44

Le Système éducatif anglais depuis 1944

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 2: Le Système éducatif anglais depuis 1944

LE SYSTÈME ÉDUCATIF ANGLAIS DEPUIS 1944

Page 3: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Collection

PERSPECTIVES ANGLO-SAXONNES

dirigée par Alain Morvan

Page 4: Le Système éducatif anglais depuis 1944

M I C H E L L E M O S S E

Le système éducatif anglais depuis 1944

Presses Universitaires de France

Page 5: Le Système éducatif anglais depuis 1944

ISBN 2 13 050955 x

Dépôt légal — 1 : 2000, septembre

© Presses Universitaires de France, 2000 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Page 6: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 7: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 8: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 9: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 10: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Introduction

Le système éducatif anglais reste très imparfaitement connu en France. On n'en perçoit pas bien les frontières, et beaucoup ignorent que l'Écosse et l'Irlande du Nord, héritières de traditions spécifiques et auto- nomes dans le domaine scolaire, gèrent des systèmes qui leur sont pro- pres. Le mythe et les représentations que s'en font nos compatriotes conservent souvent plus de force que les réalités. Que prétend-on le plus souvent en savoir ? On entend citer, comme modèles d'excellence à

imiter, ou au contraire comme reliques d'un passé odieusement dominé par les classes supérieures, les grands collèges privés, curieusement dénommés public schools par nos voisins. On évoque aussi volontiers Summerhill que l'on tient pour le parangon de l'école inventive, libérée des pesanteurs ordinaires, et manifestation du génie anglais, en oubliant que le type d'éducation dite progressive qu'on y pratique se situe à la marge des marges. Bref, nous avons tendance à prendre l'exception pour la règle ; l'enseignement public, ouvert à la masse des enfants, mais aussi bien sûr le plus ordinaire et le plus banal, nous demeure assez étranger. Comme il concerne 93 % des élèves scolarisés, c'est tout de même bien

lui qui dit le mieux comment l'Angleterre (et le Pays de Galles, aligné sur le même modèle) ont choisi de construire et de gérer leur école. C'est donc aussi à lui que nous nous intéresserons en priorité.

Une contre-vérité courante de ce côté-ci de la Manche - et de

l'Atlantique - voudrait en outre qu'il existe un système éducatif « anglo-

Page 11: Le Système éducatif anglais depuis 1944

saxon ». Selon les avis, les Français feraient bien d'y puiser quelques leçons de flexibilité et de créativité, ou devraient au contraire s'en écarter

au plus vite, s'ils ne veulent point se voir contaminés par le « pédago- gisme », qui invite à la facilité et au laxisme. Dans un cas, l'enfant est censé s'épanouir au contact d'un maître, Rousseau des temps modernes, qui aurait réinventé la relation pédagogique heureuse ; dans l'autre, on estime que l'accent mis sur les activités ludiques laisse l'esprit en état de jachère. Ces jugements ne sont pas seulement sommaires, ils sont faux : l'école américaine et l'école anglaise ne sont ni jumelles, ni sœurs ni même cousines. Bien peu de choses les apparentent. Leur histoire et leur trajectoire ne se recoupent guère. Les influences réciproques ont existé, comme dans les années 1960 où tout un mouvement en Angleterre cher- chait à donner à l'enfant, plutôt qu'à la connaissance, la place centrale dans l'acte d'apprendre ; les années 1980 ont vu, dans l'autre sens, l'idée de l'autonomie de l'établissement, cultivée aux États-Unis, séduire

l'esprit des responsables et gagner du terrain chez les Anglais. Ce n'est pas une certaine communauté de vues, née ces dernières décennies, qui peut passer cependant pour un lien consubstantiel. Les deux écoles ont des traits suffisamment différents pour qu'on ne risque pas de les confondre. Cela tient en partie aux circonstances de leur naissance et de leur déve- loppement : l'américaine s'est déclarée d'entrée de jeu ouverte à tous, démocratique et populaire ; l'anglaise s'est longtemps modelée au contraire sur les subtiles gradations de classe, au point que la question du bien-fondé ou non de la sélection à l'entrée de l'école secondaire à onze

ans, que l'on croyait réglée depuis une génération, trouble encore les esprits et hante les discours.

Les institutions poussent un peu à la manière des végétaux : tout est fonction de la puissance des racines ou des bulbes et de la nature du ter- rain. Cette métaphore banale nous rappelle utilement, pourtant, que rien ne se comprend si l'on néglige la dimension historique, seule capable de livrer les secrets enfouis de la plante et de son milieu. Jus- qu'où est-il bon de creuser ? L'option choisie ici est d'explorer la deuxième moitié du siècle, sans s'interdire quelques coups de sonde plus profonds. La fin de la Seconde Guerre mondiale offre donc un départ commode puisqu'elle correspond à une rupture assez nette du déroule- ment de l'histoire anglaise : la nation sort victorieuse, mais épuisée et quasiment exsangue, d'un combat interminable qu'elle a dû un moment

Page 12: Le Système éducatif anglais depuis 1944

mener dans le plus grand isolement en Europe. Ce pays fier, triom- phant, est peu ou prou ruiné ; et pourtant il doit s'engager dans une œuvre immense de reconstruction, selon l'urgente nécessité qui s'est exprimée dès les premiers engagements guerriers. En effet, il ne s'agissait pas simplement de vaincre les forces de l'obscurantisme nazi, mais d'aider à ériger une « Nouvelle Jérusalem », où la démocratie serait plus affirmée, plus humaine, plus chaleureuse et plus juste. De la défaite du mal absolu devait sortir le bien. Toutes les années de guerre avaient été traversées par cette aspiration à un mieux-être et un mieux-vivre. A l'occasion rêveurs, les Anglais sont mieux connus pour être pragmati- ques : s'ils se battaient au front, ils se sont évertués, à l'abri de leur île, à peaufiner les projets d'Etat-Providence qui feraient progresser l'esprit démocratique et souderaient entre elles des classes souvent hostiles. Les Travaillistes, actifs dans le gouvernement de coalition dirigé par Winston Churchill, devaient être les bénéficiaires de cette opération collective : c'est à eux, en effet, si désunis pourtant et si affaiblis avant la guerre, plutôt qu'au parti de Churchill, que la majorité des électeurs fit confiance aux élections législatives de 1945 pour construire les loge- ments attendus, apporter le plein-emploi, et réduire les inégalités sociales. L'école qu'on met en place à l'issue de la guerre est donc en partie l'œuvre de cette gauche anglaise, jeune encore (le parti naît sim- plement avec le siècle), relativement inexpérimentée, mais porteuse d'un projet ambitieux à fortes résonances nationales.

Les Travaillistes qui accèdent au pouvoir sont les dépositaires, toute- fois, d'une loi éducative toute neuve qu'ils ont fortement aidée à voir le jour, mais dont ils ne peuvent revendiquer la paternité réelle. En effet, l'étonnant est que, dès 1944, avant même la fin des combats et la défaite des Nazis, le Parlement anglais avait, dans un large mouvement consen- suel, entériné un texte présenté par le Conservateur Richard Butler, ouvrant à tous les enfants, riches ou pauvres, bourgeois ou prolétaires, les portes d'un enseignement secondaire désormais gratuit et obliga- toire. Cette loi n'érigeait pas d'un coup la Nouvelle Jérusalem, mais elle en inaugurait de belle façon les premiers travaux.

C'est donc une réforme fondamentale - et durable - qui permet d'introduire notre période. La loi de 1944, conçue lorsque les trois partis principaux œuvraient au même gouvernement, a survécu aux aléas des alternances politiques au pouvoir. Même si certains de ses effets

Page 13: Le Système éducatif anglais depuis 1944

se sont affaiblis et affadis, et même si son esprit a été profondément modifié par les réformes scolaires mises en œuvre par les Conservateurs dans les années 1980 dans le droit fil des idées néo-libérales professées par Margaret Thatcher, le texte n'est nullement devenu caduc et il continue d'informer le système éducatif actuel. Cinquante ans plus tard, donc, l'héritage de l'après-guerre reste concrètement visible et palpable.

Ce qui a radicalement changé, en revanche, c'est l'attitude du pou- voir politique vis-à-vis de l'école. Hier, la conviction s'était forgée que c'était elle qui allait aider à réduire les écarts entre les classes et réconci- lier avec elle-même une société certes pacifique, mais habitée encore par un sentiment puissant des différences sociales. On fit donc confiance à l'institution, à ses maîtres, et à ses gestionnaires, élus des collectivités locales, pour répondre au défi de l'enseignement de masse, élever le niveau culturel de la population, et combler le fossé entre classes modestes, moyennes et supérieures. Cette confiance initiale s'est effritée avec le temps. Dans les années 1980, il n'en subsistait guère que des ves- tiges, et elle fut assez brutalement remplacée par une attitude opposée de récrimination de la part des pouvoirs publics : l'école n'avait pas su s'adapter aux nouvelles conditions économiques, les maîtres ne remplis- saient que médiocrement leur tâche, le niveau d'éducation dans le pays sombrait. Le procès, entamé sous Margaret Thatcher, s'est prolongé sous John Major. Les enseignants ont cru qu'un nouveau cap serait pris avec le retour au pouvoir des Travaillistes en 1997, après dix-huit lon- gues années passées dans l'opposition. Il semblerait qu'ils se soient bercés d'illusions ; les attaques visant l'incompétence présumée d'une partie de la profession n'ont pas cessé. Pire : l'enseignement public dans son ensemble continue d'être jugé durement par les responsables politi- ques. L'Angleterre, qui pensait à l'issue de la guerre avoir construit un objet remarquable, paraît aujourd'hui malade de son école publique. Il s'agit là d'un phénomène complexe, que seul l'examen attentif de l'évolution du système éducatif au cours de ce demi-siècle peut aider sans doute à comprendre.

Page 14: Le Système éducatif anglais depuis 1944

PREMIÈRE PARTIE

Le cadre et les acteurs

Page 15: Le Système éducatif anglais depuis 1944
Page 16: Le Système éducatif anglais depuis 1944

1

Structure et gestion du système

CONTOURS ET EXPANSION DEPUIS 1944

Le système éducatif anglais s'étend jusqu'au Pays de Galles, mais s'arrête aux frontières de l'Écosse et de l'Irlande du Nord. Pour la plus longue partie de son histoire, il fut entre les mains de propriétaires privés et des Églises. L'enseignement public, comme en France, date simplement d'un peu plus d'un siècle. Son évolution s'est déroulée selon une trajectoire passant par quelques repères législatifs fondamen- taux : la loi Forster de 1870 sur l'école élémentaire, qui engage le mou- vement, achevé vers la fin du siècle, de la scolarité gratuite et obligatoire jusqu'à dix puis douze ans ; la loi Balfour de 1902 qui confie aux Local Education Authorities (LEA) le soin de créer et de gérer des établissements secondaires publics ; la loi Fisher de 1918 qui fixa à cinq et quatorze ans les bornes de l'enseignement obligatoire (la première a été maintenue jusqu'à nos jours, la seconde repoussée, selon le rythme des générations, à quinze puis à seize ans) ; la loi Butler de 1944 qui instaure la gratuité de l'école secondaire et qui en ouvre les portes à tous dès l'âge de onze ans ; la loi de 1988 (œuvre conjointe de Kenneth Baker et de Margaret Thatcher), qui impose des programmes nationaux dans le primaire et le secondaire, supprime la sectorisation en offrant aux parents la liberté de choix de l'établissement, et introduit des réformes structurelles pro- fondes dans l'enseignement supérieur.

À ce simple niveau de description, on peut déjà remarquer que le rythme de développement comparé entre nos deux pays présente des

Page 17: Le Système éducatif anglais depuis 1944

différences sensibles. Si Will iam Forster et Jules Ferry, contemporains,

sont tous les deux les parrains (plus à vrai dire que les pères), à des dates

voisines, de l 'enseignement élémentaire gratuit et obligatoire, cette syn-

chronisation paraît représenter l 'except ion plus que la règle : c'est tout

un siècle en effet qui sépare la création des premiers lycées publics en

France (1802) et en Angleterre (1902) ; en revanche, l'accès universel à

l 'école secondaire est offert aux jeunes Anglais dès la fin de la Seconde

Guerre mondiale, avec vingt ans d'avance ; mais l 'Angleterre rechigne,

jusqu 'au début des années 1990, à laisser s 'engouffrer dans l 'ensei-

gnemen t supérieur et les universités traditionnelles des masses d 'é tu-

diants, alors que la France, qui préserve ses élites dans les Grandes

Écoles, a c o m m e n c é depuis deux décennies à ouvrir plus libéralement

l'accès de ses « Facultés » ; l 'enseignement préscolaire, public ou privé,

enfin, reste en cette fin de siècle un parent pauvre de l 'autre côté de la

Manche , alors qu'il s'est généralisé de ce côté-ci, où le législateur se soucie désormais de l 'accueil des enfants de deux ans.

La deuxième moit ié du siècle présente un contraste saisissant avec la

première. Jusqu 'à la Seconde Guerre mondiale, si le système éducatif

évolue, c'est par petites touches, et s'il avance, c'est avec la lenteur du

glacier. La métaphore n'est pas fortuite : c'est en termes de glaciation

qu ' on évoque le plus souvent la période de l 'entre-deux-guerres, pour

rendre compte de l ' immobil i té forcée qui résulte des difficultés écono-

miques. Les projets ne manquen t pas, mais il faut les remiser. Les p ro-

grès que l 'on sait nécessaires sont renvoyés à plus tard.

La secousse vient avec la guerre. En un sens, ce sont les bombes

nazies qui créent le traumatisme et secouent les consciences. Les

cohortes et kyrielles d'enfants, que l 'on évacue de Londres et des grands

centres industriels pou r les soustraire au Blitz et les loger à l'abri chez

des familles d'accueil, transportent avec eux la culture de la pauvreté.

L'Angleterre rurale ou provinciale des classes moyennes est souvent

atterrée de découvrir des sauvageons dévorés par les p o u x ; leur hygiène

est douteuse, leurs manières frustes, leur langage rêche et rugueux.

L'évacuation révèle à beaucoup le fossé social qui coupe l 'Angleterre en

deux. C'est une révélation qui ne peut échapper au pouvoi r politique,

pour tant sollicité à plein temps par la guerre. Les milieux Conservateurs

eux-mêmes s 'émeuvent . O n se persuade alors que la réduction de cette

faille sociale passera, la paix revenue, non seulement par le plein-emploi

Page 18: Le Système éducatif anglais depuis 1944

et un combat contre la pauvreté, mais par une réforme profonde de l'école. La plupart des élites conviennent donc que l'enseignement secondaire, dont l'accès payant est réservé aux classes moyennes et fermé aux enfants de la classe ouvrière (sauf les plus doués d'entre eux,

qui bénéficient de bourses), doit accueillir tout le monde. Ce lien étroit entre l'école et le social, qui s'impose alors aux esprits, restera pour qua- rante ans encore la préoccupation des pouvoirs publics : jusqu'en 1988, il est peu de réformes qu'il ne justifie.

Lorsque les Travaillistes s'installent aux affaires au lendemain de la guerre, les frontières de l'enseignement public englobent pour l'essentiel le secteur primaire (rebaptisé ainsi de préférence à « élémentaire » parce qu'il est conçu effectivement comme une première étape, conduisant par degrés à la suivante) et le secteur secondaire. Les bornes respectives en sont : cinq à onze ans, onze à quinze ans. L'école, entre ces bornes, est gratuite et obligatoire. En deçà, l'enseignement préscolaire reste très faiblement développé. Au-delà, seule une minorité d'élèves poursuit ses études jusqu'à dix-huit ans ; les universités, bénéficiant d'un statut de large autonomie, n'accueillent, au terme d'un tri sévère, guère plus de 50 000 étudiants.

En un demi-siècle, cette configuration simple se transfonne en un système d'une lecture infiniment plus complexe, ouvert à des popula- tions d'élèves, d'étudiants et d'adultes dont le nombre a considérable-

ment grossi. Les effectifs de l'école primaire suivent les fluctuations de la courbe des naissances : le niveau des 4 millions d'élèves est atteint

en 1950, celui des 5 millions en 1970, et la décrue s'amorce au milieu

de cette même décennie. Pour le second degré, où l'allongement de la scolarité jusqu'à seize ans intervient en 1973, et où le choix de conti- nuer ses études au-delà de cet âge dépend des personnes et de la conjoncture, le taux de fréquentation scolaire est moins précisément lié à celui des naissances. La tendance générale est de retenir une propor- tion croissante des adolescents, phénomène qui s'inscrit dans l'allon- gement des études constaté dans tous les pays avancés. Ils sont à l'issue de la guerre plus d'un million à effectuer des études secondaires (près de trois fois plus qu'en France, où les enfants du peuple quittent l'école primaire à quatorze ans), et les flux grimpent régulièrement. En dix ans, on arrive au chiffre de 2 millions, en un quart de siècle, à celui des 3 millions ; la plus forte poussée de cette explosion scolaire a lieu dans

Page 19: Le Système éducatif anglais depuis 1944

les années 1970 où il suffit de sept ans pour gagner encore un million d'élèves supplémentaires. Les années Thatcher, en revanche, seront celles de la baisse des effectifs, liée à deux phénomènes : la décrue des naissances, et le développement du secteur postscolaire (further éducation) qui attire un nombre croissant de jeunes de plus de seize ans.

La chute des effectifs du second degré ne doit donc pas se lire comme un simple effet arithmétique de la baisse démographique. En même temps que le niveau de ce vase décline faiblement, c'en est un autre qui monte : celui de l'enseignement technique, technologique et professionnel, dispensé dans des établissements qui échappent au second degré, constituent leur secteur propre allant cependant jusqu'à recouvrir partiellement le champ des études supérieures, forment ensemble adolescents et adultes étudiant à temps plein ou partiel, et reçoivent le nom de collèges pour bien les distinguer des schools, terme réservé aux écoles et aux lycées. L'expansion considérable de cette aire de la further education s'est amorcée voici une trentaine d'années. Elle

draine aujourd'hui près de quatre millions d'étudiants de toutes catégo- ries et de tous âges, engagés dans une variété impressionnante de cursus et de formations.

Toujours au cours de ce demi-siècle, une métamorphose identique touche l'enseignement supérieur. Le besoin d'expansion se fait sentir au début des années 1960. Les universités elles-mêmes, élitistes et altières,

se tiennent prudemment à l'écart ; l'ouverture se fait par le biais des polytechnics, lancées après 1965 par le gouvernement Wilson, et jugées dignes à leur tour de l'appellation d'universities en 1992. La croissance des effectifs affecte aujourd'hui l'enseignement supérieur tout entier, tous établissements mêlés : le million et demi d'étudiants est dépassé, on vise les deux millions et plus. C'est un mouvement de masse qui s'est mis en branle, comme en Amérique ou comme au Japon beaucoup plus tôt ; l'idée traditionnelle de l'université anglaise ne s'en trouve pas moins sérieusement bousculée.

L'enseignement public a donc changé de taille, de volume et de configuration ; ses frontières ont été repoussées un peu plus loin au fil des décennies. Le personnel enseignant qu'il emploie, pour les seules écoles primaires et secondaires, a été en nombre plus que doublé. Le budget qui lui est affecté est passé de 3 à 5 % du PIB, après avoir atteint dans les années 1970 un pic situé au-delà de 6 %.

Page 20: Le Système éducatif anglais depuis 1944

L'enseignement privé, qui rassemble écoles et lycées payants, et n'accueille pas plus de 7 % de la population scolaire, pourrait à côté de ce géant faire piètre figure, tant il paraît dominé et écrasé. Or, ce n'est pas le cas. Loin de disparaître sous la masse, les établissements privés trô- nent en majesté, surtout les plus prestigieux (et les plus onéreux) d'entre eux, les public schools. Leur accès, difficile, est ardemment recherché pour leurs enfants par les classes aisées et supérieures. C'est là toujours, dans ces pépinières, que se reproduit une bonne partie de l'élite sociale. Avec Wilson, Heath, Margaret Thatcher et Major, il avait semblé que les Premiers ministres anglais, anciens élèves de lycées publics, avaient enfin cassé le moule. Mais le retour à la vieille tradition s'est accompli avec Tony Blair, travailliste et pourtant sorti d'un grand collège privé écossais. A l'issue de la dernière guerre, les socialistes anglais avaient voulu se convaincre de la supériorité, à terme, des lycées publics (les grammar schools où l'on n'entrait que sur concours, à l'âge de onze ans) sur ces collèges privés. Il faut bien constater, cinquante ans plus tard, qu'ils se berçaient d'illusions : jamais cette victoire improbable ne fut à portée de main. L'écart, loin de se réduire, s'est creusé au fil des ans. L'enseignement public anglais souffre de la comparaison avec son rival privé, qui n'a jamais cessé de recueillir les faveurs des élites cultivées et des classes aisées.

LE SECTEUR CONFESSIONNEL : LE COMPROMIS DURABLE DE 1944

L'enseignement privé français, dominé qu'il est par les collèges et lycées catholiques, se confond en grande partie avec le secteur confes- sionnel, au point qu'on emploie volontiers un des termes pour l'autre. Cette confusion, compréhensible et pardonnable dans l'hexagone, conduirait à un contresens chez nos voisins anglais où les deux secteurs sont bien distincts. Les établissements confessionnels ont accepté le prin- cipe de la gratuité comme condition de leur intégration (non totale, mais substantielle) dans le secteur public ; en retour, ils bénéficient de finance- ments de l'Etat qui couvrent la plus grande partie de leurs dépenses. Les

Page 21: Le Système éducatif anglais depuis 1944

collèges privés, pour leur part, ont été baptisés « indépendants » : ils ne reçoivent aucun denier public, imposent des droits de scolarité, et sont soustraits à l'obligation d'enseigner les programmes officiels. A ces trois niveaux, leur statut s'oppose point par point à celui des établissements confessionnels (voluntary ou denominational) que peu de choses, en revanche, distinguent de leurs cousins du secteur public, installés dans le giron des autorités locales. L'enseignement de la religion, qui dans notre système laïc français dessinerait une frontière solide, représente au sein de l'école anglaise un caractère commun de plus, puisque la loi le rend obli- gatoire dans tous les types d'établissements, primaires ou secondaires. La différenciation s'opère principalement au niveau de l'Église ou de la foi qui servent de définition aux écoles : elles sont anglicanes, catholiques, méthodistes, juives ou, depuis peu, musulmanes (en attendant le finance- ment public, annoncé, d'établissements sikhs et grecs orthodoxes et sans doute d'autres confessions encore).

Ce secteur offre un autre contraste avec l'enseignement privé : c'est sa taille, considérable, héritage des siècles où les Églises avaient exercé un rôle dominant, sinon exclusif, dans le domaine de l'éducation. Les

church schools, comme on les appelle aussi, représentent un établissement sur trois, et c'est un élève sur quatre qui les fréquente. A l'intérieur du secteur public, elles pèsent donc d'un poids non négligeable, et vien- nent renforcer une conviction largement partagée - dans un pays qui se sécularise mais où Église et État sont consubstantiellement liés dans la personne du souverain, défenseur de la foi (anglicane) - selon laquelle religion et croyance en Dieu doivent se trouver au cœur de toute entreprise éducative et offrent les seuls fondements authentiques de la morale. Cette juxtaposition, au sein de l'enseignement public, des écoles dépendant des autorités locales (county schools) et des établisse- ments confessionnels, est communément désignée sous le nom de dual system, solution dualiste qui résulte d'une suite de compromis histori- ques passés (en dépit souvent de résistances farouches) sous Forster en 1870, Balfour en 1902 et Butler en 1944. Autant dire que cette cohabitation naît et se développe en même temps que l'école publique et qu'elle en constitue une des caractéristiques fondamen- tales : rien de moins laïc, donc, que le système éducatif anglais - ce qui ne manque pas de produire entre nous des incompréhensions souvent irréductibles.

Page 22: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Le compromis conclu par Richard Butler en 1944 au terme de négociations âpres avec les anglicans et tumultueuses avec les catholi- ques permit de redéfinir la nature des liens engageant mutuellement l'État, les Églises et leurs écoles. Le principe de base repose sur une donnée simple à énoncer, plus délicate à accepter par les ecclésiastiques impliqués dans les débats : les deniers de l'État seraient calculés en fonc- tion de la disposition des organisations confessionnelles à tempérer leur caractère propre et leur doctrine particulière. C'est ainsi que furent éla- borés deux types de statut principaux : les écoles qui accepteraient de diffuser un message évangélique relativement consensuel recevraient les crédits les plus substantiels et seraient désignées comme voluntary- controlled, ou conventionnées ; celles qui tiendraient à mettre l'accent sur leur doctrine spécifique en paieraient en revanche le prix, puisqu'elles devraient faire des efforts d'autofinancement plus importants et obtien- draient une part moindre des deniers de l'État ; leur statut serait celui d'établissements subventionnés, voluntary-aided. Ce classement binaire couvrit la plupart des cas, mais pas tous ; pour ces derniers, moins nom- breux, il fallut donc créer une troisième catégorie, qu'on baptisa spécial agreement schools, établissements placés sous contrat particulier. Ainsi naquit une typologie qui a bien résisté au temps, à laquelle le gouverne- ment Blair a apporté quelques retouches, mais sans remettre en cause le principe des liens de consanguinité, pourrait-on dire, entre enseigne- ment public et confessionnel.

Entre 1944, date du compromis Butler confirmant en le redéfinis- sant le système dualiste, et la fin du XX siècle, c'est la stabilité de ce sec- teur confessionnel dans une société où les Églises ont vu pourtant décroître leur influence, qui frappe l'observateur. A quelques points près, la proportion des élèves tourne autour des 25 %, soit un peu plus de 1 million et demi aujourd'hui. Les anglicans l'emportent, avec près de 900 000 enfants scolarisés dans ces écoles religieuses, et principa- lement au niveau primaire ; suivent les catholiques, avec leurs 650 000 élèves, plus également répartis entre écoles et lycées. Les com- munautés méthodistes et juives, beaucoup moins nombreuses, présen- tent des chiffres plus modestes, quelques milliers.

Page 23: Le Système éducatif anglais depuis 1944

filles d'une courte tête, après cela ce sont les femmes qui sont devenues largement majoritaires.

Les établissements ont, par ailleurs, reflété de plus en plus les évolu- tions de la société, qui a pris un caractère multiethnique et multiculturel en quelques décennies. Les étudiants issus des minorités ethniques sont représentés en foules dans un bon tiers des collèges ; il arrive, selon les quartiers où les établissements sont implantés, qu'ils constituent jus- qu'à 70 % des effectifs. Les Antillais paraissent plus attirés par les lettres et les matières préparant au travail social ; les Indo-Pakistanais se diri- gent plus volontiers vers les préparations au baccalauréat (ou du moins son équivalent anglais) et les études scientifiques ou commerciales.

La plus grande disposition, du moins comparée à la nôtre, mani- festée enfin en Angleterre pour l'accueil des personnes souffrant de han- dicaps divers, se retrouve illustrée dans les collèges du secteur postsco- laire. La plupart se sont donné comme mission d'offrir l'égalité des chances. La formule les engage à lutter contre les inégalités qui frappent les minorités — le sexisme, le racisme, et leurs effets, se trouvent donc

bannis et au besoin des formules de discrimination positive discrète sont mises en œuvre.

Une philosophie identique s'applique aux handicapés, quelle que soit la source de leurs difficultés, physique, sensorielle, comportemen- tale ou mentale. Cette disposition se traduit de manière concrète par la construction dans les bâtiments neufs, ou leur aménagement dans les plus anciens, d'équipements spéciaux facilitant la mobilité et l'inté- gration de ces étudiants handicapés. Ceux qui souffrent de difficultés sérieuses à apprendre les rudiments de la lecture, de l'écriture et du calcul, peuvent en outre être accueillis, souvent dans des classes à part, avec l'espoir de les voir peu à peu trouver leur place à côté de leurs pairs dans l'institution. Pour ceux qui sont plus avancés, des cours et activités spécifiques visent à développer leur autonomie ; ils sont encouragés à venir jusqu'au collège en empruntant les transports en commun, et se voient distribuer des emplois du temps, qui structurent leurs journées, et proposent un mélange d'occupations intellectuelles, sportives, ludi- ques et semi-professionnelles. Lorsque le statut des collèges s'est mis à évoluer et que leur indépendance vis-à-vis des autorités locales s'est construite par degrés, entre 1988 et 1992, des craintes se sont fait jour : cet engagement à promouvoir l'égalité des chances n'allait-il pas

Page 24: Le Système éducatif anglais depuis 1944

s'émousser à mesure que la logique du marché et de l'efficacité à tout prix s'imposerait ? Le législateur, averti du danger, prit soin alors de pré- ciser que l'une des missions des nouveaux funding councils serait de reprendre à leur compte les efforts financiers entrepris par les autorités locales pour développer l'éducation spécialisée dans les collèges. La rup- ture redoutée ne s'est donc pas produite.

ÉTUDES ET DIPLÔMES

La diversification de la population étudiante est allée de pair avec une profonde mutation qui a affecté les établissements eux-mêmes. En effet, la révolution qui a affecté la nature et la structure des emplois au cours des deux décennies passées n'a pas tardé à faire sentir ses effets dans des établissements en prise directe sur le monde du commerce et de l'industrie. Les départements rois de naguère, la mécanique et la construction, ont subi la crise de plein fouet et ont dû s'effacer devant les nouveaux géants que sont (dans l'ordre des préférences manifestées par les étudiants) les lettres (humanities), le commerce, le domaine de la santé et du travail social, et les sciences.

Les qualifications recherchées représentaient jusqu'aux récentes réformes gouvernementales un maquis assez inextricable, où les essences pouvaient croître ou dépérir sans que les pouvoirs publics ne s'en sou- cient vraiment. L'indifférence officielle dans laquelle le secteur tech- nique et professionnel a été tenu pendant longtemps se mesure en effet aussi à la vue de cette prolifération des types d'évaluation et des diplômes proposés. La lisibilité de l'ensemble est restée problématique jusqu'à la reprise en main du secteur par l'État qui a cherché à rationa- liser le système, introduire des qualifications nationales et tisser un réseau d'équivalences.

Pendant la plus grande partie de son existence, le secteur postscolaire a dépendu d'agences extérieures et indépendantes pour la validation des formations qu'il offrait et les examens qu'il proposait. La plus ancienne, la Royal Society of Arts (RSA), est déjà vieille d'un siècle et demi. Fondée en 1856, principalement pour offrir des formations dans les emplois de

Page 25: Le Système éducatif anglais depuis 1944

bureau, elle met sur pied et habilite des cursus, élabore et administre des examens, délivre ses diplômes à ses quelque 700 000 clients. Son rayon d'action s'est largement étendu dans le domaine du commerce et de la communication, et à l'intérieur de ce second secteur, la RSA a développé l'enseignement de langues étrangères.

Datant aussi du siècle passé, la City and Guilds of London Insti- tute (CGLI), enfant des financiers de la City, créée en 1878, est devenue plus d'un siècle plus tard le plus gros pourvoyeur de qualifications tech- niques d'Europe. C'est elle qui engendra à son tour le prestigieux Impe- rial College of Science and Technology de l'université de Londres. Elle a reçu une charte royale. Elle n'offre pas de cursus de son propre cru, mais son rôle consiste à habiliter des centres de formation qui accueil- lent environ un million et demi d'étudiants, préparant jusqu'à 850 types variés d'examens dans pas moins de 300 matières.

Enfin le BTEC (Business and Technology Education Council), né de la fusion en 1983 de deux organismes chargés, l'un des formations com- merciales, l'autre du vaste champ des technologies, couvre ainsi un domaine très étendu, qui va de l'hôtellerie, la restauration et les loisirs jusqu'aux finances ou l'administration publique ; les formations en informatique occupent aussi une place importante. Le BTEC offre tout un éventail de certificats et diplômes, dont le HND (Higher National Diploma) équivalant à une licence.

On peut comprendre que ces trois géants, qui ont grandi côte à côte, et se sont taillé leurs empires dans la masse croissante des forma- tions techniques et professionnelles, aient occupé la place au point de se substituer aux pouvoirs publics, trop heureux sans nul doute de les laisser faire. Ce furent la réalité obsédante du chômage, et la découverte d'un mismatch ou inadéquation entre la nature et le niveau de la forma- tion, d'une part, et les compétences exigées pour les nouveaux emplois, de l'autre, qui obligèrent le gouvernement à sortir de sa réserve et légi- férer. Afin de mettre de l'ordre dans le fouillis des qualifications, un organisme national fut installé en 1986. C'est lui qui conçut à quelques années de distance deux systèmes d'examens nationaux, d'abord le NVQ (National Vocational Qualification) puis le G NVQ (General National Voca- tional Qualification).

Ces sigles sentent leur invention bureaucratique sans grande imagi- nation, et seul l'usage sans doute permettra de ne plus les confondre.

Page 26: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Leur grand mérite est de s'inscrire désormais dans une grille cohérente de qualifications nationales, ce que le secteur technique et professionnel n'avait jamais vraiment réussi à faire, laissant ainsi béant l'abîme qui le séparait de l'enseignement général, et qu'on désigne avec quelque honte par l'expression vocational/academic divide. Cinq niveaux ont été définis pour le NVQ, qui commence par tester les compétences de base liées à l'exercice d'un métier spécifique, et finit tout en haut par qualifier les ingénieurs. Le GNVQ, avec ses trois degrés de difficulté qui le hissent à la hauteur du baccalauréat, a été conçu pour occuper une place intermé- diaire entre la formation générale dite academic et une préparation pro- fessionnelle plus pointue. La grille nationale ainsi mise en place permet une lecture radicalement simplifiée des équivalences, et l'on voit mieux en particulier les paliers qui permettent l'accès à l'université pour les candidats munis, non plus de leurs incontournables A' levels, mais de leurs diplômes professionnels, qui restent décernés sous l'égide et le contrôle de BTEC, City and Guilds et la RSA.

TABLEAU 6. — Qualifications

Filière professionnelle Filière professionnelle Filière générale spécifique générale

3" cycle NVQ niveau 5 NVQ niveau 4 HNI)

GCE A/AS levels NVQ niveau 3 GNVQ niveau 3 GCSE A-C NVQ niveau 2 GNVQ niveau 2 GCSE D-G NVQ niveau 1 GNVQ niveau 1

Il aurait été év idemment plus simple encore, plutôt que de passer

par un système d'équivalences et des sigles peu familiers, d ' inclure ces

niveaux 3 du NVQ comme du GNVQ sous l 'appellation générale de

« baccalauréat ». Certains l 'ont suggéré. Margaret Thatcher , et les Pre-

miers ministres qui l 'ont suivie, s'y sont jusqu' ici refusés : outil perfor-

mant et prestigieux de la sélection pour l'accès à l 'université tradition-

nelle, le GCE A ' level fortement spécialisé passe pour représenter

l' « étalon-or » ; on craindrait de le déprécier si, d 'une part, on l'alignait

sur le baccalauréat français ou son épigone dit « international » attestant

plutôt d 'une culture générale, ou bien si, de l'autre, on lui accolait

Page 27: Le Système éducatif anglais depuis 1944

l'épithète vocational, qui évoque encore trop l'usine ou l'atelier. Le NVQ/GNVQ niveau 3 indique bien, sur le papier, le palier qui permet le passage dans l'enseignement supérieur, et en particulier, il paraît tout désigné pour l'accès aux anciens instituts polytechniques promus depuis 1992 au rang d'universités. Il faudra du temps en revanche pour que cette parité s'installe durablement dans les esprits.

Quoi qu'il en soit, la définition désormais précise des niveaux et de leurs équivalences a permis par ailleurs au gouvernement d'afficher les objectifs qu'il souhaite voir atteindre, par la population scolaire d'un côté, et par la masse des employés, de l'autre. Nous retrouvons là le type d'engagement pris il y a quelque temps en France, lorsque le ministre de l'éducation prévoyait dans les années à venir que 80 % d'une génération serait amenée jusqu'au niveau du baccalauréat. Les ambitions anglaises sont plus modestes, puisqu'on part de plus loin, dans un pays où la scolarisation au-delà de seize ans n'a pas été vraiment encouragée jus- qu'à une période récente. Ce même niveau du baccalauréat défini par les A' levels ou le niveau 3 du NVQ devait être atteint en l'an 2000 par la moitié de la population scolaire comme de la main-d'œuvre en général. Une telle démarche volontariste, soutenue et guidée par le pouvoir politique, qui calcule et dégage les moyens exigés par l'entreprise, est un phénomène tout à fait nouveau apparu dans les années 1990. La pro- duction de matière grise et de compétences de haut niveau paraît aussi indispensable aujourd'hui, pour affronter la concurrence imposée par une économie mondialisée, que l'était son parfait contraire pendant la révolution industrielle, à savoir l'emploi de masses de travailleurs, hommes, femmes et enfants, utiles pour la simple force de leurs bras et maintenus dans l'ignorance.

POSTSCOLAIRE ET SUPÉRIEUR : PONTS ET PASSERELLES

Cette progression vers des qualifications de niveau élevé justifie qu'on entretienne un certain degré de porosité entre le secteur postsco- laire et l'enseignement supérieur. Nous avons vu que les frontières ont été redessinées avec un crayon plus gras et d'un trait plus ferme, mais

Page 28: Le Système éducatif anglais depuis 1944

rien n'interdit que pour franchir un obstacle on ne tende des ponts ou construise des passerelles. Le passage d'un territoire à l'autre, fermé longtemps par le verrou des A ' levels, a été facilité par la construction de la voie des NVQ.

D'autres moyens d'accès encore se sont mis en place. Un certain nombre de collèges, après des négociations engagées avec les universités voisines et au terme d'accords passés avec elles, ont ainsi lancé le chan- tier de ce qu'on appelle les access courses, formations spécifiques qui, une fois le niveau requis atteint, autorisent l'entrée dans l'enseignement supérieur et la poursuite d'études plus avancées. C'est grâce à de telles initiatives qu'un district déshérité comme Tower Hamlets, à Londres, où les taux d'échecs scolaires sont élevés, a pu diriger vers des études en faculté davantage d'adultes que de jeunes gens. Les mêmes contacts entre collèges et universités ont permis également d'élaborer des cursus qui se déroulent sur trois ans, débouchent sur un degree ou licence, et dont la première année s'effectue, non dans l'établissement universitaire mais dans un collège postscolaire : cette entorse à la règle n'est autorisée évidemment qu'après bien des précautions, comme celle qui consiste à vérifier la qualité du programme de l'année initiale et la compétence des professeurs chargés de l'enseigner. Ce processus de contrôle et de validation aboutit à une décision de franchising, qui vaut contrat d'habilitation.

Il est un autre domaine où les deux secteurs se sont encore rappro- chés, après le retour au pouvoir des Travaillistes : c'est celui des droits de scolarité que doivent acquitter les étudiants. Jusqu'en 1998, une disparité flagrante persistait. Lorsqu'on se lançait dans un cursus universitaire, un double système de gratuité des études, et d'octroi de bourses d'entretien, permettait une vie somme toute confortable. Ces largesses ne se sont jamais étendues en revanche à la plupart de ceux qui fréquentent les éta- blissements postscolaires ; en effet, seuls les jeunes gens jusqu'à l'âge de dix-neuf ans n'ont pas à verser de droits d'inscription ; pour les autres, les plus nombreux, les formations sont payantes, à des taux qui varient d'une institution à l'autre. Cette rigidité de principe connaît certes quelques accommodements en réalité : les collèges peuvent exonérer de leurs droits les adultes en difficulté qui vivent grâce au soutien d'aides sociales, et ils reçoivent pour cela de crédits compensatoires ; les autorités locales, de leur côté, ont la liberté, dont elles usent ou non, de distribuer quel-

Page 29: Le Système éducatif anglais depuis 1944

ques bourses (appelées discretionary awards) aux plus méritants, mais de l'avis général la manière dont se fait la répartition tient plus de la loterie que du principe de la justice. Dans l'ensemble, par conséquent, l'étudiant dans une université a longtemps paru injustement privilégié par rapport à son cousin, pourtant plus pauvre, contraint dans le secteur postscolaire de financer la formation qu'il vient y chercher.

Pour mettre un terme à une telle inégalité, on aurait pu aligner le secteur le moins privilégié sur le plus chanceux, et en décidant que l'accès à une éducation gratuite est un droit fondamental du citoyen, supprimer les frais de scolarité exigés pour les études postscolaires. C'est en fait la logique inverse qui a joué : les étudiants des universités acquit- tent aujourd'hui des droits (tuition fees) dont le taux le plus élevé a été fixé à 1 000 livres (10 000 F) par an. En leur retirant leurs privilèges, les nouveaux Travaillistes ont tenu en même temps à affirmer que l'éducation, tertiaire ou supérieure, est un bien qui s'achète, en prévi- sion de la plus-value qu'il produira nécessairement une fois les études achevées et la qualification acquise.

La métamorphose du local tech de naguère transformé e n edu- cation college d'aujourd'hui a permis de gommer un certain nombre de traits qui distinguaient radicalement l'établissement postscolaire d'un lycée, ou plus encore d'une université. Désormais, on peut y préparer (plutôt durant la journée) son baccalauréat comme dans le secondaire, et l'afflux d'une population d'adultes venant (surtout en soirée) suivre des formations en alternance n'est plus une caractéristique distinctive, puisque le phénomène s'est développé de la même manière dans l'enseignement supérieur, qui compte aussi ses cohortes de mature stu- dents. Le corps enseignant employé dans ces collèges techniques et pro- fessionnels demeure, en revanche, relativement atypique. Certes, pour les matières générales, on préfère recruter des professeurs issus du secon- daire traditionnel, et parfois même armés de maîtrises ou de doctorats, comme pour le supérieur. Mais dans les autres matières liées à l'agriculture, à l'industrie, au commerce ou aux services, les profils de carrière diffèrent beaucoup. Souvent, l'entrée dans l'enseignement post- scolaire ne se décide que vers trente ou quarante ans, après une assez longue expérience acquise sur le terrain dans un secteur précis. Il arrive aussi qu'avant d'obtenir un emploi à temps complet, il faille effectuer une période probatoire comme chargé de cours à temps partiel. Con-

Page 30: Le Système éducatif anglais depuis 1944

trairement aux enseignants du premier et du second degrés, les profes- seurs du secteur postscolaire ne suivent pas l'année de formation profes- sionnelle qui se conclut par le PGCE, l'équivalent de notre CAPES pratique. Cela ne veut pas dire pourtant que leur formation se trouve tout à fait négligée. Quatre centres existent où elle est dispensée, à Lon- dres, Wolverhampton, Bolton et Huddersfield.

La variété des types d'enseignement donnés, la pluralité des niveaux et la diversité des étudiants auxquels on s'adresse, empêchent toute homogénéisation des conditions de service et des salaires. Un cadre général a cependant été négocié au plan national pour éviter les dispa- rités excessives. Le temps de travail est fixé à trente heures (dont vingt et une d'enseignement devant une classe) pour chacune des trente-six semaines de l'année scolaire. Les professeurs se distinguent par deux grades, lecturer et senior lecturer, dans une proportion de trois quarts – un quart ; lorsque les seconds accomplissent des tâches administratives lourdes, ils peuvent voir leurs charges d'enseignement diminuer jusqu'à dix-huit, voire quinze heures par semaine. Les salaires versés pour ces conditions de travail qui peuvent paraître sévères restent modestes, infé- rieurs en tout cas à la moyenne de ceux que reçoivent les professeurs d'écoles et de lycées. Le secteur postscolaire ne s'est pas tout à fait encore débarrassé de ses vieilles hardes de Cendrillon.

Tout porte à croire, cela dit, que les mutations qui le transforment à vive allure sous nos yeux vont modifier cette représentation persistante. La manière dont sa croissance s'est emballée dans les dernières années du

siècle devrait y contribuer : en seulement trois ans, de 1995 à 1998, la catégorie des jeunes (de seize à dix-neuf ans) y a crû de 50 % et celle des adultes de près de 70 %. Cet appétit de formation est une donnée nou- velle en Angleterre, et à vrai dire constitue une véritable révolution, encouragée par les pouvoirs publics, dont le discours dominant appelle à l'éducation tout au long de la vie, dans une ère décrite comme devant être celle du savoir. Le ministère de l'éducation et de l'emploi en a fait une ligne de force de sa politique. La somme des investissements dont doit bénéficier le secteur further education pour les deux premières années du XXI siècle a été alignée sur celle qu'il attribue aux universités. Allant au-delà des réformes structurelles décidées par les Conservateurs, le gouvernement travailliste regroupe sous l'autorité d'un seul et même organisme, dénommé Learning and Skills Council, l'agence publique res-

Page 31: Le Système éducatif anglais depuis 1944

ponsable du financement des collèges d'une part, et de l'autre les centres locaux, dominés jusqu'ici par les entreprises, et chargés de la formation à l'emploi des apprentis ou des chômeurs. Le développement pragma- tique et aléatoire de l'enseignement postscolaire, parent pauvre du sys- tème, est ainsi en passe de devenir une réalité obsolète. L'État, tout en respectant l'autonomie accordée de fraîche date aux établissements, s'est installé aux commandes.

Page 32: Le Système éducatif anglais depuis 1944

3

L'enseignement supérieur (higher education)

Passer de l'enseignement postscolaire à l'enseignement supérieur, c'est comme quitter les banlieues populaires pour gagner les beaux quartiers. L'histoire a tout fait pour séparer ces deux pôles du système éducatif, qui ont longtemps servi de symboles de l'abîme social creusé au cours des siècles dans la nation entre le peuple et ses élites. Qu'y avait-il même de commun entre le local tech utilisé comme centre de

formation des apprentis à Sheffield ou Birmingham dans les années 1950 et, disons, Christ's College à Cambridge ou Balliol à Oxford ? N'était- ce pas plutôt habiter deux planètes étrangères l'une à l'autre ? Et pour- tant, un demi-siècle plus tard, nous voilà bien forcés d'en passer, pour en parler, par les métaphores routières des nouvelles voies d'accès, des péages, des ponts et des passerelles. Les deux mondes s'inscrivent aujourd'hui bien davantage dans la continuité et la complémentarité que dans une irréductible opposition. Cela ne veut pas dire bien évi- demment que toute distance se soit réduite, par une sorte de miracle de la sémantique, entre les modestes colleges de Melton Mowbray ou du Mid-Cheshire d'une part, et les colleges huppés de Merton ou Magda- lene de l'autre, ni que la circulation entre eux sera ouverte dès demain. Il faudrait pour cela des secousses sociales et culturelles voisines du cata- clysme. Il n'empêche qu'à l'issue de décennies où l'université, retranchée dans sa tour d'ivoire, regardant vers le ciel et les professions prestigieuses, ignorait avec superbe le monde de la plèbe qui grouillait au loin, voilà que l'histoire infléchit son cours : l'univers du supérieur se trouve pris depuis quelque temps dans une phase de mutation sans précédent.

Page 33: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Quelques coups de pédale sur ces inimitables bicyclettes noires qui sillonnent la ville de long en large, permettent désormais à Oxford de faire le trajet entre Brasenose et Brookes, entre un joyau de la Renais- sance et la jeune université polyvalente, ex-institut polytechnique, enfant des sixties. Ce n'est pas seulement la relative proximité géogra- phique de leurs bâtiments — par ailleurs si opposés selon les canons de l'esthétique architecturale — qui les réunit dans un même espace urbain. Depuis une date récente, les deux institutions occupent d'un point de vue statutaire, administratif et financier, un territoire rigoureusement identique. Toutes deux répondent au même nom d'université. Dans le langage courant des médias et de la profession, on veille bien, certes, à établir le distinguo entre old et new, l'ancienne et la nouvelle, la patine du temps et la nudité du béton ; mais ces finasseries lexicales dureront moins longtemps que les effets de la révolution structurelle qui vient de bouleverser pour de bon la conception traditionnelle de l'univers de l'enseignement supérieur britannique pris, après avoir paru se figer, dans un processus complexe de transformations.

PREMIÈRE ESQUISSE

Avant d'examiner par quels cheminements on a pu en arriver là, essayons d'offrir, à grands traits, une première vue d'ensemble du paysage contemporain. C'est la même loi de 1992 utilisée pour redéfinir l'aire de l'enseignement postscolaire qui a servi à restructurer le supérieur, en y faisant entrer, par exemple, la trentaine d'instituts polytechniques (poly- technics) qui, comme Oxford Brookes plus haut, ont d'un coup reçu le statut d'universités et adopté de nouveaux noms où le plus souvent ne subsiste aucune trace de leur origine plus plébéienne. Les listes des uni- versités publiées couramment ne permettent pas de distinguer entre les anciennes et les nouvelles ou, selon le jargon administratif, les institutions « pré- et post-1992 ». Seuls les initiés s'y retrouvent. Un procédé utile, mais non infaillible, pour opérer la distinction, consiste à remarquer que les établissements les plus anciennement implantés, jouissant donc d'un prestige supérieur, se présentent le plus souvent sous la séquence Univer-

Page 34: Le Système éducatif anglais depuis 1944

sity of... (Birmingham, Cambridge, Durham, Leeds, London, Man- chester ou Oxford) ; les instituts polytechniques de naguère, en revanche, ont dans bien des cas adopté pour éviter toute confusion l'ordre inverse - ... University, sans autre précision comme Kingston ou Lancaster, ou avec un ajout comme metropolitan, soulignant la mission civique et locale, à l'instar de Leeds ou de Manchester.

En dépit de l'homogénéité affichée, une lecture entre les lignes permet donc de retrouver en partie la hiérarchie implicite, mais histo- rique, qui introduit un premier classement entre les universités de plus grand prestige et celles qui sont censées occuper le second rang. En bas de cette pyramide, on trouve les Colleges of Higher Education, institutions d'enseignement supérieur de taille plus modeste, tournées vers les pro- fessions sociales, l'enseignement, les arts ou les médias, et qui n'ont pas contrairement aux deux précédentes, reçu le statut d'universités. C'est le principe de la diversité qui l'emporte donc, renforcé par la tradition selon laquelle les établissements, dotés d'une large autonomie, opèrent eux-mêmes leur propre recrutement en choisissant parmi toutes les can- didatures qui leur arrivent. Cette diversité, toutefois, n'est pas poussée aussi loin qu'aux États-Unis, où un dense et puissant secteur privé riva- lise avec les universités publiques implantées dans les États. En Grande- Bretagne, rien de tel n'a jamais vu le jour, et il n'existe qu'un seul éta- blissement privé, l'Université de Buckingham, minuscule mais prospère établissement de moins de 1 000 étudiants, camouflé dans la campagne, et assez onéreux puisque les frais de scolarité y dépassent les 100 000 F annuels.

L'offre d'éducation supérieure émane dans ces conditions d'insti- tutions qui, sans former un secteur public proprement dit comme en France, vivent pour une bonne part grâce à l'argent du contribuable, dis- tribué par le biais d'un Higher Education Funding Council — qui a remplacé le vénérable UGC d'antan (University Grants Committee), contrôlé à l'époque par des universitaires. Le bras de l'État, depuis quelque temps, ne sert d'ailleurs plus simplement à prodiguer les crédits — avec une lar- gesse qui décline à mesure que gonflent les flux d'étudiants. Tout argent reçu se mérite, et les sommes attribuées, au terme de calculs techniques fort complexes, se fondent sur une évaluation officielle stricte des qualités de l'enseignement dispensé et de l'excellence de la recherche mise en œuvre. La tutelle du gouvernement, impensable une génération en

Page 35: Le Système éducatif anglais depuis 1944

arrière, s'étend donc depuis quelque temps sur des entités habituées à chérir et protéger leur autonomie. Il n'est pas impossible en outre qu'elle s'insinue bientôt jusque dans le domaine réservé des enseignements et de la pédagogie. Une telle situation choque moins les nouvelles universités, sévèrement encadrées pendant la première vingtaine d'années de leur existence par les autorités locales et l'organisme qui habilitait leurs diplômes, mais elle révolte les anciennes, dont l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif est garantie le plus souvent par une charte royale, et parfois grâce à un statut accordé par le Parlement.

Par rapport à leurs homologues françaises, elles jouissent, cela dit, d'un espace d'autonomie notablement plus étendu. Cette différence s'explique pour l'essentiel par le fait que l'État n'exige pas qu'elles déli- vrent des diplômes nationaux - principe d'égalité républicaine incongru dans un régime monarchique, fût-il démocratique — ni qu'elles recru- tent des personnels fonctionnaires dont la compétence doit être vérifiée au préalable par un organisme national et centralisé. Les voilà ainsi libres de fixer en toute indépendance leurs critères particuliers pour recruter leurs enseignants et leurs étudiants, et libres encore d'élaborer et de décerner leurs propres diplômes, dont la valeur sur le marché monte ou descend selon la qualité présumée de l'établissement. Ces fluctuations intéressent beaucoup la presse, qui publie régulièrement des palmarès. Les futurs clients de l'institution voient ainsi en théorie leurs choix

mieux guidés et informés. Les 176 établissements d'enseignement supérieur du Royaume-Uni,

tous confondus, sont fréquentés par environ 1 700 000 étudiants (en gros un demi-million de moins qu'en France), soit parmi les jeunes, une proportion d'un sur trois, voisine de la moyenne européenne. Trente ans en arrière, alors qu'on commençait simplement à s'interroger sur le bien-fondé d'une université douillettement repliée sur ses élites fine- ment sélectionnées, le pourcentage n'était que d'un sur douze dans la même tranche d'âge. En l'espace d'une génération, et par à-coups plutôt que selon une progression régulière, l'université britannique, réputée pour la relation directe qu'elle favorisait entre ses dons (profes- seurs) et ses undergraduates (étudiants) assis à une même table pour des séminaires confidentiels, s'est transformée en un vaste secteur pour- voyeur d'un enseignement de masse. Elle n'en est pas pour cela devenue méconnaissable, spécialement pour quiconque vient de

Page 36: Le Système éducatif anglais depuis 1944

l'université française. Sa taille moyenne tourne autour des 10 000 ins- crits ; avec un taux d'encadrement d'un enseignant pour 12 étudiants, deux fois plus favorable que chez nous, les séances de cours restent autrement plus agréables à suivre que les travaux dirigés surchargés de nos premiers cycles, et le professeur demeure un guide ou un mentor plus proche de ceux qu'il instruit. En dépit des coupes sombres effec- tuées dans un budget que les pouvoirs publics ont voulu maintenir à un même niveau quand les effectifs doublaient — au grand dam d'une pro- fession qui cria qu'on saignait à blanc l'université — on continue d'y dépenser en moyenne deux fois plus par étudiant qu'en France. A Oxford et Cambridge, où se réfugie l'élite des élites, et où s'entretient le vivier des prix Nobel, ce même étudiant coûte encore plus cher que dans nos plus renommées écoles d'ingénieurs. La massification à l'anglaise n'a pas produit la vision de cauchemar qu'elle inspirait — des halls hantés par des hordes de jeunes gens désorientés et démotivés. Elle a, en revanche, provoqué une diversification remarquable des missions, des enseignements et des publics. En cela, elle a bien changé le visage auquel l'enseignement supérieur traditionnel nous avait habitués.

Commençons par la composante humaine. L'étudiant typique de l'immédiat après-guerre était un garçon, âgé de dix-huit à vingt et un ans, engagé dans un cursus de lettres, sciences ou droit, et de souche anglo-saxonne. Cette image convenue a volé en éclats et l'homogénéité d'antan n'est plus de mise. Plus nombreuses dans la société, les jeunes filles, au fil d'une lente progression, et malgré un retard initial considé- rable, imputable à l'institution qui préférait les voir mariées et au foyer, ont rattrapé les garçons en 1995-1996 pour les dépasser ensuite. L'université s'est donc féminisée, du moins parmi les rangs des étu- diants, et jusqu'au niveau de la licence (degree). Au-delà, pour les études de troisième cycle (postgraduate studies), et les thèses (Ph. D.) la balance penche de nouveau du côté des hommes, sans qu'on puisse bien expli- quer les raisons du phénomène : moindres ambitions professionnelles chez les femmes, tenues en outre hors de l'université par leurs mater- nités et leurs familles, ou bien résistance ultime de l'institution ?

Une évolution parallèle a vu l'université, qui accueillait surtout les jeunes gens à l'issue du lycée, s'ouvrir à des publics aux âges de plus en plus variés. C'est ainsi que les statisticiens ont dû fabriquer la catégorie « adultes » (mature students) pour rendre compte des changements et en

Page 37: Le Système éducatif anglais depuis 1944

prendre la mesure exacte. L'expression s'applique à ceux et celles qui ont plus de vingt et un ans au moment de leur inscription dans le cycle conduisant à la licence, et plus de vingt-cinq quand ils entreprennent un troisième cycle. Pris tous ensemble, ces étudiants classés comme adultes dépassent désormais en nombre les cohortes des dix-huit - vingt et un ans, qu'on a pourtant coutume d'identifier comme les populations les plus représentatives. Un phénomène très lié à celui-ci est également apparu : les formations à temps partiel se multiplient au point de repré- senter un tiers du total des inscriptions — deux fois plus que voici vingt ans. Certes, nous restons loin de l'ampleur prise par cette évolution dans le secteur postscolaire, où elle est dominante, mais nous tenons là un élément qui témoigne du besoin d'apprendre et de se recycler ressenti dans la nation, et qui atteste que les deux secteurs further et higher mon- trent des convergences intéressantes.

L'étudiant typique, enfin, dans une société multiraciale où les mino- rités ethniques représentent à peine 6 % de la population, demeure sans surprise un individu de souche anglo-saxonne. L'image du départ, tout bien pesé, ne conserve que ce trait constant. Encore cache-t-il, par sa simplification excessive, des changements d'importance. On s'est long- temps demandé, jusqu'au recensement de 1991 fondé sur des questions d'identification ethnique, si les enfants des immigrés antillais et indo- pakistanais profitaient équitablement des chances offertes d'entrer dans l'enseignement supérieur. Dès qu'on fut en possession des données démographiques nationales, les calculs devinrent possibles. La réponse obtenue alors est globalement rassurante : plus de 13 % des étudiants ins- crits en première année appartiennent à des minorités ethniques. Le sec- teur les accueille donc généreusement, si l'on rapporte ce chiffre à leur pourcentage dans la population, qui est deux fois moindre. Au-delà de ce constat de surface, les inégalités internes resurgissent, cependant. Ainsi les Indiens sont-ils les plus massivement présents, investissant les bonnes filières, alors que les jeunes filles musulmanes et les Afro-Antillais ont le plus de mal à se faire une place dans les universités. Autre inéquité inscrite dans le système : ce sont les nouvelles universités, ex-instituts polytechni- ques à vocation professionnelle, qui accueillent le plus de jeunes issus des minorités ethniques, dont le nombre décroît à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie des établissements ; à Oxford ou Cambridge — rebaptisées Oxbridge lorsqu'on les évoque comme des jumelles - ils se font rares.

Page 38: Le Système éducatif anglais depuis 1944

Les nouveaux tracés des frontières de l'enseignement supérieur, enfin, ont englobé ou favorisé des matières qui connaissaient jadis un moindre développement. Les études sociales et commerciales font jeu égal maintenant avec les lettres, et les sciences de l'ingénieur alliées à la technologie rivalisent avec les études scientifiques, qui conservent néan- moins un avantage.

ÉVOLUTION, EXPANSION

La configuration actuelle de l'enseignement supérieur britannique est l'aboutissement d'une évolution complexe, mais inscrite dans un temps relativement court, un peu moins de deux siècles. Pendant six à sept cents ans, on ne connut en Angleterre qu'Oxford et Cambridge, dont la qualité déclina sérieusement au XVIII siècle. Le renouveau se produisit à l'issue de la première phase de la révolution industrielle, et coïncida avec la période victorienne. A l'origine, ce sont les mutations et les succès économiques qui provoquèrent cet élan, dans cette partie du pays qui fabriquait les nouvelles richesses, c'est-à-dire le nord. C'est là qu'à partir des années 1830 et tout le long du règne de Victoria, fleu- rissent les universités dans les cités dont elles traduisent et favorisent le

progrès et la prospérité : Newcastle, Manchester, Birmingham, Liver- pool, Bradford, Northampton, Sheffield, Nottingham et d'autres. Parce qu'elles sont l'œuvre, et l'orgueil, des municipalités qui les abritent, on leur donne le nom collectif, utilisé aujourd'hui encore, de civic universi- ties. Mais il arrive aussi qu'on les désigne par un terme moins flatteur, celui de redbrick, qui renvoie moins au matériau de construction censé- ment utilisé qu'à l'image dégradée de ces institutions qui sentent la laine, le coton, l'acier et le charbon, et dont la brique rouge, réelle ou symbolique, fait piètre figure à côté de la pierre patinée par les ans et du lierre (ivy) courant sur les murs des antiques collèges d'Oxford et Cam- bridge, aristocrates dédaigneux de ces bourgeoises parvenues.

Durham, justement, où l'université fut fondée dès 1832, la même année que sa toute proche voisine de Newcastle, préféra à l'inverse suivre le modèle des illustres ancêtres ; la ville adopta pour son institu-

Page 39: Le Système éducatif anglais depuis 1944

tion d'enseignement supérieur les mêmes canons d'architecture et une structure fédérative de 13 collèges, nichés au bord de la Wear, et dominés par la cathédrale et le château. L'image médiatique de l'université joue encore sur cette ressemblance ; on la décrit comme « identique à Oxbridge, mais de taille plus modeste ». L'effet de mimé- tisme y perdure.

L'Université de Londres, qui voit le jour quelques années plus tard, en 1836, sort elle aussi du lot commun, mais pour des raisons diffé- rentes. C'est une construction géante réunissant pas moins de 70 col- lèges, écoles ou instituts, dispersés dans la capitale, couvrant tous les champs des connaissances possibles, et rattachés l'un à l'autre par des liens très lâches qui leur permettent de jouir d'une grande autonomie. On dit souvent que cette université ainsi constituée est plus un concept et une abstraction qu'un réel objet. On connaît mieux en tout cas cer- tains des morceaux du puzzle que la fondation mère elle-même, comme Goldsmith College (réputé pour ses lettres et ses arts), l'Impérial College (of Science, Technology and Medecine), King's College (qui offre un choix de quelque 200 disciplines d'études, où les sciences et la méde- cine figurent en bonne place), ou bien encore la célèbre LSE (London School of Economies and Political Science), qui rivalise avec nos meil- leures écoles de science politique. On oublie parfois que l'Université de Londres doit son développement et son succès, à l'origine, aux chicanes et aux obstacles, de caractère religieux et social, qu'Oxbridge érigeait devant sa porte. Ces grands établissements n'entendaient servir que les élites anglicanes ; pour entrer, les étudiants, et pour enseigner, les pro- fesseurs (Fellows), très souvent hommes du clergé, devaient montrer patte blanche et souscrire aux 39 articles qui définissent la doctrine de l'église d'Angleterre. Ces conditions drastiques laissaient beaucoup de monde sur le bord de la route, et en particulier les non-conformistes ou Dissenters, protestants eux aussi, mais hostiles aux anglicans. Très engagés dans la révolution industrielle, ils avaient construit leur propre système scolaire, et ils purent utiliser la nouvelle université de Londres pour faire progresser leurs savoirs et la science.

L'Université du Pays de Galles, fondée en 1893, ressemble à celle de Londres dans la mesure où elle renvoie aussi à une entité administrative

qui fédère plusieurs établissements. Sa réalité physique se diffuse sur les six campus construits en différents points du territoire : Aberystwyth,

Page 40: Le Système éducatif anglais depuis 1944

plutôt tourné vers l'industrie et le commerce, Bangor, dont les points forts sont la chimie et l'enseignement du gallois, Cardiff, reconnu comme le pilier de l'université, Lampeter, le plus ancien et aussi le plus intime avec sa taille de lycée, et Swansea, dans son parc paysagé domi- nant la baie ; depuis la restructuration opérée par la loi de 1992, l'Institut d'enseignement supérieur est venu rejoindre ce groupe et y ajouter ses quatre propres campus.

Ce puissant mouvement qui permet en un demi-siècle de tisser tout un réseau d'universités ne connaîtra pas de réplique identique avant bien longtemps. Il faut voir là sans doute les effets de la Grande Guerre — les années 1920, paralysées par les difficultés économiques, n'ajoutent à la liste que Leicester, Exeter et Hull — puis ceux des années noires de la décennie suivante. La Seconde Guerre mondiale ne se prête pas non plus à une reprise de l'expansion, et les années de vaches maigres qui suivent, même si elles sont mises à profit par Attlee et son gouverne- ment travailliste pour réformer la société en profondeur, permettent tout juste de faire fonctionner ce qui existe déjà. Keele voit bien le jour en 1949, mais c'est une création modeste, qui vingt ans plus tard devait se contenter encore de ses installations préfabriquées.

Il faut donc attendre le retour de la prospérité et de la croissance, vers la fin des années 1950 et le tournant des années 1960, pour que le mouvement reprenne. Les moyens deviennent de nouveau disponibles, mais c'est surtout la conviction que le progrès économique doit s'appuyer sur une élévation du niveau culturel du pays qui pousse les pouvoirs publics à envisager l'expansion de l'enseignement supérieur. Les Conservateurs entament un processus qui sera repris et amplifié par les Travaillistes, revenus au pouvoir avec Harold Wilson en 1964. Ils relancent la construction d'universités, édifiées selon un modèle améri-

cain sur des campus situés hors des agglomérations, plantés d'arbres et agrémentés de pelouses ; pour cette raison, après les redbricks du Nord industriel, on les range sous la catégorie greenlawn. Sussex naît ainsi, en 1961, à côté de Brighton, avec ses bâtiments conçus par Sir Basil Spence et disposés sur un campus de 20 ha ; York apparaît en 1963, la même année qu'East Anglia, située à deux pas de Norwich, et associée au succès de Malcolm Bradbury, dont les fameux ateliers d'écriture sus- citent des vocations d'écrivain ; en 1964, ouvrent ensemble Essex,

proche de Colchester, Lancaster et Warwick, édifiée en rase campagne

Page 41: Le Système éducatif anglais depuis 1944

à proximité de Coventry, et déjà classée parmi les dix meilleures institu- tions supérieures du pays ; Kent (sise à Canterbury et ouverte sur l'Europe) puis Stirling l'Ecossaise ferment, en 1965 et 1967, la marche de ce mouvement, contemporain du nôtre, qui vit pousser en province et à Pans tant de nos universités actuelles.

RAPPORT ET ERE ROBBINS

Une autre initiative prise par les Conservateurs, en 1961, sous Mac- millan, fut de nommer une Commission, placée sous la présidence de Lord Robbins, professeur d'économie de renom à la LSE ; son rôle consistait à dresser l'inventaire de l'enseignement supérieur puis à des- siner les perspectives de son expansion. Le rapport, publié en 1963, est un document intéressant à plus d'un titre : il offre une photographie précise du secteur au début de cette décennie qui fut sans doute une des plus riches du siècle ; il formule certaines recommandations que les Tra- vaillistes reprendront sans tarder à leur compte ; enfin, il se lit comme la bible de l'expansion du monde encore clos des universités, bousculant au passage une foule d'idées reçues et de préjugés nourrissant toutes les préventions conservatrices.

Parmi les suggestions faites par Robbins, figurait celle de promou- voir au statut d'université dix établissements d'enseignement technolo- gique, les collèges of advanced technology (CATS), qui accueillaient tous ensemble une dizaine de milliers d'étudiants, dispensaient des cours de haut niveau, formaient des ingénieurs pour l'industrie, mais se voyaient toujours refuser le droit de décerner de leur propre autorité les diplômes et licences technologiques auxquels ils préparaient. Il existait là une anomalie que le rapport dénonçait, et que Harold Wilson s'empressa de réparer en 1966. Aston (à Birmingham), Bath, Bradford, Brunel (dont le campus principal se situe à Uxbridge, Londres), City University (ins- tallée au beau milieu de la capitale), Loughborough, Surrey (à Guild- ford) et Salford (dans la banlieue de Manchester) ont donc rejoint les rangs des universités à cette époque. Aussi importante que cette promo- tion de statut, était l'autorisation donnée à des institutions qui ne dis-

Page 42: Le Système éducatif anglais depuis 1944

pensaient pas les enseignements classiques et jugés les plus nobles, d'entrer toutefois dans le club. La diversification des missions confiées

aux universités, dont nous venons de voir à quel point elle les caracté- rise aujourd'hui, a trouvé là une amorce dont l'intérêt historique est évident. En appliquant cette politique nouvelle, Harold Wilson ne fai- sait au demeurant que traduire la vision de l'Angleterre régénérée qu'il avait présentée au pays pendant la campagne électorale de 1964. Dans un discours resté fameux, il avait célébré les épousailles du Socialisme et de la Science que son gouvernement favoriserait, et c'était dans les hauts fourneaux de la technologie la plus avancée qu'il entendait forger l'avenir du pays. L'intronisation des colleges of advanced îechnology s'inscrivait naturellement dans cette logique du progrès économique puisant sa force dans l'énergie intellectuelle et scientifique nouvellement libérée.

En dépit de sa défense de ces CAT, méritant selon lui un statut plus digne et plus conforme à leurs activités réelles. Lord Robbins n'en- visageait pas, en plaidant avec ardeur pour l'expansion du secteur uni- versitaire, en changer radicalement la nature. C'est à peine forcer le trait que de dire que l'accroissement quantitatif recommandé dans son rapport lui suffisait, et n'avait nul besoin de s'accompagner d'une évo- lution qualitative. Il existait un besoin pressant d'universités plus pleines et plus ouvertes, certes, mais demeurées fidèles à leurs missions consacrées. Avec ce constat, nous abordons le grand virage politique pris par l'équipe travailliste au pouvoir au milieu des années 1960 : d'accord avec l'idée d'expansion, elle s'éloignera de Robbins en pro- voquant des bouleversements structurels durables dans l'enseignement supérieur, qu'elle partagera en deux aires censément égales, celle des universités d'une part, et celle des nouveaux instituts polytechniques de l'autre.

Avant d'aborder cette réforme essentielle, il faut revenir au débat,

qui prit souvent un tour très vif, sur la nécessité ou non d'ouvrir plus largement aux jeunes générations les portes de l'université. Pour mieux en apprécier les termes et la teneur, mieux vaut reléguer dans un coin de la mémoire les valeurs chiffrées utilisées pour décrire le paysage contemporain, qui s'expriment en millions. Si nous partons de l'immédiat après-guerre, la base de référence qui nous servira est celle des 50 000 étudiants qui fréquentaient alors l'université.

Page 43: Le Système éducatif anglais depuis 1944

TABLEAU 7. — Étudiants fréquentant l'université à temps plein (Grande-Bretagne), 1945-1965 (en milliers)

Source : Statistiques du ministère de l'Education (Enseignement supérieur).

En 1954-1955, dix ans plus tard, nous dépassons tout juste le cap des 80 000 avec seulement 3 % des jeunes d'une même classe d'âge admis dans l'enseignement supérieur. Au moment où siège la commis- sion Robbins, entre 1961 et 1963, le nombre des inscrits a grimpé jus- qu'au seuil des 120 000, mais en termes de pourcentage, on n'a gagné qu'un point. C'est la conception de l'université élitiste qui l'emporte, celle qui produit les savants et les lettrés, garantit un haut niveau de qua- lité et assure un prestige international. Mais c'est celle aussi qui, par son puissant effet de filtrage, prive la nation des ressources intellectuelles, des dirigeants économiques et des cadres dont elle a besoin pour tenir son rang, par rapport surtout aux deux super-puissances, comme l'on disait alors : les États-Unis et l'Union soviétique. Le sentiment du déclin relatif de la Grande-Bretagne, amorcé par la disparition de l'Empire, aggravé par la déroute de Suez, se renforce lorsqu'on mesure l'avance prise par ces deux géants. Le pays a besoin d'un sursaut. L'université a un rôle à jouer dans son déclenchement. Les arguments intellectuels à l'appui de cette thèse seront apportés par le rapport Robbins, évangile de l'expansion, et promu symbole d'une ère nouvelle dans toute l'historiographie de la période.

Le premier mythe, solidement enraciné alors, et qu'il fallut extirper, était celui du bassin limité des compétences (limited pool of ability). La foi aveugle dans la mesure du quotient intellectuel, la conviction que l'intelligence, donnée génétique, était chichement distribuée par la nature dans ses formes supérieures, suffisaient pour justifier que l'université ne soit accessible qu'aux plus doués. Admettre des étudiants en plus grand nombre mais au-dessous du seuil critique, c'était mettre en péril l'institution. A cette théorie, Robbins, s'appuyant sur les tra-

Page 44: Le Système éducatif anglais depuis 1944

vaux de John Vernon, psychologue, et de Jean Floud, sociologue, opposa le principe du vivier de compétences en constante expansion où, négligence coupable, on oubliait ou bien on refusait de puiser. A l'argument de la nature, qui fige et gèle le processus, il répondit par celui de la culture, qui se prête au contraire au mouvement et au pro- grès. Le rapport, se plaçant donc du point de vue d'une évolution dyna- mique de la société, mit ainsi en évidence l'existence, présente et future, de populations entières de jeunes gens, garçons et filles, méritant d'être accueillis dans les universités. Un second thème fécond introduit par Robbins, lié au précédent, servit à définir les deux critères principaux d'accès : il fallait certes en être jugé capable (able), mais il importait aussi de prendre en compte le besoin d'éducation et de formation qui anime les jeunes, désireux ( de poursuivre des études supérieures. Capa- cité et volonté devront donc marcher de concert - principe qui continue de sous-tendre le fonctionnement du système.

Estimant enfin le poids de l'offre et la masse de la demande à venir, la commission, répondant à la sollicitation du gouvernement, produisit un tableau prévisionnel qui affichait les étapes et le rythme de l'expansion souhaitable sur vingt ans : en gros, il fallait passer le seuil des 300 000 étudiants au cours des années 1960, celui des 400 000 vers le

milieu de la décennie suivante, pour atteindre les 700 000 vers 1985. Les modes de calcul de la population étudiante se sont complexifiés à mesure que les frontières du secteur se sont déplacées et que les catégo- ries des usagers eux-mêmes se sont diversifiées ; dans l'ensemble toute- fois, et dans les limites de comparabilité des chiffres publiés, on peut dire que les projections de Robbins se sont assez bien vérifiées — un témoi- gnage de plus de la vigueur intellectuelle dont il sut faire preuve avec son équipe d'universitaires.

Cette force dissimulait cependant une faiblesse : purs produits de leur alma mater, ces excellents esprits eurent du mal à imaginer que l'expansion puisse se dérouler ailleurs que dans des universités tradition- nelles. Or, ces institutions élitistes apparaissaient à beaucoup isolées du monde économique immédiat, et l'on se mit, en particulier chez les Travaillistes, à explorer d'autres voies. Des réflexions ainsi amorcées sortirent deux innovations : les instituts polytechniques, et l'Université Ouverte (Open University), créés ensemble dans la seconde moitié des années 1960, lorsque Harold Wilson était chef du gouvernement.