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SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 - 76 E ANNÉE - N O 23610 - 4,70 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE - WWW.LEMONDE.FR - FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 4,90 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 4,90 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA WEEK-END MEXIQUE : AU CŒUR DU CARTEL DE SINALOA Bertrand Monnet, professeur et spécia- liste de l’économie des organisations criminelles, a pu rencontrer des cadres du plus puissant cartel mexicain et étudier leurs activités Dans le deuxième volet de sa série, il décrit les rouages de cette structure et son emprise sur la ville de Culiacan PAGES 22-23 MAGAZINE MARLÈNE SCHIAPPA, DROITE AU BUT idées LA LAÏCITÉ, UNE PASSION TRÈS FRANÇAISE UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE, EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG Covid : la vaccination gratuite, mais non obligatoire Le premier ministre, Jean Castex, a présenté, jeudi 3 décembre, les modalités de vaccination contre le Covid-19, en France, à partir de janvier Les résidents des Ehpad seront les premiers vaccinés, puis les personnes fragiles, avant le reste de la population, au printemps « Il faut que nous soyons le plus nombreux possible à se faire vacciner », explique M. Castex, en rappelant que la vaccination sera gratuite « Dans toutes les régions, il y a un risque de troisième vague », prévient l’épidémiologiste Simon Cauchemez PAGES 8-9 Danse Germaine Acogny, la scène comme un brasier la danseuse et chorégraphe franco-sénégalaise, âgée de 76 ans, est à l’affiche du Théâtre de la Ville, à Paris, avec A un en- droit du début, solo autobiogra- phique, qui sera retransmis en li- gne. Comme une tornade sur la scène, elle raconte ses identités multiples et complexes. PAGE 26 Lors du Festival d’Avignon, en 2019. PASCAL VICTOR/OPALE Dans un rapport remis, vendredi 4 décembre, au gouvernement, la députée LRM Alexandra Louis préconise de sanctionner toute relation sexuelle entre un adulte et un mineur de moins de 13 ou 15 ans. Un écart d’âge de cinq ans pourrait être retenu afin de préserver les relations entre mi- neurs et jeunes majeurs PAGE 15 Justice Violences sexuelles : des pistes pour renforcer la loi Le recours aux exosque- lettes ou à l’injection de substances va être étudié par l’armée française pour améliorer la performance des combattants PAGE 2 Défense Des « soldats augmentés » pour faire la guerre ? En dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commerce PAGE 16 Emploi L’e-commerce au banc des accusés Venezuela Le succès annoncé de Nicolas Maduro aux élections législatives PAGE 4 Education Enquête sur la galaxie Blanquer PAGES 12-13 Politique Sécurité : la gauche tente de durcir son discours PAGE 11 Covid-19 Les hôpitaux roumains au bord de l’effondrement PAGE 3 TITWANE 1 ÉDITORIAL LES PREMIÈRES LEÇONS D’UNE CRISE PAGE 34 Édité par Benoît Denis, spécialiste de Georges Simenon. En librairie « Un monument pour les fans de l’écrivain comme du cinéaste ». Livres Hebdo

Le Monde - 05 12 2020

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Page 1: Le Monde - 05 12 2020

SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 - 76E ANNÉE - NO 23610 - 4,70 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE - WWW.LEMONDE.FR - FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 4,90 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 4,90 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA

WEEK-END

MEXIQUE : AU CŒUR DU CARTEL DE SINALOA▶ Bertrand Monnet, professeur et spécia­liste de l’économie des organisations criminelles, a pu rencontrer des cadres du plus puissant cartel mexicain et étudier leurs activités▶ Dans le deuxième volet de sa série, il décrit les rouages de cette structure et son emprise sur la ville de Culiacan

PAGES 22-23

MAGAZINEMARLÈNE SCHIAPPA,DROITE AU BUT idées LA LAÏCITÉ, UNE PASSION 

TRÈS FRANÇAISE

UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE, EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG

Covid : la vaccination gratuite, mais non obligatoire▶ Le premier ministre, Jean Castex, a présenté, jeudi 3 décembre, les modalités de vaccination contre le Covid­19, en France, à partir de janvier

▶ Les résidents des Ehpad seront les premiers vaccinés, puis les personnes fragiles, avant le reste de la population, au printemps

▶ « Il faut que nous soyons le plus nombreux possible à se faire vacciner », explique M. Castex, en rappelant que la vaccination sera gratuite

▶ « Dans toutes les régions, il y a un risque de troisième vague », prévient l’épidémiologiste Simon CauchemezPAGES 8-9

Danse Germaine Acogny,la scène comme un brasier

la danseuse et chorégraphe franco­sénégalaise, âgée de 76 ans, est à l’affiche du Théâtre de la Ville, à Paris, avec A un en­droit du début, solo autobiogra­

phique, qui sera retransmis en li­gne. Comme une tornade sur la scène, elle raconte ses identités multiples et complexes.

PAGE 26

Lors du Festival d’Avignon, en 2019. PASCAL VICTOR/OPALE

Dans un rapport remis, vendredi 4 décembre, au gouvernement, la députée LRM Alexandra Louis préconise de sanctionner toute relation sexuelle entre un adulte et un mineur de moins de 13 ou 15 ans. Un écart d’âge de cinq ans pourrait être retenu afin de préserver les relations entre mi­neurs et jeunes majeursPAGE 15

JusticeViolences sexuelles : des pistes pour renforcer la loi

Le recours aux exosque­lettes ou à l’injection de substances va être étudié par l’armée française pour améliorer la performance des combattantsPAGE 2

DéfenseDes « soldats augmentés » pour faire la guerre ?

En dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commercePAGE 16

EmploiL’e­commerce au banc des accusés

VenezuelaLe succès annoncé de Nicolas Maduro aux élections législativesPAGE 4

EducationEnquête sur la galaxie BlanquerPAGES 12-13

PolitiqueSécurité : la gauche tente de durcir son discoursPAGE 11

Covid­19Les hôpitaux roumains au bord de l’effondrementPAGE 3

TITWANE

1 ÉDITORIALLES PREMIÈRES LEÇONS D’UNE CRISEPAGE 34

Édité par Benoît Denis,spécialiste de Georges Simenon.

En librairie

« Un monumentpour les fansde l’écrivain commedu cinéaste ».Livres Hebdo

Page 2: Le Monde - 05 12 2020

2 | INTERNATIONAL SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

C’ est un avis sur un su­jet très sensible quidoit être rendu pu­blic, vendredi 4 dé­

cembre, par la ministre des ar­mées, Florence Parly. Un avis émanant du tout nouveau comitéd’éthique de la défense, créé en janvier, et qui concerne ce que les spécialistes résument par le con­cept de « soldat augmenté ». Soit tout ce qui concerne l’améliora­tion des performances au com­bat, et recouvre des aspects aussi variés et débattus que le recours àdes exosquelettes, à un certain nombre d’objets connectés ou à des robots tueurs.

L’avis du comité d’éthique, quidoit être dévoilé à l’occasion d’un forum annuel de l’innovation,n’est que consultatif, mais il de­vrait faire parler de lui bien au­delà des cercles de la défense. Ilconcerne en effet le segment le plus périlleux du « soldat aug­menté » : le recours aux techni­

ques dites « invasives » pour amé­liorer les performances physiquesou cognitives du corps humain.En clair, l’injection ou l’absorp­tion de substances, les opérationschirurgicales ou encore l’intégra­tion de puces sous la peau pou­vant envoyer ou recevoir des in­formations à distance sur unthéâtre de guerre.

Or, pour son premier avis public– un document d’une trentainede pages que Le Monde a pu con­sulter –, le comité d’éthique de ladéfense, composé de dix­huit membres civils et militaires, a dé­cidé de donner son feu vert à la re­cherche sur ces méthodes. Et ce, alors que, jusqu’à présent, aucuntravail scientifique n’a été officiel­lement mené en la matière.

Fixer une limiteLes seules méthodes « invasives » employées aujourd’hui au sein des armées françaises sont le re­cours à un certain nombre de pro­

duits facilitant la récupérationaprès l’effort, diminuant le stress, ou des médicaments comme lesantipaludéens, ainsi que la vacci­nation, souligne­t­on au cabinet de la ministre. Mais, à l’horizon 2030, selon le comité d’éthique, le« champ des possibles », pourraitlargement s’ouvrir.

Ces évolutions pourraient no­tamment passer par des substan­ces conçues pour améliorer « larésistance face au phénomèned’isolement ou à la suite de la cap­ture par l’ennemi ». Elles pour­raient aussi se traduire par desopérations des oreilles pour en­tendre des fréquences très éle­vées ou très basses, ou encore pardes implants « permettant deprendre le contrôle d’un système d’armes ».

« De longue date, l’être humaincherche régulièrement à accroître ses capacités physiques ou cogniti­ves pour combattre ou faire la guerre (…). Les évolutions prévisi­

bles ou envisageables à plus ou moins long terme permettent d’entrevoir des ruptures au moyen desquelles les augmentations de capacités se trouveraient incorpo­rées au soldat », prévient ainsi enpréambule le comité. « La ques­tion des limites et, par suite, celle des seuils, sont donc essentielles », ajoute­t­il, avant d’assumer sa principale position : « Afin d’évitertout risque de décrochage capaci­taire de nos armées (…), la recher­che dans le domaine des augmen­

tations doit être ouverte. »Conscient des débats que pour­

rait susciter cet avis, le comité d’éthique prend soin d’énoncer, dans un deuxième temps, près d’une vingtaine de recommanda­tions. Pour chaque « augmenta­tion », une analyse « bénéfices/ris­ques » devra ainsi être menée, enincluant les « risques cyber » : soit les éventuels effets secondaires que pourraient avoir sur le corps un certain nombre d’ondes ou de composants électroniques. La « ré­versibilité » de ces augmentations devra être étudiée. Surtout, le ser­vice de santé des armées devra être systématiquement associé.

Le comité d’éthique fixe aussiun certain nombre de lignes rou­ges. Parmi elles : « Toute augmen­tation dont on estime qu’elle seraitde nature à (…) provoquer une perte d’humanité ou serait con­traire au principe de respect de la dignité de la personne humaine. » Il fixe aussi comme interdit toute « augmentation cognitive » qui« porterait atteinte au libre arbitre dont le militaire doit disposer dansl’action au feu ». De même de­vraient être proscrites « les prati­ques eugéniques ou génétiques », ainsi que les « augmentations quimettraient en péril l’intégration[du soldat] dans la société ou sonretour à la vie civile ».

Le droit pourrait aussi repré­senter une limite à ces innova­tions, en particulier le droit in­ternational humanitaire. Il pour­rait être ainsi considéré que le « processus d’augmentation » est un « moyen » ou une « mé­thode de guerre », s’il est conçupour « donner la mort, des blessu­res, ou des dommages à des per­sonnes ou des biens », prévient lecomité d’éthique.

Même chose pour le droit médi­cal. Si l’on avance dans cette direc­tion, « il va falloir mettre ensemblemédecins et juristes », note Gérard de Boisboissel, directeur de l’ob­servatoire des enjeux des nouvel­les technologies pour les forces au

Image fournie parle ministère des armées qui montre ce que pourrait être le combattant du futur en 2040­2050. STRATE/LÉA HAMZI/MAXIME BLANDIN/ÉMILIEN JACQUINET

Des implants permettraient par exemple « de prendre

le contrôle d’un système

d’armes »

sein du Centre de recherche des écoles de Saint­Cyr Coëtquidan,qui forme tous les officiers de l’ar­mée de terre en France. La loi Jardé (2012), notamment, encadre très strictement les recherchesimpliquant le corps humain. « Il y a donc encore beaucoup d’obsta­cles », estime M. de Boisboissel, qui a fait partie des personnalités consultées par le comité d’éthi­que et est par ailleurs le coauteur d’une étude montrant les avis trèspartagés des élèves de Saint­Cyrsur le sujet.

Très grands écarts de doctrineAu cabinet de Florence Parly, ontient à rappeler que rien n’est tranché sur ce sujet. « Il y a des choses sur lesquelles on ne transi­gera pas », insiste­t­on. En parti­culier la nécessité d’un « consen­tement éclairé » des militaires qui pourraient être amenés à expéri­menter ces innovations. « On pri­vilégiera toujours le non invasifsur l’invasif », souligne­t­on égale­ment. « Mais on souhaite se poser les bonnes questions maintenant, pour que, quand elles deviendront peut­être plus pressantes, nous ayons un cadre intellectuel prêt », ajoute­t­on.

Quoi qu’il advienne, selon M.de Boisboissel, qui travaille de­puis des années sur toutes les fa­cettes du « soldat augmenté », le fait que la France se penche surles méthodes d’augmentationfranchissant la « barrière corpo­relle », est une bonne chose. « La réponse que fera l’armée françaiseà ces opportunités fera un peu exemple et pourra constituer uneréférence pour d’autres pays », es­time ce spécialiste, qui rappelleles très grands écarts de doctri­nes existant notamment avec lesEtats­Unis, la Russie ou la Chinesur le sujet.

Outre­Atlantique, la doctrine du« zéro mort » prévaut ainsi surbeaucoup de considérations. Et ce, dans le but de « déporter aumaximum le danger du soldat », selon M. de Boisboissel. En Russie,dans un discours d’octobre 2017, le président Valdimir Poutine a,ostensiblement annoncé l’avène­ment prochain d’un soldat « géné­tiquement modifié ». Tandis qu’en Chine, même si l’état des recher­ches reste opaque, « l’éthique du groupe et de l’efficacité prime tou­jours sur celle de l’homme », ré­sume le chercheur.

élise vincent

depuis plusieurs années, le centre de recherche des écoles de Saint­Cyr Coëtqui­dan (CREC), qui forme tous les officiers de l’armée de terre en France, est à la pointe en matière de recherche sur le « soldat aug­menté ». Un programme spécifique amême été lancé sur le sujet depuis 2015, alors que le comité d’éthique du ministère de la défense vient juste de rendre un avis sur la question.

Dans une étude récente parue en sep­tembre dans une revue de sciences humai­nes – Tétralogiques –, le CREC a ainsi dé­taillé le résultat d’un sondage mené auprès de quelque 228 élèves officiers et44 cadres – dont 29 femmes – au cours de l’année 2019. Une enquête conduite pour avoir leur avis sur le recours à d’éventuel­les « augmentations » artificielles de leurs capacités physiques ou cognitives.

Et c’est peu de dire que leurs réticencessont apparues fortes sur ces perspectives.A la question, par exemple : « En tant quechef de section, seriez­vous prêts à impo­

ser une gélule coupe­faim à vos hommes pour le bon déroulement de la mission ? », seuls 10 % à 24 % des sondés ont répondu positivement. Et ce, alors que ces gélulessont aujourd’hui en vente libre dans lecommerce.

Des résultats nuancésDes résultats plus positifs ont été obtenus avec la proposition d’un recours à une substance aux vertus analgésiques se dé­clenchant automatiquement dans l’orga­nisme en cas de douleur. Mais l’approba­tion de cette « augmentation » par voie mé­dicamenteuse, qui peut avoir pour effet secondaire une irritabilité à long terme, n’apas dépassé le seuil des 50 % d’avis positifs.

Les seuls à s’être prononcés majoritaire­ment favorables à l’usage éventuel de cedeuxième produit sont les élèves officiers les plus jeunes (68 %). Une constante dans plusieurs scénarios étudiés. « Les jeunessont encore peu aguerris et peu formés aux exigences militaires. Ils idéalisent la capa­

cité que peuvent apporter des substances », pointent les chercheurs.

Sur les implants dits « invasifs », les résul­tats se sont aussi avérés très nuancés selonles élèves. Que ce soit pour être « géoloca­lisé » en cas de capture, ou pour recevoir des « stimuli » afin de lutter contre l’endor­missement lors d’une mission de sur­veillance. Le premier cas est celui qui a reçu le plus d’approbation (31 % chez lesélèves de troisième année, et jusqu’à 62 % chez les plus jeunes). Dans le second cas, seuls 4 % à 28 % des sondés ont répondu positivement.

Les femmes, comme dans la plupart descas de figure, sont celles qui sont apparuesles plus réticentes aux « augmentations »invasives, avec des écarts de 15 points enmoyenne avec les hommes. La seule tech­nique qui a obtenu une approbation majo­ritaire de tous les élèves de Saint­Cyr est le recours à une opération pour améliorerl’acuité visuelle : 80 % en moyenne.

e. v.

A Saint-Cyr, les élèves réticents aux mutations artificielles

Avis éthique positif aux recherches sur le « soldat augmenté »Le recours aux exosquelettes, à des objets connectés, à l’injection de substances va être étudié pour améliorer la performance des combattants du futur

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 international | 3

Les hôpitaux roumains « au bord de l’effondrement »Alors que l’épidémie s’aggrave, la situation du système de santé est au cœur des législatives du 6 décembre

REPORTAGEbucarest ­ envoyé spécial

P atients abandonnés nusà même le sol d’un hôpi­tal délabré, d’autres at­tendant des heures dans

des couloirs qu’un lit se libère, in­cendie dans un service causant la mort de 10 patients… « En Rouma­nie, il suffit de regarder la télévi­sion pendant deux heures pour prendre peur », résume Cristian Mirea, 38 ans, qui attend, mer­credi 2 décembre, dans le froid pour voir un médecin à l’hôpitalMarius­Nasta de Bucarest. Après avoir dû payer de sa poche un test– positif –, il s’inquiète de ses symptômes qui s’aggravent.

Comme beaucoup de Roumains,il a renoncé à voir son médecin gé­néraliste, faute de pouvoir le join­dre, et s’est rendu directement à l’hôpital, seul espoir malgré l’an­goisse de ce chef d’entreprise. Ici,la directrice, Béatrice Mahler, as­sure « devoir ajouter chaque jour des lits » en transformant, par exemple, le vestiaire du personnelen dortoir accueillant désormais six patients collés les uns aux autres, mais elle peut encore au moins héberger tout le monde.

Ce n’est pas le cas à Matei Bals,principal hôpital spécialisé en ma­ladies infectieuses de la capitale, où la situation est critique, commel’ont révélé des vidéos postées sur Facebook montrant des malades sous oxygène allongés sur des siè­ges dans les couloirs. « Nous avons entre 20 et 30 patients qui doivent attendre jusqu’à vingt­quatre heu­res, dans la salle d’urgence, qu’un litse libère », reconnaît le docteur Adrian Marinescu depuis la cour de l’hôpital. « Mais ils reçoivent tous les soins qu’ils méritent », pro­met­il. « Le système est au bord de l’effondrement, tous les hôpitaux qui sont capables de traiter le Covidsont pleins », dénonce pourtant Viorel Husanu, président du syn­dicat de personnel hospitalier Sanitas pour Bucarest.

Corruption et fuite des cerveauxEn pleine campagne pour lesélections législatives du 6 dé­cembre, la Roumanie redécouvrel’état effarant de certains de seshôpitaux alors que le pays est du­rement touché par la deuxièmevague de Covid­19, avec un recordde 211 décès en vingt­quatre heu­res enregistrés jeudi 3 décembre.Dans un pays rongé par la corrup­tion et la fuite des cerveaux, le système hospitalier concentreles deux maux à la fois.

Ses hôpitaux vieillissants setrouvent souvent dans un état dé­plorable, quasiment aucun n’a étéérigé depuis 1990, malgré les mil­liards d’euros mis à dispositionpar l’Union européenne depuis l’élargissement de 2007. De son côté, le personnel médical a émi­gré massivement en Europe del’Ouest, tandis qu’à tous les étagesles patients doivent encore sou­vent sortir du cash pour se fairesoigner correctement.

Victime d’un incendie qui a fait10 morts samedi 14 novembre,l’hôpital de Piatra Neamt, dans lenord­est du pays, est à lui seul de­venu le symbole du problèmeavec huit directeurs qui se sont

succédé en un an, tous nomméspour leur affiliation politique sans qu’aucun ne veille au respectdes normes de sécurité. Sur place, seul le comportement héroïque d’un médecin qui s’est jeté dans les flammes a pu éviter que le bilan s’aggrave…

Au siège du gouvernement, lepremier ministre, Ludovic Orban, président du Parti national libéral(PNL, centre droit), rejette la faute « sur le président du comté », qui a officiellement la tutelle de l’hôpi­tal, et qui est un élu du Parti so­cial­démocrate (PSD, gauche), son principal adversaire pour les lé­gislatives. Son gouvernement apourtant lui aussi participé à la valse des directeurs en faisant brièvement nommer au prin­temps, pendant l’état d’urgence,un membre du PNL qui était seu­lement connu pour être le direc­teur d’une entreprise de pompesfunèbres locale. « C’était une er­reur qu’on a réparée en troisjours », se défend­il aujourd’hui.

Pas question pour le chef de gou­vernement de 57 ans, favori pourle scrutin de dimanche à en croire les sondages, de reconnaître une part de responsabilité dans l’état déplorable des hôpitaux. « Nous les avons trouvés dans une situa­tion terrible », assure celui qui a remplacé le PSD au pouvoir en 2019 après trois ans marqués par des manifestations anticor­ruption historiques et l’emprison­nement du leader du Parti socia­liste pour détournement de fonds.

A la tête d’un gouvernementminoritaire depuis cette date, M. Orban promet « 6 milliards d’euros » d’investissement dans les hôpitaux si les Roumains lui donnent une majorité claire di­manche. De son côté, le PSD as­sure avoir changé en écartant les personnages les plus proches de son ancien leader emprisonné, et met en avant le triplement des salaires des professionnels médi­caux décidé sous son règne. « Maintenant ils sont plus proches de la moyenne européenne », vante ainsi le professeur en mi­crobiologie Alexandru Rafila,candidat sur les listes du parti. Le salaire de base des médecins spé­cialistes les plus rémunérés est,par exemple, passé de 800 à près de 1 900 euros entre 2017 et 2018.

Entre ces deux partis qui domi­nent la vie politique roumaine de­puis la chute du communisme, l’Union sauvez la Roumanie (USR), un jeune parti libéral né desmouvements anticorruption, es­père tirer son épingle du jeu en promettant « d’introduire la res­ponsabilité à tous les niveaux du

système de soins et en nommantdes gens qui sont prêts au change­ment », comme l’explique Vlad Voiculescu, ministre de la santé ausein du gouvernement technique qui a dirigé la Roumanie pendant quelques mois en 2016 et désor­mais élu à la mairie de Bucarest.

Hôpital financé grâce à des donsCrédité d’une troisième place,l’USR ne peut toutefois espérer aumieux qu’obtenir le poste de la santé dans une coalition avec le PNL, toute collaboration avec le PSD étant exclue. « Mais ce ne serapas facile, le PNL est aussi un parti avec des vieilles structures de pou­voir qui veut servir ces structures plutôt qu’un but lointain comme la réforme du système de santé », dénonce déjà M. Voiculescu.

Dans ce paysage politique quichange trop lentement, le plusbeau témoin de l’échec de l’Etatroumain est en cours d’érection dans le sud de Bucarest. Prévue pour ouvrir au deuxième semes­

tre 2021, la nouvelle aile del’hôpital oncologique pour en­fants Marie­Curie a été entière­ment construite par une ONG, Donner vie, grâce à des dons. Lamême ONG a aussi mis en place un hôpital en conteneurs pour lutter contre le Covid.

A sa tête, deux femmes fortesvenues du secteur privé, Oana Gheorghiu et Carmen Uscatu, 51 et46 ans. « Tout a commencé quand j’ai reçu une chaîne de mails en 2009 d’une mère qui cherchait à

récolter de l’argent pour faire une transplantation de cellules sou­ches à son fils à l’étranger », ra­conte Mme Gheorghiu depuis le chantier où l’aménagement des premières chambres a com­mencé. Révoltées, les deux voisi­nes décident d’organiser une ma­nifestation pour la soutenir et « re­çoivent des centaines de soutien ».

Onze ans plus tard, elles ont ré­colté plus de 45 millions d’eurosvenant d’entreprises et de parti­culiers, et ce sans 1 euro d’argent européen, la Roumanie empê­chant les ONG d’accéder à ces fonds. Ambitieuses, elles veulent que leur nouvel hôpital soit à lapointe de la technologie mais aussi du système de santé pour enfaire « un modèle qui pourrait être répliqué », comme l’explique Mme Uscatu. « On peut davantagechanger le système de l’extérieur qu’au ministère », tranche sa collè­gue, sans beaucoup d’espoir dans l’issue du scrutin de dimanche.

jean­baptiste chastand

« Nous avons 20 à 30 patients quidoivent attendre

jusqu’à vingt-quatre heures,

dans la salle d’urgence, qu’un

lit se libère »ADRIAN MARINESCU

médecin

A l’hôpital de Piatra Neamt,

huit directeurs se sont succédé

en un an, tous nommés pour leur affiliation

politique

ÉGYPTELibération de trois militants des droits humainsLes trois dirigeants de l’Ini­tiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR) ont été libérés, jeudi 3 dé­cembre. Les membres de cette ONG sur les droits hu­mains étaient accusés no­tamment d’« appartenance à un groupe terroriste » et de « diffusion de fausses infor­mations ». Mohamed Bachir,

responsable administratif, avait été arrêté le 15 novem­bre, suivi de Karim Ennarah, responsable de la justice cri­minelle, le 18 novembre. Le directeur, Gasser Abdel­Ra­zek, avait été interpellé le 19 novembre. Plusieurs pays européens, les Etats­Unis et les Nations unies avaient condamné ces arrestations, intervenues après une visite de diplomates étrangers dans les locaux de l’EIPR. – (AP/AFP.)

LE PROFIL

Ludovic OrbanA 57 ans, le premier ministre rou-main est favori pour les législati-ves organisées dimanche 6 dé-cembre en Roumanie. Nommé, en novembre 2019, à la tête d’un gouvernement minoritaire, le lea-der du Parti national libéral (cen-tre-droit) devra probablement former une coalition. Ce pro-européen convaincu, qui aime se différencier de son homonyme hongrois, le nationaliste Viktor Orban, devra prouver que sa for-mation peut lutter contre la cor-ruption qui ronge la Roumanie.

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4 | international SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Venezuela : le succès annoncé de Nicolas MaduroL’opposition a décidé de boycotter les élections législatives, où l’abstention s’annonce importante

bogota ­ correspondante

L e président Nicolas Ma­duro a été emphatique.« Je remets mon destindans les mains du peuple

vénézuélien, a­t­il déclaré, mardi2 décembre, à Caracas. Si l’opposi­tion remporte à nouveau l’Assem­blée nationale, je quitte la prési­dence, je m’en vais. » Mais le suc­cesseur d’Hugo Chavez n’a guèred’inquiétudes à se faire. Les prin­cipaux partis d’opposition ayantdécidé de boycotter les électionslégislatives de ce dimanche 6 dé­cembre, le Parti socialiste unifié(PSUV) devrait récupérer le con­trôle de l’Assemblée qui, depuis2015, était aux mains de l’opposi­tion. C’était la dernière institu­tion rebelle au pouvoir chaviste.Dans un pays ruiné par vingt ansde gestion économique errati­que et asphyxié par les sanctionsaméricaines, Nicolas Maduro semble assuré de terminer sonmandat. Son fils, Nicolas MaduroGuerra, dit « Nicolasito » (Petit Nicolas), 30 ans, est l’un des14 000 candidats qui se dispute­ront dimanche les 277 sièges dela Chambre unicamérale.

Quelque 20 millions d’élec­teurs sont appelés aux urnes. Autotal, 103 formations politiques –dont 36 d’envergure nationale –présentent des candidats. Plu­sieurs personnalités et petits partis d’opposition se sont dé­marqués du boycott décidé parles grands partis, sans réussir àprésenter des candidatures com­munes. A gauche, le Parti com­muniste, devenu très critique dugouvernement de Nicolas Ma­duro, a constitué une allianceavec deux petits partis, Tupama­ros et Patria para todos. Tout enrappelant « qu’une surprise estpar nature imprévisible », Luis Vi­cente Leon, directeur de l’institutde sondage Datanalisis, consi­dère « qu’aucune de ces initiativesne semble de nature à menacer lasuprématie électorale du PSUV ».

Le pouvoir peine cependant àmobiliser son électorat. SelonDatanalisis, le taux de participa­tion ne devrait pas dépasser 34 %.« On est trop occupé à survivrepour avoir envie d’aller voter, sou­

pire Lisbeth Ochoa, professeur delycée dans la ville de Valencia.Mais le gouvernement met lapression et les gens, s’ils ne vontpas voter, ont peur de perdre leur travail ou de ne plus recevoir la caisse d’aliments hebdomadaire qui leur permet de ne pas crever defaim. » Lundi, à l’occasion d’unmeeting de campagne, le vice­président du PSUV, Diosdado Ca­bello, s’est fait clair : « Celui qui nevote pas ne mange pas », a­t­il lancé à trois reprises, goguenard.

La récession économique avaittourné au désastre bien avant lapandémie. Selon le FMI, le PIB dupays pourrait encore chuter de25 % cette année. Plus de 90 %des Vénézuéliens vivent aujour­d’hui en deçà du seuil de pau­vreté. « Le chavisme évidemmentne séduit plus, mais l’opposition, plus divisée que jamais, ne con­vainc pas. L’élection est perçuecomme une joute pour le pouvoirentre deux camps qui ne se sou­cient pas de résoudre les problè­mes du peuple », résume IgnacioAvalos, de l’organisation Ojoelectoral (Œil électoral).

Rangs décimésEn septembre, un sondage révé­lait que 62,2 % des Vénézuéliensne soutenaient ni le gouverne­ment de Nicolas Maduro ni l’op­position officielle menée parJuan Guaido. « Vous n’allez pasme croire, mais je connais des gens qui vont voter pour le PSUV par conviction, parce qu’ils croient que ce sera pire si la droiterevient. Comme si cela pouvaitêtre pire ! », soupire Margaret Pe­rez, qui a fait le choix de l’exil,comme plus de 5 millions de ses compatriotes. Employée de ser­vice à Bogota, Margaret ne

pourra pas voter aux législatives.L’émigration a décimé les rangsde l’opposition.

Margaret n’a jamais entenduparler de la « consultation ci­toyenne » organisée par les partisd’opposition qui se tiendra du 7 au 12 décembre. « C’est une initia­tive qui va permettre aux citoyens vénézuéliens d’exiger le départ de Nicolas Maduro et de demander l’aide de la communauté interna­tionale, explique Enrique Colme­nares, du comité organisateur. Tous les Vénézuéliens pourrontvoter par Internet ou dans les 7 079 bureaux de vote qui seront installés le 12 décembre dans le pays et dans quelque 80 pays. »

Faute d’accès aux médias natio­naux, c’est sur les réseaux so­ciaux que l’opposition fait cam­pagne pour l’abstention et ap­pelle à participer à la consulta­tion. « Le 6 décembre, il n’y aurapas élection, il y aura fraude. Voter,c’est collaborer avec la dictature », affirme Juan Guaido dans une vi­déo. « Ne vous laissez pas piéger.

Les partis d’opposition qui appa­raissent sur les bulletins de voteont été séquestrés », poursuit le jeune député. Le Conseil national électoral (CNE) a en effet usé de ses pouvoirs pour renouveler la direction de plusieurs grands par­tis et y placer des militants mieuxdisposés à l’égard du pouvoir.

Perte de vitesseCes manœuvres du CNE sont unedes raisons invoquées par lesEtats­Unis et leurs alliés latino­américains réunis au sein dugroupe de Lima pour contester lalégitimité de l’élection législa­tive. L’Union européenne a sans succès tenté de jouer les média­teurs pour obtenir un report desélections et des garanties mini­males de transparence. « Rien nepermet d’affirmer qu’il y aurafraude, dit M. Leon, de Datanali­sis. Mais, faute de témoins dans les bureaux de vote et d’audit dudépouillement, le résultat sera in­vérifiable et donc illégitime. D’unpoint de vue technique, ce sera

aussi le cas pour la consultation de l’opposition. »

Juan Guaido joue son avenir po­litique. C’est parce qu’il était pré­sident de l’Assemblée nationale qu’il s’était autoproclamé, en jan­vier 2019, président de la Républi­que par intérim, en invoquant l’il­légitimité de la réélection de Ni­colas Maduro. Et c’est à ce titre qu’il a été reconnu par une cin­quantaine de gouvernements, dont la France. D’aucuns s’inter­rogent sur le sort politique de M. Guaido, une fois qu’il aura perdu son siège de député. « Il ne va pas le perdre, puisque l’élection du 6 décembre n’en est pas une », répond Enrique Colmenares.

En perte de vitesse depuis desmois, Juan Guaido recueille aujourd’hui moins de 30 % d’opi­nions favorables. La décision d’appeler au boycott des électionsn’a fait qu’approfondir plus avant les divisions de l’opposition. Enaoût, l’ancien candidat Henrique Capriles faisait un retour remar­qué sur la scène politique en criti­

quant l’option du boycott. Si elles ont conduit fin août à la libéra­tion d’une centaine de prison­niers politiques, les négociations engagées par M. Capriles avec legouvernement ont, elles aussi, achoppé sur les garanties électo­rales. M. Capriles a donc opté pourne pas présenter de candidats.

« En 2015, sans plus de garantiequ’aujourd’hui et avec un CNEtout aussi aligné sur le pouvoir,l’opposition unie a emporté lesélections », rappelle le sociologueIgnacio Avalos. Il est vrai que l’As­semblée nationale a rapidementperdu le bras de fer engagé avecle pouvoir. Dans les mois suivantson investiture, toutes ses déci­sions furent annulées par la Coursuprême, avant que la mise enplace d’une Assemblée consti­tuante, en 2017, ne la prive detout pouvoir législatif. L’électionlégislative du 6 décembre n’estpas faite pour résoudre la criseinstitutionnelle, ni réconcilier les Vénézueliens.

marie delcas

Nicolas Maduro en meeting, le 3 décembre, à Caracas. Photo fournie par la présidence JHONN ZERPA/AFP

D’aucuns s’interrogent surle sort politique

de M. Guaido, une fois qu’il aura

perdu son siègede député

La lente agonie d’AQMI dans le Nord algérienUn raid de l’armée algérienne a anéanti l’état­major itinérant d’Al­Qaida au Maghreb islamique

S ept téléphones, une di­zaine de sacs à dos, une bat­terie solaire, trois kalach­

nikovs et un trou du diamètre d’un homme creusé dans unsous­bois. C’est ce qu’il reste d’un état­major itinérant d’Al­Qaidaau Maghreb islamique (AQMI) anéanti par un raid de l’armée al­gérienne, mardi 1er décembre, dans la région montagneuse de Jijel, à 350 km à l’est d’Alger. Un re­vers sérieux pour AQMI, qui ré­vèle une nouvelle fois la lenteagonie du groupe dans le nord del’Algérie, une région où l’organi­sation est née.

Parmi les trois djihadistes abat­tus mardi figurent deux de ses commandants et vétérans du dji­had algériens. Montés au maquis en 1994 et 1995 : Leslous Madani, dit « Abou Hayane », responsable de la région Est, membre du « co­mité des notables » et responsa­ble du « comité de la charia » du groupe, et Herida Abdelmadjid, dit « Abou Moussa Al­Hassan », chargé de la propagande et de l’aide « médias ».

« Ils n’ont plus de zone de repli.Si les monts qui entourent Jijel, dif­ficiles d’accès, ont longtemps servi de refuge aux groupes armés, ce n’est plus le cas depuis un certain

temps. L’armée s’y est installée etles oblige à se déplacer en perma­nence et en petits groupes. Ce sont eux qui tombent dans des embus­cades », décrit une source qui a ac­cès aux informations sécuritai­res. Parfois, c’est la chute des tem­pératures et les neiges hivernales qui compliqueraient leur tâche.

« C’est une région où s’abritentencore quelques groupes, et il ar­rive qu’ils croisent des unités de l’armée. Je pense qu’ils ont dû se déplacer à cause du mauvaistemps », estime Akram Kharief, journaliste spécialiste des ques­tions de sécurité et créateur dusite Menadefense. net.

Ces nouvelles pertes marquentune année difficile pour l’an­cienne garde algérienne d’Al­Qaida, toujours aux commandes du groupe à plusieurs milliers dekilomètres au sud. Le 3 juin, le dernier émir d’AQMI, Abdelma­lek Droukdel, 50 ans, a été tué parles forces spéciales françaisesdans le nord du Mali. Agé lui ausside 50 ans, Abou Obeida Al­An­nabi, qui lui succède, est lui aussiun Algérien de cette génération. Membre du Groupe islamique armé (GIA) en 1993, il rejoint leGroupe salafiste pour la prédica­tion et le Jihad (GSPC) : une scis­

sion du GIA qui donnera nais­sance à AQMI. C’est d’ailleurs lui qui annonça le ralliement du GSPC à Al­Qaida. Il a dirigé dix ans durant son « comité des sa­ges ». Instance collégiale, ce co­mité est un legs du GSPC, censénotamment prémunir le groupedes « dérives » individuelles attri­buées aux émirs d’un GIA alorsengagé dans une spirale de mas­sacres de populations civiles etde règlements de comptes.

Stratégie d’alliances localesParfois décrit comme une figureau profil plus religieux que mili­taire – il aurait été gravement blessé en 2009 en Kabylie –, il était donc hiérarchiquement etnaturellement amené à succéder à Abdelmalek Droukdel. Sa dési­gnation à la tête du groupe ré­pond « avant tout à une logiquede continuité et de cohésion in­terne alors qu’AQMI affronte dure­ment l’organisation djihadisterivale de l’Etat islamique [EI], dontelle craint l’influence », ajoute un observateur.

Ce conflit ouvert a d’ailleursconduit par ricochet à la mort de dizaines de djihadistes, le 2 no­vembre, tués par l’armée fran­çaise alors qu’ils se regroupaient

dans une zone disputée entre les deux groupes.

Tout en continuant à cibler lesforces et intérêts français, son en­nemi numéro un dans la région, Al­Annabi devrait maintenir sa stratégie d’alliances locales qui a abouti à la création, en mars 2017, d’un regroupement d’unités dji­hadistes du Sahel baptisée « Ja­maat Nosrat al­Islam wal­Mousli­min » (GSIM, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans).

Dans le cadre d’un échange deprisonniers négocié avec Ba­mako, dont ont bénéficié plu­sieurs figures djihadistes parmi 200 combattants, le GSIM a li­béré, début octobre, plusieursotages, dont l’opposant malien Soumaïla Cissé et l’humanitairefrançaise Sophie Pétronin, susci­tant l’ire des militaires algériens.

Fin octobre, le ministère algé­rien de la défense avait qualifié d’« inadmissibles » les tractationsqui, si l’on en croit Alger, ont donné lieu à des arrangements fi­nanciers « contraires aux résolu­tions de l’ONU incriminant le ver­sement de rançons […] qui entra­vent les efforts de lutte contrele terrorisme et de tarissement de ses sources de financement ».

madjid zerrouky

Page 5: Le Monde - 05 12 2020

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Page 6: Le Monde - 05 12 2020

6 | international SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Argentine : une forte mortalité malgré un long confinementLe pays est le septième du monde comptant le plus de morts par million d’habitants

buenos aires ­ correspondante

D ans les rues de la capi­tale, officiellementdéconfinée depuis dé­but novembre, il n’est

désormais plus rare de croiser desbadauds sans masque ou de voir des amis s’étreindre au momentde se retrouver en terrasse decafé. « Ya fue » (tant pis, c’est bon) résonne régulièrement dans les dîners qui n’ont pas toujours lieu dans un endroit bien ventilé.

« Ne vous relâchez pas » : tel est,pourtant, le message des autori­tés, qui a du mal à être écouté tantla patience des Argentins a été mise à rude épreuve durant ces longs mois de confinement, en particulier à Buenos Aires et dans sa grande banlieue (la région qui aenregistré le plus de cas et de dé­cès depuis le début de l’épidémie). Mises en place le 20 mars dans tout le pays, les restrictions ont étéprogressivement levées à partir du mois de mai dans les provincesles moins touchées par la pandé­mie, et à partir de septembre dansle Grand Buenos Aires.

Neuf mois après la découvertedu premier cas de Covid­19 sur le sol argentin, le pays semble avoir enfin, depuis la fin octobre, passé le pic de la première vague. « Maisle nombre de cas quotidiens reste tout de même élevé [plus de 7 000 en moyenne sur la semaine écou­

lée]», avertit Silvia Gonzalez Ayala, professeure d’infectiologieà l’Université nationale de La Plata. L’Argentine a dépassé, mer­credi 2 décembre, le cap des 39 000 décès dus au Covid­19. Un triste bilan, qui en fait le septièmepays au monde à recenser le plusde morts par million d’habitants.

Le vaccin russe est attenduLes spécialistes identifient diffé­rents facteurs pour expliquer la mortalité élevée due au virus en Argentine : la crise économique qui frappe le pays depuis 2018 et qui fait que, malgré les aides de l’Etat, les travailleurs informels (40 % des emplois) ont dû sortir dechez eux pour obtenir un revenu ; la forte densité urbaine, notam­ment dans le Grand Buenos Aires, qui compte 15 millions d’habi­tants, soit un tiers de la populationargentine ; l’insalubrité des bidon­villes et quartiers populaires. L’in­fectiologue Silvia Gonzalez Ayala pointe également l’âge des habi­tants du Grand Buenos Aires, zonedans laquelle la moyenne d’âge estplus élevée que dans le reste du pays (15 % de la population de la ca­pitale a plus de 65 ans).

« Le prolongement du confine­ment au compte­gouttes, toutesles deux à trois semaines, sans perspective de sortie, a été contre­productif », déplore Mme Gonzalez Ayala, qui juge qu’un certain ras­

le­bol a pris de l’ampleur au sein de la population à partir du mois de juin, participant au relâche­ment du comportement. L’infec­tiologue estime enfin que le nom­bre de tests a été insuffisant. « La traçabilité des cas contacts n’acommencé à être vraiment mise en place que deux mois après le dé­but de l’épidémie, signale­t­elle. A quoi cela servait­il de bloquer tout un pays si tôt ? »

« Peut­être aurions­nous dû op­ter pour un confinement intermit­tent au bout du premier mois et demi d’isolement obligatoire », aadmis le ministre de la santé, Gi­nes Gonzalez Garcia, dans une in­terview au journal La Nacion, jeudi 3 décembre. Le confine­ment s’est accompagné d’un ren­forcement des capacités hospita­lières (le nombre de lits de soins intensifs a été multiplié par deux dans la province de Buenos

Aires), qui a permis au pays d’évi­ter la saturation de ses hôpitaux.

Le personnel médical, lui, est àbout. Les soignants ont payé un lourd tribut à la pandémie : plus de60 000 d’entre eux ont contracté le Covid­19, et au moins 450 sont décédés depuis le début de l’épidé­mie, selon un bilan établi fin no­vembre par la Fédération syndi­cale des professionnels de la santé.Jeudi, médecins et infirmiers ont défilé dans la capitale pour récla­mer des augmentations de salaire et des congés. Leurs confrères et consœurs de la province de Bue­nos Aires avaient lancé un mouve­ment de grève de vingt­qua­tre heures, une semaine plus tôt.

L’attention est concentrée dé­sormais sur le développement et la distribution des vaccins contre le Covid­19. Le gouvernement s’estengagé à acheter 25 millions de do­ses du vaccin russe Spoutnik­V.

Quelque 300 000 Argentins pour­raient être vaccinés d’ici à la fin de l’année, a indiqué le chef de l’Etat Alberto Fernandez. « Je ne veux pasêtre rabat­joie, mais le vaccin ne ré­sout pas le problème immédiat, a relativisé le ministre de la santé Gines Gonzalez Garcia. Le vaccin est fondamental à long terme, mais en attendant, il faut poursui­vre les mesures de prévention. »

Des mesures qui gagneraient àêtre mieux communiquées, selonl’infectiologue Silvia GonzalezAyala : « Les autorités doivent met­tre en place des campagnes de communication massives et trans­parentes pour expliquer les mesu­res à adopter pour vivre avec le vi­rus. » D’autant plus à l’approchedes vacances d’été : début novem­bre, les frontières du pays ont été rouvertes aux touristes des pays limitrophes, et la plupart des pro­vinces argentines autoriseront lesdéplacements de touristes natio­naux à partir de la mi­décembre.

Dans l’immédiat, le personnelsoignant redoute une nouvelle hausse des cas dans les jours à ve­nir, possible conséquence desgrands rassemblements qui se sont produits à Buenos Aires enhommage à Diego Maradona, mort le 25 novembre.

aude villiers­moriamé

Dans une unité de soins intensifs de l’hôpital central de Mendoza,en Argentine, le 6 novembre. ANDRES LARROVERE/AFP

Des facteurs ontété identifiés : nombre élevé de travailleurs

informels, fortedensité urbaine

et insalubrité des bidonvilles

En Espagne, Amnesty dénonce l’abandon des résidents en EhpadL’ONG demande une enquête sur le fonctionnement des maisons de retraite, où 23 000 personnes sont mortes pendant la pandémie

madrid ­ correspondante

P endant quatre jours, ElenaValero n’a cessé d’insisterpour faire hospitaliser son

père. En vain. Atteint du Covid­19 dans la résidence pour personnes âgées où il se trouvait confiné, à Madrid, il n’a pas eu d’autre choix que d’attendre la mort. « Le méde­cin m’a dit qu’il avait l’interdiction de transférer les malades de rési­dences dans les hôpitaux et qu’il ne pouvait que lui donner de l’oxygèneet (…) de la morphine, jusqu’à ce queson corps lâche », raconte cette femme, avec émotion, dans une vidéo d’Amnesty International, diffusée le 3 décembre. Interdit de visite, son père est ainsi décédé seul, à 300 mètres de chez elle, du­rant la première vague de la pan­démie, sans qu’elle ne puisse « lui tenir la main » une dernière fois.

Son histoire, terriblement ba­nale en Espagne où plus de 23 000résidents d’Ehpad sont décédés du Covid­19, fait partie des dizai­nes de témoignages, rassembléspar l’ONG dans son enquête, réali­sée à partir d’une centaine d’inter­views auprès de familles, de per­sonnels et de médecins de Madridet de Catalogne. Le titre est révéla­teur : « Abandonnés à leur sort : le manque de protection et la discri­mination des personnes âgées dans les résidences durant la pan­démie de Covid­19 en Espagne ».

La conclusion est sans appel :« La décision de ne pas transférerles résidents dans les hôpitaux a été appliquée de manière générale,automatique et en bloc, sans me­ner d’évaluations individualisées »,souligne Esteban Beltran, direc­teur d’Amnesty International Es­pagne, qui dénombre cinq droits

bafoués : le droit à la santé, à la vie,à la non­discrimination des per­sonnes âgées, à la vie privée en fa­mille et à une mort digne.

« Nous ne sommes pas naïfs,nous savons ce qu’est une pandé­mie, mais la solution ne peut pas être de violer des droits et de discri­miner des personnes en fonction de leur âge et du lieu où elles vi­vent, souligne Ignacio Jovtis, l’en­quêteur de l’ONG chargé du rap­port. Des personnes de 100 ans quivivaient dans leur maison ont été hospitalisées, mais d’autres de 80 ans n’y ont pas eu droit parcequ’ils étaient en résidence. »

L’ONG a pu constater que dansles Ehpad, durant la première va­gue, il manquait parfois plus de la moitié du personnel. « Les mesuresd’austérité et les coupes budgétai­res imposées dans la santé à la suitede la crise économique ne sont pas

étrangères au manque de person­nel et de moyens », ajoute M. Jovtis.Dépourvus de tenues de protec­tion, les employés utilisaient des sacs­poubelle pour s’occuper des résidents et beaucoup tombaient malades. Il n’y avait pas de test, pasde médecin ni d’infirmière dispo­nible, malgré les annonces selon lesquelles les résidences allaient être « médicalisées ».

Selon le bon vouloir des centresCertaines personnes âgées ont étéretrouvées en situation de déshy­dratation, d’autres n’ont pas bougé de leur lit pendant des se­maines, sans faire les exercices in­dispensables au maintien muscu­laire. Dans un cas, un homme est resté pendant deux jours auprèsde son compagnon de chambre, mort, avant que les services funé­raires ne viennent le chercher.

Doter la santé publique de da­vantage de moyens humains est une des principales recomman­dations d’Amnesty International,pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise, alors que la secondevague frappe à nouveau les Ehpad.Près de 20 % des contaminations ont lieu dans les résidences. La dernière semaine de novembre,94 foyers d’épidémie y ont été détectés et plus de 2 000 cas de Covid­19 diagnostiqués.

L’ONG insiste aussi sur l’impor­tance de revoir les protocoles de non­transferts vers les hôpitaux et de garantir le droit aux visites. Entre le début de leurs symptô­mes et leur mort, certains n’ont pu parler que deux fois avec leurs proches. L’une des personnes in­terrogées a raconté comment, après deux semaines sans nouvel­les de son père, elle a reçu chez elle

l’urne funéraire avec ses cendres. Et de nombreux résidents ayant survécu ont souffert de trauma­tismes psychologiques. « Certains ne comprenaient pas ce qui se pas­sait et pensaient qu’ils avaient fait quelque chose de mal qui justifiait cette absence de visite », souligne M. Jovtis. Malgré les protocoles pour encadrer et sécuriser les visi­tes, interdites de mars à mai, avantde reprendre progressivement et de manière très limitée, celles­ci dépendent encore très largement du bon vouloir des centres.

Pour toutes ces raisons, Am­nesty demande une enquête in­dépendante sur le fonctionne­ment des résidences. D’autantplus nécessaire que la plupart des enquêtes ouvertes par la justice à la suite de plaintes des familles sont en train d’être classées.

sandrine morel

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ALI BADDOU, CARINE BÉCARD, FRANÇOISE FRESSOZ ET NATHALIE SAINT-CRICQEN DIRECT SUR FRANCE INTER ET FRANCEINFO TV (CANAL 27)

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Page 7: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 international | 7

Le Brésil affronte une deuxième vague de Covid­19Le nombre de contaminations et de morts augmente fortement dans le pays, où peu de mesures sont prises

rio de janeiro ­ correspondant

C’ était début novem­bre. Roberto (le noma été modifié) pen­sait naïvement en

avoir fini avec le coronavirus. « Tout allait de mieux en mieux, l’état d’urgence était terminé, onrecevait de moins en moins de malades et on fermait même des lits », se souvient avec nostalgie cemédecin trentenaire, travaillant dans une unité Covid­19 d’un grand hôpital privé du nordde Rio de Janeiro.

Mais à la fin du mois, brutale­ment, la tendance s’inverse. « Decinq patients par jour, on est passéà 25. Des enfants, des adultes, des personnes âgées… Certains dans un état grave », décrit le médecin. En moins de deux semaines, les16 lits de l’unité se remplissent. « Aujourd’hui, on est plein. On re­commence à avoir des décès. Et on est déjà tous complètement épui­sés… », souffle Roberto.

La deuxième vague de Covid­19paraît bel et bien arrivée au Brésil,deuxième Etat le plus endeuilléde la planète par la pandémie,avec près de 175 000 victimes offi­cielles. Au « pic » de juin­juillet (300 000 malades et plus de 7 000morts recensés par semaine)avait succédé une lente et labo­rieuse amélioration des indica­teurs sanitaires (autour de 150 000 cas positifs et 3 000 à 4 000 décès hebdomadaires en octobre). Mais l’accalmie fut de courte durée. Au mois de novem­bre, les contaminations sont reparties à la hausse : en un mois

seulement, le nombre de cas positifs hebdomadaires a été multiplié par deux et celui des dé­cès par un et demi.

La deuxième vague touche denombreux Etats à travers legéant latino­américain, mais SaoPaulo et Rio de Janeiro, déjà épi­centres de la crise au printemps,font à nouveau face à la situationla plus tendue. Dans la « villemerveilleuse », le taux d’occupa­tion des lits en soins intensifs consacrés aux patients atteintsdu Covid­19 est désormais de94 % dans le public.

Candidats maladesMais s’agit­il vraiment d’unedeuxième vague ? « Ici, à la diffé­rence de l’Europe, la première ne s’est jamais tarie », rappelle PauloMenezes, épidémiologiste à l’Uni­versité de Sao Paulo (USP). Parmi les causes de la remontée, ce der­nier identifie le « relâchement des gestes barrières, les nombreuses rencontres familiales et les fê­tes… », mais d’abord, et surtout, « les élections municipales ».

Ces dernières, organisées les 15et 29 novembre, « ont créé beau­coup de rassemblements et de contacts », insiste M. Menezes. Durant la campagne, plusieurs candidats ont d’ailleurs contracté la maladie. Ainsi, Guilherme Bou­los, candidat (malheureux) de gauche à la mairie de Sao Paulo,forcé de rester chez lui dans la der­nière ligne droite. Ou encore le centriste Maguito Vilela, préten­dant au poste de maire de Goiânia(centre­ouest), et qui a appris sa victoire depuis son lit d’hôpital.

Surtout : histoire de ne paseffaroucher les électeurs, aucunemesure de restriction n’a étéprise durant la campagne, et cealors que les indicateurs se dé­gradaient à vue d’œil… Ainsi legouverneur de Sao Paulo, JoaoDoria (droite), a­t­il attendu le 30 novembre, lendemain dusecond tour, pour revoir à lahausse le niveau d’alerte de sarégion. « Nous n’allons pas fermerles commerces ou durcir les mesu­res de lutte contre la pandémieaprès les élections. C’est uneabsurdité de plus qu’ils ont inven­tée [contre moi] », déclarait­ilpourtant, le 13 novembre.

Les scientifiques appellent dé­sormais à des mesures drasti­ques : fermetures des bars, desrestaurants, des plages… Mais,avec la crise économique, rares sont les maires ou gouverneursenvisageant désormais de tenter un confinement, même partiel.Entre mars et juillet, les timides mesures de restriction prises par

les autorités locales n’avaient, detoute façon, été que très mar­ginalement respectées, faute de contrôle et de volonté politique.Pour tous, le salut ne peut désor­mais venir que du vaccin. Maisl’organisation d’une campagne devaccination est entravée par leprésident Jair Bolsonaro.

« Très dangereux »Ce dernier a déjà indiqué qu’il ne se vaccinerait sous aucun pré­texte. « C’est mon droit ! », a insistéle chef de l’Etat, qui a déjà con­tracté le virus au mois de juillet etsouhaite désormais tourner « la page Covid ». « En ce moment, touttourne autour de la pandémie. Il faut arrêter avec ça, putain ! », a­t­il lancé en novembre, appelantles Brésiliens à « arrêter d’être un pays de pédés ».

Envers et contre le président, lespouvoirs publics tentent donc des’organiser. Le gouvernementfédéral mise sur le vaccin Astra­Zeneca, développé par l’univer­

sité d’Oxford. Un crédit extraordi­naire de 300 millions d’euros a été débloqué pour l’achat de 100 millions de doses. Une campagne de vaccination devrait être mise en place à partir de mars2021, visant en priorité les plus de 75 ans, le personnel de santé et lespopulations indigènes.

Mais l’échéance paraît trop loin­taine et plusieurs Etats négocient aujourd’hui leur propre accord

Pour tous, le salutne peut désormais

venir que du vaccin. Mais

l’organisation d’une campagne

de vaccination est entravée

par Jair Bolsonaro

avec les laboratoires. Ainsi Bahia,avec le vaccin russe Spoutnik­V, etSao Paulo sur le chinois Corona­Vac, afin de commencer à vacci­ner dès janvier 2021. Mais le feuvert final dépendra de l’agence nationale de surveillance sani­taire (Anvisa), dont les dirigeants ont été nommés par Jair Bolso­naro, qui ne souhaite certaine­ment pas donner une victoire médiatique à ses adversaires, de droite ou de gauche.

Au milieu de ce jeu politique,l’inquiétude monte et les courbes de contaminations avec. Les va­cances d’été approchent au Brésil,ainsi que les fêtes de Noël et de find’année. « Les familles vont se réu­nir, les plus âgés vont rencontrerles plus jeunes. C’est très dange­reux ! », s’alarme Paola Minoprio,directrice de recherche à l’InstitutPasteur de Sao Paulo, qui craint que « cette deuxième vague soitplus meurtrière encore que la première ».

bruno meyerfeld

En Norvège, prison fermepour violation de quarantaine

C’ est un avertissement sérieux, avant les fêtes de find’année, à tous ceux qui envisageraient de transgres­ser les règles de la quarantaine. Mercredi 2 décembre,

le tribunal d’Oslo a condamné à vingt­quatre jours de prison ferme une jeune secrétaire médicale d’une vingtaine d’années,jugée pour avoir enfreint la loi à 21 reprises, en choisissant de retourner au travail, au lieu de se mettre à l’isolement après plusieurs séjours à l’étranger.

Le petit pays nordique de 5,4 millions d’habitants compteparmi ceux, en Europe, qui s’en sont le mieux tirés face à l’épi­démie causée par le SARS­CoV­2, avec seulement 35 000 conta­minations et 334 morts, soit 61 décès pour un million d’habi­tants. Dès le printemps, une mise à l’isolement de dix jours aété imposée aux personnes arrivant d’un pays classé « rouge »en raison du niveau élevé d’infections.

C’était le cas du Royaume­Uni, où la jeune femme s’est rendueà trois reprises, pour voir son petit ami. Chaque fois, elle aurait dû rester chez elle une semaine et demie avant de retourner tra­vailler. Or, non seulement elle n’a pas respecté la loi, mais, fac­teur aggravant dans son cas, elle était employée dans un

cabinet médical et a été en contactproche avec 153 patients au moins,lors de prises de sang ou d’électrocar­diogrammes, pendant la période oùelle aurait dû être à l’isolement.

Licenciée depuis, elle a reconnu lesfaits devant le tribunal mais a arguéne pas avoir été au courant des règles.Une affirmation contestée par laprocureure, qui a rappelé que « dès lemois de mars, elle disait aux patientsde ne pas venir au cabinet du médecins’ils étaient allés à l’étranger ».

Le 28 avril, déjà, un homme de22 ans avait été condamné à dix­huit

jours de prison – avec sursis, cette fois – pour être sorti de chezlui à quatre reprises, pendant sa quarantaine, après un séjour enSuède. Mi­novembre, un pasteur a également reçu une amendede 20 000 couronnes (1 900 euros) pour avoir rencontré plu­sieurs membres de sa congrégation, dès le lendemain de son re­tour de vacances à l’étranger.

Pour entrer en Norvège, les touristes étrangers doivent pré­senter un test négatif datant de moins de soixante­douze heu­res. Toutefois, cela ne suffit pas : ils sont ensuite placés dans un« hôtel de quarantaine », même s’ils viennent rendre visite à unami ou à de la famille résidant dans le pays. Ils n’ont d’autre choix que d’y passer dix jours – à 500 couronnes la nuitée pourun particulier, et 1 500 couronnes pour une entreprise. Le3 juillet, un touriste ayant contrevenu aux règles a été expulsé du pays. Avant, il avait d’abord dû payer une amende de20 000 couronnes et s’était vu notifier une interdiction de territoire norvégien pendant deux ans.

anne­françoise hivert (malmö, suède, correspondante régionale)

UNE SECRÉTAIRE MÉDICALE A ENFREINT LA LOI À 21 REPRISES, CHOISISSANT DE RETOURNER AU TRAVAIL AU LIEU DE S’ISOLER

AVEC 43,5 TONNES DE CAVIAR «MADE IN FRANCE»EN 2019, L’HEXAGONE S’IMPOSE COMME LE3E PRODUCTEUR MONDIAL DE CAVIAR, APRÈSLA CHINE ET L’ITALIE.

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Page 8: Le Monde - 05 12 2020

8 | PLANÈTE SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

La vaccination démarrera en janvierLes Ehpad seront d’abord concernés, puis les personnes fragiles, avant le reste de la population, au printemps

E ntre la volonté de rassu­rer et celle d’être transpa­rent, c’est un exerciced’équilibriste auquel s’est

prêté le gouvernement pour ex­poser sa stratégie vaccinale, nou­velle étape­clé dans la lutte contrel’épidémie de Covid­19. « Le début de la vaccination est désormaisune question de semaines », a an­noncé le premier ministre, JeanCastex, jeudi 3 décembre, lors d’une conférence de presse du­rant laquelle il a présenté les pre­miers axes de la campagne vacci­nale à venir.

Après les couacs sur les mas­ques et les tests, l’enjeu est cru­cial pour l’exécutif, alors qu’unetroisième vague est fortementredoutée. « Acheminer des mil­lions de vaccins » est « une opéra­tion d’une très grande com­plexité », a reconnu le premierministre, évoquant la caractéris­tique du candidat­vaccin Pfizer, qui nécessite une conservation à– 80 degrés. « Nous y travaillons depuis plusieurs mois, nous avonsacheté le matériel et les équipe­ments nécessaires, a­t­il assuré,nous serons prêts pour les premiè­res vaccinations. »

« Mettre en œuvre cette vaccina­tion représente un défi inédit, avec des impacts majeurs à la fois sani­taires, sociaux et économiques, re­lève l’infectiologue Odile Launay, membre du comité vaccin Co­vid­19. Mais en ayant des résultats sur les vaccins dès la fin 2020 et undébut de vaccination possible dé­but 2021, on se retrouve dans le meilleur scénario possible. »

Le premier ministre a d’abordprécisé le calendrier et les popula­tions concernées, s’inscrivant dans la droite ligne des préconisa­tions émises par la Haute Autoritéde santé, en début de semaine.Avec un objectif : « Vacciner enpriorité les personnes pour lesquel­les le virus est le plus dangereux. »

La campagne commencera parles personnes hébergées enEhpad et les personnels à risquede développer des formes gravesde ces établissements, soit prèsd’un million de personnes, « aumieux fin décembre ou dans lespremiers jours de janvier » 2021,date à laquelle les deux premierscandidats vaccins les plus avan­cés – Pfizer/BioNTech et Mo­derna – pourraient avoir été vali­dés par les autorités sanitaireseuropéenne et française.

Grâce aux commandes effec­tuées au niveau européen, « laFrance disposera d’un potentiel de 200 millions de doses, ce qui

permettrait de vacciner 100 mil­lions de personnes », a assuré lepremier ministre, le vaccin né­cessitant en effet, à ce jour, deuxinjections à quelques semainesd’intervalle.

A compter de février, la campa­gne de vaccination se poursuivraen direction des personnes fragi­les du fait de leur âge ou de pa­thologies chroniques, et pourcertains personnels de santé(14 millions). Viendra ensuite, auprintemps, l’ouverture d’unetroisième phase pour l’ensemblede la population. La vaccination sera gratuite pour tous, avec 1,5 milliard d’euros inscrits à ceteffet dans le budget de la Sécuritésociale pour 2021.

Réticence des FrançaisL’un des principaux enjeux de cette campagne sera de parvenirà convaincre la population, alors que, selon un sondage Ipsos pu­blié le 5 novembre, 54 % des Fran­çais seulement veulent se faire vacciner, si un vaccin était dispo­nible, le taux le plus bas des 15 pays testés par l’institut.

Le premier ministre en estconscient : « J’entends les réticen­ces, voire parfois les craintes ex­primées par certains d’entrevous », a­t­il concédé, tout en in­sistant sur la « procédure rigou­reuse d’essais et d’évaluationconduits par des autorités sanitai­res indépendantes » avant d’auto­riser un vaccin. Pour les dissiper,il a érigé la « transparence »comme l’un des « impératifs » decette nouvelle phase.

Le premier ministre l’a répété, lavaccination « ne sera pas obliga­toire », mais « il faut que noussoyons le plus nombreux possible à se faire vacciner, c’est aussi unacte altruiste pour protéger les autres ». « Avant même de nousimmuniser contre le coronavirus, nous devons nous immuniser con­tre la peur », a renchéri le ministrede la santé, Olivier Véran.

Pour coordonner cette stratégievaccinale, le gouvernement anommé le professeur d’immu­nologie pédiatrique Alain Fis­cher. Celui­ci présidera « un conseil d’orientation de la straté­gie vaccinale » placé auprès duministre de la santé, composéd’experts scientifiques, de pro­fessionnels de santé, de citoyens ou encore de représentants descollectivités territoriales.

« Pour que cette vaccination soitefficace, il faut établir de laconfiance, et cette confiance nepeut pas être une injonction verti­cale émanant des autorités de l’Etat », a averti le nouveau « Mon­sieur Vaccin » du gouvernement,

qui succède en première ligne au haut fonctionnaire Louis­Charles Viossat, d’abord pressenti dans ce rôle, mais dont les deux passages par des laboratoires pharmaceuti­ques avaient suscité des critiques.

Par ailleurs, le premier ministre asaisi le Conseil économique, socialet environnemental (CESE), afin d’associer la société civile. Tou­jours dans cette optique de trans­parence, la stratégie vaccinale dugouvernement sera présentée au Parlement au cours de décembre, dans le cadre d’un débat prévu par l’article 50­1 de la Constitution, a précisé le premier ministre.

Comment ces millions de vac­cins vont­ils être acheminés ? « Nous sommes entrés dans laphase de l’organisation et de laplanification de la première étapevaccinale, a expliqué OlivierVéran. Cela constitue un défilogistique immense, au­delà de ceque notre pays a pu connaître parle passé. » Ce sont plus de 10 000établissements collectifs d’hé­bergement de personnes âgéesqui devront être livrés, avec descontraintes particulières : levaccin Pfizer doit non seulementêtre stocké à – 80 degrés, maisaussi, une fois décongelé, êtreadministré aux patients en moins de cinq jours.

Les généralistes associésPour « plus de sécurité », outre lecircuit principal de distribution, reposant sur les acteurs ayantl’habitude d’acheminer les médi­caments et les vaccins en direc­tion des Ehpad, un second circuit d’approvisionnement s’appuierasur une centaine d’établisse­ments hospitaliers répartis sur tout le territoire. Ce fonctionne­ment sera « testé à blanc » dans la seconde quinzaine du mois de dé­cembre, a précisé Olivier Véran.

« La première phase représenteun million de vaccins, soit despetits volumes, ce sont des che­mins de logistiques assez classi­ques, ça ne paraît pas insurmon­table, réagit Frédéric Valletoux,président de la Fédération hospi­talière de France (FHF). La ques­tion, c’est l’après : comment anti­cipe­t­on les chaînes logistiques quand elles vont concerner les Français de manière plus large ?Quelle sera alors la place des éta­blissements hospitaliers ? »

M. Valletoux doit, avec d’autresprofessionnels de santé, assister à une réunion pour préciser les contours de cette nouvelle orga­nisation avec le ministre de la santé, vendredi 4 décembre.

« Dès la première étape et plusencore lors de la vaccinationgrand public, nous mettrons l’accent sur les professionnels de

« IL FAUT QUE NOUS SOYONS LE PLUS 

NOMBREUX POSSIBLE À SE FAIRE VACCINER, C’EST AUSSI UN ACTE 

ALTRUISTE POUR PROTÉGER LES AUTRES »

JEAN CASTEXpremier ministre

C O V I D ­ 1 9

médecin et chercheur, Alain Fischer aété nommé par Jean Castex pour présiderle conseil d’orientation de la stratégie vac­cinale française. Il faisait déjà partie du co­mité scientifique sur les vaccins anti­Covidmis en place au printemps par l’exécutif. Agé de 71 ans, l’immunologiste (hôpital Necker, Institut Imagine des maladies gé­nétiques), ex­titulaire de la chaire de méde­cine expérimentale au Collège de France,est très familier des technologies em­ployées dans certains des vaccins dévelop­pés en urgence pour faire face au Covid­19.

Il connaît d’expérience les risques liés auxinnovations en santé : il a été un pionnier des thérapies géniques destinées aux « bé­bés­bulles » souffrant de déficits immuni­taires sévères. Ces thérapies avaient dû être interrompues en urgence durant les années2000 après l’apparition de leucémies chez cinq des vingt patients traités. L’un d’eux enétait décédé, mais dix­huit ont pu grandir « en menant une vie normale », précisait­il dans un entretien au Monde en 2014.

Alain Fischer s’était aussi plus récem­ment investi dans les questions vaccina­

les. En 2016, il avait été chargé par la mi­nistre de la santé d’alors, Marisol Tou­raine, de conduire une concertation ci­toyenne sur la vaccination, dont les recommandations ont été reprises par sasuccesseure Agnès Buzyn, faisant passer de trois à onze le nombre de vaccins obli­gatoires chez l’enfant. Des différences en­tre les recommandations finales et certai­nes de celles formulées par un jury ci­toyen avaient fait débat, tout commel’existence de liens d’intérêt entre desmembres du comité d’orientation et l’in­dustrie pharmaceutique.

« Ingrédients décisifs »Concernant le Covid, Alain Fischer, qui estun fervent défenseur de la vaccination comme outil de santé publique, esquissaitil y a quelques jours des recommanda­tions concernant la stratégie vaccinaledans une tribune cosignée dans LeMonde. Le texte définissait « quatre ingré­dients décisifs » : transparence complètedans la diffusion de l’information ; crédi­bilité de celle­ci ; présence de relais de

proximité ; capacité à inscrire cette infor­mation « dans un récit collectif associantesprit de solidarité et citoyenneté ». « Surces différentes dimensions, tout reste à organiser », diagnostiquait­il.

L’annonce de la nomination de ce scien­tifique, déjà présenté comme le nouveau « M. Vaccin » du gouvernement, a été l’oc­casion de préciser le rôle d’un autre homme pressenti pour prendre cetteplace. En l’occurrence, Louis­Charles Viossat, dont le CV a pu provoquer des in­terrogations, en raison de son passage dans deux laboratoires pharmaceutiques.

L’inspecteur général des affaires socia­les, nommé à la mi­octobre par l’Elysée etMatignon sur la stratégie de vaccination,est chargé d’animer une équipe intermi­nistérielle sur laquelle s’appuie le minis­tre de la santé, Olivier Véran. Celle­ci « n’a pas de rôle décisionnel, ni dans les com­mandes, encore moins dans les achats de vaccins », ni de rôle « scientifique », a tenuà souligner Olivier Véran, mais seulementun rôle « logistique ».

hervé morin et c. st.

Alain Fischer, nouveau « M. Vaccin » du gouvernement

Estimation du nombre de personnes ayant été infectéespar le SARS-CoV-2, au 30 novembre 2020, en %*

De 3,6 à 7De 7 à 14

De 14 à 23De 23 à 26,7

Petite couronne

Source : Institut Pasteur

Une décrue progressive de la pression sur les hôpitaux

*Si un département comme Paris reçoit des patients de départements voisins, cela peut conduire à surestimer le taux de personnes infectées à Paris et sous-estimer ceux des départements voisins Infographie : Le Monde

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France métropolitaine Auvergne-Rhône-Alpes Hauts-de-FranceIle-de-France Provence-Alpes-Côte d’Azur

**Estimation selon un taux de reproduction ayant augmenté de 0,3 % avec les assouplissements du con�nement et une durée de séjour en réanimation de quatorze jours.

Capacité de lits en réanimation adultes en temps normal, avant réorganisation

Estimation** du nombre de personnes en réanimation, en nombre de lits occupés

Auvergne-Rhône-Alpes14,3

Bourgogne-Franche-Comté12,1

Grand-Est15,2

Hauts-de-France12,9

Normandie6,7

Bretagne 3,6

Pays de la Loire6,2

Nouvelle-Aquitaine4,4

Occitanie6,4

Centre-Valde Loire

7,5

Provence-Alpes-Côte d’Azur 12,2

Corse5,6

21,3

Seine-Saint-Denis 21,8

Val-de-Marne25,8

Hauts-de-Seine23,6

Paris26,7

L’HYPOTHÈSE DES « VACCINODROMES », 

COMME LORS DE LA CAMPAGNE CONTRE 

LA GRIPPE H1N1, EN 2009, A ÉTÉ ÉCARTÉE PAR LE GOUVERNEMENT

« Six adultes à table » pour les fêtes« La circulation du virus conti-nue de reculer, de semaine en semaine », s’est réjoui le pre-mier ministre, Jean Castex, jeudi 3 décembre, lors de la conférence de presse détaillant la future stratégie vaccinale. Le premier minis-tre a évoqué la pression sur les hôpitaux, qui « s’allège », avec 3 488 personnes en réanimation la veille et la perspective de passer dans les jours à venir sous la barre des 10 000 cas quotidiens de contamination.Mais le niveau de circulation du SARS-CoV-2 reste supé-rieur à ce qu’il était en mai, au moment du premier dé-confinement : « Nous ne som-mes pas encore venus à bout de ce virus », a-t-il prévenu. A l’occasion des fêtes de fin d’année, « il faut à tout prix éviter de revivre le scénario d’un rebond épidémique pour écarter le risque d’un reconfi-nement quelques semaines plus tard », a insisté le chef de gouvernement, qui recom-mande une jauge de « six adultes à table », sans comp-ter les enfants. Le gouverne-ment a saisi le Haut Conseil de la santé publique pour préciser des « préconisations complémentaires de pru-dence ». Celui-ci doit rendre son avis en début de semaine prochaine.

santé », a assuré Olivier Véran. Au premier rang desquels les méde­cins généralistes, qui seront au cœur du dispositif. « C’est la clé de la confiance, a insisté le ministre de la santé. Là où les médecins sont exclus d’une campagne vacci­nale, la confiance est exclue. » L’hypothèse des « vaccinodro­mes » (des grands centres devaccinations), qui avaient été un échec lors de la campagne contrela grippe H1N1, en 2009, a été écar­tée par le gouvernement.

« S’appuyer sur les soignants deterrain, de proximité, est une né­cessité », salue Jacques Battistoni, de MG France, premier syndicat chez les médecins généralistes.« On entend déjà les craintes chez nos patients, il faut que nous dis­posions de toutes les informations disponibles pour pouvoir mener le travail de dialogue que nous fai­sons habituellement sur les médi­caments ou les vaccins. »

elisabeth pineau et camille stromboni

Page 9: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 planète | 9

Un risque de troisième vague sur tout le territoireSelon les calculs de l’Institut Pasteur, un Français sur dix a déjà eu le Covid­19

D ans quelle configura­tion se trouveront leshôpitaux, au 15 décem­

bre, date annoncée du déconfi­nement ? De nouvelles modélisa­tions de l’Institut Pasteur, pu­bliées sous la forme d’une note mardi 1er décembre, esti­ment qu’entre 1 600 et 2 600 lits de soins critiques (réanimation, soins intensifs, unité de sur­veillance continue) pourraientêtre occupés à cette date par desmalades du Covid­19. Ils ac­cueillent actuellement un peumoins de 3 500 patients. Entemps normal, la France compteenviron 5 000 lits de réanima­tion. La pression devrait doncrester importante sur les établis­sements de santé.

Ces estimations sont réalisées àpartir de différents paramètres, susceptibles de varier à la haussecomme à la baisse. Les modélisa­teurs s’attendent ainsi à uneaugmentation du taux de trans­mission du virus – le « R0 » dans le jargon – avec la réouverture des commerces depuis le 28 no­vembre. Il pourrait s’élever à 1,1 d’ici à la mi­décembre contre 0,8fin novembre.

« A chaque fois qu’on entre dansune nouvelle phase, il y a uneincertitude sur l’évolution de ce taux de transmission », souligneSimon Cauchemez, auteur de lanote et membre du conseil scien­tifique, en rappelant que l’impactprécis des différentes mesures– port du masque, couvre­feu, fermeture des restaurants etcommerces – est « difficile à éva­luer ». « Ce qui compte le plus, c’estla façon dont les gens les appli­quent, et changent leur comporte­ment, ce qui est compliqué à voirdans les données », ajoute­t­il.

IncertitudeL’autre incertitude porte sur la durée moyenne de séjour en réa­nimation. Estimée à quatorzejours, dans le scénario « médian »,elle pourrait s’avérer supérieure. « A la fin d’une vague épidémique, il ne reste plus dans les hôpitaux que les patients dont les durées de séjour sont très longues », souli­gne Simon Cauchemez. Le scéna­rio « pessimiste » table sur unedurée moyenne d’hospitalisation de dix­sept jours, et des lits qui se « libèrent » moins vite.

Emmanuel Macron a annoncémardi 24 novembre que le confi­nement serait remplacé au 15 dé­cembre par un couvre­feu, à con­dition que la situation épidémi­que soit sous contrôle. Les objec­tifs à atteindre sont, a dit le président de la République, unnombre de nouvelles contamina­tions descendu à environ 5 000

par jour et un nombre de patientsen réanimation compris entre 2 500 à 3 000. Les restrictions dedéplacement seraient alors levéeset les musées, cinémas et théâtresrouverts notamment.

Concernant le critère du nom­bre de contaminations, « jusqu’à présent, nos modèles suggéraient qu’on passerait la barre des 5 000 cas positifs un peu avant le15 décembre, mais, ces derniers jours, on a l’impression que la dé­croissance des contaminations est en train de ralentir », observe Simon Cauchemez. « Dans ce cas,la date sera repoussée. Par ailleurs,il est possible que tous les cas détec­tés avec des tests antigéniques ne soient pas encore remontés dans les bases, ce qui peut nous donner une image un peu trop optimistede la situation épidémiologique », ajoute le scientifique. Selon les chiffres publiés mercredi soir, un peu plus de 14 000 nouveaux cas de contamination avaient été en­registrés au cours des dernières vingt­quatre heures.

« Rester vigilants »A partir des données d’hospitali­sations, l’équipe de l’Institut Pasteur a aussi calculé région par région la proportion de la popula­tion qui a déjà été infectée depuis le début de l’épidémie. En France, plus de 11 personnes sur 100auraient déjà eu le Covid, sous une forme symptomatique ouasymptomatique. La situation apparaît très variable d’une ré­gion à l’autre : en Ile­de­France,près de 22 % de la population serait immunisée, autour de 15 % en Auvergne­Rhône­Alpes etGrand­Est. En France métropoli­taine, les populations de Bretagneet de Nouvelle­Aquitaine ont étéles moins exposées, avec 3 % à 4 %de personnes infectées.

Le niveau d’immunité a un im­pact sur la circulation du virus, puisque les personnes qui ont déjà rencontré le virus ne contri­buent plus à la transmission.Dans le cas d’une population « naïve » (n’ayant pas été en contact avec le virus), un R0 de 2 si­gnifie que 10 personnes infectées en contaminent 20. Mais, si 1 per­sonne sur 4 est déjà immunisée, le nombre de nouvelles contami­nations n’est plus « que » de 15. Onparle alors d’un « R effectif », de 1,5. Cependant, cette immunité, si elle peut ralentir la circulation du virus, n’est pas suffisante pour empêcher une reprise épidémi­que. « Dans toutes les régions il y aun risque de troisième vague très importante. Nous devons rester très vigilants partout », met en garde Simon Cauchemez.

chloé hecketsweiler

Climat : les nouvelles ambitions britanniquesLe gouvernement veut diminuer de 68 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030

londres ­ correspondante

L ancement d’une campagnevaccinale historique, négo­ciations de la dernière heure

pour décrocher un accord com­mercial post­Brexit avec l’Union européenne (UE)… Le gouverne­ment britannique est sur tous les fronts, y compris climatique. Jeudi 3 décembre, il a annoncé avoir revu à la hausse son ambition, et s’être fixé l’objectif d’une réduc­tion des émissions de gaz à effet deserre d’« au moins 68 % » d’ici à la fin de 2030 par rapport au niveau des émissions nationales en 1990 (contre 61 % jusqu’à présent).

Avec ce nouvel objectif, le Royau­me­Uni prend la tête des pays avancés aux contributions natio­nales (Nationally Determined Con­tributions) les plus exigeantes dans le cadre de l’accord de Paris de 2015. Ce nouvel engagement survient une semaine avant une conférence sur le climat coorgani­sée le 12 décembre par Londres, Pa­ris et les Nations unies (ONU) pour

marquer les cinq ans de la COP21.Il succède aussi, logiquement, à la présentation par Downing Street, fin novembre, d’un plan « vert » en 10 points, censé créer 250 000 emplois en dix ans grâce à la tran­sition énergétique, avec comme mesure­phare l’interdiction de la vente de véhicules neufs à essenceou diesel dès 2030.

« Aujourd’hui, nous prenons latête [des pays occidentaux] avecun nouvel objectif pour 2030, et no­tre plan [vert] en 10 points va nous y aider, s’est félicité le premier mi­nistre, Boris Johnson. Nous avons prouvé que nous pouvons réduire nos émissions tout en créant des centaines de milliers d’emplois en faisant travailler de concert les en­treprises, les universitaires, les ONGet les communautés locales dans un but commun : lutter davantage contre le réchauffement climati­que. » A la mi­2019, le Royaume­Uni avait été la première écono­mie du G7 à inscrire dans sa loi l’objectif d’une neutralité carbone d’ici à 2050. C’est l’ancienne pre­

mière ministre conservatrice The­resa May qui avait fait adoptercette décision à la Chambre des communes. Son successeur, Boris Johnson, semble aussi parier surl’environnement pour maintenir le rang du Royaume­Uni après le Brexit. 2021 sera une année im­portante à cet égard : le pays orga­nise la COP26, qui aura lieu à Glas­gow, en Ecosse, en novembre.

Economiquement soutenableL’annonce de jeudi va en tout casrenforcer la pression sur l’UE, alors que les chefs d’Etat et de gou­vernement des Vingt­Sept se réu­nissent les 10 et 11 décembre enConseil européen, avec au menu, entre autres, l’adoption d’une ré­duction commune de 55 % des émissions de gaz à effet de serre sur le continent d’ici à 2030.

Cet automne, des ONG britan­niques ont fait campagne surune réduction des émissions de75 % en 2030 pour le pays. Une étude menée par l’Imperial Col­lege de Londres a montré qu’un

objectif de 72 % était économi­quement soutenable. Le gouver­nement Johnson n’est pas alléaussi loin, mais son engagementa quand même été salué jeudi. Cedernier « va aider le premier mi­nistre à convaincre ses homolo­gues d’avancer dans la même di­rection, dans la perspective du sommet de Glasgow », a soulignéLaurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour leclimat, ex­ambassadrice chargéedes négociations sur le change­ment climatique lors de la COP21.

« Cet engagement envoie uneimpulsion forte aux autres gran­des économies. Mais maintenant,la tâche commence : le Royaume­Uni doit concrétiser ses promessesclimatiques, avec des politiques etdes moyens. Le leadership exigede la cohérence », a prévenu deson côté Sonam P. Wangdi, prési­dent du groupe des pays les moins développés au sein de laconvention­cadre de l’ONU surles changements climatiques.

cécile ducourtieux

Estimation du nombre de personnes ayant été infectéespar le SARS-CoV-2, au 30 novembre 2020, en %*

De 3,6 à 7De 7 à 14

De 14 à 23De 23 à 26,7

Petite couronne

Source : Institut Pasteur

Une décrue progressive de la pression sur les hôpitaux

*Si un département comme Paris reçoit des patients de départements voisins, cela peut conduire à surestimer le taux de personnes infectées à Paris et sous-estimer ceux des départements voisins Infographie : Le Monde

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**Estimation selon un taux de reproduction ayant augmenté de 0,3 % avec les assouplissements du con�nement et une durée de séjour en réanimation de quatorze jours.

Capacité de lits en réanimation adultes en temps normal, avant réorganisation

Estimation** du nombre de personnes en réanimation, en nombre de lits occupés

Auvergne-Rhône-Alpes14,3

Bourgogne-Franche-Comté12,1

Grand-Est15,2

Hauts-de-France12,9

Normandie6,7

Bretagne 3,6

Pays de la Loire6,2

Nouvelle-Aquitaine4,4

Occitanie6,4

Centre-Valde Loire

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Corse5,6

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Seine-Saint-Denis 21,8

Val-de-Marne25,8

Hauts-de-Seine23,6

Paris26,7

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10 | FRANCE SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

E n 2005, Jacques Chiracétait apparu désemparéface au « pessimisme » dejeunes Français réunis,

le temps d’un débat, dans le cadrede la campagne pour le référen­dum sur la Constitution euro­péenne. « Je ne le comprends pas »,soufflait­il à la génération desenfants de la télé. Comment Emmanuel Macron va­t­il réagir à celle des smartphones ?

Après avoir dû décaler cerendez­vous de vingt­quatre heu­res à cause de la mort de ValéryGiscard d’Estaing, le président dela République devait répondre,vendredi 4 décembre, aux ques­tions du média en ligne Brut, très prisé des 18­30 ans. Une « conver­sation » avec les jeunes, commedisent les promoteurs de cet en­tretien, appelée à se poursuivre dans la foulée sur l’applicationSnapchat. Le tout sous la houlette,notamment, du journaliste Rémy Buisine, récemment frappé par les forces de l’ordre lors de l’éva­cuation violente d’un camp de migrants, à Paris.

Lancée début septembre, la de­mande d’interview a été sérieuse­ment considérée par l’Elysée à par­tir du discours prononcé par lechef de l’Etat aux Mureaux (Yveli­nes), le 2 octobre, sur le « sépara­tisme islamiste ». « Dans les ques­tions qui émergeaient sur les ré­seaux sociaux, le vivre­ensemble et la laïcité étaient des conversations assez fortes », relève un proche de M. Macron. Pour ne pas dire des incompréhensions. La question brûlante des violences policières est venue s’y greffer : la vidéo du tabassage d’un producteur de musique, Michel Zecler, a eu un ef­fet retentissant. Selon un sondage Elabe pour BFM­TV, paru mercredi,seulement 47 % des 18­24 ans déclarent avoir confiance dans la police. Une baisse de 18 points par rapport à juin.

Conscient des accusations dedérive liberticide qui l’enserrent, en particulier à la suite des débatssur l’article 24 de la proposition de loi « sécurité globale », le loca­taire de l’Elysée veut réenclencherun discours positif. « Notre jeu­nesse a une difficulté de projectiondans le futur, elle a le sentiment de ne pas être entendue, convientle délégué général de La Républi­que en marche, Stanislas Guerini. La lutte contre les discriminations est un sujet important pour elle ;elle souhaite un projet d’égalité deschances convaincant. » La ques­tion apparaît cruciale, alors quele projet de loi contre les sépara­tismes, attendu au conseil des ministres le 9 décembre, affichepour l’heure une dimensionavant tout répressive.

Gommer le ton moralisateurCes préoccupations s’inscrivent dans le cadre plus large d’une an­née 2020 marquée par la crise due au coronavirus, durant laquelle les jeunes ont parfois été pointés du doigt pour leur manque de res­pect supposé des gestes barrières. Après avoir tenu un discours culpabilisant à la rentrée, Emma­nuel Macron a corrigé le tir en demandant à ses troupes de gom­mer ce ton moralisateur. « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020 », a­t­il lui­même souligné lors d’un en­tretien télévisé, le 14 octobre, en listant la somme de ces difficultés :« Examens annulés, angoisse pour les formations, angoisse pour trou­ver un premier job. » « Je ne donne­rai jamais de leçon à nos jeunes parce que ce sont eux qui, honnête­ment, vivent un sacrifice terrible », aassuré ce soir­là le chef de l’Etat.

Cela n’empêche pas les rechutesau sein de l’exécutif : dans un entretien au Parisien, le 28 no­vembre, le ministre de la santé, Olivier Véran, a ainsi en partie attribué la deuxième vague aux« jeunes qui ont baissé leur niveau de vigilance ».

Pour convaincre que « le sort dela jeunesse est un sujet cher au pré­sident, qui l’obsède », un soutien duchef de l’Etat convoque le souvenird’un rapport sur « l’équité généra­tionnelle » supervisé en 2008 par un certain… Emmanuel Macron, alors inspecteur des finances. Ré­digé à la demande du Conseil des prélèvements obligatoires, une institution d’experts rattachée à laCour des comptes, ce rapport re­grettait que la répartition des pré­lèvements obligatoires s’exerced’abord « en faveur des classes d’âge de plus de 60 ans ». D’où la décision, une décennie plus tard, d’augmenter la contribution sociale généralisée (CSG). Et la gêne actuelle du président de la République. « On demande les plus grands sacrifices à notre jeunesse pour protéger les plus âgés », a­t­il constaté devant des étudiants, le 29 septembre, lors d’un déplace­ment à Vilnius, en Lituanie.

Un sentiment massivementpartagé dans l’opinion : 65 % des Français pensent que la jeunesse est « actuellement la plus pénaliséepar la crise sanitaire et ses consé­quences », et 85 % qu’elle le « sera plus encore à l’avenir », selon un sondage Odoxa pour Le Figaro et Franceinfo, publié le 19 novembre.« Ce n’est pas juin 1940. Mais les jeunes sont la catégorie la plus im­pactée depuis la guerre d’Algérie », estime un conseiller de l’Elysée, en soulignant la multiplicité des crises, du terrorisme au climat, en passant par la santé. « Le cœur de l’opposition et des réserves surla gestion de crise sanitaire d’Em­manuel Macron se trouve chez les

25­34 ans, dans cette partie de la population qui entre dans la vie ac­tive et ne veut pas de contraintes », relève Bernard Sananès, présidentde l’institut Elabe.

Pousser les feux sur l’écologieUn véritable carburant à mouve­ment social. « Partout en Europe,une partie de la jeunesse contesteles mesures sanitaires et pense êtrele dindon de la farce, met en gardeun proche du président de la République. C’est à surveiller deprès, car les mobilisations de jeunesse peuvent partir très rapi­dement, comme on l’a vu récem­ment en Italie ou en Allemagne. » Depuis le début de la crise sani­taire, le gouvernement a multi­plié les dispositifs de soutien, essentiellement axés sur l’emploi des jeunes. « Jamais nous n’avons mis autant d’énergie et d’argent pour les accompagner sur le

marché du travail et la lutte contrela pauvreté », défend la secrétaired’Etat à la jeunesse, Sarah El Haïry.

Fin juillet, le premier ministre,Jean Castex, a présenté un plan à 6,5 milliards d’euros, avec une mesure­phare : une prime de 4 000 euros par an pour toute embauche d’un jeune de moinsde 25 ans. Le 14 juillet, M. Macron a par ailleurs annoncé la création de 300 000 contrats d’insertion pour « aller chercher les jeunes qui sont parfois les plus loin de l’em­ploi ». « Outre l’apprentissage, les aides à l’embauche marchent bien,car on compte près d’un million d’embauches en CDD de plus de trois mois ou en CDI, entre août et octobre », se félicite la ministredu travail, Elisabeth Borne.

Si une aide de 150 euros estégalement prévue pour les jeunes touchant les aides au logement (APL) et les étudiants boursiers,

pas question, en revanche, d’élar­gir le bénéfice du revenu de soli­darité active (RSA) aux moins de 25 ans. Au grand dam des associa­tions caritatives et d’une partie de la majorité. « Le RSA, ça reste une trappe à pauvreté et à inactivité », tranche un membre du gouver­nement. « L’espérance, ce n’est pas l’accès aux aides mais l’accès à l’em­ploi », ajoute le ministre de l’agri­culture, Julien Denormandie.

Reste, enfin, l’écologie, qui amobilisé la jeunesse ces dernièresannées dans les marches pour le climat. L’exécutif entend ànouveau pousser les feux sur le sujet dans les semaines à venir, avec la reprise, dans le cadre d’un projet de loi, des propositions dela convention citoyenne pour leclimat. Un enjeu crucial aux yeux d’Emmanuel Macron en vue de l’élection présidentielle de 2022,notamment pour tenter de con­

Emmanuel Macron, lors d’une visite à l’université d’Amiens, en novembre 2019. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP

Après avoir tenuun discours

culpabilisant vis-à-vis des jeunes à la rentrée, au

sujet du Covid-19,le président dela République a corrigé le tir

vaincre une partie de la jeunesse. Lors du dernier scrutin, en 2017,Jean­Luc Mélenchon et Marine Le Pen l’avaient devancé dans lacatégorie des 18­24 ans.

« Le sujet générationnel va êtreclé, anticipe un proche du chef de l’Etat. Le vote jeune sera un des grossujets, avec des marqueurs comme l’écologie, l’Europe, le rapport au travail. » « En termes de rapport de force, l’électorat jeune est impor­tant pour tout candidat, rappelle lasociologue Anne Muxel, directricede recherches au Cevipof. Mais, pour Emmanuel Macron, il y a un enjeu symbolique : il est difficile d’être un président de la Républi­que qui entend porter un projet d’avenir sans engager avec lui lescitoyens qui formeront ce monde futur. » Raison de plus pour enga­ger le dialogue.

olivier fayeet alexandre lemarié

avril 1985. le présentateur de tf1,Yves Mourousi, teste la culture « jeunes » de François Mitterrand, dans un momentde télévision resté culte : « Vous savez ce que c’est, “chébran” [branché, en verlan] ? » Trente­cinq ans plus tard, l’Elysée réfutel’idée qu’Emmanuel Macron s’apprête à vivre son « moment Mourousi » en accor­dant une interview à Brut, vendredi 4 dé­cembre. « Il ne va pas mettre un jean et des Veja [marque de baskets] pour faire croire qu’il est jeune », souffle son entourage.

Le chef de l’Etat espère néanmoins tou­cher la jeunesse à travers ce média vidéo, créé en 2016, qui revendique 13 millions devues par jour. « 100 % des moins de 25 anssont exposés à des vidéos de Brut, assurele producteur de télévision Renaud Le Van Kim, fondateur de la plate­forme. Nousvoyons monter les thématiques, les diffé­rentes valeurs des millennials – l’environne­ment, le genre, les minorités –, avec un accent mis de leur part sur les solutions. »L’entretien se poursuivra ensuite sur Snap­chat, l’application favorite des 16­25 ans.

Parler aux jeunes : l’enjeu de communi­cation est lancinant pour l’exécutif depuis le début du quinquennat, une partie de cette population s’étant détournée des mé­dias traditionnels. La crise due au Covid­19 a souligné ce handicap ; le gouvernement

n’a pas toujours réussi à convaincre la nou­velle génération de respecter les gestes bar­rières à l’issue du premier confinement.

D’autres messages, sur les violences poli­cières, la laïcité, ou encore les réponses ap­portées à la crise économique, ont du mal à passer. « C’est le défi le plus compliqué, en particulier lorsqu’il s’agit d’informer les jeu­nes sur un dispositif de soutien mis en place par l’Etat auquel ils peuvent prétendre », es­time la secrétaire d’Etat chargée de la jeu­nesse et de l’engagement, Sarah El Haïry.

Emmanuel Macron sur TikTokLes macronistes cherchent donc d’autres biais que les classiques matinales radio ou télé. « Si tu veux atteindre les jeunes, c’est Snapchat, Brut, Konbini. “Quotidien” [sur TMC], c’est pour les plus de 45 ans », souli­gne un communicant de la Macronie. « Les canaux habituels ne permettent pas detoucher tous les jeunes. Si on veut échanger avec eux, il faut se rendre sur les médias où ils sont, notamment les réseaux sociaux »,relève le porte­parole du gouvernement, Gabriel Attal. L’ancien secrétaire d’Etat à la jeunesse, lui­même âgé de 31 ans, multiplieles incursions sur des stations de radio peuhabituées à recevoir des politiques, commeFun Radio ou Mouv’. Chaque dimanche soir, il discute en direct sur Instagram avec

des « influenceurs » aux millions de « fol­lowers ». Le 1er novembre, le macroniste échangeait ainsi avec la youtubeuse beautéEnjoyPhoenix, qui compte plus de 3,6 mil­lions d’abonnés, et répondait à des ques­tions d’internautes sur la crise sanitaire.

Un proche du chef de l’Etat se félicite dusuccès des vidéos d’Emmanuel Macron surl’application TikTok, tout en en relativisantla portée : « Ça cartonne, mais tu touches seulement les jeunes d’une manière institu­tionnelle. » Pour ratisser plus large, le prési­dent de la République a lui­même lancé unappel aux influenceurs de la Toile pour « aider » le gouvernement à sensibiliser lanouvelle génération aux gestes barrières.Notamment au port du masque. « Quevous ayez 50, 100 ou 1 million d’abonnés (…),votre voix, votre relais peut sauver des vies, a­t­il écrit sur Twitter, le 23 octobre. Aidez­nous à appeler chacun à la responsabilité. »

Gare à ne pas se prendre les pieds dansle tapis. L’irruption récente sur TikTok de la ministre chargée de la citoyenneté,Marlène Schiappa, a ainsi été raillée par les internautes. « Salut jeune entrepreneur. Je m’appelle Marlène Schiappa, et j’arrive sur TikTok », lance­t­elle dans une parodieratée d’une vidéo récente d’un influenceursuisse, qui avait fait se marrer la Toile.

o. f. et al. le.

Trouver le bon canal pour parler aux millennials

L’Elysée cherche à renouer avec la jeunesseMacron multiplie les signaux vers les 18­30 ans, « les plus pénalisés » par les conséquences de la crise sanitaire

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 france | 11

Emmanuel Macron, un président aux accents giscardiensLes deux hommes ont eu pour volonté de casser les clivages politiques traditionnels

E mmanuel Macron avaitfait décrocher des murs dupalais de l’Elysée les por­

traits des « présidents morts », selon sa propre expression, maisils ne cessent de se rappeler à lui.Après Jacques Chirac, en 2019, Va­léry Giscard d’Estaing s’est éteintà son tour, mercredi 2 décembre.Ressurgit à cette occasion unparallèle déjà dessiné lors de lacampagne présidentielle de 2017 :l’actuel chef de l’Etat, élu à 39 ans,ressemble furieusement à sonprédécesseur auvergnat, qui en­tra à l’Elysée, en 1974, à l’âge de48 ans. Un record de jeunesse pour l’époque.

Loués pour leur vive intelli­gence, mais parfois dépeints comme arrogants, ces deux ins­pecteurs des finances – le corps d’élite des énarques – ont conquis le pouvoir sans véritable parti à leur service. Si Emmanuel Macronreconnaît une victoire par « ef­fraction », « VGE » avait suivi pour sa part le cursus honorum d’aspi­rant président – maire, député, ministre –, renonçant même à se présenter à la magistrature su­prême dès 1969 par peur de grillerles étapes. « Il a regardé notre paysen face, avec les yeux d’une généra­tion nouvelle », a vanté M. Macron,jeudi soir, lors d’une allocution té­lévisée. Un jour de deuil national a été décrété le 9 décembre.

Mais, au­delà de l’âge et du dyna­misme, le parallèle intéresse sur­tout pour des raisons de fond. Gis­card était un « homme politique deprogrès et de liberté », a soulignél’Elysée dans son communiqué decondoléances. Deux attributs que l’actuel chef de l’Etat s’accorde volontiers. Un « grand Européen », aussi, thème cher à son succes­seur. Le Parlement européen ren­dra d’ailleurs hommage à « VGE » le 2 février, jour de sa naissance.

Plus saillant encore, les deuxhommes ont eu pour volonté commune de casser les clivagespolitiques traditionnels : l’aînéentendait réunir « deux Françaissur trois » dans son sillage, quandle cadet prône le « dépassement ».L’un promettait le « changementsans le risque », l’autre une « transformation » bienveillantede la société.

« Il y a une parenté dans la dé­marche : gouverner au centre. Celas’est heurté dans les deux cas à desobstacles institutionnels, le sys­tème actuel tendant à l’affronte­ment de deux blocs », relève EricRoussel, auteur de la biographie Valéry Giscard d’Estaing (L’Obser­vatoire, 2018), qui note au passageune différence de caractère fon­damentale entre ces deux prési­

dents : « Emmanuel Macron a uncôté Bonaparte au pont d’Arcole, là où Giscard avait plus le styleorléaniste ; il a des audaces dont “VGE” se méfiait. »

Cela n’empêche pas l’ancienministre du général de Gaulle d’avoir laissé l’image d’un réfor­mateur. Légalisation de l’inter­ruption volontaire de grossesse (IVG) et du divorce par consente­ment mutuel, abaissement de la majorité à 18 ans… « J’appartiens à une génération qui est née sous sa présidence et qui, sans doute,n’a pas toujours mesuré à quelpoint Valéry Giscard d’Estaingavait, pour elle, changé la France »,a regretté Emmanuel Macron,jeudi soir, soulignant le « rythme sans précédent » de son « projet de modernisation ». Les hommages doivent souvent se lire du point de vue de leur auteur.

Percutés par les crisesModerne, « VGE » l’était en créant au début de son septennat un secrétariat d’Etat à la condition féminine et un autre à la condi­tion pénitentiaire. Un jourd’août 1974, il est allé jusqu’à ser­rer la main d’un détenu lors d’unevisite dans une prison lyonnaise ; un fait inédit pour un président en exercice. Vainqueur d’un che­veu de François Mitterrand, il di­rigeait alors un pays secoué parMai 68 et dominé culturellement par la gauche.

Quarante­trois ans plus tard,Emmanuel Macron n’est pas sou­mis aux mêmes attentes : il a battuau second tour de l’élection prési­dentielle la candidate d’extrême droite Marine Le Pen. La France d’Eric Zemmour n’est plus celle de Jean­Paul Sartre. Le libéralisme macronien s’est cantonné aux ré­formes économiques et sociales, si l’on excepte l’ouverture de la procréation médicalement assis­tée (PMA) à toutes les femmes.

Les chemins pris par les man­dats respectifs des deux chefsd’Etat se rapprochent néan­moins. Perturbé par les crises pétrolières, Valéry Giscard d’Es­taing a vu son septennat s’engluerdans le chômage. Percuté par les crises sanitaires et économiques,Emmanuel Macron souffre d’un quinquennat mis à l’arrêt.

Le premier nomma un expertà Matignon, Raymond Barre, le« meilleur économiste de France »,pour redresser la France. Le se­cond en a fait de même avec l’an­cien « M. Déconfinement », JeanCastex, pour affronter l’épidémiede Covid­19. Tous deux ont aussi choisi, au bout de quelques an­nées, d’engager un tournant ré­galien et sécuritaire.

Malgré ses efforts, Valéry Gis­card d’Estaing n’empêcha pas l’ar­rivée programmée au pouvoir de la gauche en 1981. Le giscardisme, a posteriori, est parfois perçu comme une parenthèse entre gaullisme et socialisme. Un des­tin auquel Emmanuel Macronespère échapper.

olivier faye

Accusée de laxisme, la gauche a durci son discours sur la sécuritéFace à la montée du sentiment d’insécurité, le PS et LFI ont adopté une rhétorique de l’ordre qui était jusque­là celle de leurs adversaires

ANALYSE

C’ est une vieille his­toire qui rebondit.La gauche est régu­lièrement accusée de

laxisme sur les questions de sécu­rité. Le reproche est particulière­ment vivace en période électorale, de la part de la droite ou de l’ex­trême droite qui mettent en cause l’« angélisme » supposé des forces de gauche face à la montée de la délinquance et au sentiment d’in­sécurité qui seraient le quotidiende nos concitoyens. Côté Parti so­cialiste (PS), cela fait pourtant des années que la formation a em­prunté à ses adversaires une cer­taine rhétorique de l’ordre.

Longtemps, être de gauche,c’était ne pas évoquer ces thèmes chéris dans les rangs conserva­teurs. « La première sécurité, c’est laliberté », proclamait Pierre Bérégo­voy, alors directeur de campagne de François Mitterrand, en 1981, enréponse à la droite qui voulait, elle,faire de la sécurité la première li­berté. Il n’est question alors ni au PS ni dans la gauche communiste, de faire croire que la délinquance est un sujet politique. C’était un fait social auquel il fallait répon­dre par la prévention et non la répression. Le thème est d’ailleurs absent des 110 propositions du candidat Mitterrand. Les réseaux de la Ligue des droits de l’homme et la puissante Fédération auto­nome des syndicats de police (FASP) influent alors sur la vision socialiste du maintien de l’ordre.

Les années 1980 vont voir cettegauche défendre une autre appro­che des rapports des forces de l’or­dre avec la population. L’arrivée deLionel Jospin à la tête du PS va con­tribuer à faire changer ce discours,comme le décrit Rafaël Cos, cher­cheur associé en science politique à l’université de Lille, dans un arti­cle de Politix en 2019. L’alerte va

venir de deux fronts. D’abord la montée électorale du Front natio­nal, qui surfe sur les faits divers et les peurs. Ensuite, les maires font remonter leurs inquiétudes au dé­but des années 1990, ce qui pousseà un traitement plus répressif dela délinquance, abandonnant l’in­sistance mise jusqu’alors sur la prévention et la protection des mineurs. Dans la sphère socialiste,plusieurs élus vont en faire leur cheval de bataille : Lionel Jospin et Daniel Vaillant d’abord, puis Bruno Le Roux, Julien Dray, et Manuel Valls, tour à tour, devien­dront le relais de cette attentionaux questions d’insécurité.

La première étape se dérouleraau congrès de Liévin (Pas­de­Ca­lais) de 1994, puis lors de la pri­maire interne qui verra Lionel Jospin imposer sa ligne de « pré­vention, dissuasion, répression ». La sécurité devient une « valeur ré­publicaine » qui doit être défendue par la gauche. Jean­Pierre Chevè­nement puis Daniel Vaillant vont en être les maîtres d’œuvre : con­trats locaux de sécurité, recrute­ment de nouveaux fonctionnai­res, police de proximité…

Une série de faits divers et la pro­gression des chiffres de la délin­quance vont donner à la droite l’occasion de dénoncer à nouveau le laxisme du gouvernement Jos­

pin. Ce sera un des axes de critiquemajeurs de Jacques Chirac lors de la présidentielle de 2002. Malgré ladéfaite, les socialistes vont conti­nuer à durcir leurs propositions. Régulièrement mise en avant par Manuel Valls et François Rebsa­men, la sécurité, « droit fondamen­tal », restera un leitmotiv des can­didats successifs à la présidence dela République : Ségolène Royal avec son « ordre juste » et François Hollande prônant les zones de sé­curité prioritaires et la création annuelle de 1 000 postes de poli­ciers et gendarmes.

Contrairement aux idées reçues,les socialistes ne sont donc pas des« naïfs » : « La gauche de gouverne­ment a adopté contre elle­même, à son propre préjudice, la doxa de la droite. Elle a fini par se convaincre qu’elle était angélique et qu’elle n’avait rien fait », remarque Fabien Jobard, directeur de recherche au CNRS et coauteur de Sociologie de la police (Armand Colin, 2015). « Le PS s’emploie en fait depuis vingt­cinq ans à faire la démonstration qu’il prend la question au sérieux etqu’il faut punir les délinquants. Mais le problème est qu’ils n’ont ja­mais été en mesure d’avoir un cor­pus construit », ajoute Rafaël Cos.

« Principe de réalité »Les élus et les cadres du parti l’as­sument aujourd’hui. « Le PS n’a ja­mais été à la remorque sur cettequestion car il y a un principe de réalité quand on est confronté à la hausse de la délinquance et des in­civilités sur le terrain », déclare Da­vid Habib, secrétaire national.Certes, la direction du parti com­mence aujourd’hui à critiquer les pratiques violentes de maintien de l’ordre durant les mobilisa­tions sociales – « La police est un service public qui doit être contrôléet interrogé sur ses missions », as­sure M. Habib. Mais c’est encore bien timide.

A gauche du PS, l’une des forma­tions ayant le plus travaillé son rapport à la sécurité est La France insoumise (LFI). Jean­Luc Mélen­chon et de nombreux autres fon­dateurs ont toujours eu un rap­port particulier à la police. Ils n’ontjamais été de ceux vilipendant les forces de l’ordre et ont souvent eu la dent dure contre les militantsde la gauche extraparlementaire, adeptes des affrontements lors des manifestations. Déjà pour laprésidentielle de 2017, LFI avait consacré un livret programmati­que à la question. Lutte contre la petite délinquance, lutte contre « l’affolement sécuritaire, inefficace et liberticide », triptyque « préven­tion, dissuasion, sanction », un contrôle citoyen de la police qui remplacerait l’inspection généralede la police nationale (IGPN)… les « insoumis » se targuent d’avoir le programme le plus « construit et ambitieux » sur ce thème. Le dé­puté (LFI) du Nord Ugo Bernalicis explique : « On ne peut pas s’apprê­ter à diriger la France et avoir des la­cunes sur cette question. Nous som­mes pour l’autorité. Il n’y a aucune contradiction avec les idéaux degauche. » Selon lui, LFI se place dans la lignée de la politique de Pierre Joxe, ancien ministre de l’in­térieur de François Mitterrand.

Les « insoumis » veulent mettreen avant une désescalade, notam­ment en ce qui concerne le main­tien de l’ordre. De même, grands défenseurs de l’Etat central, ils ont les polices municipales dans le collimateur et souhaitent que leurs effectifs soient intégrés dans une « police républicaine de proxi­mité ». Lors d’un colloque organiséen septembre, M. Mélenchon ré­sumait : « L’ordre républicain est un tout. Oui, il y a besoin de policiers, de répression. Il ne faut pas accep­ter la banalisation du crime. »

abel mestreet sylvia zappi

Au début des années 1990,

les maires fontremonter leurs

inquiétudes, ce qui pousse

à un traitementplus répressif

de la délinquance

Tous deux ont choisi, au bout dequelques années,

d’engager un tournant régalien

et sécuritaire

ÉLECTIONSUn projet de loi pour reporter des partiellesLes députés examinent, ven­dredi 4 décembre, le report de plusieurs élections législa­tives, sénatoriales et munici­pales partielles en raison de la crise sanitaire. Les scrutins concernent notamment des sénateurs élus de l’étran­ger, mais aussi le siège de la députée PS de Paris George Pau­Langevin, nommée adjointe de la Défenseure des droits. Ces élections

seront organisées « au plus tard le 13 juin 2021 ».

ENVIRONNEMENTSéisme près d’un site de géothermie à StrasbourgUn nouveau séisme, de magnitude 3,5 selon le réseau national de surveillance sismique, a été ressenti ven­dredi 4 décembre à 6 h 59 au nord de Strasbourg, à proxi­mité d’un site accueillant un projet de centrale géothermi­que conduit par l’entreprise Fonroche. – (AFP.)

Un magnifique tour du mondeà la rencontre d’hommeset de femmes en quêtedu sacré.

«Un album de photos très inspirant. »Claire Chazal, «Passage des arts»

« LE billet d’avion pour voyagersur les cinq continents. »

Yann Barthès, «Quotidien»

et de femmes en quête

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12 | france SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Jean­Michel Blanquer et ses « fidèles »Le ministre de l’éducation a placé autour de lui des proches rencontrés dans sa jeunesse et ses différents postes

ENQUÊTE

C ela fait près d’un mois qu’il lui estreproché d’avoir créé « son » syndi­cat lycéen. Jean­Michel Blanquer a« sa » réforme du bac – toujours en

cours. « Son » protocole sanitaire – àl’épreuve du Covid. « Sa » conception du mé­tier d’enseignant, mise en débat jusqu’en fé­vrier dans le cadre du Grenelle de l’éduca­ « LE NOMBRE DES 

CONSEILLERS S’EST ENVOLÉ, MAIS LORS DES RÉUNIONS DE 

CABINET, IL Y A PEU DE CONTRADICTOIRES. 

PEU DE DÉBATS FRONTAUX », 

CONFIE UN PROCHE DU MINISTRE

Source : Le MondeInfographie Le Monde

Raphaël Muller

Recteur d'Amiens Ancien directeur de la communication

de l'Essec

François Baroin

Ancien ministre

Perrine Dufoix

Directrice de la communication

au cabinet de J.-M. Blanquer

Richard Senghor

Conseiller spécial de Jean-Michel

Blanquer

Jean-Marc Huart

Recteur de Nancy-MetzAncien directeur

général de l'enseigne-ment scolaire (2017-2019)

Christophe Kerrero

Recteur de ParisAncien directeur de

cabinet de Jean-Michel Blanquer

(2017-2020)

Stanislas Dehaene

Neuroscienti�que, président du conseil

scienti�que de l'éducation nationale

Souâd Ayada Présidente du conseil

supérieur des programmes

Dominique Schnapper

Présidente du conseildes sages de laïcité

Boris CyrulnikPédopsychiatre

Auteur d'un rapport sur les 1 000 premiers

jours de l'enfant

Thierry Ledroit

Directeur de cabinet de Jean-Michel

Blanquer

Laurent Petrynka

Conseiller sports au cabinet de Jean-Michel

Blanquer

Bénédicte Robert

Rectrice de Poitiers Ancienne conseillère de

Jean-Michel Blanquer à Créteil

Béatrice Gille Directrice du

conseil de l'évaluation de l'école

Ancienne rectrice de Créteil

(2014-2018)

Fanny Anor Ancienne chargée d’étude

de l’institut MontaigneAncienne conseillère de

Jean-Michel Blanquer Directrice de cabinet

de Gabriel Attal

Le n

um

éro deux du ministère

Edouard Ge�ray

Directeur généralde l’enseignement scolaire (Dgesco)

Institut Montaigne

L’h

om

me

du « bac Blanquer »

Edgar MorinPhilosophe

Cosignataire avec J.-M. Blanquer du livre Quelle école voulons-nous ? La passion du

savoir (O. Jacob, 120 p., 9,90 €)

La galaxieJean-Michel

BlanquerMinistre de l’éducation

nationale, de la jeunesse et des sports

Les parlementaires

Les experts

Aurore Bergéet d’autres parlemen-

taires animent une boucle Telegram de soutien au

ministre, notamment sur les questions de laïcité

J.-M. Blanquerles a rencontrés

lorsqu’il était recteur des académiesde Guyane puis de Créteil

J.-M. Blanquer les a côtoyés du temps où Gilles de Robien,

Xavier Darcos et Luc Chatel étaientministres de l’éducation

Quelques intellectuelset scienti�ques dont

s’entoure J.-M. Blanquer

Pierre MathiotDirecteur de l'IEP de LilleCopilote de la réforme du

lycée et du bac depuis 2018Coauteur d'un rapport sur la

réforme de l'éducation prioritaire (2019)

Les amis de jeunesse

Les anciens des cabinets ministériels

Les anciens des rectorats

ÉDUCAT I ON

tion. Il expérimente depuis peu, dans une di­zaine de départements, « son » manuel delecture. Et défendra bientôt, dans un ouvrage à paraître chez Gallimard, « sa » con­ception – clivante jusque dans son propre camp – de la laïcité.

L’article possessif lui convient bien, disentles observateurs de la scène scolaire. Voilà un ministre de l’éducation qui, au­delà du pragmatisme affiché, assume un « cap », une

« vision de l’éducation » exposée dans des li­vres programmatiques (L’Ecole de la vie, L’Ecole de demain, Construisons ensemble l’école de la confiance, Odile Jacob, 2014, 2016et 2018) dont deux sur trois ont été publiés avant même son installation dans « son » ministère. Une « maison » (« sans doute laplus belle maison de la République », a­t­il coutume de dire) dont il arpentait déjà les couloirs à l’aube des années 2010, sous la droite, comme directeur général de l’ensei­gnement scolaire.

Faut­il dès lors s’étonner qu’il ait, pour as­seoir un mode de gouvernance décritcomme « verrouillé », déployé autour de lui« ses » cercles de fidèles ? Certains le suivent depuis ses années de jeunesse ; d’autres l’ontrencontré lorsqu’il était professeur de droitpublic à Lille, directeur de l’Institut des hau­tes études de l’Amérique latine ou de l’Essec, recteur de Guyane (la plus petite académie de France) puis de Créteil (l’une des plus grandes), membre du cabinet du ministre del’éducation nationale Gilles de Robien ou « vice­ministre » de Luc Chatel… « On voit de­puis des années les mêmes figures graviter autour de Jean­Michel Blanquer, relève un vi­siteur du soir de ce ministère. Des femmes etdes hommes qui lui doivent leur carrière,mais auxquels lui aussi doit beaucoup… Blan­quer est un fidèle. Avec lui, c’est du donnant­donnant. »

Profils conservateurs au sein du cabinet« Garder ce qui marche et changer ce qui ne fonctionne pas » : sa méthode pour admi­nistrer l’école vaut, aussi, pour son entou­rage. L’intéressé, lui, a souvent défendu de­vant nous un « fonctionnement en équipe ».« Des gens qui se connaissent bien et déci­dent de tout », commente un fin connais­seur du ministère.

Tôt dans le quinquennat, des « profils » dé­crits comme conservateurs ont fait leur en­trée au sein de son cabinet : Christophe Ker­rero, ancien membre du conseil scientifiquede la Fondation pour la recherche sur les ad­ministrations et les politiques publiques (Ifrap), un think tank libéral qui prônait la ré­munération au mérite des enseignants ; Christophe Pacohil, qui fut le chef de cabinetde François Baroin, ami intime de M. Blan­quer, du temps où il était ministre de l’éco­nomie ; ou encore Raphaël Muller, l’ex­direc­teur de la communication de l’Essec. Y ont aussi pris pied des « références », des « amisconseillers » plus que des « conseillers amis » :Perrine Dufoix, fille de l’ancienne ministredes affaires sociales Georgina Dufoix, qui le conseille sur sa communication depuis 2017.Ou Richard Senghor, petit­neveu du poète etancien président sénégalais Leopold Sédar Senghor, nommé conseiller spécial en 2019. Fanny Anor, ancienne chargée de mission del’Institut Montaigne, ancienne conseillère spéciale du ministre et aujourd’hui direc­trice de cabinet de Gabriel Attal, le porte­pa­role du gouvernement, s’y est aussi fait sa place, symbole d’un « lien qui perdure », relè­vent les acteurs syndicaux, entre le bonélève de la Macronie et ce think tank libéral qui a inspiré une partie du programme pré­sidentiel.

Périmètre ministériel sans précédentLe premier cabinet Blanquer, du temps où Christophe Kerrero en a été le directeur, a fonctionné en effectifs réduits, et pour cause : aux premières heures de la Macronie,les cabinets ministériels sont plafonnés à dix membres. La jauge a été relevée avec leremaniement de l’été 2020 : l’actuel cabinet Blanquer, sous la houlette de Thierry Le­droit, ancien directeur des établissements à

ESTHER DUFLOprix Nobel d’économie 2019

répond aux questionsde Françoise Joly (TV5MONDE)et Julien Bouissou (Le Monde).

Diffusion sur TV5MONDEet sur Internationales.fr

Le grand entretiensur l’actualité du monde

Ce samedi à 12h00

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Page 13: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 france | 13

Après la mort de Samuel Paty,l’« enchaînement des faits »Un rapport souligne la réactivité de l’institution, mais pointe du doigt son impuissance face aux messages postés sur les réseaux sociaux

P ersonne n’aurait pu imagi­ner qu’un rapport de l’ins­pection générale, rédigé

dans la langue institutionnelle de l’éducation nationale, puisse transmettre autant d’émotion. C’est pourtant bien cela qui se dé­gage à la lecture de l’enquête divul­guée le 3 décembre, signée de deux inspecteurs – Roger Vrand et Elisabeth Carrara –, sur les jours qui ont précédé l’assassinat de Sa­muel Paty, ce professeur d’histoi­re­géographie décapité par un ter­roriste islamiste, le 16 octobre, prèsdu collège de Conflans­Sainte­Ho­norine (Yvelines) où il exerçait.

Un mois et demi après le drame,les conclusions de l’inspection gé­nérale clarifient deux points sur lesquels toute la communauté éducative s’interroge : oui, l’insti­tution, en particulier la chef d’éta­blissement, a été suffisammentréactive dans la prise en charge et le soutien plein et entier apporté au professeur pris pour cible sur les réseaux sociaux. Et oui, il y a bien eu, pour l’inspection géné­rale mais aussi pour l’équipe du collège, des débats sur la manière dont Samuel Paty a conduit son cours sur la liberté d’expression. Pas sur le contenu – et le choix de montrer une caricature en classe –, mais sur le déroulement de la séquence.

Samuel Paty l’a proposée à deuxreprises, le lundi 5 et le mardi 6 octobre, à deux classes de 4e. Il s’agit d’un cours d’enseignement moral et civique intitulé « Situa­tion dilemme : être ou ne pas être “Charlie” », et qui s’inscrit bien dans une séquence dédiée à la li­berté d’expression. Durant un « temps très bref », écrivent les rap­porteurs, M. Paty a montré unedes caricatures publiées par Char­lie Hebdo, « l’une de celles qui avaient suscité des réactions vio­lentes et fait du journal la cible des djihadistes en 2015 », précisent­ils.

Des récits divergentsLors de la première séquence, le 5 octobre, Samuel Paty suggère à ses élèves qui pourraient être cho­qués de quitter la salle. Les condi­tions dans lesquelles certains le font ont fait l’objet de récits diver­gents, notent les rapporteurs : il y a celui de l’AESH (une assistante qui suit deux élèves en situation de handicap), qui a accompagné cinq élèves hors de la classe et n’a fait état d’« aucun signe de tensionsà quelque moment que ce soit ». Et puis il y a le récit de Samuel Paty, qui, en début d’après­midi ce même lundi, s’est confié auprès d’un collègue. « Il lui a indiqué que certains élèves n’avaient pas bien réagi à son cours car ils avaient malvécu d’être mis en situation de sor­tir de la classe. » Auditionné par lesinspecteurs, cet enseignant d’his­toire­géographie a précisé que « connaissant Samuel Paty, il consi­dère que le fait de proposer aux élè­ves de sortir n’était pas improvisé, mais un acte pensé dans le souci de[les] protéger ».

Le rapport d’inspection revientsur des éléments déjà appris del’enquête en cours : le rôle central des parents d’une élève de 4e­4, dupère mais aussi de la mère, qui ontcouvert la « version mensongère » de leur fille – par ailleurs absente de la séquence du 6 octobre du­rant laquelle Samuel Paty n’a pas,

cette fois, invité d’élève à sortir. Il rappelle aussi le rôle primordial d’un militant islamiste, qu’il ne nomme pas mais dont on devine qu’il s’agit d’Abdelhakim Sefrioui, venu au collège avec le père en se faisant passer pour un représen­tant des imams de France. Il re­trace également les dépôts de plainte, ceux des parents mais aussi de Samuel Paty et de sa chef d’établissement. Et insiste sur l’emballement de l’affaire, à lasuite des vidéos ciblant Samuel Paty et le collège du Bois d’Aulne postées sur les réseaux sociaux et repérées par les parents et les élè­ves avant de l’être, semble­t­il, par l’institution. Voilà reconstitué sur 22 pages, jour après jour, presque heure par heure, l’enchaînement des faits ayant conduit à l’attentat pour lequel six collégiens ont déjàété mis en examen.

Ce que l’on ignorait et que re­constituent dans le détail les ins­pecteurs, c’est la pression que su­bit le collège dans les jours qui ontsuivi la séquence problématique ;l’émotion et les débats qui traver­sent l’équipe enseignante. Le Bois d’Aulne a reçu plusieurs messages anonymes, dont des menaces, ainsi que des appels de parents in­quiets. « Des professeurs expri­ment leur malaise, leur inquiétude,voire pleurent », lit­on dans le rap­port. Ils évoquent la possibilité d’exercer leur droit de retrait, ce qu’ils ne feront pas. Un référent laïcité est dépêché. Le rectorat de Versailles et le renseignement ter­

ritorial sont en lien régulier. Une présence policière est installée, dans et aux abords de l’établisse­ment. Dès le 7 octobre, « tous les dispositifs d’alerte au sein de l’éta­blissement vis­à­vis de la chaîne hiérarchique, de la police et de la mairie se mettent en place », font valoir les rapporteurs.

Un « défaut de surveillance »Mais, en parallèle, l’affaire a gagnéles réseaux sociaux, via des mes­sages vidéo très partagés. Et c’est bien sur ce point que, à lire les ins­pecteurs, il y a eu un « défaut de surveillance » de la part de l’insti­tution. Le rapport estime qu’il « apparaît nécessaire de mettre en place ou de faire monter en puis­sance des cellules de veille des ré­seaux sociaux ». Il recommandeégalement d’« accroître la fluidité et la réciprocité des échanges d’in­formation entre les différents éche­lons des services du ministère de l’éducation nationale et ceux du ministère de l’intérieur de façon, notamment, à permettre une éva­luation du degré de gravité d’un événement ».

Interrogé dans Le Figaro du 4 dé­cembre, Jean­Michel Blanquer a défendu une « bonne réactivité » etdes « réflexes professionnels » du côté de l’éducation nationale. Ils’est aussi engagé à ce que la « pro­tection des enseignants » soit « ac­centuée ». « Il est indispensable de signaler tout fait et de se faire aiderdès qu’on se sent en difficulté », dé­fend le ministre de l’éducation. Dans les jours qui ont suivi l’hom­mage rendu à Samuel Paty, le 2 novembre, ses services avaient fait état de quelque 400 signale­ments d’incidents et d’atteintes à la laïcité, lors de la minute de si­lence faite dans tous les établisse­ments scolaires. Ce recensement vient d’être revu à la hausse : près de 800 incidents leur sont remon­tés dans les jours qui ont suivi, a­t­on appris le 3 décembre.

m. ba. et v. m.

Créteil, ressemble de plus en plus à une « holding », souffle­t­on dans les couloirs del’hôtel de Rochechouart.

C’est que, depuis juillet, le ministère del’éducation fait aussi autorité sur les sports, la jeunesse et l’éducation prioritaire par lebiais de la ministre déléguée Roxana Maraci­neanu, et de deux secrétaires d’Etat, Sarah ElHaïry et Nathalie Elimas, toutes deux trans­fuges du MoDem. En tout, une quarantaine de personnes. Jean­Michel Blanquer a pris soin de placer un de ses « fidèles » auprès de Mme Elimas : Mathieu Blugeon, professeur d’EPS et ancien directeur de cabinet au rec­torat de Poitiers, a été nommé directeur de cabinet. Laurent Petrynka, qui suit le minis­tre depuis l’époque du rectorat de Guyane, a un temps fait partie du cabinet de RoxanaMaracineanu. Il vient de rejoindre l’hôtel de Rochechouart en tant que conseiller sports.

Le périmètre ministériel de Jean­MichelBlanquer est sans précédent (ou presque) sous la Ve République, si ce n’est à la fin des années 1980. « Le nombre des conseillers s’estenvolé, mais lors des réunions de cabinet, il y a peu de contradictoires, confie un proche duministre. Peu de débats frontaux. »

Recteurs « technos »Côté recteurs, mêmes échos. Crise sanitaireoblige, les réunions mensuelles avec la tren­taine de recteurs – un par académie – d’ordi­naire convoquées à Paris se sont, ces der­niers mois, transformées en « visio ». Elles ont l’avantage d’être plus fréquentes. « Cha­cun pèse ses mots, souffle un participant. Lesdésaccords ont toujours été feutrés, mais on atteint, aujourd’hui, un niveau de retenue sans précédent. » « J’ai gardé les bons [rec­teurs], j’assume », a déjà reconnu Jean­Mi­chel Blanquer. De mémoire d’historien, cha­que alternance politique a vu ces hauts fonc­tionnaires « valser » ; des mouvements parfois plus amples que ceux opérés sous ce ministère­ci. « Blanquer s’est appuyé sur le ré­seau existant, défend un ancien recteur. Il garde en place des gens qui connaissent bien le métier et qui font bien le job. » Le ministre aaussi applaudi la nomination dans leurs rangs de profils qui ne font pourtant pasl’unanimité : un décret de 2018 a donné au gouvernement le droit de rehausser la jauge des recteurs « non universitaires » – autre­ment dit, qui ne disposent pas d’une habili­tation de recherches – de 20 % à 40 %.

En ont bénéficié Charline Avenel, cama­rade de promotion d’Emmanuel Macron à l’ENA, nommée rectrice de Versailles il y a deux ans, mais aussi en cette rentrée Ra­phaël Muller, propulsé à Amiens, ou Christo­phe Kerrero, distingué à la tête du « saint des saints » : le rectorat de Paris. Un « recteurtechno » pour l’académie­capitale, symboli­sant la richesse universitaire : le micro­cosme enseignant n’avait jamais vu ça. Laprotestation est restée feutrée.

Même effet de surprise avec l’arrivée duconseiller d’Etat Edouard Geffray, passé de laDRH de ce ministère à la direction générale de l’enseignement scolaire. C’est la premièrefois, depuis 1985, que ce poste de « vice­mi­nistre », le numéro deux du ministère, re­vient à un fonctionnaire jamais passé par l’enseignement. Ces « nominations à sa main » posent question : « A placer des gens qui ne suscitent pas une large adhésion, la Macronie prend un risque, souffle un fin con­naisseur du système. Que restera­t­il d’eux aumoment de l’alternance politique ? » « Blan­quer a inventé les recteurs Covid, ironise un autre. Des recteurs sans saveur ni odeur. Aurisque de ne pas être à la hauteur… »

« Vertical », Blanquer ? Ce qualificatif re­vient quand on parle avec les cadres de l’éducation nationale de sa manière de diri­ger l’éducation nationale. Celle­ci « ne mé­rite plus le qualificatif de pachyderme préhis­torique mais devient une institution agile et souple », nous expliquait le ministre il y a quelques jours. Parmi ses proches, on con­teste ce portrait d’un homme autoritaire.« C’est au contraire quelqu’un qui n’aime pasêtre enfermé dans un cercle de pensée, dé­fend l’une de ses proches. Quand il consulte,il interroge le pour et le contre, et ne rend sonavis qu’après. » « Blanquer est un ministrevertical sans être une exception, tempèreaussi l’historien Claude Lelièvre. Chevène­ment, Allègre, Darcos étaient eux aussi trèsinjonctifs… » Dans les rangs syndicaux, on ledépeint comme un « homme de clivages » qui ne recherche ni le dialogue social ni laconcertation.

Un « autoritarisme » dénoncé jusque dansles rangs des inspecteurs généraux. « Jean­Michel Blanquer a technocratisé l’inspectiongénérale, explique l’un d’entre eux. Elle estpassée d’un corps à un service – cela signifiequ’il peut y avoir des sanctions, des blâmes… une mise au pas. »

« En principe, les inspecteurs généraux ontune certaine indépendance, leur missionétant d’interpeller les ministres, par exemple

sur la mise en place des réformes », témoigne un autre, qui rappelle le rôle de « lessiveusede cabinets » que joue parfois l’inspection,où l’on recase des conseillers ministériels enfin de mandat. « En 2017, des sortants dumandat précédent entraient à l’inspection aumoment où Blanquer est arrivé, se sou­vient­il. La première fois qu’il nous a réunis, ilnous a fait toute une tirade sur la loyauté. Ona compris le message. »

Depuis 2017, l’intéressé s’offusque d’être« enfermé » dans une grille d’analyse politi­que qu’il dénonce comme dépassée. Sa mé­thode tient en quelques mots­clés, marteléssur le perron de son ministère le 17 mai 2017, jour de la passation de pouvoir avec Najat Vallaud­Belkacem : comparaisoninternationale, science, expérimentation, évaluation. L’aréopage d’experts dont il a sus’entourer en sont la meilleure des cau­tions. Parmi eux, on trouve le neuroscienti­fique Stanislas Dehaene, le directeur de l’IEP de Lille, Pierre Mathiot, le neuropsy­chiatre Boris Cyrulnik et la sociologue Do­minique Schnapper.

Sorties sur la laïcitéReste à savoir si cette expertise aboutit à deschangements concrets du système éducatif. Certains y voient plutôt le faire­valoir d’une ligne pédagogique claire, mûrie depuis denombreuses années. « Jean­Michel Blanquer fait du “name­dropping” : “Regardez tousmes experts”, analyse un universitaire de gauche. Mais il reste un ministre très dogma­tique intellectuellement, qui camoufle ce tra­vers derrière un discours de façade scien­tiste. » Ces derniers jours, les protestations sesont multipliées au sujet du Grenelle del’éducation, cette grande messe médiatiquesur l’avenir du métier d’enseignant. Un col­loque scientifique était organisé le 1er dé­cembre dans ce cadre, mais certains regret­tent de n’y avoir vu « aucun professeur de ter­rain, pour discuter d’une question qui les concerne de près », fait valoir un syndicaliste.La FSU, après la CGT, a claqué la porte du Gre­nelle le 3 décembre, regrettant par voie de communiqué que « la parole des personnels au travers de celle de leurs représentants syn­dicaux [soit] peu écoutée, submergée par cel­les “d’experts” soigneusement choisis par le ministère ».

Les sorties du ministre sur la laïcité ont faitémerger un nouveau cercle dans la galaxiequi gravite autour de Jean­Michel Blanquer : « des gens qui ne sont pas ses proches mais sont d’accord avec lui », souffle une source. Parmi eux, des parlementaires, dont la dé­putée (La République en marche, LRM) des Yvelines Aurore Bergé, créatrice d’une bou­cle Télégram « Fan­club JMB » et signataire, le 23 novembre sur le site Atlantico, d’unetribune de défense de la « ligne Blanquer ». Une ligne droitière, proche du Printemps ré­publicain, qu’un autre ministre a qualifié d’« athéisme militant », dans Le Monde du27 novembre. L’initiative des parlementairesest indépendante du cabinet, y défend­on. Même si les proches du ministre disent aussi travailler régulièrement à faire « vivre le débat sur les questions républicaines », en interrogeant des enseignants, des intellec­tuels et des élus. Autant de visiteurs du soir.

C’est là le dernier­né des « cercles Blan­quer ». Il repositionne le ministre de l’éduca­tion au centre du débat politique sur les questions de laïcité, alors que celles­ci ne cessent de rebondir à quelques jours del’examen en conseil des ministres du projet de loi « confortant les principes républi­cains », le 9 décembre. « Avant de devenir mi­nistre, Jean­Michel Blanquer n’avait pas ungros réseau parmi les parlementaires, ana­lyse Clément Reyne, consultant et ami du ministre. Mais aujourd’hui, sur les thémati­ques liées aux valeurs républicaines et à la laï­cité, il est proche d’hommes comme HervéMarseille, Gérard Longuet ou Claude Malhu­ret. Son réseau couvre tout le champ républi­cain, de Valls à Juppé. »

Cette gestion verticale a enfin des consé­quences sur la communication ministé­rielle, parfois décrite comme relevant d’une volonté de contrôle. Au risque de l’excès : pendant la crise sanitaire, Jean­Michel Blan­quer persiste et signe, en s’exprimant, y compris dans des médias peu traditionnelscomme Kombini ou Brut. « Aujourd’hui, Jean­Michel Blanquer est intouchable, note une source à l’inspection générale. La ma­nière dont il s’est sorti de la polémique Avenir lycéen est extraordinaire. Il a balayé les accu­sations d’un revers de main, en traitant toutle monde d’islamo­gauchiste et sans répon­dre à la moindre question sur le fond. » Jus­qu’au sommet de l’Etat, on lui a donné rai­son : devant l’Assemblée nationale, le 24 no­vembre, le chef du gouvernement, Jean Castex, a balayé des « affirmations dénuées de tout fondement ».

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Le collège a reçudes messages

anonymes, dontdes menaces, ainsi que des

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Le rapport estime« nécessaire (…)de faire monter

en puissancedes cellules de veille des

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Page 14: Le Monde - 05 12 2020

14 | france SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Thierry Herzog plaide le secret professionnelL’avocat historique de Nicolas Sarkozy comparaît pour corruption, trafic d’influence et violation du secret professionnel

D evant, derrière, àdroite, à gauche… Par­tout, des robes noires.Elles sont « Thierry »

et sont venues le dire, jeudi 3 dé­cembre, où l’avocat Thierry He­rzog doit répondre à l’interroga­toire du tribunal correctionnel deParis sur les faits de corruption etde trafic d’influence qui lui sontreprochés. Moins nombreux, en civil, des magistrats du Parquetnational financier se glissent à leur tour sur les bancs du publicen soutien à leurs deux collèguesprocureurs.

Face à une accusation qui, aupremier jour du procès, avait sou­ligné que « les secrets institution­nalisés, dont celui de l’avocat, ont une face sombre à l’abri de la­quelle peuvent prospérer des déri­ves », le témoignage d’amitié du barreau de Paris à un confrère ap­précié est d’abord une démons­tration de force.

La défense de Thierry Herzog ena besoin pour préparer le terrainavant son interrogatoire. Il luifaut transformer le procès des écoutes en procès du secret pro­fessionnel. Substituer à l’examen de l’embarrassant contenu desconversations interceptées en­tre Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy un débat sur les grandsprincipes. Le tout pour tenter d’offrir au tribunal une oppor­tune porte de sortie en livrant à son jugement non pas trois pré­venus, mais une seule coupable :la procédure qui leur vaut de comparaître.

Entre le commandeur. Henri Le­clerc, 86 ans, dont plus de soixante de barre, est le premier témoin cité par les avocats de

Thierry Herzog. « Si vous voulezune défense, il faut qu’il y ait un se­cret. Il est à la base. Parce qu’ontrouve dans le secret partagé deséléments pour défendre. Pour nous, avocats, le secret profession­nel est absolu », dit­il. OlivierCousi, le bâtonnier de Paris, lui succède : « En touchant au secret professionnel de l’avocat, vous touchez à un droit fondamental ducitoyen. »

« Qu’est­ce qui détermine le mo­ment où se noue le secret profes­sionnel ?, lui demande la prési­dente, Christine Mée.

– Le besoin de confidence com­mence à la première minute. »

« Gilbert est un ami »C’est sur ce terrain adroitement déminé que le prévenu ThierryHerzog s’est avancé face au tribu­nal. « Je n’ai commis aucune infrac­tion. Jamais je n’ai été un corrup­teur, jamais je n’ai corrompu. Ce se­rait bien mal me connaître et malconnaître celui que je défends de penser qu’un pacte, une contrepar­tie, un remerciement auraient pu être un instant envisagés. Je répon­drai donc à toutes les questions, à l’exception de celles qui concernentles écoutes téléphoniques. »

Oui, dit­il, il a « pris conseil »auprès de Gilbert Azibert. « Pour moi, Gilbert est un ami avant d’êtreun magistrat. » Leur complicité est née au fil de quarante ans de vie professionnelle – « J’ai souvent plaidé devant lui » – et d’une pas­sion partagée pour le droit pénal et la procédure pénale dont l’an­cien avocat général à la Cour de cassation est un spécialiste re­connu. Les deux hommes se voyaient régulièrement pour dé­

jeuner ou dîner. Mais jamais, as­sure Thierry Herzog, il ne lui a de­mandé des documents couverts par le secret du délibéré.

L’avocat est encore plus à l’aisepour évoquer l’amitié qui le lie à Nicolas Sarkozy depuis leur pres­tation de serment, en 1979. « Nous sommes comme des frè­res. » Il est devenu son conseilen 2006 quand celui qui étaitalors ministre de l’intérieur a dé­cidé de se constituer partie civile dans l’affaire Clearstream et il ledéfend depuis dans toutes ses procédures.

Avec la même tranquillité,Thierry Herzog raconte com­ment, après le départ de NicolasSarkozy de l’Elysée, ils ont décidéde communiquer sur des lignesoccultes. Et ce, assure­t­il, preuveà l’appui, bien avant le déclenche­ment de l’enquête sur un possi­ble financement libyen de sacampagne présidentielle victo­rieuse de 2007.

L’interrogatoire se rapprochedu moment plus périlleux oùThierry Herzog doit s’expliquersur la promesse qu’il aurait faite à

Gilbert Azibert de l’aider à obte­nir le poste honorifique qu’il vi­sait pour sa retraite à Monaco.« Ce n’est en rien une contrepartie, un remerciement, c’est un service que je rends à Gilbert qui ne me le demande pas. J’en parle à Nicolas Sarkozy car s’il va à Monaco, j’es­père qu’il pourra faire quelquechose. Malheureusement, cela nes’y est pas prêté. Si Nicolas Sarkozym’avait dit qu’il partait en week­end à Evian, je ne lui aurais pasparlé de Gilbert. »

« Ce jour-là, j’ai menti »Pourtant, dans les conversationséchangées entre l’ancien prési­dent et son avocat en févier 2014,le nom de « Gilbert » revient sou­vent. Thierry Herzog lui rappelleque son ami magistrat a fait « un travail formidable. » NicolasSarkozy lui répond : « Moi, je lefais monter… – Il m’a parlé d’un truc sur Monaco… – Ben t’inquiète pas, dis­lui. Je m’en occuperaiparce que je vais à Monaco et je verrai le prince. »

Mais un peu plus tard, lors d’uneautre conversation téléphonique,

sur la ligne officielle cette fois, Ni­colas Sarkozy annonce à son avo­cat qu’il a finalement décidé de nerien faire pour aider Gilbert Azi­bert à décrocher un poste à Mo­naco. Selon l’accusation, ce mo­ment correspond à celui où Thierry Herzog et Nicolas Sarkozyont appris par une fuite que la li­gne « Bismuth » (du nom choisi par l’ancien président pour utili­ser un téléphone occulte) était elleaussi placée sur écoute. Il fallait donc corriger le tir.

S’il refuse de s’expliquer sur cesécoutes, puisque celles­ci relè­vent, selon lui, du secret profes­sionnel, Thierry Herzog ne peut en revanche échapper à la ques­

tion de la présidente sur un autreéchange, un peu plus tard, avec Gilbert Azibert cette fois. ThierryHerzog demande à le rencontrerpour « parler de la dernière péri­pétie ». « Rien de grave mais on aété obligé de dire certaines chosesau téléphone… On a appris certai­nes choses. »

« Je vais citer les bons auteurs,élude le prévenu. C’est difficile pour moi, vous savez, de citerEdwy Plenel. Mais dans son livreLes Mots volés (Stock, 1997), il écrit : “Un dialogue au téléphone,c’est comme une conversation avec soi­même. Si l’interlocuteur est un intime, on s’y livre, on s’ymet à nu, on pense tout haut, onparle trop vite, on ment, on ex­prime ce qu’on ne pense pas vrai­ment, on dit n’importe quoi.” »

Thierry Herzog écarte le papierqu’il avait sous les yeux. « Cejour­là, j’ai menti à Gilbert Azibert, Madame la Présidente. » Les dé­bats se poursuivront lundi 7 dé­cembre, avec les questions de l’ac­cusation à Thierry Herzog et l’in­terrogatoire de Nicolas Sarkozy.

pascale robert­diard

Financement libyen : Claude Guéant mis en examen pour « association de malfaiteurs »L’ancien ministre de l’intérieur de Nicolas Sarkozy dénonce une « manipulation des faits »

L es affaires et les mises enexamen s’enchaînent pourNicolas Sarkozy et son en­

tourage. Alors que l’ancien prési­dent comparaît actuellement pour « corruption » et « trafic d’in­fluence » au tribunal de Paris dansl’affaire Bismuth, son plus fidèlecollaborateur, Claude Guéant, a été mis en examen supplétive­ment le 2 décembre pour « asso­ciation de malfaiteurs » dans l’en­quête sur l’argent libyen.

Pour la dixième fois, l’ancien mi­nistre de l’intérieur est mis en cause par les juges qui enquêtent sur un possible financement li­byen de la campagne victorieuse de Nicolas Sarkozy en 2007. Undossier tentaculaire, fruit de huitannées d’enquête, dans lequel l’ancien chef de l’Etat a été mis en examen à quatre reprises, dont la dernière en octobre pour, lui aussi,« association de malfaiteurs »,neuf mois après son ancien colla­borateur, Thierry Gaubert.

Pour les juges d’instruction,Claude Guéant a joué un rôle cen­tral dans la mise en place d’un« pacte corruptif » avec le régime libyen de Mouammar Kadhafi. Il est établi aujourd’hui par l’en­quête qu’il s’est rendu, fin 2005, en toute discrétion, à Tripoli, alors

qu’il dirigeait le cabinet de NicolasSarkozy au ministère de l’inté­rieur. Une visite à l’occasion de la­quelle il s’est entretenu avec Ab­dallah Senoussi, chef des services de renseignement militaire, en compagnie de l’intermédiaire franco­libanais Ziad Takieddine.

M. Guéant pouvait alors diffici­lement ignorer que son interlocu­teur était visé par un mandat d’ar­rêt international après avoir été condamné par contumace enFrance à la réclusion criminelle à perpétuité pour son rôle dans l’at­tentat du 19 septembre 1989 con­tre l’avion DC­10 de UTA.

Surprenant train de vieL’enquête judiciaire a par ailleurs établi qu’un versement de 3 mil­lions d’euros avait été fait le 31 janvier 2006 par le Trésor pu­blic libyen sur le compte d’une so­ciété offshore de M. Takieddine. Une semaine plus tard, l’intermé­diaire effectuait un virement de 439 950 euros sur un compte aux Bahamas, appartenant à Thierry Gaubert. M. Takieddine, qui rece­vra ensuite deux autres vire­ments d’un total de 3 millions d’euros, a expliqué à plusieurs re­prises aux juges avoir remis pour le compte du régime de Kadhafi

d’importantes sommes en espè­ces à Claude Guéant et à Nicolas Sarkozy. Avant de se rétracter dansdes conditions troubles.

Les enquêteurs se sont aussipenchés sur le surprenant train devie de Claude Guéant. Entre mai 2003 et mai 2013, il n’a retiréque 2 450 euros de ses comptes bancaires, soit 20 euros par mois. A l’inverse, il a disposé de plus de 325 000 euros en espèces. Une partie provenait, assure­t­il, desfonds d’enquête et de surveillancedu ministère de l’intérieur, nor­malement réservés aux fonction­naires de police. Une pratique qui lui a valu d’être condamné en 2017pour complicité de détourne­ment de fonds publics.

Le grand commis d’Etat d’autre­fois, qui s’est vu retirer sa Légion d’honneur et sa décoration de l’or­dre national du Mérite en 2019 à lasuite de cette condamnation défi­nitive, doit aussi répondre des ac­cusations de « faux et usage de faux » et « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée » en raison des circonstances de l’ac­quisition de son appartement pa­risien. S’il a toujours soutenu con­tre l’évidence avoir financé ce bien par la vente de deux ta­bleaux, il paraît clair désormais

aux yeux des enquêteurs que l’ar­gent provenait d’Alexandre Djou­hri, un autre intermédiaire affai­riste dont il était proche et qui en­tretenait des liens aussi étroits que financiers avec le régime de Kadhafi, chez qui le RIB de Claude Guéant avait été retrouvé.

C’est en outre en lien direct avecle ministère de l’intérieur, alors occupé par Claude Guéant, et le di­recteur central du renseignement intérieur, Bernard Squarcini, quece même Alexandre Djouhri a or­ganisé, en mai 2012, l’exfiltration de son ami Bechir Saleh, ancienargentier de Kadhafi, depuis la France vers le Niger, alors que ce­lui­ci était visé par une notice rouge d’Interpol.

« Je persiste à dire qu’il n’y a ja­mais eu de financement libyen.Hormis les versements effectués sur ordre de M. Senoussi à Takied­dine, que ce dernier a utilisé à des fins personnelles, il n’y a rien dans le dossier, et je demande aux juges un non­lieu », dit Claude Guéant au Monde. Une fois encore, il ful­mine contre les juges qui, veut­il convaincre, « se sont fait un récitqui, pour eux, est une réalité, et ma­nipulent les faits en écartant tous les éléments à décharge ».

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Page 15: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 france | 15

Violences sexuelles : des pistes pour renforcer la loiUne députée LRM propose de sanctionner toute relation sexuelle entre un adulte et un mineur de moins de 15 ans

L e 27 janvier, en pleindébat autour du livreLe Consentement, de Va­nessa Springora, dans le­

quel cette dernière relatait sa rela­tion sous emprise, à 14 ans, avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de trente­six ans son aîné, Alexan­dra Louis s’était vu confier la mis­sion d’évaluer la loi renforçant la lutte contre les violences sexis­tes et sexuelles du 3 août 2018. Neuf mois plus tard, la députée (LRM) des Bouches­du­Rhône re­met ses propositions, vendredi4 décembre, au gouvernement.

Pendant six mois, celle qui futrapporteuse de la loi, avant d’être chargée de mesurer son effecti­vité, est allée à la rencontre de la plupart des acteurs concernés : magistrats, policiers, victimes, as­sociations, médecins, universitai­res… Quelque 170 auditions et 15 déplacements plus tard, elle en tire 77 propositions qui sont for­mulées dans son rapport de210 pages, que Le Monde a pu consulter avant sa remise offi­cielle. Alexandra Louis les assortitd’un préalable : sa « conviction vis­cérale qu’on peut améliorer la loi mais que le vrai réveil pour lutter contre les violences sexuelles etsexistes doit se faire dans la so­ciété ». Une prise de consciencequ’elle juge encore timide, évo­quant en particulier « le tabou sur l’inceste ». Plusieurs recomman­dations portent d’ailleurs sur le renforcement des actions de prévention et de formation.

En 2018, le gouvernement avaitsouhaité faire de la « loi Schiappa »

une réponse forte à la vague de dé­nonciations d’agressions sexuel­les et de harcèlement exprimées par les femmes sur les réseaux so­ciaux, accompagnées des mots­clés #metoo et #balancetonporc. Deux points avaient cristallisé les débats avant le vote du texte : l’al­longement des délais de prescrip­tion pour les crimes sur mineurset l’interdiction des relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de 15 ans.

Un recul dénoncé en 2018Sur le premier volet, de nombreu­ses associations réclamaient – et réclament encore – l’imprescrip­tibilité (réservée aux crimes con­tre l’humanité) pour les crimes sexuels sur mineurs, compte tenu de la difficulté pour les victi­mes de dénoncer de tels faits. Les députés avaient finalement opté pour un allongement des délais de prescription, passés de vingt à trente ans après la majorité de la victime. Une « solution d’équili­bre » défendue dans le rapport d’Alexandra Louis, qui ne sou­haite pas rouvrir le débat et pré­cise d’ailleurs que depuis deux ans, « les services d’enquêteurs spécialisés n’ont pas été submer­gés par les procédures bénéficiant de l’augmentation de la prescrip­tion à trente ans ».

La députée ne se montre pasnon plus favorable à la demande d’un certain nombre d’associa­tions de victimes et de personna­lités de retenir l’amnésie trauma­tique comme motif de suspen­sion de la prescription dans les af­

faires de violences sexuelles sur mineurs. Elle propose simple­ment d’inscrire dans la loi le re­cours à une « prescription glis­sante », un mécanisme de con­nexité que la jurisprudence appli­que mais qui n’est pas généralisé. Il consiste à interrompre la pres­cription d’un premier crime sexuel non encore prescrit sur mineur à la découverte d’une deuxième affaire du même ordre commise par le même individu.

C’est sur la question de la sanc­tion des relations sexuelles entreun adulte et un mineur de moins de 15 ans que les propositions d’Alexandra Louis sont les plus attendues. Avant le vote de la loi,l’instauration d’une « présomp­tion irréfragable de non­consen­tement », permettant de considé­rer comme un viol toute pénétra­tion commise par un adulte sur un mineur de moins de 15 ans, avait un temps été évoquée. Mais le gouvernement y avait finale­ment renoncé, après un avis du Conseil d’Etat qui pointait le ris­que d’inconstitutionnalité d’une telle mesure, jugée contraire aux principes de présomption d’inno­cence et de droits de la défense.

L’énoncé de la loi indiquait doncque lorsque les faits sont commis sur un mineur, jusqu’à 15 ans, « la contrainte morale ou la surprise[qui font partie, avec la menace et la violence, des faits constitutifsd’une agression sexuelle ou d’un viol] sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victimene disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes ». Un re­

cul dénoncé par les associationsféministes et de protection del’enfance, qui militent toujourspour l’instauration d’un âge légal de non­consentement aux rela­tions sexuelles pour les mineurs de moins de 15 ans.

Le 20 novembre, à l’occasion dela Journée internationale desdroits de l’enfant, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, organe de consultation placé auprès du premier ministre,s’est prononcé pour l’inscriptiondans la loi d’une présomption decontrainte lorsqu’une personnemajeure commet un acte sexuelsur un mineur de 13 ans.

« Changement de paradigme »Désireuse d’aller plus loin dans la protection des mineurs mais aussi d’évacuer la question duconsentement, Alexandra Louispropose une autre piste. Elle sou­haite ajouter un nouveau chapi­tre au code pénal, consacré auxviolences sexuelles et qui com­porterait deux nouvelles infrac­

tions : un délit autonome de rela­tion sexuelle sur mineur de moins de 15 ans sans pénétration,et son pendant criminel, un crimeautonome de relation sexuelle sur mineur de moins de 15 ans avec pénétration. Pour les mi­neurs de plus de 15 ans, c’est ledroit actuel qui continuerait de s’appliquer.

« Aujourd’hui, quand un juge estsaisi pour agression sexuelle ou viol à l’encontre d’un mineur, il va examiner si la victime a été contrainte, et donc, en creux, si ellen’a pas consenti », explique CaroleHardouin­Le Goff, maître de con­férences en droit privé et sciencescriminelles à l’université Paris­II,à l’origine de cette proposition. L’idée est de sanctionner les rela­tions sexuelles entre un adulte et un mineur d’un âge qu’il faudradéterminer, inférieur à 13 ou 15 ans, au nom de la sauvegarde de l’intégrité psychologique etphysique des enfants. »

Dans cette optique, devient ré­préhensible pénalement le fait pour un majeur de commettre vo­lontairement un acte sexuel sur lapersonne d’un mineur de 13 ou 15 ans, à la condition qu’il avait connaissance de cet âge ou ne pouvait l’ignorer. « On sort ainsi dela logique qui fait se poser la ques­tion du consentement quand il s’agit d’enfants », résume Alexan­dra Louis. Un écart d’âge de cinqans pourrait figurer afin de pré­server les relations entre mineurs et jeunes majeurs. La députée plaide pour faire prochainement passer ce « changement de para­

« On sort ainsi de la logique

qui fait se poserla question

du consentementquand il s’agit

d’enfants »ALEXANDRA LOUIS

députée (LRM)

digme » dans une proposition deloi ou un projet de loi.

Concernant l’outrage sexiste,créé par la loi de 2018 pour lutter contre le harcèlement de rue,Alexandra Louis propose quel­ques aménagements. Alors que1 746 contraventions ont été dres­sées pour ce motif depuis l’entréeen vigueur de la loi, selon les der­niers chiffres du ministère del’intérieur, elle souhaiterait sanc­tionner davantage les auteursrécidivistes.

« Sérieuse lacune »Par ailleurs, au cours de ses tra­vaux, elle s’est rendu compte que l’infraction était parfois utiliséepar défaut pour sanctionner des comportements qu’il ne visepourtant pas, comme la mastur­bation sans exhibition dans les transports en commun. Ce quiconduit la députée à pointer « unesérieuse lacune dans l’édifice pénalconcernant le délit d’exhibitionsexuelle », dont elle propose uneréécriture « pour viser non pas la nudité mais bien plus l’obscénitéet la commission d’actes ou gestes sexuels en public ».

Reste à savoir si le gouverne­ment s’emparera de ces proposi­tions d’ici à la fin du quinquen­nat. En janvier, l’ancienne secré­taire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes,Marlène Schiappa, s’était « enga­gée personnellement » à rouvrir les travaux sur la loi de 2018 si la mission d’Alexandra Louis lerecommandait.

solène cordier

Pédocriminalité : Joël Le Scouarnec condamné à quinze ans de prisonL’ancien chirurgien comparaissait devant la cour d’assises de Saintes pour viols et agressions sexuelles sur quatre mineures

saintes (charente­maritime) ­ envoyée spéciale

I l se tient debout, la tête légère­ment penchée, on dirait l’at­tention polie d’un chirurgien

à un congrès de médecine viscé­rale. Dans le box de la cour d’assi­ses de Saintes (Charente­Mari­time), Joël Le Scouarnec écoute la présidente Isabelle Fachaux lire le verdict qui le condamne à quinze ans de réclusion crimi­nelle. Un cri retentit, lui n’a pas tourné la tête, même pas cillé, tou­jours cette parfaite maîtrise de soi.

C’est du banc des victimes quel’exclamation est partie, un groupe de jeunes femmes entre 30et 40 ans, serrées toutes ensemble,la tête des unes sur les épaules des autres, leurs bras entrelacés et qui viennent de frémir d’un même mouvement en entendant la sentence. Après quatre jours d’audience, du 30 novembre au 3 décembre, le docteur Le Scouar­nec a été reconnu coupable du viold’une nièce et d’une petite voisine,ainsi que d’attouchements sur une patiente et une autre nièce. Si certaines sont aujourd’hui mères de famille, toutes étaient mineu­res au moment des faits.

Quand sa jeune voisine le dé­nonce, en 2017, à Jonzac, Le Scouarnec lance pendant sa garde à vue : « Je suis un pédo­phile. » Mais le dossier prend une autre dimension avec la décou­verte, pendant les perquisitions, d’un journal intime, dans lequel le chirurgien a consigné pendant trente ans des abus sur des centai­nes d’enfants, à la fois dans sonentourage et dans les établisse­ments où il exerçait. « Tout en fu­mant ma cigarette dans les toilet­tes de l’hôpital de Lorient [Morbi­han], je réfléchissais au fait que je

suis un grand pervers, je suis à la fois exhibitionniste, voyeur, sadi­que, masochiste, scatologique, féti­chiste, pédophile. Et j’en suis très heureux », écrit­il par exemple le 14 avril 2004 à 8 h 15.

Si une partie de l’enquête esttoujours en cours, c’est son volet le plus familial qui était jugé cette semaine. Les déclarations sans équivoque de Le Scouarnec, os­cillant entre le constat clinique etla provocation froide, semblaient augurer d’un procès qui permet­trait d’entrer dans la tête d’un pré­dateur. Mais rien ne s’est passé comme prévu, à aucun niveau.

Partie de cache-cache judiciaireTout d’abord, le huis clos total des débats, demandé par trois victi­mes, a donné lieu à une partie de cache­cache judiciaire dans le hall glacial du tribunal. A chaque sus­pension, certains avocats se préci­pitent hors de la salle pour dis­tiller devant les journalistes – con­traints de rester à l’extérieur – des propos tenus à l’audience,dont ils ont pourtant eux­mêmes réclamé le black­out. L’un des dé­fenseurs affirme que l’accusé est passé aux aveux, l’autre estime que ce n’est pas vraiment le cas, un troisième l’a vu pleurer, mais tous n’en sont pas sûrs.

A ces ambiguïtés s’ajoutent cel­les d’une instruction visiblement dépassée par l’ampleur du dos­

sier. L’accusé a abusé d’une de ses nièces pendant son sommeil, il le reconnaît et la scène est là, pro­jetée aux jurés sur grand écran :des photos du médecin qui retire le pouce de la bouche de l’enfantpour y mettre son sexe, relate Delphine Driguez, avocate de lavictime. Pourtant, c’est comme si ces faits horriblement présents n’avaient jamais existé : l’ordon­nance de mise en accusation a tout simplement « oublié » de lesconsigner. Comprenant qu’ils ne­seraient sans doute jamais pour­suivis, l’enfant – devenue une jeune femme – a fui l’audience en larmes.

C’est là où Le Scouarnec joueaussi sa propre partition. A l’audience, il a reconnu certains viols : « Il s’est ouvert. Ce n’est pas un monstre qu’on juge », dit son défenseur, Thibaut Kurzawa. Mais chacune de ses avancées s’inscrit en réalité dans une logique savam­ment orchestrée, où il acquiesce d’un simple « oui » et surtout pourdes faits prescrits, estiment de leurcôté Céline Astolfe, de la Fonda­tion pour l’enfance, et Francesca Satta, avocate de la petite voisine.

Mathieu Auriol, l’avocat général,avait requis quinze ans de déten­tion. « Je ne demande ni pardon ni compassion. Je ne demande pas l’indulgence de la cour. Laissez­moisimplement redevenir un homme meilleur », ont été les derniers mots de l’accusé. Puis, sitôt le pro­cès fini, il a courtoisement fait lever le policier dans le box, presséde sortir, sans un regard autour de lui. Lors de son arrestation, les gendarmes lui avaient demandéle nom d’une personne à qui il ac­corde sa confiance. Alors lui, sans une hésitation : « Je n’ai pas de ré­ponse à vous soumettre. »

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Page 16: Le Monde - 05 12 2020

16 | ÉCONOMIE & ENTREPRISE SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Emploi : l’e­commerce au banc des accusésSelon une nouvelle étude, 82 000 postes ont été détruits en France en dix ans à cause des ventes sur Internet

C ombien l’e­commercecrée­t­il d’emplois ? N’endétruit­il pas aussi enparallèle ? La somme

est­elle positive ? Ces questionssont sensibles et encore ravivées par le reconfinement, qui a fermé des commerces physiques mais laissé ouverts les sites de vente enligne comme Amazon. Ce ven­dredi 4 décembre, à l’occasion du« Black Friday », une étude con­clut à un effet plutôt négatif en France : entre 2009 et 2018, l’e­commerce aurait détruit82 000 emplois, avec 114 000 sup­pressions nettes dans le com­merce de détail non alimentaireet 32 000 créations dans le com­merce de gros. D’ici à 2028, 46 000 à 87 000 autres emploispourraient être détruits, en fonc­tion de la progression de la vente en ligne. Cette analyse a été me­née par Ano Kuhanathan, écono­miste chez l’assureur Euler Her­mes, passé par le cabinet de con­sultants EY, et Florence Moura­dian, consultante et ex­économiste de l’OCDE. Menée sursept pays, l’étude a été financée par la députée européenne de La France insoumise Leïla Chaibi, sur une idée des Amis de la Terre, une ONG écologiste engagée,comme l’élue, dans une campa­gne contre l’expansion d’Amazon.

Habillement et chaussures« En théorie, la vente en ligne dé­truirait des emplois dans les ma­gasins physiques mais en créeraiten amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le com­merce de gros ou la livraison, ex­pliquent les auteurs, citant le con­cept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste JosephSchumpeter. Mais au total, il sem­blerait que le secteur arrive à opé­rer avec globalement moins de res­sources. » L’habillement et les chaussures seraient les plus tou­chés. Ainsi que les petits commer­

ces : les sociétés de plus de 250 sa­lariés auraient quant à elles connu 14 000 créations nettes.

Evaluer de façon définitive leseffets de la vente en ligne sur l’em­ploi est très difficile. M. Kuhana­than et Mme Mouradian ont uti­

lisé un modèle économétriquepour calculer si le taux de péné­tration de l’e­commerce avait unecorrélation statistique avec le ni­veau d’emploi dans le commerceen général. Certains résultats peuvent surprendre : l’Allemagne n’aurait connu que 3 000 destruc­tions dans le commerce de détail. Les auteurs l’expliquent par laplus forte proportion d’entrepri­ses de taille moyenne outre­Rhin.Autre limite importante : alorsque l’e­commerce crée en prin­cipe des emplois de livreurs, les calculs n’ont pas permis d’isolerun « impact significatif » sur le secteur du transport de marchan­dises. Cela peut­être dû, selon lesauteurs, à un effet trop faible ou

au fait que certains chauffeurs, autoentrepreneurs ou tra­vailleurs détachés étrangers,échapperaient aux statistiques.

Cette étude n’est toutefois pasla première à souligner le versant destructeur de l’e­commerce : auxEtats­Unis, l’assureur Euler Her­mes pointait en juillet 670 000 destructions d’emploisdans le commerce physique de­puis 2008 et en prévoyait 500 000de plus d’ici à 2025. En avril 2019, une étude la banque UBS antici­pait, elle, 75 000 fermetures de commerces américains d’ici à2026, si la part de l’e­commerce passait de 16 à 25 % (elle est de 10 %en France). En Europe, une étude italienne avait décelé un effet plu­

tôt négatif sur l’emploi, alorsqu’une autre concluait à une in­fluence positive, mais entre 2002et 2010. Enfin, l’ex­secrétaire d’Etat au numérique Mounir Ma­hjoubi a tenté fin 2019 un calcul sur Amazon France, affirmant qu’un emploi en détruisait jus­qu’à 2,2. Un chiffre vivement con­testé par l’entreprise.

Le spectre de la robotisationAmazon revendique, quant à lui, 9 300 emplois directs créés en France. Et 13 000 emplois indi­rects chez les 10 000 entreprises tierces françaises qui vendraient des produits sur sa plate­forme. Amazon parle également de « 110 000 emplois indirects » dans

« Nous sommes les oubliés de toutes ces critiques »Dans le Nord, à Lauwin­Planque, les salariés d’Amazon regrettent les controverses concernant l‘entreprise et mettent en avant leurs emplois

REPORTAGElauwin­planque (nord) ­

envoyé spécial

U ne pétition pour « unNoël sans Amazon » ; unappel d’élus et d’ONG

pour « stopper Amazon » ; des ma­nifestations contre l’implantation de nouveaux entrepôts… Ces der­nières semaines, le géant améri­cain de l’e­commerce concentre toutes les critiques. Si les griefs sont connus – mauvaises condi­tions de travail, optimisation fis­cale, concurrence déloyale face aux petits commerces… –, ils ont été accentués cette année par la crise sanitaire : en permettant de consommer sans sortir de chez soi, l’entreprise fondée par Jeff Bezos apparaît comme l’un des grands gagnants de cette pandé­mie. A Lauwin­Planque (Nord), en cette journée ensoleillée de fin no­vembre, ces controverses sem­blent bien loin et cela se voit aux abords des deux imposants cen­tres de distribution et de tri, cernéspar des champs agricoles. A l’ap­

proche du « Black Friday » et des fê­tes de fin d’année, le nombre de travailleurs passe de 2 500 à prèsde 5 000 et les ballets des camions de livraison sont incessants.

Travailler pour le géant améri­cain ne faisait pas vraiment partiedes plans de carrière d’Axelle. Mais après avoir raté le concours pour devenir prof de maths, elle se résout à postuler à l’été 2016 « pour pouvoir vivre ». Si elle y va au début « avec de l’appréhen­sion », elle se surprend finalementà s’y plaire et décroche un CDI : « On peut évoluer rapidement, tra­vailler sur plein de postes diffé­rents, l’ambiance est bonne, donc j’ai décidé d’y rester. » Alors quand elle voit « tous ces reproches con­tre Amazon, j’ai l’impression de ne pas voir ce que je vis moi ».

« Ce n’est pas dégradant »Pour Séverine, intérimaire depuis deux ans, « on est les oubliés de toutes les critiques » contre le géant américain. « Pure Douai­sienne » de 44 ans, elle non plus n’en avait pas une bonne image

lorsque l’entreprise s’est implan­tée en 2013 dans la zone d’activité de Lauwin­Planque, à une poi­gnée de kilomètres de Douai. Aujourd’hui, elle aimerait y être embauchée. « Ce n’est pas dégra­dant de bosser pour Amazon, se­lon elle. Et puis, qu’est­ce qui est mieux ? Travailler à la chaîne chez Renault ? J’étais diplômée en coif­fure, j’ai travaillé chez SFR en tantque chargée de clientèle, dans la lo­gistique chez Kiabi, j’ai fait des mé­nages… Et c’est ici que je me sensbien. » Pour la douzaine de sala­riés interrogés, c’est surtout l’as­surance de trouver un travail rapi­dement dans un département où

le taux de chômage avoisine les9 % (contre 7 % en moyenne enmétropole). C’est également cette promesse de l’emploi qui a poussé le président de l’agglomé­ration du Douaisis, et maire de Lauwin­Planque, Christian Poiret (divers droite), « à tout faire » pourque l’entreprise s’implante sur son territoire.

Pour l’élu, le profil des cher­cheurs d’emploi dans la région correspondait à ce que recherche la plate­forme : « Une main­d’œu­vre qui n’est pas obligatoirement qualifiée et donc qui peut faire du picking (préparation de comman­des), de la réception de comman­des, de l’emballage, être cariste… Je préfère les avoir là qu’au RSA. » L’en­treprise de M. Bezos poursuit d’ailleurs son implantation dans les Hauts­de­France, avec l’ouver­ture il y a trois semaines d’un nou­veau centre de livraison à Avion (Pas­de­Calais) et 280 emplois à la clé. Mais face à une telle présence dans la région, y travailler relève­t­il désormais du choix ou de la contrainte ?

A 29 ans, Mickaël s’est retrouvéau chômage après que le restau­rant où il travaillait en tant que serveur a dû fermer définitive­ment, miné par le confinement puis par le couvre­feu. Ce père dedeux enfants tente sa chance chezLidl, Auchan et Chronodrive, sans succès, « par manque d’expé­rience ». Il se décide alors à postu­ler et est pris en intérim début no­vembre. Et il espère que cette ex­périence lui ouvrira des portes à la fin de son contrat en janvier, s’iln’est pas renouvelé : « Travaillerchez Amazon pendant cette pé­riode de pic, ça sera un réel atout sur mon CV. »

Jeunes sans expérienceCette dépendance dans la région inquiète particulièrement Chris­tophe Bocquet, délégué Force ouvrière à Lauwin­Planque : « Il ya encore quelques années les gens venaient par choix. On pouvait évoluer au sein de l’entreprisemême si le travail était dur. Maismaintenant c’est plus par con­trainte qu’on vient, pour ne man­

quer de rien. Amazon ne s’est pas implanté pour rien sur ce terri­toire. » Il déplore également « un recours accru à l’intérim et à des cadres de plus en plus jeunes qui manquent d’expérience. »

Si l’entreprise est souvent dé­noncée pour ses mauvaises con­ditions de travail, la présence im­portante de jeunes sans expé­rience aux postes de manage­ment entraîne « des complicationsdans la gestion humaine sur le ter­rain », regrette­t­il. Pour le prési­dent d’Amazon France Logistique, Ronan Bolé, « donner leur chance aux jeunes, c’est notre signature. C’est sûr qu’on ne s’invente pas ma­nager à 23 ans, il faut une périoded’apprentissage et on est là pourles accompagner ». Malgré toutes ces critiques, force est de consta­ter que le site d’e­commerce reste incontournable pour bien des consommateurs. Plus de 22 mil­lions de Français ont ainsi passé commande en 2019 sur le site du géant américain, selon la société d’études Kantar.

jérémie lamothe

Amazon est installé dans la zone d’activité de Lauwin­Planque (Nord) depuis 2013. LUCIE PASTUREAU POUR « LE MONDE »

sa chaîne de production mais y agrège aussi bien la livraison et le fret que la construction, la restau­ration, le nettoyage… Dans sesagences de livraison du dernierkilomètre, l’entreprise emploie­rait de 2 500 à 5 000 chauffeurs, chez des prestataires. Mais ce ré­seau ne gérerait que 30 % des colisd’Amazon, le reste étant confié à La Poste et à d’autres logisticiens. Au niveau mondial, Amazon affi­che des recrutements record en 2020 : + 400 000 employés, portant le total à 1,1 million.

« Il est tout à fait possible que lesentreprises subissant la concur­rence directe des plates­formes d’e­commerce, plus productives etplus automatisées, subissent des pertes d’emploi à court terme », dé­crypte Stéphane Carcillo, direc­teur de la division emploi et reve­nus de l’OCDE. A long terme, tou­tefois, des concurrents pour­raient « se mettre à niveau » touten gardant leurs magasins physi­ques, croit l’économiste. Patrick L’Horty, professeur à l’universitéParis­Est, souligne, lui, que la baisse des prix liée à l’e­com­merce pourrait faire monter la consommation et donc l’emploi.

Alma Dufour, des Amis de laTerre, pense que la crise due au Covid­19, qui a précipité des fer­metures chez Naf Naf ou d’André, peut « aggraver » la situation. D’autres pointent le spectre de la robotisation. Il semblerait toute­fois difficile de supprimer lavente en ligne au nom de l’em­ploi… Pour Mme Dufour, il faudrait favoriser un e­commerce « ratio­nalisé et compatible avec la transi­tion écologique », par des petits commerces et PME français, avecdes systèmes de livraison mutua­lisés. Il faut privilégier les « cir­cuits courts », avait conseillé M.Mahjoubi il y a un an… en prévi­sion de Noël.

alexandre piquard

« Amazon ne s’est pas

implanté pour rien sur ce territoire »CHRISTOPHE BOCQUETdélégué Force ouvrière

Les soldes repoussés au 20 janvierLa période des soldes d’hiver en France a été repoussée au 20 janvier 2021 au lieu du 6, a annoncé vendredi 4 décembre le ministre délégué chargé des PME, Alain Griset. Pour ce qui est de l’ouverture dominicale, Elisabeth Borne, la ministre du travail et de l’emploi, a estimé sur CNews que sa prolongation en janvier serait « une bonne chose » si cela se fait dans la concertation, notamment avec les représentants syndicaux. L’objectif est de permettre aux commerces de rattraper une partie de leur chiffre d’affaires.

Il faut favoriserun e-commerce

« rationalisé et compatible

avec la transitionécologique »,

estime l’ONG LesAmis de la Terre

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18 | économie & entreprise SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

A la SNCF,le spectre d’un plan social rampant en 2021Des projets de réductions discrètes de centaines voire de milliers d’emplois dans des filiales inquiètent les syndicats

J ean­Pierre Farandou, le PDGde la SNCF, a confirmé mer­credi 2 décembre devant lessénateurs ce que redoutaitdéjà depuis plusieurs mois le

monde du ferroviaire : le groupe public devrait afficher pour l’an­née 2020 une perte historique liée à la crise due au Covid­19 avoi­sinant les 5 milliards d’euros. Si­tuation explosive, donc… Le spec­tre d’un ajustement par une forte réduction des effectifs en 2021 hante les esprits des cheminots.

La crainte a été avivée par unfaisceau d’indices et de projetslaissant supposer qu’un plan so­cial qui ne dit pas son nom est concocté au sein du groupe pu­blic ferroviaire. C’est d’abord undocument confidentiel, datantdu mois d’octobre, à destination du comité de direction de SNCFRéseau (la filiale qui gère lesvoies et les gares), qui a sonné l’alarme. Les auteurs de ce texte,

auquel Le Monde a pu avoir accès,préconisent une réduction de30 % des effectifs des fonctionsgénérales administratives (fi­nances, juridique, ressourceshumaines, achats, communica­tion…) entre 2021 et 2023.

Le projet estime l’effet sur l’em­ploi de – 1 100 à – 1 200 postes(soit environ 400 par an) alorsque les départs à la retraite pro­grammés sur les trois ans se limi­tent à 225 départs. « Il se posedonc à l’évidence le problème dureclassement, voire des départsvolontaires des agents impac­tés », soulignent les rédacteurs.

Dans le collimateurLa direction de la SNCF, même si elle reconnaît l’existence de ce do­cument, dément avoir une telle intention en termes de volume et de vitesse des réductions de pos­tes. Elle voit dans ce projet une initiative isolée ne correspondant

pas à la stratégie des ressources humaines du groupe. N’empêche,au­delà de SNCF Réseau, c’est l’en­semble des « fonctions support »de l’entreprise qui se retrouvent dans le collimateur. « La SNCF a une grosse tête comparée à lataille de son corps », diagnostique un haut cadre.

Autre point sensible : le fret fer­roviaire, dont l’activité aura baissé de 20 % en 2020. Un comitésocial et économique (CSE) de la filiale a terni l’ambiance, mer­

credi 2 décembre, avec l’annonce d’un plan de transformation im­pliquant sur la période 2021­2023des réductions d’effectifs. Dès 2021, entre 400 et 600 postes (sur 5 800 emplois) seront rayés dubudget, selon diverses sources syndicales. A la SNCF, on évoquedes rumeurs et on se contente de confirmer la suppression de 110 postes de conducteur et de 140 emplois administratifs.

Côté filiale SNCF Voyageurs, làaussi des mesures discrètes de di­

minution des effectifs sont dé­noncées par les syndicats. Danscette activité touchée violem­ment par la crise (le TGV en parti­culier), un projet de « congé vo­lontaire de fin de carrière » est en train d’être mis en place. Il per­mettrait à tout cheminot à deux ans de sa retraite à taux plein de sortir des effectifs de la SNCF, et detoucher une indemnité jusque­là. « La direction vise le départ d’au moins 1 000 agents, surtout descontrôleurs », affirme Erik Meyer, secrétaire fédéral de SUD­Rail.

Chômage partiel« Chez Réseau, chez Fret, chez Voyageurs, la même logique est à l’œuvre, poursuit M. Meyer. Dé­sormais c’est le financier qui tientla boussole dans une logique àla France Télécom consistant àpousser les gens dehors. » « Al’heure où le ferroviaire apparaît comme un outil public d’avenir, il serait dangereux de ne pasmaintenir l’emploi à la SNCF,ajoute Thomas Cavel, secrétairegénéral de la CFDT­Cheminots. L’entreprise, son actionnaire l’Etat,doivent arrêter de s’entêter dans des trajectoires financières misesen place avant la crise. »

« Il n’y a pas un complot contrel’emploi à la SNCF », répond en substance la direction du groupe, où d’ailleurs les licenciements sont de fait quasi inexistants puis­que la grande majorité des person­nels du groupe bénéficie encore d’un statut proche de celui de la fonction publique. « En 2020, dans un contexte de crise extraordinaire,la SNCF aura embauché 3 700 per­sonnes contre 4 100 prévues au

budget », indique un bon connais­seur du dossier. Plutôt que les sup­pressions de postes, la direction du groupe dit préférer le chômage partiel, qui aura totalisé, en 2020,12 millions d’heures (l’équivalent de 10 000 emplois à temps plein sur 138 900 au total) réparties surpresque 100 000 personnes. En particulier pour absorber le choc de la baisse d’activité TGV et face à l’incertitude concernant son ave­nir, la direction devrait ouvrir le 18 décembre des négociations pour la mise en place d’une acti­vité partielle de longue durée.

Au­delà des inquiétudes du mo­ment, les syndicats dénoncent depuis plusieurs années une baisse massive à bas bruit de l’em­ploi à la SNCF. Selon les chiffresdisponibles sur le site open datade la SNCF, les effectifs cheminotssont passés de 147 600 à 138 900 entre 2015 et 2019, soit 1 700 pos­tes supprimés chaque année, avec une accélération nette de­puis l’année 2017.

En 2020, les effectifs devraient,selon la direction, diminuer de1,2 % à nouveau (pas moins de1 700 emplois supprimés), soitpile dans la moyenne de la fin de la précédente décennie.

éric béziat

L’audiovisuel dénonce une dérive pour la liberté d’informerLa profession s’alarme de conventions de tournage de plus en plus intrusives de la part des institutions, notamment des forces de l’ordre

C’ est la goutte d’eau qui afait déborder un vasequi se remplissait silen­

cieusement. « D’habitude, on tra­vaille chacun de notre côté, ra­conte Elise Lucet, la présentatrice et rédactrice en chef des magazi­nes de France 2 « Envoyé spécial » et « Cash investigation ». Maisquand on a reçu cette convention de tournage, on a commencé à s’appeler les uns et les autres. C’est rarissime. En quelques heures, toutle monde a répondu présent. »

Samedi 28 novembre, les direc­teurs de l’information des chaî­nes de télévision, les présenta­teurs, producteurs, rédacteurs en chef de magazines d’information,les sociétés de journalistes et desinstances représentatives ont dit « stop ». Dans une tribune publiée

sur le site de Franceinfo, ils s’alar­ment : « Les tentatives de contrôle de nos tournages par les pouvoirspublics (police, justice, administra­tion pénitentiaire, gendarmerienotamment) n’ont jamais étéaussi pressantes (…). En exigeant une validation de nos reportages,les pouvoirs publics veulent s’oc­troyer un droit à la censure. »

A l’origine, les conventions detournage sont destinées à proté­ger « la sécurité des personnes ou d’institutions dans des cas trèsspécifiques », rappelle le texte. Eta­blies entre les équipes de tour­nage et les institutions qui les ac­cueillent, elles visent, par exem­ple, à préciser qui ou quoi flouter. « Respecter l’anonymat d’agents du ministère de la défense, dissi­muler les caméras de surveillance

dans les établissements pénitenti­aires, tout cela est déontologique­ment acceptable, reconnaît EliseLucet. Mais il y a clairement unedérive. Ces dernières années, on a vu apparaître de nouveaux ali­néas, des demandes de plus enplus intrusives, qui constituent des entraves à notre métier. »

Une velléité de contrôle éditorialLes récentes conditions réclaméespar le service de la communica­tion de la police nationale, à l’occa­sion d’un reportage à venir pour « Envoyé spécial », ont constitué une sorte de Rubicon. Cette fois, il était exigé de « visionner l’émis­sion dans sa version définitive avant première diffusion, dans undélai permettant une éventuelle modification » – en général, il suf­

fit aux auteurs d’un reportage demontrer les images éventuelle­ment problématiques de manière isolée, sans le son, pour que les chargés de communication cons­tatent le respect des consignes.

Dans ce document, les commu­nicants se revendiquaient aussi « seuls habilités à valider définiti­vement le contenu produit sur lesplans juridique, éthique et déonto­logique », prétendaient interdire « des scènes pouvant être considé­rées comme choquantes » et sou­mettaient la diffusion du moin­dre extrait du reportage à leur « accord express ». Soit une velléitéde contrôle éditorial quasi total.

Dans le contexte de tension en­tre la presse et les institutions, provoqué par la proposition de loi« sécurité globale » et le nouveau

schéma national du maintien de l’ordre, qui a vu la profession semobiliser massivement, ces pré­tentions ont choqué au pointd’unir contre elles TF1 aussi bien que France Télévisions ou BFM­TV, Emmanuel Chain toutautant que Bernard de La Villar­dière, Marie Drucker, Harry Rosel­mack, Renaud Le Van Kim, etc.

« Des procédures pénales ont­el­les déjà été annulées parce qu’une personne n’avait pas été floutée dans un reportage ? Y a­t­il déjà eu une évasion parce qu’un reportagemontrait l’emplacement des camé­ras de surveillance ?, interroge Phi­lippe Levasseur, le directeur géné­ral de la société de production Capa Presse. S’il y a des problèmes, discutons­en, et voyons comment y remédier. Mais nous ne pouvons

accepter ce type de contrôle à lafois démesuré et dangereux. »

Le ministère de l’intérieur a été lepremier à réagir. Il a proposé une rencontre la semaine du 7 décem­bre. « Nous aimerions que le sujet soit débattu de manière large, afin que soient sensibilisées d’autres institutions, précise Philippe Le­vasseur. Parce que, demain, nous pourrions voir apparaître des demandes similaires du ministère de la santé, de l’éducation natio­nale… » La tribune rappelle que « lapresse est déjà soumise au contrôledu législateur », notamment au travers de la loi de 1881 sur la li­berté de la presse, à laquelle s’ajou­tent les « chartes déontologiques sans cesse améliorées depuis le texte initial de 1918 ».

aude dassonville

Le PDG de la SNCF, Jean­Pierre Farandou, à Orléans, le 25 août. JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP

« Il n’y a pas un complot

contre l’emploi »,répond

la direction du groupe

lors du dernier appel d’offres, désor­mais européen, sur la fourniture de traver­ses de chemin de fer, la SNCF a écarté en no­vembre les propositions de l’entreprise de produits en béton Stradal, au profit de con­currents dont le belge De Bonte et l’italien Margaritelli. Dans la petite unité de Berge­rac, en Dordogne, qui a été spécialisée dans cette fabrication et fournissait la SNCF de­puis soixante­sept ans, les 46 employés s’in­quiètent. Ce premier lot perdu qui portait sur 700 000 unités a un impact sur la pro­duction du premier trimestre 2021 de 50 %, et les projections ne garantissent qu’une se­maine de travail au deuxième trimestre. Unsecond lot est en attente d’hypothétiques commandes sur six ans, mais dans le meilleur des cas il faudrait tenir jusque­là.

L’atout de l’usine de Bergerac est d’être laseule unité spécialisée dans les traverses de tout le grand Sud­Ouest. Elle a ainsi équipé la LGV et la ligne Bergerac­Libournerécemment rénovée. Ce qui n’a pas empê­ché l’italien Margaritelli de livrer en 2015 quelque 400 000 traverses pour la LGV Bordeaux­Paris… De quoi douter de l’argu­ment de proximité. Avec trente et un ans

passés dans cette seule entreprise, PascalHivert accuse le coup : « A cinq ans de laretraite et avec mon épaule qui fatigue, sion fermait, je n’aurais aucune chance de re­trouver du boulot. Mais ce serait plus grave encore pour les plus jeunes. » Les employés se retournent alors parfois avec nostalgie vers l’histoire de leur usine, caractéristiquedes restructurations mondialisées.

DésarroiAncienne entreprise Chagnaud, héritière des anciens maçons de la Creuse « mon­tés » à Paris, elle réalisait toutes sortes des produits en béton, employait 120 person­nes en 1989, avant d’être rachetée et de pas­ser dans les mains d’Urba, de Saint­Gobain,de perdre du personnel, de se spécialiser, pour devenir un atome dans le groupe irlandais CRH, un des principaux produc­teurs de matériaux de construction, avec 60 000 salariés dans le monde. Au service commercial, Noam Kaddour, 45 ans, vingt ans dans l’entreprise, après son père qui ya passé trente­cinq ans, confirme : « Nous sommes évidemment inquiets, c’est plus quenotre travail, c’est notre vie. Et elle se décide

ailleurs. » Il espérerait notamment, à pro­pos du marché ouvert aux Italiens, « qui ont parfois des coûts de transport ou des charges moindres, et nous empêchent à l’in­verse d’entrer chez eux, que nos politiques se préoccupent, au niveau européen, de la nécessité des mêmes règles pour tous ».

Face au désarroi, la direction générale afait un geste en repassant le temps de travailà 39 heures par semaine jusqu’à la fin de l’année, contre 35 précédemment. Frédéric Geslin, conducteur de centrale à béton, délégué du personnel Force ouvrière, salue, mais rappelle que « si la commande baisse, un regroupement au minimum est à crain­dre, et ici, personne n’acceptera un déména­gement à l’autre bout de la France. » Le mairede Bergerac, Jonathan Prioleaud, soulève une deuxième crainte : « Après avoir perdu d’autres entreprises nationales, si nous per­dons cette industrie, c’est tout le tissu indus­triel et économique qui peut être touché car on perdrait aussi le fret ferroviaire, dont elle est un gros client à Bergerac. » La SNCF se se­rait alors tiré une balle dans le pied en pre­nant… ce chemin de traverses.

michel labussière (à périgueux)

A Bergerac, l’inquiétude des fabricants de traverses

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 économie & entreprise | 19

Pétrole : OPEP et Russie signent un accord fragile, après de longues discussionsLe cartel des pays exportateurs et son allié se sont mis d’accord, jeudi, dans un climat tendu, pour augmenter légèrement la production en janvier 2021, mais moins que prévu

A près quatre jours de tergi­versations et des dizainesde coups de téléphone

entre ministres, le cartel des pays pétroliers a finalement trouvé,jeudi 3 décembre au soir, un ac­cord pour tenter d’éviter une dé­gringolade des cours du baril. Mais ce « deal » alambiqué est loinde garantir que l’Organisation despays exportateurs de pétrole (OPEP) pourra maîtriser la volati­lité des prix sur le moyen terme. Dans l’immédiat, il semble avoir rassuré le marché, le niveau du baril de brent, qui fait référence au niveau mondial, s’appréciait vendredi de 1,49 % à 48,97 dollars.

Les pays du cartel, la Russie etune dizaine d’autres pays pétro­liers sont réunis dans le cadre del’alliance dite « OPEP + », qui a misen place, depuis 2016, une politi­que de quotas par pays. L’accordprolonge cette orientation, en permettant une légère augmen­tation de la production à partir du1er janvier 2021. Le consensus –trouvé difficilement – prévoit également des réunions men­suelles des pays pour contrôlerl’application de l’accord et sonéventuelle reconduction. Un dé­bouché auquel ne s’attendaient pas les observateurs, et qui illus­tre au grand jour les fragilités del’alliance OPEP +.

Depuis le mois de mars, le mar­ché mondial du pétrole fait face àun choc majeur. D’abord, les pre­mières mesures de confinement en début d’année, en Chine, puis en Europe et aux Etats­Unis, ontconduit à une baisse jamais vue de la consommation. En avril, elle a ainsi chuté de 30 %, soit 30 mil­lions de barils par jour consom­més en moins. Surtout, cette crise

sanitaire s’est accompagnée d’unefulgurante guerre des prix entre les deux principaux moteurs del’alliance OPEP +, l’Arabie saoudite et la Russie. Incapables de se met­tre d’accord sur la réponse à ap­porter à la crise, début mars, les deux pays ont augmenté leur pro­duction et baissé leurs prix. Cette guerre commerciale éclair a fait chuter brutalement les prix : le ba­ril de brent, qui fait référence au niveau mondial, s’est retrouvé à 16 dollars en avril, et le prix sur le marché américain a même connuun épisode de prix négatifs : le 21 avril, le pétrole s’est brièvementéchangé à − 37 dollars le baril.

Effort collectifDepuis, sous la pression directe de Washington, un accord, là aussi sans précédent, a été trouvé fin avril. Les pays de l’OPEP + se sont engagés à réduire très fortement leur production. Ils ont retiré, en mai et en juin, plus de 9,7 millions de barils par jour du marché. Une très grosse partie de cet effort a étéassumée par l’Arabie saoudite et la Russie, qui ont chacune effectué une réduction de 2,5 millions de barils. L’accord initial prévoyait une trajectoire progressive de « re­tour à la normale » : en septembre, les réductions ont été ramenées à 7,7 millions de barils par jour. Et, au1er janvier 2021, ces quotas devai­ent être encore réduits à 5,8 mil­lions. Mais ce plan ne prévoyait pas de deuxième vague de la pan­démie, et donc pas la nouvelle baisse de la consommation.

Cet effort collectif a porté sesfruits : le cours du baril est re­monté légèrement cet automne, pour se stabiliser autour de 45 dollars. L’Arabie saoudite esti­

mait en début de semaine qu’il était raisonnable de prolonger de trois à six mois ces restrictions drastiques. Mais cette ligne a sus­cité la division au sein du cartel, oùplusieurs pays estiment que cette politique leur a coûté trop cher.

Certains Etats, comme l’Irak,n’ont pas vraiment respecté les restrictions. Par ailleurs, la Libye, où sévit une guerre civile imprévi­sible, a rouvert les vannes massi­vement. Résultat : certains des ef­forts ont été effacés par cette pro­duction supplémentaire. D’où la colère de pays comme les Emirats arabes unis, considérés comme lesbons élèves du cartel. Abou Dhabi a bloqué les discussions, lundi 30 novembre, en exigeant un allé­gement des quotas. D’autant que la remontée des cours, ces der­niers jours, portés par l’espoir qu’un vaccin voie le jour, a attisé lagourmandise de certains pays trèsdépendants des hydrocarbures.

C’est finalement cette ligne quil’a emporté, au détriment de l’Ara­bie saoudite, alors que le royaume semblait jusqu’ici mener d’une main de maître le cartel. Résultat : le nouvel accord prévoit que, au mois de janvier 2021, les pays pour­ront ajouter 500 000 barils par jour, et cette logique pourrait être reconduite en février et en mars, en fonction du marché. Ceux qui

n’ont pas respecté leurs quotas ces derniers mois seront soumis à un traitement particulier et devront compenser en produisant moins.

Un dispositif compliqué à met­tre en place, mais qui permet sur­tout de préserver une unité de fa­çade indispensable pour l’OPEP +vis­à­vis des grands pays consom­mateurs, comme la Chine. « En ne trouvant un accord que sur le moisde janvier, l’alliance se laisse letemps de voir si les campagnes devaccination vont permettre defaire repartir la demande. Mais la réunion d’aujourd’hui est un rap­pel sérieux qu’un accord n’est ja­mais certain avant la fin des dis­cussions », analyse Paola Rodri­guez­Masiu, de Rystad Energy.

Sur le long terme, ce énième épi­sode de crispation au sein de l’al­liance OPEP + annonce des jours compliqués. En 2016, lorsque la Russie et l’Arabie saoudite s’étaientrapprochées pour décider ensem­ble de baisses de la production, peu d’observateurs croyaient à leur capacité d’imposer à leurs partenaires des quotas massifs. Moscou et Riyad ont pourtant réussi à tenir pendant près de qua­tre ans ce partenariat improbable.

La crise sanitaire va­t­elle son­ner le glas de cette alliance contre­nature entre deux des plus grandsrivaux du pétrole mondial ? La réunion de jeudi a illustré une nouvelle fois le poids prédomi­nant pris par la Russie, qui n’est pas membre de l’OPEP, dans le pi­lotage du marché : le vice­premierministre russe, Alexander Novak,a présidé la réunion et n’a pas par­tagé ce rôle avec le ministre saou­dien, comme lors des précédentesrencontres.

nabil wakim

Les réformes fiscales ont amélioré le niveau de vie des FrançaisSelon l’Insee, les classes intermédiaires ont le plus bénéficié des réformes, leur gain de pouvoir d’achat allant jusqu’à 340 euros par an

L es diverses réformes fis­cales ou sociales mises enœuvre en 2019, dont desmesures « de pouvoir

d’achat » prises pour répondre à lacolère des « gilets jaunes » ont­el­les atteint leur cible ? A cette ques­tion, l’Insee, qui a publié jeudi 3 décembre dans son « Portrait so­cial 2020 » une étude fouillée sur le sujet, répond par l’affirmative : non seulement les réformes ont bien conduit à une améliorationdu niveau de vie moyen des Fran­çais, mais elles ont permis de ré­duire les inégalités et de faire bais­ser le taux de pauvreté de 0,2 %.

Le niveau de vie des personnesrésidant en France métropoli­taine s’est élevé de 0,8 % en moyenne en 2019, selon les statis­ticiens nationaux, grâce à la con­jonction des réformes fiscales et sociales. Si l’on prend en compte

l’impact sur une année pleine− certaines réformes n’étant in­tervenues qu’en cours d’année −,celui­ci s’élève à 1 % en moyenne,soit 250 euros par personne.

Mais il diffère significativementselon les niveaux de revenus. Les classes intermédiaires sont celles qui ont le plus bénéficié de ces ré­formes. Le gain de pouvoir d’achatgrimpe jusqu’à 340 euros par an pour certaines catégories de la po­pulation. Les 10 % les plus riches, eux, n’ont quasiment rien gagné (30 euros par personne), alors que les 30 % les moins favorisés sont,en termes relatifs, mieux lotis avec une hausse du niveau de vie de 1,8 % en moyenne.

Baisse des prélèvements directsQuant aux 10 % les plus pauvres, ils ont vu leur niveau de vie ga­gner 160 euros par personne. Les ménages actifs (dont la personne de référence est en emploi) ont étédavantage gagnants que ceux dont la personne de référence est sans emploi. Cet effet est dû à la nature même des mesures : l’exo­nération des heures supplémen­taires et la revalorisation de la prime d’activité, qui contribuent àrelever leur niveau de vie de280 euros par an. Autres gagnants des réformes, les retraités des clas­ses moyennes : la baisse de la CSG contribue à augmenter le niveau de vie de 220 euros par an.

D’un point de vue macroécono­mique, la hausse du revenu dispo­nible due aux réformes mises enœuvre en 2019, calcule l’Insee, est de 11,5 milliards d’euros, principa­lement en raison de la baisse des prélèvements directs qui repré­sentent 8 milliards d’euros. Les prestations sociales génèrent, el­les, 3,5 milliards d’’euros de reve­nus supplémentaires.

Pour parvenir à ces résultats,les statisticiens ont travaillé sur l’impact consolidé des nombreu­ses réformes à l’œuvre en 2019.D’une part, la poursuite de réfor­mes engagées en 2017, lors del’arrivée d’Emmanuel Macron àl’Elysée, telles que la suppressionprogressive de la taxe d’habita­tion sur les résidences principa­les, la revalorisation de l’alloca­tion aux adultes handicapés etdu minimum vieillesse.

A cela s’ajoute la mise en œuvredes mesures d’urgence économi­

que et sociale : augmentationsubstantielle de la prime d’acti­vité pour les travailleurs modes­tes, exonération de cotisationssociales et d’impôt sur le revenupour les heures supplémentai­res, réintroduction d’un taux ré­duit de contribution sociale gé­néralisée (CSG) pour les retraités.

Certaines aides spécifiques,comme le chèque énergie, sontégalement prises en compte,tout comme l’impact de lahausse des taxes sur le tabac. Anoter que certaines prestations, telles que les prestations familia­les ou les allocations logement,sont restées en 2019 sous­in­dexées par rapport à l’inflation. Elles ont donc joué négative­ment sur les niveaux de vie.

D’autres mesures mises enœuvre en 2019, en revanche, n’ontpas été prises en compte. Il s’agit de l’instauration du prélèvement à la source de l’impôt sur le re­venu, de l’exonération sociale et fiscale de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat ou encore de lamise en place de la complémen­taire santé solidaire. Quant à la hausse de la fiscalité sur le tabac,elle a pénalisé l’ensemble de la po­pulation de 50 euros en moyenne,riches ou pauvres. Les plus mo­destes ont donc été, en termes re­latifs, plus impactés par cettehausse des taxes.

béatrice madeline

Le niveau de vie des personnes

résidanten France

métropolitaines’est élevé

de 0,8 % en 2019

Comme une machine à voyager dans le temps, la crise sanitaire, venue du fond des âges, nous a, à bien des égards, projetés dans le futur. Les projections des experts sur le développement du télétra­vail, de la médecine à distance ou du commerce en ligne, qui pre­naient l’année 2025 comme hori­zon, se sont concrétisées en moins d’un an.

L’accélération du temps pour larecherche vaccinale a été tout aussi spectaculaire. Il aurait donc été étonnant qu’il n’en soit pas de même du côté obscur de la ré­volution numérique. Jeudi 3 dé­cembre, des chercheurs en sécu­rité informatique d’IBM ont af­firmé avoir détecté une attaque massive visant ce qui promet d’être l’un des plus grands défis logistiques de l’histoire : le dé­ploiement de vaccins anti­Covid sur l’ensemble de la planète.

Les pirates s’en prennent à sonpoint faible, la chaîne du froid et ses milliers d’acteurs. Les pre­miers produits en cours d’autori­sation, ceux de Pfizer/BioNTech et de Moderna, nécessitent une conservation à très basse tempé­rature, – 70 °C pour le premier, – 20 °C pour le second, parfois dans des pays démunis d’infras­tructures adéquates.

CyberguerreSelon les analystes d’IBM, les pi­rates ont usurpé le mail de diri­geants de la société chinoise Haier Biomedical, l’une des rares sociétés au monde à maîtriser de

bout en bout cette chaîne du froid (on l’apprend au passage), pour obtenir des informations sur les programmes de vaccina­tion et introduire des logiciels malveillants dans les ordinateurs de nombreux acteurs de cette chaîne logistique : la direction des douanes de la Commission européenne, l’alliance mondiale GAVI pour les vaccins destinés aux pays pauvres, et tous les ac­teurs industriels du programme CCEOP, mis en place internatio­nalement pour distribuer, à basse température, les vaccins.

Pour les experts de la société informatique américaine, la so­phistication de l’attaque et son absence d’intérêt économique immédiat les conduisent à pen­cher pour la thèse de pirates « étatiques ». Ce n’est pas la pre­mière fois que de telles tentatives sont dévoilées. La société améri­caine spécialiste du froid Ameri­cold Realty Trust a affirmé fin novembre avoir fait l’objet d’une offensive similaire. Depuis un mois, les attaques pleuvent sur les producteurs de vaccins eux­mêmes. Microsoft en a repéré en provenance des deux pays spé­cialistes du genre, la Russie et la Corée du Nord.

La cyberguerre est donc décla­rée, avec ses dissimulations, ses mensonges et ses mystères. Et elle s’attaque à l’un des fonde­ments de notre société moderne, son organisation économique en réseaux mondialisés et intercon­nectés. Mais sans cette organisa­tion, il n’y aurait jamais eu de vaccins non plus.

philippe escande

PERTES & PROFITS | VACCINSpar philippe escande

Coup de chaud sur la chaîne du froid

AÉRONAUTIQUERyanair : commande de 75 Boeing 737 MAXLa compagnie irlandaise à bas coûts Ryanair a annoncé, jeudi 3 décembre, une com­mande géante de 75 Boeing 737 MAX. Un contrat estimé à plus de 7 milliards de dollars (environ 5,7 milliards d’euros).

Cloué au sol depuis la mi­mars 2019, après deux catas­trophes, qui ont fait 346 vic­times, le Boeing a reçu le feu vert des autorités américaines de l’aviation pour reprendre les airs. Les premiers vols devraient intervenir fin décembre 2020 aux Etats­Unis.

La Libye, où sévitune guerre civile

imprévisible, a rouvert

les vannes massivement

LE CHIFFRE

11,5 MILLIARDSC’est, en euros, la hausse du revenu disponible due aux réfor-mes mises en œuvre en 2019, selon l’Insee, principalement en raison de la baisse des prélève-ments directs, qui représentent à eux seuls 8 milliards d’euros.

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20 | économie & entreprise SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Près de Berlin, le grand chambardement automobile d’Elon MuskA Grünheide, à trente kilomètre de la capitale allemande, la Gigafactory, future usine européenne du constructeur américain Tesla, sort de terre à une vitesse stupéfiante. Un projet qui ne bouscule pas seulement les riverains

REPORTAGEberlin ­ correspondance

L a berliner Schnauze, la« grande gueule berli­noise », est une sortede dialecte de la ré­gion de Berlin­Bran­debourg, reconnais­

sable à son ich (« je »), durci en ick, et à son humour jovial, affranchi de toute forme de politesse. On ydécèle aussi, souvent, une cer­taine mauvaise humeur, les bles­sures de la réunification et l’idée sous­jacente que les choses ne sont jamais aussi belles que « ceuxd’en haut » veulent bien nous le faire croire. C’est avec sa Schnauzedes grands jours que Thomas Gergs, chauffeur de taxi à Erkner(Brandebourg) depuis 1975, nous fait faire le tour du grand projet dont il est riverain, à son corps dé­fendant : la Gigafactory de Tesla, la future usine automobile et de batteries d’Elon Musk, à Grün­heide, au sud­est de Berlin, dans leBrandebourg.

« Il a vraiment fallu qu’il viennes’installer chez nous, celui­là !, s’em­porte notre chauffeur, sans mas­que. Tu ne trouves pas qu’il aurait pu se mettre 100 km plus à l’est ? Là­bas, dans la Lusace, ils vont fermer les mines de lignite ! C’est déjà pol­lué, il n’y avait qu’à se mettre dessusnon ?, déclare­t­il, agacé. Moi, l’in­dustrie je suis pour, en général, mais il faut que ça reste de taille rai­sonnable. Et puis l’eau ? Déjà qu’on en manque ici en été ! Ce type va nous assécher avec son usine ! »

Rien, dans le mégaprojet du pa­tron du constructeur automobile américain ne trouve grâce à ses yeux : ni les 12 000 emplois indus­triels directs créés (qui pourraientmonter à 40 000 au total, selon l’entrepreneur), ni les retombées pour les sous­traitants locaux, ni les engagements environnemen­taux de Tesla. « Je sais bien que je suis un peu pessimiste, concède­t­il, mais j’en ai vu d’autres, depuis 1990. Je ne pense pas que les gensd’ici profiteront des emplois créés. » Il n’est pas le seul à nourrirle scepticisme. Depuis plusieurs mois, d’autres riverains en colère, opportunément alliés à des mili­tants écologistes, s’opposent au projet, sous l’œil des caméras.

BÉNÉDICTIONSLe bouillonnant entrepreneur californien perturbe la tranquil­lité des habitants du coin. Le chef­lieu Erkner et ses environs, cesont quelques centaines de mai­sons individuelles avec jardin, aumilieu d’une région idyllique faite de lacs aux eaux limpides et de plantations de pins à perte de vue. A part le S­Bahn (équivalent du RER) vers Berlin, rien ne vient rappeler la présence de la tapa­geuse métropole, distante de seu­lement 35 km.

A Potsdam, capitale régionale,on s’efforce d’apaiser les inquiétu­des locales. Une « task force » a étémise sur pied par le gouverne­ment et répond patiemment aux questions, par téléphone et grâce à un site très fourni. On y ap­prend, par exemple, que le site de l’usine, idéalement sis sur un nœud autoroutier et ferroviaire, avait déjà été préempté par la ré­gion pour un projet industriel il y a vingt ans. Les précautions envi­

ronnementales incluent des re­plantations d’arbres très supé­rieures à la surface défrichée ; le transfert, en toute sécurité, des onze fourmilières, des pipistrelleset des espèces indigènes de lé­zards dérangés ; et un approvi­sionnement en eau, assuré par plusieurs réserves, pour préser­ver la nappe phréatique locale. Même les Verts locaux ne trou­vent rien à redire au projet, qui estapprouvé par 82 % de la popula­tion du Land, selon un sondagedu mois de février.

Pour le reste, répète le ministre­président social­démocrate duBrandebourg, Dietmar Woidke, la Gigafactory représente « le plus gros investissement privé jamaisréalisé dans la région depuis la réunification ». Comme si ce titren’était pas suffisant, Elon Musk ena ajouté un autre, le 25 novembre, lors d’une conférence euro­péenne sur les batteries, organi­sée en ligne par le ministère del’économie. Le même site deGrünheide deviendra, à terme, « la plus grosse usine de cellules de batteries du monde, » a­t­il assuré par visioconférence, depuis la Ca­lifornie. Difficile, pour les politi­ques soucieux de réindustrialisa­tion, d’emplois et de transitionautomobile vers l’électrique, de ne pas voir tous ces projetscomme des bénédictions…, quitteà devoir régulièrement ravalerleur fierté.

Car la Gigafactory d’Elon Muskne bouscule pas seulement les ri­verains de Grünheide. Si l’entre­preneur aime dire qu’il trouve le pays et son ingénierie « fantasti­ques », son usine est aussi un gi­gantesque pied de nez à une cer­taine culture allemande. Celledont on vante moins les atouts àl’international : ses lenteurs, sa bureaucratie, ses arrogances et son aversion au risque.

UN CONCURRENT SOUS-ESTIMÉElon Musk, de passage à Berlin pour évaluer l’avancée des tra­vaux, a encore ébranlé quelques certitudes, mardi 1er décembre. In­terrogé par le président du groupemédia Axel Springer, Mathias Döpfner, qui lui remettait le prixde la personnalité la plus inno­vante de l’année, sur l’endroit où il comptait passer la nuit, M. Musk a répondu qu’il s’était fait installer un lit… dans l’usineen travaux. « C’est pour avoir une meilleure impression de l’endroit »,a­t­il expliqué devant un parterre de grands patrons médusés.

« I believe in speed » (« Je crois enla vitesse »), déclarait­il aux dizai­nes de journalistes venus rappor­ter une de ses visites sur le chan­tier, fin septembre. Personne n’a eu le cœur de lui demander ce qu’il pensait de l’invraisemblablechantier voisin de l’aéroport de Berlin­Brandenbourg, qui a ouvert le 4 novembre… quatorze

ans après le premier coup de pio­che. M. Musk, lui, prévoit de lan­cer la production de son usine dèsjuillet 2021, soit dix­huit moisaprès avoir annoncé son choix de s’installer en Brandebourg.

A Grünheide, entre les pins etles lacs, l’usine Tesla pousse litté­ralement à vue d’œil. Le gros œuvre est déjà achevé. Pour con­tourner les lenteurs administrati­ves, Tesla a pris le risque de tra­vailler avec des autorisations pro­visoires, quitte à devoir changer ses plans… ou bien tout démolir.Au minimum, 4 milliards d’euros seront investis pour que 500 000 voitures électriques par an puis­sent sortir des chaînes de mon­tage d’ici à 2022, ainsi que, plus tard, des milliers de batteries. Tout cela, très loin des grands bas­tions traditionnels de l’automo­bile (Bade­Wurtemberg, Bavière et Basse­Saxe) : à l’est, près de Ber­lin, la capitale pauvre longtemps moquée par l’ouest du pays. Aupays de « das Auto », on peine à se remettre de tant d’audace.

Outre­Rhin, il a fallu le scandaledu « dieselgate », en 2015, pour convaincre le premier construc­teur (et numéro un mondial), Volkswagen, de se mettre sérieu­sement à l’électrique. Les patrons allemands n’ont longtemps cru niau marché ni au modèle écono­mique des voitures sur batteries.« J’ai du respect pour Tesla, mais j’en ai aussi pour ses pertes finan­

cières », déclarait, en 2017, dubita­tif, Matthias Müller, le PDG d’alors. Son successeur à la tête dugroupe, Herbert Diess, lui, ne rate pas une occasion de poster desphotos de lui avec Elon Musk sur les réseaux sociaux. Il tente de­puis deux ans de transformer lenavire Volkswagen en un grand constructeur électrique du ni­veau de Tesla… et ne cache pas la difficulté de la tâche.

« Tesla est pour nous un bench­mark [une valeur de référence]. Ilbouscule toute la branche auto­mobile allemande », soulignait­il avec admiration, début novem­bre. BMW s’était bien lancé aussi dans l’électrique dès 2013, avec une usine à Leipzig (Saxe), mais leconstructeur a payé très cher son rôle de pionnier. La petite BMWélectrique i3 n’a jamais eu le suc­cès escompté, et le groupe a dû ré­tropédaler quelques années aprèsface aux coûts de l’opération.

Quant à l’idée d’une fabricationde cellules de batteries en Allema­gne, elle a été, au départ, pure­ment et simplement écartée par les grands sous­traitants commeBosch ou Continental, qui ju­geaient plus efficace d’importerd’Asie les précieuses piles, pour­tant au cœur de la valeur ajoutée de la voiture. Il a fallu toute la con­viction du ministre de l’écono­mie, Peter Altmaier, soutenu par son homologue français Bruno LeMaire, pour lancer une politiqueindustrielle pour des batteries « made in Europe ».

L’initiative, moquée par cer­tains milieux économiques comme « d’inspiration chinoise »,commence pourtant à porter ses fruits : l’Allemagne a reçu sept projets d’implantation d’usinesde batteries, ce qui devrait faire d’elle le leader industriel euro­péen. Mais beaucoup reste à faire.« Les constructeurs traditionnels et leurs sous­traitants ont sous­es­timé que Tesla avait développé un nouvel “écosystème” de voiture électrique, incluant un modèle économique numérique, un logi­ciel très innovant et la maîtrise complète du système de batterie », souligne Markus Schmidt, con­sultant expert en transformation numérique et mobilité, ensei­gnant à l’université de Reutlingen(Bade­Wurtemberg).

Le dernier affront d’Elon Musk àl’Allemagne sera peut­être l’un des plus délicats. Il a décidé de se pas­ser d’IG Metall, le puissant syndi­cat de l’industrie métallurgique et automobile. Et pour cause : le pa­tron exige de ses salariés un inves­tissement personnel et une flexi­bilité en décalage total avec la con­vention collective de l’automobile allemande. En échange, le salaire d’entrée chez Tesla Grünheide commencera à 2 700 euros brut, quel que soit le niveau de qualifica­tion, contre 2 400 euros versés en moyenne dans la région. IG Metall,conscient des enjeux considéra­bles de la transformation actuellede l’industrie sur l’emploi, s’est ef­forcé jusqu’ici de ne pas lever trop haut le drapeau rouge. Mais la trêve pourrait être de courte du­rée. L’émerveillement passé, le choc culturel entre l’entrepreneur pressé et le management à l’alle­mande pourrait être rude.

cécile boutelet

PLEIN CADRE

Elon Musk, le patronde Tesla, sur le chantier de l’usine de Grünheide, à l’Est de Berlin,le 3 septembre.ODD ANDERSEN/AFP

200 km

Tesla

Mer du Nord

BRANDEBOURG

ALLEMAGNE

Berlin

Francfort

DüsseldorfPotsdam

ErknerGrünheide

Au minimum, 4 milliards

d’euros seront investispour produire

500 000 voituresélectriques paran d’ici à 2022

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 argent | 21

de temps. Au menu, notamment, deux paires issues d’une « collab » avec Nike, estimées entre 9 000 et 12 000 dollars. La maison Sothe­by’s propose, quant à elle, en lignedu 7 au 16 décembre, une « collab »surprenante entre Adidas et la manufacture de porcelaine de Meissen, associant cuir et rehaut de céramique.

Les premières ventes de basketsd’occasion ont débuté à la fin des années 1970, lorsque les marquesde sport ont commencé à s’asso­cier à l’aura de personnalités à succès. En 1978, Adidas lance lemodèle Stan Smith, du nom du célèbre tennisman américain. Il faut toutefois attendre le lance­ment, en 1985, par Nike de la Air Jordan 1, conçue pour la légende du basket­ball Michael Jordan,pour faire basculer les sneakers dans une autre sphère. « C’étaitune révolution, se souvient BrahmWachter, directeur du développe­

ment numérique chez Sotheby’s.Les gens voulaient les acheter pourjouer au basket, mais juste aussi pour se chausser. Porter des snea­kers est alors devenu cool. »

EmballementLa danse s’en empare : le choré­graphe Maurice Béjart en chausseses interprètes. Mais c’est surtout le milieu du hip­hop qui popula­risera les baskets, avec notam­ment le tube My Adidas, du groupe de rap américain Run­DMC. Depuis, le marché s’est em­ballé. Une paire de Nike Dunk Pi­geon qui valait 200 euros en 2005s’échange autour de 1 500 euros sur le site spécialisé Stokx.com. Bien que les baskets séduisent toutes les générations, le marchéreste dopé par les jeunes. Les acheteurs des principaux lots de la vente « Cult Canvas », en sep­tembre chez Sotheby’s, étaientainsi âgés de 20 à 30 ans.

Pour qu’une paireprenne de la valeur,

elle doit n’avoir ja­mais été utili­

sée et venir danssa boîte d’ori­gine. Exceptionnotable : lesbaskets portéespar Michael Jor­dan lors de ses

matchs décisifs.En mai, une paire

portée et signée par lebasketteur a ainsi été adjugée

à 560 000 dollars chez Sotheby’s. Trois mois plus tard, Christie’s éta­blissait le record de 615 000 dollarsavec une autre paire estampillée Michael Jordan. « Tout au long de sa carrière, Jordan changeait sou­vent de baskets pour chaque jeu et, par conséquent, il existe une grande variété de modèles dans di­verses conditions sur le marché », observe Brahm Wachter, confiant dans l’augmentation des prix « au fur et à mesure que se construira l’héritage Jordan ».

Le boom est tel que Christie’ss’est associé au leader du marché, Stadium Goods, pour développer ce segment aux enchères. En août,le duo proposait en ligne onze paires portées par Michael Jordan. Trois nouvelles ventes de sneakerssont prévues en 2021, soit « l’offre la plus importante jamais mise aux enchères », affirme Caitlin Donovan. C’est dire si, malgré la pandémie, ce marché est bien dans ses baskets !

roxana azimi

Changer de mutuelle santé est plus facileIl est désormais possible de résilier librement son contrat après un an d’engagement

D epuis le 1er décembre,résilier sa mutuelledevient plus simple.Jusqu’à présent, chan­

ger de contrat s’apparentait plu­tôt à un parcours du combattant. La complémentaire santé était re­conduite chaque année tacite­ment. Pour en changer, à de rares exceptions près, il fallait envoyer à son assureur une lettre recom­mandée au moins deux mois avant l’échéance de son contrat (date de souscription ou au 1er janvier selon les cas) et, à force d’attendre le bon moment, de nombreux assurés rataient fina­lement l’occasion de le faire.

La loi permet désormais de rési­lier son contrat à tout moment, dès sa première date d’anniver­saire, comme cela est le cas de­puis plusieurs années déjà pour les assurances automobile, moto et habitation. Cette mesure a été adoptée en juillet 2019, mais undécret publié le 25 novembre enprécise les modalités pratiques. Elle concerne aussi bien les contrats souscrits auprès d’une mutuelle, d’un assureur, qued’une institution de prévoyance, puisque ces trois organismespeuvent les commercialiser. Elle s’applique également aux com­plémentaires santé souscrites à titre individuel (étudiants, fonc­tionnaires, indépendants, retrai­tés) ou collectif dans le cadrede l’entreprise (salariés). Dans ce

dernier cas, seul l’employeur a lapossibilité de résilier le contrat si celui­ci est obligatoire. Ce nou­veau mode de résiliation s’appli­que, enfin, à tous les contrats couvrant les risques liés à la santé(maladie, maternité, accident) et aux autres garanties mention­nées dans le contrat (décès, inva­lidité, protection juridique…).

Il existe deux possibilités pourchanger d’assureur. Soit – et c’est le plus pratique – le nouvel orga­nisme choisi effectue les formali­tés à la place de son client. Pour cefaire, il doit connaître le nom duprécédent assureur, le numéro del’ancien contrat ainsi que le nom, la date de naissance et l’adresse de l’assuré. « Il doit garantir l’ab­sence d’interruption de la couver­ture santé durant la procédure »,précise Thibault Galas, avocat aucabinet Fromont Briens.

La fidélité rarement avantageuseSoit la résiliation est faite par l’as­suré lui­même. « Il suffit d’en fairela demande par un e­mail, un courrier simple ou une lettre re­commandée », ajoute ThibaultGalas. Elle prend effet un mois après que l’organisme en a reçu lanotification. « L’ancien assureur doit aussi rembourser les cotisa­tions versées en trop dans un délaide trente jours suivant la résilia­tion », ajoute Thibault Galas. C’est à l’assuré de veiller à ce que le paiement soit bien effectué.

Changer d’assurance­santé àtout moment est une mesure dé­fendue de longue date par les as­sociations de consommateurspuisqu’elle permet de faire jouer plus facilement la concurrence. Les établissements, mutuelles en tête, s’y sont longtemps opposés, car elle favorise la mobilité des assurés et engendre des coûts supplémentaires à assumer. « Lapossibilité de résilier à tout mo­ment ne devrait pas révolution­ner le marché, mais elle pourrait faire bouger les lignes avec letemps et favoriser les organismes les plus compétitifs », souligne Ni­colas Arzur, directeur juridiquedu courtier Santiane.

Car rester fidèle à son assureurest rarement avantageux. Les ta­rifs des complémentaires santéne cessent d’augmenter et l’an­née 2021 ne devrait pas faire ex­ception puisque les organismesse sont vu imposer une taxe addi­tionnelle liée à la crise due au Covid­19. Or, ce coût supplémen­taire sera certainement répercuté sur les cotisations. Selon le com­parateur Lelynx.fr, les Français dé­boursent, en moyenne, 892 euros par an, un tarif qui varie du sim­ple au double selon le profil del’assuré (situation familiale, âge, lieu de résidence). « On peut payer moins cher ou s’assurer une meilleure couverture pour un prix comparable. Changer de contrattous les trois ans permet de fairedes économies sur sa cotisation, de 20 % en moyenne », estime

Julien Fillaud, directeur généraldu comparateur Hyperassur.

Les contrats proposent géné­ralement une couverture debase (hospitalisation) à laquelles’ajoutent des garanties complé­mentaires (optique, dentaire…). Or, il est possible de rogner sur ces dernières puisque la réformedu « 100 % santé », mise en placeentre janvier 2019 et janvier 2021,donne accès à des lunettes, à desprothèses dentaires, et, bientôt, àdes appareils auditifs, dont la qualité est satisfaisante, sans dé­bourser un euro.

Reste que choisir une complé­mentaire santé n’a rien d’évi­dent. Il est difficile de s’y retrou­ver face au nombre élevé decontrats (plus d’une centaine demutuelles et d’assureurs en pro­posent). Surtout, les niveaux degaranties et de remboursementssont souvent opaques. Les orga­nismes se sont toutefois enga­gés en 2020 à les rendre plus lisi­bles en harmonisant les libellés des principaux postes de garan­ties (hospitalisation, dentaire…)et en ajoutant des exemples desoins qui détaillent les montantsdes remboursements en euroset le reste à charge pour l’assuré.Toutefois, si les établissementssont incités à le faire, ils n’en ontpas l’obligation.

De plus, les assureurs doiventdésormais indiquer, lors de la souscription du contrat, le pour­centage moyen de « redistribu­tion » à leurs clients. Ce taux re­présente un bon indicateur desfrais de gestion prélevés par l’éta­blissement et des marges qu’il peut réaliser. En pratique, plusil est élevé, plus il est favorable aux adhérents. L’association de consommateurs UFC­Que choisir vient de mettre en demeure cinq organismes de se conformer à cette obligation d’information,en indiquant leurs ratios de redis­tribution sur les devis remis auxpotentiels futurs assurés.

pauline janicot

QUESTION À UN EXPERT

Intérêt successoral du plan épargne-retraite par rapport à l’assurance-vie ?william pulka, conseiller en gestion de patrimoine chez Altaprofits

L’assurance-vie finance vos projets (rachats partiels et avances assu-rent votre besoin de liquidités) ; en plus de ses avantages fiscaux, c’est un outil de transmission de patrimoine. Votre plan épargne-retraite (PER), sauf cas de déblocages anticipés (achat de résidence principale, décès), a vocation à préparer un revenu complémentaire pour le mo-ment de votre retraite ; vos versements annuels sont défiscalisés. Deux régimes d’imposition cohabitent dans le code général des impôts. Avant 70 ans, l’article 990.I exonère les capitaux transmis jusqu’à 152 500 euros par bénéficiaire, puis taxe à 20 % jusqu’à 700 000 euros et à 31,25 % au-delà. Après 70 ans, 30 500 euros d’abattement sont ré-partis entre les bénéficiaires, puis les sommes sont taxées aux droits de succession habituels. Si le bénéficiaire du contrat est le conjoint ou le partenaire pacsé, les capitaux transmis sont totalement exonérés, avant et après 70 ans. Cette limite d’âge s’applique à l’âge du souscrip-teur au moment des versements pour l’assurance-vie, à l’âge de l’ad-hérent au moment de son décès pour le PER. Le PER peut être un outil de transmission dès lors qu’il a été souscrit auprès d’un assureur : il bénéficie de l’avantage fiscal successoral au même titre qu’une assu-rance-vie avant 70 ans. Au-delà de cet âge, il est souhaitable de privilé-gier l’assurance-vie pour un régime fiscalement plus avantageux.

ACTIONNARIAT SAL ARIÉUne valorisation moyenne en hausseL’indice Equalis, qui mesure la valorisation de sociétés non cotées ayant ouvert leur capital à leurs salariés (des entreprises non introduites en Bourse, mais dont les salariés peuvent détenir des actions), a grimpé de 13 % de juin 2019 à juin 2020, et de 169 % sur cinq ans, selon la société de gestion à l’origine du baromètre, qui entend donner une vision « du retour sur investisse­ment pour les salariés actionnaires ». Bercy souhaitant que 10 % du capital des entreprises soit détenu par les salariés, plusieurs mesures récentes ont visé à doper l’actionnariat salarié et d’autres sont en discussion.

CETTE MESURE DÉFENDUE DE LONGUE DATE PAR 

LES ASSOCIATIONS DE CONSOMMATEURS 

PERMET DE FAIRE JOUER PLUS FACILEMENT LA CONCURRENCE

96 %C’est la part des Français couverts par une complémentaire santé, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Dans 53 % des cas, il s’agit d’un contrat indivi-duel souscrit par un particulier pour sa couverture personnelle et, éventuellement, celle de ses ayants droit. Dans 47 % des cas, il s’agit d’un contrat collectif souscrit par une entreprise au profit de ses salariés. Lorsqu’il est obligatoire, l’employeur prend alors en charge une partie des cotisations.

SOS CONSO CHRONIQUE PAR RAFAËLE RIVAIS 

Il prête sa maison en échange de travaux...

M ettre sa maison de campagne à dispositiond’un tiers en échange de travaux est risqué,comme le montre l’histoire suivante.

Le 28 juillet 2009, Herbert X, citoyen alle­mand, écrit à son amie suisse Angelica Y. Pour la remercier de lui avoir prêté de l’argent, il lui donne un « droit d’habita­tion à vie » dans la résidence secondaire qu’il possède, en Haute­Saône. « Il s’agissait d’un droit de jouissance ponctuel, pour les vacances », affirme­t­il en 2020, devant la Cour decassation. Mais il ne l’a pas précisé alors. Au contraire : une convention conclue le 24 novembre 2009 stipule que « Mme Y décide de la durée et de l’usage de sa présence ».

Angelica passe chaque année trois mois dans la maison,jusqu’en 2014. Elle annonce alors qu’elle va s’y installer à plein temps, pour sa retraite. Herbert n’est pas d’accord : il se débarrasse de toutes ses affaires et reprend possession des lieux. Angelica saisit la justice et demande qu’il lui verseune rente à vie pour l’indemniser de la rupture de son « bailviager », dont le terme devait être son décès (à elle).

Le tribunal d’instance de Vesoul (Haute­Saône) considère que le contrat qu’ils ontconclu en 2009 n’était pas un « bail » caril ne prévoyait pas de loyer. Or, aux ter­mes de l’article 1709 du code civil, « lelouage des choses » ne peut se faire que« moyennant un certain prix ». Devant lacour d’appel de Besançon, Angelica faitvaloir que la jouissance des lieux n’était« pas gratuite » : elle avait pour « contre­partie » une contribution aux chargesd’énergie ainsi que la réalisation d’im­

portants travaux de rénovation, auxquels elle a consacré « des milliers d’heures de travail ».

La cour d’appel admet que « cette contrepartie constitue unprix, et caractérise un contrat de bail », conclu, en l’occur­rence, « pour la durée de la vie ». Elle juge que M. X ne pou­vait mettre fin à ce contrat tant que la locataire remplissait ses engagements. Elle le condamne donc à indemniser son préjudice. Celui­ci étant « égal au prix que (…) coûterait [àMme Y] la location d’un bien identique pour la même durée »,soit 600 euros par mois, sur douze mois, pendant vingt­trois ans (compte tenu de son espérance de vie), il doit lui verser une rente de 167 248 euros. A laquelle s’ajoute le rem­boursement du préjudice moral et celui des affaires jetées.

Herbert se pourvoit en cassation. Il soutient que la juridic­tion ne pouvait indemniser Mme Y sur la base d’un bien« loué à l’année », alors que sa maison était « destinée àl’usage de résidence de vacances ». La Cour constate, le 22 oc­tobre 2020, que la jouissance de cette maison a été accordéeà Mme Y « quel que soit son usage » – ponctuel ou permanent.Elle rejette sa demande.

LA LOCATAIRE AFFIRME QU’ELLE 

DISPOSED’UN BAIL VIAGER 

DONT LE TERME EST SON DÉCÈS

CLIGNOTANT

Deux paires de Supreme Nike (Est. : 9 000­12 000 dollars). CHRISTIE’S

COLLECTION

Les sneakers, un marché bien dans ses baskets…

D epuis longtemps déjà, lesbaskets ont quitté les ter­rains de sport pour les

podiums du luxe et les socles des musées. En témoigne l’exposition « Playground » au Musée des arts décoratifs de Bordeaux. Emblème des minorités urbaines et de la contre­culture, les sneakers sont devenus populaires et branchés, accessibles et onéreux. « Aucun autre objet de design ne fait à ce point l’unanimité dans tous les milieux sociaux », constate Cons­tance Rubini, directrice du musée.

Un engouement entretenu parle lancement quasi hebdoma­daire d’un nouveau modèle, queles fans achètent à prix d’or. Ainsi de la série limitée Dior × Air Jor­dan, écoulée en juin en quelquesheures au prix pourtant prohi­bitif d’environ 2 000 euros. C’estque le potentiel de revente de cette « collab » entre la maison de couture et la marque américaineest énorme.

Selon un rapport de Cowen & Copublié en avril 2019, le second marché des baskets était estimé à 2 milliards de dollars (environ 1,65 milliard d’euros), dominé à 90 % par la marque Nike. « Il de­vrait atteindre plus de 6 milliards de dollars d’ici à 2025 », complète Caitlin Donovan, responsable des ventes de sacs à main et accessoi­res chez Christie’s. Celle­ci orga­nise d’ailleurs, du 1er au 15 décem­bre, une vente autour de Supreme,la marque référente autour dustreetwear, dont toute nouvelle collection est épuisée en un rien

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22 |horizons SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

A Culiacan, les traficset la mort

A tous, je pars de l’hôtel Tres Riospour le quartier de l’église de laLomita ; la route est claire ? Avous. » Comme avant chaquedéplacement, l’homme ducartel de Sinaloa qui me

transporte dans son pick­up blanc sort son smartphone et diffuse ce message sur le ré­seau spécial auquel sont connectés tous les« narcos » en circulation dans Culiacan, ainsi que les dizaines de guetteurs postés jour et nuit aux grands carrefours de la ville. Le Wazede l’organisation, en quelque sorte. Une mi­nute plus tard, la réponse tombe dans un gré­sillement : « Ne bouge pas, barrage de l’arméeen cours sur l’avenue Rosales. »

Après une demi­heure d’attente, la voie estlibre. « Les flics, c’est tranquille, ils bossent touspour nous, lâche le conducteur, en saluantd’un coup de klaxon deux agents qui contrô­lent une file de voitures mais nous laissent passer. Le seul problème, c’est les militaires. Ilsne prennent pas le fric. Si on est arrêtés par unepatrouille, tu mets tout de suite les mains sur le tableau de bord et tu pries pour que ça se passe bien. Eux, ils tirent avant de parler. »

A l’arrière du pick­up se tient un hommed’une trentaine d’années, Miguel – les pré­noms ont été modifiés. Casquette NYC (pourNew York City), polo de marque, jean etmocassins, il n’a pas l’allure habituelle desnarcos du cartel. Je l’ai rencontré quelques semaines plus tôt avec d’autres « cadres ». Samission : m’accompagner – et donc me sur­veiller – dans certains de mes déplace­ments, sans jamais me prévenir de sa pré­sence. Il n’est pas armé. « Mais derrière, ilsont ce qu’il faut en cas de problème ! », meglisse le conducteur, en désignant une voi­ture suiveuse. Miguel est peu amène ; il atoujours évité de répondre à mes questions sur son rôle dans le cartel, sauf lorsque je luiai demandé s’il avait débuté comme sicario(« tueur à gages »). Il avait alors répondu,dans un sourire mi­indulgent, mi­dédai­gneux : « Oui, mais maintenant je fais enter­rer des gens dans des fosses à la pelleteuse. »Autrement dit, il a franchi un échelon ; ildirige désormais les équipes de sicarios.

J’apprendrai par la suite que Miguel est unproche de l’un des principaux chefs de l’or­ganisation. Conscient que ce qui m’inté­resse n’est pas d’assister à leurs crimes maisde comprendre les rouages de leur modèleéconomique, son « boss » a fini par m’auto­riser, après une longue approche, à venir surleur territoire, ici, à Culiacan (900 000 habi­tants). Charge à Miguel de m’ouvrir les por­tes de certains groupes.

NOCES DE CRYSTALLe trafic d’héroïne et de marijuana, les pro­duits traditionnels du cartel, suppose des coûts importants, puisqu’il faut assurer les différentes phases de la production, de laculture agricole à sa transformation en pro­duits stupéfiants. Alors, pour optimiser cebusiness et ses investissements, l’organisa­tion s’est employée, dès les années 1980, àgagner des milliards de dollars de plus encommercialisant des produits qu’elle nefabrique pas elle­même, mais qu’elle secontente de transformer à peu de frais : lacocaïne et les drogues de synthèse.

Après une heure de route entre des collinesboisées, j’aperçois l’un des hommes de con­fiance de Miguel à l’extrémité d’un champ poussiéreux. Il me fait signe de venir à lui. Pistolet automatique à la ceinture, ce type àla carrure imposante m’annonce que nous devons faire vite car deux convois militairespatrouillent à proximité. Plus loin, dans unvallon encaissé, deux autres hommes, arméscette fois de fusils, sont postés sur un sentier.Nous marchons dans leur direction, pour atteindre finalement une sorte de cabanedont le toit est constitué de bâches vertes.

Sous cette installation rudimentaire s’ali­gnent quatre petites cuves surmontées de « cheminées » en aluminium hautes d’unmètre cinquante. « Le mois dernier encore, onproduisait dans des labos comme celui­ci, mais l’armée repère les fumées, alors on conti­nue la fabrication comme ça. C’est un peuplus long mais plus discret », indique Miguelen désignant, à 200 mètres de là, deux hom­mes en combinaison blanche. Ils se tiennenten plein air, au bord d’un haut fût de plasti­que jaune, gants en caoutchouc sur lesmains, capuche fermée et masque de chan­tier sur le visage. L’un d’eux brasse, à l’aide d’un long bâton, un mélange rougeâtre donts’échappent des fumerolles blanches. Aintervalles réguliers, son « collègue » y verse un liquide incolore : de l’acide sulfurique. Lesvapeurs deviennent vite irritantes, difficiles

MEXIQUE, L’EMPIRE DES CARTELS 2|3 Dans une enquête en trois volets, signée par Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec et spécialiste de l’économie du crime, « Le Monde » plonge dans les rouages du cartel de Sinaloa. Deuxième épisode : la ville mexicaine sur laquelle les « narcos » règnent en maîtres

teries et de liquide de freins comme des ni­trates ou du toluène. Cette fabrication lowcost permet de dégager des revenus énor­mes. Chaque année, des tonnes de crystal sont vendues aux Etats­Unis. Compter 55 dollars pour un gramme pur à 90 %.

Au­delà de cette rentabilité maximale, laperformance économique du cartel vient del’efficacité de ses procédures et de la « qua­lité » de son management. Nous voici main­tenant dans une petite rue de Culiacan. Unlong 4 x 4 Dodge gris aux vitres teintées est garé, moteur tournant. « Ok, tu peux y aller », annonce Miguel en désignant le véhicule.L’homme qui m’attend à l’intérieur figuredans le top 20 du cartel dans cette ville. Appe­lons­le Juan. Il a une fine cagoule noire, unfusil d’assaut M4 sur les genoux. Il lâche uninstant son arme pour me serrer la main,puis repose la sienne sur le chargeur du M4, décoré d’une tête de mort. Quatre de seshommes sont présents dans l’habitacle, tous encagoulés et équipés d’armes de guerre.

UNE COOPÉRATIVE DE 10 000 MEMBRESSur un signe de tête de Juan, le chauffeurdéboîte lentement et rejoint une artère fré­quentée avant d’entamer un parcours dans les rues désertes, en ralentissant après cha­que changement de direction, les yeux rivés àses rétroviseurs. Après vingt minutes d’un trajet silencieux, la voiture stoppe devant une modeste maison, semblable à toutes celles du quartier : l’une des nombreusesplanques du groupe de Juan à Culiacan.

Assis sur un fauteuil en plastique aumilieu du salon vide, celui­ci s’est séparé deson M4, mais garde son pistolet à la cein­ture. A travers les grilles de la porte­fenêtre,l’un de ses affidés scrute les ouvertures et les toits des maisons alentour. Trois autresgardes l’encadrent, armes sorties. Ils crai­gnent l’attaque d’un groupe rival.

Le cartel de Sinaloa a beau être une multi­nationale de la drogue, active dans plus de cinquante pays, et réaliser un chiffre d’affai­res estimé à 3,5 milliards de dollars, ce n’est pas une entreprise pyramidale, mais plutôtune coopérative. Ses effectifs ? Environ10 000 membres, répartis en une cinquan­taine de clans majeurs, eux­mêmes subdivi­sés en divers groupes plus ou moins impor­tants. Chaque clan contrôle un territoire dans l’Etat du Sinaloa, mais développe éga­lement son business vers les Etats­Unis et lereste du monde de façon autonome, en trai­tant avec ses clients et ses fournisseurs.

Pour autant, tous les clans obéissent à unétat­major composé d’une dizaine de chefs, chargé des orientations stratégiques du car­tel. C’est à ce niveau que sont prises les déci­sions de collaborer ou non avec des organi­sations étrangères, et à quelles conditions.C’est également l’état­major qui mène lacorruption des autorités politiques et admi­nistratives de haut niveau. Enfin, c’est luiqui arbitre les différends internes. Car dans

à supporter. « C’est dangereux. Si tu touches une goutte du mélange, tu es brûlé. Et il ne faut surtout pas respirer non plus, sinon, tu t’évanouis et tu brûles tes poumons. »

Resté dix mètres en arrière, le boss de lazone explique que ces hommes fabriquentdu « crystal », la méthamphétamine star aux Etats­Unis, un puissant stimulant psychiquequi, une fois synthétisé, se présente sous forme de cristaux translucides, d’où sonnom. Fumé, ingéré en gélules ou dilué dansde l’eau et injecté, le crystal, produit au Mexi­que, est consommé par plus de 2 millions de personnes aux Etats­Unis. Cette drogue très addictive a des effets secondaires terribles :altération de la bouche, dents rongées, dé­mangeaisons chroniques, amaigrissementet, surtout, troubles mentaux sévères.

« C’est très facile à faire, précise l’adjoint deMiguel, il suffit de mélanger les ingrédients avec le bon dosage et au bon rythme. Après, onlaisse refroidir et ça donne la drogue solide en moins de quarante­huit heures. Tout ce qu’il y a à faire, c’est mélanger les bons produits. » D’après lui, ces « bons produits » sont d’un ac­cès très simple : éphédrine (un composant demédicaments en vente libre pour le décon­gestionnement nasal), ammoniaque, alcool, acide sulfurique, antigel, gasoil, et une série de composants chimiques bon marché cou­ramment utilisés dans l’industrie pour la production d’engrais, de climatiseurs, de bat­

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une coopérative criminelle de cette taille,les conflits sont fréquents, et font chaque année des dizaines de morts.

A 30 ans, Juan commande une centained’hommes, implantés dans toute la ville. Comme lui, ils viennent des faubourgs lesplus démunis ou des villages alentour. Le groupe ainsi constitué est une sorte de « divi­sion » du clan auquel il est lié. Malgré les ris­ques, beaucoup de jeunes sont prêts à tout pour intégrer ces structures. D’abord pour l’argent, bien sûr : environ 9 000 pesos (370 euros) par mois pour les hommes debase, soit le triple du salaire moyen dans le Sinaloa. Comme souvent dans ce cartel, les membres du groupe de Juan perçoivent aussiun petit complément de salaire en drogue, qu’ils peuvent au choix consommer ou revendre pour leur compte.

Au­delà des pesos, c’est une forme de recon­naissance sociale que ces jeunes gens recher­chent en s’engageant de la sorte dans la car­rière criminelle. Dans cet Etat peu peuplé (3 millions d’habitants) du nord­ouest du Mexique, nombre de déshérités occultent lescrimes de cette mafia, pour ne voir en elle qu’une entreprise prospère, capable de ven­dre du poison aux gringos et de rapporter de l’argent aux pauvres.

Le cartel cultive volontiers cette image debienfaiteur. « Regarde, me lance l’un des gars de Juan en me tendant son iPhone. C’est ce que le groupe a fait tout à l’heure à ce salaud devoleur quand la dame nous a appelés. » Ouvrant un message sur WhatsApp, il lance une brève vidéo filmée depuis une fenêtre. On y voit un homme en blouson blanc s’ap­procher d’une voiture japonaise rouge garée dans une rue calme, puis en forcer la portière et quitter les lieux au volant, au grand dam dela propriétaire.

Sur une deuxième vidéo, le même voleurmarche sur le trottoir d’une avenue, puis s’en­fuit en sens inverse à la vue d’une berline dont deux inconnus descendent pour lepoursuivre. Avec un sourire mystérieux, moninterlocuteur finit par ouvrir une photo mon­trant une tête coupée posée sur un corps vêtud’un blouson blanc… « N’ayez crainte, bonnes gens, ici, le crime organisé fait régner l’or­dre » : tel est en substance le message que le cartel fait circuler en diffusant ce type d’ima­ges sur les réseaux sociaux pour s’assurer le soutien du petit peuple de Culiacan et, pluslargement, du Sinaloa.

La crise du Covid­19 a dopé cette influencesociale. Face à l’ampleur de l’épidémie, les autorités fédérales et locales ont rapidement tenté d’imposer un confinement strict dans la région et ont déployé l’armée et la policeafin de le faire respecter. Des dizaines de mil­liers de personnes se sont alors retrouvéessans ressources, surtout dans les campagnes,où beaucoup de foyers précaires survivent grâce au travail journalier ou hebdomadairedu chef de famille. Dans le même temps, la pénurie de masques en ville a vite touché les

quartiers les plus pauvres, à l’habitat très dense, où plusieurs générations cohabitent souvent dans des maisonnettes exiguës.

Après quelques semaines de crise, le cartels’est posé en sauveur. Il a d’abord lancé la fa­brication de masques de tissus dans de multi­ples ateliers de fortune, puis il a orchestré leurdistribution dans ces secteurs prioritaires. Quoi de plus simple pour une structure rom­pue à la production de cocaïne en pleine ville ?Le cartel a aussi mis en place une aide alimen­taire à destination des villages situés sur son territoire, spécialement dans la Sierra Madre occidentale, son fief historique. Sur leurs fonds propres ou en levant des dons parmi leurs affidés, les clans ont financé l’achat de milliers de paniers de denrées qu’ils ont fait transporter dans les campagnes par des convois de 4 × 4, à grand renfort de vidéos pos­tées sur les réseaux sociaux. Chaque panier portait le nom du cartel ou de ses donateurs.

MARCHÉ ULTRACONCURRENTIEL« Qu’est­ce que tu veux savoir ? On n’a pasbeaucoup de temps. » Les hommes de Juansont nerveux. Deux d’entre eux prennentun long trait de cocaïne dans un petit sac depoudre, en gardant la crosse de leur arme àla main. Veste de treillis, gilet de combat… On jurerait des guérilleros. Pourtant, il n’en est rien : Juan n’est pas un chef rebelle, maisle manageur d’une « business unit » du cartel. Et, comme toutes les structuresopérationnelles de l’entreprise, celle­ci estcomposée de trois « départements ».

Le premier, une unité d’une quinzaine desicarios, est chargé de la sécurité. « Les gars quetu vois ici ont déjà tué plusieurs fois », prévient Juan. Tous les membres du clan débutent ainsiet subissent une sélection impitoyable : soit le jeune est tué par l’armée ou par un clan rival, soit il survit parce que c’est lui qui a tué.

Deuxième « département » : la logistique.Les hommes concernés dans le groupe de Juan doivent faire transporter des marchandi­ses prohibées en passant plusieurs frontières, une mission stratégique divisée en deux. Les approvisionnements en drogues et en pro­duits chimiques sont internalisés et assurés par des membres du groupe. Les livraisons vers les Etats­Unis sont, au contraire, externa­lisées, en affrétant des avionettas, de petits Cessna dont les pilotes louent leurs services aux narcos, et en coopérant avec d’autres branches du cartel, à Mexicali et Tijuana, deuxvilles voisines de la frontière américaine.

Mais la dimension la plus importante de cesactivités, le « département » que Juan pilote lui­même au sein de son groupe, c’est bien sûrle « business ». Comme tous les clans majeurs du cartel, celui de Juan commercialise tous lesproduits de l’entreprise. En moyenne, son groupe écoule 100 kg de marijuana par

ALORS QUE LA CROISSANCE 

ÉCONOMIQUE DU MEXIQUE EST AU POINT MORT, CELLE DE L’ÉTAT 

DE SINALOA AFFICHE, GRÂCE AUX « NARCOS », 

UNE HAUSSE DE PLUS DE 6 %

BERTRAND MONNET est professeur à l’Edhec (école de commerce), titulaire de la chaire « Management des risques criminels ». C’est à ce titre qu’il s’est intéressé au cartel de Sinaloa. Il lui a fallu trois ans, de 2017 à 2020, pour identifier des intermédiaires capables de garantir à la fois la fiabilité de ses interlocuteurs et sa sécurité. Trois longs séjours au Mexique lui ont permis, cette année, de rencontrer des « narcos ». « Ils ont accepté de témoigner par volonté d’afficher leur puissance sur la scène internationale », estime-t-il. Son travail fera l’objet d’un documentaire, en 2021, sur RMC Story.Après la publication de son enquête en trois volets, « Le Monde » consacrera, à compter du lundi 7 décembre, d’autres articles aux car-tels mexicains, cette fois dans le cadre d’une opération menée avec le collectif Forbidden Stories et divers médias internationaux. Cette deuxième phase aura pour base l’enquête sur l’assassinat, en 2012, de la journaliste Regina Martinez dans l’Etat de Veracruz.

ILLUSTRATIONS : TITWANE

nent le chercher. Une fois le cadavre décou­vert, elles plantent une croix sur place avant d’aller l’enterrer ailleurs. De l’autre côté d’unlarge fossé, de petits calvaires en métal por­tant des noms peints à la main succèdent à des oratoires en ciment abritant la photo plas­tifiée de jeunes hommes, des images pieuses et des bougies éteintes. Derrière un ruban de police noir et jaune déchiré, des vers grouillent sur les restes de vêtements sales : il y a quelques jours encore, un corps gisait ici. Au bord de la piste, derrière une voiture au coffre ouvert, trois femmes et un grand­père aux cheveux blancs viennent assister à l’ins­tallation d’une croix en ciment. La victime – un frère ? un fils ? un mari ? – avait 20 ans.

A quelques kilomètres de là, les boss, eux,sont enterrés dans un lieu surréaliste : lepanthéon des narcos. Sur 2 hectares secôtoient des dizaines de mausolées tous plusluxueux les uns que les autres, des chapellesprivées élevées à la gloire de Dieu autant qu’àcelle des défunts. Les dômes colorés et les croix dorées coiffent des constructions de deux étages, alternant façades de marbre,terrasses arborées, colonnes et frontonsdécorés de scènes bibliques. Le rez­de­chaus­sée des plus grands mausolées est fait d’unecrypte ouverte, où sont exposés des por­traits du narco en question, entourés d’ima­ges pieuses et de bouquets de fleurs.

Le retour en ville se fait sur une route bordéede motels haut de gamme, dont le Paris, au fronton orné d’une tour Eiffel de 30 m, haut lieu des fêtes narcos. Les cadres du cartel vien­nent y consommer sans limite drogues, alcoolet prostituées dans des suites dotées d’un bar, de plusieurs chambres et d’une piscine inté­rieure. Plus loin, des dizaines de banques, con­cessionnaires automobiles et fast­foods amé­ricains bordent des centres commerciaux auxparkings bondés. Dans le centre­ville, des ruescommerçantes animées aux magasins bien tenus alternent avec des avenues bordées d’immeubles modernes et d’espaces verts. Surles hauteurs, un quartier de villas abrite les notables : avocats, médecins, hommes d’affai­res et… chefs narcos. Aucun doute : Culiacan est prospère. Alors que la croissance économi­que du pays est au point mort, celle de l’Etat du Sinaloa affiche, elle, une hausse de plus de 6 %, due aux milliards de dollars du trafic.

Le cartel règne en maître à Culiacan. Il l’a en­core prouvé le 17 octobre 2019, lors de l’arresta­tion par l’armée d’Ovidio Guzman, l’un des filsd’« El Chapo », le leader historique de l’orga­nisation, lui­même arrêté en 2016, puisextradé aux Etats­Unis l’année suivante.Immédiatement prévenus de l’interpellation d’Ovidio, des centaines de narcos convergent de partout vers le centre de Culiacan. Ils blo­quent les principaux axes en positionnant descamions bennes équipés de mitrailleuses sur les carrefours, et engagent le combat avec les militaires et la police. Les affrontements font 13 morts en quelques heures. Et alors qu’Ovi­dio Guzman est poursuivi pour son appartenance à l’état­major du cartel, les poli­ciers qui le détiennent sont sommés par leur hiérarchie de le libérer. Le lendemain, le chef de l’Etat mexicain, Andres Manuel Lopez Obrador, se justifie lors d’une conférence de presse : « Cette décision a été prise pour proté­ger les citoyens. Car nous ne pouvons pas étein­dre le feu avec le feu. » Le président du Mexique, quinzième puissance mondiale, vient de capituler face au cartel de Sinaloa.

bertrand monnet

Prochain article Dealers sans frontières

semaine, 5 kg d’héroïne et 6 à 9 kg de crystal. Mais, selon lui : « Le meilleur business, c’est la cocaïne ! En Colombie, je l’achète 1 000 dollars le kilo. Ici, un kilo vaut 10 000 dollars. Après, ça dépend des pays, mais une fois sur le marché, un kilo vaut 100 000 dollars. »

Comme tout trafic, celui­ci impose d’abordde maîtriser ses coûts. Sans donner de détails, Juan indique que pour un chargement moyende 4 kg de « coke », d’un montant d’un millionde pesos (40 000 euros), il a deux coûts princi­paux : le transport et la corruption de la police.A l’entendre, l’essentiel des gains lui revient àlui, ainsi qu’à l’échelon supérieur du cartel, laissant clairement entendre que les coûts mentionnés plus haut n’excèdent pas 50 % duchiffre d’affaires. A condition de surmonterun autre obstacle : la concurrence. « Il y a beau­coup d’autres cartels. Alors, on se bat pour être les seuls fournisseurs. » Et c’est là que s’arrête leparallèle avec les entreprises normales… Car ce n’est pas avec les tarifs que les narcos se bat­tent, mais avec des armes.

AU PANTHÉON DES TRAFIQUANTSDepuis 2006, les conflits entre cartels, les exé­cutions de civils et les affrontements avec l’ar­mée ont fait plus de 200 000 morts. « Nous pensons parfois que c’est mal ce que nous fai­sons, conclut Juan. Mais on a tous faim… Il y aun dicton, dans le Sinaloa, qui dit : “La faim est une salope.” » Trois semaines après cet entre­tien, lui­même et dix de ses hommes ont ététués dans un affrontement avec un autre clan du cartel, en plein cœur de Culiacan.

C’est ainsi, dans cette ville : la mort estomniprésente. En périphérie, des dizaines depetites croix, simples et discrètes, bordent lesroutes. « Certaines, c’est parce qu’il y a eu un accident à cet endroit, me précise­t­on. Maisen général, c’est pour montrer l’emplacementoù la famille a retrouvé le corps d’un proche. »

Sur la place voisine de la cathédrale, au cœurde la cité, des personnes d’un certain âge dan­sent gaiement au son d’un modeste orches­tre, à proximité de lampadaires sur lesquels sont collées des affichettes. Sur chacune d’el­les, l’inscription « Se busca » (« recherché ») est surmontée de la photo d’un jeune homme, d’un texte décrivant l’endroit où il a été vu pour la dernière fois et d’un numéro de télé­phone. Des avis de recherche désespérés.

Quand elles ne retrouvent pas leur prochevivant, c’est sur une longue piste de terre, à l’extérieur de la ville, que les familles vien­

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Yarol Poupaud fait vibrer la corde JohnnyLe guitariste et directeur musical des dernières tournées du « Taulier » raconte ses souvenirs dans « Electrique »

PORTRAIT

I l a le cœur d’un rockeur, maisil n’en aurait pas le cuir. C’estJohnny qui le lui a dit. DansElectrique, son autobiogra­

phie (coécrite avec Frédéric Be­ghin, Plon, 336 pages, 20 euros),Yarol Poupaud restitue ce dialo­gue surréaliste avec son ancien employeur, étonné qu’il ne porte pas de tatouage, car « un rockeur, c’est tatoué ». L’insolent s’inter­roge : « Ah bon ? Il en a beaucoup, des tatouages, Mick Jagger ? » L’an­cien réplique : « Keith Richards, il doit en avoir, et lui, c’est un roc­keur. » Dernier mot au guitariste :« Il n’en a pas non plus. Et Elvis, il était tatoué ? »

Voilà un livre dont la date de pa­rution ne doit sans doute rien auhasard, trois semaines avant le troisième anniversaire de la mort d’Hallyday, le 5 décembre. Parmi les autres témoignages du mo­ment, il a toutefois un mérite rare : on y parle de rock et nond’alcôves. Yarol Poupaud raconteses souvenirs de directeur musi­cal de l’idole – ils occupent untiers du récit – sans être dupe de laproposition éditoriale : « J’ai toutde suite dit : “Les gars, je vous vois venir, vous voulez un bouquin surJohnny…” »

Pas sûr que le gros du lectoratpotentiel se passionnera pour le reste, comme les aventures de FFF(Fédération française de fonck), le groupe de fusion funk­rock néen 1987. Mais, comme l’auteur l’écrit au sujet de son destin de musicien : c’était ça et rien d’autre.

Retour aux sourcesLes fans lui sont reconnaissants :ce « guitariste de rock sorti de nullepart » leur a « rendu » leur Johnny à partir de la tournée 2012, par un retour aux sources. Le premier contact avec son aîné de vingt­cinq ans avait été établi sept ansplus tôt, alors que le musicien et producteur s’occupait plutôt de bébés rockeurs que de vétérans. Poupaud organisait au Gibus, sanctuaire punk parisien, les Rock’n’Roll Friday avec de jeunes émules français des Strokes. Sonami le réalisateur Laurent Tuel luipropose de jouer le guitariste pour la fantasmagorie Jean­Philippe. Sur le tournage, la dis­cussion avec le héros porte illicosur les rockeurs originels, dégé­nère en bœuf, et les classiques dé­filent : Johnny B. Goode, Summer­time Blues, Tutti Frutti…

« On avait en commun cette cul­ture des pionniers du rock’n’roll,

les années 1954­1958, liée à un truc d’enfance, lui, le square de la Tri­nité, moi, les Arènes de Lutèce », constate Poupaud, qui écrit être « né à 8 ans et demi, le jour de lamort d’Elvis, le 16 août 1977 »,quand « un flash [le] transperce enregardant Jailhouse Rock ». Aupa­ravant, comme Johnny avant lui, il s’était gavé de westerns et vou­lait être cow­boy. Le voilà « rocky », assistant à son premier concert : Carl Perkins (Blue SuedeShoes) au Bataclan, un choixsurprenant en 1980 pour ungarçon de 11 ans. Plus tard, il suc­combera au funk et aurhythm’n’blues, puis au hard rockde Thin Lizzy et d’AC/DC. Déno­minateur commun ? Le blues.

Toute la musique qu’il aime vient de là. « Le son brut, un peu râpeux, énergique. C’est vrai que je penche plus vers les musiques noires amé­ricaines que vers la pop anglaise. »

Ce n’est pas sa mère, Chantal,qui découragera sa vocation. Atta­chée de presse des films de Mar­guerite Duras, elle fréquente des gens du cinéma et du rock, dont Eric Lévi, guitariste de Sha­kin’Street, qui montre des« plans » au gamin et lui vend sapremière six­cordes électrique,une Rickenbacker rouge. Dans son appartement de Pigalle, auplus près des luthiers, le Parisien sort le spécimen de son coffre. Ilpossède aujourd’hui une tren­taine de guitares et n’a jamais pu

se séparer d’une. Pas faute d’avoiressayé : « Quand je la vois dans lemagasin, je la reprends aussitôt… »

Il doit ce prénom original à Yarolle Vénusien, un fêtard fan de mu­sique, déniché dans une nouvelle de science­fiction. Avec son jeune frère et futur acteur, Melvil, la

complicité est aussi musicale, se concrétisera par les groupes Mud et Black Minou, et perdure : « On vient de passer une semaine en studio dans les Deux­Sèvres pourfaire un album. On a composé ça en faisant des jams au mois d’août. » Lui­même a prévu de li­vrer son deuxième album soloen 2021, après Yarol, en 2019, « un premier disque très éclaté : desfans de Johnny un peu hardcore ont été décontenancés ». Créer desriffs est un jeu d’enfant. « Pour les textes, j’ai besoin d’être entouré [par Lescop sur son prochain dis­que]. Peut­être que ça traduit un complexe : ça ne sera jamais aussi bien que Dylan ou Gainsbourg. »En mai 2018, pour ses débuts sous

La pandémie freine à peine la « johnnymania »Coffrets CD, livres, produits dérivés… Le chanteur fait toujours vendre, même si ses fans n’aiment pas acheter en ligne

T rois ans après la mort, le5 décembre 2017, du chan­teur, la pandémie a­t­elle

amoindri les flots d’or de la John­nymania ? Oui, reconnaît Christo­phe Palatre, directeur général du label Parlophone, division de War­ner Music France, qui exploite les œuvres de Johnny Hallyday de­puis 2006 : « Une semaine après la sortie de Son rêve américain, le23 octobre, les magasins ont tous fermé. » Ce coffret, qui comprend un double album live au Beacon Theatre de New York en 2014, la bande originale du dernier road trip aux Etats­Unis et un inédit, Deux sortes d’hommes, a connu undémarrage fulgurant la première semaine avec 50 000 exemplaires.« Les ventes ont été divisées par quinze la troisième semaine. Le pu­blic de Johnny, populaire, n’achète pas forcément sur Internet. »

Christophe Palatre se veut opti­miste. « Depuis le déconfinement,

les ventes sont reparties. On peut rattraper ce retard sur le mois de décembre. La Johnnymania conti­nue », veut­il croire, en rappelantque, avant Noël 2018, Hallyday était numéro un des ventes avec Mon pays c’est l’amour.

Georges de Sousa, directeur dulabel Panthéon (chez Universal, chargé du catalogue du chanteur de 1961 à 2005), partage cette ana­lyse, même s’il a dû reporter la sor­tie de l’album symphonique Acte II au printemps 2021. En revanche, le live Bercy 2003, sera commercia­lisé comme prévu, le 11 décembre, en édition limitée à 40 000 CD. Pour Georges de Sousa aussi, Johnny reste une valeur très sûre : en 2019, l’album Johnny, des suc­cès arrangés par le pianiste Yvan Cassar, a constitué la meilleure vente physique de l’année, avec 424 357 exemplaires écoulés.

Président de Johnny HallydayLe Web, le site officiel qui fédère le

plus grand nombre de fans (plusde 10 000), Philippe De Deckere a enregistré des adhésions lors desconfinements, « aussi bien deshommes que des femmes ». Le Covid n’a pas changé les compor­tements : « Les plus âgés achètent en double tout ce qui sort, une fois pour l’écouter, une fois pour leconserver sous cellophane. »

En cinquante­sept ans de car­rière, Hallyday a enregistré 1 011 chansons, un patrimoinequi n’a cessé d’être commercia­lisé. « Tout doit être proposé enmagasin et ressorti en différentsformats », explique Thierry Jac­quet, directeur général du catalo­gue chez Warner Music France.Les vinyles, très demandés, fontl’objet de réassorts tous les trois­quatre mois.

Les documentaires, produitsdérivés et ouvrages sur Johnny semblent, eux, inépuisables. De­puis le 21 octobre, quatre livres lui

ont été consacrés, dont Johnny Hallyday et ses anges gardiens,coécrit par Sacha Rhoul, son se­crétaire particulier, Jean Basselin, son intendant dans les années 1980, et le journaliste Laurent La­vige (Casa Editions, 208 pages, 29,95 euros), ou Je me souviens de nous, signé par sa deuxièmeépouse, Elisabeth Etienne, dite Babeth (Harper Collins, 192 page,18 euros).

« Aucun droit versé depuis 2017 »A l’Adami, la société de gestion de droits des artistes­interprètes, on précise qu’« aucun droit n’a été versé depuis la mort de Johnny ». La succession s’est révélée unesource d’embrouilles violentes, puisque le chanteur, qui aurait ac­cumulé une dette fiscale de 34 millions d’euros, selon ParisMatch, avait déshérité ses quatreenfants au profit de sa dernière épouse, Laeticia. Un accord a fina­

lement été trouvé avec les deuxpremiers enfants. L’actrice LauraSmet a accepté un arrangement financier en juillet et David Hally­day, qui vient de sortir un nouvel album, Imagine un monde, a re­noncé à la succession dans lafoulée. La répartition des droits depuis le décès de Johnny Hally­day s’effectuera en 2021. « Le no­taire nous notifiera à qui les ver­ser », dit­on à l’Adami, en sachant que la vente d’un CD rapporte enmoyenne un euro à l’interprète.

A ces ventes s’ajoutent les droitsissus du streaming. Spotify a noté, en cette année de confine­ment, une écoute bien plus im­portante qu’habituellement « des artistes confirmés et des monu­ments de la musique française ». Comme en témoigne le succès de Je te promets, chanson écrite par Jean­Jacques Goldman, sur la pla­te­forme. « On touche une généra­tion plus jeune avec le streaming et

grâce aux clips sur YouTube », se réjouit Georges de Sousa.

La tradition sera encore respec­tée cette année avec une messe préparée avec les fans, le 9 décem­bre, jour anniversaire des obsè­ques de Johnny, en l’église de la Madeleine. Le curé Bruno Horaist est bien conscient que « compte tenu du contexte, les fans ne seront sans doute pas aussi nombreux qued’habitude ». Et il leur faudra res­pecter les règles de distanciation. Le titulaire de l’orgue de chœur transcrira le psaume du jour sur l’air du Pénitencier. « Certains fans ont gardé l’habitude de venir à la messe le 9 de chaque mois, bien queces messes ne revêtent aucun ca­ractère “johnnyesque” particulier, ajoute le père Horaist. Un biker, à qui je faisais remarquer que nousn’étions pas le 9, m’a lancé : “Ah, parce que vous croyez que l’on ne pense à Johnny que le 9 ?” »

nicole vulser

Yarol Poupaud et Johnny Hallyday au Big Festival de Biarritz (Pyrénées­Atlantiques), en 2015. CHRIST & NELSON/DALLE APRF

« On avait en commun cette culture des pionniers du rock’n’roll,

liée à l’enfance »YAROL POUPAUD

son nom, il a joué devant 25 per­sonnes dans un bar d’Angoulême.Un écart vertigineux avec sa pré­cédente apparition en public, 18 millions de téléspectateurs, pour les obsèques d’Hallyday à laMadeleine. Auparavant, il pouvaitenchaîner un Stade de France avec « le Taulier » et une cave de Pigalle avec Black Minou. « J’aitoujours eu une carrière parallèle un peu underground, pour rester en contact avec les sensations que j’éprouvais gamin : monter dans lacabine du camion de tournée, manger au catering, dormir à l’Hô­tel Ibis. » Sous Johnny, il a décou­vert les déplacements en jet privé et retour à la maison dans la nuit « avec champagne, sushis et vodkadans l’avion ».

Joies et frayeursIl doit le job de sa vie à un autre gui­tar hero de l’Hexagone, Matthieu Chedid. Le réalisateur pour Hally­day de l’album Jamais seul (2011) avait placé son nom. D’abord rem­plaçant pour des promotions, il a fini bras droit, un fait du prince ac­cueilli avec scepticisme par l’en­tourage. « Mais je les comprends, c’était le retour de Johnny, et il ne fallait pas se planter. Ils ne connais­saient pas FFF et ont un peu flippé. »Il y eut des joies et des frayeurs, notamment quand Poupaud s’est fait arrêter à New York en posses­sion de cocaïne et a manqué de ra­ter un concert à Epernay (Marne). Une scène digne du film parodi­que Spinal Tap (Rob Reiner, 1984) lorsque la tête de mort géante a re­fusé de s’ouvrir pour l’entrée de l’artiste au Zénith de Nice – colère noire de Johnny. Et, quand même, la frustration d’avoir signé la mu­sique de Rester vivant (2014), qui donnera son nom à l’avant­der­nier album studio d’Hallyday, sansavoir été convié à participer à l’en­registrement.

Curieusement, cette presti­gieuse ligne de CV auprès de l’homme aux 3 256 concerts n’a été suivie d’aucune offre intéres­sante. « De même après ma nomi­nation aux Césars pour la musiquede Bus Palladium, en 2011. Je seraisravi qu’on me propose des musi­ques de films… Ça me pèse d’êtrecatalogué guitariste de Johnny. Je ne suis pas dans la nostalgie, lui nel’était pas non plus : il aimait bien les Black Keys et Jack White, parexemple. On m’a proposé de fairedes tributes à Johnny, mais j’ai pas envie de gâcher ce souvenir avecun truc moins bien sans lui. Le mecest irremplaçable. »

bruno lesprit

Page 25: Le Monde - 05 12 2020

“La mise en scène de David Fincher est magistrale”L’OBSL’OBS

“Fincher déploie tout son génie”PREMIERE

“Un chef-d’œuvre”LA SEPTIÈME OBSESSION

Page 26: Le Monde - 05 12 2020

26 | culture SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Germaine Acogny, la scène comme un brasierLa danseuse et chorégraphe franco­sénégalaise est à l’affiche du Théâtre de la Ville, à Paris, avec « A un endroit du début », qui sera retransmis en ligne

DANSE

L a danseuse et chorégra­phe Germaine Acogny,76 ans, aime se présentercomme « une femme

noire, née au Bénin, ethnie yoruba,grandie au Sénégal, divorcée avec deux enfants, remariée à un Alle­mand ». Depuis la création en 2015 de son solo autobiogra­phique A un endroit du début, onsait qu’elle s’appelle « Germaine Marie Pentecôte Salimata Aco­gny ». Tout ça ? Oui. Mais encore.Celle qui est née le jour de la Pen­tecôte en 1944, et a été baptisée deux fois – dans la religion catho­lique et musulmane – endosse aussi le prénom de Seymabou, etcelui de sa grand­mère paternelle,Aloopho, prêtresse yoruba, dont elle est la « réincarnation ». Parfoisaussi, Germaine s’appelle Iya Tunde (« la mère est revenue »).

Germaine Acogny, figure deproue du spectacle vivant, repère de générations d’interprètes qui suivent son enseignement à l’Ecole des Sables, à Dakar, est l’ambassadrice de la saison soli­daire du Théâtre de la Ville, à Paris.Elle est à l’affiche, du 4 au 6 dé­cembre, avec A un endroit du dé­but, retransmis en direct et gratui­tement sur le site du théâtre. Elle

est en vedette dans le film Iya Tunde, de Laure Malécot, proposé le 6 décembre, qui sera suivi d’unemaster class accessible par le logi­ciel Zoom, et d’une conversationavec la chorégraphe. Celle que Maurice Béjart (1927­2007) évo­quait comme sa « fille noire » et àqui il confia les clés de l’école Mu­dra Afrique, à Dakar, entre 1977 et 1982, a condensé des apprentissa­ges aux antipodes, depuis les dan­ses traditionnelles jusqu’aux tech­niques classiques et modernes ap­prises à New York, Paris et Bruxel­les. Nourris par l’observation de la nature – chez elle, la poitrine est lesoleil, les fesses correspondent à lalune –, ses mouvements font orga­niquement référence au nénu­phar et à la grenouille.

Cette femme solide comme unkapokier (l’arbre à kapok est son

fétiche) lance une question, une seule, dès le début de son solo­mo­nologue. « Qui suis­je ? » Assise à même le plateau, elle s’attaque à ses origines, ses conflits intimes. Les frottements contenus dans sesprénoms allument un brasier dans lequel Germaine Acogny plonge pour en faire surgir une identité mosaïque complexe. Elle est la fille d’une institutrice et du premier administrateur des colo­nies venu s’installer au Sénégal alors qu’elle avait 4 ans. La photo de son père, converti au catholi­cisme, est projetée sur un rideau,tandis que son histoire, recueillie dans un manuscrit, est le socle de ce périple tumultueux.

Quelle tornade que GermaineAcogny ! Elle peut ne faire que quelques gestes des bras, tourner le long d’un cercle marqué à la fa­rine, trembler des épaules, elle sai­sit et emporte. Elle a 70 ans lors­qu’elle s’attaque à cette pièce, ri­tuel proche d’un exorcisme, en complicité avec le metteur en scène Mikaël Serre. Impérieuse et virulente, calme et furieuse, elle règle ses comptes et n’y va pas avec le dos de la cuillère, sort les couteaux légués par sa grand­mère. Elle tranche les nœuds du patriarcat, de son rapport aux hommes – elle a 23 ans et deux en­

fants lorsqu’elle divorce de son premier mari, qui veut prendre une seconde épouse. Elle se risquesur tous les terrains : la religion, le colonialisme, la négritude… Elle revendique le catholicisme et l’animisme, plaide pour les identi­tés multiples.

Un Bessie Award en 2018Chaque spectacle, chaque rencon­tre avec Germaine Acogny ajou­tent des informations sur son par­cours, sa vie, son œuvre. Prof de gym, puis danseuse et pédagogue,créatrice d’un groupe de majoret­tes dans les années 1970 à Dakar,celle qui petite virevoltait pen­dant la récré en proposant aux autres de danser « comme un ar­bre » a fondé de multiples écoles dans les villes où elle a vécu, dont Toulouse dans les années 1980. « Fière d’être noire, d’être nègre »,elle rappelait, lors d’une perfor­mance somptueuse, en mai 2019, autour de l’exposition Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, au Musée d’Orsay, qu’au départ ses modèles étaient blancs comme Isadora Duncan ou Mary Wigmanavant de découvrir enfin, à New

York, des artistes afro­américains, dont le chorégraphe Alvin Ailey (1931­1989).

Installée pendant quelques joursdans un hôtel parisien, Germaine Acogny donne de ses nouvelles dans un immense élan joyeux. Elle arrive de Pampelune (Espa­gne) où elle a dansé A un endroit du début. « On a tellement de chance de pouvoir continuer àtourner et travailler », s’exclame celle qui a été récompensée d’un Bessie Award en 2018, pour sa per­formance dans Mon élue noire, d’Olivier Dubois. Près de son lit, unpetit « autel » composé d’uneimage de sainte Rita qui « protège les prostituées et donc aussi les danseuses qui travaillent avec leurcorps », une pierre­Shango (pierre­tonnerre, Shango étant le dieu de la foudre dans la religion vau­doue), un bouddha. Elle relate letournage du film La Traversée, de la chorégraphe burkinabée IrèneTassembédo, dans lequel elle joue La Diva, protectrice d’une bande de jeunes gens qu’elle encourage àrester au pays. Elle raconte le n’deup, cérémonie de transe à la­quelle elle a été initiée en 2003 par

Germaine Acogny se risque

sur tous les terrains : la religion,

le colonialisme, la négritude

les femmes du village de Toubab Dialaw, où elle a implanté l’Ecole des Sables.

Ce sont d’ailleurs les élèves « sa­blistes », originaires de tout le con­tinent africain, qui interpréterontlors d’un programme spécial auThéâtre du Châtelet, en mars, LeSacre du printemps, chef­d’œuvre chorégraphié en 1975 par PinaBausch (1940­2009), qui leur a été transmis, avec l’accord de Salo­mon Bausch, fils de l’artiste. En in­troduction, Germaine Acogny dansera Common Ground(s), duo créé avec Malou Airaudo, person­nalité historique de la compagniede Pina Bausch. « Lorsque j’ai vu LeSacre de Maurice Béjart, puis celui de Pina Bausch, les tremblements du buste m’ont frappée, s’emballe­t­elle. Ces tremblements, c’est l’Afri­que, c’est Maurice, c’est Pina, c’est universel. »

rosita boisseau

A un endroit du début, de Germaine Acogny. En direct de l’Espace Cardin, le 4 décembre à 21 heures, le 5 décembre à 15 heures sur Theatredelaville.com et Facebook.

Une crèche municipale démontable pour une ville plus durableDans le jardin du Luxembourg, à Paris, un bâtiment itinérant, conçu par Mirco Tardio et Caroline Djuric, accueille pour deux ans des tout­petits

ARCHITECTURE

C’ est avec une politesseextrême que le bâti­ment édifié dans le jar­

din du Luxembourg à Paris pour accueillir les enfants d’une crè­che en travaux est venu s’insérer entre deux rangées d’arbres. Sa façade recouverte d’inox se fond harmonieusement dans le pay­sage. Ses clôtures en fines lattesde bois, ses belles menuiseries en bois elles aussi, donnent l’im­pression qu’il a toujours été là,au même titre que le manège ou le kiosque à musique.

L’édifice devrait pourtant dispa­raître d’ici deux ans, sans laisser de traces. Ce sera le début d’une itinérance possiblement longue,qui va le conduire dans un pre­mier temps à être remonté dansle 13e arrondissement de Paris pour les besoins d’une autre crè­che. Inspirée des principes cons­tructifs de Jean Prouvé, sa struc­ture métallique est en effet entiè­rement démontable.

Les modules en bois et lesgrands panneaux vitrés qui la remplissent en alternance sont faciles à transporter et à manipu­ler. Ses fondations sur micro­pieux portent peu atteinte au sol. Quant à la vêture en inox, si elle venait à jurer avec son nouvelenvironnement, on la rempla­cerait aisément par un autre ma­

tériau : son coût ne représente que 1 % du budget total.

Simple et efficace, réversibledans son principe, le bâtimentdéploie sur deux niveaux de grands plateaux lumineux où lamatérialité du bois diffuse un cli­mat apaisant. Edifié en quelquessemaines à peine (quarante­cinq jours, étalés sur quatre mois), il est le résultat d’un travail derecherche sur la densité urbaineet l’architecture écodurable que Mirco Tardio et Caroline Djuricmènent conjointement au seinde leur agence. Comment cons­truire la ville sur la ville en cons­truisant mieux, c’est la questionqui les guide depuis qu’ils se sont associés, en 2004.

Qualité architecturaleLa réponse qu’apporte ce proto­type passe par la préfabricationde modules en bois dans un ate­lier des Landes et des techniques d’assemblage inspirées de l’archi­tecture traditionnelle japonaise. Conscient des effets désastreuxqu’a pu avoir la préfabrication surl’architecture à partir des années 1970 (perte de caractère, unifor­misation…), Mirco Tardio les im­pute d’une part aux matériaux utilisés (plastique, béton…), del’autre à leur volumétrie en 3D.Avec des modules en 2D, en bois, ilentend au contraire faire rimer économie, respect de l’environ­

nement et qualité architecturale. L’engouement, très fort actuelle­ment, pour la construction enbois est freiné, explique­t­il par des coûts élevés de fabrication. Ilsreflètent les tensions d’une filière pas encore arrivée à maturité : dans les métropoles où se con­centrent les chantiers, les entre­prises spécialisées sont encore trop peu nombreuses.

Les prix, en conséquence, explo­sent. Pour les faire baisser, Mirco Tardio suggère de faire travailler,comme il l’a fait pour la crèche dujardin du Luxembourg, « les scie­ries et les ateliers qui sont implan­tés ailleurs – souvent à proximité des forêts. Ce serait intéressant quela grande machine métropolitainebénéficie à ces savoir­faire sous­employés, à ces territoires écono­miquement déprimés… ».

Les modules de la crèche sontreconfigurables au gré des be­soins. On peut ainsi construire avec eux une structure d’héberge­ment d’urgence, des bureaux ou même un musée, soutient l’archi­tecte, qui développe aujourd’huid’autres projets modulables. Rodépar cette première expérimenta­tion, il pousse le curseur de l’ar­chitecture durable un cran plus loin : ses futurs bâtiments ne se­ront pas seulement réversibles, ils seront construits avec du ma­tériau de réemploi.

isabelle regnier

Germaine Acogny, lors d’un spectacle au Grand Théâtre de Luxembourg, en 2015. THOMAS DORN

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Page 27: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 télévision | 27

HORIZONTALEMENT

I. Bon remède pour prendre du poids. II. Evite les fuites en chambre. Raidit. III. De la glace à Londres. Passe les plats. Chassé dès la rentrée. IV. Sont souvent de la revue. Pour aller loin et ménager les montures. V. Label de qualité. Enfant de Jocaste. Enca-drent le franc. VI. Ebranle dans la ber-gerie. Création spontanée. VII. Prati-quâtes une ouverture. Liaisons en Ile-de-France. VIII. D’un auxiliaire. Plutôt méprisant pour les autres. Tenue légère. IX. Bloque la situation. Ne supporte pas d’être à l’étroit. X. Détaillerions les comptes.

VERTICALEMENT

1. Autre bon remède pour prendre du poids. 2. Démoniaque. 3. Franchir le pas. Point. Pourra être approuvé. 4. Ouverture de gamme. Bleu chez Tintin. 5. Dame du métier. 6. Ouvre les comptes à la City. Evite d’être trop direct. 7. Se permet tous les mauvais coups. Cours d’Espagne. 8. Même les plus beaux sont piétinés. Tenir à la fin. 9. Assure la liaison. Sur une carte asiatique. Le faux laisse des traces. 10. Tissu.Son travail est dur, ses revenus modestes. 11. Déesse Marine. Venu d’Asie, c’est un danger. 12. Affaiblissons nos propos.

SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 283

HORIZONTALEMENT I. Désillusions. II. Egérie. Iodât. III. Triangles. Ne. IV. Riz. Oies. Far. V. Aléa. Ostie. VI. Cl. Nin. EO. El. VII. Taper. Ms. Obi. VIII. Erotisé. Prêt. IX. UDR. Eolienne. X. Réconciliées.

VERTICALEMENT 1. Détracteur. 2. Egrillarde. 3. Seize. Porc. 4. Ira. Anet. 5. Lino. Irien. 6. Légion. Soc. 7. Les. Méli. 8. Siestes. Il. 9. Ios. Io. Pei. 10. Od. Fe. Orne. 11. Nana. Ebène. 12. Stérilités.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

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GRILLE N° 20 - 284PAR PHILIPPE DUPUIS

20 - 284 daté Samedi 5 décembre.indd 1 26/11/20 11:32

SUDOKUN°20­284

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8 7 3 5 6Realise par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)

4 3 2 7 1 6 9 8 5

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9 6 5 3 2 8 1 4 7

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grille avec des chiffres

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Chaque chiffre ne doit

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seule fois par ligne,

par colonne et par

carre de neuf cases.

EN VENTECHEZ VOTREMARCHANDDE JOURNAUX

Cahier numéro un de l’édition n°2927 du 3 au 9 décembre 2020

LA TENTATIONHIDALGO

LA TENTATION PRÉSIDENTIELLE

LES COULISSESD’UNE CRISE

DELPHINE HORVILLEURÉCRIT AU PAPE

EDALCOCK

VIOLENCES POLICIÈRES EXCLUSIF

SAMEDI 5 DÉCEMBRE

GulliErnest et Célestine21.05 Avec Daniel Pennacau scénario et Lambert Wilsonpour la voix d’Ernest, Vincent Pataret Stéphane Aubier imaginentun préquel au classique de la littérature enfantine. Une adaptation tendre et pleine de malice.

NetflixUne ode américaineA la demande Le réalisateur américain Ron Howard met en scène avec efficacité la success storyd’un jeune garçon né dans une famille pauvre du Kentucky.Avec Glenn Close et Amy Adams.

ArteComment le chat a conquis le monde22.25 Animal de compagnie préféré des humains, le chat a vu sa popularité se renforcer avecles périodes de confinement.Portrait d’un animal paradoxal, qui, plusieurs millénaires aprèssa domestication, n’a rien perdude son instinct de chasseur.

Ciné+ ClubLes Affranchis22.30 New York, les années 1960et 1970, Ray Liotta, Joe Pesci, Robert De Niro… Trente ans avantThe Irishman, Martin Scorsese signe sa première grande saga sur la mafia. Pour ceux qui ont toujours rêvé d’être gangster.

Dans les coulisses du luxe à la françaiseEntre innovation technique et espionnage industriel, la France s’est approprié plusieurs procédés de fabrication

ARTESAMEDI 5 - 20 H 50

DOCUMENTAIRE

L e goût et l’invention duluxe ne sont pas une sin­gularité française. Mais,ainsi que le montre ce do­

cumentaire historique avenant et renseigné, la France fera tout pourimiter et coloniser les sources et la fabrication de produits d’excep­tion qui se trouvaient sous la houlette jalousement surveillée de pays voisins ou lointains.

Stéphane Bégoin et Flore Kosi­netz, les auteurs de L’Invention du luxe à la française, s’arrêtent surtrois savoir­faire emblématiques :l’art du miroir, en Italie – à Venise en particulier ; l’art des étoffes, en Hollande – à Leyde, notam­ment ; l’art ancestral de la por­celaine et la maîtrise de fours gi­gantesques, en Chine.

Les miroirs et la porcelaine sonten France l’objet d’une convoitise d’autant plus aiguë que leursrecettes de fabrication sont in­connues des manufactures du pays. Colbert, ministre des fi­nances de Louis XIV, envoie desémissaires – des ecclésiastiques en particulier – afin d’espionner et de débaucher autant qu’il estpossible des ouvriers en leur pro­mettant en retour une situationprivilégiée. Dans le domaine dumiroir et des glaces, les ouvriers

immigrés travailleront à Paris à lamanière de Venise, mais ne lâche­ront pas leurs secrets de fabrique (certains seront assassinés par des mercenaires italiens).

Ce sera longtemps après que laFrance trouvera à son tour une technique révolutionnaire qui permettra la fabrication de très grands miroirs d’un seul tenant (lagalerie des glaces de Versailles, dont le luxe devait faire s’ébaubir

l’Europe entière, était constituée de grands miroirs composés de pièces assemblées). Dès lors, la Manufacture des glaces et miroirs régnera en maître en Europe.

Instructif et documentéLongtemps inégalée et, comme les miroirs, abordable seulement par les très grandes fortunes, la porcelaine chinoise trouvera un débouché en Saxe, puis en France,

par la Manufacture de porcelaine de Sèvres, après la découverte, près de Limoges, d’une des rochesqui en permettait la fabrication selon les critères asiatiques de transparence et de solidité.

Le sujet, le format long et leschoix de réalisation de L’Invention du luxe à la française semblent adaptés aux attentes présumées du grand public espéré pour ce prime time à l’approche des fêtes

de fin d’année. Très instructif, documenté et traversé par des pri­ses de parole scientifiques et his­toriques (notamment celle de Lau­rence Picot, à l’origine de cette réa­lisation), ce documentaire remplitparfaitement son rôle.

Mais il ne perdrait pas grand­chose à être délesté de la plupart des scènes qui reconstituent les réunions avec (puis sans) Colbert, les sévères contrôles de qualitédans les fabriques provinciales avec nobles, bourgeois et ma­nants incarnés par une palanquéed’acteurs assez médiocres, sur un mode qui se situe entre les dra­matiques du bon vieux service public à la française (autre mar­que de fabrique…) et Versailles, larutilante série de Canal+.

Par ailleurs, le dégagementconclusif du film intrigue. Ilévoque la naissance de la haute couture – autre domaine essen­tiel et toujours régnant du luxe à la française – à travers la figure de Rose Bertin, qui ouvre un maga­sin de mode en 1770 et habillebientôt Marie­Antoinette. Mais ilfrustre d’autant plus le spectateurqu’il semble mériter et annoncer une suite qui n’aura pas lieu.

renaud machart

L’Invention du luxeà la française, de Stéphane Bégoin et Flore Kosinetz(Fr., 2020, 90 min).

La haute couture est née en France avec Rose Bertin, modiste de Marie­Antoinette. ARTE

La course parfaite du pilote de formule 1 Pierre Gasly, en immersion et en clairLe magazine de Canal+, « Sport Reporter », consacre un numéro au premier Français ayant remporté un Grand Prix depuis vingt­quatre ans

CANAL+SAMEDI 5 - 14 H 25

DOCUMENTAIRE

A 10 ans, pilote de mini­kartà Anneville­Ambourville(Seine­Maritime),à proxi­

mité de Rouen, Pierre Gasly en­tendait déjà : « Cela fait dix ans qu’un Français n’a pas remporté unGrand Prix de formule 1 », en réfé­rence à la victoire d’Olivier Panis, le 19 mai 1996, à Monaco. A 15 ans, l’adolescent, vice­champion euro­péen de karting, entendait en­core : « Cela fait quinze ans qu’un

Français n’a pas remporté un Grand Prix de F1. » A 21 ans, la pression était montée d’un cran pour le nouveau pilote de l’écurie Toro Rosso. A 24 ans, enfin, coco­rico ! Pierre Gasly mettait fin à plusde vingt­quatre ans d’attente et entrait dans l’histoire du sport automobile en remportant, le 6 septembre, le Grand Prix d’Italie,au volant d’une Alpha Tauri.

Un pur exploit. « On ne m’atten­dait pas là », admet aujourd’hui le Français, en tee­shirt « End Racism » et masque noir « Give Me a Smile », dans le magnifique

documentaire que lui consacre – en clair – « Sport Reporter ». Le magazine hebdomadaire propose ainsi de revivre en immersion l’in­croyable enchaînement d’impré­vus – sortie de la « safety car », la voiture de sécurité ; fermeture de la « pit lane », la voie d’accès aux stands ; interruption de la course ; erreur de Lewis Hamilton… – qui ont jalonné ce Grand Prix. Pour la première fois, de larges extraits dudialogue avec « son » ingénieur Pierre Hamelin sont diffusés, ainsi que les réactions très « à chaud » du « M. F1 » de Canal+, Ju­

lien Fébreau, et les commentaires du cercle restreint des grands pilo­tes hexagonaux. Alain Prost, qua­tre fois champion du monde, conserve sa retenue, quand Jean Alesi (treize saisons, une victoire en Grand Prix) s’avoue incapable de tenir en place ce jour­là.

Caméras embarquéesLes non­initiés apprécieront la montée d’adrénaline provoquée par les caméras embarquées, l’ex­citation permanente typique du petit monde de la F1, mais aussi ses peurs. Pascale Gasly, la mère de

Pierre, évoque ainsi du bout des lèvres « la mort d’Anthoine », l’ami d’enfance, Anthoine Hubert, mortle 31 août 2019 lors d’une course deformule 2 sur le circuit belge de Spa­Francorchamps, à 22 ans.

Si, sur la piste, la lutte est sansmerci, une fois la ligne franchie,techniciens, patrons et pilotes exultent. Sauts, tapes dans le dos, accolades… « C’est fantastique ! », lance Romain Grosjean : « [Pierre] a été écarté d’une équipe de pointe [Red Bull, en 2019], et maintenant,il bat une équipe de pointe. » Resté seul sur le podium, Pierre Gasly

semble suspendu, dans le temps et l’espace. Court répit. Il devrait s’aligner sur la grille, dimanche 6 décembre, de l’avant­dernier Grand Prix de la saison, celui de Sakhir. Sans Lewis Hamilton, testépositif au Covid­19, ni Romain Grosjean, au repos après s’êtreextrait par miracle de sa Haas en flammes, le 29 novembre, lors du Grand Prix de Bahreïn.

catherine pacary

Gasly : le jour parfait, d’Etienne Pidoux et Laurent Dupin(Fr., 2020, 30 min).

N O T R ES É L E C T I O N

0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).

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28 | IDÉES SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

La laïcité,Des batailles philosophiques des Lumières aux déchirures de la IIIe République, l’histoire tourmentée de ce principe constitutionnel, pilier de la République depuis la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, éclaire les vifs débats d’aujourd’hui

C’est une nouvelle séquence quidoit s’ouvrir le 9 décembre pourla laïcité française, avec la pré­sentation en conseil des minis­tres du projet de loi « confortantles principes républicains », jus­

que­là appelée « loi contre le séparatisme ».Cent quinze ans jour pour jour après la pro­mulgation de la loi qui consacra la sépara­tion des Eglises et de l’Etat, Emmanuel Ma­cron veut imprimer sa marque sur ce pilierde la République, érigé depuis 1946 en prin­cipe constitutionnel et auquel les Français demeurent profondément attachés – pour 78 % des personnes interrogées en jan­vier 2020, la laïcité « fait partie de l’identitéde la France », selon le baromètre annuel del’Observatoire de la laïcité – mais qui sus­cite, dans une large partie du monde, denombreuses incompréhensions.

C’est aussi l’un des principes dont l’appli­cation reste depuis plus d’un siècle un sujetéruptif, une passion française qui donnelieu à des poussées de fièvre régulières, l’unde ces débats empoisonnés qui divisent lesfamilles politiques et où l’habituel tonpolicé des intellectuels peut faire place àl’anathème, voire au ressentiment. Si le so­cle du monument législatif de 1905 – lesdeux premiers articles de principe sur laliberté de conscience et la neutralité del’Etat – n’a pas changé depuis un siècle, il adonné lieu à des interprétations divergen­tes, dont témoigne l’effervescence lexicaleautour du sujet.

Selon les points de vue, la laïcité françaiseest tour à tour « ouverte » ou « radicale »,« positive », « stricte », « fantasmée », « ré­pressive », « de collaboration » ou « d’abs­tention », « de reconnaissance » ou « decontrôle », comme si ce « concept valise »,selon la formule du président de l’Observa­

« IL EXISTE PLUSIEURS LAÏCITÉS, 

DONT CERTAINES PEUVENT CACHER 

DES RÉALITÉS PEU HONORABLES »

JEAN BAUBÉROThistorien

toire de la laïcité, Jean­Louis Bianco, ne sesuffisait pas à lui seul et nécessitait tou­jours d’être précisé.

De fait, l’attachement au principe masquedes confusions mais aussi des désaccordsprofonds. « Il y a une sorte d’évidence de lalaïcité qui se traduit par un phénomène d’in­cantation et une méconnaissance à l’originede malentendus, parfois entretenus pardes “malentendants” hostiles à la laïcité »,affirme la philosophe Catherine Kintzler,autrice de Penser la laïcité (Minerve, 2014),qui défend « l’application d’une laïcitéstricte, héritée des Lumières ».

« FOIRE D’EMPOIGNE »« Il existe plusieurs laïcités, dont certaines peuvent cacher des réalités moins honora­bles », constate de son côté l’historien Jean Baubérot, fondateur au CNRS du Groupe so­ciétés religions laïcités (GSRL), qui a con­sacré une vie de recherches au sujet et dé­fend l’application d’une laïcité libérale. « Lesdébats autour de la laïcité n’ont jamais étépacifiques, elle a toujours fait l’objet d’unefoire d’empoigne », renchérit l’historienneValentine Zuber, directrice d’études à l’Ecolepratique des hautes études (université PSL).

Les désaccords commencent dès la défini­tion du mot. « La laïcité, c’est avant tout laséparation du politique et du religieux,comme l’indique le titre même de la loi de1905 », affirme Gwénaële Calvès, profes­seure de droit public à l’université de Cer­gy­Pontoise et autrice de Territoires dispu­tés de la laïcité : 44 questions (plus ou moins)épineuses (PUF, 2018). Le mot désigne « un régime de préservation des libertés de croireet de ne pas croire sous l’égide d’un Etat neu­tre », assure le sociologue et historien Phi­lippe Portier, vice­président de l’EPHE et auteur de L’Etat et les religions en France :

une sociologie historique de la laïcité (Pres­ses universitaires de Rennes, 2016).

D’où viennent ces divergences etcomment ont­elles pesé sur l’écriture de laloi fondatrice de 1905 puis sur son applica­tion ? Quelle est la spécificité du modèlefrançais ? Comment s’inscrit le projet de loid’Emmanuel Macron dans l’histoire tour­mentée de la laïcité ? Un retour en arrière n’est pas inutile pour décrypter les polémi­ques qui traversent notre époque, où « se rejouent les grandes oppositions qui ont dé­chiré au XIXe siècle le camp des laïcisateurs républicains », estime Valentine Zuber.

Si le mot n’apparaît que tardivement auXIXe siècle – sa première occurrence date de1871 –, la notion émerge dans le monde desidées dès le XVIIe avec les théoriciens de latolérance, dont « l’un des plus grands pen­seurs, John Locke (1632­1704), jette les bases d’une coexistence pacifiée des croyances »,explique la philosophe Catherine Kintzler.Publiée en Angleterre en 1689, sa Lettre surla tolérance distingue « ce qui regarde legouvernement civil de ce qui appartient à lareligion », et marque « les justes bornes quiséparent les droits de l’un et ceux de l’autre ».Quelques années plus tôt, Roger Williams,pasteur baptiste américain, a fondé dans lacolonie britannique du Rhode Island (Etats­Unis) « le premier Etat que l’on peut considé­rer comme laïque », estime de son côté l’his­torien Jean Baubérot. « Il y a mis en placeune séparation radicale des Eglises et del’Etat, la coexistence pacifique des commu­nautés et la liberté des cultes. »

La réflexion politique va s’affiner tout aulong du siècle des Lumières jusqu’à la révo­lution de 1789 qui marquera une rupture, en France, avec la naissance de l’Etat libéral.La Déclaration des droits de l’homme et ducitoyen du 26 août 1789 reconnaît pour la

première fois la liberté de croire et de nepas croire, et le rôle de l’Etat pour la fairerespecter. « A partir de cette date, on changed’époque », affirme Philippe Portier.

Pourtant, si une grande partie de l’Europeva basculer vers la modernité politique, deux modèles se dessinent déjà. Dans lespays à majorité protestante, les Eglises ac­ceptent de faire route commune avec « ce nouvel imaginaire politique construitautour de la liberté de conscience, note le so­ciologue Philippe Portier. Les philosophesdu XVIIIe siècle – Thomas Reid (1710­1796) enEcosse ou Emmanuel Kant (1724­1804) en Al­lemagne – entretiennent une relation apai­sée avec le religieux, dont ils estiment néces­saire qu’il se fasse entendre dans la société ».Au Royaume­Uni et dans la plupart despays du nord de l’Europe se met ainsi enplace un régime de coopération étroite en­tre l’Etat et une Eglise particulière, quin’empêche pas la pluralité des cultes et,malgré le désaveu social qui l’entoure, la li­berté de ne pas croire.

Ce n’est pas le cas en France, où lesRépublicains doivent faire face « à une reli­gion hégémonique, le catholicisme, quicontrôle l’ordre politique et l’ensemble desactes civils », rappelle Catherine Kintzler. Defait, pour un certain nombre de philoso­phes français des Lumières, la religion s’op­pose au discours de la raison. Elle repré­sente l’archaïsme, quand ce n’est pas le fa­natisme ou la superstition. De cette opposition date la méfiance de la Républi­que à l’égard des religions et l’émergence dela notion d’émancipation.

« Avec l’école républicaine, il s’agit de for­mer de nouveaux citoyens pleinement répu­blicains, en les détachant de leur ancrage re­ligieux ou identitaire, souligne l’historienneValentine Zuber. C’est peut­être là la

valentine zuber est historienne des idées,directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (université PSL), où elle est titulaire de la chaire « Religions et relations internationales ». Elle a publié La Laïcité en débat. Au­delà des idéesreçues (Le Cavalier bleu, 2017, réédité en 2020).

Quels sont les différents modes de relation entre l’Etat et les religions dans les autres pays démocratiques ?

Les modalités d’organisation sont très différen­tes d’un pays à l’autre et s’expriment selon des for­mes juridiques particulières. En France, nous avons opté pour un modèle de laïcité séparatiste, comme aux Etats­Unis, au Mexique, en Républi­que tchèque et dans d’autres pays où s’opère unedistinction juridique nette entre les institutions civiles et les groupes religieux.

Ailleurs, c’est plutôt une laïcité de reconnais­sance qui est pratiquée. Une religion tradition­nelle, souvent reconnue comme telle par la Cons­titution, coexiste avec des propositions religieu­ses qui sont traitées de manière plus ou moins égale par rapport à cette religion majoritaire. Ainsi au Royaume­Uni, l’anglicanisme, religion

d’Etat, dispose­t­elle d’un statut particulier, maisles autres cultes ont les mêmes facultés de libreexpression et d’évolution dans l’espace public.C’est aussi le cas au Danemark avec le luthéra­nisme. Ces religions ont pour chef le souverain dupays et jouent plutôt le rôle de religion civile uni­fiante. Dans d’autres pays encore, l’Etat, qui se proclame neutre, peut reconnaître et subvention­ner plusieurs religions ou convictions philoso­phiques en fonction de leur antériorité tradition­nelle ou de leur importance numérique dans le pays. C’est le cas en Belgique ou encore en Italie.

On évoque souvent une « spécificité » de la laïcité française. Quelle est­elle, selon vous ?

S’il existe une spécificité française, c’est moinsdans la laïcité proprement dite que dans l’impor­tance qu’elle prend dans le débat public. La réa­lité juridique que le mot recouvre en France estpartagée par de nombreux pays dans le monde,essentiellement des Etats de droit, démocrati­ques, qui garantissent les libertés publiques tel­les qu’elles sont listées dans la Déclaration uni­verselle des droits de l’homme et les Conven­tions des droits de l’homme qui l’ont suivie. Pour

qu’un Etat soit considéré comme laïque, il faut en effet qu’il respecte la liberté de religion et deconviction, individuelle mais aussi collective, n’établisse aucune discrimination entre les indi­vidus en fonction de leur identité religieuse etn’impose pas une religion d’Etat qui serait totale­ment exclusive des autres.

Il existe des systèmes laïques plus anciens que lerégime français. La laïcité de l’Etat américain date de la fin du XVIIIe siècle, celle de l’Etat fédéralmexicain remonte au milieu du XIXe siècle. En re­vanche, dans la plupart de ces pays, notammentles cultures anglo­saxonnes, on utilise le mot « sé­cularisme » pour décrire cette réalité, et non lemot « laïcité », néologisme français qui date du milieu du XIXe siècle et n’est traduit que dans les autres langues latines et en turc.

Comment expliquer les réactions d’incompréhension que l’on constate dans d’autres pays, y compris séparatistes comme les Etats­Unis, à l’égard de la laïcité française ?

S’ils prennent tous deux la forme séparatiste, lesmodèles français et américain n’ont pas été ins­taurés dans le même but. Aux Etats­Unis, les révo­

lutionnaires ont choisi la séparation pour proté­ger leur pluralisme religieux de l’ingérence de l’Etat. Il s’agissait de garantir la paix civile et la li­berté religieuse dans un pays où le pluralismeconfessionnel était important.

En France, c’est l’inverse : l’Etat a voulu se proté­ger des religions et de leur emprise supposée, dufait de la tentation récurrente de l’Eglise catholi­que d’imposer son projet politique dans le passé.Ainsi les Américains considèrent­ils volontiers que subsistent en France des traits du gallica­nisme et de l’autoritarisme napoléonien, avec un Etat qui cherche toujours à contrôler la société ci­vile et, dans celle­ci, les religions et leurs expres­sions particulières.

En France, la mission dévolue dès le départ àl’école républicaine est de former de nouveaux ci­toyens pleinement républicains, en les détachantde leur ancrage religieux ou identitaire, souvent considéré comme un obstacle à l’unification natio­nale. C’est peut­être là la spécificité française ; les autres pays occidentaux ont une perception bien moins négative du rôle du religieux dans la consti­tution de la personnalité des futurs citoyens.

propos recueillis par c. le.

« Il existe des systèmes laïques plus anciens que le régime français »

une passion

très française

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 idées | 29

« DEPUIS LES ANNÉES 2000, 

LA LAÏCITÉ LIBÉRALE DU XXE SIÈCLE 

A LAISSÉ PLACE À UNE LAÏCITÉ DE CONTRÔLE »PHILIPPE PORTIER

sociologue et historien

BORIS SÉMÉNIAKO

spécificité française ; les autres pays occi­dentaux ont une perception bien moins né­gative du rôle que peut jouer le religieux dans la constitution de la personnalité desfuturs citoyens. »

OPPOSITION ORIGINELLE AU CATHOLICISMEDe cette époque naît aussi, selon Catherine Kintzler, la « différence fondamentale du point de vue philosophique » entre la laïcité française et les régimes de tolérance despays protestants. Alors que ces derniers« restent attachés à la forme religieuse du lien politique – on s’y réfère à des groupesethniques, religieux ou sociaux préexistantsdont on organise la coexistence », la laïcité « va mener la séparation entre foi et loi jus­qu’à sa racine. Elle installe un lien politique qui ne doit rien à l’existence d’un modèle reli­gieux, qui ne suppose aucune foi », affirme laphilosophe. D’où la nécessité, selon elle,d’une neutralité totale de la part de l’auto­rité publique, qui doit s’abstenir « de toute manifestation, caution ou reconnaissanceen matière de cultes, de croyances et d’in­croyances ». A l’inverse, « partout ailleurs, ycompris en public, dans l’infinité de la sociétécivile, la liberté d’expression s’exerce dans lecadre du droit commun ».

Les débats en France sur la place des reli­gions dans la République portent encore aujourd’hui la marque de cette opposition originelle à la religion catholique. A chaque étape de son histoire, la laïcité va voir s’af­fronter deux modèles, avec, « d’un côté, ceuxqui veulent associer la nation à son récit reli­gieux et, de l’autre ceux qui veulent les sépa­rer strictement », souligne Philippe Portier.

Au XIXe siècle, lors des débats qui aboutis­

sent à la loi de 1905, les deux camps vont s’opposer âprement. Les partisans d’une laï­cité « intégrale », menés par le président duConseil Emile Combes, aspirent à canton­ner l’exercice du culte dans l’espace privé,pour supprimer aux catholiques toutmoyen d’organisation autonome, sous le contrôle d’un Etat régulateur. Le courant li­béral, incarné par Aristide Briand et JeanJaurès, défend, lui, une séparation qui « déli­vre l’Etat de l’emprise politique de la religion,mais sans s’ingérer exagérément dans lamanière dont le culte doit s’organiser », ex­plique Valentine Zuber.

Dans cette guerre fratricide, « la chancequ’avait la loi de 1905 d’être une loi de libertéétait semblable à celle qu’a un joueur de ga­gner au loto », estime l’historien Jean Bau­bérot. L’interdiction de l’enseignement parles congrégations religieuses vient en effetd’être votée, obligeant une partie de leursmembres à se réfugier à l’étranger. « Il rè­gne alors un climat anticlérical, voire antire­ligieux, contre le catholicisme politique etson enseignement antirépublicain », rap­pelle Valentine Zuber.

Dans la bataille entre « combistes » et« briandistes », c’est pourtant le courant li­béral qui l’emporte. Après des débats parle­mentaires féroces, la loi qui organise les re­lations entre l’Etat et les trois cultes concor­dataires – catholicisme, protestantisme et judaïsme – s’ouvre par l’affirmation du principe de liberté de conscience et de culte.L’exercice de cette liberté est garanti par laneutralité de l’Etat, objet de l’article 2, quiaffirme que « la République ne reconnaît, nesalarie ni ne subventionne aucun culte ». Auregard de ce que proposaient les républi­

sions se focalisent sur la frontière entre« espace public » et « espace privé », suscitant nombre de contresens et de malentendus, pas toujours sans arrière­pensées. En 2018, Marine Le Pen réclame« l’interdiction du voile dans l’intégralité del’espace public ».

Au sein même du gouvernement, le minis­tre de l’éducation nationale, Jean­Michel Blanquer, affirme en 2019 que « le voile en soin’est pas souhaitable dans notre société, tout simplement ». Une entorse au principe de sé­paration, qui brouille un peu plus les repè­res. « On assiste depuis la fin du XXe siècle au retour d’un discours particulièrement offensifdes héritiers d’Emile Combes, le chef de file du camp anticlérical en 1903. Cette néolaïcité voudrait circonscrire la pratique religieuse à la seule sphère privée, alors que l’exercice pu­blic du culte est, avec le respect de la liberté deconscience, garanti par la loi de 1905 », cons­tate l’historienne Valentine Zuber.

Deux camps se reconstituent. Pour cer­tains, un retour à un cadre plus strict s’impose. « En analogie avec l’Eglise catholi­que au XIXe siècle, il y a dans l’islam une pré­tention à l’hégémonie et à l’uniformisation des mœurs, estime ainsi la philosopheCatherine Kintzler, qui appelle à revenir àl’application stricte de « la dualité des deuxprincipes – abstention dans le domaine de l’autorité publique et liberté dans la société –qui a fait la preuve de sa puissance libéra­trice ». Dans ce contexte, l’école, lieu del’émancipation dans la tradition des Lumiè­res, « doit respecter une neutralité totale, y compris pour les accompagnateurs scolai­res », affirme­t­elle.

Pour l’historien Jean Baubérot, ce retour àune laïcité radicale témoigne de « lanostalgie d’une pureté laïque qui n’a jamais été mise en pratique. Ces stéréotypes onttraversé les époques sans faire la preuve deleur efficacité. On réinvente un passé sans voir l’écart entre les principes énoncés et la réalité, alors que Briand, Jaurès ou Buisson appelaient au pragmatisme et au respect des libertés, pas à une lecture religieuse des principes ». L’historien juge cette évolution « politiquement dangereuse car, en instru­mentalisant la laïcité contre une religion qu’elle devrait au contraire protéger, on risqued’accroître chez les musulmans un senti­ment d’exclusion ».

En vingt ans, l’édifice législatif qui en­cadre l’organisation des religions dans la société s’est renforcé, opérant un glisse­ment vers une neutralité qui déborde la sphère purement publique. Ainsi l’interdic­tion du port de signes religieux a­t­elle été étendue aux employés d’une crèche asso­ciative et aux salariés du secteur privé, souscertaines conditions. Cette évolution se heurte régulièrement au cadre législatif in­ternational – Pacte international relatif auxdroits civils et politiques des Nations unies,Convention européenne des droits de l’homme – qui protège la liberté religieuseet que l’Etat français a ratifié. Le Comité desdroits de l’homme des Nations unies ad’ailleurs interpellé plusieurs fois la Francesur ce qu’il considère être des « violations »de la liberté de religion des femmes musul­manes, précisant que, « pour respecter uneculture publique de laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signesreligieux courants ».

Le sociologue Philippe Portier voit danscette évolution « la fin de la lecture libéralede la loi de 1905, qui durait depuis quatre­vingt­dix ans sous le contrôle du Conseild’Etat. Depuis les années 2000, la laïcité libé­rale du XXe siècle a laissé place à une laïcitéde contrôle. Comme le catholicisme auXIXe siècle pour les partisans d’une laïcité stricte, l’islam est devenu un objet de mé­fiance qu’il faut circonvenir ».

Dans ce contexte de raidissement, ag­gravé par la peur d’un terrorisme se récla­mant d’un islamisme radical, le texte – en­core à l’état d’avant­projet de loi –, qui doitêtre présenté en conseil des ministres le9 décembre, franchit un nouveau palier, es­time le chercheur. « Dans la loi du28 mars 1882 sur l’instruction publique, la fa­mille reste souveraine et demeure libre d’éduquer ses enfants à la maison. Le projetde loi entend remettre en cause cette lati­tude. » La juriste Gwénaële Calvès note aussi« des éléments dans l’avant­projet de loi qui s’écartent de la conception libérale de la loide 1905, notamment par les contraintes iné­dites qu’il envisage d’imposer aux associa­tions ». Nul doute que cette nouvelle étape ne ravive, dans le débat public, le souvenir de déchirures jamais vraiment cicatrisées.

claire legros

cains « combistes » – et même si l’Eglise ca­tholique ne l’a bien évidemment pas vécucomme telle –, la loi de 1905 apparaît donccomme un texte de compromis.

Encore faut­il préciser les contours duprincipe de neutralité. Jusqu’où peut­on exercer sa liberté religieuse ? Où commencela reconnaissance ? Dès 1905, les législa­teurs introduisent des exceptions à la règle du non­subventionnement, au nom de l’obligation faite à l’Etat de garantir la li­berté de culte. Peuvent ainsi être « inscrites aux budgets » de l’Etat « les dépenses relati­ves à des services d’aumônerie et destinées àassurer le libre exercice des cultes dans lesétablissements publics, tels que les lycées,collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ».

« Tout au long du XXe siècle, les acteurs ju­ridiques et politiques vont converger pourconforter la lecture libérale de Briand et de Jaurès », note Philippe Portier. De l’autori­sation des processions religieuses à celle dela sonnerie des cloches des églises, les arrê­tés du Conseil d’Etat vont ainsi régulière­ment privilégier la liberté sur la restriction.

C’est aussi cette lecture libérale quiconduira, à partir de la Ve République, à éta­blir un nouveau compromis avec l’Eglise catholique. Adoptée le 29 décembre 1959dans une ambiance de champ de bataille, laloi Debré instaure un système de contratsqui « enfreint le tabou de l’article 2 de la loide 1905 interdisant toute subvention directede l’Etat à un culte, quel qu’il soit », raconteValentine Zuber. En échange d’aides publi­ques, les écoles catholiques s’engagent àsuivre le programme de l’enseignementpublic. Une partie de la gauche ne pardon­nera jamais cet accroc au contrat initial. En 1984, le ministre socialiste Alain Savarytentera d’intégrer les écoles privées dansun grand service public mais il sera con­traint de reculer face aux manifestationsen faveur de l’« école libre ».

Le sociologue Philippe Portier y voit la find’une époque. « A partir des années 1960, lalaïcité séparatiste n’existe plus, affirme­t­il.On entre dans un nouveau modèle, une laï­cité de la reconnaissance, où l’Etat soutientpositivement les religions. Le financementdes écoles privées, plus important que dans la majorité des autres pays, en est l’un des points significatifs. » Cette laïcité de collabo­ration perdure encore, selon lui, à travers les rencontres régulières des pouvoirs pu­blics avec les représentants des confes­sions, sans guère susciter de débat.

La juriste Gwénaële Calvès tempère : « Lesactivités religieuses organisées dans les éco­les privées ne bénéficient évidemment d’aucun financement public. Ce qui est fi­nancé, c’est l’application du programme del’éducation nationale, dont le contenu estdéterminé par l’Etat de manière unilatérale.Même chose pour la loi. Les organisationsreligieuses, comme d’autres composantes dela société civile, sont parfois consultées enamont, mais leur poids politique est nul. Onreste bien dans un régime de séparation. »

AU PRISME DE L’ISLAMIl faut attendre la fin des années 1980 pour que s’ouvre un nouveau chapitre de l’his­toire de la laïcité française. Avec l’installationde l’islam dans le paysage religieux français émerge un nouvel acteur qui cherche sa place dans une laïcité pensée et modelée sans lui. Dans une société sécularisée où lapratique religieuse est l’une des plus basses d’Europe, la République est confrontée à « une partie de la population musulmane qui revendique une visibilité publique », souligne Philippe Portier. Une situation nouvelle à la­quelle s’ajoute le fait que « l’histoire deFrance est marquée par des relations difficilesavec l’islam. Il existe dans la société française une hantise de son expansion, amplifiée par l’histoire coloniale. Alors que la République a accordé en 1870 la citoyenneté aux juifs d’Al­gérie avec le décret Crémieux, elle ne l’a pas fait pour les musulmans, qui sont restés en dehors, avec le statut d’“indigènes”. »

L’affaire des foulards au collège de Creilen 1989, à l’origine de l’adoption de la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, celle du voile intégral qui aboutit à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public en 2010 en vertu de l’or­dre public, puis les multiples épisodes de la bataille judiciaire de la crèche Baby­Loup, quiconduit en 2016 à autoriser les entreprises à inscrire le principe de neutralité dans leur rè­glement intérieur, questionnent à nouveau l’équilibre entre libertés et neutralité.

Les débats convoquent, cette fois, lesnotions d’égalité femme­homme ou dedignité humaine, tandis que les discus­

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Libéral assumé, l’écrivain et critique littéraire américain analyse les dégâts du trumpisme, les défis de Joe Biden et les aveuglements de la presse d’outre­Atlantiquesur la laïcité française

ENTRETIEN

L’écrivain et critique Leon Wiesel­tier est une figure centrale de lavie intellectuelle américaine destrente dernières années. De 1983à 2014, il a dirigé les pages litté­raires de The New Republic et a

contribué à en faire l’un des magazines les plus influents de son pays. Très atta­ché au libéralisme politique, Leon Wiesel­tier a eu pour mentor le philosophe bri­tannique Isaiah Berlin (1909­1997), qu’il a rencontré alors qu’il étudiait à Oxford dans les années 1970. En 2017, la presse a révélé qu’il s’était livré à des actes de har­cèlement sexuel contre certaines de ses collègues. Aucune procédure judiciaire n’a été engagée contre lui. Il a présentédes excuses, sans reconnaître l’ensemble des accusations à son encontre. Il s’est également retiré un temps de la vie intel­lectuelle. Il revient maintenant en pré­sentant une nouvelle revue littéraire, Li­berties, qu’il codirige avec Celeste Marcus.

Que vous inspire l’élection de Joe Biden à la présidence des Etats­Unis ?

C’est une formidable victoire qui per­met au pays de respirer. Mais il n’est pasencore sûr que les démocrates puissentaccomplir la tâche qui les attend, réfor­mer le pays et restaurer ce qui a été en­dommagé par le président Trump. Toutdépendra de l’élection partielle qui se dé­roulera en janvier en Géorgie pour dési­gner les deux sénateurs de cet Etat. Si les républicains gagnent, ils garderont leurmajorité au Sénat et empêcheront le pré­sident Biden de gouverner.

Il faut bien avouer que le résultat de laprésidentielle n’a rien de rassurant. La répudiation tant attendue de DonaldTrump ne s’est pas produite. L’écart est mince entre les deux candidats à la Mai­son Blanche. Ni les scandales à répétition ni le racisme ne semblent avoir décou­ragé de voter républicain, ce qui est pro­fondément décourageant.

En 2016, l’élection de Trump a été interprétée comme la fin de l’ère libé­rale, une ère de prospérité et de paix engagée après la seconde guerre mon­diale et dont les principes étaient ins­pirés par le libéralisme politique. Ce courant de pensée peut­il être sauvé ?

Considérer le libéralisme avec méprisest la chose la plus idiote qui soit. C’est la seule voie que l’on puisse emprunter pour sortir de la crise actuelle. Il est vrai

que le libéralisme a inspiré, ou servi à jus­tifier, des décisions politiques calamiteu­ses et erronées. Je pense ici à la guerre au Vietnam. Mais je ne crois pas pour autantque ce conflit ou l’invasion de l’Irak, en 2003, signifient que l’Amérique doit se retirer de la scène internationale. La non­intervention en Syrie est une honte.

Certains progressistes tiennent aujour­d’hui le libéralisme responsable de l’en­semble des problèmes actuels. La gauche radicale estime, par exemple, que les iné­galités, qui atteignent un niveau grotes­que aux Etats­Unis, sont le produit de po­litiques inspirées par le libéralisme. Mais, en vérité, les torts sont partagés et le cultedu laisser­faire des conservateurs est bien davantage responsable.

Tant aux Etats­Unis qu’en France, ondoit reconnaître que le libéralisme est à l’origine de grandes réalisations – lesdroits civiques, les droits des femmes et des gays, un système de santé plus juste,et la protection sociale. A l’échelle de l’his­toire humaine, rares sont les doctrines politiques qui peuvent se vanter d’avoir un bilan en demi­teinte, la violence et lamisère dominent généralement.

Pouvez­vous définir le libéralisme ?Sur le plan politique, le libéralisme est ce

courant de pensée qui vise avant tout à préserver et à renforcer la dignité de l’indi­vidu. Aucune conception de l’individu, sé­culière ou religieuse, qui viendrait bafouersa dignité ne doit être tolérée. Et c’est parceque les totalitarismes de gauche ou de droite ont subordonné l’individu à une communauté ou à un collectif que les libé­raux s’y sont vivement opposés.

Le libéralisme repose sur un secondprincipe. Nous menons tous notre vie en investissant différents domaines, la politi­que, l’économie, la culture… Chacun de cesdomaines doit être respecté et aucun de ces domaines ne doit être assujetti à un autre. Considérer la vie humaine unique­ment d’un point de vue économique ne peut pas proprement en rendre compte et conduira à l’essor d’une forme de pouvoir politique absolutiste. Le libéralisme re­pose donc sur un pluralisme radical.

L’indépendance des sphères est aujour­d’hui attaquée. C’est particulièrement préoccupant pour les arts. Les progressis­tes et les conservateurs considèrent qu’il ya une parfaite synchronisation entre lacréation et la politique. Tout roman, toute exposition sont analysés en fonction de leur dimension politique, même lors­qu’ils en sont dépourvus. Affirmer l’auto­nomie des arts est l’un des combats aux­quels je suis le plus attaché et ce sera une priorité pour la revue que nous venons de lancer avec Celeste Marcus.

Le philosophe Isaiah Berlin a été pour vous un mentor. Dans quelles circons­tances avez­vous fait sa connais­sance ? En quoi reste­t­il aujourd’hui une figure incontournable ?

Isaiah était un homme merveilleux.Grâce à lui, votre esprit devenait plusagile. Il incarnait tout le raffinement du libéralisme européen. J’ai passé de nom­breuses heures à discuter avec lui, à Jéru­salem, Oxford, Washington et à Paraggi, un hameau en Italie, où il avait une mai­son de campagne.

J’ai appris que les idées ont valeur de vieou de mort. J’ai appris que quiconque croit en la force de la raison doit étudier la

déraison. J’ai appris que le nationalismeet le libéralisme peuvent aller de pair.

Ces principes ne sont pas dépassés. Aucontraire, il faut s’y attacher pour préser­ver ce qui doit l’être et changer ce qui ne convient plus. Ces principes nous éclai­rent au moment de réformer la société,afin que nous agissions de façon respon­sable et décente, et non avec un empres­sement furieux.

Après l’assassinat de Samuel Paty, Em­manuel Macron a jugé nécessaire d’in­tervenir dans la presse anglo­saxonne pour expliquer la laïcité française et ses récentes prises de position contre l’islamisme. Qu’avez­vous pensé, par exemple, du récent entretien qu’il a accordé au « New York Times » ?

Emmanuel Macron a raison de défen­dre l’universalisme. Mais ce n’est là que ledébut. L’universalisme doit apprendre à respecter le particulier, et ne pas se sentirmenacé par les différences humaines. Ildoit donc veiller à ne pas être coercitif. L’expression publique d’un sentiment re­ligieux est parfaitement compatible avecla vie au sein d’une société sécularisée. Laliberté religieuse est l’une des grandes réalisations de la laïcité. Ne feignons pas de croire que certains se comportent de façon parfaitement universaliste et d’autres de manière absolument distinc­tive. Nous sommes tous un mélange des deux et les sociétés que nous formons re­posent sur la façon dont nous combi­nons ces éléments.

Le président français a également rai­son de souhaiter l’avènement d’un « is­lam des Lumières ». Mais, là encore, dire cela paraît insuffisant. Une religion ne peut être réformée que par ceux qui la pratiquent. Néanmoins, tout citoyend’un pays donné doit en respecter lesprincipes moraux et les lois.

Et qu’avez­vous pensé de la couverture par la presse américaine de l’attaque contre Samuel Paty ?

Nous avons fait preuve, aux Etats­Unis,d’une indifférence indécente face à cet as­sassinat. Cette attaque a été oubliée àcause de la campagne électorale. Dans les rares articles qui y étaient consacrés, la laïcité était en effet présentée comme la cause de ce meurtre. Il y a certes bien des choses à dire sur la façon dont elle est ap­pliquée en France. Mais, pour autant, ce n’est pas la laïcité qui a tué Samuel Paty.

Dans sa couverture de l’assassinat decet enseignant, la presse américaines’est contentée de répéter certains pré­supposés qui régissent aujourd’hui lediscours politique aux Etats­Unis. Des journalistes ont estimé que l’assassinat de Samuel Paty démontrait que la France devait se confronter au racisme systémique qu’elle abrite. Je ne doute pas

un instant que la France doive agir con­tre le racisme, mais évitons d’interpréterles événements survenant en France à lalumière de concepts américains.

L’islamisme à l’origine de ce crime abien été passé sous silence par crainted’offenser les musulmans ou de prati­quer une forme de discrimination. C’est proprement scandaleux. Décrire cette at­taque comme étant le fait d’un islamiste ne revient pas à le mettre sur le compted’un musulman. Bien au contraire. Une idéologie est en cause, il faut la nommer. Un acte de malfaisance journalistique adonc été commis en ne décrivant pas cor­rectement les événements, et cela dé­montre à quel point la liberté d’expres­sion est dans un triste état aux Etats­Unis

Que voulez­vous dire ?Nous nous sommes habitués à considé­

rer l’offense faite à un autre comme étantle pire crime qui soit. Le débat public doit désormais absolument éviter de heurterqui que ce soit, ce qui est contraire à l’idéemême d’une société ouverte. Chacun doitavoir le cuir un peu plus épais, et ne plus sans cesse crier à l’insulte, ou exiger une forme de reconnaissance. Les principes fondant notre société sont aujourd’hui remis en jeu, du fait des tensions actuel­les, les esprits vont donc s’échauffer. Aussi il faut accepter l’injure, comme un prix valant la peine d’être payé.

Vous avez été accusé d’agressions sexuelles par de nombreuses femmes. Vous venez de lancer une nouvelle revue littéraire. Pourquoi estimez­vous qu’il est maintenant possible de faire votre retour ?

Je suis heureux que vous me posiezcette question. Il y a vingt ans, j’ai tenté d’embrasser une collègue, ce que jen’aurais pas dû faire. C’est l’infraction la plus grave que j’ai commise. Je conteste cependant ce qu’a pu écrire le New York Times à mon sujet, affirmant que j’aurais embrassé plusieurs de mes collègues. Cela est faux. Les autres allégations me visant le sont aussi, ou sont triviales.

Néanmoins, lorsque ces faits ont étérendus publics, j’ai bien compris ma fauteet je me suis immédiatement excusé. Sans chercher à m’apitoyer sur moi­même, je dois bien dire que cette expé­rience a été particulièrement difficile, parce qu’il n’y a pas eu d’enquête judi­ciaire. Chaque accusation faite à mon en­contre était considérée véridique, sansque je puisse me défendre. J’ai donc choisi de me retirer un temps du débatpublic pour réfléchir sur ma conduite. Jecomprends que de nombreuses femmes subissent aux mains d’hommes de gra­ves souffrances. Le mouvement #metooa permis l’adoption de certaines réfor­mes qui étaient nécessaires, mais a aussi entraîné l’essor d’un puritanisme qui cor­respond bien au climat de notre époque.

Cette expérience m’a aussi fait prendreconscience de la beauté et de l’impor­tance du pardon, une chose que l’on ne comprend que lorsque l’on a été fautif. Le pardon est une chose si rare.

propos recueillis parmarc­olivier bherer

J’AI APPRIS QUE QUICONQUE CROIT EN LA FORCE DE LA RAISON DOIT ÉTUDIER LA DÉRAISON. J’AI APPRIS QUE LE NATIONALISMEET LE LIBÉRALISME PEUVENT ALLER DE PAIR

YANN LEGENDRE

Leon Wieseltier « Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est dans un triste état »

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 idées | 31

Olivier de Frouville La France, peu cohérente patrie des droits de l’hommeLes réactions négatives ou d’incompréhension dans le monde, y compris dans des pays amis, à l’égard de la réponse de l’exécutif à l’islamisme radical montrent la nécessité de relancer l’engagement de Paris sur les libertés, souligne le juriste

La liberté, nous la chérissons ;l’égalité, nous la garantis­sons ; la fraternité, nous la vi­vons avec intensité. Rien ne

nous fera reculer, jamais. » Tel est le premier message d’une suite de quatre Tweet postés par le prési­dent français Emmanuel Macron, en réponse aux agressions verba­les du « sultan pyromane » (Le Monde du 26 octobre) Recep Tayyip Erdogan. Le message est beau et on a envie d’y croire, sur­tout après l’assassinat sauvage, le 16 octobre, de Samuel Paty qui a empli tous les amis des Lumières et de la liberté d’un sentiment de désespoir et de tristesse immense.

Pourtant, force est de constaterque les réactions négatives, ou simplement sceptiques ou d’in­compréhension, à l’égard de la ré­ponse de l’exécutif face à l’isla­misme ne se limitent pas aux dic­tateurs populistes – sans quoi nous pourrions probablement nous en accommoder. Ces réac­tions proviennent aussi d’Etats « amis »et de personnes qui avan­cent des raisons de douter que la France puisse s’ériger en modèle

« chérissant » les libertés, « garan­tissant » l’égalité et vivant « avec intensité » la fraternité, alors mê­me que se profile un projet de loi rassemblant une série de mesures disparates réunies sous le mot d’ordre quelque peu guerrier de la lutte contre le « séparatisme ».

Longue liste de critiquesA vrai dire, l’embarras de nos amisserait sans doute moins grand, voire quasiment nul, si la France par ailleurs était porteuse d’un discours cohérent sur les droits del’homme, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Certes, la France n’a jamais su, dans son his­toire, établir une parfaite cohé­rence entre ses actes et son aspira­tion à se présenter comme la« pa­trie des droits de l’homme ».

Admettons que des contraintesgéostratégiques pèsent sur un État qui, après tout, doit savoir composer avec son statut d’an­cienne puissance coloniale, de membre permanent du Conseil de sécurité et de partie du club très fermé des puissances nucléai­res« officielles ». Il n’empêche : la

France se doit d’être à la hauteur de son ambition dans ce domainesi elle veut convaincre et être sui­vie. Récemment, elle a été élue au Conseil des droits de l’homme desNations unies [pour le mandat 2021­2023]. Alors même que le ré­sultat était pratiquement acquis d’avance (deux candidats pour deux sièges), la diplomatie fran­çaise a pris le soin de définir son programme et ses engagements autour d’un certain nombre de priorités. Mais cette série d’objec­tifs alignés les uns à côté des autres ne fait pas une politique. Malgré les efforts des diplomates « de terrain », à Genève, New York et dans les « postes », une telle po­litique peine à prendre forme au plus haut niveau.

A cette difficulté de la France àêtre simplement audible en ma­tière de droits humains s’ajoute une liste de critiques qui s’al­longe. Et celles­ci ne sont pas for­mulées, comme il est dit souvent,par des dictateurs comme Erdo­gan, mais par des experts indé­pendants qui, malgré leur sympa­thie pour la « patrie des Lumiè­

res », ont l’obligation, par leurmandat, d’établir les faits.

Or ceux­ci sont peu reluisants,depuis l’usage disproportionné de la force contre les manifestantsjusqu’au système opaque de ven­tes d’armes susceptibles d’êtreutilisées par la suite dans des con­flits où sont commis des crimes de guerre et des crimes contrel’humanité, comme au Yémen, en passant par la gestion misérablede la « crise » des réfugiés – qui estsurtout une crise de responsabi­lité (ou d’irresponsabilité) des di­rigeants européens pris collecti­vement et individuellement.

Structurer la position françaiseEmmanuel Macron peut encore, avant la fin de son mandat, mon­trer que l’attachement de la France aux libertés a une portée universelle. Avec le premier mi­nistre, il pourrait créer un poste de secrétariat d’Etat aux droits de l’homme au sein du ministère de l’Europe des affaires étrangères,avec pour mission, d’ici à 2022, non seulement de structurer et de faire entendre la position de la

France sur les droits humains, mais aussi de veiller à ce que tou­tes les actions du gouvernementsoient évaluées à cette aune. En sesouvenant de René Cassin (1887­1976), l’un des « pères » de la Dé­claration universelle des droits del’homme de 1948, il pourrait déci­der que, désormais, les droits hu­mains universels seront la bous­sole de la politique étrangère de laFrance – au même titre que la lutte contre le réchauffement cli­matique et en lien étroit avec cel­le­ci. Car, s’il n’y a pas de contra­diction entre la lutte pour la fin du mois et la lutte contre la crise climatique, il y a une pleine con­vergence entre une défense activedes droits humains et l’ambitieuxobjectif de « Make our Planet great again ! ».

Olivier de Frouville est juriste, professeur de droit public à l’université Paris-II-Panthéon-Assas

James McAuley Nous avons peur pour l’avenir de l’idéal universel françaisLe correspondant du « Washington Post » à Parisréagit aux récentes critiques visant le traitement par la presse américaine de la politique d’Emmanuel Macron vis­à­vis des Français musulmans

Depuis la décapitation de SamuelPaty, des Français se sont indignésde l’incapacité supposée de lapresse américaine à reconnaître le

caractère spécifique du terrorisme isla­miste qui cible la France et à comprendre les valeurs fondamentales de la Républi­que. Une indignation en partie justifiée. Je confesse l’avoir moi­même ressentie lorsqu’une de mes collègues des pages dé­bats a tweeté – depuis Washington – quela nouvelle loi française sur le « sépara­tisme » prévoyait d’attribuer un numéro d’identification aux enfants musulmans nés sur le territoire français. J’ai lu d’autres contrevérités flagrantes, comme l’absurde comparaison, par un journa­liste du New Yorker, de la laïcité française avec les crimes du stalinisme et du maoïsme. Ces commentaires tombent exactement dans la caricature que lesFrançais dénoncent.

J’ai en mémoire des excès similaires àchaque fois que resurgit ce débat sans fin entre la France et les Etats­Unis sur ces questions délicates de religion, d’identité et d’universalisme. Mais les tensions sontcette fois montées d’un cran : le présidentde la République, particulièrement sensi­ble à son image à l’étranger, s’est person­nellement lancé dans la bataille, accusant les journalistes comme moi de projeter leurs biais culturels sur la France et de ne pas saisir sa véritable identité.

« Il y a une forme d’incompréhension dece qu’est le modèle européen, en particu­lier le modèle français », explique Emma­nuel Macron au New York Times. En toutehumilité, je suis obligé de dire que je ne

suis pas d’accord avec le président. Je di­rais précisément le contraire : nouscomprenons le modèle français et nous avons peur pour l’avenir de son idéal universel – un idéal que, personnelle­ment, j’estime profondément.

Confusion entre musulman et islamisteDepuis mon arrivée en France en 2015, etplus encore après la dernière série d’at­tentats, j’observe un durcissement dudiscours sur l’universalisme. Personnene nie la nécessité de combattre le terro­risme islamiste, qui a fait plus de 260 morts en France depuis 2012. Mais,surtout depuis la terrifiante décapitationde Samuel Paty, certaines déclarations publiques m’inquiètent – en premierlieu, celles des ministres de M. Macron –, qui confondent religion musulmane etislamisme, isolant et stigmatisant toute une minorité religieuse de la commu­nauté française, au moment où le pays a le plus besoin d’unité nationale.

Je suis extrêmement frappé par la rhé­torique des serviteurs de la République.L’actuel ministre de l’intérieur, GéraldDarmanin, en plein procès des compli­ces présumés de l’attentat de l’Hyper Ca­cher, s’en est pris aux rayons de viande halal et casher dans les supermarchés : selon lui, la commercialisation de ces produits relève du communautarismeet alimente le « séparatisme » contre le­quel lutte le gouvernement. Et il ne s’agitpas d’une malheureuse remarque de plus : le ministre est à l’origine de mesu­res répressives visant des organisationsmusulmanes qu’il accuse d’être compli­

ces de la violence terroriste. Cela nourrit la confusion dans les esprits entre mu­sulman et islamiste.

Jean­Michel Blanquer, le ministre del’éducation, s’en prend régulièrement à l’« islamo­gauchisme », un terme flou aux connotations historiques sinistresutilisé pour saper activement la libertéd’enseignement à l’université. Et quand, en l’honneur de Samuel Paty, les autori­tés régionales ont projeté sur des bâti­ments publics de Toulouse et de Mont­pellier les caricatures de Mahomet pu­bliées dans Charlie Hebdo, elles ont portéatteinte à la neutralité de l’Etat tellequ’elle découle de la loi de 1905. « Je suis Charlie », oui, mais il y a une énorme dif­férence entre un Etat qui défend la li­berté d’expression et un Etat, censé êtreneutre, qui endosse des images bafouantles convictions d’un grand nombre de fi­dèles citoyens de la République.

Je suis venu en France pour y poursui­vre des études sur sa longue et magnifi­que histoire. Mon point de vue est celuid’un Américain de culture juive, pas­

sionné par l’histoire de l’émancipation universelle des juifs au moment de la Ré­volution et de la profonde relation – par­fois tragique – entre les juifs de France et le reste de la communauté nationale qui s’est ensuivie tout au long du XIXe siècle, hélas mécomprise dans mon pays.

Mon premier livre raconte l’histoired’un réseau de grandes familles « israéli­tes », fières d’être juives, mais aussi fer­ventes avocates de la République et de l’universalisme. Faisant écho à d’autres historiens avant moi, notamment à Mau­rice Samuels, mes recherches montrent que l’universalisme français n’a pas tou­jours autant demandé aux citoyens de la République qu’il ne le fait aujourd’hui.

Croyants et universalistesD’un point de vue historique, l’universeln’exige pas l’effacement du particulier, et si la laïcité telle qu’elle est définie dansla loi de 1905 garantit la liberté de cons­cience, cette liberté est autant celle decroire que de ne pas croire. Aujourd’hui,ce qui me dérange chez une bonne par­tie de l’élite française, outre la confusionentre islam et « islamisme », c’est que cette liberté soit souvent omise dans ledébat actuel sur le séparatisme. On oublie en effet que l’on peut, par exem­ple, porter un voile, manger de la viandehalal et être un parfait républicain, res­pectueux de la loi et du projet universa­liste. On n’est pas soit l’un, soit l’autre.

Rappelons que, pendant une bonnepartie du XIXe siècle, l’universel et le par­ticulier n’étaient en rien exclusifs l’un del’autre. Les Reinach, par exemple, unedes familles les plus républicaines del’histoire de France, éminemmentdreyfusarde, ouvertement et fièrement juive. Marchant dans les pas d’intellec­tuels comme Léon Halévy (1802­1883),Théodore Reinach (1860­1928), hommede lettres et député, fut l’un des fonda­teurs du judaïsme libéral en France. Dans un essai remarquable – et discuta­

ble –, il fait de l’universalisme françaisl’héritier naturel de l’éthique des pro­phètes hébreux.

Dans son Histoire des Israélites depuis laruine de leur indépendance nationale jus­qu’à nos jours (1884), il note que la parti­cularité – dans le cas présent, la judaïté – pouvait passer avant l’universel tout en servant à défendre et à diffuser les idéauxuniversalistes : « Les hommes qui tra­vaillent à éclairer, à secourir, à relever une population si nombreuse, si malheureuse et si bien douée ne travaillent pas unique­ment pour le bien d’Israël, mais pour le bien de la civilisation en général. » J’ai in­terviewé en France quantité de chefs reli­gieux musulmans qui se sentent investis de la même mission.

A un certain niveau, le durcissement dudiscours sur l’universalisme est compré­hensible : il vient d’un traumatisme, ce dont nous, Américains, ferions bien de nous souvenir. Mais le problème, me semble­t­il, est que ce durcissement ar­rive à un moment où la société française est plus diverse que jamais.

Je ne pense pas que la France et lesEtats­Unis soient fondamentalement sidifférents : nous sommes des républi­ques sœurs, héritières des Lumières et – que l’élite française reconnaisse ou non cette réalité – des sociétés multicul­turelles. L’universalisme n’a jamais été exclusif ; il n’exige ni déni de la diffé­rence ni hostilité envers la particularitéreligieuse, comme le montre clairement l’histoire française. Si on l’oublie, l’héri­tage de l’universalisme français risque de devenir une sorte de particularisme. Et d’être ruiné par la confusion. Traduit de l’anglais par Valentine Morizot

James McAuley est correspondant du « Washington Post » à Paris

L’UNIVERSALISME N’A JAMAIS ÉTÉ EXCLUSIF ; IL N’EXIGE NI DÉNI DE LA DIFFÉRENCE NI HOSTILITÉ ENVERS LA PARTICULARITÉ RELIGIEUSE, COMME LE MONTRE CLAIREMENT L’HISTOIRE FRANÇAISE

LE PRÉSIDENT POURRAIT DÉCIDER QUE LES DROITS HUMAINS UNIVERSELS SERONT DÉSORMAIS LA BOUSSOLE DE NOTRE POLITIQUE ÉTRANGÈRE

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32 | idées SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

L’INFLUENCE DU RACISME EN PSYCHIATRIELIVRE

C’ est une enquête minutieuseque retrace Jonathan Metzldans Etouffer la révolte. Lapsychiatrie contre les CivilRights, une histoire du contrôle

social (Autrement). Pendant quatre ans, le psy­chiatre américain a plongé au cœur de quelque624 boîtes d’archives de l’hôpital d’Etat d’Ionia (Michigan) pour criminels pénalement irres­ponsables, mais aussi de millions de morceauxde musique populaire, de romans, d’articles de presse, de publicités, de films… Le résultat en est surprenant. Il retrace l’évolution du dia­gnostic de la schizophrénie au sein du corps médical au XXe siècle. Il montre comment l’his­toire raciale des Etats­Unis a fortement in­fluencé l’institution médicale au point qu’elle afait de la schizophrénie une maladie touchant tout particulièrement les hommes noirs au moment de la lutte pour les droits civiques.

« Psychose de la révolte »Epluchant les dossiers des criminels envoyésdans cet asile, les rapports médicaux et leséchanges patients­médecins des dossiers estampillés « Blancs » et « Nègres », l’auteur constate que, dans les années 1920­1930, la majorité des schizophrènes sont des femmesblanches issues de la classe moyenne rurale,arrêtées pour trouble à l’ordre public,tentative de suicide ou vol à l’étalage. Ellessont jugées inoffensives, mais défaillantes ence qu’elles ne sont pas des épouses modèles. Le cas d’Alice Wilson est saisissant. Sa fiched’admission révèle qu’elle est incarcéréepour « s’[être] mise à divaguer et à embarras­ser son mari ». Elle montrait des signes deconfusion et parlait trop fort.

Tout bascule dans les années 1960 alors queDetroit, à 130 km d’Ionia, est l’un des épicen­tres de la lutte pour les droits civiques. A cette époque, de prestigieuses revues médicales et

de nombreux psychiatres, à l’instar de WalterBromberg et Franck Simon, « décrivent la schi­zophrénie comme une “psychose de révolte” envertu de laquelle les hommes noirs développent“des sentiments hostiles et agressifs” et “desdélires anti­Blancs” après avoir entendu les discours de Malcolm X, rejoint les Frères musul­mans ou rallié les groupes prêchant la résis­tance militante face à la société blanche ».

A la fin des années 1960, plus de 60 % despatients de l’hôpital d’Ionia sont des « hommes noirs, schizophrènes, “dangereux et paranoïa­ques”, originaires pour la plupart des quartiers populaires de Detroit » contre à peine 12 % en moyenne entre 1920 et 1950. En fait, « certains patients, constate Jonathan Metzl, devenaient schizophrènes, non plus à cause de leurs symptômes cliniques, mais parce que les critèresde diagnostic avaient changé. »

Pour le chercheur de l’université Vanderbilt(Tennessee), cette compréhension de la schi­zophrénie puise ses racines dans l’histoire de lamédecine. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’accent était mis sur la biologie du cerveau pour avancer que « les Nègres » étaient « inaptes à la liberté » et que « la tendance des esclaves à fuir leur captivité constituait un trouble médical guérissable », à coups de « fouet,[de] travaux forcés, et, dans les cas extrêmes, [de] l’amputation des orteils ». La recherche médicale avançait alors que « la folie

augmentait de façon spectaculaire chez les Afro­Américains après leur émancipation ». Ces der­niers ne sont pas restés sans réagir. Des analy­ses de W.E.B. Du Bois dans Les Ames du peuplenoir (1903, publié pour la première fois en France en 1959) à Martin Luther King, Stokely Carmichael, Malcolm X, il est question de la dif­ficulté d’être à la fois noir et américain dans une société esclavagiste ou ségréguée, entraî­nant une schizophrénie ou une double cons­cience, réponse à la violence faite aux Afro­Américains. « Cette notion d’une dualité psycho­logique structurelle, née d’une adaptation à lasociété blanche, traverse la pensée politique noire tout au long du XXe siècle », écrit M. Metzl.

Taux plus élevé en prisonDans ce contexte, les militants noirs améri­cains des années 1960 inversent l’analyse des psychiatres blancs, et la schizophrénie est alors « une réponse éthique au racisme, la violence le seul traitement raisonnable pour mettre fin à un déséquilibre aussi important. (…) Le vocabulaire de la paranoïa, de la psychose et de la schizophrénie devient unmoyen de pathologiser la société blanche touten justifiant une autodéfense agressive ».

Selon Jonathan Metzl, « les hypothèses etpréjugés racistes sont historiquement inscrits dans la structure même du système de santé » et « continue[nt] d’avoir des conséquencesnéfastes sur la vie des hommes noirsaméricains [qui] se voient prescrire des doses plus élevées d’antipsychotiques que les patientsmasculins blancs, et qui ont plus de chancesd’être décrits comme hostiles ou violents par lesprofessionnels de la santé ». Ils sont d’ailleurs envoyés davantage en prison – où le taux deschizophrénie est jusqu’à 5 fois plus élevé que dans la population générale – que dans un établissement de santé. L’évolution de l’hôpi­tal psychiatrique d’Ionia est, à ce titre, symbo­lique. En 1977, c’est devenu une prison.

séverine kodjo­grandvaux

ÉTOUFFER LA RÉVOLTE. LA PSYCHIATRIE CONTRE LES CIVIL RIGHTS, UNE HISTOIRE DU CONTRÔLE SOCIALde Jonathan Metzl Autrement, 400 pages, 23,90 euros.

2040, confinement climatique | par serguei

LA PÉDOPHILIE, UNE PLAIE DE L’ÉGLISELA REVUE DES REVUES

E n septembre 2010, le prêtre jésuitePierre de Charentenay publiait, dansla revue Etudes, un article sur les ré­

vélations en série d’affaires de pédophiliedans l’Eglise catholique. L’auteur y recon­naissait que « pendant des décennies », la transparence n’avait « pas été le critère d’ac­tion de l’Eglise, qui voulait au contraire ca­cher ces actes ». Il incriminait des défaillan­ces dans la gouvernance de l’institution.

Aujourd’hui responsable du centre d’étu­des et de recherches de l’Institut catholiquede la Méditerranée, le prêtre reprend le dos­sier des violences sexuelles dans la livrai­son de novembre d’Etudes. Son article té­moigne du chemin parcouru dans la prise de conscience par l’Eglise de la nature de la crise, de ses causes et de ses implications.

Des scandales les plus retentissants deces dernières années, au Chili et en Polo­gne, l’auteur retient le rôle capital de la pa­role des victimes. « Sans les victimes, sans

leur insistance (…), rien n’aurait eu lieu, carl’Eglise locale ne réagit que sous la pres­sion », écrit­il. En France, il a fallu attendre novembre 2018 pour que les évêques ac­cueillent des victimes de violences sexuel­les lors de leur assemblée plénière.

La pression des victimes et des pouvoirspublics a conduit à créer des commissions d’enquête. Avec la Commission indépen­dante sur les abus dans l’Eglise, « la France met en route un processus déjà achevé dans de nombreux pays, parfois depuis dix ou quinze ans », relève l’auteur. Quant au som­met de l’Eglise, sa lente prise de consciencea débouché sur le « sommet » des prési­dents de conférence épiscopale organisé à Rome par le pape François en février 2019.

« Problème systémique »L’apport le plus significatif de l’analyse de Pierre de Charentenay est sa réflexion sur les facteurs qui ont permis ces violences sexuelles. Conséquences d’un « problème systémique : ces abus ne sont pas l’invention

de quelques esprits isolés dans leur perver­sion, mais bien le fruit de conditions spécifi­ques qui peuvent changer ».

Plusieurs « logiques », dans le contextecatholique, auraient fait le lit des abus. D’abord le cléricalisme, si souvent dénoncépar le pape François, « phénomène parlequel des hommes dans une situation de pouvoir imposent leurs points de vue aux communautés qu’ils créent ou dirigent ». Puis le développement, à partir des années1970, d’un courant gnostique qui a facilité l’apparition de « gourous ». Ces tendances ont favorisé des phénomènes d’emprise, par lesquels l’abuseur « réclame une sou­mission absolue, aveugle, demandant la re­mise de la liberté de conscience, comme of­frande suprême, exigeant le renoncement etl’humilité totale ». Des logiques qu’il s’agitde tirer au clair pour pouvoir les contrer.

cécile chambraud

« Etudes, revue de culture contemporaine »,novembre 2020, 13 euros.

ANALYSE

A l’heure où s’écrit le bi­lan des années Trump,rares sont les structu­res gouvernementales

américaines à se trouver en meilleur état qu’il y a quatre ans.Dans un paysage de quasi­désola­tion, la NASA fait figure d’excep­tion, probablement parce que Do­nald Trump a peu concentré son attention sur elle. Probablement aussi parce qu’elle n’était pas au mieux lors de l’accession au pou­voir du bouillonnant républicain.

En 2016, la première agence spa­tiale du monde doute, notam­ment face à la remise en question des vols habités et de l’explorationhumaine de l’espace. Depuis 2011et l’arrêt des navettes, les Etats­Unis, pour envoyer leurs astro­nautes dans la Station spatiale internationale (ISS), se trouvent dans l’humiliante position d’avoirà acheter aux Russes des places dans leurs capsules Soyouz.

De plus, la NASA manque cruel­lement d’un cap, d’une feuille de route, car Barack Obama, plus en­clin à investir dans le social que dans le spatial, a annulé « Constel­lation », le programme de retour sur la Lune voulu par son prédé­cesseur George W. Bush. Ne reste plus dans les cartons que l’hypo­thétique voyage vers Mars, pas daté, trop lointain pour susciterl’enthousiasme, tant en interne qu’auprès du public.

Dans un secteur qui se banaliseau risque de s’affadir, « la NASAa du mal à dramatiser son rôle, résume Xavier Pasco, directeur dela Fondation pour la recherchestratégique et spécialiste du spa­tial américain. On a l’impressionqu’elle devient une pure agence de recherche et développement, tan­dis que l’esprit d’exploration et l’ef­fort de narration sont du côté des nouveaux industriels de l’espace comme Elon Musk, dont la com­munication impressionne ». 2016, c’est précisément l’année où Spa­ceX, la société d’Elon Musk, mul­tiplie les réatterrissages de ses fu­sées et bouscule l’ordre établi en validant le concept – auquel peuaccordaient foi à l’origine – du lanceur réutilisable. Même si Donald Trump n’est pas un fan duspatial ou de la science, même s’ilentretient des relations compli­quées avec les entrepreneurs du New Space – en plus d’Elon Musk, on trouve Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui est aussi fondateurde la société spatiale privéeBlue Origin –, son slogan « Make America great again » trouve dans une NASA déstabilisée, voiremorose, un merveilleux terreau où germer et pousser.

Ce regain passe tout d’abord parun regard nostalgique vers l’âge d’or de l’agence spatiale, celui des années 1960 et du programme« Apollo ». Fouetté par la menace intolérable que les Chinois soient les premiers à remettre un pied sur notre satellite et sans doute désireux de laisser une trace à la Kennedy, tout au moins dans l’histoire de la conquête spatiale,Donald Trump lance une nou­velle course à la Lune avec le pro­gramme Artemis. Ce que « JFK »avait promis de réaliser en moins de dix ans, le président républi­cain veut le faire en moins de

temps encore. Objectif : voir deux Américains – dont une femme – fouler le sol lunaire en 2024, censée être l’année finale de son second mandat. Pour ce faire, Donald Trump compte sur deux hommes. Le premier n’est rien moins que son vice­président, Mike Pence, placé à la tête du Na­tional Space Council, une struc­ture disparue en 1993 et ressusci­tée en 2017, avec pour objectif defixer un cap aux activités spatia­les. Mike Pence a réellement in­vesti son rôle, reprenant l’idéeque l’espace est affaire de pion­niers et l’intégrant dans sa vision presque messianique du destin américain. Le second homme est l’administrateur de la NASA que Donald Trump choisit fin 2017, Jim Bridenstine. Obscur élu répu­blicain de l’Oklahoma à la Cham­bre des représentants, ce derniervoit sa nomination contestée car il n’est pas d’usage de prendre un politique pour diriger la NASA, mais elle passe finalement au Sé­nat par le plus faible des écarts(50 voix pour, 49 contre).

Un grand effort nationalMalgré cette médiocre entrée en matière, malgré sa réputation de climatosceptique – ce qui n’est pasle meilleur des atouts pour dirigerune agence à vocation scientifi­que –, Jim Bridenstine va déjouer tous les pronostics et se révéler efficace. Son secret : avoir claire­ment replacé la NASA en tant quechef de file d’un grand effort na­tional au sein duquel les entrepri­ses du New Space sont considé­rées comme de véritables parte­naires et non plus comme des sous­traitants.

Dans les faits, cela s’est traduit,en 2020, par le premier achemine­ment d’astronautes de la NASA vers l’ISS à bord d’une capsule pri­vée, le Crew Dragon de SpaceX. Autre concrétisation : le futur mo­dule lunaire sera, lui aussi, conçu par une entreprise privée. Cette collaboration entre l’agence gou­vernementale et les acteurs du New Space n’est pas nouvelle : ellea été amorcée par George W. Bush et développée par son successeurdémocrate. Le bon bilan de l’ad­ministration Trump en matière spatiale tient beaucoup au fait que, dans ce secteur, le président républicain n’a pas voulu faire ta­ble rase de l’héritage Obama.

Il est néanmoins un domainequi a souffert ces quatre dernièresannées, celui de la science menée à la NASA, et notamment la science ayant trait à l’observation de la Terre, dont on a souvent tenté de raboter les budgets. « Il est à peu près certain que Joe Biden,dont l’un des premiers actes sera de réintégrer les Etats­Unis dans l’accord de Paris sur le climat, remettra de l’argent dans ce do­maine », assure Xavier Pasco.

Un rééquilibrage budgétaire qui,selon toute vraisemblance, se fera aux dépens d’Artemis. L’objectif de voir des Américains reposer le pied sur la Lune en 2024 n’était de toute façon pas tenable pour la NASA, ni sur le plan de l’avancée des technologies ni sur celui des finances. Le nouveau président valui donner un motif honorable pour le repousser dans le temps.

pierre barthélémy(service sciences)

EN 2016, LE SLOGAN « MAKE AMERICA 

GREAT AGAIN » TROUVE DANS UNE 

NASA DÉSTABILISÉE UN MERVEILLEUX 

TERREAU OÙ GERMER

Le partenariat NASA-privé, un acquis des années Trump

NOMMÉ EN 2017, LE NOUVEAU PATRON DE L’AGENCE INTÈGRE 

LES ENTREPRISES DU NEW SPACE 

EN TANT QUE VÉRITABLES 

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Page 33: Le Monde - 05 12 2020

0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 carnet | 33

Jean­Marie BoëglinHomme de théâtre

I l a eu une vie romanesque etengagée. Une vie sous le si­gne du théâtre et de l’antico­lonialisme, qui l’a mené en

Algérie, où il a cofondé le Théâtre national algérien, en 1963, aprèsavoir accompagné les débuts de Roger Planchon à Lyon. Cet homme, Jean­Marie Boëglin, est mort, lundi 23 novembre, à Gre­noble. Il avait 92 ans, et c’était lepère du metteur en scène de ta­lent Bruno Boëglin.

Né à Châlons­sur­Marne (au­jourd’hui Châlons­en­Champa­gne), il a grandi entre une mère femme de ménage et un père che­minot, résistant, dont il rejoint le combat : à 15 ans, il est agent de liaison FTP (Francs­tireurs et par­tisans). A la Libération, il s’inscritau Parti communiste français, quil’exclut deux ans plus tard, au mo­tif qu’il est « anarchiste ». Il rejointalors la Fédération anarchiste, quil’exclut en 1951, au motif qu’il est « marxiste ». Jean­Marie Boëglin se dit alors : « Je suis tranquille, j’ai fait le tour », comme il le rappor­tera plus tard, avec son humour.

Passionné par le surréalisme etle théâtre, ami d’Arthur Adamovet d’Eugène Ionesco, il exerce di­vers métiers, dont instructeurd’art dramatique et journaliste à L’Union de Reims. En 1951, lors despremières rencontres franco­al­lemandes pour la jeunesse, il fait la connaissance de Roger Plan­chon et de Mohamed Boudia, un comédien d’Alger. Puis il part dé­couvrir le Berliner Ensemble, deBertolt Brecht, à Berlin. En 1957, ilrejoint Roger Planchon, à qui lemaire de Villeurbanne a confié leThéâtre de la Cité, qui deviendrale Théâtre national populaire(TNP). C’est alors que l’Algérie en­tre dans sa vie. Jean­Marie Boëglin devient « porteur de vali­ses » pour les militants du Front de libération nationale.

Condamné par contumaceIl mène deux vies parallèles : une,professionnelle, au Théâtre de la Cité, où il est secrétaire général,l’autre clandestine. En 1959, Jean­Marie Boëglin est chargé de créerun réseau. Il dirige une cinquan­taine de personnes, sous le nomde guerre d’Artaud. Mais, en no­vembre 1960, son réseau est dé­mantelé. Ses amis sont arrêtés et emprisonnés. Lui parvient à se cacher. Condamné par contu­mace à dix ans de prison et à la privation de ses droits civiques, ilrejoint le Maroc en 1961. Il obtientle statut de réfugié politique etcrée une société de cinéma appe­lée Nedjma, en hommage à sonami Kateb Yacine.

Quand l’Algérie déclare son in­dépendance, en 1962, Jean­Marie

Boëglin décide de s’y installer. Avec son ami Mohamed Boudia, ilcrée le Théâtre national algérien,qui ouvre le 1er janvier 1963. Il ymettra en scène L’Exception et la Règle, de Brecht, et Le Foehn, deMouloud Mammeri. Il dirigera aussi la section théâtre de l’équi­valent algérien du Conservatoire, où il fait faire ses premiers pas à Fellag. En 1966, il aurait pu rentreren France, en vertu de la loi d’am­nistie. Il refuse, parce que cette loiconcerne aussi les anciens de l’OAS, et qu’il ne veut pas « être surle même plan » qu’eux, comme il l’explique à notre consœur Cathe­rine Simon, qui l’a interviewé, pour Le Monde et pour son livre Algérie, les années pieds­rouges(La Découverte, 2011).

Deux ans plus tard, en 1968,Jean­Marie Boëglin est licenciépar le gouvernement de Houari Boumediene. Mais il reste en Al­gérie, où il occupe divers emplois,et ne rentre en France qu’en 1981, pour rejoindre Georges Lavau­dant, qui prend la direction de la Maison de la culture de Grenoble. Jean­Marie Boëglin était lucide sur ses années « pieds­rouges. » Il reconnaissait que, comme beau­coup, il n’avait pas voulu voir ce qui était en germe dans le FLN : unrégime qui faisait de la religion « le fer de lance de la résistance au colonialisme. », selon ses mots. Il se savait aussi victime des piègesdu nationalisme, « que j’habillais,moi le petit Blanc culpabilisant, de toutes les vertus ». « Vis­à­vis del’Algérie, j’ai été un “idiot utile” », concluait­il, en reprenant la for­mule de Lénine à propos de cer­tains soutiens étrangers de la ré­volution soviétique.

A partir des années 1980, Jean­Marie Boëglin se consacre au théâ­tre. Jusqu’en 1988, il est secrétaire général de la Maison de la culture de Grenoble, puis conseiller artis­tique de Lavaudant. Puis il joue, et met en scène. En 1990, il dirige Vincent Cassel dans Bistro, dans le« off » d’Avignon. En 2006, il est di­rigé par Marie­Sophie Ferdane dans On est mieux ici qu’en bas, au Théâtre des Célestins, à Lyon, oùavait commencé sa grande his­toire de théâtre.

brigitte salino

14 AOÛT 1928 Naissance à Châlons-en-Champagne1957 Rejoint Roger Planchon au Théâtre de la Cité, à Villeurbanne1963 Cofonde le Théâtre national algérien1981 Rejoint la Maison de la culture de Grenoble23 NOVEMBRE 2020 Mort à Grenoble

En 2011. SOUDAN E./ALPACA/ANDIA. FR

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Le Carnet

AU CARNET DU «MONDE»

Décès

Sarah Chaillet-Bismuth,Nadine Saada,Martine et philippe Saada,Pascal Quignard,

ont la douleur de faire part du décèsde

M. Fabien BISMUTH.

Les obsèques ont eu lieu le vendredi4décembre2020, à 13h30, aucimetièreduPère-Lachaise, Paris 20e.

Augusta Cadars,née Quilichini,son épouse,

Laure et ChristophedeMaillard Taillefer,

Céline et Benoît Beaufour,Marie et Philippe Roux,

ses filles et ses gendres,Florent et Olivia, Cyrille, Diane,

Joséphine, Pierre et Marine, Auguste,Théophile, Albane,ses petits-enfants,

Louis,son arrière-petit-fils,

font part, avec une profonde tristesse,du décès de

Emilien CADARS,ancien directeurde l’IRA de Lyon,

chevalier de la Légion d’honneur,officier

de l’ordre national duMérite,

survenu le 1er décembre 2020,à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

Une messe sera célébrée le mardi8 décembre, à 10 h 30, en l’égliseNotre-Dame de Vincennes.

Une cérémonie religieuse aura lieule samedi 12 décembre, à 14 heures,en l’église Saint-Sauveur, à Comps(Aveyron).

51, avenue du Château,94300 Vincennes.

Christine Clerici,présidente d’Université de Paris,

Alain Zider,doyen de la faculté des sciences,

Valérie Serre,directrice de l’UFR sciences du vivant,

Michel Werner,directeur de l’Institut Jacques-Monod(Université de Paris/ CNRS),

ont eu la grande tristesse d’apprendrele décès du

professeurFrançois CHAPEVILLE,

qui dirigea l’Institut Jacques-Monodde 1978 à 1992.

Ils et elles s’associent à la peinede sa famille et de ses proches.

Mme Claire Hébrard,sa sœur,

M. Edouard Friedler,son beau-frèreet leurs enfants,

sont au regret d’annoncer le décès de

M. Jean-Paul CHAPON,

survenu le 28 novembre 2020,à Nîmes,à l’âge de soixante-seize ans.

Ancien élève de l’X promotion 63,il a notamment travaillé pour legroupe Spie Batignolles et la Banquemondiale.

Les obsèques auront lieu cesamedi 5 décembre, à 12 heures, aucrématorium du Gard, à Nîmes.

Christiane Cosnier,née Houde,son épouse

Ainsi que sa famille,

ont la tristesse d’annoncer le décèsde

Jean COSNIER,maître de conférenceenmathématique

à l’université Grenoble-Alpes,chef de département informatique

à l’ I.U.T.2,

survenu à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Famille Cosnier,913, route du Pellet,38134 La Sure-en-Chartreuse.

Sylvie Rousset-Creuzet,sa femme,

Marine, Guillaume et Victor,ses enfants,

Gérard Creuzet,Annie De Tollenaere,

son frère et sa sœur,leurs conjoints,leurs enfants et petits-enfants,

ont la douleur de faire part du décèsde

François CREUZET,directeur scientifiqueet directeur délégué

de Saint-Gobain Research Paris,

survenu le 28 novembre 2020,à l’âge de soixante-trois ans.

Ses obsèques seront célébréesdans l’intimité, le mardi 8 décembre,au crématorium du cimetière duPère-Lachaise, Paris 20e.

Le laboratoire PHAREde l’universitéParis 1 Panthéon Sorbonne

a la grande tristesse d’annoncerle décès de son ancien directeur,

Jérôme de BOYER DES ROCHES,économiste,

historien de la pensée économique,maître de conférences

à Paris Dauphine.

Ils s’associent à la douleur de safamille.

[email protected]

Ses deux enfants survivantset leurs conjoints,

Ses cinq petits-enfantset leurs conjoints,

Ses trois arrière-petits-enfants,Ses deux filleuls,Ses parents, ses proches,Ses amis,Sonentourage soignantdesderniers

temps,

font part de la mort du Covid 19, de

Madeleine TARAVANT,née DEBET,

dite « Nounette »,

survenue la nuit du 2 décembre 2020,dans sa quatre-vingt-quatorzièmeannée, aux Cèdres deManosque.

Elle sera enterrée le mardi8 décembre, au cimetière de Campan(Hautes-Pyrénées), après une messequi aura lieu, à 10 heures, en l’églisedu village.

Belfort. Grenoble.

MmeMarie-AiméeDreyfus, née Boé,son épouse, (†) le 25 avril 2020,

Fabrice et Florence,ses enfants,leurs conjoints et leurs enfants,

font part avec tristesse du décès de

Marc DREYFUS,procureur général honoraire

près la cour d’appel de Besançon,ancien président

du syndicat de la magistrature,ancien administrateur

de l’Association pour le droitde mourir dans la dignité,ancien président d’IDEE

université populaire à Belfort.chevalier de la Légion d’honneur,

officierde l’ordre national duMérite,

survenu le 26 novembre 2020,à Belfort,à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.

L’incinération sans cérémonie, selonsa volonté, a eu lieu le 1er décembre.

60, faubourg de France,90000 Belfort.

Laurent Fabius,président

Et les membresdu Conseil constitutionnel,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Valéry GISCARD d’ESTAING,membre de droit

du Conseil constitutionnel,

survenu le 2 décembre 2020.(Le Monde du 4 décembre.)

Colin et Ikonia, Samuel,ses enfants,

Ava, Teo,ses petits-enfants,

Dominique,sa sœur,

Ses beaux-frères et belles-sœurs,Ses neveux et nièces

et leurs enfants,Les familles Touche, Gompel,

Escobar, Bojovic,

ont la grande tristesse d’annoncerle décès de

Marie-HélèneGOMPEL TOUCHE,

architecte DPLG,

survenu le 30 novembre 2020,à l’âge de soixante-quinze ans.

Les obsèques auront lieu aucrématorium du cimetière duPère-Lachaise, Paris 20e, le jeudi10 décembre, à 16 heures, dansl’intimité, eu égard à la crisesanitaire.

[email protected]

Evelyne Keller,son épouse,

Florence Coriat,sa fille,

Jean-Paul et Corinne Keller,son fils et sa belle-fille,

Romain Keller,son petit-fils,

Laurent et Laurence Fries,Olivier et Anne-Sandrine Fries,

ses beaux-fils, ses belles-filleset leurs enfants, Charlotte, Capucine,Hugo, Quentin et Chloé

Et toute la famille,

ont la profonde tristesse de faire partdu décès de

André KELLER,

survenu le 29 novembre 2020,à l’âge de quatre-vingt-onze ans.

La cérémonie religieuse seracélébrée le mercredi 9 décembre, enl’église Notre-Dame-de-l’Assomptionde Meudon, dans la plus stricteintimité familiale.

Ses enfants,ses petits-enfants,Sa compagne,

ont la tristesse de faire part du décèsbrutal, survenu le 29 novembre 2020,de

Jean KOEHLER.

Ses funérailles seront célébréesdans l’intimité.

Cet avis tient lieu de faire-part.

[email protected]

M. André Laurent,et ses enfants et petits-enfants,

ont le regret de faire part du décès de

Eliane LAURENT,née DIEUZEIDE,

professeur à l’université Lyon 1,

survenu le 28 novembre 2020,à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

Les familles Pinçon et Barouillet

ont la tristesse de faire part du décèsde

M. Pierre PINÇON,citoyen dumonde

ESCP 66,fervent supporterdu SCO d’Angers,

survenu le 30 novembre 2020,dans sa soixante-dix-neuvième année.

Saint-Etienne.

Jean-François Potton,Béatrice (†) et Dominique Deau,

leurs filles Gabrielle, Camille, Delphineet leurs compagnons,

Marie-Agnès Potton,son fils, Grégoire et sa compagne,

Denis Potton, Biblis Potton etAlain Boutaricet leurs enfants, Yann, Baptiste etClaire,

Sa familleEt ses amis,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Mme Marguerite-MariePOTTON,

née LAFUMA,dite « Perlette »,

docteur enmédecine,

survenu le 12 novembre 2020, danssa quatre-vingt-dix-septième année.

Les funérailles ont eu lieu à Lyon,dans l’intimité familiale.

Elle a rejoint son époux, le

professeur François POTTON,médecin des hôpitaux

au CHU de Saint-Etienne,

décédé le 7 février 1979

et sa fille,

Béatrice,

décédée le 11 avril 2011.

Adresse de condoléances :Famille Potton,1, place Anatole-France,42000 Saint-Etienne.

Les familles Rivelin Constantin

ont la tristesse de faire part du décèsdu producteur-scénariste,

Michel RIVELIN,

survenu à Saint-Malo,le 1er décembre 2020,à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Eve Constantin :[email protected] Rivelin:[email protected] Rivelin :[email protected]

L’association des Amis deGhislaine Dupont et Claude Verlon

a l’immense douleur d’annoncerle décès de son secrétaire généralet porte parole,

Pierre-Yves SCHNEIDER,

d’une crise cardiaque, le samedi28 novembre 2020, à l’âge desoixante-quatre ans.

Les obsèques ont été célébrées entoute intimité, le jeudi 3 décembre,dans la Drôme.

Nous venons de perdre un amitrès cher et un fondateur de notreassociation, qui se bat toujours pourla vérité et la justice dans le cadrede l’assassinat de la journalisteG. Dupont et le technicien C. Verlon,auMali, le 2 novembre 2013.

[email protected]

C’est avec tristesse que la facultéde sciences humaines et sociales deUniversité de Paris

a appris le décès de notre collègue, laprofesseure de sciences du langage,

Marie-Thérèse VASSEUR.

Elle était une collègue appréciée,chaque personne avec qui elle atravaillé en gardera un beausouvenir.

Eric Viet, Arielle Benavides,Matthias et Louis,

Christian et Claire Viet, Aurélie,Marine et Coline,

Armelle et Marc Debas, Alexandreet Elise,

Anne et Jean-Marc Barbance, Flora,Faustine et Cyril,ses enfants, leurs conjointset ses petits-enfants,

ont la douleur de faire part du décèsdu

professeur Loïk VIET,chevalier

de l’ordre national duMérite,chevalier

de l’ordre des Palmes académiques,chevalier de la Légion d’honneur,

survenu le 28 novembre 2020,à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.

Ses obsèques auront lieu le mardi8 décembre, en l’église de La Celle-Saint-Cloud, dans l’intimité familiale.

[email protected]

Anniversaire de décès

5 décembre 2018.

En souvenir de

JeanMEILHAUD,journaliste, écrivain,

qui ne connaissait pas sa valeur.

Page 34: Le Monde - 05 12 2020

34 |0123 SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

V aléry Giscard d’Estaingest mort et il faut voirou revoir le film génialque Raymond Depar­

don a tourné sur sa victoire à l’élection présidentielle. Calibré pour le cinéma, 1974, une partie decampagne a révolutionné l’image de la politique par sa façon de faire cohabiter temps faibles et temps forts, image et son, durée et instantané. Tant qu’à faire, on se replongera dans un autre film de Depardon, Reporters (1981), dont un des acteurs est Jac­ques Chirac, alors maire de Paris.La caméra montre deux appro­ches distinctes des Français, que l’un voulait séduire à distance et l’autre « prendre » comme dans un moment de sexe.

Giscard annonce sa candidaturele 8 avril 1974 en son bastion auvergnat de Chanonat. Ray­mond Depardon, qui se retrouve seul avec lui dans un avion Falcon,entre Clermont­Ferrand et Paris, lui propose de filmer sa campa­gne électorale. Etre isolé avec lui, ce qui est extravagant, annonce un protocole de tournage. Depar­don a alors une solide réputation de photographe, il a réalisé trois courts­métrages mais jamais de long­métrage. Pour convaincre Giscard, il lui parle du documen­taire Primary, que Robert Drew et Richard Leacock, des pionniersdu cinéma direct – caméra légère, plans longs et son synchrone, pas de commentaire – ont consa­cré à la victoire électorale de John Kennedy en 1960.

Giscard, flatté par la référence àKennedy, accepte, décidant mêmede coproduire le documentaire à hauteur de 100 000 francs. Le tan­dem ne le sait pas encore, mais le quiproquo est total, tant chacun a son film en tête, gommé sansdoute par l’orgueil et le narcis­sisme du candidat. Giscard veut un film pour l’histoire, rythmé par les discours, bains de foule, ovations, rencontres avec des éluslocaux, joutes avec son opposant, François Mitterrand. Depardon entend privilégier les interstices entre les moments flamboyants, non pas l’espace intime que tra­que le paparazzi, mais le hors­champ de l’événement, quandle candidat attend, paresse, com­mente, digresse.

Giscard imagine des images ner­veuses et une musique de GustavMahler. Depardon veut des longs plans­séquences, souvent coupés au montage, et la parole mutine du candidat. Giscard veut se mon­trer, Depardon veut le révéler. Gis­card veut un film à sa gloire, De­pardon veut un film d’auteur, sur le pouvoir et ses simulacres.

Alors que l’image d’un politiqueest souvent réduite à un « corps­tronc », Depardon filme la choré­graphie du corps, des gestes, des attitudes. Il montre comment Giscard bouge, monte dans unevoiture, descend d’un avion, dortdans un train, tient le volant de savoiture, embrasse une suppor­trice, arpente un marché, porte la casquette de chasseur pour ne pasêtre reconnu, s’avachit sur sachaise pour livrer les conseils à sa garde rapprochée. L’étirement des plans accentue le ballet d’unartiste qui sort du cadre à Greno­ble pour revenir à Bordeaux dans une continuité narrative.

L’image perdrait de sa force s’iln’y avait le son direct pour la pi­menter. Etonnant oxymore, déjà,que forment le ton vieille France de la voix de Giscard et un corps qui entend traduire la décontrac­tion. Les traditionnels mots poli­cés sont évacués. Le candidat n’estpas à la télévision, il parle comme dans la vie, distille les fautes de français dans un langage châ­tié, envoie des piques contre l’UDR de Jacques Chirac, trahit sa condescendance pour ses pro­ches – hormis pour Michel Ponia­towski, qui deviendra son minis­tre de l’intérieur. Ce merveilleux cocktail d’images et de sons n’était pas gagné. Après le pre­mier tour, et alors que deux se­maines interminables s’ouvrentavant le second, Depardon s’in­quiète auprès du candidat de ne pas avoir pu filmer grand­chose de marquant. Grisé par la pro­messe de victoire, en confiance aussi, Giscard ouvre alors la porte.

Incroyable solitude d’un hommeQuatre plans sont des morceauxde bravoure. Dans une voiture, sur la route de Perpignan, Giscard se repeigne tout en devisant sur laqualité des fruits et légumes. Plus loin, il demande : « Montceau­les­Mines, les gens qui lisent le journal voient bien que c’est un truc où il y a des travailleurs, n’est­ce pas ? » Il donne ensuite une longue leçon aux conseillers dociles sur la fa­çon de l’emporter au second tour :« C’est une élection pratiquement gagnée si on ne fait rien. » Enfin, juste après la victoire, dans son bureau, il s’agace de voir un pro­che, Michel d’Ornano, « pérorer » àla télévision ; alors il zappe sur un feuilleton américain.

Il ressort de ce film en couleurd’une heure et demie le portraitd’un fugueur arrogant qui mène une bataille comme on va aubistrot, et qui tranche avec la rigi­dité solennelle de François Mit­terrand, absent du film. On cons­tate aussi l’incroyable solitude d’un homme. Pas seulementparce qu’il n’a pas de parti politi­que derrière lui ou presque. Mais parce qu’il décide d’être seul, qu’il entend gagner seul, qu’il se situe au­dessus de la mêlée, alors que, àl’écran, il apparaît comique dans sa banalité, n’est ni mieux ni pireque tout le monde.

Quand il découvre le film, Gis­card le juge d’une grande vio­lence, au­delà du fiel qui sort de sabouche. Lui qui sait apprivoiser les images fortes à son profitprend conscience du pouvoir ex­plosif d’une image neutre. Il inter­dit la diffusion de 1974, une partie de campagne, le laisse croupir au purgatoire pendant vingt­huit ans, en fait un film culte. Jus­qu’en 2002, quand il autorise sasortie sur les écrans.

Ce film dit aussi une parenthèseinsouciante entre le carcan visuel gaulliste et nos temps actuels, oùun candidat en mesure de gagnerest protégé par un protocole sans fin, une technologie sophistiquée,une armée de communicants et de protecteurs. Giscard, dont lacampagne n’a duré qu’un mois, etqui trouve que c’est bien long, est seul dans sa voiture, dans la rue, au milieu de la foule, dans son bu­reau lors du grand soir. Seul avec Depardon. C’était il y a mille ans.

P armi les missions essentielles dévo­lues au Parlement figure celle decontrôler le gouvernement. Ce pou­

voir a été heureusement renforcé lors de la révision constitutionnelle de 2008, si bien que les deux Chambres peuventaujourd’hui utilement éclairer les Français sur la gestion de l’épidémie de Covid­19, quia fait plus de 50 000 morts en France. Devançant de quelques jours son homolo­gue du Sénat, la commission d’enquête del’Assemblée nationale a adopté, mercredi 2 décembre, un rapport sans concession,qui souligne la « sous­estimation du ris­que », et un « pilotage défaillant de la crise », après avoir auditionné pendant six moisles principaux acteurs.

Si une part de jeu politique existe dans cetravail mené sous l’égide d’un président

issu des rangs de la majorité et d’un rappor­teur membre du parti Les Républicains, l’essentiel n’est pas là : les auditions ont été de bonne tenue, et le recoupement de lacinquantaine de témoignages recueillis a permis de décortiquer l’accumulation dedéfaillances politiques et techniques qui se sont produites à partir de la décennie 2010,laissant la France largement démunie lors­que l’épidémie a surgi.

A la sous­estimation du risque épidémi­que, à la baisse des stocks stratégiques, au manque de diversification des fournisseurss’est ajouté un problème de gouvernance, notamment lié à la surpuissance du minis­tère de la santé, au manque de coopération entre les ministères et à la concurrence des différentes cellules de crise. Il a fallu recti­fier le tir au fur et à mesure de la crise.

D’autres critiques sont de nature plus po­litique. Il est reproché au gouvernementd’avoir décrété trop tardivement le premierconfinement et de n’avoir pas su empêcherle deuxième, faute d’avoir retenu à tempsdes mesures protectrices. Mais, à l’époque, l’opposition était farouchement opposée à toute mesure limitant l’activité des cafés­restaurants. De même, le rapport classe­t­il la France au « 4e rang des pays les plus tou­chés en Europe », sans préciser qu’il faudraattendre la fin de l’épidémie pour en tirerle véritable bilan.

Beaucoup argueront que ce qui est ditdans le rapport était déjà connu de l’opi­

nion. C’est vrai, mais l’existence même de ce travail oblige le gouvernement à redou­bler de vigilance au moment où s’engage l’étape décisive de la vaccination. En pla­çant sa stratégie sous le triple signe « de lasécurité, de la transparence et de la proxi­mité », le premier ministre, Jean Castex, a implicitement répondu, jeudi, aux criti­ques qui visaient les étapes antérieures.

Une commission d’enquête parlemen­taire a aussi le pouvoir de proposer, pour réorienter l’action du gouvernement. A cet égard, trois messages importants se déga­gent du rapport. Le premier est que la pré­vention des risques relève de la responsabi­lité politique. Les moyens de la mettre en œuvre ne peuvent être laissés au bon vou­loir des administrations, comme cela a été trop souvent le cas ces dernières années.Deuxième message : la gestion de la crisesanitaire est une prérogative éminemmentrégalienne. Son déploiement sur le terrain doit se faire dans le cadre du département et sous l’autorité hiérarchique des préfets, ce qui remet en question le fonctionne­ment actuel des agences régionales desanté. Enfin, le rapport insiste sur la néces­sité de revoir en profondeur le modèle des Ehpad qui, faute d’être suffisamment médi­calisés, accueillent dans des conditions de moins en moins satisfaisantes des rési­dents de plus en plus dépendants. Le pro­blème n’est pas uniquement sanitaire. Il touche à la dignité humaine.

AVEC LE FILM « 1974, UNE PARTIE 

DE CAMPAGNE », VGE PREND CONSCIENCE 

DU POUVOIR EXPLOSIF D’UNE IMAGE NEUTRE

COVID­19 : LES PREMIÈRES LEÇONS D’UNE CRISE

Depardon, seul avec Giscard

EN DÉCOUVRANTLE FILM, GISCARD LE JUGE D’UNE GRANDE VIOLENCE, AU­DELÀ DU FIEL QUI SORT 

DE SA BOUCHETirage du Monde daté vendredi 4 décembre : 159 296 exemplaires

CULTURE | CHRONIQUEpar michel guerrin

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Cahier du « Monde » No 23610 daté Samedi 5 décembre 2020 ­ Ne peut être vendu séparément

Allez les filles !La crise liée à la pandémie de Covid­19 a eu des conséquences importantessur la scolarisation des filles du continent.Il y a urgence à les remettre sur le chemin de l’école

M ais où sont passées lesfilles ? Où sont les 11 mil­lions d’écolières quimanquent à l’appel de­puis cette rentrée ? Parti­culièrement en Afrique

subsaharienne, où elles sont les premièresvictimes collatérales du Covid­19, selon l’Or­ganisation des Nations unies pour l’éduca­tion, la science et la culture (Unesco).

Si la crise sanitaire a été moins violentedans la majeure partie des 54 pays d’Afrique que sur les autres continents, elle y a en re­vanche déclenché une crise économiquesans précédent. Neuf mois après le début de ce bouleversement mondial qui, au prin­temps, a éloigné jusqu’à 1,5 milliard d’élèves de leur classe, il devient manifeste qu’unepartie des jeunes Subsahariennes ne re­noueront jamais avec leur vie d’avant.

La nécessité d’une main­d’œuvre d’ap­point pour garnir la table familiale a trans­formé des millions d’entre elles en aides mé­nagères, en paysannes ou en petites vendeu­ses sur les marchés. Ce début d’un bascule­ment ne semble pas une simple parenthèse. C’est un drame qui transforme le temporaireen définitif, l’Unesco constatant désormaisque « les grossesses chez les adolescentespourraient empêcher 1 million de filles de re­tourner à l’école en zone subsaharienne ».

Responsable du plaidoyer pour l’Afrique del’Ouest de l’ONG Equilibres et populations,Brigitte Syan pressentait cette conséquence, elle qui rappelait récemment au Monde que « dans les guerres comme pendant les épidé­mies, les femmes sont davantage exposéesaux violences sexuelles ». L’épidémie due au coronavirus n’a donc pas dérogé à cette règlemacabre, puisque le réseau qui œuvre pour les droits des femmes et l’accès à la planifica­tion familiale a fait remonter une augmen­tation de toutes les violences physiques et psychologiques durant le confinement.

Rétrécissement de leurs rêvesA ces ruptures définitives de scolarité

s’ajoutent tous les autres renoncements. Des filles parties vers une formation d’excel­lence doivent ainsi rebrousser chemin et se replier sur des études courtes, rapidementmonnayables. Ce rétrécissement de leurs rê­ves, elles le paieront toute leur vie, comme leur communauté, d’ailleurs. Preuve en a étéfaite dès la fin des années 1970, avec les tra­vaux de l’économiste américain TheodoreSchultz, Prix Nobel d’économie 1979, qui avait démontré que l’éducation est l’un desvecteurs les plus puissants de lutte contre la pauvreté. Ses conclusions, affinées depuis,permettent même de mesurer qu’une annéed’études en moins, c’est en général 20 % de revenus perdus sur une vie active.

Evidemment, le domaine des sciences, oùs’invente l’Afrique du XXIIe siècle, court le plus grand risque de désertion parce que, en pleine crise, les filles osent moins qu’en pé­riode faste bousculer les traditions et sortir du rôle qu’elles leur ont assigné. Pourtant l’urgence est là, à l’heure où il faudrait avan­cer vers la création des 450 millions d’em­plois nécessaires en 2050 pour utiliser la main­d’œuvre qui sera disponible sur la zone,estime l’ex­patron de l’Association française de développement (AFD), Jean­Michel Seve­rino. Or, en dépit d’un rôle minimisé dans l’espace public, les femmes produisent 62 %des biens économiques du continent alors que seules 8,5 % sont officiellement salariéesdans l’économie, mesurait l’analyste AnneBioulac pour Women in Africa en 2019. Les autres restant cantonnées à l’informel.

Quel recul ! Alors que l’Institut des statisti­ques de l’Unesco soulignait avant la pandé­mie que 9 millions de filles de 6 ans à 11 ans n’étaient pas scolarisées en zone subsaha­rienne et pas destinées à l’être, il est temps deconvoquer une fois encore ce proverbe ango­lais : « Eduquer une femme, c’est éduquer un village ». Et même la planète.

maryline baumard

Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Cartier Philantropy, la Fondation L’Oréal et l’association Res Publica.

D O S S I E R   S P É C I A L   É D U C A T I O N  

ILLUSTRATIONS : LUCILLE CLERC

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2 | SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Au Burkina Faso, des internats de filles pour aller plus loinUn plan décennal a permis à la quasi­totalité des fillettes d’être scolarisées. Mais seulement 40 % poursuivent dans le secondaire et 4 % dans le supérieur

ouagadougou ­ correspondance

R asmata Kaboré n’estpas revenue au collège.Elle a tourné la page deces années­là pour en­trer au lycée. Alors quela pandémie due aucoronavirus s’installaitau Burkina Faso et que

les écoles fermaient les unes après les autres, cette fille de paysan n’a pas eu àquitter l’internat où elle suivait ses étu­des depuis quatre ans. Elle qui avait lachance d’être dans une classe à examen,a pu rester y préparer son BEPC, alorsque toutes les classes intermédiaires se vidaient. Son examen de fin de collège en poche, Rasmata a intégré le lycée voi­sin de Koudougou, une ville du centre­ouest du pays.

Comme elle, seize autres adolescentesont laissé une place vacante à l’internatde Nanoro, ville plus proche de leurvillage. « A cause du virus, nos anima­teurs n’ont pas pu sensibiliser les famillespour offrir à de nouvelles collégiennesune place dans les internats », regretteSalam Ouedraogo, le directeur scolairede l’association Res Publica. Seulement148 lits sont occupés sur les 165 disponi­bles. Mais tous les espoirs de remplis­sage restent permis dans cette régionqui se convertit doucement à l’éduca­tion des filles.

Aventure scolaireIl y a quelques années encore, l’aven­

ture scolaire des enfants de paysans seterminait en fin de primaire avec une af­fectation précoce au travail des champs,et bien souvent un mariage arrangé. Sile Burkina affiche toujours le cinquièmetaux le plus élevé au monde pour les mariages d’enfants, avec une fille sur deux mariée avant ses 18 ans et une surdix avant ses 15 ans, les mentalités évo­luent malgré les résistances. « Ici, lesparents préfèrent investir dans l’éduca­tion des garçons, car la fille est considé­rée comme une “étrangère” qui devrapartir vivre dans une autre famille », rap­pelle Naaba Karfo, roi et chef coutumierde Nanoro. Alors, « chaque année, lesécoles perdent encore des écolières, ma­riées de force puis rapidement encein­tes », regrette l’inspecteur de l’enseigne­ment de la commune, Seydou Yameogo,qui a bien du mal ensuite à les réinté­grer dans le système scolaire. Pauvreté,isolement géographique, pesanteurs so­ciales, mariages et grossesses précoces : au Burkina, où plus de 60 % de la popu­lation est analphabète et où 40 % vit sous le seuil de pauvreté, le chemin versl’école reste pavé d’obstacles pour biendes jeunes filles.

Si Rasmata Kaboré a réussi, elle, à lesfranchir, c’est parce que son ambitionest arrivée aux oreilles de Res Publica,une association française qui a mis enplace un plan de scolarisation des filles.

Yaya Ouedraogo, l’un de ses anima­teurs, a contrôlé les notes, parlé à l’en­fant et proposé à la famille une place à l’internat monté par l’ONG. En une ving­taine d’années, leur initiative a réussi à multiplier par cinq l’effectif des fillesdans sa centaine d’établissements sco­laires, construits au cœur de trois pro­vinces du pays.

Convaincre les parentsLes bâtisseurs de ces écoles, le couple

de Lyonnais Françoise et Jean­ClaudePerrin, ont débarqué en 2001 au milieudes champs de sorgho et de mil de la ré­gion de Nanoro, dans le sillage d’un mé­decin français dont ils finançaient lesmissions. Le duo, qui observe alors lesavancées sanitaires sur la zone, décou­vre la réticence des parents à envoyer leurs filles en classe. « Les familles mo­destes préféraient garder leurs enfantspour être aidées dans les tâches ménagè­res et les travaux champêtres », se rap­pelle André Kaboré, coordinateur localde Nanoro. Pour les inciter à changerd’avis, les deux Français décident d’oc­troyer des bourses aux filles avec leurargent personnel.

La localité, qui regroupe quatorze villa­ges, ne compte alors qu’une dizaine d’écoles primaires et un seul collège pu­blic, ce qui oblige les élèves à parcourir plusieurs kilomètres à pied, et expose les fillettes aux agressions ou aux viols. Au Burkina Faso, si l’école est gratuite et obligatoire jusqu’à 16 ans, les familles doivent contribuer aux frais de fonction­nement des établissements, prendre encharge les déplacements et acheter des fournitures scolaires.

Res Publica décide alors de construireseize nouveaux établissements – de lamaternelle au lycée – avec trois inter­nats féminins, et met ces infrastructu­res à la disposition du ministère del’éducation burkinabé, qui y nommedes enseignants. L’association, elle, prend en charge les frais de scolarité des enfants des familles les plus dému­nies et met en place des cantines avecdes repas préparés par les femmes duvillage, gratuits pour les enfants. Ce re­pas quotidien, parfois le seul, est un ar­gument de plus pour que les enfantsétudient et les femmes, elles, trouventainsi un travail.

Vingt ans plus tard, deux choses ontchangé. « La parité est désormais assu­rée dans les écoles primaires entre filleset garçons », rappelle Jean­Claude Per­rin. Ensuite, selon les données de l’as­sociation, les résultats scolaires de lazone ont progressé de 30 % depuis sonintervention. « L’idée était de montrerque nous pouvions réussir à développerune région en injectant des deniers pri­vés dans le “pot commun” », résumeFabien Pagès, directeur de Res Publica.Et ce ne sont pas les résultats de l’an­née 2020 qui démentiront ces acquis,puisque 100 % des candidats au BEPC

ont été reçus. Un taux très supérieur à lamoyenne nationale.

A Nanoro C, l’un des établissementsprimaires, construit en 2004 par l’asso­ciation, les enseignants continuent le combat pour changer les mentalités « dèsl’école ! », insiste Habibata Zela Sanogo.Au sein de sa classe, l’institutrice veille à l’équilibre des travaux de groupes et combat pied à pied les préjugés. Elle in­vite régulièrement d’anciennes élèves devenues pompière ou médecin pourmontrer aux filles que « c’est possible ».L’équipe enseignante, elle, se déplace aussi dans les villages pour convaincre les derniers parents « récalcitrants ».

L’enjeu de la scolarisation des fillesreste énorme en Afrique subsaharienne, où vivent plus de la moitié des 61 mil­lions d’enfants non scolarisés de la pla­nète. Ces dernières années, le Burkina aréalisé des progrès significatifs grâce à un plan décennal, et le nombre de filles scolarisées dans le primaire est passé de 72 % en 2008 à 95 % en 2018. Mais la diffi­culté vient après. Seulement 40 % d’en­

tre elles poursuivent dans le secondaire et 4 % dans le supérieur. « Les famillespensent encore qu’il suffit que leur fille apprenne à lire et à écrire. Ensuite, elledoit travailler pour ne pas devenir une charge », observe Rasmata Ouedraogo,directrice de la promotion de l’éducationinclusive des filles au ministère de l’édu­cation nationale.

Croissance économiqueOr, « si tous les adultes achevaient le

secondaire, le taux de pauvreté dans lemonde diminuerait de moitié », estimel’Unesco. Accès à l’emploi, meilleursrevenus, autonomisation des femmes :l’éducation contribue au développe­ment de la croissance économique et àla baisse des inégalités, soulignel’agence onusienne.

Peu à peu, en terre burkinabée, cetteprise de conscience fait son chemin. Ason rythme. « Ma mère et ma grand­mèredépendaient de leur mari. Moi­même, j’ai dû arrêter l’école en CM2 et me marier à18 ans. Alors je ne veux pas le même destinpour mes filles ! », insiste Marie­JeanneKafando, une cultivatrice qui complète ses revenus en donnant des cours d’al­phabétisation à un groupement de fem­mes de Nanoro. « Ici, beaucoup de mèressont encore analphabètes. Ces cours les aident à développer leur activité et às’impliquer dans les devoirs de leurs en­fants », raconte Mme Kafando, qui a pu elle­même payer les études de ses deuxfilles, car maintenant, elle gagne plus queson mari. « C’est moi qui l’aide ! », glisse­t­elle fièrement.

sophie douce

« Moi, j’ai dû arrêter l’école en CM2 et me marier à 18 ans. Alors je ne veux pas le même

destin pour mes filles ! »marie­jeanne kafando

cultivatrice et enseignante

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0123SAMEDI 5 DÉCEMBRE 2020 | 3

L’école avant l’école, levier du changement au MarocDes associations ont développé une offre d’éducation pour les tout­petits afin de lutter contre les retards d’apprentissage

Un petit miracle en effet que la prouessede Zainab Afkhkhar. Car, au Maroc, les filles des régions reculées peinent encoreà boucler le cycle primaire. La pauvreté et l’enclavement rendent difficile la fréquen­tation régulière des établissements. En hiver, la neige coupe les villages du reste du monde et même les professeurs qui bravent le froid à dos de mulet pour en­seigner aux tout­petits restent chez eux des jours durant.

Cercle vertueuxSituation qu’a connue Zainab qui,

« pour ne pas prendre de retard sur le pro­gramme », étudiait seule, se « trouvanttoujours un coin pour avancer sur les maths ». Sur l’arabe aussi car, dans les vil­lages, « on ne parle que le berbère. Alorsbeaucoup abandonnent au collège parce qu’ils n’ont pas le niveau », ajoute l’étu­diante, qui note que les filles sont les pre­mières à quitter les classes. Une observa­tion confirmée par les chiffres des Na­tions unies qui précisent que seulement 57,8 % des Marocaines rurales vont au col­lège et 18,8 % au lycée.

Pour faire mentir ces statistiques,l’éducation préscolaire se révèle un bon levier. « Il y a dix ans, ce n’était pas une priorité. Moi­même, je me disais que c’était un luxe, défend Wafa Skalli, prési­

dente de l’association Relais instructionéducation Maroc (RIM). Or beaucoup d’études montrent que ces classes jouent un rôle majeur dans la réussite des en­fants. Alors nous essayons d’impulser unedynamique d’excellence à travers unechaîne complète qui va du préscolaire à l’enseignement supérieur. »

Dans la vallée d’Imlil, l’association, enpartenariat avec l’ONG Aide et Action, a déjà construit 24 classes de maternelle où sont scolarisés plus de 3 000 enfants, dontune moitié de filles. « Nous sommes là pour renforcer leurs compétences, les for­mer, et montrer que c’est possible. Ensuite, les associations locales gèrent elles­mê­mes. Elles sont tellement émerveillées du

résultat qu’elles montent ensuite leurs pro­pres projets, c’est extraordinaire », pour­suit Mme Skalli, ravie de ce cercle vertueux.

Dès les premières années, les fillettes sefamiliarisent avec les règles d’hygiène, les jeux d’éveil, les premiers éléments de lan­gage. Latifa Oufkir est entrée à l’école à l’âge de 3 ans. Six ans plus tard, elle me­sure ses progrès : « On pensait que la pâte àmodeler était juste un jeu mais en fait, on fabriquait des lettres ! » « Il y a un réel chan­gement, se félicite Mustapha Lghlafi, l’un des enseignants. Maintenant, un enfant de 6 ans sait lire et écrire. Avant, il devait at­tendre cet âge pour apprendre ne serait­ce qu’à tenir un stylo. »

Si l’amont du primaire va mieux avec lacréation de maternelles, reste l’aval, à améliorer, car, dans les petits douars au pied des sommets, les collèges et les ly­cées sont rares. Il faut des heures pourrallier les grandes villes et la plupart desfamilles refusent de laisser leurs enfants prendre le risque de parcourir seuls des dizaines de kilomètres à pied chaque jour pour apprendre.

« Des histoires de réussite »Fortes de ce constat, les associations ont

construit des foyers pour accueillir gratui­tement les jeunes filles. Depuis 2007, RIM en a ouvert deux à Asni, une ville au pied

du Haut­Atlas où se trouvent un collège etun lycée, permettant à des dizaines de filles d’aller jusqu’au bac. « Nous avons bataillé pour convaincre les parents quiétaient effrayés à l’idée de voir leurs filles, adolescentes, vivre sans eux. Des histoires de réussite ont fini par les convaincre et, aujourd’hui, tous les parents veulent y en­voyer leurs filles ! », se réjouit Mme Skalli, qui pense maintenant à développer une maison de la science dans la vallée.

Sur les vingt premières élèves placéesdans un foyer de RIM, quatorze ont décro­ché le bac, dont trois avec une mention très bien. Des statistiques exceptionnellespour la région. Zainab Afkhkhar en fait partie. Avec plus de 18 de moyenne, elle a terminé première de sa promotion. Mais il a fallu batailler pour convaincre son père tout au long de sa scolarité. « C’est uneautre mentalité, se contente de dire l’étu­diante. Je n’ai jamais baissé les bras. Je pou­vais me priver de manger, dormir par terre s’il le fallait, mais je n’ai jamais cessé d’étu­dier. » Future « data scientist », précise fiè­rement Zainab, la jeune femme se dirige vers un parcours de recherche en sciencesdes données. « Les autres rejoindront des entreprises. Moi, j’ai choisi le chemin le plusdifficile. » Elle éclate de rire avant d’ajou­ter : « Comme toujours. »

ghalia kadiri

casablanca ­ correspondance

Z ainab Afkhkhar se souvient de labeauté du ciel de l’aube, lors­qu’elle débutait, seule, son longtrajet vers l’école. La peur, aussi,

lorsqu’elle croisait une horde de chiensaffamés. Il fallait marcher vite, sans s’ar­rêter, pendant plus de deux heures dans les montagnes de l’Atlas pour arriver, en­fin, au lycée. Dans sa vallée d’Imlil, le pay­sage est idyllique, mais l’avenir des fem­mes l’est beaucoup moins. « Mon instinct m’a très tôt dit que ma survie dépendait dusavoir et de l’éducation. Je l’ai suivi », souritla jeune femme de 20 ans.

Depuis deux ans, elle a quitté sa mon­tagne pour rejoindre le campus ultra­moderne de l’université Mohammed­VI Polytechnique (UM6P) de Benguérir, aux côtés des étudiants les plus prometteurs du royaume. Grâce à une bourse d’excel­lence obtenue après son bac, elle suit un programme de sciences des données et d’intelligence artificielle à l’UM6P. Dotéede laboratoires de recherche et de centres d’innovation de pointe, l’université a si­gné des partenariats avec les plus presti­gieuses universités, d’Harvard à Colum­bia en passant par HEC et le MIT. « Parfois,je n’arrive pas à y croire. Une fille de la mon­tagne arrivée jusque­là, c’est un miracle ! »

« Une fille de la montagne

arrivée jusque­là, c’est un miracle ! »

zainab afkhkharétudiante à l’université Mohammed­VI

Polytechnique de Benguérir

Aux oubliés de l’école, l’Ethiopie offre une seconde chance

Depuis 2011, près de 250 000 enfants ont suivi un programme qui permet de rattraper trois années de scolarité en dix mois. Avec un taux de réussite très élevé

dans la mise en scène. Ce qui importe, c’est de permettre au groupe de s’entraî­ner au calcul et à l’expression en public.

Si le défi est de taille, la pédagogie àl’œuvre permet de gagner beaucoup de temps sur un cycle scolaire classique.Abel Kassahun, le directeur adjoint du cabinet de conseil Geneva Global for Philanthropy (GGP), a pu en tester l’effi­cacité, à Duber et ailleurs. La fondation Luminos, qui a lancé l’initiative, est déjà présente au Liberia. Elle a été créée pour promouvoir la seconde chance en Afri­que en s’appuyant sur des acteurs lo­caux, comme GGP en Ethiopie.

Location d’enfantsDans ce pays, 14 % des jeunes en âge

d’aller à l’école primaire ne sont passcolarisés. Ce nombre a fortement dé­cru ces dernières années, alors qu’ilsétaient près de 60 % en 2000, mais ils sont encore trop nombreux à garder lebétail dans les champs, malgré la loi quiinterdit le travail avant 14 ans. « Lesplus pauvres louent même parfois leurs enfants à une autre famille », explique Tesfaye Seyoum, chargé de formationdans l’établissement.

Convaincre de l’utilité des apprentissa­ges est donc la première mission de Ge­neva Global, qui a commencé par mettre en place des groupes de sensibilisationdes mères. Cette année, plus de 1 600 d’entre elles apprennent à mieux gérer leur budget ou à améliorer leurs compé­tences en anglais. Une façon détournée de leur faire comprendre le bien­fondé des apprentissages de leurs enfants, en leur montrant que si l’éducation les aide àaugmenter leurs économies mensuelles, elle sera aussi bénéfique aux petits éco­liers. Pour eux, une scolarité accélérée, étalée sur sept heures de cours par jour,six jours sur sept, a été conçue, avec une pédagogie active imaginée pour qu’ils ne s’ennuient pas et progressent vite.

A la veille du confinement, lors de lavisite du Monde Afrique, les élèves de la

classe de Duber, répartis en cinq grou­pes, apprennent à compter jusqu’à 20 enafaan oromo, la langue régionale, pen­dant qu’une poignée entonne une chan­son sur cette thématique et qu’une autreégrène les nombres à voix haute. A la finde la séance, leur maître, Tolcha Hailu,vérifie que la leçon a bien été comprise et leur demande même une apprécia­tion. « S’ils ne sont pas satisfaits, nous de­vrons reprendre le cours pendant letemps libre », explique l’instituteur, qui gère depuis trois ans cette classe de la se­conde chance.

Les enseignants sont sélectionnés surleur motivation. « Ensuite, ils passent unexamen et on les forme », ajoute Abel Kas­sahun. Les enfants, choisis parmi les pluspauvres du secteur, affichent un taux

très élevé de réussite et de réintégration dans le système scolaire classique.

D’après une évaluation menée en 2017par l’université du Sussex (Royaume­Uni), 75 % d’entre eux étaient toujours scolarisés cinq ans après la sortie dudispositif, contre 66 % dans le parcours traditionnel. En Ethiopie, Luminos Fund a déjà permis à 113 000 enfants d’ap­prendre à lire, à écrire et à compter grâceà son programme. D’autres partenaires œuvrent dans le même sens, avec des pédagogies différentes, l’objectif global étant de toucher plus de 100 000 en­

fants. Au­delà de ce but, ce sont les belles histoires dont Abel Kassahun aime à se souvenir, comme celle de cette jeune filleissue de la première promotion qui vientde franchir les portes de l’université.

Plus soupleReste que malgré la volonté de parité

de la fondation, les filles ne représententencore que 44 % des effectifs, car les fa­milles sont toujours réticentes. « Nos fa­cilitateurs sur place passent plus de tempsà les aider, car elles ont souvent un retard de connaissances par rapport aux gar­çons, étant bien plus mobilisées pour lestâches ménagères qui leur prennent du temps d’apprentissage. Cela s’est vérifiépendant le Covid­19. Nos temps de correc­tion étaient en priorité dirigés vers lesfilles », observe Alemayehu Hailu Gebre.

Geneva Global for Philanthropy acommencé par mettre en œuvre ce pro­jet dans cinq circonscriptions de la Ré­gion des nations, nationalités et peu­ples du Sud, avant de l’étendre demain à trois autres Etats éthiopiens : Oromia, Amhara et Tigré. Dans ce dernier, le mo­dèle a déjà été répliqué dans 110 classesgérées par l’administration en 2018.Mais, pour l’heure, avec le conflit arméen cours sur la zone, les établissementsrisquent de rester fermés quelque temps. « Dans les prochaines années,nous prévoyons de former plus de700 enseignants employés par le gouver­nement et près de 300 responsables dusecteur de l’éducation, ce qui nous per­mettra d’atteindre des milliers d’enfantssupplémentaires », se félicite CaitlinBaron, la directrice de Luminos Fund.Un premier pas pour généraliser cetteécole de la seconde chance. Et unmoyen aussi de faire évoluer l’enseigne­ment classique, puisque le ministère del’éducation éthiopien s’est inspiré de lapédagogie afin de rendre l’enseigne­ment public un peu plus souple.

noé hochet­bodin et nathalie tissot

addis­abeba ­ correspondanceduber (éthiopie) ­ envoyée spéciale

T adji Habtam n’a toujours pasfait sa « vraie » rentrée. Depuisla deuxième semaine du moisde mars, son école de Duber,

dans la région Oromia, à 70 km au nordd’Addis­Abeba, n’a pas rouvert ses por­tes. Alors que cette longue fermetureaurait pu être catastrophique, la fillette apourtant continué à travailler. C’estgrâce à des exercices reçus sur le télé­phone de ses parents, par texto, et des« microclasses en extérieur, sous les ar­bres » organisées par groupes de cinqélèves, deux heures par jour, à tour de rôle avec d’autres, qu’elle a évité de dé­crocher. « Lors de cette rupture, l’école estdevenue bien plus inclusive », résumeAlemayehu Hailu Gebre, le directeur dela Luminos Fund en Ethiopie, qui gèrechaque année 10 000 élèves en rattra­page scolaire accéléré dans le pays et se réjouit que seuls 2 % d’entre eux aient décroché depuis le début de la pandé­mie due au coronavirus.

« En fait, la période de confinement a ététrès riche d’apprentissages, poursuit Ale­mayehu Hailu Gebre. Et nous savons dé­sormais que nous sommes capables d’ap­porter aux élèves des soutiens qui pallient l’absence de cours en présentiel. » De quoi même permettre, demain, à des jeunes filles qui ne se sentent pas en sécurité en venant à l’école « de suivre le programme chez elles », observe Alemayehu Hailu Gebre. L’association qu’il dirige a mis en place des classes de la seconde chancepour les enfants retenus par les travauxdes champs ou de la maison et ne pou­vant suivre un cursus normal. Là, les élè­ves – le plus souvent des filles, comme Tadji Habtam – rattrapent en dix mois trois années de programme.

A Duber, ils ont entre 9 ans et 14 ans etapprennent à compter en jouant à la mar­chande ou au banquier, avec des maquet­tes très sommaires. L’essentiel n’est pas

« Lors du confinement, grâce aux microclasses

sous les arbres, l’école est devenue

bien plus inclusive »alemayehu hailu gebre

directeur de la Luminos Fund en Ethiopie

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4 | SAMEDI 5 DÉCEMBRE 20200123

Maha Dahawi, une généticienne soudanaise en première ligne contre l’épilepsie

p o r t r a i t | Si le Covid­19 a ralenti le bouclage de sa thèse à Paris, la scientifique de 35 ans ambitionne de faire profiter ses compatriotes du fruit de ses recherches dès 2021

L a science n’aime pas les ruptu­res. Maha Dahawi non plus. Lapremière femme soudanaise àfaire ses recherches à la Pitié­Sal­pêtrière a pourtant dû se plieraux confinements de mars et de

novembre. Et, avec les restrictions d’accès aux laboratoires de l’hôpital parisien pen­dant les pics d’épidémie du nouveau coro­navirus, son hidjab rose a moins souvent hanté les couloirs entre la zone de recher­che en génétique et celle où l’on travaille sur le comportement. Elle a donc dû renon­cer à boucler sa thèse en trois ans, véritablecrève­cœur, reculer d’un an son retour auSoudan et la mise à disposition là­bas de sespremiers résultats scientifiques.

Maha Dahawi aurait pu capituler depuislongtemps. Et si elle est encore étudiante à 35 ans, c’est parce qu’elle a refusé de se plier aux diktats du destin. Après six années à lafaculté de médecine de Khartoum, une ma­ladie auto­immune la contraint à quitter temporairement l’université. Six années d’invalidité, durant lesquelles elle se refuse à lâcher la science. Au contraire. Pour « lutter contre la douleur, je voulais comprendre com­ment les pensées peuvent modifier la chimie du cerveau. C’est ce qui m’a conduite vers les

neurosciences », précise la chercheuse, qui puise dans cette expérience intime une part de sa vocation à travailler sur l’épilepsie, unproblème de santé publique dans son pays. Son but n’a jamais changé. Après la fin de sa thèse, qu’elle bouclera en novembre 2021, Maha Dahawi poursuivra ses travaux à Khar­toum et fera tout pour donner envie à d’autres jeunes femmes d’oser.

« Sortir de sa zone de confort »Car, au Soudan, conjuguer la science au fé­

minin est un vrai défi. La situation est d’autant plus difficile que son pays sort d’une crise politique profonde doublée d’unmarasme économique. Que la capacité despopulations à maintenir les enfants à l’écoley a été fortement affectée ces derniers temps alors que, en 2018 déjà, seulement 60 % des fillettes terminaient leur ensei­gnement primaire, selon les données del’Unesco. Celles qui sont restées sur les rails doivent donc « y aller », estime la cher­cheuse. « Les jeunes femmes doivent oser. Sortir de leur zone de confort. Même si c’est terrifiant au début, cela vaut le coup. Et, pourcelles qui partiront à l’étranger, il faut s’ouvriraux nouvelles cultures, développer un réseau.

En trois ans, ma vision du monde a changé. Jene regrette pas un instant », explique­t­elle,alors que son départ n’est pas allé de soi.« Dans les milieux conservateurs, les genspensent traditionnellement qu’un homme réussira mieux qu’une femme à l’étranger. »

Une petite musique qui perdure, même siles choses bougent. Maha Dahawi raconte par exemple avoir reçu un soutien de l’uni­versité de Khartoum, grâce à laquelle elle a pu venir étudier en France. La chercheuseaime comparer son parcours à une voiture

lancée dans la nuit noire. « Les phares éclai­rent la route quelques mètres devant, mais plus loin, c’est l’obscurité totale. Et le seul moyen de savoir ce qu’il y a, c’est d’avancer. Alors il faut oser ! »

« Personne n’est indépassable »A l’université de Khartoum, lorsqu’elle

donne des cours de physiologie, des jeunes filles lui confient déjà vouloir lui ressem­bler. Maha Dahawi est devenue un modèle et en a conscience, sans que cela entrave sa

modestie. « J’ai juste fait du mieux que j’ai pu,avec mes propres moyens et mes aspirations. Quand leur tour viendra, d’autres filles feront mieux que moi, j’en suis sûre. Personne n’est indépassable. » Un propos que relativise unede ses collègues de la Pitié, qui tient à rappe­ler « le nombre incroyable de difficultés aux­quelles Maha a dû faire face, en gardant tou­jours la tête haute ».

Depuis toujours, la scientifique veut aiderson pays. C’est aussi la raison pour laquelle elle a choisi de se pencher sur la génétique etla psychopathologie de l’épilepsie, car cette affection neurologique fait des ravages au Soudan. C’est même l’un des pays les plus touchés d’Afrique, avec 6,5 cas pour 1 000 ha­bitants. Celle qui a deux membres de sa fa­mille atteints par cette maladie rappelle que le combat doit être mené tous azimuts. « Desétudes récentes ont montré qu’elle est aggra­vée par une forte consanguinité, explique­t­elle. Or, au Soudan, plus de 40 % des mariagesse font au sein d’une même famille. » Tout celala pousse, lors de ses séjours subsahariens, à se rendre avec ses collègues de l’universitédans les zones rurales, où elle entend « faire comprendre qu’un mariage consanguin af­fecte non seulement la santé des enfants, maisaussi celle de toutes les générations à venir ».

« Travailleuse et curieuse »Un message difficile à faire passer dans les

communautés conservatrices où l’épilepsie est encore considérée comme une tare, en particulier lorsqu’elle touche les jeunesfilles. « Certaines familles tentent même decacher la maladie, regrette la généticienne.J’essaie alors de leur expliquer qu’elle est génétique, qu’elles ne devraient pas en avoirhonte. » Un long processus que cette sensi­bilisation, même si Maha Dahawi estime qu’être femme lui facilite le contact avec les mères et les jeunes filles.

Demain, elle espère bien contribuer àchanger les mœurs au Soudan. Mais surtout,elle compte faire avancer la recherche sur lestraitements. Dans son laboratoire parisien, elle travaille sur le ver C. elegans (pour Caeno­rhabditis elegans), un petit organisme de 1 millimètre très prometteur en génétique. Son objectif est de développer un modèle desconséquences cellulaires de l’épilepsie et de l’exporter au Soudan. Un projet de thèse « très ambitieux », reconnaît Eric Le Guern, chef de l’équipe génétique et physiologie des épilepsies de la Pitié­Salpêtrière. Mais, aux yeux du professeur, Maha a toutes les quali­tés que nécessite la recherche, « travailleuse et curieuse, avec un esprit ouvert ». D’ailleurs, elle vient d’être choisie pour faire partie desJeunes Talents récompensées par le prix Afri­que subsaharienne 2020 L’Oréal­Unesco pour les femmes et la science.

Une curiosité que la jeune femme exerceaussi dans ses rares moments libres. Quand elle évoque ses amis parisiens, ses yeux sou­lignés de khôl scintillent à l’idée des soirées en cité universitaire « avec des gens de tous les pays. Le soir, après le travail, on cuisine nosplats traditionnels et on partage ». Une autre facette de cette ouverture au monde pour laquelle elle se bat et à laquelle elle espère bien convertir d’autres Soudanaises.

marine jeannin

« Mon parcours est comme une voiture lancée dans la

nuit. Les phares n’éclairent pas loin. Le seul moyen

de savoir ce qu’il y a devant, c’est d’avancer »

maha dahawi

Pour 100 garçons inscrits dans une université en Afrique subsaharienne, il y a

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Aucun pays africain ne parvient à a�ecter 1 % de son PIB à la recherche.

En 2017, l’Afrique du Sud et le Kenya plafonnaient à 0,8 %, le Burkina à 0,67 %, le Ghanaà 0,38 %, Madagascar à 0,01 %.

France 2,19 % Etats-Unis 2,71 %

+ 117 %

35 chercheurs

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C’est l’augmentation nécessaire des ressources éducatives d’ici à 2030pour scolariser en présentiel

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En Afrique de l’Ouest, moins de 45 % des enfants possèdent des connaissances su�isantes en lecture et en mathématiques. Plus de la moitié de ceux testés à l’entrée en 6e ne savent pas diviser ... Afrique

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Source : Banque mondiale

Accès global à l’école en Afrique Enseignement supérieur, encore un e�ort pour l’égalité

La recherche, clé du changement

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