux existent également. Chez certaines

espèces, des transferts latéraux de gènes ont lieu constamment. C’est le cas chez

la plupart des bactéries en particulier3. Plus bas, nous explicitons les conséquences

évolutionnaires de ces échanges de gènes.

2.1.3. La dimension développementale de l’internalisation d’entités exogènes

Il y a un aspect développemental, au sens large du terme, à la thèse que nous

défendons : durant toute la vie d’un organisme, sa constitution est susceptible

d’être modifiée par l’intégration d’éléments exogènes, comme par exemple des

bactéries ou des virus. L’organisme est, au sens strict, « construit » par ces entités.

Les intégrations d’entités exogènes peuvent parfois n’avoir aucun effet important

sur lui. Parfois, elles peuvent modifier sa morphologie, sa physiologie, ou même

son comportement. Parfois elles sont bénéfiques (bactéries permettant la digestion

par exemple), parfois nuisibles. Si l’on comprend le terme de « développement »

au sens large, donc, on constate que notre thèse est radicalement opposée à toute

1 R. A. Weinberg, « Origins and roles of endogenous retroviruses » (1980). 2 K. Dunlap et al. « Endogenous retroviruses regulate periimplantation placental growth and differentiation » (2006). 3 R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity hypothesis » (1999) ; W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life hypothesis » (2007).

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forme d’internalisme développemental, puisqu’elle montre que tout organisme est

« impur ». Tout organisme est constitué, parfois massivement, d’entités

génétiquement étrangères1. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà

analysé, les endobactéries sont, chez l’être humain, dix fois plus nombreuses que

les cellules du « soi », et les gènes bactériens sont cent fois plus nombreux que les

gènes du « soi »2.

Bien entendu, le cas particulier du développement des organismes compris, cette

fois, au sens étroit, illustre parfaitement notre thèse. L’immunologie

contemporaine, s’associant à la microbiologie, montre que « tout le

développement est du co-développement », comme le dit Scott Gilbert3. En effet,

le développement normal de nombreux organismes nécessite qu’ils possèdent en

eux certaines entités étrangères, soit transmises par les parents, soit acquises par

interaction avec l’environnement4.

2.1.4. La dimension évolutionnaire de l’internalisation d’entités exogènes

L’internalisation d’entités exogènes présente également une dimension

évolutionnaire. Dès lors que des organismes transmettent à leur descendance les

entités exogènes qu’ils ont internalisées, et que cette transmission est associée à

une valeur adaptative différentielle, des effets évolutifs se produisent. Or, si un tel

phénomène de transmission à la descendance ne concerne certes pas toutes les

1 J’ai essayé de démontrer ce point plus en détail à propos du phénomène du chimérisme dans T. Pradeu, « La mosaïque du soi : les chimères en immunologie » (à paraître). Jan Sapp défend l’idée que tout organisme est une chimère dans Genesis : The Evolution of Biology (2000), Chapitre 19, section intitulée « Chimeras All ». 2 S. R. Gill et al., « Metagenomic Analysis of the Human Distal Gut Microbiome » (2006) ; J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003). 3 S. F. Gilbert (2002), op. cit., p. 213. 4 Comme le dit Margaret McFall-Ngai, le développement n’est donc pas le fait des seules cellules du « soi » (M. J. McFall-Ngai, « Unseen Forces: The Influence of Bacteria on Animal Development », 2002) ; M. J. McFall-Ngai, B. Henderson and E. G. Ruby (eds.) The Influence of

Cooperative Bacteria on Animal Host Biology (2005). Pour le cas de l’homme, voir L. V. Hooper, « Bacterial contributions to mammalian gut development » (2004) et « Resident bacteria as inductive signals in mammalian gut development » (2005).

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entités exogènes internalisées1, les recherches récentes montrent qu’il concerne un

nombre considérable d’entre elles, et que les conséquences évolutionnaires de ce

phénomène sont probablement immenses2.

Nous allons envisager deux grandes catégories d’internalisation d’entités

exogènes, la transmission verticale d’endobactéries symbiotiques3 et l’intégration

de gènes viraux ou bactériens dans le génome d’un hôte, pour montrer leur

importance d’un point de vue évolutionnaire.

a) Les symbioses

Les recherches sur les effets évolutionnaires de la symbiose sont en pleine

expansion de nos jours. Il faudrait, avec Jan Sapp4, parler de « renouveau » des

études sur la symbiose5, puisque de nombreuses recherches ont été réalisées sur ce

sujet au 19e siècle. Cependant, elles furent marginalisées par la communauté

scientifique. En dépit de la prise en compte croissante des phénomènes de

symbiose, ces derniers n’ont pas, ou pratiquement pas, été intégrés dans les

théorisations et modélisations de l’évolution pendant tout le 20e siècle. La

situation est sans doute en train de changer au début du 21e siècle, mais à un

rythme très lent.

Quelles sont précisément les conséquences évolutionnaires des phénomènes de

symbiose ? Nous nous concentrons ici sur le cas de la transmission verticale

d’endobactéries.

Il est de nos jours parfaitement admis que les mitochondries, les organelles

responsables de la production d’énergie dans les cellules eucaryotes, sont des

1 Par exemple, l’immense majorité des bactéries internalisées par les mammifères ne sont pas transmises à la descendance. En conséquence, même si elles apportent un avantage adaptatif, cet avantage n’est pas transmis. 2 L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes. A Theory of the origins of species (2002). Voir également l’ « Avant-propos » de cet ouvrage, rédigé par Ernst Mayr, sur lequel nous revenons ci-dessous. 3 Nous avons choisi de nous concentrer ici sur les symbioses, mais il est clair que des entités non symbiotiques, des parasites en particulier, peuvent également être transmises sur plusieurs générations et avoir des effets évolutionnaires. 4 J. Sapp, Genesis : The Evolution of Biology (2000), op. cit., Chapitre 19 : « Symbiomics ». 5 Je remercie Marie-Claude Lorne et Jean Gayon de m’avoir permis de rencontrer Jan Sapp à Paris lors d’une journée d’étude sur la symbiose, qui s’est tenue le 12 mars 2006 à l’IHPST.

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bactéries qui ont été internalisées1. Il en va de même pour les chloroplastes dans

les cellules des plantes. On parle à ce propos d’ « endosymbiose » ou, ce qui est

plus approprié, de « symbiose endocellulaire ». Les mitochondries possèdent leur

propre ADN, transmis de la mère à l’enfant chez la plupart des eucaryotes. Les

eucaryotes se transmettent donc de génération en génération de l’ADN d’origine

bactérienne, et qui est susceptible de mutations. Il est étonnant de constater que la

thèse selon laquelle les mitochondries sont des bactéries internalisées a été

proposée dès le début du 20e siècle, avant d’être « redécouverte », puis démontrée,

récemment2. Les partisans de la « théorie endosymbiotique », dont Lynn

Margulis, affirment que les phénomènes d’endosymbiose sont ubiquitaires et ont

joué un rôle majeur dans l’évolution3. Un autre exemple paradigmatique est celui

des lichens, qui sont le produit d’une symbiose entre un champignon hétérotrophe

et une algue verte ou une cyanobactérie autotrophes4. Nous montrons ci-dessous

que l’argument de Margulis et Sagan est plus généralement que l’acquisition de

génomes est un moteur majeur de l’évolution, et notamment de la spéciation.

Cependant, la mise en évidence d’événements symbiotiques très anciens comme

celui qui concerne les mitochondries5 ne doit pas dissimuler le fait que

l’internalisation de bactéries symbiotiques se produit constamment et

1 Voir L. Margulis, Origin of Eukaryotic Cells (1970) et Symbiosis in cell evolution (1981). Voir également L. Sagan, « On the origin of mitosing cells » (1967). 2 J. Sapp, op. cit. Paul Portier avance cette idée en 1918, dans son livre Les Symbiotes. De même, l’idée de l’origine bactérienne des chloroplastes fut émise par Mereschkowsky en 1918. Il y a évidemment une différence très importante entre émettre une idée et la démontrer expérimentalement ; nous suggérons simplement que de nombreuses réticences à l’égard de cette hypothèse ont sans doute empêché, pendant plusieurs décennies, qu’elle soit véritablement examinée et testée. Notons que chez Lynn Margulis et Lynn Sagan à la fin des années 1960 et 1970, il ne s’agit toujours que d’une hypothèse. Les preuves expérimentales ne viendront que plus tard. La controverse peut être considérée comme close à la fin des années 1970 ou au début des années 1980 : voir C. R. Woese, « Endosymbionts and mitochondrial origins » (1977b) et M. W. Gray and W. F. Doolittle, « Has the endosymbiont hypothesis been proven ? » (1982). 3 L. Margulis and M. J.Chapman, Michael J., « Endosymbioses: cyclical and permanent in evolution » (1998). Voir également sur ce point, ainsi que sur des formes plus générales de symbiose, J. Lederberg, « Cell genetics and hereditary symbiosis » (1952). 4 Un quart des champignons seraient « lichenisés » : L. Margulis and D. Sagan, Acquiring

genomes. A Theory of the origins of species (2002), op. cit., p. 13. 5 On estime que l’internalisation des procaryotes devenus mitochondries s’est produite il y a au moins un milliard d’années (C. Combes, 2001, op. cit., p. 16).

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présentement1. Chez de nombreux insectes, par exemple, des bactéries sont

internalisées, notamment dans l’intestin, puis sont transmises à la descendance de

manière verticale. Comme nous l’avons vu dans le cas des pucerons, ces bactéries

sont différentes chez chaque individu et elles influencent la valeur adaptative de

l’hôte : en étant transmises à la descendance, elles ont donc clairement des effets

évolutionnaires. En d’autres termes, elles sont, comme nous l’avons vu,

d’excellents réplicateurs2. Ce phénomène de transmission verticale

d’endobactéries est massif dans la nature, et donc ses conséquences sont

probablement très importantes. À elles seules, les protobactéries du groupe

Wolbachia infectent au moins 16% des espèces d’insectes3. Elles sont

responsables de plusieurs modifications majeures de la reproduction de leurs

hôtes : fidèlement transmises par les femelles, et non par les mâles, ou bien alors

par parthénogenèse, elles peuvent provoquer une incompatibilité cytoplasmique4,

féminiser leur hôte, ou encore induire la parthénogenèse5.

En outre, on ne peut pas exclure que certaines transmissions horizontales soient

en réalité très semblables à des transmissions verticales. Le cas des bactéries

intestinales chez l’être humain est très intéressant : le nouveau-né est colonisé par

les bactéries de la mère au moment même de la naissance (par contact avec le

vagin, les matières fécales, la peau). Les mutations subies par ces bactéries

lorsqu’elles se trouvaient dans l’intestin de la mère6 sont transmises à l’enfant, et

1 Le risque est grand, en effet, de croire qu’il s’agit d’événements très anciens qui n’auraient aucun rapport avec le genre d’internalisations d’entités exogènes qui seraient possibles aujourd'hui. Tout indique, au contraire, que le cas des mitochondries, loin d’être une exception localisée dans l’histoire du vivant, est simplement l’une des meilleures illustrations du phénomène plus général de transmission d’entités internalisées. 2 Voir Chapitre 6. Voir également K. Sterelny, « Niche construction, developmental systems, and the extended replicator » (2001). 3 J. H. Werren and D. Windsor, « Wolbachia infection frequencies in insects : evidence of a global equilibrium » (2000). Ce chiffre est très probablement sous-estimé. 4 Chez plusieurs espèces d’insectes à reproduction sexuée, Wolbachia modifie le sperme des mâles infectés. Quand un œuf est fertilisé par le sperme d’un mâle infecté, la même souche bactérienne en terme d’incompatibilité cytoplasmique doit être présente dans l’œuf, pour compenser cette modification. Sans cela, une mitose anormale se produit, conduisant à la mort de l’œuf. En d’autres termes, Wolbachia réduit la valeur adaptative des mâles non infectés. Voir S. L. O’ Neill, A. A. Hoffmann and J. H. Werren, Influential Passengers: Inherited Microorganisms and

Arthropod Reproduction (1997). 5 Ibid. 6 Pendant toute la vie de cette dernière, donc, jusqu’à l’accouchement.

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on pourrait penser qu’elles sont conservées pendant toute la vie de ce dernier. En

réalité, cependant, la flore intestinale de l’enfant varie beaucoup jusqu’à ce qu’il

ait environ un an, moment à partir duquel il possède une flore intestinale dont les

composants principaux sont typiques de ceux des adultes de sa population. Cela

signifie que ses « propres » bactéries initiales (celles acquises à la naissance,

transmises par la mère) ont été en grande partie remplacées par d’autres bactéries

(constituant alors une flore originale pour chaque enfant), puis encore par d’autres

bactéries (typiques de la population1). Cependant, une petite partie des bactéries

transmises par la mère pourrait être conservée, et avoir des effets évolutionnaires2.

Dans ce cas, la transmission horizontale de bactéries (acquisition par

l’environnement) est extrêmement proche de la transmission verticale (acquisition

par la cellule œuf en particulier). Plus généralement, il est au moins théoriquement

possible que certains cas de transmission horizontale de bactéries aient des effets

semblables aux transmissions verticales, donc ce cas ne doit pas être exclu.

Qu’apporte notre perspective par rapport à ces travaux sur la symbiose ? Le

point de vue immunologique que nous proposons permet de ne pas en rester à une

simple description des événements d’internalisation, et de s’interroger sur les

causes de l’internalisation. Bien entendu, il est extrêmement difficile de

s’interroger sur le possible système immunitaire des cellules eucaryotes ayant

internalisé des bactéries, devenues mitochondries, il y a un milliard d’années.

Cependant, notre argument est précisément que, pour comprendre les phénomènes

de symbiose, il faut s’intéresser à ses conditions présentes de possibilité, et donc

observer les phénomènes physiologiques d’internalisation qui se produisent

actuellement autour de nous. Le critère d’immunogénicité que nous avons proposé

s’efforce de comprendre pourquoi certaines entités exogènes peuvent être

durablement tolérées par un organisme, et finalement devenir des constituants de

ce dernier. 1 Ce qui n’est absolument pas incompatible avec le fait que chaque individu a une flore unique. L’unicité réside dans la composition et la répartition de bactéries typiques, ainsi que dans la possession d’un certain nombre de bactéries plus originales. 2 R. E. Ley et al. « Obesity alters gut microbial ecology » (2005) ; R. E. Ley et al. (2006), « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine », op. cit. Ley et ses collaborateurs montrent, en tout cas, que c’est le cas chez la souris.

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Ainsi, les phénomènes d’internalisation de bactéries symbiotiques sont très

fréquents, leurs conséquences évolutionnaires sont importantes, et, pour certains,

ils se produisent actuellement. Pourquoi, dans ces conditions, les phénomènes de

symbiose ont-ils à ce point été, et sont encore, négligés par la majorité des

évolutionnistes ? Jan Sapp voit cinq raisons principales à la très lente prise en

compte, par les scientifiques, des phénomènes de symbiose1 :

i) Les études sur la symbiose présupposent des compétences

pluridisciplinaires (microbiologie, cytologie, zoologie, botanique, etc.), ce qui n’a

guère été facilité par la spécialisation scientifique croissante.

ii) L’idée que les bactéries puissent jouer un rôle bénéfique chez les

plantes et les animaux entrait en conflit avec les fondements de la théorie de

l’origine microbienne des maladies contagieuses, proposée, notamment, par Koch

et Pasteur.

iii) L’idée que l’hérédité symbiotique pouvait être importante pour

l’évolution entrait en conflit avec la génétique mendélienne, selon laquelle les

gènes sont la seule base de l’hérédité.

iv) Cette même idée entrait également en conflit avec la « théorie

synthétique » de l’évolution, formulée dans les années 1930 et 1940. Selon Jan

Sapp, cette théorie était « essentiellement zoocentrique »2.

v) L’idée d’une coopération entre des êtres vivants s’opposait à l’idée

dominante selon laquelle l’évolution par sélection naturelle reposait sur la

compétition et le conflit.

La plupart de ces réticences existent encore de nos jours, et expliquent sans

doute pourquoi les conséquences évolutionnaires de la symbiose restent sous-

estimées3.

1 J. Sapp, Evolution by Association. A History of Symbiosis (1994). 2 J. Sapp (2003), op. cit. 3 Jian Xu et Jeffrey Gordon expriment plusieurs arguments similaires à ceux de Jan Sapp dans la contribution inaugurale de Gordon pour son élection à l’Académie Nationale des Sciences Américaine : voir J. Xu and J. I. Gordon, « Honor thy symbionts » (2003), op. cit.

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b) L’intégration de gènes viraux ou bactériens

L’examen des bactéries symbiotiques nous a permis de mettre en évidence des

phénomènes d’internalisation dans l’organisme (bactéries de l’intestin par

exemple) et dans la cellule (cas des mitochondries comme illustration des

symbioses endocellulaires). Cependant, il peut également exister des

internalisations (ou intégrations) se situant au niveau du génome. Les recherches

sur les conséquences évolutionnaires des transferts et des intégrations de gènes

sont, tout comme celles sur la symbiose, en pleine expansion. Des transferts

latéraux de gènes ont lieu constamment, chez la plupart des bactéries et

archaebactéries en particulier1, mais aussi, très probablement, chez les eucaryotes,

notamment unicellulaires2. Les transferts latéraux de gènes se font par trois

mécanismes : la transduction, la conjugaison et la transformation. Les transferts

latéraux de gènes et les recombinaisons homologues chez les procaryotes sont une

source d’innovation évolutionnaire très importante, et de mieux en mieux

reconnue. Si les procaryotes échangent sans cesse des gènes3, alors on ne peut

plus les considérer comme « clonaux », c'est-à-dire comme de bons exemples

d’espèces à reproduction asexuée, se divisant simplement et mutant de temps en

temps, ce qui assurerait la définition d’espèce génétiquement assez uniformes, et

donc bien isolables. Par opposition à la vision clonale des procaryotes qui a

longtemps prévalu, nombre de chercheurs contemporains parlent de « sexe » ou

de « reproduction sexuée » chez les procaryotes4. On peut parler de « sexe », par

opposition à la clonalité, chez les procaryotes dès lors que la source de leur

diversité génétique réside davantage dans les phénomènes de recombinaison et de

transferts latéraux de gènes que dans les mutations génétiques – ce qui semble

1 R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity hypothesis » (1999) ; W. F. Doolittle and E. Bapteste, « Pattern pluralism and the Tree of Life hypothesis » (2007). Voir également J. Maynard-Smith et al., « How clonal are bacteria ? » (1993). 2 W. F. Doolittle and E. Bapteste (2007), op. cit., p. 2046. 3 Ce qui est l’hypothèse la plus probable, par opposition à la clonalité pure et simple d’une part (seulement des divisions et des mutations), et à l’hypothèse d’un transfert horizontal de gènes qui aurait eu lieu il y a très longtemps : voir R. Jain, M. C. Rivera and J. A. Lake, « Horizontal gene transfer among genomes : the complexity hypothesis » (1999), op. cit. 4 Voir notamment T. Wirth et al. « Sex and virulence in Escherichia coli : an evolutionary perspective » (2006).

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bien être le cas. Une étude récente montre que la virulence dans des souches d’E.

Coli est corrélée à l’importance du sexe dans ces souches1. La recombinaison

pourrait donc être un moyen de lutter efficacement contre les défenses

immunitaires de l’hôte.

Lynn Margulis et Dorin Sagan ont proposé d’adopter une perspective génétique

étendue, consistant à soutenir que tous les organismes sans exception intègrent des

génomes extérieurs, soit par transfert de gènes, soit par des phénomènes de

symbiose2. En effet, dans la symbiose, d’une part les deux organismes échangent

souvent des gènes, et d’autre part ils peuvent être vus, pour certains phénomènes

du moins, comme ayant un seul génome, souvent appelé alors « microbiome »3.

Cependant, Margulis et Sagan s’intéressent plus spécifiquement aux cas où des

gènes ou surtout des génomes entiers sont intégrés par des organismes.

L’intégration de génomes entiers, dans la plupart des cas bactériens ou viraux,

peut modifier en profondeur la valeur adaptative de l’hôte. Pour prendre un seul

exemple, un grand nombre de vers parasitoïdes (parasites qui tuent leur hôte, dont

ils dépendent pour une partie de leur développement) utilisent des polydnavirus

pour permettre le développement de leur progéniture dans le corps de leur hôte,

c'est-à-dire des insectes. Les insectes ont, en effet, un système immunitaire qui, en

l’absence de symbiose entre le ver parasitoïde et le polydnavirus, leur permet de

se débarrasser des œufs du ver. Cependant, au cours de l’évolution, une symbiose

entre les vers et les polydnavirus s’est produite, grâce à laquelle les vers

symbiotiques sont capables de produire des particules virales qui sont injectées en

même temps que les œufs du ver dans l’hôte, et qui manipulent son système

1 Ibid. 2 L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes (2002), op. cit. 3 J. Lederberg, « Infectious History » (2000). L’un des meilleurs spécialistes des bactéries symbiotiques, Jeffrey Gordon, a lancé en 2005 une « initiative microbiome de l’intestin humain » (« HGMI », pour human gut microbiome intitiative) : il s’agit de déterminer avec des techniques génétiques précises les conditions de la co-influence des bactéries sur l’évolution des hôtes humains, et des humains sur les bactéries. Voir J. I. Gordon et al. « Extending our view of self : the human gut microbiome initiative » (2005).

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immunitaire, de telle sorte que les œufs du ver sont tolérés. Les vers symbiotiques

ont clairement un avantage majeur sur les vers non symbitiques1.

Insistant sur la fréquence des événements de symbiogenèse et sur leurs

conséquences majeures sur la valeur adaptative des hôtes, Margulis et Sagan

soutiennent que la symbiogenèse est une cause majeure de spéciation (c'est-à-dire

de l’apparition d’espèces nouvelles) et d’évolution des espèces. Dans son

« Avant-propos » à leur ouvrage, Ernst Mayr, l’un des principaux artisans de la

« synthèse moderne », écrit : « La symbiogenèse est le thème principal de ce livre.

Les auteurs montrent de façon convaincante qu’un nombre plus bien important

qu’on ne pouvait s’y attendre de lignées évolutionnaires trouvent leur origine dans

la symbiogenèse. Dans ces cas-là, une combinaison de deux génomes totalement

différents devient la cible de la sélection en tant qu’une seule entité »2.

Les conséquences évolutionnaires de l’intégration de gènes seraient donc

considérables : d’une part, en intégrant des gènes, des organismes peuvent

modifier leur valeur adaptative et la transmettre à la descendance ; d’autre part, si

Margulis et Sagan ont raisons, les mutations génétiques, bien qu’importantes dans

l’évolution, ne seraient pas la cause principale de la spéciation, c'est-à-dire de

l’apparition de nouvelles espèces. La cause principale serait, bien plutôt, la

symbiogenèse.

1 N. E. Beckage, « Modulation of immune responses to parasitoids by polydnaviruses » (1998). L’équipe de Jean-Michel Drezen et Georges Periquet a montré que la séquence nucléotidique complète de l’ADN contenu dans les particules virales injectées par le ver parasitoïde présente, de façon tout à fait inattendue, une organisation complexe, ressemblant plus à une organisation génomique eucaryote qu’à un génome viral : E. Espagne et al., « Genome sequence of a polydnavirus : insights into symbiotic virus evolution » (2004). 2 E. Mayr, « Foreword », in L. Margulis and Sagan (2002), op. cit., p. xii. Étant donné que Mayr apparaît comme la figure typique du biologiste visé par les arguments de spécialistes de la symbiose comme Lynn Margulis et Jan Sapp (en particulier par l’argument de « zoocentrisme »), nous trouvons remarquable qu’il ait ainsi, vers la fin de sa vie, tenu de tels propos sur l’importance probable de la symbiose dans l’évolution des espèces. Bien entendu, Mayr ne souscrit pas pour autant à toutes les thèses de Margulis et Sagan, en particulier à propos d’un possible retour du « lamarckisme », comme nous le soulignons ci-dessous.

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2.2. Une nouvelle façon de penser l’influence de l’organisme sur son

environnement ?

Nous venons de montrer comment on pouvait dire que l’organisme était, en un

sens fort, construit par son environnement, dans le cas de l’internalisation

d’entités initialement exogènes. La deuxième question que nous souhaitons poser

est celle-ci : de quelle manière, dans notre conception, l’organisme construit-il son

environnement ? Nous voudrions montrer ici comment l’organisme hétérogène,

c'est-à-dire l’organisme comprenant les entités exogènes qu’il a internalisées,

influe fortement sur son environnement, en modifiant les espèces microbiennes

avec lesquelles il réagit. Cette manière d’influer sur l’environnement est fortement

différente de celle dont un organisme défini de manière endogène influerait sur

son environnement. En d’autres termes, l’organisme en tant qu’il est hétérogène

n’a pas du tout la même influence sur son environnement que l’organisme qui

serait défini de façon endogène, comme c’est ordinairement le cas en biologie de

l’évolution. Ce fait ne doit pas nous surprendre : rappelons, encore une fois, que

les mammifères, par exemple, sont constitués à 90% de cellules bactériennes ; on

peut donc s’attendre à ce que la prise en compte de ces constituants modifie

considérablement la représentation que l’on peut se faire des interactions

évolutionnaires entre organisme et environnement.

L’organisme hétérogène peut en effet être conçu comme un écosystème, lui-

même situé dans un écosystème1. Il est un écosystème au sens où coexistent en lui

de nombreux organismes – bactéries, virus, parfois macroparasites2. Il est, d’autre

part, situé dans un écosystème, constitué d’éléments abiotiques et biotiques,

comprenant d’autres espèces, notamment des micro-organismes. L’idée selon

1 Voir par exemple M. J. McFall-Ngai, B. Henderson and E. G. Ruby (eds.), The Influence of

cooperative bacteria on animal host biology (2005), Part II : « Bacterial ecology and the host as an environment ». 2 Comme nous l’avons vu, tous les organismes pluricellulaires sans exception sont les hôtes de nombreuses bactéries et de nombreux virus. Tous les organismes unicellulaires sont les hôtes de virus.

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laquelle l’organisme est un écosystème est, nous l’avons vu, ancienne1.

Cependant, elle a été renouvelée au cours des dix dernières années par un courant

de la biologie qui s’efforce de faire converger l’écologie et la microbiologie :

l’objectif de ce courant2 est d’appliquer des concepts et surtout des modèles

d’écologie classique, notamment des modèles de type proie-prédateur, à l’étude

du système immunitaire en relation avec ses pathogènes3. Nous revenons plus bas

sur les thèses de ce courant.

Nous devons faire à ce stade une remarque. Nous adoptons dans ce chapitre le

terme de « micro-organismes » pour désigner les entités biologiques qui sont

susceptibles de pénétrer dans un hôte, et soit de le détruire, soit d’y résider

pendant un temps long (à l’échelle de la vie de cet organisme). Il s’agit de

bactéries, de virus, de parasites. Une difficulté vient du fait que nous employons

ce terme de « micro-organismes » pour désigner des entités dont certaines sont

parfois considérées comme des « macro-organismes », et d’autres ne sont pas

considérées comme des « organismes » du tout :

i) Certains parasites dits parfois « macroparasites » (des helminthes et des

arthropodes en particulier) ne sont pas considérés comme des micro-organismes,

tout simplement parce que leur taille est sans commune mesure avec celle de

bactéries, par exemple.

ii) Les virus ne sont pas considérés par la majorité des biologistes comme

des « êtres vivants » ni comme des « organismes », parce qu’ils ne possèdent pas

la machine moléculaire nécessaire pour lire l’information génétique dont ils sont

porteurs, et ne peuvent pas s’auto-répliquer. Aucun des arguments avancés pour

1 Très présente au 19e siècle, elle est, comme l’a montré le chapitre 2, exprimée par les auteurs de The Science of Life, puis reprise par Burnet au début de sa carrière. Voir en particulier F. M. Burnet, Biological Aspects of Infectious Disease (1940). 2 Qui a de nombreux représentants aux Etats-Unis (Dominik Wodarz, Steven Franck, etc.), mais aussi en France, notamment dans l’équipe « Fonctionnement et évolution des systèmes écologiques » de l’ENS (Minus van Baalen, Samuel Alizon, Régis Ferrière, etc.) 3 Voir D. Wodarz, « Ecological and evolutionary principles in immunology » (2006), qui propose une revue de la question. Voir aussi la thèse de S. Alizon, Evolution de la virulence des parasites :

apports des modèles emboîtés (2006).

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dire que les virus ne sont pas des êtres vivants ne nous semble probant1. Sans

entrer dans ce débat, cependant, posons simplement que, ici, la notion de « micro-

organisme » comprend les virus.

Plus généralement, nous posons que par « micro-organismes », il faut entendre

ici les bactéries, virus et parasites. Nous pourrions proposer un nouveau terme,

comme « endo-organismes » par exemple (ou « occupants », « passagers », etc.,

comme le font certains spécialistes), mais nous préférons éviter de le faire.

Conservons le terme de « micro-organismes », car d’une part l’affirmation du

caractère « macro » de certains parasites n’est à l’évidence qu’une question

d’appréciation d’échelle, et d’autre part l’immense majorité des entités que nous

visons ici sont, par leur taille, des « micro-organismes », au sens strict du terme.

Le problème que nous examinons est donc de savoir en quoi l’organisme avec

ses entités internalisées influe sur son environnement. La thèse que nous allons

défendre est que l’organisme hétérogène, par son système immunitaire, modifie

fortement et continûment l’environnement des micro-organismes avec lesquels il

interagit, qui à leur tour le modifient, etc. Une construction réciproque et

ininterrompue se produit donc. Le phénomène que nous décrivons ici nous semble

être un exemple radical de co-évolution. En conséquence, nous ne prétendons pas

du tout qu’il soit conceptuellement et théoriquement nouveau (il est parfaitement

expliqué par les outils classiques de la théorie de l’évolution et de l’écologie),

mais seulement qu’il s’agit d’un phénomène très significatif d’un point de vue

évolutionnaire, et qu’il faudrait donc prendre en compte dans les modèles

d’évolution, et plus généralement dans la théorie de l’évolution.

1 Remarquons trois choses : premièrement, il n’y a sans doute que des degrés dans l’autonomie de réplication et de survie : les exemples que nous donnons ici d’organismes symbiotiques et parasitiques montrent que l’idée d’ « autonomie » des êtres vivants est à manier avec une grande prudence (voir les remarques de Richard Lewontin sur l’idée d’auto-réplication de l’ADN, et même d’auto-réplication de l’organisme) ; deuxièmement, plusieurs scientifiques font l’hypothèse que les virus seraient à l’origine de la vie, ce qui va à l’encontre de l’idée d’un parasitisme strict ; troisièmement, on sait depuis peu que certains virus peuvent vivre en dehors de tout hôte pendant quelques temps (voir M. Haring et al., « Independent virus development outside a host », 2005).

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2.2.1. Interactions entre hôte et micro-organismes

Le problème que nous examinons ici est celui de la compréhension des

interactions entre un hôte et les micro-organismes de son environnement. Nous

allons montrer que ces interactions, parfois désignées comme une « course aux

armements », sont extrêmement complexes, et que les entités exogènes

internalisées (comme les endobactéries) y jouent un rôle fondamental.

La première étape de l’interaction entre un hôte et un micro-organisme est

appelée « rencontre »1. Pour que le micro-organisme, qui se trouve à l’extérieur de

l’organisme, pénètre en lui, il doit éviter d’être détruit par les bactéries

commensales et symbiotiques de l’hôte qui, à de rares exceptions près, occupent

toutes les surfaces de contact entre l’hôte et l’environnement (peau, intestin,

poumon, bouche, organes sexuels, etc.)2. En d’autres termes, il doit l’emporter sur

ce que l’on peut appeler l’immunité endobactérienne de l’hôte3. Cette dernière

comporte plusieurs mécanismes. Les endobactéries, comme nous l’avons montré,

sécrètent des facteurs antimicrobiens4, qui peuvent éliminer les micro-organismes

entrants, en particulier s’ils sont eux-mêmes des bactéries. Parfois, des

mécanismes immunitaires de l’hôte sont induits par des bactéries commensales,

comme dans le cas de l’angiogénine 4, qui est une protéine microbicide5 : ici, la

1 C. Combes (2001), op. cit. 2 Nous devons faire ici une remarque de vocabulaire importante : nous exprimons un accord complet avec Margulis et Sagan (2002, op. cit., p. 15-17), qui affirment que les explications, par les biologistes, des phénomènes de symbiose, devraient se passer de tout recours à un vocabulaire économique et stratégique, qu’il soit relatif au conflit (« compétition », « avantage compétitif », « course aux armements », etc.) ou même relatif à la coopération (« bénéfice mutuel », « entente », etc.). Leur argument est que ce vocabulaire n’est pas seulement inadéquat, mais aussi trompeur, le cas du « gène égoïste » de Richard Dawkins (The Selfish gene, 1976) en étant une des manifestations les plus évidentes. Il est très difficile, cependant, de trouver les bons termes pour suivre cette recommandation. Nous avons essayé, ici, de limiter notre recours à un tel vocabulaire, mais avons pleinement conscience de ne pas y être convenablement parvenu. (En particulier, nous avons repris le terme de « course aux armements », mais pour faire référence à des auteurs qui utilisent abondamment ce terme). 3 Sur le rôle immunitaire des endobactéries, voir M. C. Noverr and G. B. Huffnagle, « Does the microbiota regulate immune responses outside the gut? » (2004) ; A. M. O’Hara and F. Shanahan, « The gut flora as a forgotten organ » (2006). 4 Bactériocines, acides lactiques, etc. : A. M. O’Hara and F. Shanahan (2006), op. cit. 5 L. V. Hooper et al., « Angiogenins : a new class of microbicidal proteins involved in innate immunity » (2003). De même, RegIII , une lectine de type C, est une protéine microbidice

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symbiose est si forte que l’hôte est protégé des bactéries pathogènes grâce à ses

endobactéries, et réciproquement il aide ces dernières à éliminer les bactéries

pathogènes qui pourraient prendre leur place. Les endobactéries occupent des

niches, que certains micro-organismes doivent habiter pour pouvoir proliférer. Les

biofilms constitués, notamment, dans l’intestin, montrent bien à la fois la relation

étroite entre hôte et endobactéries, et le fait que ces dernières constituent une des

barrières les plus importantes de l’organisme face à l’entrée de micro-organismes

extérieurs. Les biofilms sont en effet des agrégations complexes de micro-

organismes, sécrétant des substances d’adhésion et de protection1. Lorsque des

premières bactéries adhèrent à une surface, par exemple celle de l’intestin, elles

facilitent l’adhésion de nouvelles bactéries (souvent d’une autre espèce, parfois il

s’agit même d’archébactéries, de champignons, etc.), avec lesquelles elles

entretiennent des relations complexes, souvent symbiotiques2. Ces biofilms sont

extrêmement résistants à toute invasion par des bactéries pathogènes. Plus

généralement, chez tous les organismes pluricellulaires3, on observe ce genre de

protection de l’hôte par ses entités exogènes internalisées4.

Admettons à présent que le micro-organisme soit entré dans l’hôte. Commence

alors l’étape dite de la « survie dans l’hôte »5. Le micro-organisme doit en effet

faire face aux cellules et molécules immunitaires de ce dernier, qui éliminent la

plupart des micro-organismes. Cependant, certains micro-organismes expriment

produite grâce aux interactions entre bactéries symbiotiques et système immunitaire de l’hôte : H. L. Cash et al., « Symbiotic bacteria direct expression of an intestinal bactericidal lectin » (2006). 1 S. K. Hansen, P. B. Rainey, J. A. J. Haagensen and S. Molin, « Evolution of species interactions in a biofilm community » (2007). Ces auteurs font, comme de nombreux autres, le parallèle entre la constitution de biofilms et la construction de niche en écologie générale. Voir M. E. Davey and G. A. O’Toole, « Microbial biofilms : from ecology to molecular genetics » (2000). Voir également un article sur les communautés bactériennes, impliquant Marcus Feldman, l’un des principaux artisans de la thèse contemporaine de la construction de niche : B. Kerr, M. A. Riley, M. W. Feldman and B. J. M. Bohannan, « Local dispersal promotes biodiversity in a real-life game of rock-paper-scissors » (2002). 2 R. E. Ley et al. (2006), op. cit ; J. L. Sonnenburg, L. T. Angenent and J. I. Gordon, « Getting a grip on things : how do communities of bacterial symbionts become established in our intestine ? » (2004) ; L. V. Hooper and J. I. Gordon, « Host-bacterial relationships in the gut » (2001), op. cit. 3 Chez la plante, bactéries et/ou champignons symbiotiques occupent les surfaces de contact que sont les racines. Voir M. E. Davey and G. A. O’Toole (2000), op. cit. 4 La situation est légèrement différente chez les unicellulaires, dont nous parlons plus bas. 5 C. Combes (2001), op. cit.

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des mutations favorables, qui leur permettent soit d’éliminer certaines cellules

immunitaires de l’hôte, soit de se dissimuler (par « imitation moléculaire » par

exemple), soit d’induire une tolérance de la part de l’hôte (induction de cellules T

régulatrices par exemple). De nombreuses bactéries semblent en mesure de

« percevoir » les peptides antimicrobiens synthétisés par l’hôte, et d’y répondre en

activant certains gènes. Elles s’adaptent donc à cet environnement qu’est pour eux

l’hôte, et transmettent ces adaptations à leur descendance1.

2.2.2. La manière dont l’organisme hétérogène construit son environnement

dans les interactions hôte-micro-organismes

a) L’organisme hétérogène exerce des pressions sélectives sur les micro-

organismes de son environnement

L’organisme hétérogène modifie donc en un sens fort son environnement : par

deux mécanismes, il exerce des pressions sélectives sur les micro-organismes

avec lesquels il entre en contact, et donc modifie leur génome : une première fois

par ses endobactéries (principalement sur les surfaces de l’organisme), une

deuxième fois par ses cellules et molécules immunitaires2. Ainsi, l’organisme

hétérogène construit son environnement microbien, en éliminant certains micro-

organismes tout en favorisant la survie d’autres, mieux adaptés, soit parce qu’ils

entretiennent des relations symbiotiques avec l’hôte, soit parce qu’ils sont

capables de survivre à sa double immunité, celle due aux endobactéries, et celle

due aux cellules et molécules immunitaires endogènes. Nous pensons donc qu’il y

a là un cas massif de construction de l’environnement par l’organisme, qui éclaire

la thèse de Lewontin. Pour mieux le comprendre, voyons comment la construction

1 Un exemple important est celui du système PhoP/PhoQ chez la bactérie Salmonella

typhimurium : E. A. Groisman and C. Mouslim, « Sensing by bacterial regulatory systems in host and non-host environment » (2006). Voir également M. W. Bader et al., « Recognition of antimicrobial peptides by a bacterial sensor kinase » (2005). 2 R. E. Ley et al., « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine » (2006), op. cit. Ley et ses collaborateurs considèrent que la sélection des endobactéries est un exemple de « sélection de groupe ».

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de l’environnement par l’organisme hétérogène s’articule à sa réciproque, c'est-à-

dire la construction de l’organisme hétérogène par l’environnement.

b) Influences réciproques de l’organisme hétérogène et de son environnement

microbien

Que se passe-t-il du côté de l’organisme hétérogène lui-même lorsqu’il interagit

avec son environnement microbien ? Avant toute chose, il est clair que les

populations d’organismes subissent une forte pression sélective de la part des

micro-organismes qui les entourent : par exemple, certains gènes peuvent être

associés à des meilleures chances de survie face à un virus. William Hamilton a

même proposé de voir dans les pressions sélectives exercées par les parasites1 sur

les organismes multicellulaires une force majeure d’évolution : selon Hamilton,

l’énigme de l’apparition de la reproduction sexuée se résout par le fait que, face

aux mutations très rapides des parasites, les organismes pluricellulaires (dont le

taux de mutation est nettement moindre) ont trouvé un avantage évolutif

considérable dans la reproduction sexuée2. Ainsi, l’émergence du sexe serait due à

la nécessité de lutter contre les parasites. En effet, non seulement la reproduction

sexuée permet de « brasser » les gènes à chaque nouvelle génération, mais de

surcroît elle permet de conserver dans son génome des gènes qui, bien

qu’« inutiles » présentement, pourraient s’avérer utiles voire indispensables3 à la

survie face à un nouvel environnement, fait de parasites ayant rapidement évolué4.

1 Au sens très large : virus, bactéries, macro-parasites, etc. 2 Pour une revue, voir W. D. Hamilton, R. Axelrood and R. Tanese, « Sexual reproduction as an adaptation to resist parasites (A Review) » (1990). Voir également W. D. Hamilton, Narrow Roads

of Gene Land – The Collected Papers of W.D. Hamilton, vol. 2 : Evolution of Sex (2001). 3 « L’essence du sexe dans notre théorie est qu’il conserve des gènes qui sont actuellement mauvais mais qui sont prometteurs pour une réutilisation. Il les essaie continûment en combinaisons, attendant le moment où le foyer de désavantage s’est déplacé ailleurs » (W. D. Hamilton, R. Axelrood and R. Tanese, 1990, op. cit., p. 3569). 4 Sans entrer dans les détails de la pensée de Hamilton, complexe et parfois moralement discutable, signalons tout de même que de nombreux chercheurs ont accepté ses thèses et ont tenté de les valider. C’est le cas en particulier de L. Buss (The Evolution of individuality, 1987, voir en particulier note 9, p. 128). Voir également le travail de Curtis M. Lively, qui considére qu’il a confirmé les thèses de Hamilton dans le cas d’un escargot néo-zélandais : C. M. Lively, « Evidence from a New Zealand snail for the maintenance of sex by parasitism » (1987). Dawkins, Maynard-Smith et de nombreux autres biologistes ont été très influencés par Hamilton.

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Cependant, nous nous intéressons pour notre part à un sous-ensemble bien

particulier des influences qu’exercent les micro-organismes sur leur hôte

potentiel, à savoir celles qui s’exercent sur son système immunitaire, là encore

entendu au sens large comme comprenant ses micro-organismes internalisés. Si

nous focalisons notre attention sur ce sous-ensemble d’influences, c’est parce que,

comme nous allons le voir, elles induisent des mutations permettant une

adaptation pendant la vie de l’organisme et, dans un certain nombre de cas,

transmises à la descendance.

Sous la pression des micro-organismes de son environnement, les deux types de

constituants immunitaires de l’organisme hétérogène subissent des mutations :

1) Ses endobactéries mutent sous l’effet de la pression sélective des micro-

organismes qu’elles rencontrent.

2) Ses constituants immunitaires mutent sous l’effet de la pression

sélective des micro-organismes qu’ils rencontrent.

Ainsi, on voit bien de quelle manière les deux étapes s’enchaînent continûment :

des variations de l’organisme hétérogène induisent des variations de

l’environnement qui induisent des variations de l’organisme hétérogène (son

immunité mute et ses bactéries symbiotiques mutent). Nous avons donc bien

affaire à une co-construction entre l’organisme et son environnement microbien :

l’organisme hétérogène induit des modifications génétiques et phénotypiques chez

les micro-organismes, et réciproquement les micro-organismes induisent des

modifications génétiques et phénotypiques chez l’organisme hétérogène.

c) Transmission à la descendance

L’aspect le plus frappant de ce processus de co-construction est que ses

conséquences se font sentir sur le long terme. D’une part, en effet, il est clair que

les micro-organismes qui mutent sous la pression de l’organisme hétérogène

transmettent leurs variations à leur descendance. Mais il se trouve également

qu’une partie des variations de l’immunité de l’organisme hétérogène est

transmise à la descendance. Quelle est cette partie de l’immunité, et est-ce que

cela correspond à un phénomène évolutionnairement important ? Nous pensons

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que oui, car plusieurs variations immunitaires de l’organisme hétérogène sont

transmises à la descendance :

i) Concernant les cellules et molécules endogènes : chez les vertébrés, la

transmission à la descendance de ces constituants est minime. Dans de nombreux

cas, la mère transmet ses anticorps à l’enfant, ce qui lui assure une protection

importante, mais l’enfant à son tour ne transmet pas les mêmes anticorps à ses

propres enfants1. On ne peut donc pas avoir affaire à des effets évolutionnaires de

long terme. En revanche, il est possible que des effets évolutionnaires à long

terme puissent se produire chez certaines plantes et chez certains invertébrés. Cela

présupposerait deux choses : premièrement, que des recombinaisons génétiques

soient induites par les interactions avec des micro-organismes pendant l’existence

de l’hôte ; deuxièmement, que l’hôte puisse transmettre ces variations génétiques

à sa descendance. La première condition semble fréquemment satisfaite,

contrairement à ce que l’on a cru pendant très longtemps : des mécanismes de

mutations somatiques semblent exister chez de très nombreuses espèces, pas

seulement chez les vertébrés à mâchoires2. La deuxième condition est également

souvent satisfaite dans le vivant, en l’occurrence chez l’immense majorité des

organismes vivants, qui, comme l’a montré Leo Buss, n’opère pas de

« séquestration de la lignée germinale »3. La question de savoir si certains

organismes susceptibles de transmettre des mutations somatiques à leur

1 L’enfant mâle devenu adulte ne transmet aucun anticorps ; l’enfant femelle devenue adulte transmet ses anticorps, mais qui ne sont pas les mêmes que ceux qu’elle a reçus de sa propre mère. 2 Premièrement, de nombreux gènes d’activation de recombinaison (RAG genes) ont été trouvés dans le vivant : G. Hemmrich et al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007). Deuxièmement, des équivalents fonctionnels existent chez de nombreuses espèces, en particulier certains crustacés (J. Kurtz and K. Franz, « Evidence for memory in invertebrate immunity », 2003) et le moustique Anopheles gambiae (Y. Dong et al., « AgDscam, a hypervariable immunoglobulin domain-containing receptor of the Anopheles gambia innate immune system », 2006). Dans un article de synthèse, Joachim Kurtz et Sophie Armitage montrent le bouleversement que constituent ces découvertes récentes pour notre conception de l’évolution de l’immunité : J. Kurtz and S. A. O. Armitage, « Alternative adaptive immunity in invertebrates » (2006). Voir également G. W. Litman and M. D. Cooper, « Why study the evolution of immunity » (2007). Notons, en particulier, que la lamproie, donc un vertébré sans mâchoire, possède une immunité adaptative : M. N. Alder et al., « Diversity and function of adaptive immune receptors in a jawless vertebrate » (2005). 3 L. Buss, The Evolution of individuality (1987), op. cit.

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descendance disposent d’une immunité fondée sur une recombinaison génétique

est à l’heure actuelle ouverte, mais nous penchons pour une réponse affirmative1.

ii) Concernant, à présent, les éléments immunitaires exogènes internalisés,

un grand nombre d’entre eux sont transmis à la descendance. Un premier exemple

important est celui des bactéries symbiotiques à transmission verticale, que l’on

trouve chez de nombreuses espèces, comme nous l’avons dit. De très nombreux

insectes, par exemple, ont une immunité due à leurs endobactéries, ces dernières

mutent sous l’effet des pressions microbiennes, et les variations phénotypiques

bactériennes sont transmises à la descendance, de façon verticale2. Ce phénomène,

qui pourrait peut-être se produire avec d’autres micro-organismes endogènes que

les bactéries, nous semble d’une importance majeure : la survie, la reproduction,

ainsi que toutes sortes de fonctions vitales de l’hôte sont sous la dépendance

partielle d’endobactéries qui sont susceptibles de produire des variations,

bénéfiques ou nuisibles, tout au long de la vie de l’hôte, puis qui sont transmises

comme telles à la descendance3. Un deuxième exemple est celui des séquences

génétiques de virus intégrées au génome de l’hôte. Cela se produit, comme nous

l’avons montré, dans le cas du complexe CRISPR chez les bactéries et

archaebactéries. Ces dernières acquièrent une résistance à des bactériophages en

intégrant des spacers nouveaux apparemment dérivés de l’ADN du phage4. Ces

1 Les Cnidaires pourraient probablement offrir un bon test, car ils possèdent des gènes de type RAG, et leur reproduction fait alterner des mécanismes sexués et asexués. Voir G. Hemmrich et

al., « The evolution of immunity : a low-life perspective » (2007), op. cit. 2 Rappelons en outre que des effets évolutionnaires à long terme dans le cas d’endobactéries à transmission horizontale n’est pas impossible. Par exemple, chez l’être humain, comme nous l’avons vu, la mère transmet une partie de ses bactéries endogènes à l’enfant, et certaines de ces dernières persistent chez l’enfant. Aussi, Ruth Ley et ses collaborateurs envisagent très sérieusement la possibilité de conséquences évolutionnaires de forte ampleur : « Ces études fondamentales fourniront davantage qu’une ‘ histoire naturelle’ intéressante : si les gens acquièrent leur microbiome et son contenu génétique par leur famille, cela représente une autre forme d’héritabilité génétique – une héritabilité génétique qui a le potentiel d’être reprogrammée » (R. E. Ley et al., 2006, op. cit.) 3 Nous espérons, par cette argumentation, prolonger la thèse de O’Neill et al., Influential

passengers (1997), op. cit., et de M. McFall-Ngai et al., The influence of cooperative bacteria on

animal host biology (2005), op. cit. 4 R. Barrangou et al., « CRISPR provides acquired resistance against viruses in prokaryotes » (2007).

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modifications génétiques dues à des intégrations sont bien entendu transmises à la

descendance1.

Puisque, dans les phénomènes que nous venons de décrire, on constate qu’une

modification phénotypique acquise (en l’occurrence, une modification du système

immunitaire) suite à une pression environnementale (due aux micro-organismes)

est transmise à la descendance, certains chercheurs ont interprété ces résultats en

les qualifiant de « lamarckiens ». Avant de conclure, montrons pourquoi cette

dénomination doit être rejetée.

d) Un phénomène « lamarckien » ?

Margulis et Sagan, spécialistes de la symbiose, considèrent que la symbiogenèse

est un phénomène « lamarckien », car il y a dans la symbiogenèse hérédité d’un

caractère acquis2. Dès l’identification du rôle très certainement immunitaire du

complexe CRISPR, ses découvreurs ont parlé de phénomène « lamarckien »3. Ces

interprétations tendent à recevoir d’autant plus de faveurs que prétendre remettre

en question le darwinisme, voire promouvoir un lamarckisme renouvelé, est

souvent porteur à l’heure actuelle4. Cependant, les processus que nous avons

décrits ne peuvent pas être qualifiés de « lamarckiens ». Qu’est-ce qu’un

phénomène « lamarckien » ? C’est un phénomène de variation phénotypique

dirigée5. Comme le dit Mayr dans son « Avant-propos » au livre de Margulis et

Sagan, un phénomène est lamarckien si, et seulement si, il y a transmission

phénotypique sans modification génétique6. Or, tout au contraire, les phénomènes

1 Il est possible, cependant, que ces intégrations ne soient pas très stables dans le temps. Les recherches futures devront déterminer ce point. 2 L. Margulis and D. Sagan, Acquiring genomes. A Theory of the origins of species (2002), op. cit. 3 K. S. Makarova et al., « A putative RNA-interference-based immune system in prokaryotes : computational analysis of the predicted enzymatic machinery, functional analogies with eukaryotic RNAi, and hypothetical mechanisms of action » (2006), p. 16. 4 Voir E. Jablonka and M. Lamb, Epigenetic inheritance and evolution. The Lamarckian

dimension (1995) et Evolution in Four Dimensions: Genetic, Epigenetic, Behavioral, And

Symbolic Variation in the History of Life (2006). Pour une analyse mesurée, voir M-J. West-Eberhard, « Dancing with DNA and flirting with the ghost of Lamarck » (2007). 5 S. J. Gould, « Shades of Lamarck » (1979). 6 E. Mayr, « Foreword », in L. Margulis and D. Sagan (2002), op. cit. Mayr rejette donc le terme de « lamarckisme » revendiqué par Margulis et Sagan.

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d’hérédité que nous avons décrits sont strictement génétiques : ils consistent en

mutations, hypermutations, intégrations de portions d’ADN.

La difficulté pourrait venir de ce que, dans les phénomènes que nous décrivons,

l’organisme semble « s’adapter » génétiquement en fonction des exigences de

l’environnement. Pour repousser cette difficulté, partons du cas des anticorps. Il

est très significatif que, d’une manière tout à fait semblable à ce qui apparaît

aujourd'hui dans le cas des endobactéries et du complexe CRISPR, plusieurs

interprétations « lamarckiennes » de la production des anticorps aient été

proposées il y a quelques années. Celle qui a eu le plus d’influence est celle

d’Edward J. Steele1, en particulier parce qu’elle fut bien accueillie par Peter

Medawar. Il est tout à fait exact que, dans le phénomène de production des

anticorps, l’organisme subit des mutations (hypermutations somatiques) en

fonction des pressions de l’environnement, et qu’en ce sens ses gènes semblent

« s’adapter » à l’environnement, contrairement à l’idée selon laquelle les

variations génétiques sont indépendantes des « besoins » de l’organisme2. En

réalité, cependant, tout dépend de l’échelle du vivant à laquelle on se place. Le

raisonnement est parfaitement darwinien, dès lors que l’on se place au niveau des

entités qui sont modifiées, c'est-à-dire, ici, les cellules immunitaires. Dans le

processus de production des anticorps, une immense majorité de lymphocytes B

est éliminée, seule survit la petite proportion de lymphocytes B portant les

anticorps qui permettent l’interaction la plus forte (en termes de spécificité,

affinité, avidité) avec les motifs antigéniques rencontrés. Cela est même le cœur

de la théorie de la sélection clonale de Burnet, que nous avons longuement

analysée. Ainsi : i) la production des anticorps n’est pas « lamarckienne » car elle

est fondée sur des modifications génétiques ; ii) elle n’est pas une

« adaptation génétique » de l’organisme aux besoins environnementaux, mais une

sélection de certaines cellules immunocompétentes. Dès lors que l’on adopte une

1 E. J. Steele, Somatic selection and adaptive evolution. On the inheritance of acquired characters (1979). 2 R. Dawkins, The Extended phenotype (1982), Chapitre 9 : « Selfish DNA, jumping genes and a lamarckian square ».

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428

conception hiérarchique de l’évolution par sélection naturelle1, la difficulté est

levée.

Le raisonnement est très exactement le même pour les endobactéries de

l’organisme hétérogène. En étant sélectionnées, elles améliorent la valeur

adaptative de l’hôte. Concernant le complexe CRISPR, il n’y a pas sélection de

séquences génétiques, mais intégration de séquences génétiques. Comme nous

l’avons vu, le transfert de gènes et l’intégration de gènes d’origine virale sont des

phénomènes fréquents chez les micro-organismes.

Pour conclure sur ce point, il n’y a pas lieu de qualifier les phénomènes que

nous avons décrits de « lamarckiens ». En revanche, il est vrai qu’ils nous

contraignent à étendre notre point de vue sur les modifications génétiques induites

et sur leur possible transmission à la descendance.

Plus généralement, cette section nous a permis de montrer que les interactions

immunitaires entre organisme hétérogène et micro-organismes étaient un exemple

particulièrement important de co-construction entre l’organisme et son

environnement. À ce stade, cependant, on pourrait formuler deux objections à

notre propos.

2.2.3. Deux objections

a) Nous avons oublié qu’une dimension importante de la thèse du co-

constructionnisme était abiotique

Plusieurs partisans de la construction de niche et, surtout, de « l’ingénierie des

écosystèmes » (ecosystem engineering) considèrent que l’apport le plus important

de la thèse co-constructionniste est la prise en compte des aspects abiotiques pour

l’évolution des organismes2. À l’opposé, nous avons ici concentré notre attention

sur les interactions entre l’organisme et les micro-organismes de son 1 À la manière de Gould, par exemple. Voir le chapitre précédent. 2 Voir Clive Jones par exemple pour une insistance sur la dimension abiotique de la construction de niche et de l’ « ecosystem engineering » : J. P. Wright and C. G. Jones, « The concept of organisms as ecosystem engineers ten years on : progress, limitations and challenges » (2006).

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environnement, en mettant donc de côté les aspects abiotiques. Nous acceptons

cette objection au sens où nous admettons tout à fait que les interactions hôte-

micro-organismes n’illustrent qu’une partie de ce que décrit Richard Lewontin (et

plus généralement de ce que décrit l’interactionnisme co-constructionniste).

Cependant, notre argument est précisément qu’elles aident à comprendre la partie

biotique de l’argument de Lewontin.

b) Ce que nous décrivons est simplement un cas de co-évolution

Cette objection est tout à fait fondée, nous n’avons pas cherché à présenter un

phénomène complètement nouveau, mais simplement une forme particulière de

co-évolution. Cependant, nous souhaitons précisément soutenir d’une part que la

co-évolution fait partie de la thèse co-constructionniste de Richard Lewontin1, et

d’autre part montrer que le phénomène que nous décrivons constitue un cas tout à

fait particulier de co-évolution. Il est particulier pour deux raisons :

i) L’examen du système immunitaire nous montre qu’une co-adaptation

hôte-micro-organismes avec des taux de variation non pas identiques mais

relativement comparables est possible. La « course aux armements » entre hôtes et

micro-organismes est souvent décrite comme inégale, car les seconds ont des taux

de mutation beaucoup plus importants que les premiers2. Ce que nous venons de

dire montre que ce n’est pas complètement exact : les endobactéries qui, selon

nous, sont un élément majeur du système immunitaire de l’organisme, ont elles

aussi des taux de mutation importants, qui font que des souches particulièrement

résistantes à tel ou tel micro-organisme peuvent se multiplier. De même, le

complexe CRISPR permet à l’hôte3 de modifier ses réponses immunitaires très

rapidement, et donc de « contrer » les mutations génétiques virales.

ii) L’hôte subit pendant son existence des mutations qui améliorent sa

valeur adaptative, et qui sont pour certaines héritables. C’est le point que nous

1 Bien qui lui-même n’insiste pas beaucoup dessus. 2 R. Dawkins, The extended phenotype (1982) ; W. D. Hamilton et al., « Sexual reproduction as an adaptation to resist parasites (A Review) » (1990), op. cit. ; C. Combes (2001), op. cit. 3 En l’occurrence, des bactéries.

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venons d’analyser, tout en montrant pourquoi les phénomènes que nous avons

décrits ne devaient pas être interprétés comme « lamarckiens ».

En conséquence, bien que ce que nous ayons décrit n’est théoriquement qu’un

cas de co-adaptation, nous pensons que c’est un cas original, et qui mériterait

d’être davantage pris en compte par les évolutionnistes.

2.2.4. Conclusion : la co-construction dans les relations hôte-microbes

Il nous semble que seule la perspective de l’interactionnisme co-

constructionniste permet de rendre compte de la complexité des interactions entre

hôte et micro-organismes que nous venons de décrire. Ces interactions constituent

à nos yeux un cas radical de construction de l’organisme par l’environnement, et

de construction de l’environnement par l’organisme, car l’organisme est

génétiquement et phénotypiquement construit par les micro-organismes de son

environnement, et réciproquement, et les effets de cette co-construction

perpétuelle peuvent se faire sentir sur de nombreuses générations. Nous pensons

donc que les interactions entre l’organisme hétérogène et les micro-organismes de

son environnement ne peuvent être correctement interprétées que dans le cadre de

l’interactionnisme co-constructionniste avancé par Richard Lewontin, mais aussi

que, peut-être, elles permettent de préciser cette thèse de Richard Lewontin, en

prenant le cas particulier d’une « co-construction » comprise en un sens fort et

littéral.

3. Conséquence pour la définition de l’intérieur et de l’extérieur

Nous avons signalé au début de ce chapitre que l’un de nos objectifs était de

tenter de comprendre les interactions entre l’intérieur et l’extérieur. Que pouvons-

nous conclure sur cette question à partir des arguments que nous avons présentés

dans ce chapitre ? L’idée qu’il est possible de distinguer l’intérieur et l’extérieur

des organismes nous semble bien fondée et utile. Nous nous inscrivons donc dans

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le prolongement des thèses de Richard Lewontin sur cette question1. Dans notre

conception, « l’intérieur » est l’organisme hétérogène (c'est-à-dire comprenant ses

micro-organismes internalisés), dont les frontières sont définies grâce à notre

critère d’immunogénicité ; « l’extérieur » est l’environnement de cet organisme, à

la fois biotique et abiotique, c'est-à-dire l’ensemble des facteurs qui sont

pertinents pour rendre compte de sa physiologie et de son évolution. Nous

considérons donc qu’il existe bien une distinction entre l’intérieur et l’extérieur.

Cependant, nous n’interprétons pas cette distinction comme elle est interprétée

habituellement :

i) dans notre conception, la frontière entre intérieur et extérieur se modifie

sans cesse : des entités exogènes peuvent devenir des constituants de l’organisme,

et réciproquement des entités qui étaient des constituants peuvent être rejetées.

ii) l’un des arguments que nous avons répétés dans ce travail est qu’une

grande partie de la confusion de la biologie contemporaine relativement à

l’ontogénie (y compris donc immunologie) est de confondre l’intérieur et

l’endogène d’une part, l’extérieur et l’exogène d’autre part. La frontière que nous

proposons entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas une question d’origine, elle est

une question d’interaction constructive entre un organisme et son environnement.

Nous pensons avoir démontré que l’immunité nous offrait un exemple

particulièrement probant de construction de l’organisme par l’environnement, et

réciproquement.

Ainsi, le critère d’immunogénicité que nous avons proposé nous permet de

penser les interactions entre l’organisme hétérogène et son environnement, et par

là même de définir un « intérieur » et un « extérieur », mais qui sont susceptibles

d’être redéfinis, et qui ne correspondent pas à une distinction d’origine (et en

particulier ils ne correspondent pas à une distinction génétique).

1 R. Lewontin, Inside and oustide (1994).

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4. Conclusion : l’immunologie entre biologie du développement,

microbiologie et écologie

Nous voudrions conclure ce chapitre en mettant en évidence les raisons pour

lesquelles, selon nous, l’immunologie contemporaine doit se rapprocher de la

biologie du développement, de la microbiologie et de l’écologie.

Nous avons déjà montré pourquoi l’immunologie devait se rapprocher de la

biologie du développement. D’une part, il est utile d’adopter un point de vue

développemental sur l’immunité, notamment pour comprendre les conditions de

réalisation d’une tolérance immunitaire. Comme nous l’avons montré, il est faux

de croire que la tolérance immunitaire n’est qu’une période d’ouverture à

l’environnement limitée à un stade de développement précoce. La tolérance

immunitaire est au contraire possible toute la vie, elle se produit constamment,

tout en étant bien sûr soumise à des conditions strictes (énoncées par le critère

d’immunogénicité). D’autre part, il est très fécond d’utiliser l’immunologie pour

faire sortir la biologie du développement de ses conceptions internalistes :

l’immunologie démontre que tout développement est du co-développement, c'est-

à-dire que le développement de la plupart des multicellulaires présuppose qu’ils

accueillent en eux des entités exogènes internalisées1. Le biologiste du

développement Scott Gilbert a largement amorcé ce rapprochement entre biologie

du développement et immunologie, en soulignant que l’une de ses conséquences

les plus importantes est la remise en cause du terme de « soi »2.

Le rapprochement de l’immunologie avec la microbiologie et l’écologie est une

seule et même chose. Il s’agirait de rapprocher l’immunologie de la microbiologie

en tant que celle-ci est, depuis cinq à dix ans, « écologisée », au double sens où

elle s’intéresse aux communautés de microbes, et où elle utilise peu à peu des

modèles et des concepts issus de l’écologie « classique », notamment les modèles

proie-prédateur, mais aussi – ce qui est tout aussi important – des modèles de

1 Nous avons montré que certaines bactéries et certains virus étaient indispensables pour un développement normal, chez des invertébrés comme des vertébrés, ainsi que chez des plantes. 2 Voir en particulier S. F. Gilbert, « Ecological developmental biology : developmental biology meets the real world » (2001) et « The genome in its ecological context » (2002).

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coopération. Le courant dont nous avons parlé ci-dessus est grandement

responsable de ce rapprochement1. Nous pensons qu’il est temps d’ « écologiser »

l’immunologie : montrer que le système immunitaire de tous les organismes

entretient des relations complexes avec les micro-organismes, faites de rejet et de

destruction de certains micro-organismes, et de tolérance et de stimulation

d’autres micro-organismes. Nous pensons avoir démontré dans ce chapitre

comment l’organisme incluant ses endobactéries (ou autres endo-micro-

organismes) interagit d’une façon très particulière avec son environnement,

exerçant des pressions sélectives fortes sur les micro-organismes de ce dernier,

eux-mêmes exerçant des pressions fortes sur son immunité, qui comprend des

éléments endogènes (cellules immunitaires, en particulier) et des éléments

exogènes internalisés (bactéries de l’intestin par exemple).

Ce mouvement de rapprochement entre l’immunologie et l’écologie ne

présuppose bien entendu pas d’adopter la théorie de la continuité. Nous pensons,

cependant, que notre théorie a beaucoup plus d’affinités avec ce possible

rapprochement que n’en a la théorie du soi et du non-soi2.

1 I. Bjedov et al. (2003) ; A. Giraud et al., « Costs and benefits of high mutation rates : adaptive evolution of bacteria in the mouse gut » (2001a) ; R. E. Ley et al. « Ecological and evolutionary forces shaping microbial diversity in the human intestine » (2006), op. cit. ; S. E. Frank, Immunology and evolution of infectious disease (2002) ; D. Wodarz, « Ecological and evolutionary principles in immunology » (2006), op. cit. 2 Dans une thèse récente effectuée sous la direction de Minus van Baalen, ainsi que dans un article à paraître (S. Alizon and M. van Baalen, « Immune system modeling in parasite evolution models »), Samuel Alizon (équipe Ecologie de l’ENS) s’est s’appuyé sur ma théorie de la continuité pour contribuer à expliquer sa modélisation des relations hôte-pathogènes. Il reste à déterminer, bien entendu, si une telle complémentarité théorique peut conduire à des résultats expérimentaux utiles à la communauté scientifique.

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435

Conclusion

Dans ce travail, nous avons proposé un examen des concepts et théories de

l’immunologie actuelle. Notre objectif était de déterminer si cette discipline était

ou non en mesure d’apporter une réponse à la question de savoir ce qui fait

l’identité d’un être vivant. Nous pensons avoir établi les thèses suivantes :

1. Les termes de « soi » et de « non-soi », pourtant situés au centre de la

discipline, ne sont pas définis avec suffisamment de précision pour constituer des

termes scientifiques. Ils possèdent certes une valeur suggestive, en ce qu’ils

rapprochent un domaine de la biologie expérimentale de préoccupations

psychologiques et morales relatives à l’identité, mais nous pensons qu’un tel

rapprochement est peu fondé, et comporte de nombreux risques. Nous nous

sommes donc proposé de rejeter l’usage des termes de « soi » et de « non-soi ».

2. La théorie du soi et du non-soi est inadéquate expérimentalement. Les

phénomènes d’autoréactivité et d’autoimmunité normales d’une part, et de

tolérance immunitaire d’autre part, démontrent que cette théorie n’est pas

satisfaisante et qu’il serait souhaitable qu’elle soit remplacée par une autre théorie.

3. Il convient de maintenir l’exigence de proposer un critère

d’immunogénicité, c'est-à-dire une réponse à la question « à quelles conditions

une réponse immunitaire se produit-elle ? » C’est à une telle exigence que doit

répondre la formulation d’une ou de plusieurs théories concurrentes de celle du

soi et du non-soi.

4. La théorie que nous proposons, dite « théorie de la continuité », est une

théorie de portée générale (parce qu’elle concerne un très grand nombre

d’organismes), elle est en adéquation avec les données expérimentales disponibles

et elle permet d’établir un certain nombre de prédictions. Nous la soumettons au

jugement des immunologistes et des philosophes.

5. Bien que l’immunologie ne puisse pas, selon nous, continuer de se

construire autour des notions de « soi » et de « non-soi », elle n’en est pas moins

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436

en mesure de répondre à la question de ce qui fait l’identité d’un être vivant.

Cependant, deux restrictions importantes doivent être notées :

5.1. L’immunologie n’apporte un éclairage spécifique et décisif que

sur la question de l’individualité biologique, et non pas sur d’autres aspects de

l’identité biologique, tels que l’unicité de l’être vivant, et sa description

individuelle.

5.2. L’immunologie ne permet de définir l’individualité qu’au

niveau de l’organisme, et non pas au niveau de tout être vivant quel qu’il soit.

6. L’immunologie offre une théorie physiologique de l’individuation. Ce

faisant, elle relève le défi de David Hull, qui consistait à trouver une théorie

relevant de la physiologie, c'est-à-dire de la biologie fonctionnelle, permettant

d’individuer les êtres vivants. L’immunologie définit l’organisme en tant

qu’individu biologique. Elle montre en effet qu’un organisme est un tout

fonctionnellement intégré, fait de constituants hétérogènes qui sont localement

interconnectés par des interactions biochimiques fortes et contrôlés par des

interactions immunitaires systémiques constantes et d’une même moyenne

intensité. En offrant un critère d’intégration, l’immunologie propose un critère

d’individuation, qui permet très concrètement d’établir les frontières d’un

organisme.

7. Notre définition montre que tout organisme est hétérogène, c'est-à-dire

partiellement constitué d’entités exogènes.

8. Lorsqu’elle est articulée à l’individuation évolutionnaire, l’individuation

immunologique-physiologique que nous avons proposée permet de démontrer que

l’organisme n’est pas un individu biologique quelconque, mais le meilleur

exemple d’individu biologique. Cette thèse se fonde sur trois arguments :

8.1. L’organisme hétérogène est défini de manière précise comme

une entité discrète et cohésive, grâce au critère d’immunogénicité que nous avons

proposé.

8.2. L’organisme hétérogène est dans de nombreux cas un individu

évolutionnaire. Ce constat nous a en outre permis de montrer qu’il est dans

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certains cas nécessaire de modifier la définition générale de ce qui compte comme

un individu évolutionnaire.

8.3. L’organisme hétérogène exerce un contrôle sur la variation de

ses constituants de niveau inférieur, en particulier les lignées de ses cellules.

9. La définition de l’organisme hétérogène permet de proposer un

interactionnisme co-constructionniste en immunologie, et ce faisant de préciser le

type d’interactions qu’entretiennent un organisme et son environnement.

Dans ce travail, la biologie de l’évolution a constitué une sorte d’arrière-plan,

sans doute discret, mais permanent (depuis Burnet et sa vision sélectionniste des

bactéries puis des cellulaires immunitaires, jusqu’à la problématique de

l’individuation évolutionnaire dans notre troisième partie). Pour terminer ce

travail en ouvrant quelques perspectives pour l’avenir, nous souhaiterions faire

quelques remarques sur la manière dont nous nous situons par rapport à la

biologie de l’évolution.

La biologie de l’évolution domine incontestablement la philosophie de la

biologie internationale. Ce fait s’explique aisément par l’attirance que suscite la

théorie de l’évolution par sélection naturelle, sans conteste la théorie la plus

puissante dont dispose la biologie. En outre, il convient de remarquer que les

philosophes de la biologie qui ont travaillé sur l’évolution ont su poser des

questions à la fois philosophiquement et scientifiquement passionnantes, et ont

même contribué à y apporter des réponses. Ces philosophes de la biologie, dont

David Hull ou Elliott Sober sont deux excellents exemples, ont montré que la

philosophie pouvait travailler au plus près de la science, et qu’elle n’était pas

qu’une activité consistant à poser des questions, mais pouvait, parfois du moins,

apporter des réponses.

Nous pensons cependant que la philosophie de la biologie fonctionnelle (ou

physiologie) doit être développée, et tout particulièrement la philosophie de la

biologie moléculaire. Les divers domaines de la biologie fonctionnelle, c'est-à-

dire, pour reprendre l’expression d’Ernst Mayr, ceux qui posent principalement

des questions de type « comment ? », soulèvent en eux-mêmes des problèmes

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philosophiques passionnants – notamment, nous espérons l’avoir montré, sur

l’unicité et l’individualité de l’être vivant. En outre, ils posent parfois des

questions identiques, ou du moins semblables, à celles que pose la biologie de

l’évolution si bien que, dans tous ces cas, il est utile d’articuler les deux types de

réponse. Là encore, l’exemple de l’identité biologique comprise comme

individualité nous semble éclairant : l’individuation immunologique nous a

permis de suggérer une modification de plusieurs idées inhérentes à

l’individuation évolutionnaire, et même, dans certains cas, une modification de

l’ontologie dessinée par cette dernière.

Nous avons terminé nos analyses par la thèse selon laquelle l’immunologie doit

se rapprocher d’autres disciplines, en particulier la parasitologie et l’écologie. Un

travail considérable resterait à faire de ce point de vue : articuler la définition de

l’individualité biologique que nous avons proposée à partir de l’immunologie avec

le débat, extrêmement actif aujourd'hui, sur les transitions entre niveaux

d’individualité1. Si nous avons pu proposer ici quelques idées susceptibles

d’amorcer cette articulation, nous considérerions que nos investigations

immunologiques n’ont pas été totalement inutiles.

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486

Index des noms

Alizon, S., 166, 417, 433.

Ameisen, J-C., 128, 129.

Aristote, 10, 319, 321, 355, 398.

Atlan, H., 114, 174, 271, 279, 284-

290.

Belkaid, Y., 167-168, 220-224, 405.

Brent, L., 72, 74, 81-82, 85, 119,

136, 151, 186, 200, 305.

Burian, R., 43, 333, 363.

Burnet, F. M., 11-12, 15, 18-19, 28,

32-33, 43, 47, 52-57, 60-71, 74-

112, 119, 133-136, 139, 147-151,

172, 175, 187, 200, 228, 262-263,

266-270, 275-276, 287, 293, 297,

300, 305-307, 310, 317, 338, 347,

368, 401, 417, 427, 437.

Buss, L., 9, 16, 331, 333-334, 338,

364, 366, 368-369, 422, 424.

Canguilhem, G., 9, 77, 260, 323,

340, 386.

Carnap, R., 249, 318.

Carosella, E. D., 1, 5, 59, 113, 137,

145-146, 153-154, 168, 178-179,

198, 245, 269-270, 290, 317, 355,

400.

Claverie, J-M., 11, 58, 107, 266-268,

326, 329, 401.

Cohen, I. R., 109, 174, 278, 284-288,

327.

Cohn, M., 108-109, 111, 205, 292.

Combes, C., 405, 409, 419-420, 429.

Coutinho, A., 271, 278-279, 281-

284, 289-290.

Cummins, R., 308, 340.

Darden, L., 102, 262, 308, 340.

Dausset, J., 12, 14, 54, 58, 103-105,

145, 153-154, 178, 326, 329, 400.

Dawkins, R., 337, 339, 359-360,

362, 365, 367, 419, 422, 427, 429.

Duchesneau, F., 1, 248, 250, 252,

260, 331.

Ehrlich, P., 63-64, 67-68, 74-77, 84,

87, 106, 119, 133, 296.

Eldredge, N., 333.

Fenner, F., 11-12, 53, 61, 75-76, 81-

85, 88, 95, 134, 300.

Frank, S. A., 369-370.

Gayon, J., 1, 5, 9, 43, 178, 248-249,

253-256, 260-261, 307, 319-320,

323, 330-334, 356, 363, 388, 408.

Ghiselin, M., 9, 16, 318, 319.

Giere, R., 256, 257.

Gilbert, S. F., 9, 82, 328, 353, 380,

382, 389, 407, 432.

Godfrey-Smith, P., 5, 178, 248, 257,

318, 330, 375, 378, 383, 387, 390,

398, 403, 438.

Page 487: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

487

Goldstein, K., 149, 331.

Gordon, J. L., 127, 159-166, 215-

216, 353, 405, 407, 412, 414, 420.

Gould, S. J., 9, 16, 320, 326, 331,

334, 337-338, 346-347, 360, 362,

365, 384, 426, 428.

Griffiths, P., 248, 288, 337-338, 362.

Grossman, Z., 109

Hamburger, J., 14-15, 104, 325, 329.

Hamilton, W. D., 422, 429.

Hempel, C., 248-250, 269.

Hoffmann, J., 34, 41, 51, 126, 128,

132, 241, 364, 410.

Hooper, L. V., 159, 161, 164-166,

215, 353, 405, 407, 419-420.

Hull, D., 9, 16, 249, 255, 319, 331-

335, 339, 341-344, 358, 360-362,

364-365, 436-437.

Jacob, F., 16, 92, 262, 288, 371, 379,

380.

James, W., 10, 46, 72, 341.

Janeway, C. A., 13, 24, 26, 31, 34,

107-108, 125, 127, 150-151, 172,

189, 205, 217, 293-294, 297-298,

302-303.

Janzen, D. H., 16, 335, 338-339,

363-367.

Jerne, N., 88, 98, 102, 109, 114, 134-

135, 179, 222, 247, 271-285, 289-

290.

Koch, R., 26, 27, 412.

Kourilsky, P., 58, 107, 120, 179,

266-267.

Lederberg, J., 89, 353, 409.

Leibniz, G. W., 9-10, 321, 331, 341.

Lemaitre, B., 34-35, 41, 51, 126,

128, 132, 193, 241.

Levins, R., 398-399.

Lewin, K., 354.

Lewontin, R., 1, 5-6, 16, 178, 250,

252-254, 285, 330-333, 338, 343,

349-351, 359, 363, 375-384, 387-

400, 418, 421, 429-431.

Lloyd, E., 250, 252-253, 257, 334,

338, 346-347.

Locke, J., 10, 55, 341, 354.

Loeb, L., 15, 73-74.

Löwy, I., 56, 70-71, 92, 175, 270.

Lwoff, A., 43.

Mainx, F., 249.

Margulis, L., 159, 261, 408-409,

414-415, 419, 426.

Matzinger, P., 110-111, 179, 192,

205, 214, 234, 247, 257, 259, 271,

275, 287, 291-307.

Maynard-Smith, J., 9, 16, 413, 422,

438.

Mayr, E., 16, 159, 320, 340, 408,

415, 426, 437.

Mazumdar, P. H., 28.

McFall-Ngai, M., 159-160, 165-166,

353, 407, 416, 425.

Page 488: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

488

Medawar, P., 15, 58, 72, 74, 80-82,

85, 92, 96, 136, 140, 152, 185-

186, 200, 265, 267, 305, 331, 427.

Medzhitov, R., 31, 34, 108, 150, 189,

205, 298, 303.

Metchnikoff, E., 27-28, 63-67, 74,

89, 105, 127, 219, 234, 296, 310.

Michod, R., 9, 16, 338, 369-370,

438.

Monod, J., 92, 106, 262, 288, 371.

Morange, M., 1, 5, 6, 43, 70, 106,

175, 178, 195, 255, 261-262, 288-

289, 303, 310, 323, 328, 330, 363,

371, 377, 379-380, 382, 388.

Moulin, A-M., 5, 25, 28, 47, 68, 75,

83, 87, 92, 98, 103, 135, 174, 178,

271-272, 278, 344.

Murphy, J., 72, 81-82.

Nossal, G., 24, 88.

Odling-Smee, J., 384, 393, 395, 397.

Owen, R. D., 80-82, 96, 136.

Oyama, S., 5, 139, 178, 264, 288,

324-325, 330, 375-376, 380-390,

397-398, 400.

Pasteur, L., 25-28, 122, 281, 289,

412.

Paul, W. E., 109.

Pauling, L., 86, 172.

Popper, K., 254, 318.

Putnam, H., 255, 318-319.

Quine, W., 178, 318.

Reichenbach, H., 10, 341, 354.

Richet, C., 56, 63-65, 69-71.

Rose, N., 59, 68, 295, 297, 382, 387.

Rosenberg, A., 250.

Ruse, M., 250.

Russell, B., 183, 318.

Sakaguchi, S., 130-131, 142, 179,

290.

Sapp, J., 159, 179, 407-409, 412,

415.

Schaffner, K., 102, 262.

Schlick, M. 318.

Silverstein, A., 5, 27-28, 59, 68, 72,

86-89, 98, 178, 295-297, 310, 344

Simondon, G., 9, 16.

Smart, J. J. C., 249.

Sober, E., 9, 331-334, 342-345, 348,

357, 437.

Söderqvist, T., 28.

Sterelny, K., 5, 178, 248, 337-338,

360, 362, 365, 393, 410.

Strawson, P., 318.

Suppe, F., 251-252.

Suppes, P., 251, 256.

Talmage, D., 87-88.

Tanchot, C., 122-123, 289.

Tauber, A. I., 5, 12, 27, 66, 79, 87,

109, 135, 174-175, 178, 183, 270-

271, 275, 277, 281, 296, 317, 321,

400.

Tonegawa, S., 105.

Page 489: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

489

Twort, F. W., 42.

van Baalen, M., 166, 417, 433.

van Fraassen, B., 251, 255.

Varela, F., 271, 278, 280-281, 283,

290.

Waldmann, H., 137, 139, 142-145,

200, 211, 216, 225.

Weissman, A., 148.

West-Eberhard, M-J., 328, 426.

Wiggins, D., 10, 319, 320, 341, 355.

Williams, M. B., 250

Wilson, J., 9, 331, 332, 342.

Woese, C., 42, 338, 409.

Zinkernagel, R., 105, 137, 197.

Page 490: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

490

Table des matières

Sommaire 4

Remerciements 5 Introduction 7 I. Analyse critique de la théorie du soi et du non-soi

Chapitre 1. Comment définir l’immunologie et ses deux concepts centraux, le

soi et le non-soi ?

1. Qu’est-ce que l’immunologie ?.......................................................................23

1.1. La définition courante de l’immunologie...................................................23

1.2. La constitution de l’immunologie comme discipline autonome au sein des

sciences biologiques ........................................................................................24

1.2.1. Première étape : l’immunisation ou vaccination ................................25

1.2.2. Deuxième étape : l’élaboration d’une théorie de l’immunité..............27

1.2.3. Troisième étape : l’institutionnalisation de la discipline.....................28

1.3. La définition de l’immunologie que nous proposons .................................29

1.4. Quels organismes disposent d’une immunité ? ..........................................32

1.4.1. La thèse de Burnet quant au domaine d’extension de l’immunité.......33

1.4.2. L’extension de l’immunité aux animaux à immunité innée dans

l’immunologie contemporaine ....................................................................33

1.4.3. Notre thèse : il existe une immunité chez tous les organismes,

unicellulaires comme pluricellulaires..........................................................36

1.5. Présentation du « système immunitaire »...................................................47

1.5.1. Le système immunitaire humain........................................................48

1.5.2. Le système immunitaire de la drosophile...........................................50

1.5.3. Le système immunitaire des plantes ..................................................51

Page 491: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

491

1.5.4. La question du critère d’immunogénicité...........................................52

2. Que signifient les termes « soi » et « non-soi » en immunologie ?...................53

2.1. L’immunologie, « science du soi et du non-soi » ? ....................................53

2.2. Les différents sens du terme « soi » en immunologie.................................56

2.3. Burnet face à la problématisation de l’individualité biologique..................60

2.3.1. Questions à partir des cinq sens du « soi ».........................................60

2.3.2. La problématique de Burnet est-elle celle de l’identité biologique ? ..61

Chapitre 2. Pourquoi la théorie du soi et du non-soi s’est-elle imposée à

l’immunologie ?

1. Le soi et le non-soi avant Burnet : l’élaboration progressive de la théorie du soi

et du non-soi.......................................................................................................64

1.1. Immunité, identité et reconnaissance de l’étranger chez Metchnikoff (fin du

19e siècle, début du 20e siècle) .........................................................................65

1.2. Pourquoi un dogme de l’impossibilité de l’autoréactivité s’est-il imposé ?

Ehrlich et « l’horror autotoxicus » comme ancêtre de la théorie du soi.............67

1.3. Richet : individualité et anaphylaxie..........................................................69

1.4. L’importance des expériences de transplantation dans l’élaboration de la

question de l’identité immunitaire....................................................................72

2. La théorie du soi et du non-soi de Burnet........................................................74

2.1. Le soi et le non-soi avant le problème de la tolérance au soi : la vision

« écologique » (1937-1945) .............................................................................75

2.2. La tolérance et le problème de la capacité à distinguer entre le soi et le non-

soi....................................................................................................................80

2.2.1. La discrimination du soi et du non-soi érigée en problème ................80

2.2.2. L’apprentissage de la tolérance au soi chez Burnet ............................82

2.3. Le véritable combat théorique de Burnet : la théorie de la sélection clonale

........................................................................................................................85

2.4. Les évolutions du concept de soi dans la pensée de Burnet : du soi

écologique au soi immunogénétique ................................................................91

2.5. La discrimination soi/non-soi comme critère d’immunogénicité................95

Page 492: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

492

2.5.1. La première élaboration d’un critère d’immunogénicité.....................95

2.5.2 Quels sont les fondements expérimentaux de la théorie du soi et du

non-soi de Burnet ?.....................................................................................96

2.5.3. A quels organismes la théorie du soi et du non-soi s’applique-t-elle ?98

2.5.4. Doit-on parler de « modèle », d’ « hypothèse » ou de « théorie » du

soi?...........................................................................................................101

2.6. Bilan sur la théorie du soi et du non-soi de Burnet...................................102

3. L’immunologie contemporaine et la théorie du soi et du non-soi : entre

hégémonie et doute...........................................................................................103

3.1. Une théorie dominante des années 1960 à nos jours ................................103

3.1.1. De la fin des années 1960 à nos jours : une série de « confirmations

expérimentales » de la théorie du soi et du non-soi ? .................................103

3.1.2. Les nombreux prolongements conceptuels de la théorie du soi et du

non-soi de la fin des années 1960 à nos jours ............................................107

3.1.3. Une théorie toujours dominante dans l’immunologie contemporaine

.................................................................................................................108

3.2. Doutes et indétermination théorique........................................................109

3.2.1. Premiers doutes concernant le soi et le non-soi................................109

3.2.2. Le « soi » maintenu mais mis à l’arrière-plan au profit de descriptions

moléculaires .............................................................................................110

3.2.3. Le retour à « l’évidence » de la distinction entre le soi et le non-soi 111

Chapitre 3. Les insuffisances de la théorie du soi et du non-soi

1. Autoréactivité et auto-immunité normales ....................................................114

1.1. Une distinction importante : autoréactivité et autoimmunité ....................115

1.1.1. Réaction immunitaire et réponse immunitaire..................................115

1.1.2. Conséquence : la différence entre autoréactivité, autoimmunité et

maladie auto-immune ...............................................................................116

1.2. Qu’est-ce que l’autoréactivité normale ? .................................................117

1.2.1. La surveillance constante des constituants de l’organisme grâce à la

présentation des antigènes exogènes et endogènes ....................................117

Page 493: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

493

1.2.2. La sélection des lymphocytes : une fenêtre de réactivité..................119

1.2.3. L’autoréactivité à la périphérie........................................................121

1.3. Qu’est-ce que l’auto-immunité normale ?................................................127

1.3.1. Les macrophages, « éboueurs de l’organisme » ..............................127

1.3.2. Le cas des cellules T régulatrices ....................................................129

1.4. Conséquence : il est faux que le système immunitaire ne répond pas au

« soi »............................................................................................................132

2. La tolérance immunitaire..............................................................................134

2.1. Qu’appelle-t-on « tolérance immunitaire » et pourquoi faut-il la distinguer

de phénomènes proches ?...............................................................................136

2.2. La tolérance aux greffes : le domaine de la transplantation......................140

2.2.1. Le cas des organes immunoprivilégiés ............................................140

2.2.2. Le rôle des cellules T régulatrices dans la tolérance aux greffes ......142

2.2.3. Le rôle de HLA-G dans la tolérance aux greffes..............................145

2.2.4. Tolérance aux greffes chez d’autres espèces....................................147

2.3. La tolérance foeto-maternelle..................................................................151

2.3.1. Pourquoi la mère ne déclenche-t-elle pas de réaction de rejet contre le

fœtus ?......................................................................................................151

2.3.2. L’expression de HLA-G, « molécule de tolérance », par le fœtus ....152

2.3.3. Le rôle des lymphocytes T régulateurs ............................................155

2.3.4. Au-delà de la tolérance foeto-maternelle : le chimérisme foeto-

maternel....................................................................................................157

2.4. La tolérance des micro-organismes commensaux et symbiotiques...........159

2.4.1. Importance du point de vue immunologique sur la symbiose...........159

2.4.2. Les bactéries symbiotiques dans l’intestin .......................................160

2.4.3. Autres bactéries symbiotiques et commensales dans l’organisme ....165

2.5. Tolérance et pathologie...........................................................................166

2.5.1. Le détournement des mécanismes de tolérance par des pathogènes : le

cas des parasites........................................................................................166

2.5.2. La tolérance aux tumeurs ................................................................168

2.6. Conclusion : la tolérance immunitaire et la réfutation de la théorie du soi169

Page 494: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

494

2.6.1. Une modification profonde de l’interprétation de la tolérance

immunitaire ..............................................................................................169

2.6.2. Il est faux que le système immunitaire déclenche une réponse

effectrice contre tout « non-soi »...............................................................170

3. Diversité et évolution de l’immunité.............................................................171

4. L’indétermination conceptuelle de la théorie du soi et du non-soi .................173

II. La théorie de la continuité

Chapitre 4. La théorie de la continuité

1. Fondements de la théorie de la continuité .....................................................183

1.1. Pourquoi maintenir l’exigence d’un critère d’immunogénicité ?..............183

1.2. Point de départ expérimental : autoréactivité normale et tolérance...........184

1.2.1. Replacer l’autoréactivité au cœur de l’immunité..............................184

1.2.2. Les enseignements que l’on peut tirer des phénomènes de tolérance

immunitaire ..............................................................................................185

1.3. La recherche du domaine d’extension le plus vaste possible pour la théorie

de la continuité ..............................................................................................186

2. La discontinuité antigénique comme fondement de la réponse immunitaire ..187

2.1. Qu’appelle-t-on « discontinuité antigénique » ? L’énoncé fondamental de la

théorie de la continuité...................................................................................187

2.2. Quels sont les récepteurs immunitaires impliqués ?.................................189

2.3. Le point de départ de la continuité : ontogénie de l’immunité..................190

2.4. Les facteurs de la discontinuité antigénique.............................................194

2.4.1. La quantité d’antigène.....................................................................194

2.4.2. La vitesse d’apparition de l’antigène ...............................................195

2.4.3. Le degré de différence moléculaire..................................................195

2.4.4. La régularité de la présentation de l’antigène...................................196

2.4.5. Le lieu de l’interaction immunitaire.................................................197

3. La priorité de la tolérance dans la théorie de la continuité .............................198

3.1. Comprendre l’omniprésence des phénomènes de tolérance immunitaire..198

3.2. La tolérance comme prévention contre les risques de l’immunité ............199

Page 495: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

495

3.2.1. Les raisons de la tolérance immunitaire initiale selon la théorie de la

continuité..................................................................................................200

3.2.2. La nécessité de plusieurs signaux activateurs pour déclencher une

réponse immunitaire lymphocytaire ..........................................................204

3.2.3. Le passage de la réponse immunitaire cellulaire à la réponse

immunitaire systémique............................................................................207

3.3. L’induction de tolérance par induction de continuité ...............................208

3.3.1. L’induction de continuité par les cellules dendritiques.....................209

3.3.2. L’induction de continuité par les cellules T régulatrices ..................211

3.3.3. Données expérimentales qui semblent corroborer l’idée d’induction de

tolérance par induction de continuité.........................................................212

4. Les processus immunitaires que la théorie de la continuité explique mieux que

la théorie du soi ................................................................................................218

4.1. Les avantages de la théorie de la continuité.............................................218

4.1.1. Homéostasie, autoréactivité et auto-immunité normales ..................218

4.1.2. L’activation des cellules T régulatrices selon la théorie de la continuité

.................................................................................................................219

4.1.3. La réponse immunitaire aux tumeurs...............................................226

4.1.4. L’activation des cellules tueuses naturelles......................................229

4.1.5. Le caractère immunogénique de certaines mutations .......................230

4.1.6. L’altération de constituants endogènes comme déclencheur de

l’immunité................................................................................................230

4.1.7. Les phénomènes de tolérance ..........................................................231

4.2. Les explications qu’offre la théorie de la continuité aux phénomènes

immunitaires rencontrés jusqu’ici ..................................................................232

5. Le déroulement de la réponse immunitaire selon la théorie de la continuité ..233

5.1. La rencontre entre antigène et cellules phagocytaires ..............................233

5.2. Autres réponses cellulaires dites « innées » .............................................235

5.3. La rencontre entre antigène et cellule présentatrice d’antigène dans les tissus

......................................................................................................................235

Page 496: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

496

5.4. La migration des cellules présentatrices d’antigène vers les ganglions

lymphatiques .................................................................................................236

5.5. La réponse immunitaire sur le lieu de l’infection.....................................238

5.6. L’arrêt de la réponse immunitaire sur le lieu de l’infection......................238

6. La théorie de la continuité : des pluricellulaires aux unicellulaires ? .............239

6.1. La théorie de la continuité s’applique-t-elle à l’ensemble des organismes

pluricellulaires ? ............................................................................................239

6.2. Peut-on appliquer la théorie de la continuité aux unicellulaires ?.............243

7. Bilan sur le contenu scientifique de la théorie de la continuité ......................244

Chapitre 5. La théorie de la continuité face aux autres théories

immunologiques

1. Statut épistémologique de notre proposition sur la continuité........................248

1.1. La question de l’existence de théories en biologie ...................................249

1.2. Hypothèse, théorie, modèle.....................................................................253

1.2.1. Hypothèse.......................................................................................253

1.2.2. Théorie ...........................................................................................254

1.2.3. Modèle............................................................................................256

1.3. Pourquoi peut-on parler d’une théorie de la continuité ?..........................257

1.4. La possibilité de théories en biologie cellulaire et moléculaire ................260

2. Comparaison avec les autres théories disponibles en immunologie ...............263

2.1. Comparaison avec la théorie du soi et du non-soi ....................................263

2.1.1. Si le « soi » est synonyme d’ « organisme », alors la théorie du soi et

celle de la continuité ne sont-elles pas équivalentes ?................................264

2.1.2. La théorie du soi ne comprend-elle pas déjà le « non-soi » comme une

discontinuité antigénique ?........................................................................266

2.1.3. Les avantages d’une théorie plus économique et conceptuellement plus

précise ......................................................................................................269

2.2. Comparaison avec les théories systémiques de l’immunité......................271

2.2.1. La définition du système immunitaire comme réseau auto-centré par

Jerne.........................................................................................................272

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497

2.2.2. L’immunologie et le concept d’autopoïèse ......................................280

2.2.3. L’auto-immunité, l’auto-organisation et le langage du soi (Cohen,

Atlan) .......................................................................................................284

2.2.4. Bilan : quels sont les apports majeurs de la thèse systémique et quelles

sont ses différences avec la théorie de la continuité ? ................................289

2.3. Comparaison avec le « modèle du danger ».............................................291

2.3.1. Les principes de la théorie du danger...............................................292

2.3.2. Les apports de la théorie du danger .................................................294

2.3.3. Une théorie très critiquable .............................................................294

2.3.4. La théorie du danger est-elle un prolongement de la théorie du soi ou

une rupture par rapport à elle ?..................................................................301

3. Ce que la théorie de la continuité change concernant notre conception de

l’immunité........................................................................................................306

3.1. Le système immunitaire a-t-il une fonction ?...........................................306

3.2. L’évolution du système immunitaire .......................................................311

3.3. La tolérance au cœur de l’immunité ........................................................311

3.4. De nouveaux programmes de recherche d’un point de vue thérapeutique 312

III. L’interactionnisme immunologique et la construction de l’identité

de l’organisme

Chapitre 6. Qu’est-ce qu’un organisme ? L’immunité et l’individualité de

l’organisme

1. Identité, unicité, individualité : à quelle question l’immunologie répond-elle ?

.........................................................................................................................321

1.1. La question de la définition du vivant......................................................322

1.2. La question de la description d’un être vivant particulier.........................324

1.2.1. Une question très large, qui concerne toute la biologie ....................324

1.2.2. L’unicité de l’être vivant .................................................................327

1.2.3. Une confusion quant à la question métaphysique abordée par

l’immunologie ..........................................................................................329

Page 498: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

498

2. L’immunité, fondement de l’identité biologique comprise comme individualité

de l’organisme..................................................................................................331

2.1. La problématique de l’individualité biologique .......................................331

2.2. L’individuation par la théorie de l’évolution par sélection naturelle.........336

2.3. L’individuation par la physiologie...........................................................339

2.3.1. Qu’appelle-t-on « physiologie » ? ...................................................340

2.3.2. Deux individuations physiologiques inappropriées : l’intégration

fonctionnelle approximative et l’homogénéité génétique...........................342

2.4. L’individuation par une théorie physiologique : l’immunité et l’individualité

biologique......................................................................................................344

2.5. La théorie de la continuité comme fondement d’une conception hétérogène

de l’organisme...............................................................................................347

2.5.1. Ce que nous dit la théorie de la continuité .......................................347

2.5.2. Définition de l’organisme................................................................348

2.5.3. L’hétérogénéité de l’organisme .......................................................351

2.5.4. La genidentité biologique définie grâce aux interactions immunitaires

.................................................................................................................354

2.5.5. Différence avec d’autres moyens physiologiques d’individuer les

entités biologiques ....................................................................................356

2.6. Articuler l’individuation physiologique et l’individuation évolutionnaire :

l’organisme comme meilleur exemple d’individu biologique .........................358

2.6.1. L’organisme hétérogène possède des frontières clairement définies.361

2.6.2. L’organisme hétérogène comme individu évolutionnaire.................363

2.6.3. L’organisme hétérogène et le contrôle des variations de niveau

inférieur....................................................................................................368

2.7. Notre définition de l’organisme s’applique-t-elle aux unicellulaires ?......370

Chapitre 7. L’intérieur et l’extérieur : l’apport de l’immunologie à la thèse

co-constructionniste

1. Internalisme, externalisme et interactionnisme en biologie générale et en

immunologie ....................................................................................................377

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499

1.1. Internalisme et externalisme, deux pôles dans l’étude des relations entre

organisme et environnement ..........................................................................377

1.1.1. Organisme et environnement...........................................................377

1.1.2. L’internalisme.................................................................................378

1.1.3. L’externalisme ................................................................................383

1.2. L’interactionnisme biologique standard...................................................385

1.3. L’interactionnisme co-constructionniste et la dialectique (Lewontin,

Oyama)..........................................................................................................387

1.3.1. Gènes et environnement..................................................................387

1.3.2. Organisme et environnement...........................................................391

1.3.3. Les différentes affirmations de l’interactionnisme co-constructionniste

.................................................................................................................396

1.3.4. Quel terme adopter pour désigner cette thèse ? ................................398

1.3.5. Conclusions ....................................................................................399

1.4. L’immunologie, un modèle d’internalisme..............................................400

1.4.1. La domination de l’internalisme en immunologie............................400

1.4.2. Critique de l’internalisme immunologique.......................................402

2. Ce que notre définition immunologique de l’organisme apporte à

l’interactionnisme co-constructionniste en général............................................403

2.1. L’internalisation d’éléments exogènes : un cas particulièrement significatif

de construction de l’organisme par l’environnement ......................................403

2.1.1. La construction par internalisation...................................................403

2.1.2. Quelles sont les entités qui peuvent être ainsi internalisées ? ...........404

2.1.3. La dimension développementale de l’internalisation d’entités exogènes

.................................................................................................................406

2.1.4. La dimension évolutionnaire de l’internalisation d’entités exogènes407

2.2. Une nouvelle façon de penser l’influence de l’organisme sur son

environnement ? ............................................................................................416

2.2.1. Interactions entre hôte et micro-organismes.....................................419

2.2.2. La manière dont l’organisme hétérogène construit son environnement

dans les interactions hôte-micro-organismes .............................................421

Page 500: L’immunologie et la définition de l’identité biologique...biologique5, tandis que Gilbert Simondon a proposé une théorie générale de l’individuation, dont la principale

500

2.2.3. Deux objections ..............................................................................428

2.2.4. Conclusion : la co-construction dans les relations hôte-microbes.....430

3. Conséquence pour la définition de l’intérieur et de l’extérieur ......................430

4. Conclusion : l’immunologie entre biologie du développement, microbiologie et

écologie............................................................................................................432

Conclusion générale…………………………………………………………….435

Bibliographie....................................................................................................439