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LE REGARD LIBRE Journal d’opinion Mars 2017 | N° 25 | www.leregardlibre.com | « Moins d’informations, plus de réflexion » Le Regard Libre défend une société libérale, humaniste et républicaine. Son but principal consiste à promouvoir la culture et le débat d’idées. La revue est mensuelle. Pour vous abonner à nos éditions papier (100.- CHF / an), veuillez nous envoyer un courriel à l’adresse [email protected]. 02 L’éditorial : La civilité | 04 L’entretien : La gauche et la droite selon Olivier Meuwly | 08 Philosophie : Etre gentil, bon ou mauvais pour la survie ? | 10 Littérature : « Jours fastes », quatrième épisode | 14 Politique : Montée du populisme, un sentiment de dé- jà-vu | 20 Forum : Fromage, ou la recette de vie | 22 Fiction : « Le Sang », premier extrait Cinéma : « La La Land », un chef d’oeuvre musical, enchanteur et existentiel (Page 19) Suivez votre journal mensuel sur les réseaux sociaux et sur notre site www.leregardlibre.com © http://static.srcdn.com/wp-content/uploads/2016/12/la-la-land-afi-best-of-2016.jpg

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LE REGARD LIBREJ o u r n a l d ’ o p i n i o n

Mars 2017 | N° 25 | www.leregardlibre.com | « Moins d’informations, plus de réflexion »

Le Regard Libre défend une société libérale, humaniste et républicaine. Son but principal consiste à

promouvoir la culture et le débat d’idées. La revue est mensuelle. Pour vous abonner à nos éditions

papier (100.- CHF / an), veuillez nous envoyer un courriel à l’adresse [email protected].

02 L’éditorial : La civilité | 04 L’entretien : La gauche et la droite selon Olivier Meuwly |

08 Philosophie : Etre gentil, bon ou mauvais pour la survie ? | 10 Littérature : « Jours

fastes », quatrième épisode | 14 Politique : Montée du populisme, un sentiment de dé-

jà-vu | 20 Forum : Fromage, ou la recette de vie | 22 Fiction : « Le Sang », premier extrait

Cinéma : « La La Land », un chef d’oeuvre musical, enchanteur et existentiel (Page 19)

Suivez votre journal mensuel sur les réseaux sociaux et sur notre site www.leregardlibre.com

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02 L’éditoriaL

La civilité, condition de la civilisation

Jonas Follonier, rédacteur en chef

En pleine période de débats autour de la no-tion de civilisation – ne pensons qu’au bruit médiatique et populaire que fait le dernier livre de Michel Onfray, Décadence –, un as-pect semble avoir été oublié, délaissé, ignoré : la valeur de la civilité.

Outre le lien évident qui unit étymologique-ment la civilisation à la civilité, ces deux no-tions entretiennent une relation bien plus profonde que celle de leur appellation : l’une ne semble pas pouvoir s’exercer sans l’autre, et inversement. Je dirais même que si la ci-vilisation est bien sûr porteuse de civilité, la civilité constitue une condition sine qua non de la civilisation.

Beaucoup d’auteurs définissent à leur façon l’élément structurant qui a fait passer l’être humain de l’état de nature à l’état de société. La version d’Okakura Kakuzô me plaît par-ticulièrement : « En offrant la première guir-lande de fleur à sa compagne, l’homme pri-mitif a transcendé la brute. Par ce geste qui l’élevait au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain. » En somme, l’humanité est née avec (et dans) l’art.

Mais peut-être pourrions-nous déjà entrevoir dans cette citation l’idée selon laquelle la civi-lité aurait une place importante dans l’avène-ment de l’Homme civilisé. En effet, un geste d’amour de l’homme envers la femme par-ticipe d’une conception plus globale de l’être humain : nous ne nous trouvons pas sur Terre

pour tout entreprendre en vue de détruire nos adversaires. La loi du plus fort n’est pas notre loi ; un droit supérieur s’impose, obtenu par la raison. Et sans doute n’y a-t-il pas d’autre espèce au monde qui détient cette chance.

Une chance, certes, mais que l’être humain a su saisir et développer au fil des âges : sou-cieux de perfectionner les normes régissant la paix entre individus, l’Homme les a placées non seulement dans le domaine explicite du droit, mais aussi dans le domaine implicite des petits gestes au quotidien. Ce code social que nous nous sommes astreints à respecter, nous pouvons le nommer « civilité ». « Civilité » au sens large, incluant la politesse, la courtoisie, l’honnêteté et j’en passe.

Dans les doux temps où ces valeurs sont ad-mises et appliquées par tous les membres d’un ensemble de sociétés, nous nous trouvons alors dans une civilisation. Aussi, si nous sou-haitons échapper au déclin qui nous est pré-senté par nombre de penseurs actuels, ou si nous estimons que cette chute est irréversible mais que nous tenons tout de même à sombrer dignement, peut-être aurions-nous intérêt à faire preuve de plus de civilité dans nos rap-ports humains.

Soyons cordiaux, ne pensons pas que tout nous est dû, ne faisons pas trop de bruit dans les trains, et tout ira déjà bien mieux.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

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04 L’entretien

Rencontre avec Olivier Meuwly

Des propos recueillis par Nicolas Jutzet

La droite face à la gauche, comment est née l’opposition ?

La bipolarité s’est créée dans le cadre de la Révolution française et de la répartition des différents groupes à l’Assemblée nationale. La tradition va s’installer, et autour de la droite et de la gauche vont s’agglomérer des tendances qui pensent plus au moins la même chose. Il est important de préciser que ces blocs n’ont jamais été homogènes ni immobiles. Il y a toujours eu des droites et des gauches. Il y a toujours eu des gens qui espéraient meubler l’espace entre deux. Les idées défendues par les deux pôles évoluent au fil du temps, pas-sant d’un camp à l’autre. On a souvent l’image que les idées naissent à gauche avant d’al-ler à droite. Il n’y aucune ligne rigide, il faut comprendre cette bipolarisation en prenant en compte le mouvement continu des idées. Toutefois, il y a toujours des éléments qui restent. Dans mon livre, je me focalise prin-cipalement sur l’égalité et la liberté. Liberté dans le sens de l’acceptation des inégalités. Et d’autres éléments autour, pas seulement le plan économique qui est beaucoup thémati-

sé aujourd’hui, mais le rôle de l’Etat. Aucune partie ne nie son utilité, mais chacun voit son intervention de manière différente. Il y aura toujours deux grandes façons contradictoires de voir des problématiques. La construction du politique se fait sur la rencontre, plus au moins conflictuelle, plus au moins agressive de ces deux pôles. Et de là peut sortir une multitude de courants. C’est le système de la démocratie qui organise et canalise les discus-sions de manière optimale.

« L’architecture gauche/droite qui guide notre propos commence à prendre forme, entre un pôle de droite, fixé dans une vision mystique et monarchique du monde, et un pôle de gauche plus composite mais qui, globalement, se mire dans une même vision holistique de la société. Ce second pôle se scinde toutefois en deux cou-rants : le premier en extrait la primauté d’un Etat contrôlé par des mécanismes d’une dé-mocratie strictement égalitaire, alors que son rivale s’enivre d’une société régie non plus par des centres investis d’un pouvoir quelconque, mais par les individus eux-mêmes, immergés dans une liberté souveraine. »

Les appellations politiques « gauche » et « droite » sont-elles pertinentes ? Renvoient-elles vrai-ment à quelque chose ? Ne devrait-on pas en user avec plus de mesure, comme le préconisait notre rédacteur en chef dans son édito d’octobre 2015 ? L’historien Oliver Meuwly, lui, considère que ces deux catégories sont indissociables de la pensée politique depuis la Révolution française et qu’elles permettent de cerner précisément les tendances qui caractérisent notre paysage po-litique. Dans son livre La droite et la gauche (2016), le libéral-radical vaudois rappelle l’histoire de ces deux termes tout en analysant leur signification profonde et actuelle.

La gauche et la droite

05 L’entretien

Au regard de cet extrait de votre livre, seules les idées de gauche ont survécu après la Révolution ?

On dira d’une certaine façon qu’il y a eu un mouvement. Prenons l’exemple du libéra-lisme : à la base, il est placé à gauche. Or il n’est pas non plus dans l’esprit purement ré-volutionnaire. Pour Benjamin Constant et bien d’autres, la question est la suivante : comment gérer la Révolution, comment faire en sorte que l’apport de la Révolution soit le plus fructueux possible et éviter d’être absor-bé par ses dérives. Il s’agit aussi de chercher comment organiser cette nouvelle liberté. Se-lon Tocqueville, en y instillant des éléments de l’Ancien Régime, qui permettent de la domp-ter, de la canaliser au besoin. La droite, elle, va reprendre une partie de ces idées-là, tout en s’adaptant à la nouvelle donne.

Vous parlez d’un passage de l’Etat « de » droit à un Etat « des » droits, avec une extension de l’Etat-providence. Pouvez-vous nous expliquer cette nuance ?

Une évolution de l’Etat-providence s’installe. Il commence à s’étendre à la fin du XIXème siècle, au moment où le libéralisme admet que tout ne fonctionne pas parfaitement dans le système de liberté économique, que certains problèmes existent. Le libéralisme s’adapte, le pragmatisme est d’ailleurs profondément libéral. Il va commencer par introduire la dé-mocratie, ce qui était loin d’être une évidence. Pour les libéraux, l’important n’est pas le ré-gime, mais la préservation des libertés. Une évolution va se faire, l’Etat prenant toujours plus de place, en s’emparant notamment de la question écologique. Aujourd’hui, ces droits « à » posent un problème à la droite et à la gauche. Nous constatons ce problème avec l’initiative de l’UDC sur les juges étrangers, soit sur la primauté du droit national. L’UDC vise l’Europe pour toucher Strasbourg et vise

Strasbourg pour toucher Bruxelles. Elle veut éliminer tout ce qui fait référence à la Cour européenne des droits de l’homme. Or, pour la droite qui est globalement libérale, hormis les héritiers de la droite catholique conservatrice, les droits de l’homme sont ceux de la Révolution française et américaine. Il semble fondamen-tal d’avoir des droits supérieurs protégeant les libertés individuelles. Toute une évolution s’est faite après la Seconde Guerre mondiale, nous faisant passer des droits de l’homme aux droits humains. Et ces droits de l’homme-là ne sont plus directement ancrés sur ceux de l’ori-gine. C’est typiquement ce que dénonçait Toc-queville : une fois parti sur le train de l’éga-lité, sans contrôles, il n’y a plus de limites.

Ce problème de la limite est-il traité aujourd’hui ?

Non, il ne l’est pas. C’est pourquoi les Constant, les Tocqueville constituent encore des points d’ancrage, des références de réflexions inté-ressantes. Ils nous rappellent que oui, il faut mener cette réflexion ; qu’être libéral, c’est difficile. Mon angoisse est de voir la gauche défendre une vision des droits humains, donc du juge étranger, et la droite une vision ini-tiale des droits de l’homme. Avec la possibili-té de voir la droite conservatrice s’engouffrer dans l’espace qui sépare les deux camps, en profitant de l’occasion pour balayer les deux versions. Cet affrontement entre les droits « à » et les droits « de » pourrait aider la droite néo-conservatrice qui conteste, elle, les deux visions, considérant que les droits « à » sont la suite logique des droits « de » mal appliqués. Il faudrait compter sur un vrai discours poli-tique pour y faire face. A ce jour, je ne le vois pas. Nous aurons affaire à un test intéres-sant, qui permettra de montrer les différentes droites, divisées, que l’on a aujourd’hui. Avec en face une gauche unie autour des droits « à ». Suite p. 6

06 L’entretien

En Suisse, l’élément structurant n’est-il pas davantage la « peur du peuple » que l’existence de deux pôles distincts ?

Je ne parlerais pas de peur du peuple, mais d’un appel au peuple, bien que l’un aille avec l’autre. Sur la longue durée, contrairement à ce que l’on prétend parfois, les droits popu-laires ne sont pas facteurs de populisme mais de discipline. Ils permettent de mesurer les débats et les propositions, ils évitent les dé-rives. L’exemple de l’entre-deux-guerres est très parlant à ce sujet. Il fallait d’un côté sur-veiller la montée du communisme et de l’autre les poussées nationalistes. Durant cette pé-riode, les deux doivent affronter des déroutes électorales qui poussent à la mesure.

Dans ce contexte, que penser d’une révision des droits populaires ?

Je rejette la simple augmentation du nombre de signatures pour l’initiative populaire. Si on touche à un élément, on touche au tout. L’aug-mentation des signatures est une proposition facile qui n’est pas indispensable. Cependant, si l’on permet de récolter les signatures en ligne, on risque de ne plus avoir le choix. Ma proposition, si l’on veut vraiment changer quelque chose, serait plutôt d’introduire un référendum obligatoire sur les lois d’applica-tion des initiatives. Cette disposition place les initiants puis le Parlement face à leurs res-ponsabilités. C’est pourquoi je ne comprends pas l’idée d’une trahison de la part du Parle-ment en lien avec l’initiative du 9 février. Dire cela, c’est ne pas comprendre le système dans sa complexité.

Autre thème, l’apparition de l’écologie politique, enfant de mai 68, très contestataire à ses débuts, mais qui finit par s’intégrer au système.

C’est l’un des mouvements qui voulait se dé-

marquer du jeu politique classique, dépasser ce clivage gauche-droite. Les écologistes ont fini par se faire rattraper, par leur discours foncièrement de gauche. Pourtant, la théma-tique parlait également à la droite conserva-trice, en lien avec le patrimoine naturel. L’une des ailes écologistes fut à droite. Or celle-ci n’a pas réussi à donner de réponses, notamment compatibles avec l’économie, sans donner du grain à moudre à la mouvance clairement ré-volutionnaire. Par la suite, lentement, l’écolo-gie s’est intégrée au système.

Selon vous, « le centre n’est qu’un lieu de passage. La politique s’y fait, mais ne s’y pense pas ». Ces dernières années, les Blair, les Schröder se sont recentrés pour faire de grandes réformes. N’est-ce pas un moindre mal de dévier un peu de sa doctrine afin de prendre du bon dans les deux camps ?

Oui, mais seulement à la fin. Même un Tony Blair ou un Gerhard Schröder sont partis de la gauche, en faisant d’abord le ménage à l’in-térieur du parti. Mais ils ne veulent pas reve-nir en arrière. Ils réforment avant tout leur mouvement de pensée. Jacques Julliard disait que les gens aiment être gouvernés au centre, mais pas par le centre. On finit au centre, mais ce qui est important c’est l’endroit d’où l’on part. Récupérer, c’est quelque chose, mais créer en est une autre. Ainsi, Emmanuel Macron n’a pas encore montré qu’il pouvait incarner autre chose qu’un rejet. Il n’est pas une force de proposition. Reformer la France, ce n’est pas un programme suffisant, il faut un bagage philosophique plus construit.

« Emmanuel Macron n’a pas encore montré qu’il pouvait incarner autre chose qu’un rejet. »

07 L’entretien

L’opposition entre ouverture et fermeture, face au changement, à la technologie, etc., n’est-elle pas devenue le seul vrai clivage, prenant le pas sur le traditionnel duel gauche contre droite ?

Je récuse cette vision. L’ouverture d’un socia-liste ou d’un libéral n’a pas grand-chose en commun. Le constat est le même avec le pro-gressisme et le conservatisme. Ces tensions viennent d’avantage questionner le sens pro-fond de la droite et la gauche, sans pour au-tant remettre en cause leur logique. Les ques-tions de transhumanisme ou de digitalisation soulèvent les mêmes réflexions. Il faut abor-der ces questions à travers le prisme actuel.

Les derniers événements politiques démontrent un ras-le-bol, comme si le peuple voulait se venger. Comment en est-on arrivé là ?

Par un manque de pédagogie. C’est d’ailleurs un avantage fondamental de la démocratie di-recte : elle force à faire continuellement de la pédagogie ! Ici, les partis ont un rôle différent : ils doivent sans cesse se renouveler, s’adapter, se répéter pour convaincre la population.

Dans votre livre, vous parlez d’un aban-don de l’éducation à la gauche. A quel point cet état de fait est-il probléma-tique ?

On n’a pas de sociologue de droite par exemple et de manière générale, on ne choisit pas les métiers qui font l’Etat. On a tout au plus des avocats d’affaires. Mais ces derniers n’ont pas de pensée d’Etat. Avenir Suisse a essayé de combler cette lacune, en tentant de sortir de la pure analyse économique, mais y est très vite revenu. Avec l’Institut Libéral de Pierre Bessard, nous, le Cercle démocratique de Lau-sanne, sommes les seuls à traiter des ques-tions de société avec une vision autre, qu’elle

soit radicale ou libérale. Mais même entre nous, des divergences profondes existent. A mon avis, aujourd’hui, on ne peut créer un li-béralisme utile en prenant appui uniquement sur le volet économique.

Dans la canton de Genève, un tiers des citoyens ne paient pas d’impôts. N’est-ce pas un danger pour la démocratie ?

Je suis contre un retour au vote censitaire, mais je trouve vital que chacun paie un im-pôt, ne serait-ce qu’une somme symbolique. Il s’agit d’un vrai péril, même si le système suisse fait que les votants ne votent pas for-cément uniquement pour leurs intérêts im-médiats. La démocratie suisse demande du temps. C’est d’ailleurs le danger de l’immé-diateté : comment concilier le temps long de la politique avec cette dernière ? En politique, la lenteur permet de reconsidérer, de corriger, rien n’est jamais figé. La procédure prend du temps, propose du temps, et c’est important.

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Droite et gauche apparaissent aux yeux de beaucoup comme desnotions périmées, incapables de refléter la réalité de la vie

politique du début du XXIe siècle. Est-ce si sûr? Il est indéniable quece que nous nommons aujourd’hui droite et gauche ne ressembleguère à leurs équivalents des décennies précédentes. Il estégalement admis qu’à une époque où se répand le sentiment que nesubsiste qu’une manière de gouverner, arrimée à la quête de lacroissance et à des compromis parfois hasardeux, la question de lapertinence de ces concepts mérite d’être posée.

Les familles politiques regroupées sous ces étiquettes ont évoluéau fil des ans, ont muté, se sont emprunté certaines revendications,ont collaboré aussi. Le corps doctrinal de la droite dans les années1830 ou 1850, dans l’ensemble des pays dits occidentaux, épousedes contours très différents de ceux qui caractériseront la droite desannées 1900 ou 1950. Il en va de même pour la gauche. Et les idéespolitiques qui définissent encore aujourd’hui les principaux courantssillonnant le champ politique moderne ont souvent connu desparcours sinueux : le libéralisme fut logé d’abord à gauche avant desoutenir des idées qui seront classées à droite plus tard. Et qu’en est-il du conservatisme, notion fort complexe? Et le socialisme a lui aussiconnu maintes divisions qui modifieront constamment, sinon sonpositionnement sur l’échiquier politique, du moins, son contenuidéologique.

Le présent ouvrage défend la thèse que, malgré lestransformations qu’ont subies droite et gauche entre les XIXe etXXe siècles, ces deux notions n’ont rien perdu de leur valeur. Aucontraire, en survolant l’histoire des idées qui les composent, il tentede démontrer que ces deux balises permettent de mieuxcomprendre les combats politiques qui déterminent souvent, qu’onle veuille ou non, notre quotidien. Il y a toujours eu une gauche et unedroite, et cette réalité ne changera pas. Seuls leurs contenus bougent.Les mutations actuelles, articulées sur les bouleversementsprovoqués par le numérique, risquent-elles néanmoins de changerla donne? Ou assisterons-nous plutôt à une nouvelle modification dece binôme par lequel s’éclaire la réalité politique des Etatsdémocratiques?

Slatkine

LA DROITE

LA GAUCHE

Olivier Meuwly

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HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN

Essai historique sur une nécessité structurante

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08 PhiLosoPhie

Être gentil, est-ce bon ou mauvais pour la survie ?

Un article de Léa Farine

Pour bien comprendre, il nous faut d’abord exposer la loi générale évolutionniste, appli-cable à toutes les espèces animales. Chaque individu est guidé par une mécanique interne qui le pousse à essayer de survivre et de se reproduire. Au sein d’une même espèce, plus un individu vit longtemps et plus il a de petits par rapport aux autres individus de la même espèce sur le même genre de territoire, plus il est viable. Le terme évolutionniste spéci-fique pour la viabilité est « fitness ». Prenons l’exemple de deux girafes femelles : une girafe qui a vécu dix ans et qui a eu trois petits a une fitness plus élevée qu’une girafe ayant vécu neuf ans et qui a eu trois petits.

Les individus ayant une fitness élevée sont lo-giquement ceux dont le patrimoine génétique leur permet une bonne adaptation à l’envi-ronnement. Admettons que les premières girafes avaient un cou généralement plutôt court, avec des variations entre les individus. Les girafes avec un cou un peu plus long vi-vaient un peu plus longtemps, parce qu’elles pouvaient mieux manger les feuilles d’acacia, et elles avaient donc plus de petits, transmet-tant ainsi plus largement le gène responsable de la longueur du cou. Les petits girafons au cou plus long étaient également plus viables

et donc, transmettaient à leur tour le ou les gènes responsables de la longueur du coup. Jusqu’aux girafes d’aujourd’hui, parfaitement adaptées à la consommation de feuilles d’aca-cia grâce à leur très long cou.

Le paradoxe de l’altruisme

Revenons à nos abeilles et à notre paradoxe, appelé « paradoxe de l’altruisme ». L’altruisme, en éthique évolutionniste, est défini comme un comportement diminuant la fitness d’un indi-vidu au profit d’un autre, de la même espèce ou d’une autre espèce. Par exemple, une abeille qui pique et meurt ensuite pour défendre la ruche a forcément une fitness moins élevée que l’abeille qui ne se sacrifie pas, puisqu’elle ruine ainsi toutes ses chances de devenir reine et d’avoir des larves. Or, les gènes en cause dans l’adoption de tels comportements al-truistes ne devraient pas être transmis sur un grand nombre de générations, puisque par définition de tels comportements diminuent la fitness. Les altruistes, en fait, selon la théo-rie de l’évolution, relèvent d’une anomalie. Or la plupart des abeilles ouvrières piquent et meurent en cas de danger extrême. Pourquoi ?

Disons-le d’emblée : être purement gentil n’est jamais bon pour la survie. L’altruisme

Nous le savons tous, les abeilles sont kamikazes. Elles meurent après avoir piqué. Cependant, nous ne décelons pas forcément le paradoxe, de type évolutionniste, caché derrière ce comporte-ment. En effet, le cas particulier des abeilles piqueuses contrevient aux lois générales de l’évo-lution. Nous devons donc l’expliquer si nous voulons conserver ces lois.

09 PhiLosoPhie

véritable n’existe pas dans la nature. Derrière d’apparents « dons de fitness » se cache tou-jours la promesse d’un avantage en retour. Sans entrer dans les détails complexes de la reproduction des abeilles, celles-ci ont en commun une grande part de patrimoine gé-nétique. De plus, chaque sœur abeille est une potentielle nouvelle reine. Donc, l’abeille qui se sacrifie pour la communauté se sacrifie en fait pour ses propres gènes, qui sont de cette manière aussi largement transmis, voire plus, que si elle ne s’était pas sacrifiée. Il est par ailleurs extrêmement rare qu’une abeille dé-fende directement un bourdon, même issu de la même ruche, parce que dans ce cas, le patri-moine commun n’est pas assez important

La coopération profite aux individus

Par contre, et bien loin d’une interprétation de la théorie évolutionniste comme une lutte perpétuelle, la coopération, si on la comprend comme un don mutuel de fitness, est bien sou-

vent extrêmement avantageuse quand il s’agit de se liguer contre des facteurs extérieurs. Les animaux vivant en groupe, par exemple, di-minuent leur fitness en partageant leur nour-riture mais la regagnent largement en béné-ficiant de la protection mutuelle au sein du groupe. On rencontre également de très nom-breux cas de symbiose ou de coopération entre espèces différentes, phénomènes toujours in-téressants en termes de survie pour les indivi-dus impliqués. Un exemple amusant est celui des bactéries se trouvant dans notre estomac. Chacun d’entre nous en possède en moyenne un kilo et demi, composé de diverses espèces, appelé microbiotes. Ces bactéries survivent et se reproduisent parce que nous les nourris-sons et, grâce à elles, nous pouvons transfor-mer et digérer les aliments : la symbiose est parfaite. De plus, c’est encore la coopération qui a permis l’émergence des formes de vie ac-tuelles les plus évoluées. En effet, la reproduc-tion sexuée, par essence, est coopérative.

Une question demeure bien sûr en suspens : l’altruisme pur, tel que défini par la théorie de l’évolution, est-il possible chez l’être humain ? Ce problème est complexe parce que, dans ce cas, la notion de culture, dont nous ne pouvons faire l’économie théorique et qui se substitue bien souvent à une analyse à bas niveau en termes de gènes et traits ou comportements codés par ces gènes, complique considérable-ment la donne. Cependant, le paradoxe étant le même, la réponse est normalement non. Il y a de la coopération, sous la forme de méca-nismes très complexes de dons et contre-dons, mais pas d’altruisme pur sélectionné au cours de l’évolution. Et s’il apparaît, parfois, par hasard, des individus purement altruistes, comme il apparaît parfois par hasard des gi-rafes au cou court, ces individus sont des ano-malies ou, peut-être, des petits miracles.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

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10 Littérature

Un article de Loris S. Musumeci

La famille, des soucis aux douceurs

« Quel adorable compagnon cet Achille. Pas un instant, il m’embête. Il dort, il mange, il joue, c’est un rêve. Il est toujours content de tout. Aujourd’hui, je l’ai promené le long du bisse jusqu’à Plan-Praz. Quelle joie pour lui de taper dans l’eau avec un bâton, de jeter des petits cailloux, de toucher les réservoirs – Je m’asseyais sur l’herbe et je regardais les touffes bleues de gentianes. Mais sois tran-quille, je ne perds pas de l’œil Achille, même si je travaille à côté. Ne t’inquiète pas. »

Après Blaise, l’aîné, la progéniture continue par la naissance d’Achille, en 1948. Ce dernier est accueilli avec moins d’angoisse que le pre-mier. Corinna est désormais rodée. Elle réus-sit à concilier, avec plus ou moins d’aisance, maternité et écriture.

Il reste que l’artiste a besoin de liberté et de vacances pour s’adonner à son œuvre. Lais-sant les deux garçons à leur père, elle part se ressourcer dans le sud, au bord de mer. Le

Pradet ne la reçoit pas vraiment seule ; Corin-na porte déjà en son sein sa première et der-nière fille.

« Je pars écouter et regarder la mer, je ne puis m’en lasser.Notre troisième aura connu le bercement des flots. Je t’embrasse avec tout mon amour, mon cher Maurice. »

Malgré l’absence de sa mère, bébé Achille se porte au mieux. Maurice, quant à lui, dé-couvre, sans lyrisme, combien ses enfants lui deviennent infiniment précieux.

« Il veut voir les autos et les bêtes mais il se montre moins audacieux pour les toucher. Je n’ai pas remarqué de fait très saillants dans son existence : il boit, il mange bien, il rit. Je pense toujours que ces puissances du sen-timent seront très fortes et qu’il aura sans doute du fil à retordre plus tard. Je ne sais pas pourquoi, je pense quand même que ces enfants seront ma bénédiction. »

Jours fastes | épisode 4 / 6

« Je suis capable de créer une œuvre très belle », Avril 1950 – octobre 1957

La famille s’agrandit par l’arrivée de Marie-Noëlle, la petite dernière. Et ce n’est pas tout. « Je suis capable de créer une œuvre très belle », le troisième chapitre de Jours fastes, rendant compte du courrier de 1950 à 1957, ouvre la porte à de nouveaux joyaux littéraires. Corinna Bille et Maurice Chappaz échangent toujours davantage sur leurs lectures. Aussi, ils entament une sublime correspondance voyageuse. A savourer sans retenue ; en laissant place aux paroles mêmes des deux écrivains.

11 Littérature

La famille est au complet. Comme elle le fai-sait avec son fils aîné, Corinna mêle les trois enfants au cœur de la correspondance qu’elle entretient avec son mari. Chacun a droit à son propre message pour papa.

« Achille : Ha Papa, Papa Ha !Blaise : son dernier désir : avoir un phare sur le nez. Sa dernière question : comment on fa-brique les sceptres ? Marie-Noëlle : papapapapapapapapa »

L’intégration des enfants aux lettres n’est pas qu’innocente et gratuite sympathie. Maurice demeure peu présent. Corinna en souffre. Pour elle, pour ses petits. Son bien-aimé, bien qu’un brin rustre, ne cultive pas les terres de l’indifférence. Sa conscience lui rappelle son rôle paternel, mais encore l’authentique gra-titude qu’il doit à celle qui accompagne Blaise, Achille et Marie-Noëlle au quotidien.

« Je t’écris un petit mot : non seulement je tremble mais tu m’apparais tellement royale et douce quand loin de toi, je rentre en moi-même. Je maudis ma propre nature familiale-ment rugueuse, soucieuse alors que je sens de plus en plus que je devrais vraiment tous vous embarquer en croisière autour du monde. L’éducation des garçons il faudrait vraiment que je m’en mêle de plus près : qu’ils ap-prennent de la musique, un instrument et des sports. Je me dis que toi tu leur donnes un très noble rêve et que cela se verra à leur pensée ou à leur allure. »

Partages littéraires

Les parents gardent néanmoins des échanges rien qu’à eux et pour eux, à savoir leur intimi-té sentimentale et les partages de lecture.

Maurice est plus tourné vers les classiques.

« Je lis une dizaine de lettres de Voltaire chaque soir avant de m’endormir. Elles sont

nettes, vives et c’est un fanatique mais de la tolérance. Je pense à ton père et je ris quand il parle des Jésuites et des petits tyrans noirs du pays de Gex. »

Corinna, elle, se nourrit langoureusement d’une littérature davantage alternative.

« Je me suis aussi passionnée pour le nommé Joseph Day, étudiant en Virginie dans Moïra un roman remarquable de Green. Et mainte-nant, je relis les nouvelles d’Edgar Poë dans la collection de La Pléiade. »

« Ici, comme il n’y a pour ainsi dire pas de vie (sauf celle des enfants) je me plonge dans les rêves et les livres. T’ai-je dit que je me suis enthousiasmée pour Le Vagabond ensorcelé de Leskov ? C’est un très beau livre. J’ai relu aussi Mes apprentissages de Colette car ça m’intéresse. »

Voyages, voyages

C’est la partie la plus riche et envoûtante, dans cette tranche de correspondance, que celle qui fait part des voyages de l’un et de l’autre.

« Ensuite, embarquement pour Marseille, avec une gentille petite Bâloise qui avait très peur de voyager seule et d’être prise pour la traite des blanches !… Quel bonheur intense m’a donné cette nuit-là. Je ne dormais pas. Je regardais les paysages sous la lune, j’écoutais dans les gares cette étrange voix du haut-parleur, ces sonneries … A Valence le délicieux chocolat glacé, puis l’aube rouge sur la plaine d’Arles, enfin les grands pins maritimes, le jour qui se levait sur les garrigues, l’étang de Berre si beau, puis la mer, les bateaux et Mar-seille. »

Corinna découvre le sud de la France : sa mer, son silence, son peuple…

« Ceux que j’aime sont du peuple, pêcheurs, petits paysans, petits ouvriers, le tout en même temps. Ils sont fervents Suite p. 12

12 Littérature

communistes, d’ailleurs. En automne, ils vont chasser perdrix, lièvres, lapins, dans la grande forêt de Pierrefeu au Massif des Maures. Ils vont à toutes les fêtes (chaque fête dans chaque village ici dure cinq jours) et dansent aussi bien que nos danseurs des fêtes du Rhô-ne ; entre autres, la valse du Midi à petits pas ; la tête m’en tourne quand je les regarde !... C’est terrifiant. Ils croient qu’en Suisse tout le monde a les yeux bleus. Moi, je leur dis que là où j’habite il fait plus chaud qu’ici, qu’il y a des cigales, des figuiers de Barbarie, beaucoup de vignes, mais des montagnes si hautes qu’elles arrêtent tous les nuages. Je ne leur dis pas que les Anniviards leur ressemblent un peu ; ce qui me permet peut-être de si bien les com-prendre. »

… sa vie éclatante.

« Hier soir, j’ai écouté un très beau concert de jazz d’une jeune troupe de Toulon qui joue à la radio Monte-Carlo. Certaines choses étaient vraiment très bien. Et les danseurs enfants re-marquables. Ils ont joué une vieille rengaine :

Je cherche après Titine Titine oh ! Titine Je cherche après TitineEt ne la trouve pas. »

Maurice est appelé par la Sicile. Il s’y rend avec son ami Eric Genevay pour la traduction de textes antiques à éditer.

« Ici aussi c’est bien. Nous logeons dans deux chambrettes sur un toit – terrasse et dès qu’il fait beau nous traduisons Virgile avec le soleil, nous voyons la mer. »

« Je fais le tour de Syracuse le long de la mer.

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13 Littérature

Je regarde sans me lasser les vagues. Un jour de vent nous étions entourés d’écumes blanches. Je regarde les chats errants, des familles toutes seules sur une place dans des fauteuils de paille, des enfants jouant aux piécettes. J’ai vu les pêcheurs trempant leurs filets dans les tonneaux où mijotaient dans l’eau bouillante des écorces de pins pilées. »

La Sicile, un berceau au carrefour des cultures :

« Tout se mêle étrangement le passé et l’ave-nir : les rocs jetés dans la mer pour proté-ger l’île sont espagnols ; le château est d’un condottiere grec de l’an mille, les airs que chante une jeune garçon et les manuscrits à la bibliothèque sont arabes, des maisons de la place à l’extrémité de la ville portent le nom d’un merveilleux prince allemand, Frédéric II de Souabe, la belle statue d’une femme est athénienne et les visages de certains hommes du port, carthaginois, africains ainsi que les armoiries d’éléphants, romains les murs où je fume ma cigarette et je ne te parle pas des monuments. »

Une oeuvre très belle

Corinna comme Maurice se débattent pour la création et l’édition de leurs écrits. Dans la douleur, elle doit accoucher la dernière partie de son roman Le Sabot de Vénus. Lui la fé-conde par un honnête encouragement.

« De la lassitude, de la mélancolie, de l’espoir travaille bien chère Fifon (ndlr : surnom de Co-rinna pour Maurice) aux quelques pages qui te restent de ton livre. Cela sera un grand gain pour ta vie de le réussir. »

« Je veux que tu puisses écrire et que tu aies du bon temps et que de nous deux sortent les vrais livres et les vrais enfants. »

Mais la vie familiale s’impose au travail de la bonne mère.

« Enfin je soigne, je cuisine, je suis sans ar-rêt en mouvement, sauf quelques moments où j’écris des textes qui me feront gagner un peu d’argent. J’écris toujours avec joie, comme si c’était mon plus grand plaisir, ma façon d’exis-ter, de lutter contre le monde. Je t’embrasse bien, les enfants aussi t’em-brassent bien. »

En dépit des difficultés toutes particulières à Maurice, perfectionniste, pour achever ses ouvrages, règnent confiance et espérance. Il a mis dix ans à rédiger son opus poétique Testa-ment du Haut-Rhône. Lorsque celui-ci est pu-blié, en 1953, l’écrivain s’engage pour un nou-veau parcours, dans les profondeurs du Valais. Il partage à sa douce ces quelques mots :

« mais je te l’ai déjà dit et je le sens toujours vivement je suis capable de créer une œuvre très belle, plus grande que je crois parfois quand je borne mes ambitions au Valais, à la Suisse romande. »

Y investissant le sens même de son existence tout entière.

« Je ressens de la lassitude et la lutte pour un nouveau livre me semble bien la lutte pour la vérité et le droit de vivre en gagnant mal mon existence. »

Le troisième chapitre de Jours fastes se conclut sous l’effigie de cette « lutte », chez Corinna.

« Aussi ai-je décidé, pour me sauver, de re-prendre mes écrits, mes livres, et de moins m’inquiéter du reste qui ne me donne que tris-tesse puisque je suis encore grondée par-des-sus le marché.Voilà, ce qui me redonne du courage.Marie-Noëlle restera encore quelques jours au Châble.Reviens dès que tu peux puisque je t’aime, cher Maurice,Ta Fifon »

Ecrire à l’auteur : [email protected]

14 PoLitique

Montée du populisme : un sentiment de déjà-vu

Le populisme, ou la valse à trois temps

Bien que ce concept relevant de la controverse peut sembler péjoratif et être utilisé dans le but de discréditer un personnage ou une idéo-logie politique, il est parfois considéré comme une qualité par certains groupes, tels que le Front National qui se revendique comme étant un parti populiste. Le populisme désigne un groupe se tenant pour l’unique représentant du peuple face à une élite corrompue, et sup-pose souvent un chef charismatique, qui pos-sède une forte aura publique lui permettant potentiellement de bénéficier d’un électorat important.

Le politologue François Cherix, auteur de l’ou-vrage Qui sauvera la Suisse du populisme ?, compare la méthode populiste à une « valse à trois temps ». Le premier temps consiste à attaquer les élites par un discours discrimi-nateur qui les oppose, « corrompues et tru-queuses », au peuple « pur, sain et juste ». Le deuxième temps intervient lorsque le leader populiste se revendique comme l’unique re-présentant du « vrai » peuple. Finalement, ce chef se permet de « verticaliser » la démocra-tie en s’autorisant des comportements autori-taires et parfois même brutaux et en s’attri-

buant la mission sacrée de sauver la société et de restaurer le pays d’autrefois.

Cependant, qui est le peuple ? Et qui sont ces élites corrompues ? Il est pertinent de noter que le « peuple » et les « élites » ne sont jamais clairement définis. En effet, il ne s’agit là que d’une construction vague et fictive dont le but est la polarisation – un manque de nuances et un flou constituant le carburant même du populisme. Effectivement, le peuple, qui n’a jamais été autant diversifié, ne peut pas être qualifié en tant qu’entité homogène :

« Les populistes sont très souvent intuitifs. […] Ils connaissent bien leur pays et ils uti-lisent, en effet, toutes les inquiétudes, toutes les difficultés qui sont réelles, il ne faut pas les nier. […] Mais ils procèdent par une mé-thode extrêmement dangereuse qui est le rassemblement par l’exclusion et non pas par l’inclusion. C’est-à-dire qu’ils vont désigner ce fameux peuple (par exemple américain), homogène, pur, victime des élites, en reje-tant d’autres personnes précises qui sont dé-signées comme nuisibles : les mexicains, les journalistes, les écologistes, les homosexuels, etc. C’est donc cela qui est très dangereux dans le populisme : on créé une fédération par

Autant en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique, les tendances politiques semblent, depuis quelques années, virer vers la droite, voire vers l’extrême droite. Cette « nouvelle mode » qui at-tire certaines personnes, en effraie d’autres qui pressentent un retour vers les années obscures de notre histoire. Au cœur de ce phénomène, un terme semble résonner dans les médias et les discussions, celui de « populisme ».

Un article de Rachel B. Häubi, notre invitée du mois

15 PoLitique

l’exclusion démocratique de l’ensemble de la diversité de la société. » (François Cherix, à la RTS)

Erwan Lecoeur, sociologue et spécialiste du populisme, explique qu’il existe deux types de populisme historiques : « D’un côté, il y a le populisme démocratique, celui qui défend les petits contre les gros, d’un point de vue de classes sociales. De l’autre, il y a le populisme ethnique, celui qui défend un peuple selon ses caractéristiques ethniques » et qui est fon-dé sur la peur de l’autre. Cependant, un po-pulisme d’ordre ethnique peut se dissimuler derrière l’apparence parfois trompeuse d’un populisme démocratique, prétendant ainsi dé-fendre les intérêts des plus démunis dans un but purement stratégique. C’est entre autres le cas du Front National ou de l’Union Dé-mocratique du Centre (UDC) qui jouent, par exemple, sur la crainte de perdre son travail (l’argument du populisme démocratique) afin de mettre en avant et de justifier la préférence nationale et l’exclusion de l’étranger (soit le populisme ethnique).

Lorsque la politique devient hypocrisie et manège à mensonges…

Mathias Reynard, membre du Parti socialiste suisse, souligne qu’une fois arrivés au pouvoir, les mouvements et partis qui se déclarent po-pulistes prennent des décisions complètement contraires à ce qu’ils prétendent défendre : « Il suffit de regarder en Suisse : ce sont les mêmes qui vont vouloir augmenter l’âge de la retraite, couper dans les aides à la formation, aller contre toutes les politiques sociales et les améliorations des conditions de travail et des salaires des plus démunis. »

Ce sont également les mêmes qui osent utili-ser le triste cas de « Maria » qui ne peut plus payer son loyer comme prétexte pour s’opposer aux migrants… En effet, comme le remarque

la Conseillère d’Etat valaisanne Esther Wae-ber-Kalbermatten, « cette affiche est issue des mêmes milieux (ndrl : UDC) qui ont demandé et obtenu du Parlement que les prestations d’aide sociale soient fortement abaissées en 2016. »

Prenons pour exemple supplémentaire le cas de Donald Trump. Celui-ci a prétendu lors de son discours d’inauguration défendre le peuple américain qui a été « laissé pour compte » comme les « mères et [les] enfants piégés par la pauvreté », alors qu’il n’a jamais, en septante ans, avec une fortune personnelle de plus de 3,7 milliards de dollars, contribué d’une quelconque manière à l’amélioration des conditions sociales aux Etats-Unis.

Attention à ne pas recommettre les erreurs du passé

Mathias Reynard avance que le discours po-puliste « joue toujours sur la haine, sur les peurs, sur le côté sombre de l’être humain » et qu’il faut « avoir un peu de mémoire et se rap-peler l’histoire de notre continent ». Ce n’est en effet pas le seul à tenter de tirer la sonnette d’alarme. Le pape François a récemment vou-lu mettre en garde le peuple européen contre la montée de l’extrême droite :

« Pour moi, l’exemple le plus typique du popu-lisme européen, c’est l’Allemagne en 1933. Un peuple submergé dans une crise qui a cherché son identité jusqu’à ce que ce dirigeant cha-rismatique (Hitler) se présente et promette de lui rendre son identité, mais qui lui a rendu une identité pervertie et nous savons tous ce qui s’est passé. »

Le 22 décembre 2016, le prince Charles alertait une montée de nombreux groupes populistes autour du monde, de plus en plus agressifs en-vers ceux qui adhèrent à des croyances mino-ritaires. Selon lui, cette violence « a des échos perturbants des jours sombres des Suite p. 16

16 PoLitique

années 1930 ». En Allemagne, tandis que le parti d’extrême droite AfD gagne de l’ampleur, Angela Merkel déclare que « nous n’irons nulle part en essayant de régler les problèmes par la polarisation et le populisme » et que « même si certains rêvent d’un “retour à un petit monde”, la bonne réponse est l’ouverture ».

Comment combattre la montée du popu-lisme ?

Alors qu’Obama a profité de ses derniers jours à la présidence pour signer une loi contrant la désinformation et la propagande, Angela Merkel semble, elle aussi, se soucier du phé-nomène de la désinformation numérique qui contribuerait, selon elle, à l’essor du popu-lisme en manipulant l’opinion publique. La réglementation de la diffusion de ces « fausses nouvelles », permettra-t-elle d’éclairer le peuple en le désillusionnant des informations

erronées ou, au contraire, s’opposera-t-elle au droit fondamental de la liberté d’expression, constituant ainsi un nouvel outil de manipu-lation aux mains du gouvernement ? La ques-tion demeure, en effet, délicate et discutable.

Selon François Cherix, cela ne sert à rien d’insulter les populistes ou de les rejeter d’un point de vue moral. « Il faut prendre au sé-rieux le phénomène ainsi que les questions à partir desquelles l’affaire se développe. Mais il faut toujours les combattre sur leurs diagnos-tiques, sur leurs affirmations qui sont, pour la plupart du temps, erronées. »

De fait, selon divers organismes de fact-checking (vérifications des faits) tels que Poli-tifact, plus des deux tiers des affirmations de Donald Trump depuis un an seraient fausses, sans que cela n’ait d’une quelconque façon décré-dibilisé le personnage auprès de ses électeurs.

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17 PoLitique

L’exercice de la pensée, un devoir civique ?

Hannah Arendt, célèbre philosophe et poli-tologue allemande, évoque dans son ouvrage Considération morales le terme de « banalité du mal », soulignant à quel point l’exercice de la pensée est indispensable pour prévenir le mal. En effet, se basant sur ses observations lors du procès d’Adolf Eichmann, elle constate que même « Monsieur-tout-le-monde, qui n’est pas méchant ni motivé (…) est capable de mal infini » tout simplement car il n’est jamais confronté à l’exercice de sa pensée et sera ain-si incapable de discerner le bien du mal. Elle souligne également la nécessité de « remonter aux expériences plutôt qu’aux doctrines ». Se-lon Arendt, la non-pensée « enseigne aux gens à s’attacher fermement à tout ce que peuvent être les règles de conduite prescrites par telle époque, dans telle société » sans ne jamais les remettre en question. C’est comme si « tout le monde dormait », écrit-elle.

« La manifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’est l’aptitude à discer-ner le bien du mal, le beau du laid. Et ceci peut bien prévenir des catastrophes. » Ainsi serait-il du devoir de chaque citoyen de faire usage de sa pensée afin de décortiquer les in-formations propagées et de différencier le vrai du faux.

Le monde se réveille

Aux Etats-Unis, des troupes de manifestants se sont jointes à des tribus indigènes à Stan-ding Rock et se sont battues ensemble pen-dant plusieurs mois contre la construction du pipeline « Dakota Access », malgré les fré-quentes arrestations et les rudes conditions hivernales. Pendant ce temps-là, une cen-taine d’entreprises et multinationales telles que Google, Apple ou Uber se sont unies pour contrer le décret anti-immigration de Donald

Trump.

Plus d’un million de Britanniques ont signé une pétition demandant l’annulation d’une visite d’Etat du nouveau président américain qui, en raison de sa « misogynie » et de sa « vulgarité », est jugé indigne de rencontrer Sa Majesté la Reine. En Autriche, bien que cer-tains sondages anticipaient une victoire pour le candidat d’extrême droite Norbert Hofer du parti national-populiste FPÖ, c’est l’écolo-giste Alexander Van der Bellen qui a été élu président avec 53,6 % des voix contre 46,4 %. En Valais, l’indignation des Valaisans et la ré-colte de plus de mille trois cents signatures dans une pétition ont contraint le conseiller d’Etat Oskar Freysinger à congédier Piero San Giorgio.

Ce contre-mouvement qui s’oppose à la ten-dance croissante du populisme de droite, peut-il être qualifié de populisme de gauche ? Bien qu’on puisse le penser, le politologue Ne-nad Stojanovic souligne que faire appel à la population n’est pas populiste. En effet, tan-dis que le leader populiste prétend parler au nom d’un peuple uniforme, les opposants sont la preuve même que le dèmos ne peut pas être catégorisé comme une entité homogène et dé-noncent ainsi le populisme pour mettre en avant le pluralisme.

Le peuple est éveillé, probablement parce que les leçons que l’Histoire nous a laissées démontrent à quel point il est important de ne pas se laisser emporter par le profond sommeil de l’indifférence. Après tout, selon Howard Zinn, politologue et professeur amé-ricain, les pires atrocités commises dans l’his-toire de l’humanité ont résulté non de la dé-sobéissance, mais bel et bien de l’obéissance.

Activiste et environnementaliste, Rachel B. Häubi est

étudiante à l’Université de Lausanne en géographie et en

littérature anglaise.

18 PhotograPhie

Loris S. Musumeci, « Nostalgie du printemps », Sion, mars 2016

Loris S. Musumeci, « Aves », Francavilla di Sicilia, février 2017

19 Cinéma

Les écrans de cinéma projettent actuellement un film qui ne vous laissera pas indifférent. Je dirais même qu’il représentera un épisode à lui tout seul dans votre vie. La La Land, une comédie musicale, certes, mais aussi un chef d’oeuvre musical, enchanteur et existentiel.

Un chef d’oeuvre musical, oui, car dans ce long-métrage signé Damien Chazelle, la mu-sique n’est pas une dimension sonore ajoutée au reste, une caractéristique parmi d’autres du film : elle en est le thème central. A la fois objet et sujet, la musique de Justin Hurwitz compose l’essence même de La La Land. La musique n’est plus une excroissance du film, c’est le film qui devient une excroissance de la musique. Les deux protagonistes, Mia (Emma Stone) et Sebastian (Ryan Gosling), passent au deuxième plan, et n’évoluent que dans l’op-tique d’un véritable éloge du jazz – cet éloge, dans le fond, que Boris Bian avait réussi à réali-ser dans la littérature et que Damien Chazelle vient de réaliser au cinéma. Le surréalisme, un autre point commun entre ces deux génies.

Un chef d’oeuvre enchanteur, ensuite, ne se-rait-ce que pour la dimension musicale dont nous venons de parler : la chanson City of stars et le Mia & Sebastian’s Theme nous débarassent de l’idée selon laquelle on ne

crée plus de bonne musique actuellement. Peut-être faut-il simplement plus chercher qu’avant, tant l’offre est grande et diversi-fiée. Or ici, une musique si exceptionnelle à laquelle on ajoute des images et des couleurs si époustouflantes (un crépuscule mauve, une envolée dans les étoiles, un caveau parisien), ne peuvent qu’avoir un effet enchanteur sur le public. Le titre même du film suggère à la fois le décor de Los Angels (L.A.) et un monde merveilleux (« to be in La La Land » signifiant « être dans son monde »), où l’on donne son la.

Un chef d’oeuvre existentiel, enfin, parce que cette magie, justement, ne prend tout son sens qu’en interagissant avec la réalité, avec l’existence humaine. Sous fond de comédie musicale joyeuse et totalement euphorique, le film propose en fait une réflexion sérieuse et profonde. A travers Mia et Sebastian, et sur-tout à travers cette sublimation du jazz et de la musique en général, le propos cinématogra-phique ne vise qu’une seule chose : cette mé-lancolie si connue de l’homme contemporain, tiraillé entre le désir de gloire et le désir de bonheur, entre l’ambition professionnelle et le sentiment passionnel – bref, entre l’appel de l’art et celui de l’amour.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

La La Land,un chef d’oeuvre musical

Un article de Jonas Follonier

Cet article est extrait de notre rubrique « Les mercredis du cinéma », qui propose tous les mercredis, sur notre site www.leregardlibre.com, la critique d’un film venant de sortir sur les écrans.

© http://www.filmjerk.com/contests/2017/02/08/win-a-set-of-posters-from-la-la-land/

20 Forum

Après que les doigts eurent caressé les onctueuses mamelles dans une traite intime, le seau fut généreusement rempli de lait blanc, pur et gras. La vache, toute épanouie de son don, meugle un chant nouveau. Le ma-tin se lève : appelant, par la tendresse de ses premiers rayons, un petit-déjeuner qui fournit force et courage pour affronter un jour entier, dans la sueur lancinante des champs et des étables.

Le café est prêt, le lait encore chaud et le pain juste dur de la veille. Les nouvelles à la radio-diffusion, mauvaises et habituelles, tiennent compagnie durant le repas frugal.

Une fois les manches retroussées, le feu crépit déjà sous la casserole abondant du précieux li-quide, pour une quantité de trente-cinq litres en exemple. Porté à l’approximative tempé-rature de trente-sept petits degrés, trois cuil-lères à café de présure, tirée de la caillette des ruminants, se joignent à la douce boisson. Le mélange doit, à ce point, reposer une heure ; le feu le suit dans un sommeil de la même durée.

Le temps de la patience passé, le gaz retentit pour que l’embrasement se réveille. Neigent alors dans le récipient quatre poignées de sel fin : celui-ci qui offre plus de saveur à l’existence des hommes. Et de brasser l’eau toujours plus claire, se séparant des morceaux denses de la naissance du fromage. Tournent les violons de crème, tourne le bâton de la bonne laitière, tournent les flammes du foyer chaleureux.

Les mains souples et puissantes plongent une à une les passoires avides de nuages de la ma-jestueuse substance. Entrant et sortant de la casserole, cette dernière est extraite, formée et lavée : elle va et elle vient entre les reins du bol à trous. C’est pour le moins ce qu’en dirait un Gainsbourg.

Les plongées et contre-plongées terminées, le fromage, haletant de plaisir, patiente pour son ultime bain. Tel un Gange, le sérum purge le bloc blanc de ses excès et péchés afin de mieux le conserver dans la béatitude d’un noble vieil-lissement.

De l’aube d’une traite au crépuscule d’une cruelle râpe, quel chemin singulier ! Le pauvre, débutant à l’état de liquide, a affronté tant d’épreuves pour devenir goûteux et so-lide, qu’il finit en infimes miettes sur quelque sauce tomate ou autre plat chaud.

Le fromage est bon, parce qu’il est éphémère. Seul le souvenir de sa sapidité demeure à tra-vers les âges, car la charmante laitière chaque matin s’est levée, libre et heureuse, suivant la recette que voilà.

Personne ne mangera plus un fromage comme avant : la consommation alimentaire laisse désormais place à une expérience mêlant spi-ritualité et érotisme, à savoir la dégustation.

Ecrire à l’auteur : [email protected]

Images à droite : © Loris S. Musumeci,San Bartolomeo in Galdo, janvier 2017

Un article de Loris S. Musumeci

Fromage, ou la recette de vie

21 Forum

22 FiCtion

Chapitre I : La Perte

Ils ne sont pas nés vieux. Tout au plus leurs jours,

des vignes sucrées de novembres, ont-ils coulé plus

rares et plus denses sur la terre rouge, la terre assoif-

fée qui dicte, au gré des semailles et des moissons,

les joies et les peines. Avares en tendresses, ils ont

veillé avec l’œil de celui qui n’a rien sur le peu qu’ils

avaient, leurs joies muettes, et c’est pour ça qu’ils

les ont chéries sur nos traits, bien des années plus

tard, quand nous leur avons souri. Nés de malheurs

silencieux. Nés des joies mortes de leur jeunesse.

Ils ont passé comme un ruisseau d’eau froide dans

la montagne, en courant sous le soleil, et pourtant,

eux aussi, ils ont été jeunes. Brièvement. Le père de

mon père n’avait pas vingt ans, quand il la perdit,

sa jeunesse, un jour qu’il était aux champs. Il l’avait

prise avec lui en partant, par la main, et il l’avait

laissée jouer pendant qu’il travaillait, seul, au bord

des bois qui dominent la plaine. Comme toujours

quand la journée avait touché à sa fin et que la

sueur brûlait son cou laborieux, elle s’était tue, il

n’avait plus entendu son chant, celui des cascades

et des petits enfants. Il avait appelé sa jeunesse, et il

ne l’avait pas trouvée. Peut-être s’était-elle perdue,

volage, là où les taillis sont incultes et les gorges

avides, dans les creux où, parfois, l’esprit emmène

les jeunes gens, et dont ils ne reviennent pas. Peut-

être aussi était-il devenu sourd, comme son père qui

était mort sept mois plus tôt, fatigué comme lui, et

il n’avait pas eu le courage de la chercher.

Chez lui, espérant qu’elle l’aurait précédé, il ne

trouva que le feu dans l’âtre, et au-dessus de l’âtre,

l’image chérie du père. « Je t’attendais. » lui dit la

mère, et il embrassa ses joues ridées, qui avaient vu

naître, et parfois mourir, sept enfants, dont il était

le premier. Il prit la cadette sur les genoux, encore

ronde et blonde comme quelque chose qui se mange,

une friandise dorée au soleil et qu’on lui aurait ou-

bliée ; elle ne resta pas et s’enfuit, elle aussi, mais

plus gaiement, rampant vers la vilaine poupée hé-

ritée de ses sœurs. Ce fut au tour des garçons. Trois

d’entre eux. Jeunes encore, mais comme lui déjà

promis à devenir forts et à plier la terre sous leurs

épaules ; pour l’heure, pendant que la mère soignait

la vigne et les arbres à pommes, c’étaient les bêtes

qu’ils domptaient de leurs longues baguettes, une

ou deux têtes chacun, presque aussi jeunes qu’eux,

et comme eux espoirs du troupeau. Ils étaient rouges

et bruyants, certains n’avaient pas de dents, mais

tous s’agitaient sur le banc de bois à côté de lui. Lui

ne disait rien.

Debout sur le sol rustique, sa mère le vit, et com-

prenant dans son cœur de mère, elle lui sourit en

lui versant une tasse de ce mauvais café que l’on

buvait même le soir, avec du pain noir. Il était déjà

dur, sans même que le soleil et les soucis, comme

aujourd’hui, ne le rendissent plus grand encore

aux yeux des autres, et plus dangereux peut-être.

Tel la mère voyait-elle le fils, mais déjà, la gamine

était revenue, réclamait, de ses poumons édentés, la

même collation que ses frères.

C’était le soir, le premier soir avare en jeunesse, qui

pénétrait par effluves de lavande et de mauve dans

sa petite chambre, imprégnant ses draps de tiède

tendresse, et lui montait à la tête. Il faisait couler l’eau fraîche de la montagne sur son corps encore brûlant des travaux d’été, ôtant de ses jambes les souillures de la terre ingrate, de son dos la mâle odeur de la sueur. Dehors, c’étaient les feux de la Saint-Jean dans la nuit encore claire. Il ne voulait pas y aller, il n’y irait pas, sachant trop bien que sa jeunesse ne pouvait y être, hostile qu’elle était aux clameurs et aux cris inutiles. Et pourtant, il n’avait pas le choix ; son visage l’avait rendu triste dans la glace, et il fallait oublier.

Un feuilleton inédit de Sébastien Oreiller

Le Sang | chapitre 1

23 Citations

Respecter les lois, oui, ou du moins leur obéir et les défendre. Mais pas au prix de la justice, pas au prix de la vie d’un innocent !

André Comte-Sponville

Amour ! tout sent tes feux, tout se livre à ta rage ; Tout, et l’homme qui pense, et la brute sauvage, Et le peuple des eaux, et l’habitant des airs.

Virgile

Nous ne voyons rien aujourd’hui qui aspire à plus de grandeur, nous pressen-tons que la pente est descendante, vers toujours plus d’étroitesse, de mièvrerie, de malice, de confort, de médiocrité, d’indifférence, de chinoiserie, de sen-timent chrétien – l’homme sans aucun doute devient toujours « meilleur »… Telle est bien la fatalité de l’Europe – cessant de craindre l’homme, nous avons aussi perdu notre amour pour lui, notre vénération pour lui, l’espoir en lui et même la volonté qu’il advienne. La vision de l’homme n’est plus que fatigue – qu’est aujourd’hui le nihilisme, sinon cela ?... Nous sommes fatigués de l’homme…

Friedrich Nietzsche

L’amour n’a été possible que parce qu’il m’a vu non pas tel que j’étais, mais tel que je l’allais devenir.

Philippe Besson

Nuit magique Une histoire d’humour qui tourne à l’amour Quand vient le jour Nuit magique On perd la mémoire au fond d’un regard Histoire d’un soir Nuit magique

Luc Plamondon

La sexualité humaine n’est faite que d’aspérités, de reliefs, de mystères, d’abîmes et de recreux, de surprises et de labyrinthes, de travers, de motifs d’étonnement, de débords, d’exceptions, de formidables anomalies ; autant de possibilités lues par les islamistes comme des impossibilités ; autant de diversité interprétée, avec épouvante, comme de la dégénérescence. Perdus dans un monde [...] où ils sont dévas-tés par un trop plein de possibles et de complexité, les futurs terroristes sont terrorisés.

Yann MoixImage à la page suivante : © Pinterest

Soirée spéciale Jacques Brel

Mercredi 29 mars 2017, 19h30

Entrée libre | www.leregardlibre.com

Salle polyvalente, Cité des étudiants

Av. Clos-Brochet 10, 2000 Neuchâtel

Projection du dernier concert de Jacques Brel à l’Olympia (1966)

suivi du témoignage exceptionnel de Maud Liardon, sa filleule

Le Regard Libre et l’Azyne présentent