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Fondée par Marcel Waline Professeur honoraire à l’Université de droit, d’économie et des sciences sociales de Paris, Membre de l’Institut Dirigée par Yves Gaudemet Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, Membre de l’Institut BIBLIOTHÈQUE DE DROIT PUBLIC TOME 298 LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF Jeanne de Gliniasty Avant-propos de Jacqueline Morand-Deviller Préface de Patrice Chrétien Prix de thèse de l’Association française de droit administratif

LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF

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Fondée par

Marcel Waline

Professeur honoraire

à l’Université de droit,

d’économie et des sciences

sociales de Paris,

Membre de l’Institut

Dirigée par

Yves Gaudemet

Professeur

à l’Université

Paris II Panthéon-Assas,

Membre de l’Institut

BIBLIOTHÈQUE

DE DROIT

PUBLIC

TOME 298

LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES

EN DROIT ADMINISTRATIF

Jeanne de Gliniasty

Avant-propos de Jacqueline Morand-Deviller

Préface de Patrice Chrétien

Prix de thèse de l’Association française de droit administratif

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BIBLIOTHÈQUE

DE DROIT

PUBLIC

TOME 298

Fondée par

Marcel Waline

Professeur honoraire

à l’Université de droit,

d’économie et des sciences

sociales de Paris,

Membre de l’Institut

Dirigée par

Yves Gaudemet

Professeur

à l’Université

Paris II Panthéon-Assas,

Membre de l’Institut

LES THÉORIES  JURISPRUDENTIELLES

EN DROIT ADMINISTRATIF

Jeanne de GliniastyDocteur en droit

Avant-propos de Jacqueline Morand-Deviller

Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Préface de Patrice Chrétien

Professeur à l'Université de Cergy-Pontoise

Prix de thèse de l’Association française de droit administratif

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Defrénois - Gazette du Palais

Gualino - Joly - LGDJ

Montchrestien

© 2018, LGDJ, Lextenso éditions

70, rue du Gouverneur Général Éboué

92131 Issy-les-Moulineaux Cedex

I.S.B.N. : 978-2-275-05798-9 I.S.S.N. : 0520-0288

La Faculté n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette thèse ; ces opinions doivent être considérées

comme propres à leur auteur.

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REMERCIEMENTS

Je tiens en premier lieu à remercier le professeur Patrice Chrétien pour son accompagnement continu tout au long de ces années, son soutien exigeant et sa confiance à toute épreuve.

Je remercie également Madame le professeur Hélène Pauliat, Monsieur le Conseiller d’État Mattias Guyomar et Messieurs les professeurs Paul Cassia et Benoît Plessix d’avoir bien voulu lire et juger ce travail. Leurs remarques et leurs propositions lors de la soutenance m’ont été précieuses. Merci également à l’Association française de droit administratif et plus particulièrement au professeur Jacqueline Morand-Deviller pour son extrême générosité dans la transmission de son expérience et de son savoir ainsi qu’au professeur Simon Gilbert.

Je dois dire à quel point je me suis sentie soutenue et encouragée pendant toutes ces années. Quelques mots ne suffiront pas à rendre justice à tous ceux sans l’aide et le soutien desquels cette thèse n’aurait pas vu le jour. Je dois beaucoup à Guillaume Odinet, rapporteur public au Conseil d’État, pour sa relecture rigoureuse et bienveillante.  Je remercie les professeurs Julien Boudon, Guillaume Tusseau, Sabine Boussard, Jean Lapousterle, Nicolas Binctin, Laurent Fonbaustier et plus particulièrement Arnaud Le Pillouer pour leurs conseils avisés.

À ceux qui partagent également la passion de la recherche, ma reconnaissance est immense. Je remercie de tout cœur Julien Jeanneney, Sabrina Delattre, Guillaume Richard et Claire Cuvelier pour le temps qu’ils m’ont consacré et leur soutien indéfectible. Merci aussi à Eléonora Bottini, Meryem Deffairi, Jérémy Mercier, Fatou Ba Sene, Benoît Camguilhem, Nicolas Rousseau, Benjamin Fargeaud, Manon Garcia, Arnaud Latil et  Marc-Olivier Barbaud. Plus spécialement, ma gratitude va à mes complices Delphine Dogot et Simon Bertin.

Je tiens également à remercier ma famille pour avoir cru en moi toutes ces années. Ma mère, notamment pour les derniers moments mémorables, mon père, pour sa relecture constante et bienveillante, mon beau-père, pour son implication invariable, sa délicatesse et la justesse de ses commentaires.

Mes remerciements vont aussi à ceux de mes amis qui, de près ou de loin, ont contribué à ce travail : Isabelle G., Coralie G., Clara K., Louis G., Thomas H., Marie C., Dounia A., Jessica L.

Quant à Thomas, plus que sa contribution et son accompagnement, sa place est au-delà de ces lignes. Merci au destin de nous avoir permis de traverser cette épreuve.

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Les pensées, même les plus pures et les plus juridiques, sont des actes intentionnels. L’homicide involontaire est rare. On fabrique des théories, des métathéories justificatrices, comme on fabrique son alibi1.

1. O.  Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918). Idéalisme et conceptualisme chez les juristes allemands du XIXe siècle, PUF, Léviathan, 2005, Avant-propos, p. 1.

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AVANT-PROPOS

La curiosité n’est un vilain défaut que pour faire peur aux enfants, elle est une vertu capitale pour toute recherche scientifique et peut s’autoriser tous les excès ou presque. Jeanne de Gliniasty est curieuse et de surcroît méfiante, n’ad-mettant qu’une seule évidence celle de l’inexistence des évidences. Ce besoin de découvertes jusque-là cachées la conduit à prendre des chemins de traverse, à s’interroger, percevoir et s’interroger encore car ce n’est pas avec les questions que les problèmes commencent mais avec les réponses qu’on leur donne. Et comme elle ne saurait construire sans auparavant déconstruire, le lecteur de sa thèse, ici publiée, se voit entraîné dans une promenade qui, si elle n’est pas de tout repos, offre une brassée de plaisirs intellectuels raffinés.

Avant de disputer sur le sujet et sur l’objet, Jeanne de Gliniasty débat sur le ou les mots qui les expriment, sur leur origine, le sens qu’on leur donne, leur but, la stratégie le plus souvent non avouée, les intentions le plus souvent cachées. Elle est parfaitement à l’aise dans ce courant de la science juridique contemporaine qui accorde la place qu’elle mérite à l’épistémologie, parfois même à la sémio-tique. Son choix s’est porté sur l’expression « théories jurisprudentielles » et elle s’interroge sur le paradoxe d’un désintérêt à l’égard d’une expression passée dans le langage courant. Il était temps de combler cette absence et l’ampleur du sujet appelait un travail de thèse.

Encore fallait-il relever le défi d’un thème ambitieux et complexe, éviter bien des pièges dont celui de l’identification et du regard sourcilleux des chercheurs ayant tra-vaillé sur des sujets voisins. Avec une apparente aisance qui cache sans doute le tour-ment de celui qui doute, se remet sans cesse en cause et ne s’accorde aucune complaisance, le défi est relevé. L’ouvrage est non seulement le fruit d’une culture juridique et d’un travail de recherche remarquables mais il séduit par la rigueur de la démonstration, la clarté des analyses, l’art du mot juste et l’élégance du style.

Beaucoup de points forts dans ce travail et d’abord un parti pris de liberté dans l’argumentation. L’antithèse occupe une place subalterne  : il n’y avait pas à s’en prendre aux démonstrations de contradicteurs puisque personne, ou presque, ne s’était encore aventuré sur ce terrain. Thèse et synthèse sont à l’inverse magnifiées pour conduire à la reconnaissance de l’autonomie et de la singularité des théories jurisprudentielles, promues, selon l’auteur, à devenir une catégorie juridique à part entière, aux côtés des concepts, des notions, des idées, des principes qui d’ores et déjà ont fait l’objet d’une attention soutenue de la doctrine. Tout ceci est présenté dans une sorte d’élan énergique, ici et là émaillé d’observations critiques, ces coupures qui font avancer le débat à la manière d’un Diderot dans son Jacques le fataliste.

C’est ensuite l’ambition de construire une théorie des théories jurispruden-tielles en insistant d’abord sur leur caractère « vivant ». Le in abstracto qui les

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIFVIII

caractérise à première vue est ici envahi par le in concreto en un va-et-vient, une osmose, entre pratique et théorie qui bouscule parfois les idées reçues. Et l’on se laisse persuader que le Conseil d’État, maître d’œuvre de ces théories, a souvent des sautes d’humeur à l’égard de la froide rationalité et éprouve l’agacement de Saint Exupéry : « La logique qu’elle se débrouille avec la vie ». Les temps sont révolus où les théoriciens français étaient accusés par leurs voisins d’Outre-Manche de jeux intellectuels « sans fond, ni rives ». Des deux côtés on a mis à sa juste place le dogmatisme, et réconcilié la théorie et la pratique, l’empirisme et le conceptualisme, l’essence et l’existence qui donna lieu, jadis, à une querelle sur « l’existentialisme et le droit » menée par deux savants bretteurs.

Cette démarche pragmatique conduit Jeanne de Gliniasty à étudier le rapport que les théories jurisprudentielles entretiennent avec la réalité et la vérité. Aucune théorie, on le sait, n’est le reflet fidèle du droit positif et de la jurisprudence. Réflexive elle emporte par elle-même une modification de la réalité, c’est une praxis, une acti-vité en vue d’un résultat et les positivistes pour lesquels une théorie ne renvoie qu’à des propositions, n’étant pas source directe de droit, oublient sa force d’attraction et l’effet qu’elle exerce sur la réalité juridique, ainsi de la théorie du service public et de la puissance publique pour parler des plus performantes.

Le miroir est déformant mais pour la bonne cause car le discours produit un « effet de vérité » selon la formule de Michel Foucault que Jeanne de Gliniasty convoque volontiers dans son débat Il n’y a pas de réalités juridiques indépen-damment de la représentation qui en est faite dans le discours et cette action réciproque du réel sur les concepts juridiques et de ceux-ci sur le réel est particu-lièrement sensible en droit administratif.

L’un des points forts de l’étude est d’analyser les fonctions exercées par les théories jurisprudentielles, leur utilité pour l’application du droit positif, la garan-tie de légitimité qu’elles lui offrent. On est alors conduit à réfléchir sur leur nor-mativité, leur transformation progressive en véritable règle de droit, mutation d’autant plus singulière que l’auteur de la règle est ici le juge chargé ensuite de l’appliquer. Il y avait de quoi piquer la curiosité.

Car enfin une théorie n’a pas à être normative, la règle dispose, impose, la théorie se contente de proposer. Quant au juge il est évidemment extérieur à la règle dont il contrôle l’application. Les théories jurisprudentielles montrent qu’en droit administratif la situation est plus complexe, que ces deux principes sont contournés et que cette très subtile alchimie est utile à la cohérence du droit.

La progression et le succès des théories jurisprudentielles au xixe et xxe siècle s’expliquent, on le sait, par l’absence de normes dans un grand nombre de secteurs, le droit administratif à la différence du droit privé restant largement prétorien. Vide normatif que le Conseil d’État cherchera à combler, « nécessité fait loi » pourrait-on dire et par la suite, autorégulation et autojustification par un juge à l’intérieur de l’administration. Rien de pervers, ni d’usurpateur, une instrumentalisation utile, une recherche de résultat en faveur de la cohérence et de l’unité du droit, le propre même d’une théorie.

Belle manifestation de l’alliance entre le savoir et le pouvoir et efficacité de la stratégie, méthode d’administration à la mode analysée ici comme mise au service d’une politique jurisprudentielle. Les théories jurisprudentielles (le savoir), qui ont le pouvoir d’objectiviser, rationnaliser et systématiser les faits, sont et

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AVANT-PROPOS IX

demeurent un des éléments forts de cette stratégie. Les juges du Palais royal ne chercheront pas à convaincre mais à présenter un modèle de construction rigou-reuse et efficace, démarche que l’auteur analyse élégamment comme une « écono-mie de la pensée » ou un « précipité normatif ». La stratégie de ces juges singuliers, subtile, précautionneuse et audacieuse lorsque les temps sont venus de l’être est ici magistralement mise en valeur.

J’ai fait la connaissance de Jeanne de Gliniasty en lisant sa thèse, alors que je présidais le jury qui chaque année délivre le prix de l’Association française de droit administratif lors d’un savant colloque et j’avoue avoir éprouvé ce sentiment que les jeunes expriment aujourd’hui par une onomatopée, bouche ouverte et souffle coupé, qui est le signe d’un étonnement admiratif.

La jeune recherche en droit administratif a de quoi surprendre et réconforter les aînés. La défense et l’illustration du droit est assurée.

Jacqueline Morand-DevillerProfesseur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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PRÉFACE

Nombreux sont en droit administratif les pavillons qui, telle la circulaire dont parlait en son temps Robert-Édouard Charlier, peuvent recouvrir toutes sortes de marchandises. La théorie me semblait en être. Est-ce même un pavillon, avais-je pensé quand Mme de Gliniasty, alors qu’elle terminait son master, disait vouloir faire une thèse sur ce qu’elle appelait « les théories jurisprudentielles ». Elle venait d’en étudier quelques échantillons dans un mémoire déjà remarquable : théorie de l’imprévision, théorie de la connaissance acquise, théorie des circonstances excep-tionnelle, théorie du fonctionnaire de fait. Je la provoquais, ce qui n’a sans doute – et fort heureusement – eu d’autre effet que de renforcer sa détermination… et de la conduire à me demander de diriger son travail. Le juriste parle de théorie pour faire « chic », donner une vague tournure scientifique à son discours, sans qu’il paraisse ne s’être jamais vraiment préoccupé de ce qu’il y a de théorique dans ses théories. Superfétatoire, le mot ne fait-il pas le plus souvent, ici ou là et pas toujours, que remplacer celui tout aussi couramment utilisé de « notion », comme par hasard, d’une manière défiant par avance tout effort de systématisation et, par suite, risquant d’engager toute recherche sur le sujet dans une voie sans issue… Sauf peut-être à orienter cette recherche sur les discours juridiques eux-mêmes, les prétendues théories n’étant qu’un symptôme parmi d’autres de ce qu’ils sont, et à ce titre méritant assurément de retenir l’attention.

Il y a de cela dans l’ouvrage que publie maintenant Mme de Gliniasty, ver-sion quelque peu remaniée de la thèse qu’elle a soutenue, le 6 octobre 2015, à l’Université de Cergy-Pontoise, avec félicitations du jury, et pour laquelle elle s’est vue depuis décerner le prix de thèse 2016 de l’Association française pour la recherche en droit administratif (AFDA). Mais c’est peu dire qu’elle est allée bien au-delà de ce qu’il me semblait pouvoir être fait. En témoigne l’accueil que lui ont réservé ses premiers lecteurs. On peut certes ne pas être toujours tout à fait convaincu par ce qui est donné à lire, c’est le lot de tout ouvrage qui n’hésite pas à bousculer les idées reçues. Force est toutefois de reconnaître que cet objet improbable que me semblaient être les théories jurisprudentielles ne peut plus être ignoré. Au fil des pages, incontestablement, il prend corps. Qui plus est, sa découverte apparaît riche d’enseignements divers et de grand intérêt.

Un premier intérêt, qui irrigue l’ensemble, tient à la réflexion sur le positivisme juridique. Un positivisme ambiant contesté en ce qu’il distingue deux niveaux de discours : le discours du droit et le discours sur le droit. Cela paraît devoir conduire à reléguer les théories jurisprudentielles au second de ces niveaux, quand Mme de Gliniasty se convainc très vite qu’elles mettent en œuvre l’un et l’autre, que ce qui les caractérise c’est le fait d’être élaborées par un va-et-vient permanent entre les deux. Le refus d’une représentation mettant en scène un face-à-face entre des savoirs dogmatiques sur le droit et le droit lui-même n’est certes pas inédit et des

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIFXII

citations qui l’expriment fort bien sont mises en exergue – intuitivement, on le conçoit volontiers et sans doute voit-on mal comment il pourrait en être autre-ment. Reste que si l’admettre est une chose, le mettre très précisément en évidence en est une autre. À cet égard, la réussite de Mme de Gliniasty vient de ce qu’elle ne s’est pas contentée, comme souvent, de considérations générales. Du va-et-vient qu’elle a d’emblée constaté, elle a fait une sorte de fil rouge, qu’elle n’a jamais perdu de vue. Ce qui lui a d’abord permis de procéder à « l’identification des théories jurisprudentielles » (titre de la première partie).

I. De quoi en effet nous parle Mme de Gliniasty ? Que met-elle exactement sous le mot de « théorie » ? Ou plutôt, se demande-t-elle, qu’y a-t-on mis tout au long de l’histoire du droit administratif  ? Elle ne se préoccupe pas alors de donner une quelconque définition stipulative, mais opte pour ce que l’on peut simplement appeler une méthode d’observation, d’un point de vue qui se veut réaliste. Il n’y a alors de théorie jurisprudentielle que si les acteurs juridiques font usage du mot « théorie » pour désigner certaines jurisprudences. Là n’est évidem-ment pas le seul usage susceptible d’être observé. Il y a théorie et théorie et les théories jurisprudentielles ne sont qu’une catégorie parmi d’autres. Ce qui n’em-pêche pas que, pour mieux les situer, le regard commence par les embrasser toutes et considère le droit administratif dans son ensemble, tel que produit par une communauté disciplinaire qui s’est constituée, soudée, dans l’attachement à en construire une science et justifier dans le même temps son existence même.

L’intérêt des développements qui en résultent, outre ce qu’ils disent de cha-cune des théories considérées, vient d’un souci constant de les penser toutes dans le paradigme du droit administratif. Paradigme désigne ici la représentation que le droit administratif se fait de lui-même, notamment l’histoire qu’il se raconte, l’histoire que se racontent ses acteurs. Il en ressort que les théories jurispruden-tielles sont bel et bien l’héritage d’un usage établi dès la fin du XIXe siècle, avec toujours, peu ou prou, le double objectif repéré : produire une représentation du droit administratif susceptible de « faire science », tout en contribuant parallèle-ment à l’affirmation de son autonomie. C’est ce qui donne à l’ouvrage une portée allant bien au-delà de son objet immédiat : par le biais des théories jurispruden-tielles dont elle fait une catégorie juridique clairement identifiable, Mme  de Gliniasty découvre un regard porté sur l’ensemble du droit administratif. On perçoit à l’occasion toute une réflexion sur l’écriture de l’histoire  : celle, si l’on peut dire, de l’historien ; celle aussi du juriste attaché au devenir de sa discipline. Cette dernière, principalement, retient son attention. D’un point de vue d’histo-rienne, elle montre qu’il y a un siècle, tout comme aujourd’hui, une même histoire paraît s’écrire dans le cadre d’un même paradigme.

Au sein de l’univers théorique qu’elle observe, Mme de Gliniasty identifie une vingtaine de théories jurisprudentielles, s’attachant donc à les saisir entre science et droit. Elle le fait à partir d’un corpus qu’elle estime représentatif du discours juridique dominant sur la jurisprudence – corpus allant des décisions juridictionnelles du recueil Lebon aux publications des revues les plus communé-ment utilisées, en passant par des conclusions de commissaires du gouvernement ou rapporteurs publics et divers manuels. Les théories jurisprudentielles s’y déduisent de la généralisation et la fréquence de l’occurrence du mot « théorie ». Faut-il alors supposer qu’il est fait preuve dans l’usage d’un minimum de rigueur ? N’y aurait-il que des locuteurs qui ne feraient jamais qu’un emploi réfléchi du

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PRÉFACE XIII

mot, pleinement conscients d’un sens déterminé ? Évidemment non ! Forcément cela apparaît quelque peu aléatoire, avec un résultat qui ne saurait être indiscu-table, tant il est susceptible d’apparaître comme étant plus affaire d’impression que de certitude. N’est-il pas précisé que certaines des théories identifiées n’en sont peut-être pas vraiment ou n’en sont plus, qu’il y en a sûrement d’autres en puissance, lesquelles ne le sont pas encore tout à fait mais pourraient l’être à l’avenir  ? Tout lecteur, probablement, sera incité à refaire l’exercice et au final discuter tel ou tel choix.

Cela n’enlève rien à l’intérêt du propos. Il y a bien un air de famille entre toutes les théories jurisprudentielles identifiées : élaborées à partir d’une solution juridictionnelle donnée, elles apparaissent consacrées et surtout, insiste Mme de Gliniasty, appliquées par le juge administratif, ce qui fait qu’elles ont d’abord un caractère utilitaire.

II. C’est en s’attachant à dégager les « fonctions des théories jurispruden-tielles » (titre de la seconde partie) que Mme de Gliniasty précise ce qu’elles sont exactement. Stipulative, la définition qui se dégage l’est quand même finalement au moins un peu. Deux fonctions sont distinguées, l’une normative, l’autre dog-matique. C’est expliqué par leur caractère hybride précédemment observé, par le fait qu’elles mettent en œuvre différents niveaux de discours juridique.

Fonction normative dès lors que les théories jurisprudentielles sont d’abord et avant tout des normes juridiques. Elles constituent une interprétation autorisée et systématisée de certaines jurisprudences : plus précisément, chacune apparaît être une catégorie juridique formalisée par une notion fonctionnelle – fonctionnaire de fait, connaissance acquise, circonstances exceptionnelles, etc. – et à laquelle est attribué un régime subséquent, sous le contrôle du juge. Pour toutes, l’élaboration est progressive. Jusqu’à ce qu’elles forment un ensemble structuré, procurant ce que Mme de Gliniasty résume en parlant d’une « économie de pensée », considérant qu’il s’agit moins pour elles d’être convaincantes et argumentées que bien construites et structurées. Ce n’est pas dit, mais on comprend qu’il y a là quelque chose qui relève de l’esthétique. Et l’on s’égare un moment  ! Tout comme il y a pour les mathématiciens de belles équations, il pourrait bien y avoir de belles théories juris-prudentielles. Peut-être même ne serait-il pas absurde de se demander quelle est la plus belle. En quelque sorte, l’identité d’Euler du juriste !

Quoi qu’il en soit, il est à noter que le champ d’application de ces théories se limite toujours à quelques situations. Il semble même que c’est ce qui fait vraiment la théorie. Il n’y en a pas si les contours de la notion restent incertains, flous, s’il n’y a pas eu volonté de mise en ordre. Toujours aussi, il s’agit de situa-tions auxquelles il n’apparaît pas souhaitable d’appliquer une règle générale qui, en principe, devrait s’imposer : s’il y a théorie, s’appliquera la règle qu’elle prévoit, règle donc dérogatoire, règle d’appoint pour certains cas précis – règle joliment qualifiée de « béquille » normative. Ce qui permet d’ajouter qu’il y a bien, avec les théories jurisprudentielles, des archétypes d’un droit administratif qui s’est précisément construit comme dérogatoire au droit privé. Elles en sont, résume Mme  de Gliniasty, d’une autre belle formule, un « précipité normatif ». Tout autant dans l’esprit de ce droit est le constat qui s’ensuit : ce sont des instruments pragmatiques au service de l’adaptation du droit au fait. Le juge qui les applique n’est pas guidé par la légalité au sens strict mais par l’idée de ce qui constitue à ses yeux une décision acceptable. Ce qui signifie que les théories jurisprudentielles

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIFXIV

n’existent que par leurs effets, compte tenu de certaines fins. Et ce qui explique leur succès : elles le tirent de leur capacité à produire les effets pour lesquels elles ont été élaborées. Difficile ici d’apprécier vraiment ce qu’il en est de ce succès. Certains lecteurs en douteront peut-être. On peut néanmoins l’admettre, tout en soulignant qu’il fait l’intérêt de l’ouvrage.

Fonction dogmatique encore parce qu’une théorie jurisprudentielle n’est pas seulement une jurisprudence. Elle véhicule un imaginaire, tend à faire corres-pondre le discours jurisprudentiel à des exigences « scientistes ». Ce qui signifie qu’il s’agit moins pour elle de refléter la réalité de la jurisprudence que d’en donner une image cohérente, quitte à n’être qu’un « miroir déformant ». Rendre compte de ce qui est ainsi qualifié d’usage dogmatique des théories jurispruden-tielles oblige à une approche autre que celle adoptée pour la fonction normative : ce n’est plus leur efficacité juridique qui compte mais une certaine efficacité stra-tégique des discours. Mme de Gliniasty s’attache à saisir ce qu’elle appelle « la stratégie argumentative des acteurs juridiques » – « principalement juges et théo-riciens » ; les uns et les autres, dit-elle, produisant un discours où se maintient la confusion des fonctions scientifiques et normatives, toujours, il va sans dire, au profit de la cohésion du droit administratif.

On perçoit mieux alors comment les théories jurisprudentielles, en tant qu’ar-chétypes du droit administratif, contribuent à perpétuer la représentation que l’on s’en fait, à fonder sa légitimité sur la rationalité de sa jurisprudence. Autrement dit, comment elles permettent de maintenir certaines croyances, lesquelles sont de deux sortes  : d’une part, la croyance en la possibilité d’une science, d’autre part, la croyance en l’existence d’un droit administratif autonome. Fonction dogmatique d’autant plus essentielle que les fondements mêmes de ce droit sont remis en cause et que l’on ne peut pas ne pas s’interroger aujourd’hui sur ses perspectives.

En guise de conclusion générale, quelques interrogations sont formulées sur le devenir du paradigme dès le début observé, comme en écho aux propos parfois tenus sur un actuel changement de paradigme qui, d’ores et déjà serait intervenu. Mme de Gliniasty n’y croit pas vraiment. Et ce sont encore les théories jurispru-dentielles qui le lui donnent à penser, toujours symptomatiques, dès lors que dans leur application elles rendent compte de la réception en droit administratif des préoccupations contemporaines  : elles traduisent « la faculté d’innovation et d’adaptation » d’un droit appréhendé toujours comme droit autonome exorbitant du droit commun. Ce qui suppose, est-il souligné à la toute dernière phrase, une actualisation, l’enjeu n’étant pas mince : « de l’actualisation des théories jurispru-dentielles dépend la pérennité de ce paradigme ». Est-ce leur faire trop d’honneur ? La question, il va sans dire, tout comme celle d’un changement de paradigme, reste posée. Du moins, avec le point de vue qu’elle adopte, Mme de Gliniasty a le mérite de ne pas céder à la facilité, ce qui, tout au long de son ouvrage, est une constante. Si l’on ajoute qu’à la rigueur de ses raisonnements elle allie une plume alerte et élégante, il y a tout pour rendre sa lecture des plus stimulantes.

Patrice ChrétienProfesseur à l'Université de Cergy-Pontoise

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PRINCIPALES ABRÉVIATIONS

AFDA Association française pour la recherche en droit administratif

AJDA Actualité juridique. Droit administratifAJPI Actualité juridique. Propriété immobilièreAPD Archives de philosophie du droital. alinéaARSS Actes de la recherche en sciences socialesart. articleAss. Assemblée du contentieux du Conseil d’ÉtatAss. plén. Assemblée plénièreAut. Conc. Autorité de la concurrenceBDP Bibliothèque de droit publicBull. BulletinBull. civ. Bulletin des arrêts des chambres civiles de la Cour

de cassationBull. crim. Bulletin des arrêts de la chambre criminelle de la Cour

de cassationC. civ. Code civilc/ contreCA Cour d’appelCAA Cour administrative d’appelCass. civ. Chambre civile de la Cour de cassationCass. crim. Chambre criminelle de la Cour de cassationCC Conseil constitutionnelCE Conseil d’ÉtatCEDH Cour européenne de droits de l’hommechron. chroniquechron. gén. jur. adm. chronique générale de jurisprudence administrativeCJCE Cour de justice des communautés européennesCJUE Cour de justice de l’Union européennecomm. commentaireconcl. conclusionscons. considérantCURAPP Centre universitaire de recherches administratives

et politiques de PicardieD. Recueil DallozDroits Droits. Revue française de théorieDA Droit administratifdir. sous la direction deDP Dalloz Périodique (1845-1944)

Page 16: LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF

LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIFXVI

éd. éditionéd. orig. édition originaleEDCE Études et documents du Conseil d’Étatégal. égalementex. exemplefasc. fascicule du Juris-ClasseurGAJA Les grands arrêts de la jurisprudence administrativeGaz. Pal. Gazette du Palaisibid. ibidemJcl. Juris-ClasseurJCP A La semaine juridique. Édition administration

et collectivités territorialesJCP G La semaine juridique. Édition généraleLGDJ Librairie générale de droit et de jurisprudenceLPA Les Petites Affichesobs. observationspréf. PréfacePUAM Presses universitaires d’Aix-MarseillePUF Presses universitaires de FrancePUS Presses universitaires de StrasbourgRA Revue administrativeRDI Revue de droit immobilierRDP Revue du droit public et de la science politique en France

et à l’étrangerRec. Recueil LebonRec. T. Tables du Recueil Lebonrespect. RespectivementRFDA Revue française de droit administratifRIDC Revue internationale de droit comparé.RIEJ Revue interdisciplinaire d’études juridiquesRPDA Revue pratique de droit administratifRRJ Revue de la recherche juridique - Droit prospectifRTD Eur. Revue trimestrielle de droit européenS. Recueil Sirey

s. suivant(e)sSect. Section du contentieux du Conseil d’Étatspéc. spécialementt. TomeTA Tribunal administratifTC Tribunal des conflitstrad. traductionvol. volume

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SOMMAIRE

INTRODUCTION GÉNÉRALE

PREMIÈRE PARTIE L’IDENTIFICATION DES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES

Titre 1 : Généalogie d’un argument en droit administratif

Chapitre 1. Les théories dans l’histoire du droit administratif

Chapitre 2. Les théories modernes

Titre 2 : Les théories jurisprudentielles, une construction hybride

Chapitre 1. Des jurisprudences théorisées dans le discours juridique

Chapitre 2. Des théories appliquées en droit positif

Titre 3 : Les théories jurisprudentielles, une représentation opérante

Chapitre 1. Un concept spécifique de représentation

Chapitre 2. L’efficacité juridique de la représentation théorique

Chapitre 3. Les théories jurisprudentielles en puissance

SECONDE PARTIE LES FONCTIONS DES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES

Titre 1 : La fonction normative

Chapitre 1. Le caractère instrumental des théories jurisprudentielles

Chapitre 2. La perspective téléologique des théories jurisprudentielles

Titre 2 : La fonction dogmatique

Chapitre 1. Une reconstruction sous le prisme du scientisme

Chapitre 2. Un archétype du droit administratif

CONCLUSION GÉNÉRALE

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

Comme tant d’autres mots qui volent de bouche en bouche, le mot théorie menace de se vider de tout sens. On l’a appliqué à tant de choses différentes qu’il embrouille les idées au lieu de les éclaircir.1

1. Le mot « théorie » ne renvoie pas à une réalité immédiatement observable. Il est souvent utilisé de façon très imprécise, pour désigner un ensemble d’élé-ments faisant système attaché à un domaine de connaissance particulier. En droit administratif, il est généralement associé à la jurisprudence : on parle de « théo-ries jurisprudentielles ».

2. La relation des mots aux choses reflète la volonté des hommes de découper le monde en catégories2. Le projet d’un ordre universel à l’âge classique – Mathesis – donne au mot une importance particulière dans la représentation des choses obser-vées  : derrière des caractères communs, est retenue une dénomination commune3. L’apparition d’un mot demeure cependant un phénomène contingent, produit de forces sociales dans le temps4. Ainsi, l’acte de nomination ne résulte pas d’un pur « hasard lexical », mais il n’est pas non plus le reflet d’une vérité objective. Il procède d’un choix qui « correspond à un intérêt pratique visé par celui qui l’effectue »5.

3. Certaines jurisprudences administratives sont spontanément rattachées au mot « théorie », avec lequel elles forment, « dans nos têtes »6, une expression

1. R. King Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, trad. H. Mendras, Librairie Plon, 1965 (texte orig. 1953), p. 13.

2. M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, NRF, Bibl. des sciences humaines, 1966, spéc. p. 140 et s.

3. M. Foucault parle « d’une disposition fondamentale du savoir qui ordonne la connaissance des êtres à la possibilité de les représenter dans un système de noms », ibidem, p. 170.

4. F.  de saussure parle d’un phénomène « arbitraire »  : « Il n’est pas arbitraire au sens de : dépendant du libre choix de l’individu. Une société entière ne pourrait plus changer le signe une fois établi. Il l’est par rapport au concept, avec lequel il n’a aucune attache première », F. de Saussure, Cours de linguistique générale, éd. critique par R. Engler, t. 2, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1968, fascicule 2 (316 p.), p. 155 ; égal. p. 164.

5. O. Cayla, « La qualification. Ouverture : La qualification ou la vérité du droit », Droits, 1993, n° 18, p. 11. Le choix des mots relève de la préférence – d’un jugement de valeur – et non d’un critère de vérité relatif à une question de fait : « ce sont les “bonnes” volontés concordantes du locuteur et de l’interlocuteur qui conduisent à la détermination concertée des qualifications concevables, c’est-à-dire effectivement “reçues” et “entendues”, autant dire communiquées avec réussite. », ibidem, p. 17 (l’auteur souligne).

6. Le droit « dans nos têtes », expression de G. Jellinek reprise par O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), op.cit., avant-propos, p. 3 ; P. Brunet, « Le droit est-il dans la tête ? », Jus Politicum (en ligne), n° 8, La théorie de l’État entre passé et avenir, septembre 2012, [http://juspoliticum.com/IMG/pdf/JP8-Brunet.pdf]

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF2

indissociable. L’usage semble relever de l’acquis et dispenser le juriste d’une réflexion distanciée. Bien qu’il en fasse lui-même usage7, le Conseil d’État n’a pas davantage pris le soin de définir ce qu’il entendait ici par « théorie ». L’accord tacite dont semble relever la signification de ce mot rend ainsi originale toute recherche appro-fondie sur le sujet. Car, s’il n’est qu’un abus de langage, comment expliquer alors qu’il soit repris par l’ensemble des acteurs juridiques et réitéré au point qu’il semble impossible d’y voir un usage accidentel ? Théorie de l’imprévision, théorie de la force majeure, théorie de la connaissance acquise, théorie des actes détachables, théorie des actes de gouvernement, théorie du fonctionnaire de fait, théorie des mutations doma-niales, théorie du bilan, théorie des actes détachables, etc. ; autant de « théories » qui sont étudiées dans les facultés de droit, auxquelles des articles et des thèses sont consacrés8, sans que personne ne semble s’interroger sur cet usage.

4. Quelle est donc la raison d’un tel succès et paradoxalement d’un tel désin-térêt épistémologique ? La thèse présentée ici est construite à partir de cette inter-rogation. L’intuition sur laquelle elle se fonde est que le mot « théorie » n’est pas un événement mineur dépourvu de conséquences, que son usage n’est pas anodin, mais qu’il est chargé d’une signification plus importante que celle que le discours juridique, par son silence, veut bien laisser croire.

5. Les développements introductifs ont d’abord pour objectif de préciser l’objet de la recherche ainsi que la manière dont il a été choisi de l’appréhen-der  (I). S’interroger sur la force d’attraction du concept de théorie permet ensuite de mettre en avant un « air de famille » entre les théories des différents domaines de la connaissance9, tout en distinguant le cas des théories en droit (II). En tant que droit jurisprudentiel, le droit administratif est le fruit d’une réalité historique qui entretient plus particulièrement un rapport privilégié avec la théorie. Comprendre le rôle clé que ce concept a joué dans la formation « ima-ginaire » du droit administratif permet enfin de saisir toute la richesse d’une étude sur les théories jurisprudentielles (III).

I. L’OBJET DE LA RECHERCHE

6. Il convient préalablement de poser les jalons d’une étude relative à l’objet théorique. Si celui-ci est difficilement saisissable à partir du seul sens du mot « théorie », la difficulté de le définir (A) n’empêche pas de préciser la manière de l’appréhender le plus rigoureusement possible (B).

7. Le plus souvent, il est vrai, pour répondre aux allégations contenues dans les requêtes : Cf. infra, n° 348 et s.

8. Par ex., M.  Guyomar, « La théorie des mutations domaniales existe-t-elle toujours  ?  », concl. sur CE, 23 juin 2004, Commune de Proville, BJCL, 2005, n° 2, pp. 103-107 ; L. Favoreu, « Pour en finir avec la “théorie” des actes de gouvernement, in Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Dalloz, 2003, pp. 607-616 ; X. Cabanes, « La théorie de la connaissance acquise ou la peau de chagrin », RDP, 2000, n° 6 pp. 1745-1790 ; M. Waline, « Fidélité à la théorie de la voie de fait », note sous CE, Sect., 10 octobre 1969, consorts Muselier, RDP, 1970, pp. 774-783 ; F. Boudet, « La théorie de l’enrichissement sans cause en droit administratif », AJDA, 1959, n° 4, pp. 77-80 ; P. Weil, « Une résurrection  : la théorie de l’inexistence en droit administratif », D., 1958, chron. n° IX, 49.82  ; A. Mathiot, « La théorie des circonstances exceptionnelles », in Études en l’honneur d’Achille Mestre, Sirey, 1956, pp. 413-428 ; J.-M. Auby, La théorie de l’inexistence des actes administratifs, thèse, 1947 ; J. Magnan de Bornier, Essai sur la théorie de l’imprévision, thèse, Jouve et Cie, Montpellier, 1924.

9. À propos de l’« air de famille » des concepts abstraits, Cf. L.  Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad.  F.  Dastur, M.  Elie, J.-L.  Gautero, D.  Janicaud, E.  Rigal, avant-propos E. Rigal, Gallimard, Tel, 2004 (éd. orig.1953), spéc. §67 p. 64 et §83 p. 108.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE 3

A. QU’EST-CE QU’UNE THÉORIE ?

7. Une théorie est un système intellectuel dont le but est d’aider à la compréhen-sion des phénomènes. En droit, elle sert à organiser la connaissance juridique. Tout ensemble relativement systématisé peut à ce titre être désigné comme telle. Les théo-ries jurisprudentielles pourraient alors être définies comme des jurisprudences ayant fait plus que les autres l’objet d’une systématisation dans le discours juridique.

8. Cette définition, assez générale pour faire consensus, ne suffit pourtant pas à rendre compte dans toute leur complexité des théories et des théories juris-prudentielles en particulier. Le paradoxe sémantique dont relève le mot « théo-rie » dans les différents domaines où on le rencontre (1), conduit à reconnaître qu’une théorie est toujours d’abord et avant tout un argument du discours et que les théories jurisprudentielles ne dérogent pas à cette règle (2).

1. Le paradoxe sémantique du mot « théorie »

9. Du grec theorein – contempler, observer –10, le mot « théorie » appar-tient au domaine de la connaissance. Il est un mot abstrait au sens où il a vocation à désigner un élément appartenant au monde des idées, par nature abstrait11. Pour cette raison, il ne peut avoir, comme aurait dit L. Wittgenstein, de définition « ostensible », c’est-à-dire qui puisse être donnée d’avance. Contrairement aux mots qui ont un équivalent perceptible, il n’est donc pas univoque. Il dispose tou-tefois d’un sens connotatif, c’est-à-dire qu’il peut être défini par les différentes connotations auxquelles il renvoie12. Souvent défini par opposition, le mot « théo-rie » dispose d’un double sens connoté, négatif ou positif  : en opposition à la pratique ou à la réalité matérielle d’une part, une théorie est une connaissance hypothétique ; opposée à la connaissance ordinaire d’autre part, elle devient, au contraire, un instrument de connaissance scientifique.

10. Ainsi, dans le langage courant, une connotation négative est attribuée à la théorie pour caractériser une connaissance dénuée de réalité13. Ch.  Atias résume, par exemple, l’opposition couramment admise entre la théorie et la pra-tique : « La première serait idéal inaccessible, rêve irréaliste, présentation abstraite et simpliste, conviction personnelle dépourvue de toute autre garantie ; elle serait nécessairement en position d’infériorité par rapport à une pratique qui symbolise le bon sens, le raisonnable, le réel “ondoyant et divers”  »14. L’évocation d’une théorie renvoie alors au fondement spéculatif d’un raisonnement et au doute que

10. Grand Usuel Larousse. Dictionnaire encyclopédique, Atlas, Larousse-bordas, in extenso, 1997, t. 5, entrée « théorie », Cf. les six occurrences.

11. On pourrait dire selon les termes de J. Bentham que la théorie est un concept « fictif », car son rapport au monde objectif est indirect : V. M. El Shakankiri, « Analyse du langage et droit chez quelques juristes anglo-américains, de Bentham à Hart », APD, t. 19, 1974. 

12. Le sens du mot ne peut être défini par des éléments permanents, mais seulement dans son contexte, par certains attributs du sujet  : C.  Michon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, Vrin, Sic et Non, 1994, p. 16. Cf. égal. Cl. Panaccio, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme d’aujourd’hui, Bellarmin-Vrin, Analytiques, 1992.

13. « C’est théorique, théoriquement, en théorie : ces expressions ont pris en français un sens péjoratif ; on en use alors pour dénoncer un prétendu vide de la pensée, une ignorance du réel », J.-M Muglioni, Introduction de la Théorie et pratique d’E. Kant, Hatier, Profil philosophique, 1990, p. 4. Cf. égal. T.  Tauran, « Le droit et ses théories. Peut-on construire une théorie sur les théories juridiques ? », RRJ, 2008, p. 810.

14. Ch. Atias, Théorie contre arbitraire. Éléments pour une théorie des théories juridiques, PUF, Les voies du droit, 1re éd., 1987, p. 31.

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF4

suscite le résultat auquel il conduit. Est mis en avant son caractère subjectif – la théorie émane d’un sujet qui la produit15 – censé l’éloigner a priori de toute neu-tralité scientifique. Le mot est alors utilisé pour dénoncer une idéologie sous-jacente et la pratique à laquelle elle conduirait. Les récents débats autour d’une « théorie du genre » reflètent assez bien cette dimension critique de la théorie16.

Paradoxalement cependant, une théorie peut aussi renvoyer à la tradition scien-tifique et son usage évoque alors l’autorité dont elle est empreinte. Cl. Bernard a été l’un des premiers à proposer une connotation positive de la théorie en l’opposant à la connaissance métaphysique17. Une théorie est, dans ce cas, une construction intellec-tuelle et synthétique, un « ensemble de lois formant un système cohérent et servant de base à une science, ou rendant compte de certains faits » – théorie de la chaleur, de l’électricité, des ensembles, de la relativité, de l’évolution, etc.18. Elle est une démons-tration réussie et renvoie à un système dont la reconnaissance conduit à l’application d’une solution particulière. Elle est alors utilisée pour se référer au processus rationnel qu’elle met en œuvre dans l’application d’une solution et qui en est la cause. Confron-tée à l’expérience, elle rend compte des faits en les systématisant et peut être reconnue comme un instrument de connaissance scientifique.

11. En philosophie, on relève le même paradoxe sémantique. L’étude du vocabulaire philosophique renvoie ainsi à une double connotation, comme le révèle la définition d’A. Lalande. D’un côté, une théorie est une « vue de l’es-prit artificiellement simplifiée », ou encore une « conception individuelle et hasardeuse, due à l’imagination ou au parti pris plus qu’à la raison » ; de l’autre, elle évoque, « par opposition à la connaissance vulgaire  […], l’objet d’une conception méthodique, systématique organisée, et dépendant par suite, dans sa forme, de certaines décisions ou conventions scientifiques qui n’appartiennent pas au sens commun »19.

12. De même, dans sa dimension épistémologique, la théorie a oscillé entre le discrédit et les honneurs de la philosophie. Déconsidérée pendant de longues années, elle a fait l’objet d’une ferveur particulière dans les années 1960, notamment avec le courant structuraliste20. Plus qu’une méthode, elle

15. Comparativement à d’autres concepts, la théorie est marquée par celui qui l’élabore. Son auteur, qui n’est pas toujours celui qui utilise le terme, est souvent aussi célèbre que la théorie elle-même et sert parfois à la désigner : Newton, Keynes, Darwin, Marx, Freud, etc.

16. L’invocation d’une « théorie » a alors directement pour but de dénoncer la supposée destruction du modèle familial traditionnel. Cf. S.  Hennette-Vauchez et C. Girard « Théorie du genre et théorie du droit », Savoir/Agir, 2012/2, n° 20, pp. 53-59 ; D. Roman, S. Hennette-Vauchez, M. Pichard et J. Gâté (Collectif Régine), « Droit et genre », D., 2014, pp. 954-967. Du point de vue contentieux, cependant, « la théorie du genre » ne peut être soulevée comme moyen de droit pertinent, comme le précise le rapporteur public R. Keller pour qui « le moyen manque de précision car la requérante n[’]indique pas quels textes ou quels principes seraient méconnus par la théorie en question », CE, 15  octobre 2014, n°  369965, Confédération nationale des associations familiales catholique, concl. disponibles sur le site du Conseil d’État, p. 3.

17. Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Champs classiques, 2008 (1re éd. 1865), notamment p. 70 et s.

18. Selon la définition du Trésor de la Langue Française informatisé  ; égal. Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Le Robert, 2015, entrée « théorie », n° 1 et 2, p. 2548.

19. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 17e éd., 2002 (1re éd. 1926), entrée « théorie », pp. 1127-1128. 

20. Qui a pu prendre différentes formes. On pense à la sémiologie, ou à la « nouvelle critique » et à des auteurs aussi différents que R. Barthes, L. Althusser, M. Foucault, J. Derrida ou U. Eco.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE 5

traduit alors une volonté d’unité dans la perception du monde et est présentée comme la condition de l’avènement d’une science.

13. Système intellectuel généralement compris dans son opposition à la pra-tique, la théorie relève ainsi d’interprétations variables et circonstancielles qui peuvent être utilisées à des fins tant dépréciatives que laudatives. Il ressort du paradoxe sémantique du mot qu’une théorie ne possède pas de qualités intrin-sèques, mais seulement inhérentes à sa fonction de représentation dans le dis-cours. Au-delà de la langue ou du langage, le discours comme marqueur d’inten-tions est donc au cœur de cette étude21. Il convient de présupposer que celui qui invoque une théorie est nécessairement orienté par les effets qu’il entend faire produire à son discours. Une théorie est toujours un instrument du discours qui construit une image de la réalité dans un but déterminé. En droit, toute théorie doit être appréhendée comme un argument juridique.

2. Les théories jurisprudentielles, un argument du droit administratif

14. Hormis l’acception spécifique de l’expression « théorie du droit »22, la théorie en droit manifeste encore aujourd’hui une « incertitude terminolo-gique régnante »23. « Des théories du droit subjectif à celle du service public, de la théorie des équipollents à celle de la connaissance acquise, des théories de la cause à celles des droits du locataire, de la théorie du patrimoine à celle de l’acte admi-nistratif unilatéral, des théories de la personnalité morale à celle de l’acte clair, de la théorie de l’apparence à celle du cumul idéal d’infractions, des théories de la possession à celle de la propriété ou du contrat, voire de l’autonomie de la volonté »24, les théories en droit sont-elles des billevesées dont l’étude n’offrirait que peu d’intérêt  ? Il apparaît au contraire que, plus encore que dans d’autres domaines de connaissance, elles sont des arguments au sens où l’entend Ch. Perel-man, c’est-à-dire « permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses que l’on présente à leur assentiment »25. Au-delà du sens du mot, c’est bien l’usage du mot « théorie » qui a une signification ; à l’appui d’une thèse, il traduit – et parfois même trahit, selon l’expression italienne traduttore traditore – une réalité juridique.

15. En outre, il existe une logique particulière au champ de l’argumentation juridique, logique propre aux raisonnements, aux contenus et aux acteurs du

21. O.  Cayla a étudié le passage du langage au discours, comme pratique ou processus de communication : « Ouverture : La qualification ou la vérité du droit », Droits, 1993, n° 18, pp. 3-18, spéc.  p.  16. Pour une approche linguistique, cf.  G.  Cornu, Linguistique juridique, Montchrestien, Domat, 3e éd., 2005, p. 25.

22. Malgré les divergences doctrinales relatives à sa portée, on peut définir conventionnellement la théorie du droit comme une « activité doctrinale fondamentale dont l’objectif est de contribuer à l’élaboration scientifique du Droit, en dégageant les questions qui dominent une matière, les catégories qui l’ordonnent, les principes qui en gouvernent l’application, la nature juridique des droits et des institutions, l’explication rationnelle des règles de Droit », G.  Cornu, Vocabulaire juridique, 10e édition, PUF, Quadrige, 2014 (1re éd. 1987), entrée « théorie juridique », p. 1023.

23. C. Atias, Théorie contre arbitraire. Éléments pour une théorie des théories juridiques, PUF, Les voies du droit, 1987, p. 29.

24. Pour emprunter un catalogue au professeur Ch. Atias, ibidem, p. 18.25. Ch. Perelman, « De la temporalité comme caractère de l’argumentation », in Ch. Perelman,

Le champ de l’argumentation, PUB, 1970, p. 41. Dès le XIIe  siècle, l’argument est compris comme un raisonnement servant de preuve à l’appui d’une thèse, Dictionnaire historique de la langue française, A. Rey (dir.), Le Robert, 1994, entrée « arguer », vol. 1, p. 110.

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF6

droit. Ces derniers, notamment, jouent un rôle fondamental : plus encore que dans d’autres champs – les mathématiques par exemple –, « l’énonciateur est présent, son acte d’énonciation est situé et le discours en porte en effet les marques »26. Par-ler d’argument pour faire référence à des théories juridiques permet de comprendre le phénomène théorique en droit dans toute sa dimension discursive.

16. Si les théories jurisprudentielles sont des arguments, elles sont alors des argu-ments du droit administratif, c’est-à-dire que ce dernier, compris comme une entité autonome composée par un ensemble de discours, en est à l’origine et agit dans le sens de leur diffusion. Cela implique de concevoir le droit administratif comme un ensemble d’intérêts communs bénéficiant d’une intentionnalité et d’un dynamisme propres. C’est ainsi présumer l’existence d’un champ homogène au sein duquel tous les acteurs poursuivent un même but dans l’usage des théories jurisprudentielles27.

17. Au sein de l’ensemble des théories en droit administratif, les théories jurisprudentielles forment un argument juridique à part entière. Elles ont pour objet une jurisprudence en particulier et font l’objet d’une application directe par le juge administratif. Elles sont donc utiles non seulement à l’édification de la discipline, mais aussi à la mise en œuvre du droit positif. Depuis la fin du XIXe  siècle pour la plupart d’entre elles, les théories jurisprudentielles tiennent ainsi une place essentielle dans l’ordonnancement juridique.

18. Parler des théories jurisprudentielles revient alors à postuler l’existence d’une catégorie spécifique constituée par l’ensemble de ces théories. La profusion d’études traitant d’une théorie jurisprudentielle en particulier et l’absence d’études générales relatives à l’ensemble qu’elles constitueraient ne sont pas un argument dirimant contre la reconnaissance d’une telle catégorie. Un examen opéré en amont des diffé-rents usages du mot « théorie » lorsqu’il désigne une jurisprudence a permis de déce-ler une structure, des conséquences juridiques, des fonctions et des intérêts au sens stratégique du terme, qui constituent autant de dénominateurs communs caractéri-sant un usage relativement codifié. Bien qu’elle recouvre des hypothèses de jurispru-dences très diverses, cette catégorie apparaît donc relativement homogène.

19. La difficulté que posent alors les théories jurisprudentielles comprises comme des arguments du droit administratif constituant une catégorie spécifique est celle de pouvoir faire l’objet d’une étude objective.

B. COMMENT APPRÉHENDER L’OBJET THÉORIQUE ?

20. En tant que techniques argumentatives du discours juridique, les théo-ries jurisprudentielles ne peuvent être appréhendées qu’au sein du paradigme du droit administratif (1). Postuler l’existence d’un concept de théorie permet, sans éluder le caractère fondamentalement subjectif de cet objet d’étude, de se préva-loir d’une approche scientifique (2).

26. J.-B. Grize, De la logique à l’argumentation, librairie Droz, Genève-Paris, 1982, p. 31.27. Le champ est défini par P. Bourdieu comme un « espace relativement autonome, [un]

microcosme doté de ses lois propres », un « univers dans lequel sont insérés les agents et les institutions qui produisent, reproduisent ou diffusent », ici, le droit, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, INRA, 1997, p. 14. Le terme de champ sera utilisé dans le cadre de cette étude au sens de domaine et non pour insister, à l’instar de P. Bourdieu, sur la concurrence des différents acteurs qui y prennent part : P.  Bourdieu, « Le champ scientifique », ARSS, 1976, n° 2-3, pp. 88-104.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE 7

1. Penser les théories dans le paradigme du droit administratif

21. Sans chercher à résoudre les controverses relatives à la définition du droit administratif, ce dernier peut être entendu tout à la fois comme un ensemble de normes et comme la discipline ayant ces normes pour objet. Le terme de « paradigme » permet alors de résoudre l’ambiguïté profonde qui ressort de cette dualité. Il a ici une vocation utilitaire, celle de désigner le contexte à partir duquel penser les théories jurisprudentielles.

22. Envisagé comme un cadre théorique, le paradigme est « ce que les membres d’une communauté scientifique possèdent en commun »28, ou encore l’« évidence partagée » au sein d’une discipline29. Toute discipline a donc son paradigme qui repose sur un certain nombre de prémisses conceptuelles, d’instruments rationnels et d’interprétations partagées permettant de concevoir celle-ci comme une unité. Faire référence au paradigme permet de rendre compte d’un accord sur un certain nombre de valeurs communes qui ne sont pas remises en cause, autrement dit de se concentrer sur « l’image » que renvoie la discipline d’elle-même.

23. Il est alors possible de définir le paradigme du droit administratif comme la représentation que le droit administratif se fait de lui-même. Les acteurs juri-diques – juge administratif compris – se soumettent à une même matrice disci-plinaire, c’est-à-dire à une architecture idéologique et conceptuelle à partir de laquelle sont produites les règles de droit.  Il ne s’agit pas de s’intéresser à la « vraie », la « bonne » lecture du droit administratif, mais à celle qui est majori-tairement partagée à un moment donné et véhiculée par l’enseignement, les ouvrages et tous les discours qui participent à faire du droit « une représentation active du réel, comme une vision agissante du monde »30.

24. Parce que toute pensée se construit nécessairement à l’intérieur d’un paradigme31, la perception de celui-ci apparaît difficile32. La connaissance est en effet conditionnée à une analyse interne et donc subjective des mécanismes en jeu. Dans l’impossibilité d’observer le droit hors de ce périmètre de repré-sentation, il convient de faire de la littérature juridique une première source d’information. Celle-ci donne à voir un ensemble de discours cohérents, pensés et partagés sur le droit administratif qui contribue à construire une discipline unifiée. Le terme de paradigme permet alors d’exprimer l’idée d’une perception unifiée des phénomènes juridiques – théorie du droit, concepts, enjeux recon-nus – qui affecte l’ensemble des discours sur le droit et dont rend compte la littérature juridique.

28. T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Champs sciences, 2008, (éd. orig. 1962), postface de 1969, p. 240.

29. I. Stengers, J. Schlager, Les concepts scientifiques, invention et pouvoir, Gallimard, Folio Essai, 1991 (1re éd., 1988), p. 18.

30. J. R. Henri, « Imaginaire juridique », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et sociologie du droit, LGDJ, 2e éd., 1993,p.  285. Cf. A.-J. Arnaud, Critique de la raison juridique, LGDJ, 1981, p. 392. Égal. P. Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Arte, Mille et une nuits, 1996, 56 p.

31. Comme le rappelle J. Caillosse, « La “saisie” du droit est toujours le fait d’un regard informé. Elle suppose donc l’usage de filtres qui s’imposent à l’observateur et qui, en tout état de cause, agiront, y compris à son insu […] », « Sur quelques problèmes actuels du droit administratif français. Bref essai de mise en perspective », AJDA, 2010, n° 19, p. 932. 

32. M.-L. Mathieu, Les représentations dans la pensée des juristes, IRJS, Les voies du droit, 2014, p. 257.

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LES THÉORIES JURISPRUDENTIELLES EN DROIT ADMINISTRATIF8

25. Dans cette perspective, il est souvent question du discours juridique. Il ne s’agit pas de nier la multiplicité des discours juridiques, mais de viser ce qu’il y a d’universel en chacun d’eux et qui participe à la construction d’une discipline. Les différents niveaux de discours juridique – discours du droit émis par les autorités habilitées à dire le droit et discours sur le droit – ont en commun une appréhension du droit comme un tout substantiel et cohérent. Dès lors, il existe bien un discours juridique qui propose une interprétation relativement univoque du droit adminis-tratif. Il s’agit d’un discours dominant qui n’est donc pas la traduction d’un consen-sus total ni immédiat entre les différents acteurs juridiques, mais qui rend secon-daires les divergences devant la volonté de pérennisation du droit qui les unit. Si certains auteurs s’opposent parfois farouchement à ce qu’ils dénoncent comme des préjugés, si certains juges vont à l’encontre de la jurisprudence fixée, même dans cette opposition, ils sous-entendent l’existence d’un discours juridique dominant à partir duquel ils se situent en marge. Ce discours inscrit le droit administratif dans sa permanence. Parole autorisée, expression consciente du droit administratif, il est le matériau premier permettant d’accéder au paradigme.

26. Suivant les développements précédents, le paradigme du droit administratif est ici conçu comme l’ensemble des présupposés sur lesquels se fonde le discours dominant. Les premiers présupposés ont trait à toute étude juridique, les seconds à une étude sur le droit administratif en particulier.

27. D’une part, au sens où il s’oppose à une conception jusnaturaliste du droit, on peut encore aujourd’hui qualifier le modèle juridique dominant de positiviste. Construit à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, il a surmonté les critiques de l’après Seconde Guerre mondiale33. En résumé, « le positivisme en général peut être caractérisé par la séparation fait/valeur, le rejet de la cause finale, le postulat de la neutralité du monde et la recherche d’une vérité scientifique […] »34. Cette tendance est observable à travers quelques implications concrètes dans l’ensemble du champ juridique. Peut être notamment observé l’intérêt de la majorité des juristes pour les normes émises par l’État et non pour des normes naturelles transcendantes. On constate ainsi le rejet apparent d’une prise en compte des considérations morales. Il traduit le choix d’une représentation formaliste de la justice selon laquelle est juste ce qui est conforme au droit positif35. Autrement dit, il existe un accord théorique sur l’adoption du positivisme méthodologique selon lequel, ne pouvant connaître le contenu d’un droit naturel, on doit se contenter de porter son intérêt aux normes positives, c’est-à-dire à celles qui sont émises par une autorité compétente. Dans cette perspective, le positivisme à l’œuvre en droit français implique la séparation des fonctions descriptives de la science et des fonctions prescriptives du droit.

28. D’autre part, corrélativement, l’attachement au modèle positiviste décrit ne peut se départir d’une approche très compartimentée de la dialectique doc-trine/jurisprudence dans la perception du droit administratif.

33. Cf. D. Lochak. « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, pp. 252-285.

34. S.  Goltzberg, Chaïm Perelman. L’argumentation juridique, Michalon Éditeur, Le bien commun, 2013, p. 14.

35. R. Guastini, « Norberto Bobbio ou de la distinction », in N. Bobbio, Essais de théorie du droit, trad. M. Guéret et S. Agostini, Bruylant-LGDJ, La pensée juridique, p. 6 ; Pour G. Jèze, « La justice est ce que les hommes d’une époque donnée, dans un pays donné, croient juste », G. Jèze, « De l’utilité pratique des études théoriques de la jurisprudence pour l’élaboration et le développement de la science du droit public. Rôle du théoricien dans l’examen des arrêts des tribunaux, RDP, 1914, p. 313 (l’auteur souligne).

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Étymologiquement, la doctrine est entendue en opposition à la pratique juri-dique. Elle renvoie à l’ensemble des travaux destinés à exposer le droit, par opposition à la législation36. Elle peut également désigner l’« ensemble des opinions exprimant la pensée juridique de ceux qui travaillent sur le droit (universitaires, magistrats, prati-ciens) » et l’« ensemble des auteurs exprimant leur pensée juridique »37. Elle suggère dans ce cas l’existence d’une entité cohérente, d’un « organe » formant une unité intel-lectuelle38. Ainsi, pour D. Truchet, la doctrine est « une somme d’opinions person-nelles convergentes », tournées vers la réflexion et non vers l’action39.

La jurisprudence, quant à elle, est à la fois une norme particulière qui se dégage d’une décision ou d’un ensemble de décisions juridictionnelles et l’autorité qui en résulte comme source de droit40. En droit administratif, elle est reconnue comme la source principale du droit. Si cette idée a sans doute perdu de son acuité du fait notamment de l’expansion du droit européen et de la multiplication des normes spéciales écrites, elle reste aujourd’hui encore l’un des piliers du para-digme du droit administratif41.

29. Selon une lecture simplifiée, le droit administratif est donc composé à la fois d’un ensemble de normes qui constitue « la » jurisprudence, mais aussi d’un ensemble d’opinions rendues sous forme écrite qui constitue « la » doctrine. Parce qu’elles prennent pour objet la jurisprudence et sont formulées dans le cadre du discours doctrinal, les théories jurisprudentielles apparaissent tributaires de l’am-biguïté de ces deux notions. Elles ne peuvent prétendre formuler une vérité objec-tive et doivent être appréhendées comme des éléments du paradigme du droit administratif, qu’elles contribuent de surcroît à renforcer.

2. Une démarche scientifique

Comment régler scientifiquement une activité exclue du champ scientifique ?42

30. Cette difficulté, exprimée par B. Frydman à propos d’une étude relative à l’interprétation des lois, rejoint celle que l’on rencontre quand on s’interroge sur « les » théories jurisprudentielles en droit administratif. Car si elles sont bien

36. O. Beaud, « Doctrine », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF-Lamy, Quadrige, 2003, p. 384.

37. R.  Cabrillac, Dictionnaire du vocabulaire juridique, LexisNexis, 5e éd., 2014, entrée « doctrine », p. 185 ; S. Cimamonti, « Doctrine », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie, op.  cit., p.  186. Égal. F.  de Fontette, Vocabulaire juridique, PUF, Que sais-je ?, 1re éd., 1988, p. 45.

38. Ph. Yolka, « Propos introductifs » in AFDA, La doctrine en droit administratif, Litec, 2010, p. XVIII. 

39. D.  Truchet, « Quelques remarques sur la doctrine en droit administratif », in Mélanges P. Amselek, Bruylant, 2005, p. 769.

40. R. Cabrillac, Dictionnaire du vocabulaire juridique, op. cit., entrée « jurisprudence », p. 302.41. J.  Caillosse développe l’idée d’une « multiplication des foyers de juridicité » du droit

administratif, La constitution imaginaire de l’administration. Recherche sur la politique du droit administratif, PUF, Les voies du droit, 2008, p. 335 et s. Cf. égal. U. Ngampio-Obélé-Bélé, « Le droit administratif est-il encore l’œuvre du juge administratif ? Brèves observations sur les évolutions du droit administratif », RRJ, 2008-2, pp. 1011-1021 et spéc. p. 1015 ; égal. S. Théron, « La substitution de la loi à la jurisprudence administrative : la jurisprudence codifiée ou remise en cause par la loi », RFDA, 2004, pp. 230-241 : pour l’auteur, ce constat ne semble pas remettre en question le caractère jurisprudentiel du droit administratif.

42. B. Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruylant-LGDJ, Penser le droit, 2005, p. 290-291.

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individuellement reconnues dans le discours juridique – théorie de l’imprévision, théorie de la connaissance acquise, etc. –, rares sont les développements doctri-naux relatifs aux théories jurisprudentielles comme formant un ensemble unifié. Chercher à mener une étude scientifique sur un ensemble non encore identifié semble alors une entreprise périlleuse. Cela nécessite au préalable de préciser ce qu’il convient justement d’entendre par « scientifique » en droit avant de définir plus précisément la méthode poursuivie pour traiter des théories jurispruden-tielles en droit administratif.

31. Rendre compte « scientifiquement » des réalités juridiques. Il est possible de rendre compte scientifiquement des réalités juridiques. Le droit n’étant pas un phénomène naturel, la science du droit doit être alors comprise largement, relati-vement à sa fonction. W.  Dilthey est le premier à avoir théorisé à la fin du XIXe siècle la possibilité des sciences humaines. Il donne au terme de science une définition permettant de concevoir une science dont la fonction essentielle serait non d’expliquer la cause des phénomènes – à l’instar des sciences de la nature –, mais, dès lors que ces derniers ne sont pas indépendants des volontés humaines, d’en comprendre la réalisation43.

32. Outre ses spécificités, la science du droit a pour objectif d’organiser la connaissance juridique de façon à faciliter sa conception. Comme le souligne R. von Jhering, il ne s’agit pas, contrairement aux sciences naturelles, de décou-vrir des faits nouveaux ; dans le cadre d’une étude juridique, « la recherche scien-tifique doit se borner à envisager les faits déjà connus sous des côtés différents, à des points de vue nouveaux, mais sans pouvoir augmenter sensiblement la somme même des faits »44.

33. Dans cette perspective, le discours émis sur le droit a donc lui-même une place de premier ordre pour la compréhension des réalités juridiques. La science du droit ne peut faire l’économie d’une étude des discours ni se réduire à une pure description des normes. Force est alors de partager la conception de P. Bourdieu selon laquelle « une science rigoureuse du droit se distingue de ce que l’on appelle d’ordinaire la “science juridique” en ce qu’elle prend cette dernière pour objet »45. La démarche scientifique conduit à rendre compte des « outils mentaux » utilisés dans le discours juridique, mais surtout à « les ex-pliquer, c’est-à-dire littérale-ment les dé-plier, les démêler, y introduire mentalement de l’ordre, des ratios, de la rationalité »46. Dès lors que c’est la démarche entreprise, et alors même que l’objet

43. « Par “science”, l’usage linguistique entend un ensemble de propositions dont les éléments sont des concepts, c’est-à-dire des éléments parfaitement définis, constants, et d’une valeur universelle dans tout le système intellectuel, un ensemble où les liaisons sont fondées, un ensemble enfin où les parties sont unies en un tout afin d’établir entre elles une communication, soit parce que cet ensemble de propositions permet de penser dans sa totalité une partie du réel, soit parce qu’il dicte ses règles à une branche de l’activité humaine », W. Dilthey, Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, trad. S. Mesure, Les éditions du Cerf, 1992 (éd. orig. 1883), p. 157 ; Cf. égal. p. 159.

44. R. von Jhering, Études complémentaires de l’esprit du droit romain, t. 1, De la faute en droit privé, 1880, trad. O. de Meulenaere, A. Marescq, p. 1. 

45. P.  Bourdieu, « La force du droit.  Éléments pour une sociologie du champ juridique », ARSS, n° 64, septembre 1986, p. 3.

46. P. Amselek, « La part de la science dans les activités des juristes », D., 1997, p. 337. De même, pour P. Bourdieu, la science, « autonome et cumulative, […] s’efforce de construire des systèmes d’hypothèses organisés en modèles cohérents capables de rendre compte d’un vaste ensemble de faits observables empiriquement », Discours prononcé le 7 décembre 1993, cité dans la revue Sciences de

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laisse présumer du contraire, une étude relative aux théories jurisprudentielles peut se prévaloir d’une démarche scientifique.

34. Celle-ci, en accord avec le positivisme méthodologique, conduit à établir une distinction des niveaux de discours47 : les théories jurisprudentielles doivent être appréhendées comme une réalité du discours juridique et non comme une réalité du droit positif. Le choix a donc été fait de partir non pas des arrêts, mais des travaux des auteurs de dogmatique juridique, c’est-à-dire essentiellement des articles doctrinaux et des conclusions des commissaires de gouvernement et rap-porteurs publics48.

35. Cependant, cette distinction n’est pas absolue : le droit et le discours qui le prend pour objet sont perméables l’un à l’autre. Ainsi que l’écrit O. Jouanjan dans l’avant-propos de son Histoire de la pensée juridique en Allemagne, « […] on se condamne à ne pas comprendre les mécaniques de fonctionnement du droit, si l’on pose comme condition de son étude scientifique cette séparation positi-viste »49. Dans cette perspective, il convient d’admettre qu’un concept issu du dis-cours sur le droit peut avoir des impacts sur le droit lui-même.

36. Même hors du droit, comme le suggèrent des tableaux aussi célèbres que « les Ménines » de Vélasquez ou « la pipe » de Magritte, la frontière peut être trouble entre la représentation et ce qui n’est que l’illusion d’une réalité50. En droit, a fortiori, il n’y a pas de correspondance immédiate entre les concepts représentatifs et les phénomènes représentés, car « ce qui est perçu comme “représentation” n’en est pas une, faute de représenté identifiable dans la réa-lité »51. Autrement dit, il n’existe pas de réalités juridiques indépendamment de la représentation qui en est faite dans le discours juridique. Si une théorie juris-prudentielle doit être comprise comme la représentation d’une jurisprudence particulière, ce n’est qu’à travers son prisme que cette dernière pourra être accessible à la connaissance.

37. Le droit est un mode d’activité qui incarne des valeurs. Tandis que les théories scientifiques ont pour objet une réalité matérielle – relativement objec-tive – sur laquelle elles n’interfèrent qu’indirectement, la « science » du droit prend pour objet un discours sur lequel elle est susceptible d’influer. Car, comme le souligne L. Husson, contrairement aux sciences positives, elle n’est pas exté-rieure à son objet, « elle en émerge, mais elle en procède, et elle réagit sur lui de

l’homme et de la société CNRS, n° 64, juin 2002, p. 4 ; dans le même sens, E. P. Haba, « Sciences du droit – quelle « science »  ? Le droit en tant que science  : une question de méthode », APD, 1991, p. 182 et égal. p. 187.

47. Pour des développements relatifs à ce présupposé positiviste : G. Timsit, « L’ordre juridique comme métaphore », Revue Droits, 2001, n° 33/1, p. 3.

48. Si la dogmatique juridique est définie comme le « domaine de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes juridiques », les auteurs de dogmatique juridique sont ceux qui « donnent une information sur le contenu des normes juridiques valides », A. Aarnio, « Dogmatique juridique », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2e éd., 1993 (1re éd. 1988), p. 188.

49. O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne, op. cit., p. 3 (l’auteur souligne). Plus loin, il défend : « Je veux simplement indiquer que le “droit” n’est pas constitué en dehors de notre effort discursif pour le dire et le fonder », ibidem, p. 6.

50. M.-L. Mathieu, Les représentations dans la pensée des juristes, IRJS, les voies du droit, 2014, p. 195.

51. Ibidem.

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telle façon qu’elle est l’un des facteurs de son évolution, et s’oblige ainsi à en reprendre sans cesse l’étude »52. Les phénomènes juridiques interfèrent avec les représentations qui en rendent compte : « il y a […] une action réciproque du réel sur les concepts juridiques et des concepts juridiques sur le réel »53. La perméabi-lité des niveaux de discours en droit favorise donc les prédictions créatrices54 et explique la propension du discours juridique, censé décrire le droit par ses concepts, à prescrire des comportements normatifs.

38. C’est toutefois avec le plus de neutralité possible que la science du droit doit rendre compte des différents discours juridiques – discours du droit et dis-cours sur le droit –, c’est-à-dire, selon M. Troper, dans le seul but de dire ce qu’ils sont et non ce qu’ils devraient être55. Le prérequis de la démarche adoptée est donc la neutralité comme un idéal vers lequel tendre. La référence au concept de théorie satisfait à cette exigence.

39. Partir du concept de théorie. S’il y a science juridique, celle-ci est donc singulière par la nature de son objet et, corrélativement, par les rapports qu’elle entretient avec lui. Une telle science suppose de déterminer au préalable sa posi-tion par rapport à la réalité recherchée, d’énoncer le système théorique dans lequel vont se développer les observations, d’exposer les différentes références qui en sont la source et de s’en tenir ensuite au champ d’analyse ainsi défini.

40. Dans cette perspective, plusieurs approches scientifiques des théories jurisprudentielles sont envisageables. Dans l’introduction de sa thèse sur Les cir-constances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative, L.  Nizard sou-ligne toute la difficulté d’une étude de ce type. Arguant de l’inconstance de l’usage du terme de circonstances exceptionnelles, il refuse, pour aboutir à une « théorie d’ensemble »56, de partir de l’observation des arrêts, mais choisit de définir préa-lablement la notion et de la confronter ensuite aux solutions jurisprudentielles. L’auteur préfère construire intuitivement une catégorie juridique provisoire plu-tôt que de se fier à l’usage peu rigoureux qui est fait de la notion de circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence. On aurait pu, à l’instar de ce procédé mais à une échelle plus large, édifier une catégorie préétablie de « théorie jurispruden-tielle » à partir de critères prédéfinis permettant au fil de la recherche d’y inclure ou d’y exclure de nouveaux éléments.

41. Un tel procédé aurait ses avantages, car une étude sur les théories jurispru-dentielles ne peut être envisagée à partir d’une approche expérimentale : il n’existe pas explicitement de catégorie à part entière dans le discours juridique et le juge n’emploie lui-même qu’exceptionnellement le mot « théorie » dans ses arrêts. En outre, le recensement, même exhaustif, de l’emploi du mot pour désigner une

52. L.  Husson, Nouvelles études sur la pensée juridique, Dalloz, Philosophie du droit, 1974, avant-propos, p. 4.

53. J. Parain Vial, « Note sur l’épistémologie des concepts juridiques », op. cit., p. 132.54. Pour J. Parain Vial, « toute possibilité de subsumer des faits sous un concept entraîne des

conséquences dans la réalité, car la prévision des conséquences incite les hommes à modifier leur conduite afin qu’elle soit plus facilement subsumable sous les catégories juridiques », ibidem, p. 132. Cf. infra, n° 71.

55. M. Troper, « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », in P. Amselek (dir.), Théorie du droit et science, PUF, Léviathan, 1994, p. 311.

56. L.  Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative, thèse, LGDJ, Bibl. de droit public, 1962, p. 1 et p. 2.

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jurisprudence en droit administratif, quoiqu’impliqué par une étude préliminaire, semble insuffisant pour rendre compte de la complexité des réalités juridiques.

42. Pourtant, partir d’une catégorie préétablie aurait aussi le grave inconvénient de fonder l’ensemble de l’étude sur un a priori qu’il serait alors tentant de chercher à démontrer. Le choix est donc fait ici d’un procédé intermédiaire, plus enclin à laisser émerger progressivement une catégorie de l’observation des phénomènes juridiques. Partant de l’idée que tout mot renferme un concept et qu’en particulier celui de théorie lorsqu’il désigne une jurisprudence n’est pas aléatoire, il est présumé l’existence, entre toutes les théories, de points de convergence remarquables susceptibles de constituer un ensemble. Il existe un « ordre intrinsèque » aux théories qui permet de dépasser les particularités propres à chacune d’elles57. Autrement dit, il existe un concept de théorie à partir duquel doit être recherchée précisément la rationalité incluse à un moment donné dans les théories jurisprudentielles en droit administratif.

Il ne s’agit pas de révéler l’existence d’un concept pur ou a priori58, mais de rendre compte d’une unité qui pourrait servir d’instrument cognitif utile à l’appréhension des faits. Préjuger l’existence d’un concept de théorie implique alors, dans un premier temps au moins, de se fier à l’usage du mot tel qu’il existe dans le discours.

43. Donner à voir, à partir d’un usage particulier des théories en droit admi-nistratif, une volonté d’uniformisation dans le discours juridique, n’équivaut pas à forcer cette uniformité. La recherche s’appuie sur l’observation d’un usage cohé-rent dans le discours juridique, mais elle n’a pas l’ambition de construire artificiel-lement une catégorie pour présenter un droit administratif homogène et linéaire59. Au contraire, tout en mettant en lumière des réflexes inconscients, des conven-tions implicites, des analogies patentes, il est utile de rendre compte de ce que l’ensemble des théories jurisprudentielles porte d’intelligible, sans chercher à pla-quer un modèle pressenti, mais en acceptant la complexité des phénomènes juri-diques. Il ne s’agit donc pas d’imposer un cadre prédéfini à la recherche, mais de partir d’un objet juridique indéterminé dont on admet seulement que les éléments qui le constituent peuvent former une unité conceptuelle.

44. Il convient maintenant de chercher le plus petit dénominateur commun à l’usage de toutes les théories au-delà de leur multiplicité, susceptible d’expliquer le passage de l’usage du mot d’un contexte à l’autre et, parallèlement, l’adhésion qu’il suscite en droit administratif pour désigner des jurisprudences. Comprendre ce qui fait la force d’attraction du concept de théorie apparaît alors comme un préalable à la possibilité d’envisager les théories jurisprudentielles comme une catégorie « réelle » du droit administratif60.

57. Comme l’expliquent I. Stengers et J. Schlanger à propos des concepts scientifiques  : « le fait même que nous ayons pu produire ces généralisations indique […] un “ordre intrinsèque” qui nous permettrait de dépasser, ne serait-ce que partiellement, la particularité de chaque histoire, de chaque situation », I. Stengers et J. Schlanger, Les concepts scientifiques, Gallimard, Folio/Essai, 1991 (1re éd. 1988), p. 36.

58. Au sens kantien du terme, dont les enjeux peuvent être résumés ainsi : « Déterminer en quoi la pensée peut par elle-même fournir a priori, avant toute expérience et indépendamment de la sensibilité, des représentations qui fondent notre connaissance » : E. Kant, Critique de la raison pure. De l’amphibologie des concepts de la réflexion, intr. et trad. M. Haumesser, Vrin, in J.-F. Courtine (dir.), Textes et Commentaires, 2010, p. 7.

59. Pour un point de vue critique sur une telle démarche, cf. par exemple : A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Tel, 1973 (éd. orig., 1957)  ; T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Champs Flammarion, 1972 (éd. orig., 1962).

60. Et non une catégorie juridique, dès lors que les différents acteurs juridiques ne s’y réfèrent pas consciemment.

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II. LA FORCE D’ATTRACTION DU CONCEPT DE THÉORIE

45. Un concept est une expression de la pensée qui révèle « le niveau d’abs-traction le plus élevé »61, et qui, symbolisé par un mot, permet de penser les choses absentes ou difficilement saisissables62. Bien que chaque théorie développe relati-vement à son objet des particularités et des fonctions spécifiques, toutes les théo-ries forment une « famille » au sens où des ressemblances indiscutables sont observables entre elles. Leurs intérêts diffèrent selon les domaines auxquels elles se rattachent, mais leur cause et leur structure apparaissent comparables. Il est possible de déceler un ensemble relativement homogène qui permet d’être pensé, autrement dit, un concept de théorie63.

46. Partir de l’existence de cet ensemble dont les théories jurisprudentielles font partie permet alors de saisir l’idée-force qui a fait recourir à ce concept pour désigner certaines jurisprudences en droit administratif.

Originellement scientifique (A), le concept de théorie est instrumentalisé par l’ensemble des discours qui, à l’instar du discours juridique, prétendent construire une science (B).

A. UN CONCEPT D’ORIGINE SCIENTIFIQUE

La nature des concepts peut mieux se révéler dans les concepts scientifiques – forgés et utilisés consciemment à cette fin – que dans les concepts vulgaires.64

47. Les sciences dites exactes ont pu servir de modèle à l’ensemble des domaines de la connaissance65. Aussi l’épistémologie des sciences présente-t-elle une étape nécessaire pour comprendre la force d’attraction du concept de théorie en droit administratif.

Le discours scientifique et principalement les sciences physiques attribuent certaines fonctions aux théories qui peuvent être cumulatives ou alternatives. On peut ainsi mentionner trois fonctions scientifiques (1) que l’usage du concept de théorie a alors pour but de faire reconnaître, afin de « scientifiser » le discours (2).

1. Les fonctions reconnues aux théories en science

48. Bien qu’ayant acquis son caractère heuristique dès l’époque platonicienne, le concept de théorie a pris une place fondamentale dans le discours scientifique de la seconde moitié du XIXe  siècle. Il est souvent rattaché à une conception moderne

61. X. Bioy, « Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une discussion… », in G. Tusseau (dir.), Les notions juridiques, Economica, Études juridiques, 2009, p. 23.

62. Cf. J. Parain-Vial, « Note sur l’épistémologie des concepts juridiques », APD, 1959, note 1, p. 131.

63. Tandis que la notion est rattachée à une discipline qui l’emploie pour les conséquences qu’elle engendre, le concept, lui, est formulé explicitement pour aider à la rationalisation : X. Bioy, « Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une discussion… », ibidem, p. 29.

64. E.  Mach, L’analyse des sensations. Le rapport du physique au psychique, ed. Jacqueline Chambon, Rayon Philo, (trad.  F.  Eggers et J.-M. Monnoyer), éd.  originale 1996 (1re éd.  1922  ; éd. originale 1886), p. 286.

65. Comme en attestent certains écrits de M. Hauriou, elles ont par exemple aidé à l’édification d’une science sociale, Leçons sur le mouvement social, – notamment la première leçon où l’auteur établit une analogie entre les sciences sociales et la thermodynamique – L. Larose, 1899, pp. 1-20.

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– c’est-à-dire empirique – de la science, où l’expérience joue un rôle déterminant, et qui est encore la conception prédominante dans le paradigme actuel.

49. Le discours scientifique moderne appréhende les conditions nécessaires à la reconnaissance d’un concept scientifique de théorie en définissant ses fonc-tions. Pour pouvoir bénéficier d’une valeur scientifique, une théorie doit être un système capable de remplir trois fonctions  : expliquer un ensemble de phéno-mènes, en offrir une représentation synthétique et faciliter la pratique.

50. La fonction explicative : la cause de la réalisation des phénomènes. Une théorie n’a pas, par nature, une fonction descriptive66. Elle a vocation à fournir une explication rationnelle, répondant au pourquoi du comment de la réalisation de certains phénomènes67. Certains faits, inexplicables au vu des connaissances du moment, donnent naissance à un problème scientifique – G. Bachelard parle de « faits polémiques »68. Une hypothèse est alors formulée proposant une nouvelle interprétation de ces faits permettant d’en expliquer la cause. Celle-ci peut s’affir-mer comme une théorie scientifique dès lors qu’elle reçoit l’assentiment de la communauté scientifique.

D’après cette définition, une théorie n’est scientifique que si elle répond de façon exclusive au problème qu’elle se donne à résoudre. Autrement dit, un des critères d’une théorie scientifique est de donner une explication exclusive à la cause d’un phénomène à un moment donné de la science.

51. La fonction représentative : la forme synthétique des théories. Du point de vue formel, une théorie est un ensemble organisé qui forme un tout unifié. Elle se distingue par une structure mécanique, circulaire et fermée qui la différencie de tout autre instrument de méthode d’acquisition du savoir. L’abstraction théo-rique s’avère nécessaire pour représenter une réalité complexe. Elle doit être un modèle suffisamment simple pour pouvoir être maniable.

L’étude du discours scientifique témoigne de la place fondamentale qu’occupe le concept de théorie pour le progrès de la connaissance, au service de la compré-hension et de l’accessibilité des phénomènes scientifiques. Si l’on admet que la fonc-tion première de la science est de rendre compte de la nature par des lois, une théorie n’est juste, vraie, bonne, que si elle est capable de rendre compte de façon synthé-tique de ces lois. Dépassant sa fonction explicative première, une théorie a vocation à se poser comme un instrument rationnel de représentation des faits : elle apparaît apte à les subsumer et, par un processus de déduction, à en prédire la réalisation. Pour ce faire, elle est conditionnée à certaines exigences empiriques.

52. La fonction pratique : la théorie à l’épreuve des faits. Pour répondre aux exigences de la science moderne, une théorie ne peut être conçue isolément des faits. Au contraire, pour gagner sa valeur cognitive, elle doit être confrontée à l’expérience.

66. Pour G. Grzegorcgyk citant P. Sztompka – System and Function, Academic Press, New York, 1974 –, cette fonction est en effet a-théorique, G.  Grzegorcgyk, « Statut et fonction de la théorie dans la science du droit (remarques méthodologiques) », APD, t. 22, 1977, p. 187

67. C’est également à partir de cette fonction d’explication rationnelle qu’on a cherché à construire une « théorie » de l’inconscient : S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, PUF, Bibl. de psychanalyse, 2e éd., 1976 (1re éd. 1961), p. 111.

68. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, Vrin, Bibl. des textes philosophiques, 2011, (éd. orig., 1938), p. 16.

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Avec son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Cl. Bernard par-ticipe à l’affinement du concept scientifique de théorie69. Reflétant une certaine conception de la science, son analyse a montré qu’une théorie scientifique doit être confrontée au réel afin que l’hypothèse formulée soit confirmée par l’expérience. Une théorie est, pour Cl. Bernard, « l’idée scientifique contrôlée par l’expérience »70.

De même, P.  Duhem établit une distinction entre les différentes fonctions théoriques : il n’accorde le caractère scientifique qu’aux théories qui, ayant voca-tion à représenter le réel, sont validées par l’expérience71.

53. Une théorie est une « doctrine d’action » validée comme étant juste du point de vue scientifique si ses résultats sont en accord avec l’expérience72. Ses conclusions sont alors soumises à l’épreuve des faits. Si elle est efficace à ordonnancer les principes fondamentaux qui commandent ces derniers, elle devient un mode d’emploi pour la pratique – un programme de recherche dans le langage scientifique – qui, transpo-sable sous certaines conditions, permet alors de déduire les faits à venir73. Autrement dit, une théorie scientifique est un système hypothético-déductif  : à partir d’une construction mentale sont tirées des conclusions utiles à la science74.

54. Dans son acception la plus moderne, le concept de théorie fonde ainsi sa scientificité sur sa réalisation pratique75. Il ne paraît donc pas pertinent, contrai-rement à ce que laisse entendre le sens commun, de concevoir la théorie en oppo-sition à la pratique76. Une théorie scientifique est induite des faits – elle permet le passage des faits à la règle – et, dans un second temps, s’applique aux faits – on parle alors d’une théorie appliquée. Toute l’ambiguïté du concept est là  : alors même que la théorie préexiste à la science – elle procède d’une hypothèse –, sa confrontation avec l’expérience crée un « produit de la science »77.

55. En tant qu’elle est elle-même une forme de la pratique, une théorie peut alors avoir des conséquences pratiques78. Si elle est originellement induite des faits,

69. Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, champs classiques, 2008 (1re éd. 1865).

70. « Les faits sont les matériaux nécessaires ; mais c’est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c’est-à-dire la théorie qui constitue et édifie véritablement la science. L’idée formulée par les faits représente la science. L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience », ibidem, p. 70-71.

71. « Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales », P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Bibl. des textes philosophiques, 2007 (éd. originale 1906), p. 44.

72. « L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité », P. Duhem, ibidem, p. 45 ; V. Pareto, « Faits et théories », in G. Busino (dir.), Œuvres complètes, t. XXI, préface J.  Freund, Genève, Droz, Travaux de Droit, d’Économie, de Sociologie et de Sciences politiques », n° 107, 1976, p. 16.

73. Pour plus de développements, S. Fish, « La théorie est sans conséquence », Critique, mai 1985, t. XLI, n° 456, p. 445 et s.

74. Cf. K. R. Popper, La logique de la découverte scientifique, Payot, Bibl. scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, 1973 (éd. originale 1934), p. 28.

75. « La division classique qui séparait la théorie de son application ignorait cette nécessité d’incorporer les conditions d’application dans l’essence même de la théorie », G.  Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 74.

76. Cf. le sous-titre de l’opuscule Théorie et pratique d’E. Kant, « Sur l’expression courante : “Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien” », op. cit.

77. V. Pareto, « Faits et théories », in Œuvres complètes, op. cit., p. 15.78. S. Fish, « La théorie est sans conséquence », op. cit., p. 465. Cf. égal. p. 450 et s.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE 17

d’autres faits vont aussi, dans un second temps, être déduits de la théorie. Il convient alors de ne pas perdre de vue cette dialectique sur laquelle repose le concept moderne de théorie : les faits systématisés produisent des effets vérifiables par l’expérience.

56. Invoquée comme l’explication d’un problème circonstanciel, la théorie, dès lors qu’elle est confrontée à l’expérience, est un concept capable de représenter les faits auquel on reconnaît des effets pratiques. Plus que la valeur cognitive, c’est donc la force heuristique du concept de théorie qui apparaît comme sa raison d’être, susceptible d’encourager son usage dans l’ensemble des discours cherchant à construire une science.

2. Derrière l’invocation d’une théorie, l’intention de « scientifiser » le discours

57. Invoquer un concept scientifique suppose l’intention de produire les effets que le discours scientifique lui reconnaît79. L’invocation d’une théorie n’est donc pas étrangère aux fonctions explicative, représentative et pratique d’une théorie reconnues dans le discours des sciences. Il apparaît ainsi que le locuteur qui invoque une théorie cherche, d’une part, à proposer une explication scienti-fique nécessaire au progrès de la connaissance et, d’autre part, à représenter en le rationalisant un ensemble de phénomènes réels.

58. En premier lieu, l’invocation d’une théorie traduit l’intention d’expliquer scientifiquement les faits. Invoquer la « théorie de l’évolution » en biologie a contri-bué à faire de la thèse de l’évolution, selon laquelle les espèces vivantes ne sont pas fixes mais évoluent avec le temps – et qui s’oppose à celle jusque-là admise de la création divine –, la cause de la diversité des espèces, autrement dit la réponse scientifique à la question de l’existence humaine. De même, l’invocation d’une théo-rie de l’inconscient ou d’une théorie de l’équilibre économique, a chaque fois pour fonction de faire d’une thèse, généralement controversée, la seule susceptible d’expliquer un problème particulier posé à une discipline à un moment donné80. L’obstacle épistémologique est donc un élément moteur conduisant à fournir une nouvelle interprétation scientifique81. La reconnaissance du bien-fondé de la thèse permettant de dépasser cet obstacle implique que cette thèse soit jugée nécessaire au progrès de la connaissance par l’ensemble de la communauté scientifique. La construction d’une théorie intervient donc a posteriori, pour donner à voir les faits sous une certaine cohérence permettant de susciter l’adhésion scientifique82.

Parce qu’elle se fonde sur l’idéologie et les croyances du sujet qui l’élabore, la théorie recouvre une dimension métaphysique. Cependant, au contraire d’une doctrine qui tend à l’universalité, une théorie est toujours limitée83 : le problème

79. Du latin invocare, de in-, et vocare, au sens figuré ici : « faire appel, avoir recours à, en appeler à, citer », Le Grand Robert de la langue française, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, de P. Robert, 2e éd., t. V, entrée « invoquer », p. 730. Cf. également la phénoménologie telle qu’elle a été développée par E. Husserl inspiré du philosophe allemand F. Brentano.

80. Invoquer une théorie de l’inconscient, c’est par exemple faire de la thèse selon laquelle certaines de nos actions sont régies par des pulsions dont nous n’avons pas conscience, la cause de certains phénomènes comportementaux que la conscience, seule, ne peut expliquer.

81. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit., pp. 15-19.82. Pour T. Kuhn, la valeur scientifique d’un énoncé réside dans la reconnaissance que lui

attribue la communauté dès lors qu’il participe au renforcement de la confiance commune accordée aux dogmes définissant les disciplines, T.  Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Champs sciences, 2008, (1re éd., 1962), postface de 1969, p. 175.

83. H. Guitton, « Le rôle du temps dans l’édification des théories et des doctrines », in Mélanges R. Gonnard, LGDJ, 1946, pp. 169-170.