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C O L L E C T I O N

F O L I O E S S A I S

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Gallimard

John Dewey

L’artcomme expérience

Présentation de l’édition françaisepar Richard Shusterman

Postface par Stewart Buettner

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Jean-Pierre Cometti, Christophe Domino,

Fabienne Gaspari, Catherine Mari, Nancy Murzilli,Claude Pichevin, Jean Piwnica et Gilles Tiberghien

Traduction coordonnée par Jean-Pierre Cometti

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Dans la même collection

LE PUBLIC ET SES PROBLÈMES, n°þ533

Titre originalþ:

AR T AS EX PER IENCE

Extrait de THE COLL ECTED WORKS OF JOHN DEWEY .

THE LATER WO RKS , VO LUME þ10, 1934.

Publié avec l’autorisation de Southern Illinois University Press,

1915 University Press Drive MC 6806, Carbondale,Illinois 62901 USA.

© 1987, 2008 by the Board of Trustees,Southern Illinois University.

© Éditions «þTractatusþ&þCoþ», 2005.

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John Dewey (1859-1952) est un des piliers de la tradi-tion philosophique américaine dite «þpragmatismeþ» etfondée par Charles S.þPeirce et William James. Au centrede cette tradition, il y a l’enquête, c’est-à-dire la convic-tion qu’aucune question n’est a priori étrangère à la dis-cussion et à la justification rationnelle. Dewey a portécette notion d’enquête le plus loinþ: à ses yeux, il n’y a pasde différence essentielle entre les questions que posent leschoix éthiques et moraux et celles qui ont une significationet une portée plus directement cognitives. Aussi aborde-t-illes questions morales dans un esprit d’expérimentation —ce qui tranche considérablement avec la manière dont laphilosophie les aborde d’ordinaire, privilégiant soit lasubjectivité et la vie morale, soit les conditions sociales etinstitutionnelles. Le pragmatisme de Dewey et sa théoriede l’enquête ont mis en évidence cette dernière dimensionsociale et institutionnelle et l’ont associée à une concep-tion de la démocratie qui constitue elle-même une faceimportante de l’enquête et de ses enjeux. Dépassant la dis-tinction habituelle des deux pôles individuel et collectifde la moralité, Dewey reconduit les questions portant surdes valeurs à leur contexte d’interactionþ: l’expérimentationmorale est symétrique et solidaire de l’expérimentationsociale.

Dewey, fondamentalement, est un philosophe de la dé-mocratie, plus que James ou Peirce. Il a étendu les consé-

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quences des principes pragmatistes — et en particulier decelui de l’enquête — à la philosophie politiqueþ: la démo-cratie est dès lors affranchie de toute subordination phi-losophique ou institutionnelle. «þLa démocratie n’est pasune forme de gouvernementþ», aimait-il répéter, nul nesaurait donc y voir une figure historique du pouvoir,caractérisée par tel ou tel prédicat idéologique, philoso-phique ou institutionnel. Au contraire, elle est investie d’unesignification normativeþ: elle est à elle-même sa proprenorme, en ce qu’elle définit de manière immanente lesconditions pragmatiques de l’interlocution, de la discussionrationnelle, et par conséquent de l’enquête comme formeélaborée et socialisée de l’expérience.

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PRÉSENTATIONDE L’ÉDITION FRANÇAISE

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Bien que le mot pragmatisme n’y soit à aucunmoment prononcé, L’art comme expérience, de JohnDewey, est le livre qui a inscrit pour la premièrefois l’esthétique pragmatiste sur la carte philosophi-que. Si toutefois Dewey semble avoir préféré ne pasmettre ce terme en relief, ce n’est pas sans raisons.«þPragmatiqueþ» est étroitement lié à «þpratiqueþ»,c’est-à-dire, précisément, à l’idée à laquelle l’esthéti-que, depuis Kant, n’a cessé de s’opposer, en se défi-nissant le plus souvent par son absence d’intérêt oude fin. S’il avait dû décrire explicitement son esthé-tique nouvelle comme pragmatiste, Dewey auraitsuscité un scepticisme qui aurait privé ses concep-tions d’une juste réception. À quoi il faut ajouterque le courant pragmatiste était alors dépourvu d’uneréelle tradition esthétique sur laquelle il lui eût étépossible de s’appuyer. Or, un tel défaut ne pouvaitqu’encourager l’idée préconçue selon laquelle lepragmatisme n’avait rien à offrir de bon aux artset leur était étranger. Ni C. S.þPeirce (qui conçut lepremier le pragmatisme et lui donna son nom) niWilliam James (qui en fit un mouvement connudans le monde entier et convertit Dewey) n’ont ap-porté une contribution dans ce domaine, malgré le

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12 L’art comme expérience

volume et l’ampleur du champ que couvrent leursécrits.

On aurait toutefois tort d’en conclure que cespères fondateurs du pragmatisme ont considéré ladimension esthétique comme sans importance, etqu’ils n’ont en rien contribué à notre compréhensionde l’art et de la critique. Fondateur de la sémiotique,Peirce a permis à la théorie des symboles et de l’in-terprétation de réaliser des progrès qui ont enrichil’esthétique. Parce qu’il appréciait le rôle du jeu dansla pensée et l’expression créatives (qu’il s’efforçaitde saisir au moyen d’un étrange concept qu’il avaitbaptisé «þmusementþ»), Peirce a également fait de laqualité immédiatement sensible de l’expérience (siimportante pour l’esthétique) sa première catégoriede conscienceþ: la «þpriméitéþ». Il a mis en relief lacontinuité et la collaboration de l’éthique et de l’es-thétique, en allant jusqu’à «þplacer l’éthique sousla dépendance de l’esthétique, et à traiter ce qui estmoralement bon […] comme une espèce particu-lière de ce qui est esthétiquement bonþ». Si «þl’éthi-que est la science de la méthode qui permet deparvenir au contrôle de soiþ», afin d’obtenir cequ’on désire, «þce qu’il nous appartient de désirer[…] sera de rendre [notre] vie belle et admirable. Orla science de l’Admirable est l’esthétique même1þ».

William James, que son goût raffiné, sa vasteculture et son amour de l’art orientèrent primiti-vement vers la carrière de peintre, n’a cependantpresque rien offert à l’esthétique philosophique surle plan théorique, convaincu qu’il était que ses prin-cipes formels abstraits et ses définitions discursivesétaient condamnés à passer à côté (et tendaient mêmeà obscurcir) des subtilités ineffables de l’art, lesquel-les, dans l’expérience esthétique réelle, font toute ladifférence. Mais James considérait la dimension

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Présentation de l’édition française 13

esthétique de l’expérience (ses qualités immédiate-ment et distinctement senties, bien qu’ineffables, etl’attrait que ces qualités exercent sur nos esprits etnotre comportement) comme extrêmement impor-tante, bien au-delà du seul domaine de l’art. À sesyeux, de telles considérations esthétiques pénétraientprofondément nos perspectives éthiques et philoso-phiquesþ; il prétendait même que les désaccordsentre visions du monde rivales étaient largementsubordonnés à des désaccords «þesthétiquesþ» ou àdes conflits de tempérament. James porta aussi uneattention toute particulière aux émotions esthéti-ques dans lesquelles il voyait des «þémotions d’unesubtilité supérieureþ» (accompagnant les sentimentsintellectuels et moraux), comme le montre son célè-bre chapitre sur les émotions dans ses Principles ofPsychology.

À en juger à partir de ses ancêtres américains, lesidées particulières de Dewey sur l’art ne doivent ap-paremment que très peu de chose à James (et en-core moins à Peirce), en comparaison de ce qu’ellespartagent avec Ralph Waldo Emerson, dont l’inspi-ration a été célébrée par James et Dewey, et en quion voit souvent un pragmatiste avant la lettre, bienque son style, à mi-chemin de la poésie et de l’essai,soit étranger à tout argument philosophique systé-matique. Ses célèbres essais (en particulier, celuisur l’«þArtþ», cité par Dewey dans un texte plus ancien,mais non dans L’art comme expérience) soulignentles thèmes mêmes qui font paraître l’esthétique deDewey si étonnamment originale et pragmatique.Je n’en retiendrai ici que quatre2.

Parmi ces thèmes, il y a d’abord le naturalismesomatique et la fonctionnalité, tous deux marquantset apparentés. L’art est non pas l’émanation spirituelleéthérée d’une muse céleste lointaine, mais une

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14 L’art comme expérience

excrétion incarnée, expressivement épurée, des éner-gies naturelles présentes dans nos transactions vivan-tes avec notre environnement naturel et culturel,orientée vers un accomplissement supérieur de lavie. Tout comme Emerson dit de l’art qu’il est «þlanature transformée par l’alambic humainþ», Deweyprétend que le naturalisme, au sens le plus large et leplus profond du mot nature, est pour tout grand artune nécessité, car «þsous le rythme présent danstout art et dans toute œuvre de l’art se tient […] lefondement structurant les relations entre l’être vi-vant et son environnementþ». L’art n’est pas à lui-même sa propre fin, ce que nous recherchons enlui, c’est une possibilité de vie meilleure, propice à«þla créature totale dans l’unité de son principe vi-talþ». Dewey s’oppose à la tradition kantienne domi-nante qui rejette la fonctionnalité au profit de lapure formeþ; au contraire, il en affirme toute l’am-pleur, en même temps qu’il souligne le plaisir quis’attache à l’expérience artistique immédiate. «þL’artrépond à de multiples fins […]. Il sert la vie plusqu’il ne prescrit un mode de vie défini et limitéþ»þ;sa valeur est «þinstrumentale autant que finaleþ».Répudiant l’opposition de l’art et de la vie, si fré-quente dans la théorie esthétique, Dewey partageavec Emerson son refus de distinguer la beauté deson usage, distinction qui contredit les lois de la na-ture. Bien entendu, Dewey est loin de contester lesvaleurs propres de la forme artistique. L’étroiteamitié qui le lia à Alfred C.þBarnes, le riche collec-tionneur qui exerça une très forte influence sur sonesthétique, et à qui L’art comme expérience est dé-dié, lui donna l’occasion d’en prendre toute la me-sure. L’importance qu’il attache à l’unité dit assezson intérêt pour la forme, conçue de manière ampleet dynamique, à même d’intégrer l’organisation des

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Présentation de l’édition française 15

énergies vitales plus que les seules lignes ou les seu-les structures.

Mais il ne suffit pas de répondre aux exigences dela forme artistique. Une intensité ou une vivacitéd’expérience est encore nécessaire pour tout ce quine vaut pas par soi-même, mais nourrit notre pro-pension à un épanouissement supérieur. Dewey par-tage avec Emerson une vision mélioriste au regardde laquelle «þIl y a mieux à faire pour l’art que lesarts […]. Rien moins que la création de l’homme etde la nature.þ» Le méliorisme, en esthétique, signi-fiait non seulement que l’art devait être développéde manière à enrichir notre expérience, mais aussiqu’il appartenait à l’esthétique de fournir un aiguilloncritique pour une intervention active destinée à cela(en accroissant à la fois notre expérience de l’art etcelle du monde dans toute son étendue), au lieu dese limiter à des abstractions scolastiques détachéesdes réalités concrètes et des conflits de la culturecontemporaine. Ainsi Dewey épousait-il la concep-tion ardemment démocratique de l’art qui fut celled’Emerson, en s’opposant à l’élitisme ségrégationnistede la haute culture, qui divise la société et assècheles sources de l’invention. Tout comme Emerson seprononce en faveur de «þla littérature du pauvre,des sentiments de l’enfant, de la philosophie de larue, du sens de la vie domestiqueþ», dans lesquels ilvoit «þles questions du tempsþ» qu’il appartient à l’artde prendre en charge, Dewey condamne «þla concep-tion muséale des beaux-artsþ» qui refuse à la culturepopulaire toute légitimité esthétique. «þLa théoriephilosophique ne s’est intéressée qu’aux arts por-tant la marque de la reconnaissance. Les arts popu-laires ont dû se développer, mais ils n’ont pas suscitéla moindre attention. Ils n’étaient pas dignes d’êtrementionnés dans la discussion théorique.þ». Mais

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16 L’art comme expérience

Dewey lui-même, malheureusement, ne leur a consa-cré dans aucune de ses études le soin, l’appréciationou la justification critique qu’appellent pourtant sespropres remarques.

Le caractère pragmatique de ces thèmes est à cepoint évident que Dewey n’avait aucune raison demettre explicitement l’accent sur ce point, surtoutsi l’on pense au fait que, selon la doxa dominante,pragmatique s’oppose essentiellement à esthétique,et aussi à ceci que son propre pragmatisme avait dûrécemment subir l’accusation d’être préoccupé, demanière utilitaire et technocratique, par les réalitésinstrumentales, au point de se montrer insensibleaux valeurs de l’imagination et aux finalités supé-rieures de l’art. En fait, L’art comme expérience futspécialement écrit pour apporter une réponse àl’accusation d’une inadéquation entre pragmatismeet esthétique, laquelle préoccupait de plus en plusDewey.

Déjà, pendant la Première Guerre mondiale, Ran-dolph Bourne, un ancien disciple de Dewey, avaitattaqué sa «þphilosophie de contrôle intelligentþ»pour son manque de «þvision poétiqueþ», et pour safaçon de subordonner les valeurs et les idéaux del’imagination aux impératifs de la technique. Unenouvelle attaque de ce genre eut lieu à la fin desannées 1920 lorsque Lewis Mumford dépeignit laphilosophie de Dewey et de James comme «þla sou-mission pragmatiqueþ» à l’industrie capitaliste amé-ricaine et à son «þtype utilitariste de personnalitéþ».Mumford reprochait à Dewey de déconsidérer l’artet de le traiter comme un instrument comme lesautresþ; ce qu’il condamnait dans le pragmatisme,c’était son «þidéalisation unilatérale des dispositifspratiquesþ», au-delà de tout intérêt comparable pourla faculté artistique d’«þimaginer des fins plus com-

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Présentation de l’édition française 17

plètes et plus satisfaisantesþ» et de réaliser les valeursesthétiques qui valent par elles-mêmes et ennoblis-sent néanmoins la vie en ce qu’elles dépassent lecycle sans fin de l’industrie pratique et de la recher-che du profit3. Après quarante-deux années de travailphilosophique, Dewey réalisa qu’il était grand tempsde consacrer spécifiquement un livre à ces questions.En 1929, invité à donner les premières conférencesWilliam James à Harvard, il décida promptementd’en faire son sujet, en exprimant son désir de «þpé-nétrer dans un champ qu’[il] n’avait pas abordé sys-tématiquementþ», l’idée lui en ayant été donnée parles critiques qui lui avaient été faites. Prononcéesen 1931 sous le titreþ: «þArt and Aesthetic Expe-rienceþ», ces conférences, révisées et enrichies, furentpubliées en 1934 sous le titreþ: Art as Experience.

S’il reconnaît, avec ces critiques, qu’«þil n’existeaucun test qui permette autant de révéler le côtéunilatéral d’une philosophie que la manière dontelle traite l’art et l’expérience esthétiqueþ», Deweyn’en a pas moins le génie de saisir la stratégie par-faite qui lui permettrait d’aborder l’art avec ampleuret sympathie, tout en défendant et en approfondis-sant les lignes essentielles de sa philosophie dans satotalité. La clé de cette stratégie réside dans le conceptpuissamment polysémique d’expérience, qui étaitdéjà au cœur du pragmatisme de Dewey (aussi bienque de celui de Peirce et de James4). Procédantd’une inspiration empirique, plus que de principesa priori (le terme «þempiriqueþ» dérive du mot grecqui correspond à expérience), le pragmatismeconçoit la signification et les croyances à partir deleurs effets expérientielsþ; il s’engage ainsi dans desprocédures d’observation et de contrôle expérimen-tal des hypothèses qui constituent le noyau de laméthode scientifique. Fervent défenseur de l’en-

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18 L’art comme expérience

quête empirique et de la méthode expérimentale(y compris dans un domaine comme celui de l’éthi-que), Dewey reçut en Chine le titre de «þMonsieurscienceþ», ce qui valut à sa philosophie d’être tenue,comme nous l’avons vu, pour unilatéralement scien-tifique. Mais l’expérience (comme le fait clairementapparaître la notion d’expérience esthétique) n’enforme pas moins le noyau de l’appréciation esthéti-que et du plaisir qui lui est lié (avec son sens de va-leur intrinsèque), comme l’expérimentation joue unrôle central dans la création et l’innovation artis-tiques.

En faisant de l’expérience la clé de sa philosophiede l’art, Dewey se donnait ainsi le moyen de mon-trer en quoi son pragmatisme empirique, loin d’êtreétroitement scientifique, était au contraire suffisam-ment riche et unifié pour surmonter les divisionsqui opposent les cultures de l’art et de la science.L’art, tout comme la science, est le produit de l’ex-périence intelligente, et dans chacun de leur champrespectif (dont Dewey souligne la continuité) l’expé-rience constitue un test de réussite, en même tempsque son développement en justifie la valeur et lafin. La philosophie elle-même, comme il l’avait an-térieurement observé dans Experience and Nature,devrait être conçue dans la perspective empiriqueet mélioriste d’une «þétude […] de l’expérience de lavieþ», apte à libérer et à développer «þles potentiali-tés, propres à l’expérience quotidienne, de la joie etde la maîtrise de soiþ». Tout en reconnaissant quel’expérience esthétique des beaux-arts (autant que dela beauté naturelle, des rites et autres choses sem-blables) se révèle souvent si originalement intenseet si gratifiante dans son unité et sa consommationqu’elle s’impose alors comme «þune expérienceþ»,Dewey soutient aussi que la forme la plus élémen-

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Présentation de l’édition française 19

taire de l’expérience esthétique — l’unité immédia-tement saisie qui relie les uns aux autres leséléments d’une expérience — est une condition né-cessaire qui seule permet de faire d’une situation oud’un état de choses une expérience cohérente etidentifiable. «þC’est l’expérience esthétique qui doncpermet au philosophe de comprendre ce qu’est l’ex-périenceþ», conclut-il, en montrant ainsi, n’en déplaiseà ses critiques, que l’esthétique est bien au cœur detoute sa philosophie.

Dans toute son ampleur, la notion d’expériencesemble aussi assurer l’unité d’un grand nombre dedualismes qui nous égarent sitôt que nous pensonsà l’art et à la vie. L’expérience peut être de naturecognitive ou non cognitiveþ; elle inclut à la fois lesujet et l’objet, en enveloppant aussi bien le contenude l’expérience que la manière dont elle est expé-rienciée. L’expérience est en même temps le fluxgénéral de la vie consciente, que nous avons tantde mal à saisir, et ces moments distincts, aigus, quisurgissent de ce flux et constituent «þune expérienceþ».Parce qu’elle embrasse à la fois le passé, le présentet le futur, elle renferme la sagesse accumulée de latradition, célébrée par la pensée conservatrice, etelle symbolise l’ouverture au changement et à l’ex-périmentation que défend la pensée progressiste.L’expérience humaine est constituée, de part enpart, de contextes historiques, sociaux et politiques.En définissant l’art comme expérience, on se donneles moyens d’accorder à ces contextes l’attentionqu’ils méritent, au lieu d’enfermer l’esthétique dansun formalisme étroit. En anglais, comme nom etcomme verbe, l’expérience désigne à la fois un évé-nement accompli et un processusþ; elle enveloppe àla fois l’instant immédiat et la durée. Elle appartientà la vie et à l’art, et elle est essentielle à l’artiste

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20 L’art comme expérience

autant qu’au public. On peut l’interpréter commeune chose qu’une personne engendre par son ac-tion, mais aussi comme une chose qu’elle subit ouqui la submerge, comme on peut l’être par le saisis-sement esthétique. La présence de cet aspect pluspassif dans le champ de l’expérience explique peut-être pourquoi Dewey a fini par préférer définir l’artau moyen de ce concept, au lieu d’avoir recours auconcept tout aussi pragmatique et versatile de pra-tique, auquel il lui arrive cependant de faire appel.

Mais les multiples significations du concept d’ex-périence le rendent problématique pour les philoso-phies qui privilégient la précision. La réception deDewey en a souffert. Bien que son esthétique de l’ex-périence ait eu un certain impact dans le monde del’art, par l’influence qu’elle a eue sur des artistescomme Thomas Hart Benton, Robert Motherwell,Jackson Pollock et Allan Kaprow, en contribuantainsi à des courants aussi divers que l’expres-sionnisme abstrait ou le happening, sa philosophiede l’art a été généralement considérée par lesphilosophes analytiques comme un «þsalmigondisde méthodes contradictoires et de spéculationsindisciplinées5þ». Il s’agit d’un verdict grossièrementinjuste, mais il exprime la frustration que ressen-tent de nombreux lecteurs, face au style de Deweyet au manque de clarté et de fermeté de ses formu-lations. Son usage du concept polysémique d’expé-rience n’est pas fait pour produire le maximum declarté. Lui-même finit par regretter les confusionsque ce terme tend à engendrer. Certains de ses ad-mirateurs néo-pragmatistes, en particulier RichardRorty, pensent que c’était une erreur d’y avoir recours,dans la mesure où il peut paraître nourrir le mythed’un donné non linguistique, de la nature d’un fon-dement. Et même si l’on partage avec lui une appré-

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Présentation de l’édition française 21

ciation de ce concept, on peut néanmoins soutenirque Dewey, en s’attachant à définir par ce moyenl’art et la valeur et à fonder la cohérence de toutepensée, tente réellement d’en faire trop6.

Mais si Dewey est resté étranger au courant do-minant de l’esthétique analytique, l’intérêt que luiont accordé certains philosophes américains issusde ce courant a contribué à faire reconnaître la si-gnification de son œuvre aujourd’hui. Son histori-cisme l’aurait probablement conduit à observer quela meilleure façon de lui être fidèle ne consiste cer-tainement pas à épouser aveuglément ses concep-tions, mais à les développer de manière critique, età les réviser à la lumière des conditions nouvellesde l’expérience contemporaine. Je conclurai cettebrève introduction en me tournant vers les princi-pales voies que les perspectives conçues par Deweyont permis de tracer dans la seconde moitié duXXeþsiècle. Profondément influencé par la théoriedeweyienne de l’expérience esthétique, MonroeBeardsley a fait de ce concept la clé de ses propresdéfinitions de l’art et des valeurs esthétiques, mêmesi le goût de la classification qui s’exprime dans cesdéfinitions peut paraître très éloigné des ambitionsmoins conservatrices de Dewey. Nelson Goodman,dont l’œuvre conjugue les principaux aspects de l’es-thétique analytique et d’une approche pragmatiste,a développé pour sa part l’idée de la continuité del’art et de la science. En rejetant la notion d’«þobjetsesthétiques autonomesþ», appréciés pour le seul plai-sir de leur forme, Goodman a mis en relief l’unitéfondamentale que l’art et la science doivent à leur«þfonction cognitive communeþ». Aussi l’esthétiquedoit-elle être située sur le même plan que la philo-sophie de la scienceþ; elle doit être «þconsidéréecomme partie intégrante de la métaphysique et de

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22 L’art comme expérience

l’épistémologieþ». Il n’est pas jusqu’à la valeur esthé-tique qui ne se définisse en fonction de l’«þexcel-lence cognitiveþ». Mais Goodman n’est pas allé jusqu’àreconnaître les fonctions affectives et pratiques del’art que Dewey, pour sa part, intégrait à sa dimen-sion cognitive.

En proposant des définitions extrêmement stric-tes de l’objet d’art, Goodman insiste avec Dewey surle fait que l’important, d’un point de vue esthétique,ce n’est pas ce qu’un objet est, mais la façon dont ilfonctionne dans l’expérience dynamique. C’est pour-quoi nous devons substituer à la questionþ: «þQu’est-ce que l’artþ?þ» la questionþ: «þQuand y a-t-il artþ?þ»Goodman offre en outre une critique de l’idéologieet des pratiques muséales contemporaines qui s’ap-parente par son esprit (bien qu’elle en diffère parles arguments) à celle que Dewey a opposée à laconception muséologique des beaux-arts. Tous deuxmettent en garde contre la fétichisation et la com-partimentalisation des objets d’art, en opposant àcela la maximisation de leur usage actif dans la pro-duction de l’expérience esthétique. Bien qu’il se ré-clame davantage d’Emerson que de Dewey, dansses importantes études sur le cinéma, Stanley Ca-vell a contribué à promouvoir un respect intellectuelpour les arts populaires dont Dewey s’était fait ledéfenseur, bien que cela ne se soit jamais traduitdans une étude particulière7.

Tout comme Nelson Goodman a restauré la conti-nuité deweyienne de l’art et de la science, RichardRorty a étendu les liens que Dewey avait établisentre éthique et esthétique en se faisant le défenseurde «þla vie esthétiqueþ» comme une éthique d’«þenri-chissementþ», d’«þextensionþ» et de «þcréation desoiþ». La vision rortyenne de la vie esthétique se situecertainement au cœur de l’esthétique de Dewey,

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596 Table des matières

Postfaceþ: J OH N DEWEY ET LES ARTS VISUELS

AUX ÉTATS -UNIS , par Stewart Buettner 561

Notes 583

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L'art comme

expérience John Dewey

Cette édition électronique du livre L'art comme expérience de John Dewey

a été réalisée le 23 janvier 2014 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070435883 - Numéro d’édition : 247587).

Code Sodis : N43087 - ISBN : 9782072405815 Numéro d’édition : 229235.